Propriétés anti-adhérentielles des antibiotiques: mythe ou réalité?
Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
-
Upload
oussama-ouamari -
Category
Documents
-
view
226 -
download
0
Transcript of Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
1/16
Littérature
Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?Professeur Philippe Sellier
Citer ce document Cite this document :
Sellier Philippe. Qu'est-ce qu'un mythe littéraire ?. In: Littérature, n°55, 1984. La farcissure. Intertextualités au XVIe siècle. pp.
112-126.
doi : 10.3406/litt.1984.2239
http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239
Document généré le 25/09/2015
http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/author/auteur_litt_708http://dx.doi.org/10.3406/litt.1984.2239http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://dx.doi.org/10.3406/litt.1984.2239http://www.persee.fr/author/auteur_litt_708http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239http://www.persee.fr/collection/litthttp://www.persee.fr/
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
2/16
Philippe
Sellier, Université
de Paris-V
QU EST-CE QU UN
MYTHE
LITTÉRAIRE?
Comme science, la mythologie s'est constituée progressivement au cours
du xixe
siècle
et
des
premières
décennies
du
XXe.
En dépit
de
discussions
persistantes
(sur
mythe et conte, mythe et histoire
étiologique...),
ethnologues
et mythologues étaient parvenus à
se
proposer
à
peu près le même « objet »,
sans
confusion
possible
avec
les acceptions si floues de
mythe
dans
notre
culture.
Eliade,
Dumézil, Lévi-Strauss...
étaient
en gros
d'accord
sur un certain
nombre de caractéristiques, qui leur semblaient
singulariser
le
mythe
parmi
les types
de
récits humains.
Par
rapport au
mythe des ethnologues, le « mythe littéraire » a
opéré
une
entrée
en
scène des plus tardives
et des
plus discrètes. Même
si quelques
ouvrages remontent à
une
époque antérieure, l'étude
des
thèmes
et
des
«
mythes
»
en
littérature
ne
prend
son
essor
qu'à
partir
des
années
1930,
sous
l'influence
de
la psychanalyse, et plus tard sous
celle de
mythologues comme
Eliade. Signe des temps, une collection «
Mythes
» finit par voir le jour à Paris
en 1970
(chez Colin).
Pourtant, même aujourd'hui,
la
confusion demeure
extrême :
rien
de comparable avec le relatif accord des sciences des mythes
auxquelles les « littéraires » apparentent,
à un degré variable,
leurs recherches.
Verra-t-on une difficulté
nouvelle
dans la crise qui, du fait des africanistes
surtout, affecte
depuis
quelques années la notion de mythe en ethnologie?
Certainement
pas.
Si
certains
scénarios
prestigieux
des
littératures
occidentales
ont été
baptisés
« mythes littéraires », c'est
en
vertu
d'une référence plus
ou
moins
appuyée
à
ce
que
les
ethnologues
et
les
mythologues
appelaient
«
mythes
»
au cours des années
1930-1980.
Que cet objet s'avère moins bien délimité
qu'on ne l'avait cru , c'est sans
importance
pour la littérature.
Les
civilisations
1.
Sur
la crise récente
de
la
notion
de « mythe
»,
voir par exemple la revue Le
Temps de la
réflexion,
Gallimard,
1980 (n° 1,
consacré
au
mythe),
avec les
articles de J.-P. Vernant, M. D étienne
et
P.
Smith; ainsi
que
L Invention
de la
mythologie,
de M.
Détienne,
Gallimard,
1981. Cette
réflexion
sur le mythe littéraire est née
de
diverses expériences : la Direction du Département des
Sciences
Religieuses à
I Encyclopaedia Universalis,
à l'époque
de sa conception (1967-1969); puis celle de
la collection « Mythes
»,
bientôt co-dirigée avec
P.
Brunei ;
enfin
la
préparation d un
Dictionnaire
112
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
3/16
lointaines
ou archaïques échappent en grande partie à nos prises. Ce qui
importe, c'est
qu'un petit
nombre de scénarios
littéraires
parfaitement connus
(Antigone,
Tristan,
don
Juan...)
aient
été mis en rapport avec le type spécifique
de récits religieux que Ton a si
longtemps
appelé « mythes ».
De là l'orientation
proposée
ici
à
la
réflexion.
Pour tenter de délimiter
le
«
mythe littéraire
»,
il
faut
commencer
par
rappeler
ce
qu'on
définissait
scientifiquement comme « mythe »,
quitte
à s'interroger ensuite
sur
ce
qui a pu
conduire à
user d'un même
terme pour certaines
productions des peuples
sans
écriture
et pour
les plus hautes réussites de la littérature.
Ensuite, après un
rapide examen de tout ce
que
la littérature comparée a
généreusement
intronisé
« mythe littéraire »,
se
présenteront quelques critères
de
délimitation.
I.
Le
mythe ethno-religieux
A beaucoup les Mythologiques (1964-1971) de Claude Lévi-Strauss sont
apparues
comme un couronnement, sinon un achèvement. Malgré la divergence
des
méthodes
d'analyse,
l'auteur
de La Pensée
sauvage
et,
par exemple,
Eliade
travaillaient sur un
même matériau,
un
type tout à fait singulier de
récit.
Le mythe leur apparaît en effet comme un
récit,
et un récit
fondateur,
un récit « instaurateur » (P. Ricœur).
En
rappelant
le temps fabuleux des
commencements,
il
explique comment s'est fondé
le groupe, le
sens de tel rite
ou de tel interdit, l'origine de la condition présente des hommes. Placé
hors
du
temps
ordinaire,
le mythe se distingue de la saga, où se décèle un
ancrage
historique.
Ce récit
est
anonyme et collectif, élaboré oralement au fil des générations,
grâce à ce
que
Lévi-Strauss appelle «
l'érosion
de ses
particules
les plus
friables
». Longtemps retravaillé,
le mythe
atteint une concision et une force
qui, aux yeux de certains mythologues, le rend bien
supérieur
à ces agencements
individuels
qu'on
appelle littérature.
Le mythe est
tenu pour
vrai: histoire
sacrée, d'une
efficacité
magique,
récitée
dans
des
circonstances précises,
il est nettement distinct, pour
ses
fidèles eux-mêmes,
de
tous les récits de fiction
(contes,
fables, histoires
d'animaux...)
2.
Le
mythe
remplit
une
fonction
socio-religieuse.
Intégrateur
social,
il
est
des mythes
littéraires (à
paraître en 1986),
sous
la direction de P. Brunei,
entreprise
où j'ai eu à
constituer
une équipe .de
recherches
sur
les mythes littéraires d origine
biblique, avec
en particulier
Robert Couffignal (l'Eden), André Dabezies (le
Christ),
Danièle Chauvin
(VApocaiypse),
Mireille
Dottin (Salomé), Marcelle
Enderlé (Judith), Catherine
Mathière (le
Golem). J ai
travaillé
moi-même
à
un Mythe de Caïn.
