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Paris Société française de musicologie 2013 v édité sous la direction de Olivier Halévy, Isabelle His et Jean Vignes CLÉMENT JANEQUIN un musicien au milieu des poètes P M C C

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PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE MUSICOLOGIE

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Comité des publicationsAnne-Sylvie Barthel-Calvet, Marie-Noël Colette, Florence GétreauDenis Herlin, Hervé Lacombe, Catherine Massip, Cécile Reynaud

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Édition!omas Soury

© Société française de musicologie

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous paysISBN10 : 2-85357-031-2 ISBN13 : 978-2-85357-031-2 EAN: 9782853570312

Couverture : Jacopo Zucchi, Voûte de la Stanza degli Uccelli, ca 1576-1577Photographie d’Araldo De Luca ©

Nous remercions l’Académie de France à Rome – Villa Médicis pour ce cliché. ParisSociété française de musicologie

2013

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édité sous la direction de Olivier Halévy, Isabelle His et Jean Vignes

CLÉMENT JANEQUINun musicien au milieu des poètes

Publié avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication

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Troisième série, Tome XV

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Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous paysISBN10 : 2-85357-031-2 ISBN13 : 978-2-85357-031-2 EAN: 9782853570312

Couverture : Jacopo Zucchi, Voûte de la Stanza degli Uccelli, ca 1576-1577Photographie d’Araldo De Luca ©

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CLÉMENT JANEQUINun musicien au milieu des poètes

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C’est un fait que je viens à la musique, ce continent, par une écoute du son que je n’ai faite que dans le mot.

Yves Bonnefoy1

Il est sans doute présomptueux de s’aventurer sur le terrain de l’œuvre de Janequin sans connaître la musique. Pourtant « ce continent » rencontre celui des poètes de l’époque et o"re au littéraire un point de vue éclairant sur leurs textes. Janequin, en e"et, a notamment mis en musique Marot, Ronsard, mais aussi Mellin de Saint-Gelais, poète de cour parti-culièrement en vogue à la #n du règne de François Ier et au début de celui d’Henri II. À la Renaissance, c’est un lieu commun de le dire, la poésie entretenait un lien extrêmement étroit avec la musique. Saint-Gelais, comme Ronsard d’ailleurs, auquel François Rouget consacre ici-même un article, accordait à cet art une place capitale. Certains de ses poèmes mettent en scène de séduisantes chanteuses, d’autres sont adressés à son luth ou à une gui-tare espagnole. On sait par ailleurs qu’excellent musicien lui-même, il lui arrivait de chan-ter ses poèmes à la cour. Sa voix était semble-t-il fort bonne. Barthélemy Aneau le quali#e d’ailleurs, en 1550, de « poète, musicien vocal et instrumental2 ». En#n, cent quarante de ses poèmes environ ont été mis en musique par plusieurs compositeurs du xvie siècle3 : pour n’en citer que quelques-uns Certon, Sermisy, Lassus, et, bien sûr, Janequin.

1. Yves Bonnefoy, L’Alliance de la poésie et de la musique, Paris : Galilée, Lignes #ctives, 2007, p. 35.2. Barthélemy Aneau, Quintil Horatian, dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris : Livre de poche, 1990, p. 217-218.3. La précieuse base Ricercar, établie par Annie Cœurdevey dans le cadre du programme de recherche en musicologie attaché au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, en

Saint-Gelais mis en musique par Janequin

Claire Sicardv

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Ce lien entre la poésie de Saint-Gelais et la musique, et plus précisément celle de Janequin, engage donc à examiner les œuvres communes aux deux artistes pour tirer quelques enseignements d’une part des choix e!ectués par le musicien dans l’œuvre du poète et d’autre part de l’interprétation qu’il donne de ces poèmes. Cela permettra de mieux comprendre comment Janequin et Saint-Gelais se rencontrent ou, plutôt, devrait-on dire, comment ils croisent leurs voix.

Toutefois, il faut préalablement souligner une première di#culté, celle de l’établis-sement du corpus. Les problèmes d’attribution sont courants au xvie siècle mais se posent de façon particulièrement aiguë pour Saint-Gelais. Ils sont, pour l’essentiel, liés au mode de di!usion des œuvres du poète : nous ne disposons que de peu d’éditions imprimées signées et la majeure partie de ses pièces se trouvent dans des anthologies, manuscrites ou imprimées, regroupant les vers de di!érents auteurs qu’il n’est pas toujours aisé d’iden-ti'er4. Il est en outre possible que certaines pièces aient été publiées exclusivement dans des éditions musicales5.

