Question des sucres (1840)

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QUESTION DES SUCRES, PAR M. ,1. LANGLAIS, AVOCAT A LA COUR ROYALE DE PARIS. Paris, IMPRIMERIE DE BÉTHUNE ET PEON, BUE DE VAUGIRARD, 36. 1840.

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Auteur : Jacques Langlais / Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Guyane. Bibliothèque Franconie.

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  • QUESTION

    DES SUCRES, P A R

    M . ,1. L A N G L A I S ,

    AVOCAT A LA COUR ROYALE DE PARIS.

    Paris, I M P R I M E R I E D E B T H U N E E T P E O N ,

    B U E D E V A U G I R A R D , 36.

    1840.

  • QUESTION

    DES SUCRES.

    1.

    Le moment est venu pour les chambres de se prononcer d'une ma-nire dfinitive sur la question des sucres. Les colonies et les ports de mer, dont les intrts sont devenus communs et, pour ainsi dire, so-lidaires, attendent leur dcision avec inquitude, avec anxit, mais aussi avec confiance; car ils ont la conviction qu'elle sera claire, impartiale, et conforme aux grands intrts du pays. Depuis un an, il n'est pas de thse d'conomie publique qui ait t pose avec plus de fermet, discute avec plus de prcision, traite avec une plus re-marquable supriorit. Aujourd'hui les documents sont complets, la cause est instruite, et nous n'avons plus gure d'autre tche remplir que de rsumer le dbat, et changer notre ancien rle contre celui de simple rapporteur.

    Le principe fondamental qui nous parat acquis la cause coloniale, dans cette longue controverse, c'est que le droit commun ne peut tre qu'une entire galit de taxes entre les deux sucres. Quand l'engoue-ment et la passion auront fait place des apprciations rflchies et calmes, on s'tonnera qu'il ait fallu tant de luttes et de discussions

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    pour tablir cette vrit si lmentaire et si simple, que les mmes produits, obtenus dans le mme pays, doivent tre gaux devant les tarifs.

    Nous comprendrions les rclamations des colonies contre une ga-lit, qui, considre du point de vue de leur loignement, des con-ditions de travail de leurs ateliers, et des prohibitions lgislatives, ne sera pour elles long-temps encore, sinon perptuit, qu'un mensonge et une illusion. Mais il faudrait vraiment se moquer du bon sens de la chambre pour y porter les dolances d'une industrie, dont les mer-veilleux progrs cotent dj prs de deux cents millions. Les pro-ducteurs mtropolitains n'ont pas le droit d'tre bien exigeants ni bien fiers.

    Le travail d'un esclave est beaucoup plus cher aux colonies que celui d'un ouvrier libre en Europe. L'industriel europen paie le travail, et laisse la charge du travailleur les maladies, la vieillesse et les infirmits. Le colon nourrit l'esclave dans son enfance, le soigne quand il est malade, le garde et l'entretient quand il est vieux. De la vie d'un ngre, deux portions sont donc improductives, et la troisime est soumise aux chances ordinaires de la sant ; premire diffrence entre la situation du producteur indigne et celle du pro-ducteur colonial.

    Non-seulement les colonies obtiennent la matire premire de leurs denres des conditions primitivement plus onreuses que les pro-ducteurs franais, il existe de plus une ingalit dans la fabrication des deux sucres. Le sucre indigne peut tre livr au commerce en sortant des manufactures franaises; le colon est oblig d'envoyer le sien l'tat brut dans nos raffineries et de supporter les frais des dernires manipulations, interdites ses ouvriers, dans l'intrt de la mtropole.

    Le sucre de betteraves se vend sur les lieux mmes, et sans inter-mdiaire entre le fabricant et le consommateur. Le sucre des colonies, avant d'arriver sur nos marchs, paie 30 francs environ par 100 kilo-grammes la navigation et au commerce, pour les frais de transport, d'assurances, de fret, d'embarquement et de commission. Enfin, le sucre colonial est grev d'un droit de 49 francs 50 cent, par 100 ki-logrammes son entre en France, tandis que le sucre indigne n'a commenc que l'anne dernire subir un impt modr, dont l'ha-

  • 6 ilet des producteurs mtropolitains a trouv, dit-on, le moyen de s'affranchir en grande partie.

    Si, malgr ces avantages, nous les voyons se plaindre encore d'une galit de taxes qu'on ne saurait, sans dni de justice, refuser nos colonies, n'avons-nous pas le droit de conclure, ou bien qu'ils dissimulent la prosprit de leur industrie, ou que cette industrie est en elle-mme si strile, si ingrate et si ruineuse, qu'il y aurait d-mence la protger ? Que penserait-on, en effet, d'un gouvernement qui, pouvant choisir entre deux denres, toutes les deux nationales, repousserait la meilleure et qu'on produit un prix trs-bas, et opte-rait, aux dpens du trsor, du commerce et de la navigation, pour celle qu'on obtient moins bonne et un prix trs-lev? A voir com-bien les ides raisonnables ont de peine se faire jour certaines poques, avec quelles difficults les principes les, plus simples et les plus clairs surmontent les prjuges, ne dirait-on pas, en vrit, qu'il y a des gnrations condamnes vivre dans une atmosphre de folie et d'aveuglement ?

    Pour justifier les prfrences dont elle a t l'objet, et conserver le bnfice des droits protecteurs l'ombre desquels elle s'est panouie, l'industrie mtropolitaine n'a pas manqu d'arguments. C o m m e elle tient l'agriculture par sa base, elle a imagin d'appeler son aide ce puissant intrt et d'exciter les sympathies naturelles et lgitimes qui s'attachent son nom. A entendre ses dfenseurs, la richesse agricole du pays se rsumait dans son avenir ; la betterave allait ren-dre la culture tous les terrains improductifs, tendre et perfectionner les assolemens, augmenter les engrais ; elle tait le progrs suprme de l'ducation et de la propagation des bestiaux. Cet hyperbolique plaidoyer eut un succs de vogue et d'enthousiasme ; rien ne fut beau que la betterave ; les industriels attendris auraient port volontiers leur boutonnire la feuille de la prcieuse racine, comme Louis X V I la fleur de la p o m m e de terre ; le pouvoir partagea l'engouement universel; et, dans la session de 1829, le ministre du commerce proclamait la tribune : Que les esprances qui s'attachaient la fabrication du sucre indigne embrassaient tout la fois une immense et magnifique exploitation du sol et un vaste dveloppement de travail industriel.

    Aprs l'autorit des laits accomplis et le tmoignage des enqutes 1

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    officielles, il n'est plus permis aujourd'hui de voir dans ces promesses que des articulations en l'air et de pitoyables dclamations. Les chiffres ont dmontr que la betterave, au lieu de s'tendre sur une immense surface, ne peut jamais reprsenter que soixante mille hectares, c'est--dire un peu moins qu'un simple arrondissement, dans la masse gnrale des trente-quatre millions d'hectares actuellement cultivs en France. Encore est-il bon de faire observer que, pour arriver celte apoge du dveloppement agricole de la betterave, il faut rayer d'un trait de plume les importations du sucre de nos colonies et fermer nos ports celles de l'tranger. Cette considration est dcisive ; et elle n'est pas la seule qui montre que les intrts de l'agriculture gnrale n'ont rien de commun avec les intrts purement manufac-turiers des producteurs de sucre indigne.

    La betterave s'est concentre peu prs exclusivement dans quatre ou cinq dpartements limitrophes, dont un, celui du Nord, runit lui seul plus de la moiti des fabriques en activit. Des essais nom-breux, faits sur divers autres points du territoire, ont t suivis de r-sultats nfastes. Partout o la terre n'est pas excellente, les sucreries languissent-, l'lvation du combustible, la difficult des transports, l'loignement des grands centres de population, sont autant d'irrsis-tibles obstacles et de causes de mort. La fabrication du sucre indigne, transforme en industrie domestique, est heureusement demeure l'tat d'esprance et de prtention ; et, dans les localits peu nom-breuses o l'on a tent de l'tablir sur une chelle restreinte, elle ne s'est signale que par des mcomptes pour l'agriculteur. E n 1836, tous les agents de l'administration, mis en campagne, finirent, aprs de minutieuses recherches, par dcouvrir deux petites fabriques m-nagres, l'tat de vgtation. Toutes les autres avaient pri. Ces ten-tatives sont une vive image des illusions de ces derniers temps. U n paysan, avec des presses grossirement faonnes, sans connaissances chimiques et sans la science des machines, peut la rigueur faire du sucre. E n produisant cinquante livres par jour, qui est le maximum de la fabrication domestique, il pourrait gagner soixante-quinze cen-times, s'il vend ces cinquante livres de sucre un bnfice de dix pour cent. Le mari, la femme, les enfants, et le valet de charrue, tous ncessaires l'opration, auraient, la lin de la journe, chacun trois sous de profit. Il a. t dmontr que si les quatre millions de

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    familles rurales voulaient l'aire leur sucre elles-mmes, chacune, en supposant la consommation triple, aurait en perspective 2 fr. 25 c. de bnfice annuel. Nous ne dsesprons pas de voir un jour des in-dustriels conseiller au paysan de filer lui-mme sa laine, de tisser son chanvre, de fabriquer ses outils, de confectionner ses chaus-sures et ses vtements, et de construire sa maison ; ce ne serait pas plus insens.

    Quant l'influence de la betterave sur l'amlioration des terres et les assolements, sur l'lve des bestiaux et sur l'augmentation des en-grais, cette influence est positivement combattue par des arguments et des faits sans rplique. La betterave prend les terrains riches et les laisse apauvris ; elle puise le sol, au lieu de le fconder. C'est une conviction qui devient si gnrale, que, dans l'arrondissemeut de Dunkerque, seize renouvellements de baux rcents, sur vingt-quatre, en ont interdit formellement la culture aux fermiers. D'un autre ct, les anciennes rotations agricoles ont t restreintes ou supprimes. Il y a des terrains qui, depuis dix ans, ne sont plants qu'en betteraves. La rgularit des assolements est partout sacrifie la ncessit d'a-brger les distances et d'conomiser les transports. La betterave, il est vrai, nourrit les bestiaux avec ses rsidus ; mais les qualits de cette alimentation sont encore douteuses pour les agriculteurs; et dans les dpartements du nord, l'importation des bestiaux trangers a doubl. Enfin, au lieu d'amener une rduction dans le prix des engrais, elle n'a provoqu que leur renchrissement.

    Tels sont, rduits leur valeur relle, les bienfaits que la betterave devait verser comme une pluie d'or sur la France agricole. Elle n'a pas m m e enrichi les dpartements qui l'ont accueillie ; et ses critiques les plus passionns, ses plus irrconciliables adversaires sont prcis-ment ses voisins. Qu'on interroge les laboureurs du Pas-de-Calais et du Nord, et ils diront que l'excessive lvation de la main-d'uvre, du prix des denres et des fermages, la chert des engrais, ont port la dtresse au sein de l'agriculture normale. Autour des manufactures de sucre, toute autre exploitation agricole languit, dprit et s'teint. La betterave a boulevers les pturages opulents du Nord ; elle en a chass les graines olagineuses, les crales, le chanvre et le lin. La culture du colza, source inapprciable de richesses pour le nord de la France, s est rfugie dans la Seine-Infrieure, au dtriment des con-

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    sommateurs, qui paient en dfinitive les frais de la migration. Enfin, malgr les apparences de l'activit qu'elle semble imprimer au travail et la production, elle a, sur le bien-tre et le mouvement des popu-lations, une influence qui s'exerce en un sens diamtralement inverse des prvisions et des promesses de ses dfenseurs. La population des dpartements o elle fleurit est reste presque stationnaire depuis plu-sieurs annes, tandis qu'elle a augment partout ailleurs ; et la per-ception des revenus de l'tat, un des guides les plus srs pour mesurer l'accroissement ou la dcadence de la richesse publique, est demeure proportionnellement infrieure celle du reste de la France.

