Pour une ethnolinguistique discursive du conte berbère … · Miloud Taïfi, pour m’avoir fait...
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Pour une ethnolinguistique discursive du conte berbre la croise des cultures : relation orale et
mta-mdiationFabienne Tissot
To cite this version:Fabienne Tissot. Pour une ethnolinguistique discursive du conte berbre la croise des cultures :relation orale et mta-mdiation. Linguistique. Universit de Franche-Comt, 2011. Franais.
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UIVERSIT DE FRACHE-COMT
COLE DOCTORALE LAGAGES, ESPACES, TEMPS, SOCITS
Thse en vue de lobtention du titre de docteur en
SCIECES DU LAGAGE
POUR UE ETHOLIGUISTIQUE DISCURSIVE DU
COTE BERBRE LA CROISE DES CULTURES :
RELATIO ORALE ET MTA-MDIATIO
Volume 1
Prsente et soutenue publiquement par
Fabienne TISSOT
Le 15 janvier 2011
Sous la direction de
Madame le Professeur Andre CHAUVI-VILEO
Membres du Jury : Andre CHAUVIN-VILENO, Professeur luniversit de Franche-Comt, Directeur Jean-Franois JEANDILLOU, Professeur luniversit de Paris X, Rapporteur Mongi MADINI, Matre de confrences luniversit de Franche-Comt, Co-directeur Musanji NGALASSO-MWATHA, Professeur luniversit de Bordeaux 3, Rapporteur Marion PERREFORT, Professeur luniversit de Franche-Comt, Examinateur Miloud TAFI, Professeur luniversit de Fs, Examinateur
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Remerciements
A mes directeurs de recherche, Mme Andre Chauvin-Vileno, pour ses relectures attentives et comprhensives, sa maeutique douce et ferme la fois, ses remarques fusantes et son soutien chaleureux et patient au fil de ces longues annes ; M. Mongi Madini, pour son regard distanci et critique sur ma thse, la confiance quil ma accorde, ses encouragements et sa tolrance depuis les premires annes en salle C11 A Madame Marion Perrefort, Messieurs Jean-Franois Jeandillou, Musanji Ngalasso-Mwatha et Miloud Tafi, pour mavoir fait lhonneur de juger cette longue thse A mes informateurs, qui se sont risqus, pour la plupart de faon indite, lexercice du contage et de la traduction, A Mohammed At Ider A Mokhtar Amanar A Malika Azayou A Afid Baddi A Brahim Bouadi A Abdallah Boufouss A Zohra Elfikhi A Rachid Tachroune A Sofia qui se reconnatra Pour leur parole conteuse, initiatrice et continuatrice jusque dans le froid hivernal, leur patience et leur gentillesse, pour avoir, pour certains, jou le jeu de la recherche, pour lmotion partage et les jolies complicits cres, quils voient ici le tmoignage de ma plus vive reconnaissance A Mohammed Tachroune, pour sa bonne humeur, son soutien et son investissement dans ma recherche Aux amis de Taghazout, pour leur accueil, leur gnrosit, et tous les moments passs en leur compagnie : Jamal, Farid, Bouchra, Fatima, Omar, Laoussine, Camel, Lhassen, Mohammed, Watchou, Aboudrar, Nordine et ceux que joublie A Nicolas, qui ma emmene la dcouverte de la culture berbre et la claire par lacuit de son regard la fois sensible, amical et sociologique, pour sa gnrosit et pour ce quil ma apport A Karima Askassay, Aziza Ben Ajjou, Nordine Benhaga, Lamia Bereski, Lucile Boucot, Soad Matar, Maud, Nacera, Najet et Yasmine qui ont particip lenqute de terrain en France, en relayant ma demande dans leur cercle amical ou familial A Karim Aguenaou et Aboulkacem El Khatir ( Afulay ) du site mondeberbere.com, pour leurs prcieuses informations A Irne Dhote, Stan Idelsen, Rafik Harbaoui, Mustapha Kharmoudi, Lila Khaled, Aziz Kich et Hlne Vermeulin
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A Abdallah T., qui ma permis daccder un certain nombre de mmoires lUniversit dAgadir, au personnel de la librairie Al Mougar, pour sa disponibilit et sa gentillesse mon gard, A Malika, pour les nombreux clairages apports sur la culture berbre, sa jolie voix et ses rires communicatifs, ainsi qu Fatima et Khadija A Marc Souchon, pour le regard port sur ma recherche ses dbuts A Bernard Lyonnet, pour son intrt pour ma thse et nos changes constructifs Au LASELDI, pour le cadre matriel et thorique offert aux doctorants et ses membres et plus particulirement Alpha Barry, Kaouthar Ben Abdallah, Bernard Couty, Yves Jouvenot, Margareta Katsberg, Cline Lambert, Virginie Lethier, Elni Mitropoulou, Nanta Novello-Paglianti (pour ses petites attentions), Adle Petitclerc, Nicole Salzard, Justine Simon, Phillipe Schepens et Jean-Marie Viprey A Magali Bigey, pour les moments partags, ses encouragements et son nergie
A Sandrine Curti, pour sa gnrosit et les moments de complicit depuis le DEA jusqu la thse, acheve en des temps qui me semblent lointains
A Audrey Moutat, pour le partage amical de bureau, les changes presque rgls de cls et de nouvelles A ma famille, mes parents, pour leur soutien autant moral que financier ; ma mre qui ma encourage tudier ; mon pre, qui pourra dsormais dire de sa fille quelle est docteure et ses ravitaillements continus en fruits et lgumes frais ; mon frre pour sa prsence dans les moments difficiles ; Batrice, les filles et le bb ; Ccile pour ses encouragements et lintrt port mon travail ; Caroline, qui restera jespre encore un peu marseillaise ; mon oncle prfr et Chantal pour ses petits mots ; Marie-Claude pour les pauses chlores et Jeannette, du temps rvolu des petites chipies aujourdhui pour sa curiosit reste intacte A Pascal Froget, pour sa gentillesse, ses encouragements et les rires partags, Bruno Martin pour son soutien librateur et ses petits trucs , Brigitte G-L pour son nergie qui a quelque chose de magique , Nicole Caillet-Wirth pour son souci de lhumain, Hassan Katranji A ma petite sur de coeur, Delphine, pour sa sensibilit, sa gnrosit, ses hbergements rpts, sa bonne humeur et sa belle fidlit dans les bons et mauvais moments, Antoine aussi et pas seulement parce que lun ne va plus sans lautre A ma grande soeur de cur, Aurlie, pour les ts cvenols ainsi qu sa famille les ballades ressources aux cascades, en passant par les goters belle maman , son apprhension intuitive du monde et puis pour Les aventurires et Fredo, bientt docteur en ornithologie A Fanny, pour lintermde saint-raphalien , sa patience comprhensive, les fous rires complices et ses relectures attentives A Lilou, pour ces mmes moments complices/dcompressifs et son aide prcieuse la mise en forme de la thse Aux autres danseuses et tout particulirement Marie-Blanche, pour sa gnrosit, le rconfort aprs leffort et son activisme profondment humain
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A Marie-Jo Saintesprit, pour sa lecture scrupuleuse de la version dfinitive de ma thse et sa passion pour la langue franaise A Danielle Tosello-Courbon, pour sa gentillesse et son enthousiasme pour mes travaux A Eric, pour ses conseils et son patient tlguidage informatique A Anne-Vro, Cathy et surtout Sylvain et Isa pour leurs traductions A Gertie, pour sa bienveillance et son enthousiasme pour ma recherche A Iris, pour son imagination cratrice, son nergie et pour mavoir porte sur une scne A la joyeuse compagnie du lundi soir et tout particulirement Fabien, Zilokha et Marie-Jo Enfin Emilie, Goups, Jenny, Yasmina, Mina, Boots, Franoise(s), Herv et Annie, Chantal, Yenyen, Fabrice, Christian, Christelle,Virginie, Gg, Anne-Caroline, Laurent, Nathalie G. et B., Poupoul, Thierry et La, Nath et Tony, Dimi, Rokhaya, Simon, Amina, Marie-Nolle, Sylvain et Cyril, pour tous les moments partags, leur gnrosit, leurs encouragements, leur soutien et/ou pour mavoir entendue parler souvent de ma thse
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Acquiescement au monde comme lieu matriciel. Creuset o slabore un rapport lautre en pointill. on pas le plein de la raison, mais le vide des sens. Linterstice permettant, justement parce quil est creux , daccueillir lautre. Remplacement de la certitude (dogmatique) excluante, par le doute, source de toute tolrance.