recense 141. Nous verrons toutefois que les di#cultés d’attribution liées aux modes de di!usion des textes de Saint-Gelais ne permettent de proposer ce nombre que comme une estimation.4. Alors qu’une vingtaine de manuscrits comportent des pièces de Saint-Gelais, nous ne dis-posons que de trois recueils imprimés de ses œuvres. Seul le premier (Lyon : J. de Tours, 1547) paraît de son vivant et le poète ne semble pas avoir participé à son élaboration. Cette édition contient très certainement des textes d’autres poètes, notamment dans les derniers feuillets. À ces sources, il faut ajouter des recueils collectifs ou polygraphiques, c’est-à-dire qui rassemblent « des pièces d’auteurs multiples, sans que se distingue un auteur principal »  ( Jean Vignes, « Les modes de di!usion du texte poétique dans la seconde moitié du xvie siècle : essai de typo-logie », Le Poète et son œuvre. De la composition à la publication, dir. Jean-Eudes Girot, Genève : Droz, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, 68 (2004), p. 183) tels que Les Fleurs de poésie ou Hécatomphile, 1534, La Fleur de poésie françoyse, 1543 et Le jardin d’honneur, 1545. Si certains des textes ainsi publiés ont pu, par recoupement, être attribués à Saint-Gelais, de nombreuses autres pièces restent anonymes et rien n’interdit de penser qu’il y a parmi elles d’autres poèmes de Saint-Gelais, dont certains ont pu être mis en musique par Janequin. Dans un récent article, Jean-Eudes Girot étudie ce choix de di!usion, la façon dont il est consi-déré par les contemporains du poète et ses incidences sur la réception de l’œuvre de Saint-Gelais. Il souligne que « ce que lui reprochent ses contemporains, c’est bien son refus d’organiser la di!usion de ses textes, de manière à en contrôler la teneur et à en conditionner la réception, ce que seuls autorisent leur ordonnancement en un recueil constitué par le poète et le recours à l’imprimerie […]. Chez Saint-Gelais, […] pas de recueil, donc pas d’ethos construit perceptible par le lecteur confronté en outre à un corpus mal établi et aux frontières mouvantes » ( Jean-Eudes Girot, « Mellin de Saint-Gelais, poète éparpillé », Qui écrit ? Figures de l ’auteur et des co-élaborateurs du texte XVe-XVIIIe siècle, dir. Martine Furno, Lyon : ENS éditions, Métamorphoses du livre, 2009, p. 98 et 103).5. Jean Vignes rappelle, dans l’article précédemment cité, que « le chant monodique ou polypho-nique paraît un mode de di!usion du texte poétique fort répandu, dont l’extension considérable ne doit plus être sous-estimée » (« Les modes de di!usion du texte poétique dans la seconde moitié du xvie siècle : essai de typologie », op. cit., p. 195). Jean-Eudes Girot, comparant les

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En l’absence de manuscrits autographes et d’édition établie par l’auteur, il n’est pas envisageable de consacrer ce travail à discuter la valeur des attributions, pièce par pièce. C’est pourquoi, sans prétendre à l’exhaustivité et dans un souci de prudence, nous ne retiendrons dans cette analyse que les textes dont l’attribution paraît la moins douteuse, c’est-à-dire ceux qui, mis en musique par Janequin6, sont attribués à Saint-Gelais par les deux principaux éditeurs modernes de ses œuvres7.

Un premier corpus de sept chansons8, unanimement attribuées à Janequin et Saint-Gelais depuis le xvie siècle, se dessine ainsi. Nous y ajoutons deux pièces dont l’attribution a fait l’objet de débat mais semble aussi acquise9 : Ung mari se voulant

choix de di%usion de Marot et de notre poète, note que « la di%érence avec Saint-Gelais est sensible, en particulier pour les chansons : alors que le texte de référence pour Marot devient dès sa publication celui de L’Adolescence clémentine, les chansons de Saint-Gelais, faute d’un texte qui fasse autorité, continuent de s’enrichir de variantes au même titre que les pièces ano-nymes » (« Mellin de Saint-Gelais, poète éparpillé », op. cit., p. 103). Pour une liste des poèmes d’inspiration amoureuse de Saint-Gelais mis en musique avant 1550, chansons gaillardes mises à part, et une bibliographie des éditions musicales concernées, on se reportera à l’appendice de l’étude de Marie Madeleine Fontaine, « Débats à la cour de France autour du Canzoniere et de ses imitateurs dans les années 1533-1548 », Les poètes français de la Renaissance et Pétrarque, dir. Jean Balsamo, Genève : Droz, 2004, p. 126-130. Une étude plus générale des poèmes de Saint-Gelais mis en musique reste à faire.6. Pour la liste des chansons de Janequin, on peut consulter Merritt-Lesure, la base électronique Ricercar : http://ricercar.cesr.univ-tours.fr/index.htm, et la mise à jour proposée en Annexe, p. 437.7.  Mellin de Saint-Gelais, Œuvres poétiques françaises, éd. Donald Stone, 2 vol., Paris : STFM, 1993 et 1995 ; Œuvres complètes de Melin de Sainct-Gelays, éd. Prosper Blanchemain, 3 tomes, Paris : Bibliothèque Elzévirienne, 1873. Signalons également l’édition des Sonnets par Luigia Zilli, Genève : Droz, 1990. 8. Voici la liste de ces chansons : Amour cruel de sa nature, Non feray, je n’en feray rien, Tant ay gravé au cueur vostre "gure, Une belle jeune espousée, Hélas mon Dieu, y a il en ce monde, Ung jour que ma dame dormoit et O sotes gens qui s’en vont travailler sont bien des poèmes de Saint-Gelais, mis en musique par Janequin.9. En revanche, nous excluons deux autres chansons de Janequin : Où mettra l’on ung baiser favorable et Si Dieu vouloit pour chose bien nouvelle. La première, attribuée à Saint-Gelais dans l’édition Blanchemain, ne &gure pas dans l’édition Stone, pas même dans la liste des pièces d’attribution douteuse. Marie Madeleine Fontaine explique cette indécision : ce dizain se trouve « dans le groupe d’“épigrammes” qui suit la Tragédie d’Euripide nommee Hecuba, traduicte de grec en rythme françoise, dediée au Roy, Paris, Robert Estienne, 1544 » (« Débats à la cour de France autour du Canzoniere et de ses imitateurs dans les années 1533-1548 », Les poètes français de la Renaissance et Pétrarque, op. cit., p. 127, note 86).Quant à Si Dieu vouloit pour chose bien nouvelle, Merritt-Lesure – suivie par la base Ricercar – l’attribue à Saint-Gelais, mais ni Stone, ni Blan-chemain n’en font mention. Cet argument n’est pas en soi décisif, puisque l’on sait ces deux éditions textuelles incomplètes : cette pièce a pu être publiée exclusivement dans une édition musicale. Il faut toutefois remarquer la proximité de son incipit avec celui d’une autre chanson, Si Dieu vouloit, pour un jour seulement. Blanchemain intègre cette dernière aux œuvres de Saint-Gelais, et l’on sait qu’elle a été mise en musique par Mornable. La base Ricercar en attribue quant à elle le texte à Heroët. Ce début de vers identique a-t-il engendré une confusion dans

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coucher10 et Sy celle-la qui oncques ne fut myenne11. Ainsi peut-on considérer qu’au moins neuf des chansons polyphoniques de Janequin sont des adaptations de Saint-Gelais. Il faut alors se demander sur quels critères le compositeur semble e"ectuer ses choix de textes, puis quelle interprétation des poèmes suggère l’adaptation musicale, pour en#n s’interroger sur le type de rapport que Janequin entretient avec l’œuvre du poète.