2.
Voir l article
«
Myth
» dans la New
Encyclopaedia Britannica,
col.
795
a
:
l auteur
souligne
l importance,
dans les ethnies elles-mêmes,
du classement des récits
en
true ou
fictitious.
A true
correspond,
selon lui, ce que
les Occidentaux appellent «
mythes ». -
Je me permets
de renvoyer,
pour
cette présentation du mythe,
à
l article
« Récits mythiques
et
productions littéraires
»,
paru
dans
les
Actes du Congrès
de
Littérature
comparée
de 1977,
Mythes,
Images.
Représentations,
Limoges, 1981, pp. 61-70.
113
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
4/16
le ciment du groupe, auquel il propose des normes
de
vie
et
dont il
fait
baigner le présent dans le sacré.
Les personnages principaux
des
mythes (dieux, héros...) agissent en vertu
de
mobiles largement étrangers au
vraisemblable,
à
la
psychologie «
raisonnable ». Leur
logique est
celle de l'imaginaire.
Psychologisation et
rationalisation
marquent
le
passage
du
mythe
au
roman
(Dumézil).
Il
revient à Claude Lévi-Strauss d'avoir mis en évidence un autre trait
distinctif
: la pureté
et la force
des
oppositions structurales. Le
moindre
détail
entre dans
des systèmes d'oppositions signifiantes. Ainsi,
dans le
mythe
d Adonis,
magistralement
étudié
par
M.
Détienne
{Les
Jardins
d'Adonis, 1972),
l'ensevelissement du
héros dans un
champ
de laitues
sauvages
n'est nullement,
comme souvent chez Balzac, la petite notation destinée à faire vrai, il ne
s'agit
pas
d'un « effet
de
réel »
(Barthes), mais du
développement d'un
code
botanique
où
la
laitue
sauvage,
plante
de la
frigidité et
de l'impuissance
sexuelle,
s'oppose
à la plante des frénésies erotiques, la myrrhe.
Or
Myrrha est le
nom
de la
mère
de
l'inconsistant
Adonis
:
elle
s'est
unie
à
son
propre
père,
après l'avoir
enivré, au cours des
fêtes
de
Cérès,
déesse
des plantes cultivées et de la
sexualité civilisée,
le mariage.
La transgression
des
lois de
Cérès voue l'individu
à l'un de ces deux types de malheurs : la sauvagerie ou
l'inconsistance.
Code
sociofamilial
Courtisane
Femme mariée
(union légitime)
Refus du
mariage
Code
sexuel
Frénésie
Union
réglée
(bonne
«
distance »
entre
l'homme
et
la
femme)
Froideur,
impuissance
Code
botanique
Myrrhe, parfum
aphrodisiaque
Plantes
cultivées,
céréales
Laitue
sauvage et
froide
(symbole de
l'impuissance
et de
la
mort).
Code
astroreligieux
Canicule
(récolte
de
la
myrrhe)
Cérès,
déesse
des
moissons
et du
mariage
Rituel des Adonies
Voilà
pourquoi
Adonis,
dans
le
classique
affrontement
du héros
et
du
monstre,
est
tué
par le sanglier,
qui
le
châtre.
On conçoit
que
devant une tapisserie
aussi
serrée et
aussi
parfaite un Lévi-Strauss dénonce la littérature comme
charpie,
délayage, «
dernier murmure
de la
structure expirante », dégradation,
dislocation...
et ne retrouve
l'admirable
organisation du récit mythique
que
dans certaines productions
de
la
musique
3.
3. Voir L'Origine des
manières de table,
Paris, Pion,
1968, pp.
105-106; L'Homme nu. Pion,
1973,
pp. 583-584.
- Sur Adonis,
voir aussi D. Anzieu, « Freud
et
la mythologie», dans la Nouvelle
Revue Française de Psychanalyse, n° 1
(printemps
1970), Gallimard.
114
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
5/16
Ainsi
caractérisé, le
mythe
ethno-religieux forme
bien un
« objet » d'étude
scientifique, même si toutes sortes de
dégradés acheminent insensiblement
de
sa pureté à la littérature, avec des œuvres encore marquées
par la
pensée
mythique (par exemple la Théogonie d Hésiode, les Odes pindariques, certaines
tragédies attiques,
la
saga
des
patriarches
bibliques
d'Abraham
à Jacob).
L'un
des
avantages d'une
ferme définition
du
mythe
ethnoreligieux
est
de
poser
à
l'analyse
littéraire quelques questions fécondes : Typologie des récits
humains?
Passage
du
mythe aux formes littéraires
qui
lui sont diachroniquement contiguës
(de là ces titres de Dumézil, de Vernant...
au
cours des années
1970
: Mythe
et épopée. Du
mythe
au roman, Mythe et tragédie en Grèce ancienne...).
Chez de nombreux mythologues, « mythe »
s'oppose
à « littérature ». Tel
est
le
cas
pour
Lévi-Strauss
ou pour Vernant,
qui se représentent
le passage
de l'un à l'autre en termes de
rupture.
Dans cette perspective, nous voici mal
partis pour
légitimer
le syntagme bâtard de « mythe littéraire ».
Il
est clair
que du
mythe
au mythe
littéraire
les trois
premières
caractéristiques
du
mythe
ont
disparu
:
le
mythe littéraire
-
si
nous
acceptons
provisoirement de supposer tels quelques récits
auxquels
cette dénomination
n'est
pas
discutée
(Antigone, Tristan,
don
Juan, Faust) ne fonde ni n'instaure
plus rien. Les œuvres qui l'illustrent sont
d'abord
écrites, signées
par une (ou
quelques)
personnalité
singulière 4.
Évidemment,
le mythe littéraire n'est
pas
tenu pour
vrai. Si
donc il
existe
une
sagesse du langage, c'est du côté
des
trois
derniers critères qu'une parenté pourrait se révéler
entre
mythe et mythe
littéraire.
Et de fait - indice
encourageant
-
on
ne peut à leur propos
répondre
aisément
par
la
négative. Logique de l'imaginaire, fermeté
de l'organisation
structurale, impact
social
et horizon
métaphysique
ou religieux de l'existence,
voilà quelles questions l'étude
du mythe
invite
à poser
au mythe littéraire.
II. Une
appellation non
contrôlée
Mais auparavant il faut affronter les
sables
mouvants,
inventorier
les
réalités
culturelles disparates à propos desquelles
se trouve souvent
utilisée
l'appellation
« mythe littéraire ».