Le renchantement du monde, Une thique pour notre temps
Michel Maffesoli
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Sommaire
VOLUME 1 Introduction gnrale.............................................................................................................................13 Chapitre I ................................................................................................................................................27 Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux ...27
1. Panorama des diverses approches de lobjet conte ..........................................................................27 1.1. Dgager la structure du rcit par le biais de la linguistique .....................................................28 1.2. Dgager les thmatiques du conte en liaison avec leur contexte de production.......................32 1.3. Rintgrer le conte dans sa situation de production : lapproche pragmatique ........................34 1.4. Lapproche psychanalytique ....................................................................................................34
2. Pour une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux...................................................35 2.1. De lethnolinguistique..........................................................................................................35 2.2. A lanalyse du discours ............................................................................................................47 2.3. Des points darticulation entre lanalyse du discours et lethnolinguistique............................50 2.4. Analyse du discours et textualit..............................................................................................52 2.5. Synthse ...................................................................................................................................56
Chapitre II...............................................................................................................................................61 Texte, nonciation et discours................................................................................................................61
1. Structure compositionnelle et texture ..............................................................................................63 1.1. Structure narrative....................................................................................................................63 1.2. Cohrence ................................................................................................................................65 1.3. Connexion et liage des units textuelles ..................................................................................66
2. La dimension nonciative ................................................................................................................70 2.1. Lnonciation : thorie gnrale...............................................................................................71 2.2. Marquage de la subjectivit/prise en charge nonciative .........................................................74
3. La dimension mta-nonciative .......................................................................................................79 3.1. Non-concidence interlocutive .................................................................................................83 3.2. Non-concidence du discours lui-mme ................................................................................86 3.3. Non-concidence entre les mots et les choses ..........................................................................92 3.4. Non-concidence des mots eux-mmes ...............................................................................100
Chapitre III ...........................................................................................................................................105 Discours et ethnotextes en contexte.....................................................................................................105
1. Du contexte la contextualisation .................................................................................................106 1.1. Elments de dfinition ...........................................................................................................106 1.2. Les paramtres constituants du contexte ................................................................................107 1.3. Reprsentations, images et schmatisation ............................................................................108 1.4. Caractre dynamique et processuel du contexte.....................................................................111 1.5. La contextualisation et ses indices .........................................................................................113 1.6. Co-textualisation, mmoire discursive et gnricit ..............................................................116 1.7. Contexte(s) et situations de transmission ...............................................................................118
2. Construction du sens dans linteraction .........................................................................................119 2.1. Affirmation du ple de la rception .......................................................................................120 2.2. Ajustement interlocutif et savoirs mobilisables dans linteraction.........................................122
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3. Contexte culturel et dynamique identitaire ....................................................................................128 3.1. Pour une dlimitation du culturel .....................................................................................130 3.2. Le point de vue des individus : la production de lidentit culturelle ..............................145 3.3. Synthse .................................................................................................................................159
4. Du conte en contexte culturel lethnotexte en contexte de transmission.....................................161 4.1. Contes et contexte culturel .....................................................................................................162 4.2. Ethnotextes et contextes de transmission ...............................................................................172
Chapitre IV ...........................................................................................................................................185 Le contexte de lenqute et le recueil de productions ethnodiscursives ...........................................185
1. Cheminement de la recherche : des textes au processus de transmission ......................................186 2. Contexte et droulement de lenqute............................................................................................190
2.1. Premire phase : lenqute de terrain au Maroc .....................................................................191 2.2. Seconde phase de lenqute ...................................................................................................217
3. Les informateurs ............................................................................................................................223 3.1. Hassan E. ...............................................................................................................................224 3.2. Hicham C. ..............................................................................................................................226 3.3. Salem A..................................................................................................................................227 3.4. Sofia B. ..................................................................................................................................229 3.5. Laoussine A. ..........................................................................................................................229 3.6. Hamid B. ................................................................................................................................231 3.7. Zayane A................................................................................................................................231 3.8. Rabah H. ................................................................................................................................233 3.9. Saana T. .................................................................................................................................234
Chapitre V.............................................................................................................................................239 Textes de tradition littraire berbre en performance orale ......................................................239
1. Lordre de loralit.........................................................................................................................240 1.1. Loral comme ordre de ralisation de la langue et du discours ..............................................241 1.2. La performance orale .............................................................................................................250
2. Le champ des productions littraires orales berbres ....................................................................259 2.1. Structuration et dfinition du champ littraire .......................................................................260 2.2. Dune littrature traditionnelle de la convenance aux formes modernes .........................273
Chapitre VI ...........................................................................................................................................299 Le corpus de contes berbres et sa dimension variationnelle ...........................................................299
1. Les contes berbres en tant quobjets dtude .........................................................................300 1.1. Classification folkoriste et thmatique des contes ...........................................................301 1.2. De quelques traits saillants du conte berbre .........................................................................309
2. Les versions et les observables du corpus......................................................................................311 2.1. La constitution dun corpus de rfrence .........................................................................311 2.2. Le corpus de travail et les observables de lanalyse...............................................................315
3. Lespace discursif de la variation et de laltration .......................................................................330 3.1. Variance, variation et variabilit ............................................................................................331 3.2. Deux formes du dire autrement ........................................................................................338
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Introduction gnrale
Objet textuel, culturel, esthtique et littraire, minemment riche et complexe, issu dune
tradition et porteur de la mmoire dun groupe, de ses proccupations essentielles mais aussi dune
universalit, transmis dans le temps et lespace par des voix/voies diverses, ritration du presque
mme dans le jeu de la variation, produit dun imaginaire et mise en forme imagine du monde, le
conte nen finit pas de nous parler de lhomme et dengendrer du sens. Cest la croise des
cultures berbre et franaise ou plus exactement au point de rencontre entre des individus, que nous
nous intressons au conte, en tant que reprsentation identitaire mise en discours par une
communaut donne, les Berbres du sud marocain. Le conte est abord, dans notre recherche par
le biais du discours qui le fait tre et lui donne sens, dans son laboration dans lici et maintenant
dune interaction donne dans la langue de lautre le franais et pour lautre. Cest un
processus de narration orale et de mise en discours identitaire que nous nous intressons, celui de la
transmission orale dans son mergence et son ajustement lautre.