Les critères thématiques du choixSi l’on s’intéresse tout d’abord au type de poèmes que Janequin choisit d’adapter dans l’œuvre de Saint-Gelais, force est de constater qu’il laisse de côté les œuvres de cir-constance, les textes encomiastiques et plus largement les poèmes qui évoquent d’une façon ou d’une autre la vie de cour, autant de pièces qui constituent pourtant une part importante de la production du poète. Les neuf chansons que nous avons retenues ont en commun de parler d’amour. Mais au sein même de cette thématique, Saint-Gelais varie les angles d’approche et les registres. On peut distinguer trois modes principaux de traitement poétique, qui semblent correspondre aux « trois sortes d’amour » dé#nies par Marot dans la première épître liminaire au « Temple de Cupido » : « Lune est ferme. Lautre legere : & la tierce venerienne12 ».

La première apparaît dans un tiers des pièces, le quatrain Tant ay gravé au cueur vostre !gure, le huitain O sotes gens qui s’en vont travailler et la chanson Hélas mon Dieu, y a il en ce monde. Dans la lignée marotique, les deux premiers poèmes13 peuvent aussi bien

les attributions ? Dans l’impossibilité de trancher à ce stade de l’enquête, il paraît prudent de ne pas retenir cette chanson.10. Seule la base Ricercar se montre prudente sur l’attribution de ce dizain à Saint-Gelais.11. Merritt attribue faussement ce texte à Germain Colin. Pour la base Ricercar il s’agit d’un poème de Saint-Gelais mais cette attribution est assortie d’un point d’interrogation. Cette indécision vient peut-être de la variante du premier vers dans certaines leçons, l’adverbe « oncques » étant placé tantôt avant, tantôt après le verbe. 12.  Clément Marot, Œuvres poétiques, éd. Gérard Defaux, Paris : Bordas, coll. Classiques Garnier, 1990, t. I, p. 418.13. La leçon de ces deux textes donnée par le manuscrit B.N. fr. 878 est la suivante :

Tant ay gravee au cœur vostre #gureEt si au vif Amour vous y tiraQu’apres mille ans dedans ma sepultureDessus mes os vostre nom se lira.

(éd. Stone, t. II, p. 5).O sotte gent qui se va travaillerA voir un feu de bois accoustumé,Venez à moy pour vous esmerveillerDe voir un cœur de tel feu alluméQue plus il brusle et moings est consommé.

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se lire sur un plan strictement humain — l’amour indéfectible qu’un homme porte à sa dame — que dans une perspective plus spirituelle — l’amour voué à la créature permet-tant d’accéder à un degré supérieur d’amour, dans un passage en quelque sorte d’Eros à Agapé. En e"et, la #gure de l’amie y est su$samment évanescente pour que puisse lui être substituée une représentation divine. En outre le dédain a$ché contre la « sotte gent » qui participe à la fête de la Saint-Jean peut aisément s’interpréter comme une prise de position religieuse. La tradition populaire de la célébration du solstice d’été, d’origine païenne, a certes été, peu ou prou, récupérée par l’Église, mais on peut voir se dessiner dans le poème de Saint-Gelais, deux façons de vivre sa foi : l’une, dans le cadre des festi-vités de la Saint-Jean, reste extérieure tandis que l’autre, préconisée par le poète, apparaît comme beaucoup plus intime, et, par là-même, profonde. La fermeté non récompensée du troisième poème, Helas, mon Dieu14, rend plus di$cile la double lecture d’un ferme amour valable aussi bien pour la créature que pour le Créateur. Mais cette chanson est

Et si ce cas di$cille vous semble, Allez voir celle où il s’est en%ammé.Vous le croirez et bruslerez ensemble.

(éd. Stone, t. II, p. 55).14.  Helas, mon Dieu, y a-il en ce monde

Mal ou ennuy dont on ayt cognoissance Qui soit egal à ma douleur profonde ?Helas, mon Dieu, si j’avois la puissance De declarer la peine que je porte, Ce me seroit une grande allegeance.Helas, mon Dieu, pitié, estes-vous morte ? Qui vous de"end que mort ne me contente Puisqu’autre espoir je n’ay qui me conforte ?Helas, mon Dieu, le temps de mon attente Se va passant comme songe et fumée Et ma douleur est seule permanente.Helas, mon Dieu, amye trop aymée, Voyez-vous point à mon deuil importable Vostre grand tort et foy peu estimée ?Helas, mon Dieu, s’amitié perdurable D’ingrat oubly est mal recompensée, J’en ay la peine et autre en est coulpable.Helas, mon Dieu, qui scavez ma pensée, Soiez content que d’elle je m’estrange, Mettant à #n l’œuvre mal commencée. Helas, mon Dieu, si mon cœur ne la change, Faictes au moings que mon œil mieux se garde De la chercher et que plus ne s’y range.Helas, mon Dieu, si ma mort tant luy tarde, Ordonnez-luy qu’apres ma sepulture, Tard repentie, elle entende et regarde Que plus ma foy que sa cruauté dure.