    E n restituant la question agricole toute son tendue, on arrive ai-sment prouver qu'entre l'agriculture gnrale et l'industrie mtro-politaine, il existe, au lieu de la communaut d'avenir qu' l'aide des formes les plus hyperboliques les avocats de la betlerave avaient fini par imposer comme un principe, une divergence profonde d'intrts. La betterave s'est dveloppe surtout dans les contres centrales, qui n'ont ni vaisseaux, ni commerce extrieur. Elle convenait, sous ce rapport, la France de l'empire, isole et chasse des mers par la marine anglaise, et qui, ne possdant d'autre navigation que celle des fleuves et des canaux, bornait par ncessit son commerce aux d-partements. La betterave peut convoiter aujourd'hui le monopole de nos marchs-, mais elle s'y trouve resserre par l'essor simultan de la m m e production chez les peuples voisins. Non-seulement donc elle ne s'appuie pas sur la marine, mais elle est en opposition directe d'in-trts avec nos villes du littoral ; car, tandis que celles-ci, vivifies par les changes, aspirent incessamment propager le mouvement commercial, la production mtropolitaine tend la concentrer, en fer-mant nos entrepts au sucre colonial, qui dfraie en grande partie la navigation. Soit, rpondent les champions de la betterave, dont l'im-pitoyable logique ne flchit devant aucune dduction -, que le commerce maritime se rsigne, et prissent les ports, plutt qu'une industrie nationale ! Or, qui ne comprend que restreindre l'exportation , c'est non-seulement frapper nos usines et nos manufactures, dont la pros-prit est intimement lie l'expansion du commerce extrieur, mais atteindre l'agriculture dans les sources mmes de sa vie, dans ses d-bouches? Rayez le sucre de nos changes coloniaux, et, en rduisant notre marine marchande l'impuissance, vous arrtez les farines et les

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    huiles, les lgumes et les fruits qu'elle coule au-dehors, dans une moyenne annuelle de seize millions ; vous rendez, en grande partie du moins, leur ancienne strilit les landes caillouteuses, les coteaux arides et nus, que la vigne gaie et enrichit ; car son existence est in-sparable de l'activit du commerce et de la navigation : sans les ex-portations, elle reste un produit important, mais born ; elle des-cend au rang des industries vulgaires, aprs avoir t la premire et la plus fconde pour le trsor. E n 1 8 2 7 , ge d'or de la betterave, Marseille n'coulait dj que la moiti des vins qu'elle expdiait un an plus tt.

    Ainsi battue dans ses prtentions, confondue dans ses promesses, proscrite par les populations maritimes, renie et abandonne dans les lieux mmes o elle est le plus florissante, que devient donc la bette-rave? un intrt priv et manufacturier, et non un intrt gnral et agricole. Elle peut rester le drapeau de quelques ngociants intelli-gents et actifs, l'exploitation spciale de quelques arrondissements pri-vilgis ; elle ne peut dsormais aspirer au rle ambitieux que lui as-signaient ses pangyristes. Or, si recommandable que soit la pers-vrance avec laquelle les industriels du nord ont agrandi une pense ne sous l'empire d'autres besoins ; quelque respectables que puissent tre leurs intrts, qui oserait soutenir que la France leur doive le sacrifice de ses revenus, la prosprit de son commerce, l'avenir de sa navigation ?

    Au x prtentions du fisc, l'industrie mtropolitaine a oppos sa jeu-nesse ; elle s'est fait une arme de la longue tolrance du gouvernement; elle s'est attache fonder un droit sur la possession abusive du pri-vilge dont l'a laisse jouir la faiblesse des pouvoirs publics. Se d-clarant morte si on lui retirait cette protection, elle a signal la per-turbation conomique qu'entranerait sa ruine, dans l'hypothse d'un blocus continental. Dans ce nouvel ordre de considrations, les r-ponses n'ont t ni moins nettes ni moins premptoires. A la premire objection, il a t rpliqu que le sucre indigne n'est pas aussi faible qu'il le prtend, qu'il a grandi vue d'il et comme par enchante-ment, l'abri des droits protecteurs ; qu'une industrie arrive dj aux limites des perfectionnements de la science, datant de plus d'un quart de sicle une poque d'activit et de mouvement universel, en-combrant nos marchs de ses produits, ne peut tre considre comme

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    une industrie dbile et vagissante ; qu'elle n'en est plus se dfendre, mais attaquer ; et qu' la vigueur des coups ports, on voit assez qu'elle est entre dans la priode de sa robuste virilit. A u x arguments tirs d'une tolrance antrieure, il a t victorieusement rpondu qu' moins de vouloir dcrter, comme une parodie du premier article de la charte, la maxime suivante : Les industries franaises sont ingales devant la loi ; celle du sucre indigne ne peut tre soustraite au principe de l'impt, qui les atteint toutes sans exception ; qu' l'injus-tice d'un privilge immrit, ce serait ajouter leur prjudice l'ini-quit d'une aggravation de charges dj pesantes ; que le fisc respec-tant la betterave tant qu'elle s'applique des usages agricoles, la question d'agriculture est mise hors du dbat ; enfin, que l'immunit concde au sucre indigne ayant t dclare provisoire par la l-gislation m m e de l'empire, la plus vulgaire prudence aurait d de-puis long-temps conseiller aux producteurs mtropolitains de soumettre leurs spculations et leurs calculs aux chances de son abrogation.

    L'ventualit d'un blocus, avec son cortge oblig de calamits commerciales, peut tre un expdient habile, un pouvantail, mais qu'il faut abandonner comme argument srieux. Dans les luttes des peuples, l'histoire du pass est un indice douteux , un augure bien in-certain des vnements de l'avenir. Il y a des phnomnes qui ne se reproduisent pas deux fois dans la vie des nations. L'Europe ne nous reverra pas recommencer contre elle ces luttes gigantesques que seuls peut-tre nous avons pu rendre possibles un moment. Les coups de canon n'ont pas bris le dernier de nos navires de guerre Aboukir ou Trafalgar ; on n'a pas chass des mers le pavillon franais. U n blocus gnral, absolu, est tellement contraire aux tendances des tats modernes ; l'opinion pressent avec tant de certitude un nouveau droit des gens, o le commerce sera dsintress des dissensions politiques, que dj des blocus partiels, comme ceux qui viennent d'avoir lieu dans le Nouveau-Monde, sont presque un anachronisme. D'ailleurs, quel que soit le rang que lui rserve l'quilibre conomique de l'ave-nir, le sucre indigne ne peut dsormais prir. Si la betterave a la con-science d'une vitalit suprieure celle de la canne ; si les raffinements de production dont elle possde l'incontestable monopole ne sont pour elle encore que le commencement de progrs plus complets et plus absolus, qu'elle continue de combattre avec persvrance, avec espoir :

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    la chute de sa rivale n'est qu'une question de temps. Si la canne des tropiques, au contraire, a t doue par la nature d'une puissance plus nergique et plus fconde, que la betterave se rsigne, qu'elle s'avoue franchement vaincue ; car la science traversera l'Atlantique, elle prendra tt ou tard possession de ces pays bnis du ciel. La betterave, il est vrai, ne sera plus alors une industrie normale, mais elle restera comme une ressource cre par la ncessit, et que la ncessit peut faire revivre ; car ce qui est acquis la science ne prit pas et se re-trouve en temps opportun. Dans l'hypothse d'un blocus continental, ce ne serait pas, du reste, le sucre seul qui nous manquerait. Nous avons besoin d'autres produits coloniaux. Dans la prvision de l'anan-tissement de notre marine, de la confiscation de nos possessions d'outre-mer, du squestre de nos quatre cents lieues de ctes, dcr-lera-t-on aussi des primes pour transplanter les cafyers des mornes de la Martinique dans les campagnes de la Provence, pour naturaliser et lever en serre chaude le poivre et le piment des Indes hollandaises et de la Chine ; les cotons de l'gypte et de la Turquie, des tats-Unis et du Brsil ; le cacao des Antilles ; l'indigo des Indes et du Chili ? Ce ne serait pas plus insens.

    L'attitude des colonies dans le dbat est moins quivoque, leur al-lure plus franche, leur but mieux dtermin. Ce qu'elles rclament, c'est l'galit de la lutte, l'unit des conditions de travail ; c'est qu'on cesse de leur imposer, par des voies oppressives ou procdurires, les charges d'un contrat qui n'est obligatoire qu' la condition d'tre r-ciproque, sans les admettre au bnfice des avantages qui les com-pensent. Or, moins qu'on ne veuille les empcher la fois de pro-duire et de vendre, ce qui dnoterait un luxe de haine bien remarquable, il n'y a pas d'autre solution possible au dml que le retour l'ga-lit des tarifs, sans laquelle l'impt est une exaction abusive, une violation du pacte colonial. Les colonies sont une partie intgrante du royaume ; elles subissent nos lois, reoivent nos garnisons, s'appro-visionnent sur nos marchs, se rsignent nous envoyer tous leurs produits ; elles sont, depuis deux sicles, de moiti dans notre fortune, associes notre grandeur ou victimes de nos revers. A dfaut de la libert de commerce, qu'elles jouissent au moins de l'galit de tra-vail. Le niveau de la rvolution a pass sur les ingalits fiscales de province province ; n'appliquons pas au rgime de la France constitu-

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    tionnelle et centralise les catgories de l'ancienne ; que les produits fran-ais soient gaux devant les tarifs, comme nous le sommes devant la loi.

    L'ingalit des charges n'est-elle pas compense, dit-on, par di-verses immunits? Les colonies paient-elles les lourds impts qui gr-vent nos dpartements? acquittent-elles celui du sang? Leur budget n'est-il pas absorb pour leurs besoins, et rendent-elles la France ce qu'elles lui cotent? Ces objections, toujours reproduites, ont t cent fois victorieusement rfutes. O n a trs-bien dit que les colons sont grevs d'un impt peu prs double de celui qu'on paie en France ; que cet impt sert, il est vrai, aux colonies elles-mmes pour entre-tenir leur administration, solder leur marine, leur magistrature et leur clerg; mais que les impts perus en France, et centraliss dans la capitale pour la rgularit du service, n'ont pas non plus d'autre des-tination ; qu'en fait d'impt du sang, les colonies ont leurs milices as-similes nos troupes de ligne, et soumises aux rglements militaires quant la discipline et aux attributions ; que si ces milices locales ne figurent pas dans le contingent annuel de nos armes d'Europe, elles n'en sont pas moins destines combattre dans le Nouveau-Monde les ennemis de la France ; enfin que, sans examiner i'utilit, sinon la ncessit des colonies sous un autre point de vue, il se trouve en France bien des dpartements qui ne rendent pas l'tat ce qu'ils lui cotent, sans que pourtant on ait jamais song les abandonner comme onreux.