Des contes berbres tachelhites raconts et recueillis en situation interculturelle et interlingue
Les contes sur lesquels porte notre recherche ont fait lobjet dun recueil dans diffrentes situations
de transmission qui se caractrisent par leur double dimension interculturelle et interlingue. Les
contes ont t recueillis au Maroc, auprs de locuteurs berbrophones qui les ont donns en berbre
ou/et en franais notre intention et les rcits donns en berbre nous ont t traduits au Maroc et
en France, loral toujours, par des locuteurs berbrophones.
Les contes analyss sont originaires dune aire culturelle dtermine, en loccurrence, lensemble
berbrophone tachelhite ou chleuh au Maroc, caractris par lemploi dun parler commun, le
tachelhite. Ce groupe linguistique occupe la plaine du Souss, la partie occidentale du Haut Atlas et
lAnti-Atlas jusqu' la zone prsaharienne situe au sud de cette chane de montagne.
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Le tachelhite est une variante dialectale de la langue amazighe (berbre), au mme titre que le
tarifite parl principalement dans le Rif, le tamazighte employ dans le Moyen Atlas et dans une
partie du Haut Atlas, au centre du Maroc ou encore le kabyle en Algrie. Prcisons que
lintercomprhension est effective lintrieur de laire tachelhite, les variations dues
lloignement des populations sont dordre phontique et se marquent par des particularits
lexicales dune rgion lautre. La diffusion des productions littraires traditionnelles en prose et
en vers dans cet espace en tmoigne : les mmes rcits, les mmes chants et pomes se retrouvent
dans les divers points de la zone tachelhite. On peut parler selon BOUKOUS dune communaut
linguistique et culturelle originale (1977 : 126).
Signalons compte tenu de lenjeu idologique li lemploi de ces termes que les nominations
et les formes orthographiques relatives la communaut berbre dans son ensemble et lensemble
tachelhite en particulier, qui sont adoptes dans notre thse suivent les propositions de
BOUKOUS (1995 : 18). Lauteur propose, en effet, par souci de conformit avec la morphologie
des noms de langue en franais et pour en assurer la diffusion dans les travaux francophones
consacrs la culture et la littrature berbres dutiliser la forme amazighe pour dsigner la
langue berbre, celles de Amazighes pour dsigner les Berbres (plutt que Imazighen )
et la forme adjectivale amazighe(s) . Nous utiliserons, pour notre part, les deux appellations
berbre et amazighe , lusage de la premire tant profondment ancr. Dans le titre de notre
thse, nous avons eu recours lappellation berbre . Nous avons choisi de parler du conte
berbre , dune part, parce que le circuit de diffusion de notre thse est avant tout francophone,
mais aussi parce que les contes sur lesquels nous travaillons et que nous analysons, tout en tant
amazighes de par le groupe qui en est lorigine, sont donns en langue franaise. Le terme
amazighe dans le titre aurait pu laisser supposer que les textes sur lesquels porte lanalyse et qui
figurent en annexes sont en langue berbre.
Problmatique, hypothse et cadrage de la recherche
Le conte, parce quil relve des reprsentations actualises dans et par le discours, apparat
intrinsquement li son ensemble culturel et linguistique dorigine, ses pratiques et ses codes
culturels, discursifs et esthtiques (systme de valeurs, ressources langagires, systme de genres,
littrarit des textes, rgles et modes spcifiques dnonciation, fonction sociale, etc.). Les
ethnolinguistes ont mis laccent sur la contextualit du sens du texte de littrature orale, en
montrant que celui-ci rside surtout dans la relation dynamique qui unit ce texte son contexte
linguistique, culturel et social de transmission. Cest en effet ce quaffirme CALAME-GRIAULE
de faon programmatique en ouvrant la voie aux recherches menes sur les textes de littrature
orale : Tout texte de littrature orale constitue un message transmis par un agent lintrieur dun
certain contexte culturel et social par lintermdiaire dune certaine langue, il doit pour tre reu
sadresser un auditoire en possession du double code linguistique et culturel (1977 : 23).
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Dans la situation qui nous intresse, le contage est provoqu par un tiers. Les contes sont dtachs
de leur contexte traditionnel de transmission, ils sont dits lintention dun destinataire tranger
la culture source des contes et doivent se mouler dans une autre langue et dans des modalits de
performance indites. Les interactions interculturelles et interlingues se caractrisent par une
disparit plus forte entre les individus, relative au code linguistique, aux pratiques communicatives
et au non recouvrement des prsupposs culturels. Nous nous sommes donc interroge sur la
manire dont le conte peut passer et continuer faire sens pour lautre et dans la langue de
lautre, sans pour autant perdre sa spcificit.
Pour que le conte soit interprtable pour le destinataire, les conteurs/traducteurs, en tant que
reprsentants de lensemble lorigine des contes vont oprer un travail interlingue et
interculturel de transposition du conte, cest--dire quils vont lajuster au destinataire, sur la base
de ses connaissances supposes. Transmettre un conte ne peut se faire, en effet, sans la projection
dun systme de valeurs. Le conteur, en donnant le rcit, va valuer ce que KERBRAT-
ORECCHIONI (2002 : 228) appelle les comptences encyclopdiques (culturelles et
idologiques) de linterlocuteur. Cette supposition va dpendre du degr de connaissance, voire de
connivence entre les interlocuteurs, et des reprsentations luvre dans la relation, en fonction
desquelles, le conteur va faire en sorte que le conte soit recevable , cest--dire quil fasse sens.
Nous formulons lhypothse que cette activit de transposition laisse des traces la surface des
textes et rvle en ce sens le travail dajustement/dplacement du conte et en de la situation de
transmission interculturelle et interlingue dans laquelle ils sont actualiss.
Une premire approche des contes recueillis a, en effet, rvl des interruptions rptes du fil de la
narration et un dveloppement dun niveau mtatextuel, cest--dire la prsence de nombreuses
zones de commentaires, lors desquelles lnonciateur arrte le cours du rcit pour signaler une
difficult, un manque, une particularit, lexpliciter ventuellement, guider linterprtation, prendre
de la distance, etc. Ces moments o le narrateur prend son dire comme objet de discours
apparaissent tre ceux o se donne voir de manire sensible la relation lautre, o le locuteur se
distancie par rapport la narration quil est en train dlaborer, celle quil reprend, se positionne
par rapport sa propre culture et celle de lautre et o se joue la ngociation du sens.
Cette activit de rinterprtation du conte est ralise par des locuteurs, pour leur grande majorit,
novices dans lactivit du contage et de la traduction, qui sils matrisent, de manire gnrale, bien
voire trs bien le franais, se trouvent confronts un certain nombre de difficults lors de la
convocation des ressources de langue cible et de traduction proprement dites. En outre, lactivit de
narration est orale et observe dans son mergence dans le cadre dune interaction donne. Ces
diffrents paramtres oprent de concert et confrent des caractristiques particulires aux
narrations que nous avons recueillies, au sens o elles diffrent de narrations ou de traductions
crites et de transmissions ralises par des conteurs experts dans leur langue ou dans la langue
cible , dans la mesure o les difficults ne sont pas traites en amont.
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On peut relever, en effet, des phnomnes nonciatifs caractristiques de la communication orale
en gnral et de la communication orale exolingue plus spcifiquement, notamment du point de vue
dune laboration discursive accidente et dune dynamique de co-construction : rptitions,
hsitations, retours en arrire, recherche de mots, squences dialogues consacres au rglage
de la difficult, erreurs de langue, simplification ventuelle, vitements, recours accru la
gestuelle, mentions mta-nonciatives relatives la difficult, stratgies facilitatrices, etc.