On
peut écarter
d'emblée
les «mythologies» brillamment analysées en
1957
par
Roland
Barthes.
Si
ce
mythe-halo,
auréole
de connotations,
permet
des enquêtes
fructueuses
sur les représentations de
notre
société,
il
demeure
si différent des
mythes-récits
sur lesquels travaille la critique littéraire
que
la
confusion ne tentera personne.
Le premier ensemble qui
s'impose est
celui
des
reprises de récits
d'origine
mythique
consacrés
dans le panthéon culturel occidental. On retrouve ici la
fameuse
dyade
Athènes et Jérusalem. Les littératures et les mythographies de
4.
Vernant
a
insisté,
pour marquer l avènement
de
la
littérature, sur
la
découverte de
l écriture
et la maîtrise d un seul
sur
son
œuvre
(Mythe
et
société en Grèce
ancienne,
Paris, Maspero, 1974,
pp.
203-210).
115
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
6/16
la
Grèce
et
de Rome nous ont légué
toutes
sortes
de
scénarios (avec leurs
variantes)
où la matière mythique,
plus
ou
moins
transformée,
demeure
décelable. Certains ont exercé une intense fascination et ont été indéfiniment
repris,
suscitant
sporadiquement
des
œuvres d'une grande
envergure.
De là
tant
d'études sur
Prométhée, Orphée,
Œdipe, Antigone, Electre... ou, tout
récemment
le
Mythe
d'Iphigénie
dû
à
Jean-Michel Glicksohn
(des
origines
à
Goethe). Du côté de Jérusalem, le matériau se révèle sensiblement différent :
un texte
sacré
fermement délimité, sans variantes,
objet
de
foi
ou de refus
passionné,
beaucoup moins
manipulable que le
foisonnement
des variantes
dans la mythologie grecque :
longtemps on
ne se permettra que de faire parler
les
silences du
texte.
Ici,
nous croiserons les
Paradis
perdus, les
Caïn,
les Villes
maudites,
les
Patriarches,
les Moïse... et bien sûr le Christ. En novembre
1982,
une thèse
a
été
soutenue
sur La
Présence de Job
dans le
théâtre français
depuis
la
Seconde Guerre
mondiale.
Ce premier
ensemble est unanimement
reçu comme le
modèle,
l'étalon du mythe littéraire. Or dans un certain nombre
de
cas
cette
reconnaissance
en
vrac
expose
à
quelques
mises
en
question.
Un deuxième groupe réunit ce que la plupart considèrent comme des
mythes
littéraires
nouveau-nés.
L'Occident
moderne
a donné naissance à
quelques
récits
prestigieux
qui n'ont pas tardé à rejoindre les
scénarios
grecs
ou hébreux : au xne siècle Tristan
et
Yseult, au xvie Faust,
au
xvne
don Juan.
Il
n'est
pas difficile de
constater, devant
ces deux
ensembles, que la
littérature
comparée se réfère toujours
à
la célèbre définition
proposée
par
Denis de Rougemont dans les
premières
pages de
L'Amour et
l'Occident
(1939) : « Un
mythe est
une histoire, une fable
symbolique,
simple
et
frappante,
résumant un nombre infini de situations plus ou moins
analogues.
Le mythe
permet
de
saisir
d'un
seul
coup d'œil
certains
types
de
relations
constantes,
et de les dégager
du fouillis des apparences
quotidiennes. » Vingt ans
plus
tard un Michel Butor
reprend la même
conception
dans
L'Emploi
du
Temps,
où le narrateur se sert des mythes de Caïn et
de Thésée
pour tenter d'y voir
clair dans la brume
de
son existence
à
Bleston
(Babelstown
s). La définition
de Rougemont
présentait
l'avantage de
désigner certaines caractéristiques
authentiques
du
mythe
littéraire, et d'abord qu'il
s'agit
d'un récit
et qu'avec
ce récit,
cette situation, on a affaire à de l'universel. Malheureusement elle se
contentait
de
termes vagues, comme « simple et frappante », « plus ou moins »,
« certains types ».
Il
importe de la préciser, non de la contredire.
Son
intérêt se
manifeste
déjà
dans
le
fait
qu'elle
s'accorde
mal
à
un
troisième
ensemble baptisé
un peu trop
vite
« mythes littéraires
».
Cette
catégorie
est constituée par
des
lieux
qui frappent
l'imagination certes,
mais
qui n'incarnent nullement une situation se développant en récit. Ainsi Yaura
de Venise
résulte d'un
conglomérat
exceptionnel
de
souvenirs
lumineux (le
ballet de la lumière
et
de
l'eau),
d'œuvres d'art (Carpaccio, les pourpres du
5. Voir
deux
articles
parus
en 1975-1976 dans la revue canadienne Mosaic: « La Ville maudite
chez Michel Butor » (VIII,
2)
et «
Fonction du
mythe dans L'Age
d homme
(Leiris) et dans
L'Emploi
du Temps (Butor) » (IX, 2).
116
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
7/16
Tintoret,
le Grand
Canal
et
ses peintres),
et
de
tout
un bric-à-brac
(les
gondoles
et le Pont
des Soupirs). Un
jeu
de cartes postales. Que Chateaubriand célèbre
sa lumière,
James
la
brume sur le Grand
Canal
et Proust
la basilique Saint-
Marc ou les toiles de Carpaccio,
cela illustre
que
chacun
choisit
quelques
éléments
du
conglomérat, et
non
l'ensemble
d'un
scénario.
Une
quatrième catégorie
mérite,
elle
aussi, examen,
c'est
celle
des
mythes
politico-héroïques.
Tantôt
il s'agit de figures glorieuses
:
Alexandre, César
(objet
d'une
thèse
en
novembre
1982), Louis
XIV
(étudié
par
M^N.
Ferrier
en
1981),
Napoléon (premier titre de la collection «Mythes»); tantôt il est
question
d'événements
réels
ou semi-fabuleux
: la
guerre
de Troie,
la
Révolution
de
1789,
la guerre d'Espagne...
Assurément
nous sommes bien
en
présence,
maintenant,
de
récits. Mais le récit s'étire à l'infini, se fractionne aisément
en
épisodes
quasi
autonomes (comme
l'attestent
les
médailles pour
Louis
XIV ou
les images d'Épinal pour Napoléon).
Ici
« mythe » renvoie
à
la magnification
de personnalités (Alexandre) ou de groupes (les révolutionnaires),
selon
le
processus
caractéristique
d'un
genre littéraire
bien
connu
:
l'épopée.