    Que les colonies soient cette heure dans l'impossibilit de produire aux conditions que leur ont faites et les tarifs et la concurrence de l'industrie mtropolitaine, c'est ce que personne ne conteste plus. L'excs du mal, prpar par la faiblesse et par l'imprvoyance des pouvoirs publics, a t tel qu'il a triomph des prjugs les plus opi-nitres et convaincu les plus rebelles incrdulits. Or la production du sucre est la seule richesse territoriale de nos possessions d'outre-mer, et l'on ne pourrait pas plus leur interdire cette production que d-fendre la culture de la vigne au midi de la France, et chasser les c-rales de la Beauce et de nos dpartements de l'ouest. L'appauvrisse-ment du sol, le dboisement, les ravages des insectes et les ouragans ont depuis long-temps irrparablement frapp dans les Antilles fran-aises la culture du cotonnier et du cal. Elle peut encore fleurir dans quelques terrains privilgis; partout ailleurs, c'est une exploitation

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    en dcadence, dont la vie se retire ; on peut dj marquer l'poque de son invitable et prochaine disparition. La betterave, de son ct, se dclarant morte si on lui retire les privilges l'abri desquels elle a grandi, somme le gouvernement de choisir entre deux industries qui ne peuvent la fois trouver leur place au-soleil. Nous ne croyons pas la ralit de cette situation dsespre ( 1 ) . Les funbres lamentations des producteurs mtropolitains ont tant de fois t le prtexte de dnis de justice pour les colonies, qu'il est permis de douter de leur sinc-it. Mais s'il n'existe, en effet, de solution possible au dml qu'un holocauste, si l'on transforme le dbat en enqute, et qu'on en vienne chercher o la loi peut frapper pour faire moins de ruines, il n'y a pas hsiter. La betterave compte cinq cents usines ; la canne en a six mille ; la premire s'tend sur des localits restreintes et circonscrites, la seconde sur des pays entiers, dont elle est la seule ressource ; la cul-ture de la betterave occupe des ouvriers arrachs d'autres industries, l'exploitation de la canne emploie des populations qui n'ont jamais

    (1) Voici les calculs sur lesquels repose notre conviction. La comparaison du prix de revient des deux sucres est l'lment essentiel du dbat.

    Le sucre colonial est frapp par la loi du 26 avril 1853 , laquelle revient le gouvernement, d'un droit de 49 fr. 50 c. par 100 kilogrammes, c'est--dire 0 fr. 49 c. le kilogramme 0 f. 49 c. le kil.

    Les frais de transport, d'assurance, de fret, d'embar-quement, dchet de route, commission , etc., s'lvent, et ce chiffre n'est pas contest, 30 fr. par 100 kilogrammes ; pour un kilogramme, par consquent, 0 30

    Le prix de revient du sucre colonial reconnu par les d-lgus, jusqu' la dernire assemble du conseil suprieur du commerce, est de 30 fr. les 100 kilogrammes, ou de 5O c. le kilogramme 0 50

    Mais, devant le conseil du commerce, les nouveaux d-puts de la Martinique ont tabli, par des calculs qui sont lests incontests, qu'en raison des charges rcemment im-poses la production coloniale, le prix de revient du sucre de canne est aujourd'hui de 60 c. par kilogramme.

    En adoptant pour base l'ancien calcul, le sucre colo-nial , au moment o il se prsente la consommation, co-terait donc au producteur 1 fr. 29 c. le kil.

    Et 1 fr. 39 c. en prenant pour point de dpart les calculs des dputs de la Martinique.

    Lors de l'enqute de 1836, M . Crespel, le plus habile peut-tre des pro-

  • 14 connu que co travail ; si les capitaux engags dans la production mtropolitaine sont importants, les sucreries coloniales absorbent toute la fortune des colons, qui est au moins dcuple, et en grande partie celle des ngociants et des armateurs de nos villes du littoral. Que la fabrication du sucre de betterave soit dtruite, et les popu-lations qu'elle alimente retourneront leurs anciens travaux, aprs avoir prouv la secousse qu'imprime toujours l'industrie dans ses migrations. Que la production coloniale soit touffe par les tarifs, et Dieu sait ce que deviendra, dans sa misre irrparable, la race blanche des Antilles, ct du volcan des colonies anglaises, et cerne par plus de trois cent mille noirs. Si l'on veut enfin pousser le paral-lle jusqu' la balance des profits et pertes, on arrive aux dductions qui suivent. La betterave est sans influence sur l'agriculture gnrale, et porte la perturbation au sein des exploitations agricoles qui l'avoi-sinent-, de 1826 1838, elle a cot plus de cent soixante millions au trsor. Les colonies procurent la navigation un mouvement an-nuel de cent mille tonneaux et de six mille matelots , l'agriculture est intresse dans le commerce des sucres coloniaux pour vingt-quatre millions, nos manufactures pour dix-sept millions, la navigation pour

    ducteurs mtropolitains, fixa le prix de revient de 100 kilogrammes de sucre indigne 60 fr. ; M. Dumas le porte 70 fr. Mais cette diffrence n'est qu'apparente ; car M . Dumas calcule sur un produit de 5 pour cent, tandis que M . Crespel convient avec loyaut que ce produit est de 6 pour cent, ce qui concorde du reste avec les dclarations des fabricants de l'Allemagne.

    Voici donc quelle serait la situation du sucre indigne, en le supposant grev des mmes droits que le sucre colonial :

    1 Prix de revient d'un kilog., GO fr. les 100 kilog. . . 0 f. 60 c. 2 Droits sur un kilog., 49 fr. 50 c. par 100 kilog. ... 0 49

    Total 1 f. 09 c.

    1 f. 29 c. Diffrence avec le sucre colonial 1 fr. 29 c 1 1 09

    0 f. 20 e. Avec le principe de l'galit de l'impt, le sucre indigne resterait donc

    encore protg par une prime de 20 c. par kilog., en supposant m m e que son prix de revient soit le m m e en 1840 qu'en 1856, ce qu'il n'est pas per-mis de penser, et par une prime de 50 c. en admettant le prix de revient des dputs de la Martinique.

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    neuf millions ; les colonies versent de plus chaque anne trente millions environ dans les caisses de l'tat. Ainsi, agriculture, industrie, tr-sor, commerce et navigation, voil quels sont les intrts solidaire-ment lis l'intrt colonial.

    Le dbat est plus vaste, et il est temps de lui restituer toute sa porte et toute son tendue. A ct de l'intrt spcial des colonies, il y a l'intrt politique et social du pays. Derrire les ngociants du nord , qui rduisent la question des sucres aux proportions secondaires d'un conflit commercial, il en est d'autres qui s'en servent comme d'une arme systmatique, qui exploitent l'gosme manufacturier au profit d'utopies isoles hier, et qu'on pouvait ddaigner, aujourd'hui sou-tenues et encourages par les passions industrielles, et qu'il faut combattre. L'abdication de la France comme puissance maritime et coloniale, voil le but qu'on poursuit dans la presse et jusqu' la tribune ; voil l'immense querelle que, dans sa sphre en apparence restreinte, le procs qui se plaide entre les deux sucres vient de r-veiller et de ranimer ; c'est le systme qui tend proscrire les colonies comme une source de mcomptes, de pertes et de gaspillages pour la mtropole qu'on veut appliquer par surprise la France, au moment o tous les peuples europens raffermissent leurs positions ou s'en prparent de nouvelles sur les mers.

    Certes, si la passion d'agrandissements lointains tait une passion funeste, l'Europe en serait, cette heure, dplorer le mouvement universel qui la porta s'tendre, au seizime sicle, sur la surface de l'Asie, de l'Afrique et du Nouveau-Monde. La fondation des colo-nies , loin de concorder, dans les annales des nations de l'antiquit et dans celles des tats modernes avec l'poque de leur prosprit, mar-querait, au contraire, l'heure de son dclin. Or, il n'y a pas de fait plus vident dans l'histoire que cette simultanit d'opulence et d'ex-pansion pour les peuples colonisateurs. La Grce, heureuse et libre, couvrit de ses populations les rives de l'Asie-Mineure, une portion de l'Italie, fonda Syracuse, et dposa dans les Gaules la tribu de Pho-cens dont Marseille s'enorgueillit de tirer son origine. La Phnicie sillonna toutes les mers connues de la proue de ses aventureux vais-seaux, l'poque o elle semait sur le littoral asiatique et africain ses colonies d'Utique, d'Adrumte et de Carthage, de Sidon et de Tyr. N e parlons ni d'Alexandrie, fondation grecque sur un sol gyptien.

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    entrept des richesses de l'Afrique et de l'Asie, apportes par les ca-ravanes et par les vaisseaux de Carthage et d'Athnes, ni de R o m e et de ses colonies prtoriennes, ni de l'clat des kalifals arabes ; arrivons des temps plus rapprochs. Que ne doit pas l'Europe l'lan qui jeta , dans le cours du seizime sicle, ses frmissantes populations sur les traces de Colomb et de Vasco de G a m a ? Pour apprcier ce que l'ancien monde a gagn dans ses contacts avec le nouveau, ce que lui ont valu ses colonies en accroissement de population, l'essor qu'elles ont imprim son commerce et sa marine, aux sciences et aux arts, il faudrait comparer l'Europe du quinzime sicle, ignorant la moiti de l'univers et ignore de lui ; sans culture morale et sans bien-tre matriel, avec l'Europe actuelle, lgante et luxueuse-, subjuguant tous les peuples par sa politesse ; imposant partout ses ides et ses murs, ses costumes et ses produits ; transportant sur ses hardis vaisseaux, d'un bout du monde l'autre, les richesses de mille climats ; pandant au loin, par d'innombrables canaux, les flots de sa civilisa-tion. Le mouvement colonial n'est pas, sans doute, la cause unique de ces progrs, mais on peut, sans tmrit, lui en reporter la meil-leure part. E n tendant cet examen, nous verrions la puissance de chaque tat, subordonne son panouissement colonial, grandir et dcrotre proportion de sa dcadence ou de son intensit. Les beaux temps du Portugal furent ceux o, de Lisbonne, il dominait la mer Rouge et le golfe Persique, occupait les cotes de Malabar, Ceylan et les Moluques, tait matre de l'Arabie et de la Perse, des deux pres-qu'les de l'Inde, des les et du dtroit de la Sonde, et possdait le Brsil. L'Espagne a tout perdu avec ses possessions amricaines et asiatiques, avec ses mines du Mexique et du Prou, avec ses empires quatoriaux. Et si l'Angleterre tient aujourd'hui le sceptre incontest de la marine et du commerce dans les deux hmisphres, c'est qu'au-cun peuple n'a runi au m m e degr et fondu plus intimement le gnie qui vivifie la puissance et l'art qui la dirige ; c'est que, depuis deux sicles qu'elle s'est voue sa mission de conqutes et d'empitements, elle a jet ses garnisons sur toutes les plages, plant son pavillon sur tous les rochers, et n'impose son ardeur de colonisation d'autres limites que celles de l'univers.