Lactivit de traduction, considre comme processus de mdiation interlingue et interculturelle,
pose un certain nombre de problmes auxquels tout traducteur est confront, en particulier la
dlicate transposition des realia, des implicites culturels et des noncs formulaires. Le
conteur/traducteur va avoir recours diffrents procds de traduction qui rendent de manire plus
ou moins fidle les mots et les choses du texte et de lensemble source et peuvent tre accompagns
dnoncs explicatifs qui donnent un certain nombre de cls dinterprtation, initient
ventuellement le destinataire, mais galement de commentaires relatifs lactivit traductive.
Notre travail, en ce sens, se centre en partie sur le processus de traduction mais le corpus sur lequel
nous travaillons reflte un oral spontan et donne accs au bricolage de la traduction ralis par
des locuteurs qui nen sont pas experts. Il sagira de tenter, en outre, dapprhender dans quelle
mesure les phnomnes nonciatifs mis en exergue relvent de paramtres individuels une
matrise de la langue cible qui diffre selon les individus , de paramtres plus situationnels la
tche de traduction ou de contage, la non expertise des traducteurs et conteurs et de paramtres
plus systmiques qui relvent de la non-concidence entre les langues cible et source et des
prsupposs culturels dordre collectif.
La redfinition de lobjet de recherche suite lexprience de terrain
Notre objectif de dpart tait de suivre les diffrents tats du texte-conte, sur la base de textes
recueillis dans un contexte doralit traditionnelle pour interroger leur devenir dans un contexte
dimmigration. Pour ce faire, nous voulions effectuer une comparaison entre diffrentes versions
dun mme conte recueillies au Maroc et en France, dans des contextes gographiques et
socioculturels diffrents, les facteurs de variation tant le lieu mais galement le moment du
recueil. Nous avions dj trait de cette problmatique dans le cadre de notre D.E.A. mais sur un
corpus sensiblement diffrent : un ensemble de contes maghrbins, recueillis au Maghreb et dans
un contexte dimmigration. Nous voulions dans notre thse affiner langle dapproche et lobjet en
nous centrant sur des rcits manant dune aire culturelle dtermine. Dautre part, ayant travaill
sur des versions crites, cest--dire retravailles pour leur publication, nous navions pas eu accs
au droulement de la narration et ignorions pour la plupart les conditions de leur transmission.
Nous voulions donc, pour notre thse, aller la rencontre dune parole vive.
Pour ce faire, nous nous sommes tablie, durant deux mois et demi, au Maroc, proximit dun
village o nous avions des connaissances, ce qui nous permettait dtre en terrain connu et de
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formuler notre demande savoir le recueil et lenregistrement de contes ds les premiers temps.
Nous avions le projet de collecter les contes en berbre et de les faire traduire dans un second
temps. La collecte ne sest pas rvle chose aise, dune part, parce que la pratique du contage se
fait rare et, dautre part, parce nous avons t confronte un certain nombre de barrires
symboliques et notamment celle de la langue, que nous navions pas value sa juste mesure
avant le sjour de terrain. Nous avons enregistr des narrations dans des modalits diverses en
franais, en berbre, contages, traductions et tablies au coup par coup avec les diffrents
informateurs et de manire quasi exclusive auprs dun mme cercle de relations, savoir une
population jeune, ge de 24 38 ans, en grande majorit de sexe masculin. Ces diffrentes
personnes, lexception de lune dentre elles, nont pas lhabitude de raconter. Les transmissions
ont t provoques dans le cadre de lenqute et peuvent tre en ce sens considres, pour la
plupart, comme des pratiques culturelles reconstitues. Les contes que nous avons recueillis ne
correspondent plus des textes reconnus et partags par une communaut. Ils sont, dj, dtachs
de leur contexte de transmission originel dans la mesure o lon ne raconte pratiquement plus.
Ds lors, il nous fallait redfinir notre objectif initial : en effet, la comparaison entre contes
recueillis au Maroc et contes recueillis en France navait plus de sens, dans la mesure o nous
aurions eu affaire dans les deux cas une pratique culturelle ractive, avec des paramtres
indits : lieu, moment, connaissances non partages entre conteur et auditoire et passage dune
langue lautre ce qui nest pas le cas de lensemble des versions recueillies au Maroc mais
caractrisent un certain nombre dentre elles. Notre intrt sest donc dplac des textes et de leur
cheminement la prise en compte des conditions dune transmission singulire et de sa dynamique
dlaboration dans lici et maintenant de la rencontre interculturelle. Nous interrogeons toujours le
lien qui unit le conte son contexte, non plus en comparant les diffrentes actualisations
successives dun conte, mais plutt en questionnant la possibilit de transmettre le conte ds lors
quil est dtach de son contexte de transmission dorigine. Cest autrement dit une transmission
hors du contexte dorigine et dans une langue autre laquelle nous nous intressons et la manire
dont les nonciateurs vont, pour que le conte fasse sens, restituer le contexte, rcrer en quelque
sorte le lien au contexte. Cette transmission est interroge dans ses alas et ses succs, dans son
laboration dynamique dans le cadre dune interaction donne et dans la spcificit que gnrent
les conditions dactualisation interlingue et interculturelle.
Nous avions, au cours de notre recherche de D.E.A., rencontr les travaux de DECOURT (1992 et
1993) et DECOURT & LOUALI-RAYNAL (1990 et 1995) consacrs aux contes maghrbins en
immigration et au contage dans linterculturel. Des contes avaient t recueillis au sein des familles
et lexprience du contage prolonge dans des centres sociaux notamment dans le cadre dune
formation Contes et rcits de la vie quotidienne petit laboratoire de littrature orale en
situation interculturelle selon les auteures (1995) puis dans les bibliothques, dans des coles et
luniversit et donn lieu des publications (DECOURT, 1992 et DECOURT & LOUALI-
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RAYNAL, 1995). La rflexion engage sur une pdagogie interculturelle (DECOURT, 1993)
du conte et sur un no-contage dans limmigration a mis en vidence notamment les points
suivants : un attachement et une permanence de la tradition orale dans limmigration, une rupture
avec les formes de transmission traditionnelles, la vertu du conte (re)crer du lien et faire
dialoguer les cultures et linstitution des femmes conteuses en tant que mdiatrices culturelles. Les
publications qui ont vu le jour ont expriment une mthodologie de transposition cratrice du
rcit oral dans une fidlit au style oral, mais aussi une volont de sauvegarder le plaisir de la
variation jusque dans la lecture, par la mise en place dune criture plusieurs voix
(DECOURT & LOUALI-RAYNAL, 1995). Les auteures ont mis en vidence, en outre, des
procds de contage spcifiques linterculturel qui nous intressent tout particulirement :
recherches de mots et procds explicatifs traits sous langle des gloses lexicales (glose de
reformulation, de traduction, de mise en garde , dinitiation, de connivence) et des gloses
culturelles (relatives la symbolique du conte et visant un accordage des reprsentations),
crativit de linterlangue , procds narratifs oraux et notamment les signaux organisateurs du
rcit oral (DECOURT & LOUALI-RAYNAL, 1990 et 1995).