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précisément la seule du corpus à invoquer Dieu, qui plus est dans un refrain. C’est lui qui se trouve pris à témoin des sou!rances de l’amant dédaigné, et la chanson s’achève sur le terme, à double entente de « foy ». Dans les trois poèmes, la constance que rien ne peut remettre en cause, l’a#rmation de la puissance de la $amme amoureuse, qui brûle mieux et plus qu’un feu de la Saint-Jean sans consumer les cœurs, dont la mort même ne peut avoir raison et qui s’inscrit jusque dans les os de l’amant contraste nettement avec les autres pièces qui évoquent quant à elles, sur un mode chagrin ou au contraire guilleret des amours multiples et variables.

Un deuxième groupe de textes se dessine en e!et, qui traite avec une pointe d’ai-greur de la %n d’amours malheureuses. Les dizains Amour cruel de sa nature et Sy celle-la qui oncques ne fut myenne15 justi%ent le changement des sentiments de l’amant par la non-réciprocité du lien, soit que l’amour de la dame ait cessé, comme dans le premier poème, soit que la belle n’en ait jamais éprouvé pour son malheureux soupirant, comme dans le second. Dans cet amour qui assume la variation, la vie de l’amant n’est plus en jeu : alors que dans le ferme amour cette vie était le gage de la force indestructible du lien, et qu’elle était mise en péril par la cruauté de l’amie, rien ne meurt plus ici que le sentiment,

Cette leçon est celle du ms. B.N. fr. 878, dans lequel le texte est intitulé « Pour dire au luth en chant italien ». Elle est reprise dans le volume d’Adrian Le Roy, Second livre de guiterre contenant plusieurs chansons en forme de voix de ville, Paris : 1555, f. 13v (éd. Stone, t. I, p. 217-218).15.  Amour cruel de sa nature,

Me voyant à tort o!ensé,A eu pitié de ma poinctureEt m’a de changer dispenséDisant : « O pauvre homme insensé,Si du passé il te souvient,N’attendz plus ce qui point ne vientEt pense qu’une foy faillieJamais plus au cœur ne revient,Non plus que faict l’ame sallie ».

Leçon du ms. B.N. fr. 878 (éd. Stone II, p. 124-125).Si celle-là qui oncques ne fut mienneAvoit regret de ne me voir plus sien,J’estimerois [de] ma prison ancienneBien raisonnable et heureux le lyen.Mais, elle m’a voulu tant peu de bienQue s’elle a dueil, croyez certainementQue ce n’est point pour veoir l’eslongementD’une personne à elle tant o!erte,Mais pour me veoir eslongné de tourment,Plaignant mon gaing assez plus que sa perte.

Le  texte retenu ici est celui qui est publié dans La Fleur de poesie françoyse  (Paris, 1543). D’importantes variantes existent dans les manuscrits, notamment pour les vers 6-10, mais il semble bien Janequin ait travaillé à partir de cette version (éd. Stone, t. II, p. 148-149).

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et la liberté retrouvée est considérée comme un « gaing ». Pour autant la sou"rance, ou, pour le dire comme Saint-Gelais, la « poincture » que ressent l’amant dédaigné engage un traitement assez sombre de l’inconstance, et une attaque violente contre les dames indignes. La première est une traîtresse, qui a « o"ensé » son amant et dont la « foy est faillie ». De la seconde est dressé le tableau d’une femme cruelle et vaine qui n’ « a dueil » que parce qu’elle plaint le « gaing » de l’amant libéré « assez plus que sa perte ».

Il en va tout autrement dans le dernier groupe de textes, le plus important du cor-pus, beaucoup plus léger, populaire et grivois, qui évoque avec drôlerie et bonne humeur des jeux d’alcôve. Contrairement aux précédents, qui étaient écrits à la première per-sonne, ces quatre poèmes présentent un petit théâtre de personnages-types vivement esquissés : jeunes paysans, vieille femme, jeune mariée, chambrière et couple de maîtres qui incarnent des situations amoureuses aux implications beaucoup plus physiques que sentimentales. Dans Non feray, je n’en feray rien16 nous voyons ainsi une « #lle farouche » tenter de se soustraire à l’entreprenant jeune homme qui cherche à la trousser « sur le bord du fossé ». Sa vertu, loin de l’honorer, fait d’elle une « sotte » qui ne sait pas saisir les occasions lorsqu’elles se présentent. La « belle jeune espousée17 » de la pièce suivante

16.  « Non feray ; je n’en feray rien.Je ne veux point que l’on m’y touche.Laissez mon honneur ; il est bien, »Disoit une garse faroucheA un qui dressoit l’escarmoucheJusques sur le bord du fossé.« C’est trop rudement repoulsé »,Ce luy dist-il. « Escoutez-moy.Qu’avez-vous ? Que craignez-vous ? Quoy,Que l’on vous amoindrisse et osteL’honneur de dessoubz vostre cotte ?C’est bien de quoy se tormenter !Allez, vous n’estes qu’une sotte.Je le veux croistre et augmenter ».