    Il n'y a plus lieu, d'ailleurs, hsiter. La mer et le commerce sont dsormais les champs de bataille o les peuples sont appels se ren-

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    contrer. C'est la tendance nouvelle imprime l'humanit, et qu'il y aurait pril se dissimuler. Ces conqutes pacifiques, qui fcondent au lieu de dtruire, qui crent au lieu de dvaster, n'obtiennent en-core qu'un succs d'estime ; mais elles auront aussi leur grandeur et dans un avenir que nous croyons prochain. Dj toutes les nations de l'Europe semblent avoir conscience de ces destines, et se prparer recueillir une portion de l'hritage opime la possession duquel elles sont convies, en raison des efforts et du gnie de leurs populations. Toutes paraissent s'tre souvenues du mol de Thmistocle : Qui a la mer a tout ; et, dans aucun sicle, la marine, fconde par ce sym-pathique et universel lan , ne sillonna plus orgueilleusement les mers et ne les couvrit d'aussi nombreux pavillons. Que la France assiste si-lencieuse et comme simple spectatrice ce mouvement gnral sans s'y associer, c'est ce qui est impossible. L'intrt de son commerce, sa situation heureuse entre l'Ocan et la mer du Nord, entre la Manche et la Mditerrane, avec ses havres magnifiques et ses rivires abor-dables aux vaisseaux ; l'activit de ses populations, la ncessit de sa prpondrance politique, ne l'inviteraient pas entrer immdiatement dans celte carrire nouvelle, qu'elle peut et doit parcourir pas de gant, que son gnie civilisateur et cosmopolite l'y entranerait in-failliblement, mais trop tard pour y dominer. Une halte, disait Bona-parte, suffit pour dcider du sort d'un empire ; dans le mouvement qui fait osciller l'Europe, un temps d'arrt pourrait nous ravir jamais le sceptre qui s'offre de lui-mme nos mains.

    La France aura pour rivales la Russie et l'Angleterre. Nous n'ac-cordons pas sans doute la Russie la puissance fantastique que lui ont cre ses partisans, dans l'intrt de leurs opinions ; maison ne peut se dissimuler qu'elle arrive rapidement jouer le rle d'une nation commerciale de premier ordre. Les arts industriels de l'Europe cen-trale et civilise ont visit cette terre, barbare encore il y a cinquante ans, et dj ses flottes bondissent sur les mers. La Russie n'a pas de colonies encore ; mais elle y aspire avec cette ambition patiente, avec celle force persvrante qui caractrise les hommes du Nord et cette finesse dilatoire qui fut la qualit dominante dis Grecs du Bas-Em-pire. E n attendant, elle se fortifie sur la mer Noire, elle y btit ou y relve des cits magnifiques comme Odessa, Sbastopol, le Brest de la Crime, Kherson et Taganrog ; elle y construit des bateaux a va-

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    peur et travaille l'enceindre de tous les cts. Qu'elle parvienne se iixer sur le Bosphore, saisir enfin la proie qu'elle tient expirante et convulsive dans le cercle fatal qu'elle semble lui avoir trac, et la mer Noire, sillonne par ses navires, deviendra le centre d'un commerce immense rayonnant en Europe et en Asie.

    L'Angleterre est, au contraire, la puissance commerciale, indus-trielle et coloniale par excellence. Elle rgne en Amrique sur deux millions d'habitants ; en Afrique elle possde, avec le cap de Bonne-Esprance, Sierra-Leone et Gambie, l'le Maurice et celle de l'As-cension. Elle tient l'Inde en Asie ; elle domine une portion des terres australes ; en Europe, elle a les les Ioniennes et Eigoland, Malte et Gibraltar ; elle vient de s'assurer l'une des routes de l'Occident vers l'Orient, en ajoutant sa colonie du Cap celle d'Aden l'entre de la mer Rouge, et de Bender-Busheer sur le golfe Persique. Mais la s-paration des tats-Unis a montr le ct vulnrable de l'Angleterre ; quoique ce ne soit encore que la prvision confuse de futurs contin-gents, on peut dj apercevoir l'affaiblissement graduel, sinon le terme de cet empire immense dans ses progrs dmesurs. De sourdes commotions viennent d'branler le Canada ; la colonie du Cap est un peuple conquis. L'mancipation dans les Antilles a renouvel entre les blancs et la race noire le souvenir des guerres d'extermination. Que la libert soit proclame dans l'Inde, et qu'on dise si la Grande-Bretagne saura mieux l'touffer, protge par la Russie, quelle ne la comprima dfendue par la France en Amrique. La Hollande au Cap, la France Saint-Domingue et l'Ile-de-France, l'Espagne la Tri-nit, ne causaient aucun ombrage ; et le hasard, qui seul avait prsid cette distribution de colonies, semblait avoir veill aux liberts de l'Europe ; mais celle-ci sent dj le poids de Gibraltar et du Cap.

    Que le colosse anglais, dont les bras enserrent les mers, soit atteint ou qu'il demeure, la France a son avenir dans le mouvement centri-fuge imprim aux tats uropens. Des revers et des fautes l'ont, il est vrai, prive des perles les plus belles de son crin colonial ; mais elle n'a pas tout perdu sur l'Ocan, et chaque jour elle s'enrichit sur la Mditerrane, tout prs d'tre ce lac franais que pressentait le gnie de Napolon. La marine militaire s'est ravive au contact d'une g-nration pleine de sve et d'ardeur. L'Angleterre elle-mme admire et nous envie la savante construction de nos vaisseaux, et nous poss-

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    dons un personnel d'officiers qui ne le cdent en habilet et en bra-voure ceux d'aucune amiraut. La paix a restaur nos ports ; et si Toulon menace la supriorit maritime de la Grande-Bretagne, Mar-seille, intermdiaire oblige de tout le continent, ne menace pas moins sa prpondrance commerciale. Nous n'avons point redouter, dans nos colonies, l'indpendance, qui, d'un moment l'autre, peut jeter entre l'Angleterre et les siennes un abme infranchissable. Que le gou-vernement y fasse renatre la scurit, et leurs populations, heureuses et fires de notre vie, sauront au besoin renouveler l'hrosme de leur fidlit. Dj l'Europe pressent la puissance commerciale et politique que les prestiges encore blouissants de notre passage en Orient, joints nos tablissements sur la cte d'Afrique, peuvent nous don-ner au terme prochain du conflit engag entre Alexandrie et Constan-tinople. Quel que soit son rsultat, il y aurait de l'imprudence ne pas nous tenir prts.

    Ainsi, sur l'Ocan comme sur la Mditerrane, dans le Nouveau-Monde comme dans l'ancien, tout nous fait une loi d'avoir dans la marine militaire un appui solide pour la marine marchande; notre commerce, notre industrie, notre influence, notre avenir est ce prix. Si la rvolution a livr l'Ocan l'Angleterre, et avec lui les plus belles colonies ; si Gibraltar fermait l'entre de la Mditerrane dont Malte dominait le centre, et permettait aux flottes anglaises de ma-triser les escadres parties de Toulon, la vapeur se joue des voiles; et, dans une circonstance donne, la guerre clatant, il peut suffire de quelques jours et de quelques pyroscaphes pour faire surgir dans l'Inde le drapeau de l'affranchissement.

    Hormis l'Angleterre, la France n'a donc pas de rivaux srieux quant prsent. C o m m e puissance maritime, la Russie, malgr l'ac-tivit de ses ezars, n'en est encore qu' son enfance et n'a pas de co-lonies. L'Italie a perdu presque toutes ses anciennes relations dans i'orient, et n'en a pas acquis de nouvelles dans les pays dcouverts l'occident. L'Autriche parait avoir de grands projets pour Trieste et pour Venise ; mais ce ne sont encore que des projets. La Sude et le Danemark, avec leurs mers de glace, sont deux puissances de troisime ordre qui n'ont jamais fait que glaner dans le champ colonial o les autres ont moissonn. Le Portugal vgte sous la tutelle de l'Angle-terre. Ces anciens conqurants de l'Asie, dont la vie politique s'est

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    concentre clans une certaine priode de temps et runie sur la tte de quelques grands hommes, aujourd'hui presque trangers aux progrs modernes, et comme puiss par les efforts de leur grand sicle, sem-blent se consoler, sur les dbris de leur grandeur coloniale, en voquant les noms de Garna, d'Alhade et d'Albukerque, que depuis long-temps ils ne songent plus imiter. La Hollande n'a plus que les lambeaux de ses anciennes possessions, les Moluques et Java. L'Espagne est tombe du faite de l'opulence coloniale un dpouillement complet. Ce pays, le plus abondant de l'Europe, et qui a tir de ses colonies une prodi-gieuse quantit d'or, en est devenu le plus pauvre. Il a vu s'lever dans son sein des hommes presque fabuleux ; il a, pendant huit cents ans, renouvel les merveilles des temps hroques, il a fait craindre un moment pour l'empire universel ; et, ds qu'il eut chass les Mau-res et conquis l'Amrique, on le vit s'teindre comme s'il et accompli sa providentielle destination, et qu'il n'attendit que ce moment pour s'clipser. Depuis long-temps l'Espagne a justifi la maxime de M o n -tesquieu, qu'elle est la nation du monde la plus propre possder des empires inutilement.

    Si les ventualits de l'avenir imposent la France la ncessit d'une marine puissante pour la paix comme pour la guerre, elles lui font aussi la loi de conserver ses colonies, car, sans colonies, elle ne peut aspirer un dveloppement suffisant de sa marine marchande ; et personne n'ignore que c'est au sein de celle-ci que la marine mili-taire recrute ses meilleurs matelots. Sous le point de vue du com-merce, l'utilit des colonies ne peut pas tre conteste srieusement. L'Europe est dans le prsent, et elle le sera plus encore dans l'avenir, comme un vaste atelier qui partout cherche des dbouchs. Les colo-nies, au contraire, n'ont que les produits de leur sol livrer l'Eu-rope , et toutes leurs richesses sont territoriales. Il se passerait des sicles avant qu'elles eussent une industrie ; car celle-ci n'est que l'a-panage des tats parvenus leur maturit ; elle demande du temps pour l'instruction des ouvriers comme pour la perfection des arts ; et les colonies mancipes auraient parcourir, avant d'y arriver, tous les degrs de leur accroissement. Il y a donc entre elle et l'Europe une liaison intime et rciproque, dont la rupture serait non moins fu-neste aux colonies qu'aux mtropoles. Les colonies viennent tout de-mander nos marchs. Partout ailleurs nos fabricants rencontreraient

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    la concurrence ou le superflu ; mais aux Antilles, ils dominent, ils rgnent sans partage et sans rivaux.

    Les colonies ne sont pas moins ncessaires notre prpondrance politique qu'au dveloppement de notre commerce. Prive de marine militaire, la France et t impunment insulte Alger, Lisbonne et au Mexique ; elle serait aujourd'hui hors d'tat d'intervenir dans la question d'Orient. Que la guerre clate, au contraire, et pendant que nos armes de terre luttent sur le continent, nous menaons avec nos flottes la Russie par la mer Noire et par la Baltique, l'Autriche Trieste , la Prusse Dantzick, la Hollande Amsterdam. Or, sur les mers lointaines qui baignent les pieds du Nouveau-Monde, nos co-lonies sont des points de relche pour nos vaisseaux marchands, un centre de protection pour nos pcheurs, des lieux de ralliement pour nos navires de guerre, et comme autant de forts dtachs sur les mers constatant notre prsence arme, et d'o la France tient le monde en surveillance. Pour un grand peuple, il n'y a pas moyen de n'avoir point d'affaires et de s'isoler. La France est partout intresse, et quand un vnement clate, il faut tre en mesure d'agir partout.