Ainsi
s'explique qu'avec ces grands mythes politiques fonctionne
toujours
de
façon
prévalente le
« modèle » héroïque
de l'imagination :
rêverie
du
ou
des
surhommes,
affrontés
à toutes sortes d épreuves (monstres,
ennemis
innombrables),
et
promis
-
malgré la mort
-
à
l'apothéose.
Existence menacée, épiphanie,
aventures
multiples,
apothéose
: on
retrouve cet
unique
schéma, enrichissement
du
parcours
initiatique, sous
une
foule d'épopées
ou
de romans de
type épique
(westerns, romans
d'aventures,
romans policiers...). L'une des plus
caractéristiques de
ces
œuvres
-
à la lisière
de
l'épopée et
du
roman d aventures
maritimes -
n'est autre
que
YOdyssée, où
se
manifeste pleinement ce
type de
récit
en
chapelet d'épisodes,
dont
le
seul
lien
est
le
héros
6. On
a
pris
l'habitude
de parler
du
Mythe d'Ulysse, sous la pression
de
reprises prestigieuses
de
YOdyssée comme
YUlysse de
Joyce. Mais un tel
usage fait
problème
:
il
ne
suffît pas qu'il y ait reprise d'une œuvre par plusieurs autres pour qu'il y ait
« mythe
littéraire
»; il faut que
cette
reprise
soit due à l'existence
d'un
scénario
concentré, d'une organisation
exceptionnellement
ferme 7. C'est
pourquoi Œdipe
roi
s'affirme comme un mythe littéraire,
tandis
que les aventures d'Œdipe,
avec leurs multiples
épisodes,
relèvent
de
l'épopée et
de
la saga. Le
foisonnement des épopées ou des romans-fleuves (le Genji monogatari, l'Astrée) les
expose
surtout
au démantèlement
et au
pillage;
des ensembles
aussi
lâches
n'invitent guère à
ces variations
de type musical
qui
caractérisent le mythe
littéraire.
Je terminerai ce panorama avec
un
cinquième ensemble, sur lequel l'étude
des
mythes
littéraires bibliques fait buter. Peut-on
parler
d'un Mythe de
6. C'est cette
autonomie
des épisodes qui fonde la distinction
de
Raymond
Trousson
entrethèmes
de
héros »
et
« thèmes de situation »
(Les
Études
de
thèmes, Paris,
Minard, 196S, pp. 35-
43). A
elle
s'applique
parfaitement
le reproche de Lévi-Strauss « La structure se
dégrade en
sérialité» (L'Origine..., p.
106).
7. On pourra évidemment
présenter
Ulysse comme le symbole de l homme
errant,
mais le
détail
de
ses aventures est bien peu
nécessaire, et
par ailleurs
dénué de
gravité dans YOdyssée.
117
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
8/16
Lilith?
Car l'origine des récits
sur
Lilith se réduit à... un verset d'Isaïe. Des
difficultés analogues surgissent avec
Les
Anges
(il
faut cette
fois
rassembler
des
détails épars dans
un bon
nombre des 71 livres de la Bible) ou Le Juif
errant, histoire
tardive
rattachée de façon ténue au texte sacré. Enfin avec Le
Mythe du
Golem on atteint
une limite, puisque les multiples histoires de
l'androïde
prenant vie
ont
germé
d'un
seul
mot du
Psaume
139
8.
Ce
qui
est
intéressant à
considérer ici,
c'est
l'originalité
de
récits
qui se
sont
constitués
peu à peu,
et
comme à tâtons. Leur existence souligne vivement que la plupart
des mythes littéraires se
sont
imposés d'un coup, grâce à la réussite
exceptionnelle
d'une
œuvre où le scénario était agencé
d'emblée
avec
maîtrise.
Presque
toujours,
ces coups d'éclat ont été
le
fait du théâtre : Antigone,
Electre, Œdipe, Phèdre et Hippolyte,
Prométhée,
Faust, don Juan... La
brièveté
d'une tragédie ou d'un
drame,
la forte structure qui
y
est
de
rigueur convenaient
parfaitement pour introduire
dans
la
littérature
la puissante organisation
du
mythe. Rien d'étonnant qu'en Grèce
le mythe
littéraire
ait surgi avec
la
tragédie.
Ce court rappel fournit un matériau suffisamment riche pour
que soient
immédiatement mis
à
l'épreuve des
essais
de
définition
plus
précis.
III.
Pour
une définition
La conviction
sous-jacente
aux
développements qui
vont suivre, c'est que
la langue
- comme
si souvent
-
a enregistré une réelle parenté, en désignant
d'un même
substantif le mythe
religieux
et le mythe littéraire. Nous avons
assez
nettement
distingué
ces
deux
objets pour examiner
maintenant,
sans
risque
de confusion, leurs caractères communs.
1. La saturation symbolique
Le premier d'entre
eux
a été depuis
longtemps analysé.
Il s'agit
de ce
que
Freud a
appelé
le
symbolisme, désignant
par là ce
que
la fantasmatique
met en
œuvre
d'universel. Plus précisément, le mythe et le mythe littéraire
reposent
sur des organisations symboliques,
qui font
vibrer des cordes
sensibles
chez
tous
les êtres
humains,
ou
chez
beaucoup
d'entre eux.
C'est
dans une
lettre
célèbre du
15 octobre
1897
que
Freud nomme
pour
la
première fois
« Œdipe » le
complexe nucléaire de
la
personnalité,
et il écrit
du
mythe-
tragédie de
Sophocle
qu'il « a saisi une
compulsion que
tous reconnaissent
parce
que tous l'ont ressentie.
Chaque auditeur fut
un
jour en
germe,
en
8. Verset 16 : «
Quand
j'étais un golem, tes yeux me voyaient déjà. » Le
sens du mot
est
embryon,
être
informe, auquel
Dieu
n a
pas
encore
insufflé le
souffle vital (Catherine
Mathière).
Voir Paule Wilgowicz, « Un mythe
de
création : le golem » dans la Revue Française
de
Psychanalyse.
tome
46 (juiHet-août 1982), pp. 887-900.
118
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
9/16
imagination,
un Œdipe et
s'épouvante
devant la réalisation
de
son rêve
transposé dans
la réalité,
il
frémit
suivant
toute la
mesure
du
refoulement
qui
sépare son état infantile de son état
actuel
»
(La
Naissance de
la
psychanalyse).
La psychanalyse
diagnostique
l'angoisse
de
castration à l'origine des yeux
crevés d'Œdipe,
aussi bien
que des
têtes
coupées
dans les histoires
de
Judith
ou
de
Salomé.