Nous intégrons au texte proposé par Stone (t. II, p. 203-204) certaines variantes du manuscrit B.N. latin 4813 (v. 6 et 7), présentes également dans la version adaptée par Janequin. 17.  Une belle jeune espousee

Etoit une fois en devizAvec une vieille rusee.Et disoit : « Dame à vostre advisLes hommes sont-ilz si ravisQuand ilz le font, et ont-ilz bienAutant que nous d’aise et de bien ? »« Je croy », ce luy respondit-elle,« Qu’ils sentent douceur toute telle,Mais elle passe comme vent. »« Je m’esbahy donc », dit la belle,« Qu’ilz n’y retournent plus souvent. »

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consulte quant à elle une « vieille rusée », présumée détenir une forme de sagesse ou tout au moins une expérience certaine en matière sexuelle. Le souci qu’a la jeune femme de comprendre le désir masculin en général laisse percer un désarroi plus personnel et nous saisissons fort bien que les ardeurs trop rares de son mari la laissent insatisfaite en même temps qu’« esbahi[e] ». En"n Ung mari se voulant coucher et Ung jour que ma dame dor-moit18 nous présentent des situations d’adultère avec une naïveté comique. La « femme nouvelle » du premier compare avec une simplicité désarmante le comportement sexuel de son époux à celui de son amant, tandis que la « chambriere » avec laquelle « Monsieur » se livre à des exploits ancillaires, initiant elle aussi le jeu de la comparaison avec l’épouse légitime, révèle dans une délicieuse pointe "nale que, dans le couple des maîtres, le mari n’est pas le seul à « danser » ailleurs.

Ainsi, les poèmes de Saint-Gelais pemettent-ils à Janequin d’explorer, à l’occasion de ces quelques chansons, tout un éventail de postures amoureuses et de registres, de la constance inébranlable et parfois douloureuse traitée sur un ton sérieux et digne jusqu’à l’inconstance gaillardement assumée. L’adaptation du texte poétique à laquelle procède le

La version de l’édition musicale est la même que celle publiée par Sébillet dans Art poëtique françoys, Paris : 1548 (éd. Stone, t. II, p.192-193). 18.  Un mari se voulant coucher

Avecque sa femme nouvelle,S’en vint tout bellement cacherUng gros maillet en la ruelle.« O mon dous amy », ce dit-elle,« Quel maillet vous voy-je empoigner ? »« C’est », dit-il, « pour mieus vous coigner. »« Maillet », dit-elle, « n’ay oncq veu.Quand Gros-Jean me vient besongner,Il ne me coigne que du cul. »

Leçon du ms. B.N. fr. 885 (éd. Stone, t II, p. 168-169).Ung jour que ma dame dormoit,Monsieur bransloit sa chambriereEt elle qui la danse aymoitRemuoit fort bien le derriere.En"n la garse toute "ereLuy dist : « Monsieur, par vostre foy,Qui le faict mieux, Madame ou moy ? »« C’est toy », dist-il, « sans contredit. »« Nenda », dict-elle, « je le croy,Car tout le monde le me dict. »

Pour ce dizain, la version la plus proche de celle de la chanson de Janequin se trouve dans la Fleur de poesie françoise, c’est pourquoi nous retenons cette leçon, parmi toutes celles des éditions textuelles (éd. Stone, t. I, p. 127).

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musicien pour transformer le poème en chant polyphonique met en évidence, sur un plan plus formel, que la composition musicale a également valeur d’interprétation du texte19.

La musique comme interprétation du texteLe jeu sur les sonorités, champ commun à la poésie et à la musique, souligne particuliè-rement bien ce fait. L’exemple le plus "agrant de notre corpus se trouve très certainement dans la chanson Ung mari se voulant coucher. Si l’on compare le texte de la partition à celui du poème, on constate tout d’abord une série de variantes qui ne se trouvent dans aucun des quatre manuscrits présentant le dizain20. Trois de ces modi#cations peuvent paraître mineures, sans être pour autant insigni#antes. « Helas mon amy » se substitue à « O mon dous amy ». Le complément d’objet direct du verbe « coigner » au vers 7 est supprimé, tandis que l’ajout de « se » avant le verbe de parole, permet de maintenir la juste mesure du vers. En#n, les trois syllabes de l’incise « dit-elle », trois vers avant la #n,

19. À propos de la notion de « lecture musicale » d’un texte poétique, voir Jean-Pierre Ouvrard, La chanson polyphonique franco-"amande autour de 1530-1550 comme lecture du texte poétique, $èse de Doctorat, Université de Tours, 1979, ainsi que l’article que l’auteur en a tiré : « Les jeux du mètre et du sens dans la chanson polyphonique française du xvie siècle (1528-1550) », Revue de musicologie, 67/1 (1981), p. 5-34.20. Nous indiquons ces variantes en italique. Le  renforcement de la rime introduit par les variantes de l’édition musicale est signalé par des caractères gras :Leçon du ms. B.N. fr. 885 (éd. Stone, t. II, p. 168-169)

Un mari se voulant coucherAvecque sa femme nouvelle,S’en vint tout bellement cacherUng gros maillet en la ruelle.« O mon dous amy », ce dit-elle,« Quel maillet vous voy-je empoigner ? »« C’est », dit-il, « pour mieus vous coigner. »« Maillet », dit-elle, « n’ay oncq veu.Quand Gros-Jean me vient besongner,Il ne me coigne que du cul. »

Leçon adoptée par Janequin (Merritt-Lesure, vol. III, no 94, p. 88-92)Ung mari se voulant coucherAvecques sa femme nouvelleS’en vint tout bellement cacherUng gros maillet en la ruelle« Hélas, mon amy, se dist-elle,Quel maillet vous voys je empoigner. »« C’est, se dist il, pour mieulx coigner. »« J’ay, se dict elle, ung peu vescuMais coup de maillet n’ay oncq eu.Quand gros Jehan me vient besoignerIl ne me coigne que du cul.