Le corpus que nous avons recueilli au Maroc et qui a t enrichi par la suite par de nouvelles
versions prsente ce type de procds la fois caractristiques dune narration orale et dun
contage interculturel. Si les auteures ont mis en vidence ces phnomnes par lanalyse des
performances orales et leur rcurrence dans les diffrentes versions recueillies mais aussi des styles
oraux propres aux diffrentes conteuses et qui ont guid lcriture de ces contes ces procds
nont pas t analyss de manire approfondie, ni dans leur dynamique dmergence. Ces travaux,
en mettant laccent sur une spcificit du contage interculturel et sur des phnomnes discursifs
observables mais non systmatiss ont ouvert la voie notre propre recherche.
Ancrages disciplinaires
Pour apprhender le processus de transmission, dans sa dynamique dlaboration discursive, son
oralit, dans sa dimension interculturelle et interlingue et en tant quactualisant un texte de tradition
orale, nous nous inscrivons dans une approche ethnolinguistique discursive des textes littraires
oraux.
Lethnolinguistique tudie de manire gnrale les faits de langage sous lclairage du culturel.
Lethnolinguistique la franaise , impulse par les travaux de Calame-Griaule, sintresse
traditionnellement aux textes de littrature orale dans leur actualisation dans un contexte de
transmission donn : identit de linterprte, auditoire, relation instaure, cadre de la performance,
ressources langagires, inscription dans des genres, rgles sociales de la performance, contexte
socioculturel, langue, etc. Les diffrentes composantes du conte sont interroges composantes
syntaxique, lexico-smantique, rhtorique, pragmatique et socioculturelle ainsi que la fonction
sociale des textes notamment dans le rle quelle joue dans la transmission des modles
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culturels (CALAME-GRIAULE, 1977). Lethnolinguistique sintresse en outre la dimension
variationnelle des textes, autrement dit la latitude de ralisation performantielle limite toutefois
par une structure commune aux diffrentes ralisations textuelles et par l exigence de fidlit
une mmoire collective. Cette approche nous permet ainsi denvisager les textes de littrature orale
dans leurs dimensions esthtique, linguistique, sociale et culturelle, dans leur ralisation
performantielle et en tant que reprise variationnelle dun texte de tradition orale.
Si cette approche est essentielle notre objet danalyse et notre propre dmarche, nous nous
inscrivons conjointement dans le champ de lanalyse de discours, qui se caractrise comme
lethnolinguistique par son interdisciplinarit et recouvre en partie le champ de cette dernire ds
lors que lon aborde les discours dans leur contexte large. Nous mettons ainsi laccent sur le fait
que nous nous intressons la mise en discours des textes littraires oraux dans le cadre dune
interaction donne. Lapproche en termes danalyse du discours implique un certain nombre de
prsupposs thoriques, tels que le fait de considrer le langage comme activit, la contextualit
radicale du sens et la dimension interactionnelle de la communication verbale. Associes ces
options thoriques, on relve ce que MAINGUENEAU (2005 : 69) appelle les ressources
communes ceux qui travaillent sur le discours : genres de discours, cohrence/cohsion textuelle,
typologie des discours, polyphonie, actes de discours, thorie de lnonciation, mta-nonciation,
intertextualit, etc. Les ressources dveloppes dans le cadre de lanalyse du discours et de
lanalyse textuelle nous fournissent des outils danalyse pour rendre compte de la dynamique de
production contextuelle et interactionnelle des textes, par une instance nonciative donne, dans
leur rapport dautres pratiques discursives, aux systmes de genres et dans leur matrialit
textuelle.
Nous nous inscrivons galement de manire plus ponctuelle dans les champs de
lethno/anthropologie et de la psychosociologie pour aborder les concepts de culture et didentit
culturelle et plus spcifiquement la question de lidentit berbre , pour rendre compte dune
dmarche denqute et de recueil de donnes qui emprunte la pratique ethnographique et pour
envisager le processus de transmission comme discours didentit situ. Ces concepts nous sont en
outre essentiels en ce que les situations de transmission sont dfinies comme interculturelles. Notre
objet de recherche est, en ce sens, inscrit dans le champ de linterculturel, en tant quil est mise en
relation de deux individus reprsentants de communauts culturelles diffrencies et que le conte
labor dans un ensemble culturel donn est amen faire sens pour des individus qui nen sont
pas membres. Les situations de transmission que nous analysons relvent paralllement langue et
culture tant intimement lies, quoique dans une relation non univoque du champ de la
communication exolingue que nous appellerons interlingue avec VASSEUR (2005) et nous
convoquerons pour cette raison les thorisations sociolinguistiques, relatives notamment aux
difficults spcifiques ce type de communication, aux stratgies qui sont mises en place par les
partenaires et la dimension collaborative qui les caractrise. Une place particulire enfin est
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donne la thorie de la traduction, qui est conceptualise essentiellement dans le champ des
tudes littraires et de la traductologie et qui pose de manire aigu la question du transfert du
linguistique et du culturel dans lactivit traductive. La question centrale du rapport entre langue et
culture, aborde la fois dans la communication interculturelle et interligne, dans la traduction qui
peut tre considre comme une modalit de cette dernire, mais aussi dans la mise en discours de
reprsentations culturelles et identitaires dans le conte que nous aborderons par le biais du
concept dethnotexte apparat ainsi sous-jacente lensemble de cette recherche.
Mthodologie danalyse
Nous envisageons le processus de transmission comme une activit de mdiation interculturelle et
lanalysons dans son mergence et son ajustement lautre. Notre mthodologie danalyse consiste
pointer la surface des textes les traces de cette dynamique dlaboration discursive. Les
marques textuelles et micro-textuelles que nous relevons hsitations, interruptions, marques de
connexion, zones dmergence de la subjectivit du narrateur, commentaires explicatifs, signaux de
reprise, modalisations, adresses linterlocuteur, etc. sont interprtes non seulement comme
caractristiques dune narration orale mais galement comme des signaux dune difficult, dun
manque, dune spcificit, dune distanciation ou encore dun ajustement au destinataire.
Notre corpus ayant t runi dans loptique de la comparaison, nous avons diffrentes versions du
mme conte traductions ou contages donnes par diffrents nonciateurs et dans diverses
situations. La mise en regard des diffrentes versions orales nous permet, outre dinterroger la
conformit des narrations une structure commune, dobserver la rcurrence ou non des
phnomnes nonciatifs et de rendre compte de diffrentes manires de transmettre le conte selon
les modalits de transmission, lnonciateur, les circonstances de la situation de transmission, la
relation entretenue avec le destinataire/enquteur. Le corpus des versions orales a t complt par
un certain nombre de versions crites bilingues et unilingues, issues dans leur majorit de
lensemble tachelhite. La comparaison des versions crites les unes avec les autres et avec les
versions orales met jour la manire diffrentielle dont une difficult de traduction, par exemple,
releve dans plusieurs des versions orales est traite lcrit.
Des phnomnes nonciatifs rpts et constants dune version lautre pourront tre
ventuellement interprts comme symptomatiques des conditions singulires de la transmission :
dans le cas des versions orales et crites, de la dimension interculturelle et interlingue des
narrations et dans le cas des versions orales, de la non expertise des nonciateurs, dune reprise plus
ou moins fidle dun texte source, de la dimension reconstitue des transmissions ou encore du
contexte institutionnel de lenqute. Un certain nombre des variations releves dune version
lautre seront interroges la lumire des paramtres individuels (statut, trajectoire personnelle,
rapport aux cultures, degr de matrise de la langue cible, etc.), de la relation entretenue avec
lenquteur, des circonstances de la transmission, des modalits effectives (traduction, contage,
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oralit, criture), ainsi que, dans le cas des versions crites, du circuit de diffusion des textes ou
encore de la vise de publication. Un certain nombre de donnes identitaires seront pour cette
raison, identifies pralablement lanalyse des textes, en mme temps que le mode de relation au
destinataire, et les diffrentes situations de transmission seront dcrites et analyses la fois dans
ce qui les rapproche et les diffrencie.