On
se
rappelle
la
brillante
méditation
de
Michel
Leiris
sur
la
Judith de Cranach, au début
de
L'Age d'homme, cette
Judith
qui
tient
d'une
main
le
couteau
et
de
l'autre
la tête sanglante d'Holopherne, « bourgeon
phallique
». Derrière les récits mythiques
de
filles enivrant
leur
père
pour s'unir
à lui - Myrrha dans le
mythe
d'Adonis ou les filles de Loth dans la Genèse -
le
psychanalyste
lira que pour
toute
fille le
premier amant imaginaire
est le
père... Bref, même si
l'on
se
méfie
de l'universalisme jungien,
on
rencontre ici
toutes sortes de
fantasmes
universels
dont
Freud
lui-même
a
toujours soutenu
l'existence,
en
particulier la castration, le roman familial, la scène
primitive,
etc.
On
objectera que de
tels
scénarios
demeurent
bien
généraux,
et ne
suffisent
pas à rendre compte de la richesse des textes, même au seul
niveau
des réseaux
d'images. C'est le reproche que
nombre
de
mythologues
adressent au
décryptage freudien, jugé valide,
mais partiel,
mal
accordé à
la polyvalence des
récits
mythiques
: dans l'écheveau des
images,
la psychanalyse ne suit
que
quelques gros
fils.
Ainsi, devant les occurrences du serpent dans
d'innombrables
mythes, le mythologue sourira de
la
réduction au trop évident
symbolisme
sexuel. Même dans des récits comme
ceux de
la Genèse, où la
liaison
du
serpent
et
du
désir
d'immortalité
est si
apparente,
trop
de psychanalystes
abandonnent Eve au péché originel de l'envie
du
pénis9. La
tension entre
l'ampleur du
savoir mythologique
et
l expérience analytique
théorisée
par
Freud
contribue sans
doute à
expliquer certains schismes,
comme celui de
Jung
ou
celui de Rank.
Prenons l'exemple du
mythe littéraire
de
don
Juan. Rank
et
surtout
Férenczi ont
ébauché
à son sujet une interprétation des plus orthodoxes. Ils
soupçonnent dans ce personnage qui vole
de
femme en femme
non pas
un
homme qui les adore
toutes,
mais
un
qui ne se
satisfait d'aucune.
Don Juan
cherche vainement
la mère
irremplaçable (significativement
absente du
scénario).
Il
est facile
de prolonger
une
telle interprétation : on
insistera
alors sur
le plaisir
de
détruire les partenaires (de préférence fiancées, mariées ou liées
par
des
vœux
de religion),
sur
la
rapidité
étonnante
des
lassitudes,
sur
la
haine
et le désir
de meurtre du
père.
Si l'on ajoute à
ce bel
ensemble
que le
seul
véritable
couple,
c'est don Juan et
Sganarelle,
liés par une étrange amitié
(confidences, humiliation à
deux
des
femmes abandonnées...), on
conçoit que
9.
Les récits de Genèse,
1-11, rédigés
par
des
lettrés hébreux entre
le Xe
et
le
vic siècle,
par
bricolage de mythes suméro-accadiens, avaient pour objectif patent l affirmation du monothéisme.
Ils
peuvent
être considérés comme des contre-mythes,
ce
qui rend compte et du maintien des
matériaux mythiques
et
de leur
subversion.
Or,
dans
le modèle babylonien, l'épopée de Gilgamesh,
le serpent est
clairement
en conflit avec
Gilgamesh
et lui dérobe l herbe d immortalité : ainsi
s'explique la mue
de
cet animal singulier, qui change d être
sans
mourir.
119
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
10/16
la
psychanalyse découvre
sous toutes
ces pratiques
une
modalité homosexuelle
du
désir
amoureux
et tende à considérer dans bien des cas les représentations
donjuanesques
comme
les
produits d'une
homosexualité
inconsciente.
Le
mythologue, lui,
décèlera beaucoup d'autres constantes dans
ce
scénario
: il y reconnaîtra à l'œuvre diverses transformations
du
« modèle héroïque »
qui
préside
au
surgissement
des
vies
de
héros.
Lui
aussi soulignera l'importance
du
«
compagnon
»,
du
double (Achille et
Patrocle,
Gilgamesh et
Enkidu...),
abaissé
en valet qu'on
croit de
comédie.
Mais
il y a
beaucoup plus.
Dans son
désir
de
brûler
sa
vie,
de vivre ardemment,
le
héros côtoie la mort, présente
à l'horizon
de
tous
ses exploits;
enivré
de
ses succès, il
en
vient à
défier l'au-
delà, ce qui provoque son châtiment. Dans le modèle héroïque dominent les
exploits guerriers, entrecoupés d'intermèdes
féminins,
qui
se
terminent
tous
par des «abandons» (Thésée et
Ariane...); l épisode
le
plus fréquent
est le
combat
singulier.
Le scénario de
don
Juan inverse ce rapport : la
bravoure
guerrière
subsiste (soulignée
par
Molière),
mais
la prévalence
passe
aux
«conquêtes amoureuses»;
les
séries
de
combats
singuliers deviennent des
assauts
amoureux (comme
dit
le
héros
de
Molière,
le château
fort à prendre,
c'est une belle).
Parallèlement à cette inversion des
insistances s'opère une
accélération du
tempo
séduction-abandon : les héros séduisent vite, mais ils
n'en
finissent pas de se délivrer des ensorceleuses
(les
Circé, les Calypso, les
Armide)
don
Juan,
lui,
remplace cette lenteur
par
le
ballet.
Il faudrait prolonger
et affiner
ces
analyses
l0.
Mais
je n'aborde ici
don
Juan
que pour
réfléchir de façon générale
sur
le
mythe littéraire
comme
organisation
symbolique
: il est clair
que
psychanalyse et mythologie se croisent
et
se
complètent constamment
pour
nous aider à rendre compte
du
prestige
exceptionnel
de
certains
scénarios.
Suffit-il de ces deux sciences humaines
pour épuiser
la richesse de ces
cathédrales
d'images?
On obtient plus,
en
recourant à
une
analyse d'inspiration
bachelardienne,
attentive à des constellations plus fines et
-
au moins de façon
inchoative
chez Bachelard lui-même
- à
la matière
verbale
des
œuvres.
Bachelard,
lui aussi, dénonçait les
insuffisances
de la
psychanalyse
dans
le
domaine
de
la littérature. Exaltant ce qu'il appelle « le surconscient poétique »,
il ne travaillait
ni
sur les discours
du
divan,
ni
sur les mythes
ethno-religieux,
mais
sur une moisson
de
poèmes.