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sont remplacées par « Mais coup de ». Toutefois ce sont d’abord les vers 8 et 9 de la leçon adoptée par Janequin qui doivent retenir notre attention. En e"et, le vers 8 est rajouté, faisant du dizain un onzain, et la rime du vers 9 modi#ée, « n’ay oncq veu » devenant « n’ay oncq eu ». Il faut bien convenir que cette version est meilleure. Elle passe certes sous silence une des conséquences triviales des pratiques sexuelles de Gros Jehan et de la jeune femme, celle-ci ne pouvant de fait pas voir le « maillet » de son partenaire puisqu’elle lui tourne le dos. Mais sa réussite tient, précisément, aux équivoques insistantes des nouvelles rimes : « vescu », « oncq eu » qui préparent bien évidemment le dernier mot du poème. Si Saint-Gelais, dans la leçon retenue par Stone pour ce texte, joue de l’image crue pour donner libre cours à l’obscénité du dialogue, Janequin opte plutôt pour un renforcement des jeux sonores, en germes dans le texte originel, et, par d’autres moyens, aboutit aux mêmes e"ets. L’équivoque des rimes n’est pas la seule à être mise en œuvre dans ce but. Le compositeur ménage aussi des e"ets de reprises pour chaque voix, qui accroissent l’insistance sonore autour de ce terme central : l’allitération en [k] qui est esquissée dès les premiers vers grâce aux termes « coucher », « avecques » et « cacher » se fait très nettement entendre dans « coup » — terme qui, on l’a vu, est ajouté dans cette leçon — « coigner », « quand », « que », « quel » et « cul ». Elle se trouve évidemment ampli#ée par la répétition. Si l’on s’en tient à la deuxième voix21, on remarque que « coigner » apparaît quinze fois, « que » cinq fois et la syllabe [ky] sept fois. Sur un plan à la fois rythmique et sonore, on comprend également que la disparition du pronom personnel « vous » du vers 7, au-delà de ses implications signi#antes dans les rapports entre les époux de la chanson, contri-bue à rendre plus perceptible cette allitération, et à suggérer e$cacement, au travers du

21. Les caractères gras mettent en évidence les e"ets de reprise dans le texte de cette deuxième voix :

Ung mari se voulant coucherAvecques sa femme nouvelleS’en vint tout bellement cacherUng gros maillet en la ruelle« Hélas, Hélas, mon amy, Hélas, mon amy, mon amy, se dist-elle,Quel maillet vous voys je empoigner. »« C’est, se dist il, pour mieulx coigner, dist il, pour mieux coigner. »« J’ay, se dict elle, un peu vescu Mais coup de maillet n’ay oncq eu.Quand gros Jehan me vient besoignerIl ne me coigne, coigne que du cul. » Il ne me coigne, coigne, coigne, Il ne me coigne que du cul Quand gros Jehan me vient besoignerIl ne me coigne, coigne que du cul.Il ne me coigne, coigne, coigne, il ne me coigne que du cul.Il ne me coigne que du cul.

(Merritt-Lesure, vol. III, no 94, p. 88-92).

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rythme du chant, celui d’ébats énergiques. Tout se passe comme si la musique, par un jeu de di!ractions et d’ampli"cations, plaçait au premier plan de l’audition et de l’imagina-tion la seule chose à retenir de ce texte.

De fait, Janequin choisit plutôt dans l’œuvre de Saint-Gelais des poèmes courts voire très courts, comme le quatrain en décasyllabes Tant ay gravé au cueur vostre !gure. La seule exception est la chanson Hélas mon Dieu, y a il en ce monde qui compte vingt-huit décasyllabes. Les autres comportent entre huit et quatorze vers, octosyllabes ou décasyl-labes. Toutefois, les reprises de segments, notamment à la "n des chansons, donnent plus d’ampleur au texte originel. Si l’on observe la façon dont Janequin traite par exemple le quatorzain Non feray, je n’en feray rien22, on se rend compte que toutes les voix répètent au moins une fois la réplique e!arouchée de la jeune "lle « je ne veux point que l’on m’y touche », point de départ de la saynète. Le terme clé d’ « honneur » est également répété par trois des quatre voix. Mais ce sont les vers 11 à 14, et spéci"quement le tout dernier, « Je le veux croistre et augmenter » qui font l’objet des reprises les plus importantes. Tout se passe alors comme si la chanson mettait en œuvre la promesse grivoise du séducteur : alors que celui-ci fait miroiter à son interlocutrice un accroissement de son honneur, le chant met en place par la répétition une autre forme d’augmentation, textuelle cette fois. Les dix syllabes "nales en deviennent dix-huit, s’étendant sur quatre mesures et demie à la "n du chant, et ce pour les quatre voix — « Je le veux croistre, Je le veux croistre, Je le veux croistre et augmenter ». Au début et à la toute "n de cette séquence le recours à

22. Les quatre voix proposent évidemment des variations dans le procédé de répétition (signalé en gras ci-dessous). À titre de simple exemple, nous reproduisons ici le texte chanté par la première voix :

« Non feray, je n’en feray rienJe ne veux point Je ne veux point que l’on m’y touche que l’on m’y touche que l’on m’y toucheLaissés mon honneur, il est bien »Disoit une "lle farouche faroucheA un qui dressoit l’escarmouche l’escarmoucheJusques sur le bort du fossé.« C’est trop rudement repoussé,Ce luy dit-il, escoutés moyQu’avés vous ? Que craignés vous ? Quoy ?Que l’on vous amoindrisse et osteL’honneur L’honneur de dessous vostre cote ?C’est bien de quoy se lamenter. C’est bien de quoy se lamenterAllés, allés, vous n’estes qu’une sotte,Je le veux croistre Je le veux croistre Je le veux croistre et augmenter. »C’est bien de quoy se lamenter. C’est bien de quoy se lamenterAllés, allés, vous n’estes qu’une sotte,Je le veux croistre Je le veux croistre Je le veux croistre et augmenter.

(Merritt-Lesure, vol. VI, no 244, p. 142-147).

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l’homophonie23 encadrant l’enchevêtrement des quatre voix permet de rendre parfaite-ment intelligible pour l’auditeur le premier hémistiche d’abord, le dernier verbe ensuite, tout en l’entraînant, au cœur des reprises, dans le tourbillon de la di!raction de la parole par le chant. Ces procédés de mise en valeur permettent de déployer, par-delà le sens premier de cet ultime vers, un autre niveau de signi"cation, programmatique pour la mise en musique qui, de fait, accroît le texte de départ24. Dans cette mesure, le travail du compositeur relève à la fois de l’interprétation et de l’appropriation de l’œuvre poétique.