Signalons, par ailleurs, que pour prserver lanonymat des personnes que nous citons dans notre
enqute et tout particulirement nos informateurs propos desquels nous donnons des informations
personnelles, les prnoms et initiales indiqus sont fictifs. Nous avons longuement hsit
anonymer nos informateurs, dans la mesure o nous le verrons, les contes donns et les traductions
effectues relvent dactes crateurs personnels, nous aurions voulu en ce sens oprer une
reconnaissance des diffrentes personnes, en tant qu auteurs de performances originales.
Lorganisation de la thse
Notre thse sorganise en deux volumes principaux et en neuf chapitres.
Le premier volume (chapitres I, II, III, IV, V et VI) souvre sur un chapitre qui recense les
diffrentes approches de lobjet conte et nous y exposons notre approche ethnolinguistique
discursive des textes littraires oraux . Si cette approche dfinit lensemble de la dmarche et
cadre en ce sens la totalit de la thse, le premier chapitre constitue une sorte de table dorientation
pour les chapitres du premier volume de la thse qui sintressent dabord la dimension
ethnolinguistique discursive des textes avant de se centrer sur leur dimension littraire et orale et de
les apprhender comme un ensemble de textes runis par lanalyste au sein dun corpus.
Lorganisation du volume rend compte, en outre, dun tissage entre lexpos dlments thoriques
et des donnes de terrain contextualises et organises dans un corpus : deux chapitres
thoriques dabord (chapitres II et III), auxquels succdent un chapitre consacr au recueil des
contes en contexte (chapitre IV), un chapitre entre thorie et analyse (chapitre V) puis un chapitre
consacr au corpus des contes (chapitre VI).
Les deuxime, troisime et quatrime chapitres constituent un premier ensemble de la thse, en
ce quils sintressent de manire plus cible la dimension ethnolinguistique discursive des
textes . Le parcours propos est celui de lexpos dun certain nombre dlments thoriques
relatifs la textualit, lnonciation, la mta-nonciation, puis la contextualisation discursive
et culturelle pour se terminer par lexpos du contexte de la mise en discours des contes, cest--
dire le contexte du recueil.
Dans le deuxime chapitre, nous voquons deux socles thoriques qui nous permettent de rendre
compte dun double mouvement qui traverse les textes : une affirmation de la cohrence-cohsion
du texte-conte il sagit pour les narrateurs de raconter/traduire un rcit et un mouvement de
rupture de lenchanement narratif le processus de transmission apparat comme soumis un
certain nombre dinterruptions et de perturbations. Une thorie du texte narratif permet de relever
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les lments textuels qui oprent un balisage de linterprtation et le font apparatre comme un
ensemble structur, li et cohrent. La mise en vidence dun double niveau nonciatif et mta-
nonciatif, met laccent non seulement sur diffrents modes nonciatifs et sur linscription variable
de lnonciateur dans son texte mais aussi sur un mouvement d auto-commentaire du processus
de sa transmission.
Dans le troisime chapitre, nous nous intressons la contextualisation des textes dans une
perspective plus discursive, dabord, puis dans ses dterminations plus spcifiquement culturelles,
ensuite. Nous rendons compte des paramtres constituants du contexte, de sa nature
reprsentationnelle, construite et dynamique et montrons que le sens slabore dans le cadre dune
interaction donne dans un processus dajustement des partenaires lun lautre. Nous nous
intressons ensuite la dimension culturelle et identitaire, par une rflexion sur la constitution de la
pratique ethno/anthropologique dans son oscillation entre mise en vidence des diversits
culturelles et universalit et montrons que la culture ne peut se saisir que par le bais des discours
didentit qui lactualisent, la manipulent et la reprsentent. Nous revenons, pour clore le chapitre,
vers les textes en montrant comment texte et contexte culturel se soulignent et abordons par le
concept d ethnotexte (BOUVIER, 1992), la mise en discours situe des productions culturelles
en tant quacte didentit. Nous voquons un certain nombre de procds de recontextualisation et
de cautrisation du sens ds lors que change le contexte de transmission.
Le quatrime chapitre vise justement recontextualiser les textes par la description du contexte
socio-culturel, institutionnel qui a prsid la mise en discours des productions que nous avons
recueillies et faire connaissance avec les individus/informateurs qui ont interprt ou traduit les
contes. Nous exposons le droulement de notre enqute dans ses diffrentes phases et dans ses
alas et rendons compte des rlaborations thoriques qui lont accompagne. Nous montrons dans
quelle mesure le recueil de donnes relve dune dmarche ethnographique vise
ethnolinguistique. Nous analysons de manire plus prcise le terrain marocain dans ses
dterminations culturelles, sociales, historiques et linguistiques, comme constituant le lieu
dancrage du recueil de productions discursives situes et dans sa dimension interculturelle, en tant
que lieu frquentation touristique ancienne et continue. Nous prsentons nos diffrents
informateurs dans leur individualit propre et dans leur positionnement dans un entre-deux culturel,
que ce soit sur le terrain marocain ou en France, ce qui permet notamment dclairer un mode
dtre sa culture et celle de lautre. Nous dcrivons, en outre, prcisment la nature de la
relation denqute, notamment dans sa dimension institutionnelle.
Les cinquime et sixime chapitres prennent pour objet les textes littraires oraux berbres
dans leur dimension orale, leur inscription dans un espace littraire berbre, puis en tant
quensembles de textes runis au sein dun corpus, et pour cette raison peuvent tre considrs
comme constituant un deuxime ensemble de la thse.
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Dans le cinquime chapitre, nous tentons dabord dobjectiver la dimension orale et performantielle
des productions que nous avons recueillies. Nous oprons ensuite une seconde
recontextualisation des textes, en nous intressant au systme traditionnel de la littrature orale
berbre (structuration du champ, modes dexcution, de circulation et de rception des textes) et
sa mutation dans le contexte contemporain. Nous situons les productions que nous avons recueillies
par rapport cet ensemble, en termes de continuit et de rupture.
Dans le sixime chapitre, nous prsentons le corpus des diffrentes versions runies, dabord en
tant quensemble de contes berbres qui peuvent tre par ailleurs inscrits dans un intertexte plus
large. Nous mettons en vidence deux sous-ensembles du corpus : versions orales et versions
crites. Nous dgageons partir des versions orales des observables de lanalyse phnomnes
nonciatifs de rupture et de perturbation et oprations discursives de mdiation , les versions
crites, nous permettant de rendre compte de manire constrastive de la transmission dans
diffrentes modalits (orales/crites, informelles/publies, uvres dcrivain/publications
universitaires/transmissions ralises par des individus non experts, etc.). Nous interrogeons
ensuite un certain nombre des paramtres dfinitoires de notre corpus, notamment en termes
daltration transcription et reformulation intertextuelle de variation et despace de variabilit
du conte variabilit individuelle dans les diffrentes traductions dune version donne, variabilit
constitutive de la littrature orale et variabilit dans les modes de transmission.
Le second volume (chapitres VII, VIII et IX) constitue un troisime ensemble de la thse, centr
sur lanalyse des situations de transmission des diffrentes versions et sur le processus de
transmission/mdiation des textes en situation interculturelle et interlingue et dans le cadre
dinteractions donnes.