On
se
souvient des
réseaux
qu'il a
mis en
évidence,
par
exemple du
« complexe
d'Ophélie », du
prestige
de la
morte
noyée,
du lien
entre
la
femme,
l'eau
et
la
mort
(L'Eau et
les
rêves).
Notre
rêverie diurne s organise
selon
quelques lignes
de
plus grande pente .
Reprenons
notre
scénario de don Juan.
La plupart des critiques ont été
10 . Par exemple étudier le mythologème du
mort-vivant,
le prestige du ternaire (les trois
rencontres avec le Mort), l intrusion de la mort au
milieu
du repas ou de la fête (du Livre de Daniel
à
Mozart); ou lire tout
le
scénario comme défi
à la
divinité (destruction du mariage et
des
vœux,
hypocrisie,
et surtout,
chez
Molière, ce
sommet
que constitue
la
scène du
pauvre,
avec
ses
surimpressions lucifériennes)...
1 1
Peu
après
la mort
de Bachelard, Mircea Eliade
a
retrouvé ces
lignes
de plus grande
pente
en
étudiant
les
récits
mythiques dans la magistrale
étude anhistorique
curieusement
intitulée
Histoire
des religions (Payot, 1949).
120
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
11/16
frappés par le
nomadisme du
personnage, par son aisance et sa légèreté
dansante. Jean Rousset s'émerveille
devant ce « voltigeur », cet « homme
de
vent
», cet
improvisateur
perpétuel qui « conquiert à la hâte » (p. 96
et
102).
Le don Juan de
Molière
est de ces « conquérants, qui volent
perpétuellement
de
victoire en victoire »
(I,
2).
Il
faudrait
donc
étudier la rêverie
donjuanesque
comme
un
songe aérien, une
rêverie
d'apesanteur
et
de
liberté
triomphante. Don Juan comme amnésique
heureux,
allégé du
poids des
engagements
humains,
et
ne cédant à aucun
ralentissement.
On comprend
mieux, alors, l'invention de la
Statue
: le séducteur le plus
aérien
va venir se
briser contre le
compact
et l'inamovible.
Grâce à
la diversité de ces analyses,
nous
voici en présence d'un phénomène
qui caractérise le
mythe
littéraire
: la
riche
surdétermination des
maillons du
scénario. La course
qui
conduit don Juan
d'une
femme
à
une autre, l'inter-
prétera-t-on comme
paroxysme
de la
séduction,
art d'un comédien
hors
de
pair, défi au Dieu
chrétien,
soif métaphysique que rien n'étanche, homosexualité
latente,
ou
rêverie
nietzschéenne
d'une
existence
dansante?
C'est la richesse
exceptionnelle
de la surdétermination qui explique la
diversité
des
interprétations au fil des
époques et
la
fascination persistante
du
scénario 12.
Il
faudrait s attacher ici à l'importance socio-historique des mythes
littéraires
et aux variations
de
leur succès (la
mythanalyse
préconisée par
Gilbert
Durand
dans
Figures
mythiques et
visages de
l'œuvre, en 1979).
C'est aussi la richesse de la
surdétermination
qui
distingue le mythe
littéraire de simples
canevas,
comme celui qui sous-tend Amphitryon.
Il
a beau
s'agir d'un
emprunt à
la mythologique
grecque,
et les reprises ont beau
avoir
été nombreuses - comme le
rappelle
le titre
de
Giraudoux, Amphitryon
38 -
ce
scénario
se
borne à
ficeler
de façon
lâche
divers
thèmes
comiques
(les
sosies,
le
valet poltron,
le
cocu). La mythologie grecque est réduite
à
des
oripeaux, et le mythique
fait
défaut. Dans un
tel
cas,
l'abondance
des reprises
n'est
pas plus
significative que
dans le cas du
barbon égoïste dont la fille finit
par épouser le jeune
homme qu'elle
aime,
grâce aux
astuces
d'un valet. Si
Figaro avait appartenu aux récits grecs
et
inspiré une comédie athénienne,
on
en
serait
à Figaro
80,
ou plus.
Au terme de cette analyse du
symbolisme,
on
pourrait
être tenté de s'en
tenir là.
En effet, même si la
polyvalence est
habituellement donnée comme
caractéristique des œuvres littéraires les plus réussies, elle atteint dans
l'exemple
de
don
Juan
un
degré
rarissime.
Pourtant
diverses questions paraissent
insuffisamment
résolues par
le seul appel à la surdétermination symbolique. Parmi
les
hésitations
qui
viennent
à
l'esprit
:
le
poème, quintessence de
la littérature,
ne se
trouve-t-il
pas, lui aussi,
fortement surdéterminé?
Et
où
situer la notion
de
« décor mythique »,
forgée
par Gilbert Durand à propos
de
La Chartreuse
de
Parme (I960)?
Si
ce roman de
Stendhal repose
sur tout en
ensemble de
12.
Elle permet
en outre de comprendre l importante
contamination
des mythes littéraires les
uns
par les
autres : Don
Juan et
Faust
(1829)
de
Grabbe;
mais
aussi
les
surimpressions si courantes
entre Judith, Salomé, ou
Jeanne d'Arc (Mireille
Dottin, Marcelle Enderlé).
121
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
12/16
mythologèmes,
si
l'on y reconnaît un
«
portant
héroïque »
(roman
familial, etc.)
et un « portant mystique » (où se
profilent
les figures d'Isis et de Psyché),
comment
se fait-il
que
personne
ne
semble
songer à le
considérer
comme un
mythe littéraire?
C'est
que
lui font défaut deux autres caractéristiques
que
nous allons
examiner maintenant.
2.
Le tour d'écrou
Lévi-Strauss, habitué à l'organisation serrée du mythe
ethno-religieux,
déplorait que le romancier, lui, ne soit
plus
hanté
que
par «
des
formes et des
images
disloquées
» et
qu'il
« vogue à la dérive
parmi ces
corps flottants ». Le
roman
est
né de
« l'exténuation
de
la
structure
»; il
s'est
emparé des « résidus
déformalisés
du
mythe
»
et
souffre du « manque de plus en plus
évident
d'une
charpente interne 13 ». Le grand nombre des mythologèmes flottants dans La
Chartreuse
ne
suffit pas à
rendre ce roman comparable
à
une organisation
mythique.