    Dans l'impuissance de contester notre intrt, on nie notre aptitude, Le gnie franais, dans son inconstance et sa mobilit, n'a, dit-on, ni l'esprit de suite, ni l'nergie patiente que demande une tache h-risse d'obstacles. La France possde d'ailleurs trop peu de colonies pour en faire l'objet d'un grand souci, et ses efforts n'aboutiraient qu' montrer son insuffisance et son infriorit. N e nous laissons ni tromper par des mots, ni effrayer par des lieux communs. Ce qui nous fait dfaut pour tre un peuple colonisateur, ce n'est pas le gnie, c'est la volont. O n l'a dit depuis long-temps : dans le frottement lec-trique des races, les Franais sont les meilleurs conducteurs d'ides ; et, si la France a paru long-temps rsigner la part de royaut mari-time que lui assignent ses quatres cents lieux de ctes sur la Mditer-rane et sur l'Ocan, abdiquer son influence lointaine, c'est que sou-vent les circonstances, presque toujours l'nergie et l'habilet du pouvoir, ont manqu aux tendances de ses populations ; mais le pass garantit l'avenir : s'il fallait citer des preuves, la colonisation de Saint-Domingue, une des plus belles du dernier sicle, ne serait pas dsa-voue par l'Angleterre elle-mme. U n Franais de cette poque pouvait compter avec orgueil, dans le dnombrement des richesses nationales,

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    le Canada, l'Acadie, Terre-Neuve, la Guyane , une partie des An-tilles, la Louisiane, le Sngal ; Madagascar, l'Ile-de-France, une portion de l'Inde, l'le Bourbon ; et rclamer pour son pays l'honneur d'avoir trac les plans et aplani les routes qu'ont suivis plus tard lord Clises et Hastings.

    De celte ancienne opulence, il ne nous reste, il est vrai, que des dbris. Nous n'avons plus ni l'le-de-France, pour nous servir d'avant-garde dans l'Inde, ni Saint-Domingue, cette perle des Antilles; mais ne possdons-nous pas encore la Martinique et Cayenne, la Guade-loupe et Bourbon ? Et si l'on ddaigne comme insuffisants ces lots, comme on les appelle, qui, sans rien coter notre trsor , n'en ver-sent pas moins chaque anne trente millions dans les caisses de l'Etat ; procurent la navigation un mouvement annuel de cent mille ton-neaux et de six mille matelots, et alimentent notre commerce de plus de cent millions ; n'avons-nous pas, pour complter notre puissance coloniale, Alger, qui, dans les mains de l'Angleterre, serait dj la plus belle colonie du monde ? D'ailleurs, c'est prcisment parce que la France possde peu de colonies qu'elle a plus d'intrt conserver celles qui lui restent. Nous ne sommes plus au temps o les conqu-tes du Nouveau-Monde, devenues le salaire de la complaisance des favoris, se donnaient comme une grce ou une pension ; o le mar-chal de la Meilleraye pouvait vendre Madagascar, et Charles-Quint cder des provinces entires de l'Amrique aux ngociants d'Augs-bourg. Mais ce n'est pas l'espace qui manque ; soyons colonisateurs intelligents, et nous aurons assez de colonies. Que le pouvoir, sortant des voies tortueuses o trbuche sa politique hsitante et incertaine, calme par une active sollicitude, par un ensemble de mesures larges et vigoureuses, les inquitudes de l'Algrie, o nous sommes camps encore plutt qu'tablis ; que nos possessions plus anciennes obtien-nent de la justice de la mtropole dbouchs pour les produits, ga-rantie pour les proprits, scurit pour les personnes, et la France, dominatrice sur le continent, ne reconnatra pas d'avantage de loi ni de suprmatie sur les mers.

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    II.

    La chambre vient enfin d'ouvrir pour elles une re de rparation qu'attendaient impatiemment et sollicitaient des intrts profondment blesss. Dans quelques jours, le dbat va s'engager la tribune. N o u s voyons avec regret le gouvernement dispos abandonner la voie des so-lutions radicales, pour se jeter de nouveau dans celle des expdients. Il tait permis d'attendre mieux du ministre actuel, qu'une fin de non-re-cevoir, qu'une provisoire et incomplte satisfaction, donne presque d-daigneusement aux intrts les plus considrables du pays. M . Cunin-Gridaine les avait mieux compris et plus convenablement traits. L'in-dustrie mtropolitaine, assure des sympathies du gouvernement, rsiste avec nergie toute innovation. Elle s'attache la loi de 1 8 3 7 : elle signale les ravages du fisc, sous les coups duquel elle soutient que la moiti de ses fabriques sont tombes depuis un an, et proteste contre une lvation quelconque dans les tarifs, qui aurait, selon elle, pour cons-quence ncessaire de prcipiter celles qui sont encore debout. La com-mission refuse galement de faire un pas hors des limites de la loi de 1 8 3 7 . Voil donc deux systmes en prsence ; tous les deux appuys de calculs que leurs partisans donnent rciproquement comme exacts, et dont un seul cependant peut tre vrai, en supposant que les deux ne soient pas faux. Tel est le rsultat auquel ont abouti les enqutes et les discussions sur les prix de revient. Ce que le ministre regarde c o m m e un impt modr, et dont M . Thiers, en prsence des parties intresses, aprs un dbat contradictoire sur les prix de revient offi-ciellement constats, n'a pas craint de dire qu'il prsentait un bnfice de trois francs par 1 0 0 kilog. au profit de l'industrie mtropolitaine, est repouss par la commission et par les fabricants, comme une in-supportable charge-, et, pour ne pas vouloir terminer dfinitivement la lutte par l'application franche, dcisive, des principes du droit commun, le gouvernement et le pouvoir lgislatif s'exposent rendre un arrt inique, parce qu'il sera ncessairement aveugle.

    Ce qu'il y a d'incontestable, avant tout, c'est que la loi de 1 8 3 7 est 2.

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    aujourd'hui condamne sans appel. Prsente comme une transaction entre les deux produits rivaux, elle a caus dans les colonies et dans le commerce maritime une effroyable perturbation. Celte situation douloureuse dans laquelle nous avons vu les colonies et les villes du littoral, frappes du m m e coup, se dbattre dans une commune ago-nie, lasser le ministre et les chambres d'incessantes rclamations, sans pouvoir vaincre leur indiffrence ; les gouverneurs, saisis par cette loi de la ncessit qui enfante les dictatures, proclamer, sous une lgis-lation de monopole, la libert de commerce, en dclarant qu'ils n'ont pas travers les mers pour assister la ruine des colonies ; la violence du mal forcer enfin le gouvernement signer l'ordonnance rparatrice du dgrvement : cette situation, disons-nous, est encore prsente tous les esprits. Rclamer le maintien d'une lgislation dont les con-squences ont t si funestes, si dsastreuses, c'est demander que la chambre prononce l'arrt de mort des colonies, c'est demander l'im-possible.

    Ce qu'il y a de certain, en second lieu, c'est que la perturbation industrielle, laquelle on cherche un remde, a pour cause unique l'excs de la production sur la consommation. La production des deux sucres, en prenant pour base le chiffre de 1 8 3 8 , s'lve 1 5 7 mil-lions de kilogrammes, taudis que la consommation ne ressort qu'au chiffre de 113 millions. Il existe donc un excdant de 4 4 millions de kilogrammes environ, qui chaque anne encombre nos marchs et ruine les producteurs, soit en les contraignant de garder leurs marchandises, soit en frappant ces denres d'une baisse excessive qui place les prix de vente au-dessous des prix de revient.

    un excs de production, il n'y a que deux remdes : augmenter la consommation ou restreindre la production. Le second seul est pos-sible ; car il faudrait, pour employer le premier, ou supprimer com-pltement l'impt qui frappe le sucre, ou l'abaisser jusqu'au niveau de celui dont le sucre indigne est actuellement grev. La premire mesure serait la violation de tous les principes conomiques en matire d'impt ; la seconde aurait pour rsultat unique d'appauvrir le trsor sans compensation.

    Nulle matire, en principe, n'est de sa nature plus imposable que le sucre ; nulle ne runit un plus haut point toutes les conditions dterminantes des taxes de consommation : Pour que les impts de

  • 2 5

    consommation, dit M . Molroguier, n'altrent point les forces produc-trices du pays, qu'ils ne limitent ni au dedans ni au dehors le march manufacturier, qu'ils se peroivent aisment et peu de frais, qu'ils donnent des recettes abondantes et progressives, il faut les tablir sur des choses qui, sans tre de ncessit, entrent pourtant dans la con-sommation la plus gnrale et la plus habituelle. Le sucre prsente videmment tous ces caractres : ce n'est point un objet de premire ncessit, mais une denre dont la consommation devient de plus en plus gnrale et habituelle, mesure que l'aisance s'tend dans toutes les classes, et dont l'lvation des droits ne restreint l'coulement que dans une insignifiante proportion. E n principe, il est donc impossible de songer la soustraire l'impt dans un pays o il accable l'agricul-ture, les produits industriels et jusqu'aux aliments des populations. E n fait, lorsqu' l'intrieur l'tat est charg d'une dette annuelle de prs de deux cents millions ; quand l'amlioration de nos routes, de nos fleuves, de nos canaux et de nos ports, l'excution des chemins de fer, vont ncessiter des dpenses normes ; lorsqu' l'extrieur la paix europenne est chancelante, la guerre sainte proclame en Afrique, il n'y a pas un ministre qui ost prendre sous sa responsabilit le projet de la sup-pression radicale d'un impt de cette importance. Cette suppression d'ailleurs aurait sans doute pour effet immdiat, en faisant baisser les prix, d'augmenter la consommation dans une certaine mesure ; mais la production, dlivre d'entraves, prendrait rapidement un accroisse-ment immodr, et avant quelques annes, nous nous retrouverions en face d'un encombrement nouveau, qui aurait pour consquence ou le rtablissement de l'impt, ou le retour au systme des primes d'ex-portation.

    L'abaissement de l'impt sur les deux sucres au niveau des tarifs tablis par la loi de 1 8 3 7 serait, notre avis, un remde inefficace ; il entranerait pour les finances une perte annuelle de treize millions peu prs ; il pourrait augmenter encore la production coloniale ; et ceux qui s'imaginent qu'une baisse de quelques centimes dans le prix du sucre serait suffisante pour accrotre la consommation, dans une mesure proportionnelle l'excdant de la production, sont videmment dupes d'une illusion. C'est donc restreindre la production sucrire que le gouvernement et les chambres doivent s'attacher : et c'est aussi l que commence la vraie difficult de la question.