Avant danalyser les textes proprement dits, nous mobilisons, dans le septime chapitre, encore un
certain nombre de ressources thoriques pour rendre compte de la dimension interculturelle et
interlingue commune aux diffrentes situations de transmission que nous considrons comme
inscrites dans un espace de mdiation interculturel et interlingue du conte. Nous nous
intressons la dimension interactionnelle des situations de transmission, la rencontre
interculturelle et montrons que les interactions interculturelles se caractrisent par un certain
nombre dobstacles, une collaboration gnralement accrue des partenaires et une dynamique de
co-construction discursive qui saccompagne dun travail dlaboration de la relation. Nous
pointons, partir des travaux mens sur la communication interlingue, un certain nombre de
signaux de difficults et de stratgies orientes vers une intercomprhension. Nous nous intressons
ensuite la traduction, en tant que modalit de la transmission et en tant que mdiation entre deux
ensembles culturels et linguistiques. Dans un quatrime temps, nous dcrivons prcisment les
diffrents cadres interactionnels des transmissions orales, les modalits de la transmission
contage/traduction, mode de consignation, traduction de lordre de la condensation ou du
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dveloppement, etc. et la relation instaure entre les partenaires, comme autant de paramtres qui
dterminent la nature de la transmission. Nous voquons enfin les modalits de recueil des versions
crites, le mode dtablissement des textes et leur vise de publication.
Les deux derniers chapitres sont consacrs lanalyse des textes proprement dite. Dans le huitime
chapitre, nous pointons un certain nombre dlments textuels qui renvoient lactivit narrative et
la font apparatre comme une sorte de ligne indpendante du rcit. Nous relevons cinq ensembles
de phnomnes que nous abordons pour leur majorit sous langle des dcrochages nonciatifs
mais galement pour certains comme mentions de guidage. Nous les envisageons la fois dans leur
permanence ce qui nous permet de mettre laccent sur des phnomnes que nous supposons lis
la narration orale interlingue en situation interculturelle , dans leur spcificit selon la modalit de
transmission (contage/traduction, mode de consignation), lnonciateur (conditions psychologiques,
matrise de la langue darrive, notamment) et dans leur diversit formelle.
Dans le neuvime et dernier chapitre, nous nous intressons un certain nombre de stratgies et
doprations discursives en tant que procdures de (re)mdiation. Nous relevons deux ensembles
principaux de stratgies mises en uvres par un certain nombre doprations discursives que nous
articulons aux dcrochages relevs dans le chapitre prcdent, notamment en tant que remdiations
face la difficult ou la perturbation et nous interrogeons leurs fonctions discursives. Nous nous
attachons ensuite rendre compte de diffrents procds de traduction, coupls pour certains aux
oprations discursives dj mentionnes, et nous analysons leur mise en oeuvre dans les diffrentes
versions orales et crites afin de mettre en vidence diffrentes manires de traiter la complexit
traduire. Au terme de ce parcours, nous rendons compte de diffrents principes de traduction et de
transmission, de vises de transmission plus ou moins ethnologiques qui sont autant de faon de
raconter et de reprsenter de manire plus au moins visible lnonciateur en train de dire/traduire le
conte et la communaut lorigine des textes. Nous nous intressons pour terminer la nature
interactionnelle des transmissions, en montrant leur dynamique de co-construction et la dimension
de ngociation luvre.
Le volume dannexes propose un certain nombre de cartes qui permettent de situer le lieu
dorigine des contes et des informateurs (annexe I), des tableaux rcapitulatifs qui donnent une vue
densemble du corpus danalyse, reprennent un certain nombre dinformations relatives aux
informateurs et prsentent de manire synthtique les diffrents cadres interactionnels (annexe II)
Aprs ce cadrage, figurent les textes-contes (annexe III), cest--dire les transcriptions des versions
que nous avons recueillies. Ceux-ci sont prsents comme actualisant de manire variationnelle un
mme conte. Nous reproduisons ensuite ce que nous appelons des documents denqute (annexe
IV) : exemples de fiche informateur et fiches descriptives des diffrentes situations de
transmission. Si les premires rendent compte dune mthodologie de recueil des donnes, les
secondes compltent les informations donnes dans le corps de la thse. Les fiches descriptives
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sont essentielles la comprhension du droulement des transmissions effectives, en ce quelles les
recontextualisent dans des circonstances spatio-temporelles prcises et permettent de les
apprhender en tant que mises en discours situes dans le cadre dune interaction donne. Elles
rendent compte en outre de la configuration du lieu, des places et des postures des interlocuteurs,
des dplacements ventuels, du droulement des interactions et dun certain nombre dlments
relatifs la gestuelle, aux intonations et au rythme de la narration. Elles constituent, en ce sens, une
voie dentre dans les textes, non plus en tant que diffrentes versions du mme conte mais comme
ayant t donnes dans une situation de transmission prcise. En ce sens, elles sont mettre en
correspondance avec lanalyse des diffrents cadres dinteraction dans le septime chapitre, tandis
que les textes et leur mode dorganisation de lannexe III, rpondent la prsentation du corpus
effectue dans le sixime chapitre. Pour terminer, nous nous intressons lensemble culturel et
linguistique berbre (annexe V) que nous situons gographiquement et que nous dcrivons socio-
linguistiquement. Nous tentons ensuite de cerner une identit amazighe par le biais dun certain
nombre de ses fondements et rendons compte de la redfinition dune amazighit dans un
contexte de revendication identitaire. Lannexe V claire de manire complmentaire les cinquime
et sixime chapitres mais constitue aussi un arrire plan indispensable lensemble de la thse.
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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Chapitre I
Des diverses approches du conte
une ethnolinguistique discursive
des textes littraires oraux
Ce chapitre nous permettra dapprocher le conte, non partir des traits qui sont censs le dfinir
mais par les diffrents cadres danalyse qui le prennent pour objet et mettent en lumire les
diffrentes composantes quil convoque. A partir de ce panorama des divers points de vue sur le
conte, nous rendrons compte de notre propre apprhension de lobjet conte, par langle de ce que
nous appelons une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux .
1. Panorama des diverses approches de lobjet conte
Notre objet danalyse, le conte, perform en situation orale, convoque diffrentes composantes :
syntaxique, lexico-smantique, rhtorique, pragmatique et socio-culturelle. Le conte peut par
consquent tre abord sous diffrents angles dapproche. Pour tenter de faire le tri, nous allons
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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nous appuyer sur la classification propose dans le numro 45 de la revue Littrature par
DEMERS, GAUVIN & CAMBRON (1982 : 79-113). La rfrence est ancienne mais permet de
dresser un panorama synthtique des diffrents cadres danalyse du conte.
Nous allons exposer la classification retenue par ces auteures, en dveloppant chacune de ces
approches et en nous demandant ce que chacune delle peut apporter notre propre travail de
recherche. Un tableau rcapitulatif prsente les diffrents angles danalyse possible du conte,
regroups en neuf catgories : celle de lanthropologie structurale/smiotique, celle de
lethnologie/sociocritique, les approches folklorique, gnrique, morphologique,
narratologique/rhtorique, pragmatique et psychanalytique et une dernire qui regroupe toutes les
autres approches possibles, que les auteures nomment historico-littraire, philosophique,
stylistique, etc. (ibidem : 112-113). Pour chacun de ces cadres danalyse, les auteures dgagent
les postulats mthodologiques, les initiateurs, les caractristiques thoriques et formelles, la vise
fondamentale, laire danalyse, le plus petit lment danalyse et une question pose au conte,
que nous allons exposer leur suite. Il nous semble pertinent de faire un premier regroupement
entre lapproche de lanthropologie structurale/smiotique, lapproche morphologique et celle de la
narratologie/rhtorique dans la mesure o la vise principale est de dgager le fonctionnement du
rcit en recourant aux mthodes ou aux outils linguistiques.