La chute d’Une belle jeune espousée en donne un autre exemple25. Dans le texte du poème, l’adverbe « souvent » qui clôt le dernier vers rime avec « vent », deux vers plus haut. Or, dans cette chanson, la répétition "nale ne concerne pas seulement un segment syntaxique ou un mot isolé, comme dans les autres textes du corpus, mais aussi l’ultime syllabe. Ainsi la partition des trois premières voix s’achève sur les mots « Je m’esbahis

23. Ce terme est bien évidemment ici utilisé dans son acception musicale.24. Notons également que le procédé de la répétition, éloignant de son nom de référence, « honneur », le pronom personnel « le », confère à cette proposition "nale une certaine autonomie sémantique, qui ouvre encore d’autres pistes d’interprétation. Dans le cadre d’une chanson explicitement grivoise, le sous-entendu sexuel des deux verbes « croître et augmenter », qui expriment la volonté — et le désir — du personnage masculin, peut être relevé. La chanson met donc en scène tout un éventail d’accroissements : celui de l’honneur, argument fallacieux du séducteur, celui du désir, celui du texte, mais aussi celui du sexe masculin, voire du ventre de la jeune "lle, dans le cas où « l’escarmouche » porterait ses fruits.25. Les caractères gras indiquent toujours ici les répétitions, le signe [X] la suppression d’une partie du texte.Fin du chant, première voix

Mais elle passe Mais elle passe comme vent. »« Je m’esbahis, Je m’esbahis donc, dist la belle,Qu’il n’y retourne plus souvent Qu’il n’y retourne plus souvent. »Je m’esbahis vent.

Fin du chant, deuxième voixMais elle passe, Mais elle passe, passe, passe comme vent. »« Je m’esbahis Je m’esbahis donc, dist la belle,Qu’il n’y retourne retourne plus souvent. »Qu’il n’y retourne plus, Qu’il n’y retourne plus souventJe m’esbahis je vent.

Fin du chant, troisième voixMais elle passe Mais elle passe, passe, passe comme vent. »« Je m’esbahis Je m’esbahis donc, dist la belle,Qu’il n’y retourne plus Qu’il n’y retourne plus souvent. »Je m’esbahis vent

Fin du chant, quatrième voixMais elle passe, Mais elle passe Mais elle passe comme vent. » [X]Qu’il n’y retourne plus retourne plus, plus, qu’il n’y retourne plus souvent vent. »

(Merritt-Lesure, vol. III, no 80, p. 30-31).

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vent », celle de la quatrième par « plus souvent, vent ». L’insistance sur la fugacité du désir venant s’ajouter à l’idée de sa rareté est accrue par l’e"et de rupture syntaxique et la mise en valeur de la syllabe mais aussi du mot « vent ». La répétition du verbe « passer », à deux ou trois reprises selon les voix, renforce encore cette lecture.

Ainsi Janequin semble-t-il accorder une attention toute particulière aux paroles de ses chansons, en mettant en valeur par les procédés propres à son art une interprétation du texte poétique. Il convient toutefois de nuancer quelque peu cette première impression et de s’interroger sur le statut du texte dans la chanson.

Le statut du texte dans la chansonEn e"et, si le poème est bien sûr pris en compte, comme un point de départ à l’inspiration du musicien, il n’est pas pour autant envisagé comme une œuvre au service de laquelle se mettrait la musique, dans un respect nécessairement scrupuleux du texte. Janequin semble plutôt choisir un angle, un mot ou une courte expression à partir desquels il construit sa partition, et ce dans un certain dédain pour le détail du texte. La façon dont le sens et la prosodie se trouvent parfois malmenés ou négligés tend à le prouver.

Il n’existe pas pour les poèmes de Saint-Gelais de sources éditoriales qui #gent a priori un texte de référence, on l’a vu. Dans la plupart des cas, les paroles retenues dans les éditions musicales correspondent à l’une des leçons des manuscrits ou des éditions imprimées de Saint-Gelais. Il arrive pourtant que des variantes n’existent que dans la version musicale, laissant peut-être envisager une modi#cation, volontaire ou non, du texte poétique au stade de son adaptation musicale. Pareille transformation pourrait avoir été rendue particulièrement aisée du fait de l’absence de contrôle exercé par le poète sur la di"usion de ses œuvres. Toutefois la primauté de la version musicale sur toute autre leçon textuelle ne peut être exclue.

Si dans Ung mari se voulant coucher, précédemment évoqué, les choix e"ectués sont cohérents par rapport au sens de l’ensemble de la pièce, en revanche dans Tant ay gravé au cueur vostre "gure, par exemple, on est surpris par l’obscurité du texte des éditions musicales26. On note tout d’abord dans la partition l’oubli de l’accord du participe passé

26. Leçon du ms. B.N. fr. 878 (éd. Stone, t. II, p. 5)Tant ay gravee au cœur vostre #gureEt si au vif Amour vous y tiraQu’apres mille ans dedans ma sepultureDessus mes os vostre nom se lira.