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    Il est impossible, en effet, de toucher la production coloniale, soit pour la dtruire, soit pour la diminuer : la justice le dfend et la poli-tique s'y oppose. Il existe entre nos colonies et la mtropole un pacte, sur la foi duquel les proprits se sont assises, les rapports commer-ciaux se sont tablis, toute une socit enfin s'est depuis long-temps constitue. Spares de nous par l'immensit des mers, leurs populations ont conserv nos murs, notre langue, notre religion et nos lois ; leurs rapports avec nous sont journaliers ; elles ont, sans faire entendre une plainte, partag nos revers ; elles ont subi, sans nous tre moins fidles, le drapeau de l'occupation trangre ; il y a entre elles et nous de lon-gues relations, entretenues par l'habitude et par l'intrt, cimentes par le sang, fortifies par tous les liens d'affection qui tiennent la communaut d'origine. La France les a forces de s'approvisionner ex-clusivement chez elle et d'apporter tous leurs produits sur ses marchs. Il y a, par consquent, de sa part engagement implicite de procurer ces produits un coulement suffisant et des conditions convenables. Sur la foi de cet engagement et du mouvement commercial qui en a t la suite, les colons ont dfrich les terrains improductifs, abattu les forts, fertilis les mornes, couvert de cannes sucre les plaines d'al-luvion, les valles et les cteaux, achet des esclaves grand prix, engag tous leurs capitaux dans l'exploitation du sol. Arrter sur ces terres lointaines, couvertes de populations franaises, les progrs du gnie de l'homme et de la civilisation ; saper toute une socit par sa base, en dchanant sur elle la rvolte, compagne de la misre, serait une si grande iniquit sociale qu'il n'y a pas un h o m m e d'tat qui ost sciemment la consommer. Tel serait pourtant le rsultat de la sup-pression du sucre dans les colonies. Nous l'avons dj dit, l'appau-vrissement du sol, le dboisement, les ravages des insectes et les oura-gans y ont depuis long-temps irrparablement frapp la culture du cotonnier et du caf. D'autres cultures pourraient s'y naturaliser peut-tre avec le temps, celle de la soie, par exemple ; mais, sans parler des difficults pratiques d'une ducation nouvelle donner aux ngres, des crises qu'amne l'industrie dans ses transformations, de la suspen-sion de nos armements maritimes, on n'aboutirait, en traversant des obstacles sans nombre, qu' dplacer le conflit, le transporter du nord au midi de la France. Il faut donc aux colonies la production du sucre, avec la plnitude de ses dbouchs, avec son indpendance

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    manufacturire, avec la facult d'emprunter l'Europe savante les perfectionnements d'exploitation dont elle ne s'est pas empar encore, mais qui sont destins tt ou tard traverser l'Atlantique, et rem-placer en partie par les agents mcaniques les bras des hommes, qui tout l'heure vont manquer sur ces terres dj tout agites des tres-saillements de la libert. Sous ce rapport, la politique est d'accord avec l'quit. Nous l'avons dj prouv.

    C'est donc, en dfinitive, sur la production indigne que doit peser tout le poids de la rduction, si l'on veut mettre un terme cet en-combrement do denres que la consommation usuelle est impuissante absorber. Sur ce terrain , le gouvernement est plus libre, parce qu'il n'est engag par des prcdents que dans une certaine mesure, et qu'il ne se trouve plus en prsence que d'un seul intrt. Les produc-teurs mtropolitains refusent de faire un pas hors des limites de la loi de 1 8 3 7 , parce que, selon eux, une lvation dans les tarifs aurait pour rsultat de prcipiter un grand nombre de fabriques, qui jusqu'ici ont trouv, dans l'habilet de leurs possesseurs, dans les conditions favorables de leur situation, les moyens de supporter l'impt. C'est une assertion dont nous allons tout l'heure montrer l'inexactitude ; mais les inconvnients qu'ils signalent dans l' adoption d'une loi nouvelle sont prcisment autant de raisons pour la voler ; car s'il n'y avait rien de chang dans la position rciproque des deux sucres ; si des entraves lgislatives ne tempraient pas, en faisant tomber quelques tablissements, la fougue aventureuse de la produc-tion indigne, ce serait toujours l'encombrement, la crise de l'anne dernire, avec ses calamits commerciales, avec ses dangers poli-tiques.

    S'il tait possible d'assigner chacune des deux denres une portion fixe et dtermine dans la consommation, ce serait assurment la meil-leure et la plus convenable des solutions. U n pareil systme est sduisant en thorie, mais il faut examiner s'il est applicable dans la pratique. Nous avons prcdemment prouv que les colonies sont places, par rap-port la mtropole, dans de telles conditions, que la production doit y tre ncessairement indpendante, et prendre par consquent tous les dveloppements auxquels l'lan imprim en Europe la mcanique et l'industrie lui permettent d'aspirer ; car interdire aux colonies, par des tarifs rgulateurs, de perfectionner leurs mthodes et leurs appa-

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    reils, les condamner l'immobilit, grever leurs exploitations de toutes les chances de perte et ne leur permettre aucun progrs, ce serait le des-potisme dans son insupportable duret. Or, pour diminuer la produc-tion indigne, il faut, ou la concentrer dans certaines limites par voie de prohibition, ou comprimer son lan par l'impt. La premire de ces deux mesures est impossible, la seconde insuffisante.

    Dans l'application de la premire, laisserait-on au gouvernement le droit de choisir entre les tablissements ceux qu'il croirait devoir maintenir ? C'est la confusion, l'arbitraire substitus l'action rgu-lire de la loi, et comme consquence une indemnit donner aux fabriques tombes. Renfermerait-on, au contraire, l'industrie mtro-politaine prise en masse en certaines bornes de production qu'il lui serait dfendu de dpasser ? Nouvelles impossibilits, car il faudrait alors assigner chacune des fabriques en activit le chiffre de sa pro-duction proportionnelle. Que de nouveaux tablissements s'lvent ; qu'une anne fertile attire sur le march une quantit plus consi-drable de sucre colonial ou tranger ; que les colonies augmentent leurs cultures ou parviennent extraire de la canne les matires sac-charines en plus grande abondance ; que la fraude, excite par la du-ret du fisc, drobe sa surveillance, devenant illusoire et inefficace par cela m m e qu'on lui demandera trop, une importante quantit de sucre ; alors tout quilibre est rompu, toutes les prvisions sont en dfaut, l'encombrement reparat la suite de la confusion.

    La compression de l'industrie mtropolitaine par la voie artificielle des tarifs est une mesure galement mauvaise comme solution. La loi de 1837 avait pour but, en tablissant un quilibre entre les deux sucres, de les contenir l'un par l'autre, d'empcher l'excs de la production. Elle ne l'a pas pas atteint. Le projet du ministre ne l'atteindra pas non plus. Son rsultat, en effet, est de replacer les deux sucres exac-tement dans la m m e situation relative o les a laisss l'ordonnance de dgrvement. L'lvation du droit profite au trsor, elle le remet en possession de ses revenus habituels ; elle amliore sa position, mais elle ne change pas celle des deux produits rivaux. Or, sous l'empire de la lgislation provisoire du dgrvement, l'industrie mtropolitaine s'est soutenue ; et il est incontestable que, si de nouvelles charges peuvent avoir pour effet de renverser quelques tablissements, le plus grand nombre restera debout et continuera de faire au sucre colonial

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    une guerre acharne, qui forcera, lot ou tard, le gouvernement et le pouvoir lgislatif entrer dans la voie d'une solution radicale, qu'ils ne font aujourd'hui qu'ajourner. Il est vrai que, depuis l'application de la loi de 1837, un certain nombre de fabriques sont tombes ; mais la chute de quelques exploitations mal places ou diriges inhabilement est un mauvais moyen de juger la situation gnrale d'une industrie. Qu'il y ait un impt ou qu'il n'y en ait pas, que cet impt soit faible ou qu'il soit lev, il y aura toujours des fabricants que la betterave ruinera, tandis qu'elle enrichira les autres. L'abondance de la matire premire, le bas prix du combustible et de la main-d'uvre, la facilit des com-munications par terre ou par eau, voil ce qui fait la prosprit des fabriques de sucre. Dans certains dpartements du nord, le prix d'un hectolitre de charbon ne dpasse gure 1 fr. 50 c. ; Paris et dans les environs, il s'lve jusqu' 5 francs. Ainsi, tandis que les habi-tants de Valenciennes obtiennent pour 7 francs 100 kilogrammes de sucre, la m m e quantit revient, en d'autres dpartements, 20 fr. et quelquefois 25 francs. Ce n'est donc pas l'impt tabli par la loi de 1837 qu'il faut attribuer la ruine de quelques tablissements; mais aux mauvaises conditions d'exploitation, au prix lev des ter-rains, la difficult du transport, la chert du combustible, l'inhabilet des producteurs. Ce n'est pas non plus au dgrvement, puisque les prix de vente, aprs quelques oscillations, sont presque immdiatement remonts leur ancien niveau.

    Une augmentation d'impt n'aura donc qu'une influence insuffisante et ncessairement passagre sur la production du sucre indigne. C'est chez nous une conviction, que les calculs actuels et les plaintes exagres des fabricants mtropolitains ne sauraient dtruire, parce que ces calculs sont en contradiction flagrante avec les prix de revient qu'ils ont cent fois donns ; parce que nous avons constamment en-tendu les mmes lamentations, dans toutes les circonstances o le gouvernement a voulu placer leur industrie sous l'empire du droit commun. Quand la paix de 1814 diminua subitement des deux tiers le prix du sucre, tout le monde s'imagina que l'industrie dbile et vagissante de l'empire allait jamais disparatre avec le systme con-tinentale, et quelques annes aprs elle se montrait dans la vigueur cl dans l'clat de sa robuste virilit ; elle a subi, sans tomber, l'im-pt qu'elle repoussait comme meurtrier ; et nous n'avons vu jusqu'

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    prsent s'accomplir aucune des prophties funbres de ses partisans. Les fabricants franais peuvent bien, pour la ncessit de la polmique du moment, soutenir que la production indigne est dsormais arrive aux dernires limites de ses perfectionnements ; mais ils n'ont pas cette conviction, et rien ne serait plus facile que de les combattre avec leurs propres armes, de repousser leurs sophismes d'aujourd'hui avec leurs arguments d'hier. Le pass, sous ce rapport, rpond de l'avenir. De-puis vingt ans que cette industrie est en pleine activit, elle a plus ou moins exerc le gnie inventif de la plupart des peuples europens. Partout les mthodes se sont simplifies, les appareils se sont perfec-tionns ; le prix de revient d'un kilogramme de sucre est successi-vement tomb de six francs soixante et, selon quelques fabricants, cinquante centimes. C'est videmment une industrie en progrs, et que toutes les dcouvertes de la science tendent maintenir pour long-temps encore clans sa priode ascensionnelle. S'il en tait autrement, elle aurait illgitimement profit des sacrifices du pass et ne mrite-rait en aucune manire les sympathies du prsent. Dans un pays o toutes les industries contribuent pour leur part aux revenus publics et supportent proportionnellement les charges communes, une seule ne peut aspirer la perptuit d'un privilge que les autres ne poss-dent pas; elle y occupe une place usurpe, et les faveurs que la justice tolrait, quand elles pouvaient servir l'accroissement futur des richesses nationales, sont repousses cemme un abus, ds qu'on les juge inutiles. La raison n'admet point de privilges sous un rgime d'-galit.