Il
ne
faut,
pour s'en convaincre,
que revenir
à
don
Juan. Rapidement,
l'analyse
du
Dom Juan de Molière, par exemple,
permet
de mettre en évidence
l'extraordinaire travail de
reformalisation
qui fait
retrouver
au mythe littéraire
un
agencement
structural
comparable à
celui
du
mythe
ethno-religieux. A
propos du
mythe
d'Adonis, j'ai
rappelé
à l'intérieur de quels systèmes
chaque
élément se trouve enserré : code botanique (myrrhe, céréales, laitue sauvage),
code
sexuel
(frénésie, sexualité
conjugale,
impuissance
ou frigidité),
code
sociofamilial,
etc. Mais
horizontalement
se donnent
à
lire les équivalences :
courtisane, frénésie, myrrhe/femme mariée, sexualité humaine, plantes
cultivées,
Cérès
déesse
des
moissons
et
du
mariage/
célibat,
froideur,
laitue
sauvage.
Or Dom
Juan présente un
tissage
analogue :
Code temporel
L'instant (cher au
séducteur)
La
durée
(des
fidélités)
L'ÉTERNITÉ (du
châtiment)
Code familial
Le fils bafouant le
PÈRE
Les
vrais
liens de
FILIATION
(IV,
4
et
v,
1)
Le
père
vengeur
Code
des
éléments
L'air et le vent
La chair
et
le
sang
(de
la
condition
humaine)
La pierre (de la
statue)
Code gestuel
La
MAIN
DE VENT
(«
Abandonnez-moi
votre
main
» : h, 2)
La
main
et
Pal-
liance
(dans
le
mariage)
La
MAIN DE
PIERRE
(« Donnez-moi
la
main :
v, 6)
13.
L'Origine....
pp.
105-106;
L'Homme
nu. pp.
583-584.
122
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
13/16
De
la même façon que
pour
Adonis, les triades, disposées
verticalement,
permettent,
horizontalement, la
lecture d'équivalences puissamment
signifiantes.
Au centre
brille
le message chrétien : l'être humain n'échappe à un
éparpillement
funeste
que par des engagements
stables,
par l'acceptation des
limites de sa condition,
par le
respect des
prescriptions divines.
Inauguré
par
un
religieux,
Tirso
de Molina,
le
scénario
constitue
une
apologie
du
mariage
monogamique,
comme vient
de
le souligner
l'hispanisant Maurice Molho.
La fermeté de ce type d'organisation ne paraît
pas
s'accommoder
de
récits
longs. Les
mythes ethnoreligieux n'excèdent guère
deux pages,
sans
doute
sous
la pression
des exigences
d'une mémorisation parfaite. Dans la littérature
écrite, plus ambitieuse, l'optimum paraît
atteint
avec la durée ordinaire
de
la
pièce
de
théâtre
14. Le
théâtre,
surtout avec les esthétiques
soucieuses de
concentration,
invite
à
formaliser; il aime
les
oppositions et
les retournements.
La succession
exposition/nœud/péripéties
(peu nombreuses)/dénouement, telle
qu'on la trouve, par exemple, dans la tragédie grecque ou dans la tragédie
classique,
offre le
degré
de
complexité idéal
pour tramer le
mythe littéraire
:
entre
le
mini-récit sous-jacent
à
certains
poèmes
et les
longs
récits
de
type
épique ou
romanesque.
Quel est
le seuil
à partir
duquel
un récit
atteint
une
complexité suffisante
pour accéder,
éventuellement,
à la dignité de
mythe
littéraire? Nous disposons, pour y réfléchir, d'un «
genre
» tout à fait singulier,
inventé
par
la Renaissance
l'emblème, dont le
prototype
est fourni par
les
Emblemata
(1531)
d'Andréas
Alciati.
Plusieurs de ceux-ci sont d'ailleurs mythologiques. Par exemple,
l'emblème 102
nous montre Bellérophon
monté
sur Pégase et
triomphant de
la
Chimère.
Au-dessus de la gravure figure YInscriptio
:
« Consilio
et
virtute
Chimeram superari, id
est
fortiores
et
deceptores
».
Et
l'immobilisation
de
l'image, souvent riche
et
énigmatique, se poursuit dans
une
Subscriptio de
quatre
vers.
Il
s'agit
non
d'une
allégorie, mais d'une scène peu codifiée découpée
dans
le tissu
de la mythologie, avec laquelle elle ne conserve plus que des
liens extrêmement lâches.
Dans
ces représentations de
personnages
qui
s émancipent du scénario où ils se trouvaient pris,
on
reconnaît
les « thèmes de héros »
distingués par Raymond Trousson
15.
L'emblème
mythologique
nous est précieux,
parce
qu'il
permet
d'opérer
des distinctions décisives
entre
sa
relative
simplicité
et la complexité
du
mythe
littéraire.
Avec
ui,
on se
contente
d'une image,
d'une
scène
(même
si
elle
est
souvent plus narrative que celles qui
décorent
les vases
grecs),
dont la
polyvalence déjà limitée se trouve encore réduite par le texte
d accompagnement et par YInscriptio,
souvent morale. On flotte
entre
Vexemplum
concret
14.
De
la même façon, dans la légende - au sens strict, dont le
modèle
est la
vie
du saint
composée dans la perspective d une récitation liturgique -
les
principes d organisation
s affaiblissent
presque toujours, dès qu'on
excède
la vingtaine
de pages.
On
glisse
alors
à la biographie.
1 S.
«
Qui dit
Prométhée pense liberté,
génie,
progrès, connaissance, révolte » {Thèmes
et
mythes,
Bruxelles,
1981,
p. 44). Oui, au temps
du
dynamisme romantique;
mais si
l on redoute la
démesure,
comme Alciati, on
inscrit au-dessus de
la gravure
de
Prométhée : «
Quae supra
nos.
nihil
ad nos »
(emblème 28).
-
Au degré le plus bas, on tombe
sur Yadage
(au sens
d'Erasme)
: le
tonneau
des
Danaïdes,
le
talon
d'Achille...
Syntagmes figés.
123
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
14/16
et
le type. Dès lors, comment ne
pas voir
que ce
qui
abonde, dans notre
culture, ce
sont les emblèmes
mythologiques
beaucoup plus que les
mythes
littéraires? Lorsque
Camus
compose Le Mythe
de
Sisyphe ou L'Homme
révolté, sa réflexion est toute nourrie
d'emblématique.
De façon plus générale,
une foule d'épisodes des mythes grecs ou de la Bible, trop simples, ont accédé
directement
au
statut
d'emblèmes
:
Sisyphe
roulant son
rocher,
le
déluge,
la
Tour
de Babel, la
pluie
de
feu
sur Sodome,
etc.
En
somme,
le
mythe
littéraire implique non seulement
un héros,
mais
une situation
complexe, de
type dramatique, où le
héros
se trouve pris. Si la
situation est
trop
simple, réduite à un épisode,
on
en reste à
l'emblème;
si elle
est trop
chargée,
la
structure se dégrade
en sérialité. Le mythe littéraire
se
distingue aussi bien des
rhapsodies
(YOdyssée)
que
des
emblèmes
ou
des
adages
mythologiques.