Leçon de Janequin (Merritt-Lesure, vol. II, no 49, p. 113-115)Tant ay gravé au cueur vostre #gure

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qui est important pour le sens, mais qui n’a !nalement pas d’incidence à l’oral. Une autre variante, en revanche est plus troublante. Il s’agit du remplacement, au vers 2 de « vous y tira » par « la luttera ». Comment comprendre cette leçon ? Peu importe, serait-on tenté de répondre. Certes ce vers est bel et bien chanté par les quatre voix, mais il se trouve quelque peu relégué à l’arrière-plan par la mise en valeur des deux mots que Janequin élit spéci!quement dans ce bref poème : « vif » et « os », qui soulignent l’antithèse essen-tielle entre la vie et la mort ainsi que la problématique fondamentale du ferme amour, le sentiment perdurant, dans toute sa vivacité, par-delà même la mort. Les procédés de la reprise et du mélisme, une même syllabe étant chantée sur plusieurs notes, se combinent pour donner prioritairement à entendre ces deux mots très brefs. Sur le plan rythmique, la troisième voix chante ainsi le mot « vif » sur une mesure et demie lors de sa première occurrence. La polyphonie permet en outre de maintenir ce mot, d’une voix à l’autre, sans discontinuer sur quatre mesures.

Par ailleurs, sur un plan prosodique cette fois, on remarque que les leçons retenues par Janequin ne respectent pas toujours l’isométrie des poèmes adaptés. Jean Vignes étudie plus précisément ce point, qui ne sera qu’esquissé ici, dans l’article qu’il consacre aux chansons descriptives de Janequin. Dans le cas des chansons de Saint-Gelais, l’omis-sion de certains segments peut n’avoir aucune incidence sur le sens, mais déstructure en revanche le rythme originel. C’est ce qui se produit dans Ung jour que ma dame dormoit, tout le second hémistiche du sixième vers étant supprimé dans l’ensemble de la ver-sion chantée27. Bien évidemment, le fait que les partitions des di#érentes voix jouent constamment de la répétition, ne permet pas à l’auditeur des chansons de percevoir cette suppression. Néanmoins, l’on se rend bien compte dans ce cas que s’inscrire dans une

Et si au vif amour la lutteraQu’apres mil ans dedans ma sepultureDessus mes os, vostre nom se lyra.

27. C'est nous qui soulignons ce vers tronqué dans la leçon retenue par Janequin (Merritt-Lesure, vol. III, no 101, p. 117-121) :

Ung jour que madame dormoitMonsieur bransloit sa chambriereEt elle qui la dance aymoitRemovoit fort bien le derriereEn!n la garse toute !ereLuy dict « monsieur,Qui le faict mieulx, Madame ou moy ? » « C’est toy, dict il, sans contredict« Nenda, dict elle, je le croyCar tout le monde le me dict »

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continuité scrupuleuse du travail de composition poétique de Saint-Gelais n’est pas ce qui intéresse Janequin.

v

Or, à l’issue de cette brève présentation, il faut se demander, précisément, ce qui intéresse le compositeur, et qu’il trouve notamment dans l’œuvre de Saint-Gelais. Il semble pos-sible d’avancer qu’au-delà des mots clés que Janequin met en valeur dans ses chansons, ce sont les voix multiples, polyphoniques s’exprimant déjà dans les poèmes originels qui attirent son attention. En e!et, les choix auxquels il procède marquent son goût pour les textes dialogiques : plus de la moitié des poèmes de Saint-Gelais qu’il adapte — et tous ceux qui relèvent de la veine grivoise — font entendre di!érentes voix, que ce soit, dans les saynètes populaires, celles des personnages ou, dans Amour cruel de sa nature, celle d’Amour lui-même. Or, si l’on s’intéresse plus largement à l’œuvre de Mellin de Saint-Gelais, on constate que, dans la lignée marotique une fois encore, son esthétique est fortement marquée par l’accueil très large de voix hétéroclites, soit qu’il insère simple-ment, comme ici, des dialogues dans ses poèmes, soit qu’il mette sa propre voix de poète au service d’autres personnes, hommes ou femmes selon les pièces et les circonstances. En somme, Saint-Gelais, poète de cour, est, plus qu’une voix spéci#que construisant poème après poème une persona cohérente, ce que l’on peut appeler un « prête-voix »28. On conçoit dans cette mesure que la polyphonie musicale de Janequin ait trouvé dans cette polyphonie poétique un terrain de jeu particulièrement propice. Contrairement à ce qui se passe dans l’adaptation du Devis chrétien de Marot étudiée par Jean Duchamp, dans laquelle une voix pose une question et les autres répondent, ici, le compositeur ne double pas le texte originel en attribuant à chacune des quatre voix du chant l’un des « rôles » suggérés par la polyphonie du poème. Il propose plutôt, au sein de la partition de chaque chanteur une interprétation complète ou presque de cette polyphonie origi-nelle, en une sorte d’emboîtement de di!érents niveaux de voix. En e!et, même dans le cas, assez fréquent pour la quatrième voix, où des pans entiers du poème sont laissés de côté, ce qui reste du texte n’est jamais exclusivement la parole de l’un des person-nages du poème. Évidemment l’interprétation de l’ensemble du texte que donne chaque

28. Cette observation peut être mise en relation avec ce que Jean-Eudes Girot indique des conséquences de la di!usion « éparpillée » des œuvres de Mellin de Saint-Gelais. Sur un plan esthétique comme sur un plan éditorial, tout se passe comme si le poète prenait bien garde de ne pas se constituer d’ethos spéci#que.

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voix du chant s’accorde sur un nombre important de points avec celle des autres voix — sinon la polyphonie se ferait cacophonie. Mais chacune de ces quatre voix introduit également un point de vue légèrement di"érent des autres, et, par là-même de la variété et de la richesse dans la lecture du texte premier. En mettant l’accent sur des éléments di"érents d’une voix à l’autre, que ce soit par la réécriture du texte de façon spéci#que pour chaque chanteur, avec ses additions mais aussi ses suppressions, l’usage des silences ou du mélisme pour ne citer que quelques procédés, Janequin fait surgir diverses strates du sens. Et, mettant en musique Saint-Gelais, il permet donc à deux voix foncièrement polyphoniques de se croiser et de s’entrelacer.

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