    Avec le systme ministriel, la question n'est donc pas rsolue ; elle n'est qu'ajourne, et dans quelques annes nous la verrons re-paratre avec toutes ses difficults. La production indigne doit tre diminue, puisque la consommation est impuissante absorber la totalit des denres. La faible lvation d'impt que propose le gouvernement ne la comprimera que momentanment. Il faudra bien alors ou sacrifier les colonies, ou frapper la fabrication indigne de nouveaux droits, c'est--dire arriver en dfinitive cette galit de tarifs laquelle le projet de M . Cunin-Gridaine conduisait les deux industries, sans secousse et progressivement, et qu'on n'atteindra par l'lvation irrgulire des taxes qu'en traversant des crises sans n o m -bre, en plantant le drapeau du droit commun sur les ruines du crdit

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    public, sur les dcombres des tablissemenls rivaux. Nous devions esprer mieux du ministre qu'une de ces solutions qui ne rsolvent rien, qui obligent le lgislateur recommencer chaque anne ses com-binaisons mises en dfaut par l'vnement, et fcondes seulement en calamits.

    A u point o les choses en sont arrives, et dans l'impossibilit o nous voyons le gouvernement de trouver un systme applicable et pratique qui ait pour rsultat certain de concentrer l'industrie mtro-politaine dans les bornes prcises d'une production fixe et comblant exactement le vide laiss dans la consommation par l'insuffisance de la production coloniale, sans aller au-del, une seule mesure nous parat convenable aujourd'hui : c'est la combinaison qu'avait entrevue la commission de 1839, et qui consisterait prononcer, par raison d'Etat, l'interdiction del fabrication indigne, sauf lui accorder une lgitime et pralable indemnit. Le temps a dissip bien des pr-jugs, fait tomber bien des illusions ; et une opinion qu'on et re-garde comme un scandale, il y a moins d'un an encore, proccupe aujourd'hui tous les esprits qui s'y accoutument, et qui bientt fini-ront par l'adopter comme la meilleure des solutions. Le droit de l'Etat n'est pas douteux ; il n'est pas non plus contest. Si l'opinion publique s'alarme, si elle s'inquite de son application, c'est parce qu'elle doute encore que ce sacrifice soit ncessaire, qu'il puisse s'accomplir sans dommage pour le pays, et que le trsor soit capable de supporter le poids d'une indemnit.

    Le sucre indigne a son utilit que personne ne nie ; il a rendu le monopole du sucre impossible aucune nation. Sous l'empire, il de-vint la proprit presque exclusive de l'Angleterre, qui s'en rserva de plus le fret et le raffinage. Ses bnfices furent normes et dpassrent, dans la ralit, de beaucoup les valuations mmes qu'on a taxes d'exagration. Le sucre de betterave a, sous ce rapport, affranchi l'Eu-rope. Que l'Angleterre vienne s'emparer de toutes les les sucre de l'Amrique et de l'Asie, nous n'avons plus redouter les consquences d'une telle occupation ; le sol pourra suffire tous nos besoins. Nous admettrons m m e , si l'on veut, qu'il y ait un certain inconvnient supprimer l'industrie mtropolitaine ; sa chute causera quelque per-turbation dans les dpartements o cette industrie est en activit ; une certaine quantit de bras resteront quelque temps inoccups ; les

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    capitaux seront hsitants et incertains, des habitudes seront rompues ; il y aura malaise, souffrance dans quelques populations. Toutes ces considrations mritent d'tre accueillies ; elles prouvent la ncessit de procder avec prudence et circonspection, d'adoucir la transition par des mnagements ; mais elles ne prouvent rien contre la mesure en elle-mme ; car les peuples, comme les individus, n'ont souvent que la libert du choix entre les inconvnients.

    Les objections dont cette mesure radicale est l'objet se rduisent deux. La premire est fonde sur le dommage irrparable que la sup-pression de la betterave causerait l'agriculture, la seconde sur Je danger de repousser une industrie dont l'absence laisse le pays expos, manquer d'une denre de premire ncessit, dans le cas o la France serait prive de ses colonies.

    A u premier grief, nous avons dj rpondu que l'influence de la betterave sur l'agriculture est encore l'tat de prtention ; qu'elle pourrait peine, parvenue l'apoge de son dveloppement, compter pour la valeur d'un simple arrondissement dans la masse gnrale des trente-quatre millions d'hectares actuellement cultivs en France ; qu'au lieu de fconder le sol, elle l'puise ; que dans les dpartements betteraviers la rgularit des assolements est partout sacrifie la n-cessit d'abrger les distances et d'conomiser les transports ; qu'au lieu d'amener une rduction dans le prix des engrais, elle n'a provo-qu que leur renchrissement ; que si la betterave nourrit les bestiaux avec ses rsidus, les qualits de cette alimentation sont encore dou-teuses pour les agriculteurs ; que l'importation des bestiaux trangers a doubl dans les dpartements du nord ; qu'elle n'a pas m m e enrichi les localits qui l'ont cultive, et que nulle part elle n'a de plus irr-conciliables adversaires et de critiques plus passionns. Nous avons rpondu enfin qu'elle a sur le bien-tre et le mouvement des popula-tions une influence qui s'exerce en un sens diamtralement inverse des prvisions et des promesses de ses dfenseurs, malgr les apparences de l'activit qu'elle semble imprimer au travail et la production.

    A la seconde objection, nous avons rpliqu que l'ventualit d'un blocus peut tre un expdient habile, mais qu'il faut l'abandonner comme argument srieux. L'Europe ne nous reverra pas recommen-cer contre elle les guerres des cinquante dernires annes ; nous n'a-vons pas perdu notre marine : on n'a pas chass des mers le pavillon

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    franais. D'ailleurs ce qui est acquis la science ne prit pas, et peut se retrouver en temps opportun. Dans l'hypothse d'une impossibilit de communications avec nos colonies, les neutres approvisionneraient suffisamment nos marchs, jusqu' ce que l'industrie mtropolitaine, reparaissant avec la ncessit, recomment ses cultures et rouvrit ses tablissements.

    Les avantages de la suppression de la fabrication indigne sont im-portants. M . le marquis de Forbin-Janson, propritaire de la plus importante sucrerie de betterave qui existe en Europe, a parfaitement prouv l'utilit de cette interdiction pour le Trsor. Dans la suppo-sition, dit-il, o le sucre colonial est seul charg de l'approvisionne-ment de la France, en reportant le droit de douane antrieur au d-grvement, vous trouvez dj, sur le produit de nos colonies, qui ne s'lve encore qu' 88 millions de kilogrammes, une recelte de 4 2 millions, c'est--dire 12 millions de plus que les 3 0 millions que vous retirez cette anne de la totalit de l'impt sur la consommation de la France. Puisque la consommation est de 1 2 0 millions de kilogr., il reste 3 2 millions qui donneront encore une recette au trsor. N e por-tant ces 3 2 millions de kilog. qu'au minimum d'impt, celui de nos sucres des Antilies, 3 2 millions 4 9 fr. 5 0 c. font un chiffre rond de 16 millions. Total du bnfice du trsor, 28 millions par an. Et comme la consommation du sucre tend s'accrotre, il est vraisemblable qu'elle atteindra, dans un avenir peu loign, le chiffre de 1 5 0 mil-lions de kilogrammes. La recette du trsor sur cet article sera alors de plus de 70 millions, et le bnfice de la suppression du sucre indi-gne, de 3 5 ou 3 6 millions. La marine en profiterait comme le tr-sor, puisqu'elle aurait combler, au moyen de ses importations, le vide laiss dans les besoins de la consommation par la production co-loniale. Les relations d'change prendraient un dveloppement nou-veau ; la marine militaire y gagnerait des matelots plus nombreux et mieux exercs ; le commerce acquerrait des dbouchs avantageux, les populations y trouveraient une issue plus large leur activit.

    Reconnatre que l'intrt de l'Etat est de supprimer la fabrication indigne, c'est admettre qu'une indemnit est ncessaire. Si ce mot a choqu dans l'expos des motifs du projet de M . Cunin-Gridaine, s'il a t cause de la dfaveur qui s'est attache immdiatement ce pro-jet, c'est que le ministre du 12 mai n'a pas eu le courage de son opi-

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    nion. O n s'est rcri contre un sacrifice qui ne paraissait plus ni n-cessaire, ni juste, ni prudent, ds qu'il n'avait pas pour rsultat la suppression complte de l'industrie mtropolitaine. O n s'est effray de l'arbitraire des prvisions ministrielles, relativement au chiffre de la production venir du sucre indigne. Accorder, disait-on, une in-demnit pour rtablir l'quilibre des conditions, et rserver en outre l'industrie betteravire la facult de se dvelopper ses risques et prils, ce serait lui donner de nouvelles armes contre la fabrication coloniale. L'indemnit, en amortissant sans efforts son capital, lui permettrait d'abaisser d'autant son prix de revient, et de recommencer la lutte avec une nergie nouvelle. La plupart des tablissements suc-comberaient sans doute sur-le-champ ; mais il en resterait encore un certain nombre ; et beaucoup d'autres, profitant de l'exprience ac-quise et des bas prix auxquels la concurrence ferait descendre les usines et les appareils inactifs, s'lveraient probablement bientt sur les tablissements indemniss. La question serait peut-tre rsolue, dans les premiers temps, l'avantage du trsor ; mais elle ne serait qu'ajourne, et plus tard il y aurait d'infaillibles retours.

    E n principe, l'tat ne doit pas d'indemnit une industrie long-temps tolre par lui dans un rgime exceptionnel et qu'il replace sous l'empire du droit commun, lorsqu'il la croit assez forte pour supporter le poids de l'impt. M . de Forbin-Janson nous parat avoir pos la question d'une manire trs-nette. L'article 5 4 5 du Gode civil et l'article 9 de la Charte sont ceux, dit-il, sur lesquels on fonde la pr-tention d'un droit lgal, absolu. L'interprtation qu'on donne au mot proprit, en l'appliquant une facult industrielle, est videmment force. La loi a principalement en vue le droit de la proprit mat-rielle. Elle l'entoure de garanties. Elle n'ignore pas que les prcau-tions qu'elle prend pour la soustraire toute ventualit d'un dommage, tourneront souvent contre l'intrt public, au nom de qui on pourra dpossder ; mais de deux maux elle choisit le moindre. Le cas d'ex-propriation pour intrt public est l'exception au droit ; l'inviolabilit de la proprit est la rgle. Ainsi, quand l'intrt public forcera de demander un citoyen le sacrifice de sa proprit, de sa chose, la loi veut qu'il ne puisse recevoir en change moins que sa valeur relle. 11 n'en est pas ainsi dans les cas, heureusement trs-rares, o un prin-cipe d'quit force l'tat d'accorder des intrts particuliers ce qui

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    ne lui est impos par le texte formel d'aucune loi. La rgle ici, c'est la dfense de la fortune publique, et l'exception, c'est la rclamation. Le lgislateur ne doit pas, dans l'apprciation d'une mesure gnrale, se laisser trop influencer par la possibilit d'une ingalit quelconque, au prjudice de quelques positions exceptionnelles. Sous ce rapport, l'expos des motifs du projet prsent par M . Cunin-Gridaine a par-faitement compris le droit des fabricants et sa limite. Il n'admet pas que leurs prtentions une indemnit soient fondes sur aucun droit rel. L'galit de l'impt pour des produits similaires n'est que le re-tour au droit commun. Aucune disposition de nos tarifs, si favorable qu'elle puisse tre, ne constitue au profit de cette industrie un droit contre l'tat, et toute protection de ce genre peut toujours tre rduite ou supprime sans indemnit. Il proposait donc d'accorder l'indem-nit, non comme un droit rigoureux, mais comme une mesure d'quit et en m m e temps de bonne administration.