3.
L'éclairage
métaphysique
La troisième
et,
à mon sens, dernière caractéristique du mythe littéraire
est constituée
par l'éclairage métaphysique dans lequel
baigne
tout le scénario.
L'une
des singularités des mythes
bibliques
réside
dans leur insistance sur ce
que Robert
Couffignal
a dénommé « La
Lutte
avec
l'Ange
». Le Dieu unique
est omniprésent dans la Bible; il est comme en procès face à des hommes qui
s'interrogent sur le sens
de toute
vie.
On pense évidemment au Livre
de
Job,
mais
aussi aux
face-à-face
avec Dieu, comme
ceux
d Abraham,
de
Jacob,
de
Moïse ou d'Élie. Littérairement YAthalie de Racine et même,
dans
un univers
laïcisé,
En
attendant Godot
de
Beckett,
rappellent
que
sur
l'horizontalité
de
toute
existence
tombe
-
ou
tombe peut-être -
un
Regard vertical. Dans
le
scénario des principaux don Juan, Jean Rousset
a
souligné l'importance capitale
de
ce face-à-face avec l au-delà, dont il fait le premier des
trois
invariants
qu'il retient.
Grâce à cette troisième caractéristique, le mythe littéraire rejoint à
nouveau
le mythe ethnoreligieux; à cet égard aussi il
représente
« du mythe
dans la
littérature
».
Ce qui permet
encore un certain nombre de clarifications
:
tout
d'abord, nous
découvrons une nouvelle
raison de ne pas reconnaître dans
Amphitryon ou dans
La
Chartreuse
de
Parme des mythes
littéraires;
d'autre
part,
ce
seul
critère interdit
de
confondre don
Juan
avec
Casanova
(à
quoi
s'ajoute
la «
sérialité
»
lâche des
Mémoires du
Vénitien).
Enfin
il
explique
pourquoi
le mieux organisé des contes
de
fées
ne
risque
pas
d'être confondu
avec un mythe littéraire,
si nombreuses qu'en
soient
les reprises. Comme l'a
démontré Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes
de
fées (1976), le conte
peut approcher du
mythe
en ce qui concerne la
saturation
symbolique; sans
doute le
peut-il aussi, quelquefois,
par
la fermeté
de
son organisation; mais à
coup
sûr il
s'en
distingue radicalement par son
immersion complaisante
dans
la quotidienneté
(subtilement
alliée
au
merveilleux) et
par
sa fin
heureuse,
à
124
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
15/16
l'eau de rose. Malgré ses ogres
et ses
fées,
le
conte nous installe au ras de
la
terre, de l'ici-bas. Allez
donc
expliquer
aux Caïn et aux don Juan
que
le terme
de
leur ardeur et de leur tourment, c'est
de se
marier et d'avoir
beaucoup
d'enfants
Cette troisième caractéristique dénonce aussi les
insuffisances
réductrices
de
l'explication
du
scénario
par la
psychologie.
L»ans
L'Age
d'homme,
Michel
Leiris,
sortant
d'une
psychanalyse ratée, a insisté sur les
illusions
de
ce
psychologisme,
qui
restreint
le
mythe d'Œdipe à une mécanique.
Il rappelle
l'importance
de l'expérience tragique dans
le mythe
grec,
et l'aide
qu'il
peut
apporter à tout homme se demandant si sa
vie
risque d'être une destinée. En
cela,
il
annonce
les études de
Vernant
:
à Athènes,
les tragédies mythiques
ont
vu
le
jour au
moment où l'homme
grec
a commencé à s'interroger sur la
plus métaphysique des questions : suis-je
un
être libre, ou suis-je
le jouet
de
forces obscures que j'appelle dieux? Comme par hasard, l'Occident est revenu
avec
prédilection
à ces scénarios
tragiques
aux
périodes
où de nouveau s'est
posée
cette
question
de
la
liberté
:
entre
1580
et
1680,
au
milieu
des
controverses sur le libre arbitre; à partir de la fin du
XIXe
siècle, avec les
multiples
mises
en
cause
de l'autonomie du sujet humain.
Il semble que
les mythes littéraires d'origine grecque soient aptes surtout
à la prise en charge
d'expériences
individuelles, même si
chacun
se
pose
des
questions que
tous
se
posent
(comme
dans
le «
nouveau
théâtre »
des
années 1950
en France). Certains des mythes littéraires d'origine biblique paraissent plus
capables, eux, d'orchestrer les grandes
horreurs
collectives, et la
méditation
sur le sens de
l'histoire.
Les
cinq
actes du
Mythe
de
Moïse
: le Bagne d'Egypte,
le
Défi aux bourreaux, l'Exode, la marche au Désert, et l'arrivée en
vue de
la
Terre promise,
ce
puissant ensemble
constitue
un
véritable
mythe
littéraire
de
l'insurrection collective, dans le
dialogue
avec
un Dieu
qui rend
libre.
Pour conclure, je
voudrais insister sur
les
vérifications
qui s'imposent,
et
qui conduiront
soit
à corriger, soit à affiner
la
triade des caractéristiques
proposées 16.
On
peut s'attendre à de délicats
problèmes
de
«
seuils
» ou
de
«
mixtes ».
Ainsi
le long récit
qui, à
la fin de la
Genèse, raconte l'histoire
du
patriarche Joseph apparaît - en dépit de sa reprise
par
Thomas
Mann
-
comme un
mixte de saga
et
de
conte, impropre à
donner
le
coup d'envoi à
un
mythe
littéraire. Il faudra
également
accentuer l étude de
la
singularité de
chaque
œuvre,
conformément
au
souci maintes
fois
exprimé par
le
pionnier
qu'a
été, dans notre domaine, Pierre
Albouy 17.
De tels
travaux
risquent fort d'infliger
un démenti
partiel aux critiques
de Claude
Lévi-Strauss
à rencontre de la littérature comme charpie, comme
bric-à-brac ou
comme
brocante par
rapport à l'orfèvrerie
mythique.
Nous
16.
Dans son
Mythe de
Faust, A. Dabezies, par
exemple,
a souligné « la
tension
dramatique
engendrée entre les deux pôles
opposés, l élan de
l homme
et
le poids du
mal
sur lui »
;
il
parle
ailleurs
de
«
structure
bipolaire » (Paris,
Colin, pp.
324-326).
17. Voir Mythes
et
mythologies dans
la
littérature française, Paris, Colin,
1969,
p. 309;
Mythographies, Paris, Corti,
1976,
pp. 267-272.
125
-
8/17/2019 Quest Ce Quun Mythe Litt Sellier
16/16