    Deux griefs ont t articuls entre autres contre l'indemnit, en-visage comme principe d'quit. O n a dit, en premier lieu, qu'il n'y avait pas une des raisons allgues par les partisans du projet qui ne put s'appliquer la plupart des industries protges ; que ce serait lier l'tat par un prcdent fcheux ; que la liquidation du rgime prolecteur coterait des sommes normes, si le gouvernement pou-vait cder de telles rclamations. O n a invoqu, en second lieu, l'intrt du trsor. A u premier de ces deux griefs, il a t victorieu-sement rpliqu, que ce fait de deux produits similaires, l'un dans la mtropole et l'autre dans ses colonies, ne s'est jamais prsent et ne se reverra probablement jamais, parce que les colonies ont t cres, non pour faire concurrence leurs mtropoles dans les productions de leur sol ou de leur industrie, mais pour donner aux mtropoles les denres qu'elles ne pourraient, leur dfaut, se procurer qu' l'tranger ; enfin que nous sommes en prsence d'un fait anormal, occasionn par une dcouverte inattendue, sans exemple, et dans l'exploitation de laquelle beaucoup de capitaux ne se sont engags que sur la foi des encouragements exagrs long-temps offerts par la lgislation. A l'objection tire des intrts du trsor, on a rpondu, avec le projet, que l'indemnit n'occasionnait aucun sacrifice, puisque l'lvation des droits sur le sucre colonial et la surtaxe des sucres trangers suffiraient et au-del pour la liquider.

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    D a n s l'hypothse de la suppression complte de la fabrication in-digne, l'indemnit n'est plus q u ' u n e m e s u r e de rigoureuse justice, devant laquelle t o m b e n t les critiques dont le projet de M . C u n i n -Gridaine est l'objet. C o m m e combinaison financire, elle se justifie p a r les m m e s calculs ; et n o u s croyons qu'on s'exagre les difficults d e son application. L'tat ne doit u n e indemnit qu'au capital ; il ne la doit pas l'industrie. L a raison de celle diffrence, c'est q u e l'a-nanlissement d u premier est u n m a l sans r e m d e , et q u e l'aptitude industrielle peut toujours trouver emploi ; c'est q u e l'un est v a -luable, et q u e l'autre n e l'est pas. Cette distinction applique avec sagesse suffirait, n o u s le croyons, la solution de toutes les difficul-ts, q u e n o u s n'avons point d u reste e x a m i n e r ici.

    L e projet de M . C u n i n - G r i d a i n e conduisait-il ce rsultat? Nous n e le pensons pas. Il existe assurment u n certain n o m b r e de fabri-q u e s qui de tout t e m p s seront dans l'impossibilit de supporter l'ga-lit d e l'impt ; il y en a d'autres, dont les propritaires s'empresse-ront d'abandonner la lutte, m m e avec l'espoir d'un bnfice venir. M a i s sur les ruines des tablissements anciens s'lveront, n'en d o u -tez p a s , des tablissements n o u v e a u x . L'industrie a ses passions, sa fivre, son fanatisme; ses m a r t y r s sont innombrables ; et cela peut seul expliquer cet a c h a r n e m e n t de produire perte, qui engloutit tant d e capitaux dans le gouffre c o m m e r c i a l . L'lan est i m p r i m la fabri-cation d u sucre d e betteraves ; c'est u n fait qui a saisi, passionn les imaginations contemporaines ; la terre jonche des capitaux p e r d u s par les premiers spculateurs n'a point arrt leurs successeurs, et les 2 5 millions de k i l o g r a m m e s qu'il faudra d e m a n d e r l'tranger seront p o u r la production de l'intrieur u n e irrsistible tentation. D e n o u v e a u x perfectionnements q u e l'instinct pressent, q u e la science p r o m e t , permettront la fabrication indigne rgnre de lutter avec les colonies, bientt peut-tre de l'emporter sur elles ; et n o u s n o u s retrouverons dans quelques annes en face d'un e n c o m b r e m e n t n o u v e a u , et dans la ncessit o u de c o m m e t t r e u n e injustice en dchi-rant le pacte colonial, o u de c o n s o m m e r l'amputation violente d'une industrie grandie par le t e m p s , fortifie par la lutte, p r o f o n d m e n t ente d a n s les habitudes d u pays.

    L e projet de M . Cunin-Gridaine a nos sympathies pourtant ; et si la c h a m b r e r p u g n e voter l'interdiction, c'est, notre avis, la meilleure

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    combinaison laquelle la majorit puisse se rallier, avec quelques amendements. S'il a pour effet, comme le soutiennent les producteurs mtropolitains, de dtruire leur industrie, il aura, sans dommage pour le trsor public, sans secousse pour les fortunes prives, sans trouble jet dans les populations par un trop brusque changement de travail, atteint un but que l'intrt de notre marine, les dveloppements de notre industrie manufacturire, l'activit des populations, signalent comme une des ncessits de l'avenir. S'il laisse, au contraire, l'indus-trie mtropolitaine debout, au moins les chances de lutte seront les mmes, les armes gales ; notre lgislation ne prsentera plus l'anoma-lie de deux produits franais soumis des tarifs diffrents ; la concur-rence ne sera plus comme aujourd'hui un mot vide de sens. Peut-tre, si le trsor devait souffrir, y aurait-il lieu de reculer devant une exp-rience dont le rsultat n'est pas absolument certain ; mais il suffit de jeter un coup-d'il sur l'ensemble du projet pour remarquer que le trsor, en dfinitive, ne fait que donner d'une main ce qu'il reprend de l'autre, et que l'indemnit ne figurera pas pour un centime addition-nel au budget. Si l'industrie mtropolitaine disparat, le dficit est combl par la production coloniale et par l'importation trangre ; si elle vit, elle rembourse au moyen de l'lvation du droit. Dans l'une ou l'autre hypothse, il n'y a pas de perle pour le trsor.

    E n rsum, voici sous quel aspect se prsente la question des sucres, considre dans sa gnralit. Des deux industries l'une est aujour-d'hui rduite aux proportions d'un intrt purement manufacturier ; elle est sans influence sur l'agriculture gnrale, dont elle comprime l'lan l'extrieur, et porte la perturbation au sein des exploitations qui l'avoisinent ; elle a cot dj plus de cent soixante millions au trsor. L'autre est insparablement unie aux intrts de l'agriculture, dont elle favorise les exportations ; du trsor, dont elle est une des principales ressources ; de l'industrie, qu'elle tient en haleine ; de la marine marchande, qu'elle alimente avec le transport de ses produits et les denres qu'elle vient chercher sur nos marchs ; de la marine militaire, pour laquelle elle forme et entretient une ppinire de matelots. Elle est la seule ressource de populations nombreuses, fran-aises comme nous et au m m e titre que nous, attaches indissoluble-ment la mtropole par un pacte antique que la justice ne permet pas de dchirer, que la politique commande de maintenir: parce que, dans

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    l'tat actuel du monde, tout nous fait une loi d'avoir dans la marine militaire un appui solide pour la marine marchande ; parce que la France ne peut pas renoncer son influence lointaine, abdiquer le rle de puissance maritime que lui assignent sa situation heureuse en-tre quatre mers et le dveloppement de ses ctes, et, par consquent, abandonner ses colonies, sans lesquelles il n'y a pour elle ni naviga-tion suffisante, ni commerce productif. La betterave compte quatre cents usines, la canne en a six mille ; la premire est circonscrite dans quelques localits, la seconde s'tend sur des pays entiers qu'elle nourrit. La culture de la betterave occupe des ouvriers, qu'elle a pour la plupart arrachs l'agriculture ; l'exploitation de la canne emploie des populations tout entires qui n'ont jamais connu que ce travail, et qui mourront de faim s'il vient leur manquer.

    Arrivant la discussion pratique de la question, nous croyons avoir dmontr que la perturbation industrielle laquelle on cherche un remde ayant pour cause unique l'excs de la production sur la con-sommation, on ne peut y mettre un terme qu'en augmentant la con-sommation ou en restreignant la production. D e ces deux moyens, le second seul est applicable. Le premier exigerait ou la suppression complte des droits qui grvent le sucre, ce qui serait la violation de tous les principes conomiques en matire d'impt, ou l'abaissement des tarifs au niveau des droits tablis par la loi de 1837. ce qui au-rait pour rsultat d'appauvrir le trsor sans compensation. Nous avons ajout que l'industrie mtropolitaine devait supporter seule le poids de la rduction, but que le projet auquel se rattache le ministre n'at-teindra pas davantage que la loi de 1837, galement conue pour tablir un quilibre impossible entre les deux produits. Notre conviction sur ce point est complte : si la chambre adopte un pareil projet, elle ne fera que prparer, pour un temps prochain, un conflit plus redou-table, donner aux passions industrielles une nergie plus vive, ajour-ner, pour la rendre plus difficile et plus irritante, la solution radicale, que les parties intresses sont, cette heure, disposes accepter. Le projet de M . Cunin-Gridaine ne mritait pas assurment la rprobation presque unanime avec laquelle la presse l'a repouss. O n ne l'a jusqu' prsent ni tudi ni compris. Nous souhaitons qu'il trouve la chambre des dfenseurs intelligents, des critiques plus sincres et surtout plus clairs. A cette heure il n'est permis personne de se faire illusion :

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    le sucre indigne doit disparatre comme un embarras, ou tomber comme industrie privilgie devant l'galit des tarifs ; telle est l'al-ternative des lois conomiques de l'avenir. La loi de M . Cunin-Gri-daine conduit l'un ou l'autre de ces deux rsultats sans secousse industrielle, sans perte pour le trsor, rgulirement et progressive-ment. Nous dsirons qu'elle puisse tre accueillie, puisqu'il n'est pas permis d'esprer de la chambre la solution nette et dcisive dont elle ne fait encore qu'entrevoir l'utilit. Les colonies accepteront sans doute le projet du ministre actuel, s'il est adopt, comme un pas nouveau fait vers l'galit des taxes ; mais il faudrait trangement s'a-buser pour accorder cette incomplte satisfaction plus de valeur que celle d'une solution provisoire, et y voir autre chose qu'un ajour-nement. Quant aux conclusions de la commission, on ne sait, en vrit, comment les qualifier. Ce n'est plus, de la part des producteurs mtropolitains, de la rsistance ; c'est de l'acharnement. La loi de 1 8 3 7 est unanimement frappe de rprobation. Pendant qu'elle est en vigueur, une crise pouvantable dvore les colonies et ragit d'une manire dsastreuse sur le commerce tout entier du pays. La marine languit et s'puise, l'industrie souffre, les exportations dimi-nuent, le mouvement des affaires se ralentit, les chambres sont as-saillies de ptitions , les plaintes sont universelles ; de tous les points de la France des dputs arrivent pour presser le gouvernement qui hsite, les rclamations retentissent jusqu'au pied du trne. Pen-dant que les gouverneurs des colonies, consterns par la misre des populations, alarms par des bruits de rvolte, arrivent aux dernires limites de leurs pouvoirs, le ministre assume, sans balancer, la responsabilit d'un dgrvement par ordonnance. Plus tard, de nou-velles enqutes ont lieu, on reconnat que la souffrance est relle, le mal profond ; on cherche