1.1. Dgager la structure du rcit par le biais de la linguistique
1.1.1. Lapproche morphologique
Lapproche morphologique initie par Propp, puis dveloppe par Brmond part du postulat que le
modle est possible1. Lanalyse descriptive et schmatique sappuie sur la linguistique. La vise
consiste cerner les rgles de fonctionnement du rcit. Laire danalyse est la syntaxe du texte par
le biais de la grammaire narrative. Le plus petit lment de dcoupage est la fonction. La question
pose au conte est la suivante : Quelle est la ncessit de ton droulement ? .
PROPP (1928/1970) est considr comme le prcurseur de lanalyse structurale du rcit. Il a tudi
un corpus de contes merveilleux russes, dans lesquels il voit le jeu de variables (noms et
attributs des personnages) et de constantes (les fonctions quils accomplissent). Au terme de
son analyse, il dgage trente et une fonctions, la fonction devant tre comprise comme un acte
des personnages, dfini du point de vue de sa signification pour le droulement de laction du conte
considr comme un tout (ibidem : 31). Ces fonctions, selon Propp, senchanent dans un ordre
identique et constituent le schma canonique du conte merveilleux russe.
1 - Il faut noter que les auteures intgrent, dans ce premier ensemble, les recherches de Todorov que nous classerons pour notre part dans lapproche narratologique/rhtorique.
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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BREMOND (1973) reprend la notion de fonction , dont la mise en squence engendre le rcit.
La squence lmentaire est forme de trois fonctions qui correspondent aux phases obliges de
tout processus : virtualit, passage lacte et achvement. Les squences lmentaires se
combinent en squences complexes, du type de lenclave ou du bout bout, par exemple. Le
processus est dfini comme laction dun personnage, dfinie du point de vue de sa
signification dans le droulement de lintrigue (ibidem : 131). Lauteur liste un nombre important
de processus, les principaux tant, dune part, l amlioration et, dautre part, la
dgradation . Il faut signaler que BREMOND reconnat les limites de lapproche en termes de
structure : en effet ltablissement du lexique des formes de lintrigue ne permet pas de rendre
compte des contenus thmatiques que manifestent les fonctions , autant dlments qui selon
lauteur reclent [] le sens original de chaque rcit (ibidem : 323).
1.1.2. Anthropologie structurale/smiotique
La seconde approche regroupe lanthropologie structurale initie par Lvi-Strauss et la smiotique
dveloppe par Greimas puis Courts. Le postulat mthodologique est le suivant : il y a homologie
structurelle entre le texte-conte et le texte-systme culturel. Lanalyse fonctionne par opposition
binaire. La vise principale consiste dgager les grands modles culturels. Laire danalyse est la
smantique du texte et le plus petit lment de dcoupage est appel mythme ou sme (unit
smantique de base, par exemple, le sme mle oppos au sme femelle ). La question pose
au conte est la suivante : Que signifies-tu ? . Avec les approches anthropologique et smiotique,
lattention des chercheurs se porte sur le contenu, lanalyse se veut figurative.
LEVI-STRAUSS met en parallle les smantismes des mythes dont il pose et dmontre quils sont
dans un rapport de transformation et quils nont de sens quen fonction du systme des mythmes
auquel ils appartiennent : Les mythes sopposent dautres mythes, ils les contredisent ou les
transforment, et il serait impossible de comprendre ceux-l sans se rfrer ceux-ci (1975 : 34).
Le mythe est assimil un langage et ses composantes symboliques aux phonmes. Les mythmes,
cest--dire les motifs qui font systmes entre eux, sont les units constitutives du mythe, des
paquets de relation daprs LEVI-STRAUSS (cit par DURAND, 1960/1995). Lanalyse
structurale a pour but disoler les mythmes et de reprer leur transformation dune culture lautre
dans une perspective anthropologique. Pour Lvi-Strauss, chaque mythologie reflte une des
ralisations de la combinatoire virtuelle infinie dun petit nombre de structures mentales. La mise
jour de la structure des mythes permettrait de relever les lois essentielles telles que lopposition,
linversion, lhomologie, etc.
Le modle actanciel tabli par GREIMAS (1966) met en vidence les fonctions-relations des
protagonistes les actants qui se droulent travers des programmes narratifs, ces derniers,
allant dune situation initiale une situation finale. Les relations entretenues entre les divers actants
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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correspondent diffrentes modalits de lactivit humaine Vouloir, Savoir et Pouvoir , le
schma narratif gnral correspondant la qute . Diffrents lments narratifs sont dgags :
performantiels (les preuves), contractuels (tablissement et accomplissement/violation
dun contrat, rcompense/punition) et disjonctionnels (sparations, dparts) ou
conjonctionnels (retours, runions) (GREIMAS, ibidem). GREIMAS, comme la fait avant lui
Lvi-Strauss, rintgre la dimension paradigmatique du rcit, vacue par Propp : la simple
succession dnoncs narratifs ntant pas un critre suffisant pour rendre compte de
lorganisation du rcit, ce nest que la reconnaissance des projections paradigmatiques qui permet
de parler de lexistence des structures narratives (GREIMAS, cit par COURTES, 1993 : 8).
COURTES montre limportance du code figuratif, et du double rapport que les figures
entretiennent entre elles, tant au niveau de laxe syntagmatique (ordre de la combinaison), quau
niveau paradigmatique (ordre de la slection). Les divers lments qui pourront commuter un
point prcis de la chane syntagmatique, nentretiendront pas forcment le mme rapport avec les
lments qui les prcdent et les suivent sur laxe syntagmatique. Ainsi, par exemple, lidentit de
lagent dgradateur, que ce soit un homme, une femme, ou encore une belle-mre ou une co-pouse
va entraner une srie de significations diffrentes, relatives aux rapports des sexes au sein de la
socit (dans le cas de la variation homme/femme) ou encore aux rapports fille/belle-mre ou
pouse/co-pouses (en ce qui concerne la variation belle-mre/co-pouse). Dautre part, la punition
inflige ne sera pas la mme, il peut mme ne pas en tre question dans la suite du rcit. Lauteur
cherche dcouvrir une smantique du conte merveilleux (1986 : 10), saisie un niveau
figuratif profond, dont les motifs constituent, en surface, autant de manifestations possibles.
1.1.3. Lapproche narratologique/rhtorique
Cette approche, initie par Genette, Barthes et Todorov, entre autres, sappuie sur le postulat que la
signifiance du texte lui est immanente. Lanalyse se veut descriptive et critique et sappuie sur la
linguistique. La vise est de dcrire le discours du texte-objet esthtique. Laire danalyse est la
syntagmatique du texte dgage par le biais dune grammaire discursive. Le plus petit lment de
dcoupage est la figure. La question pose au conte est celle-ci : Comment fonctionnes-tu et
pourquoi me plais-tu ?
BARTHES (1966) dgage trois niveaux dans lanalyse : les fonctions, les actions et la narration. Il
opre une distinction entre les fonctions qui concernent le faire des acteurs et les indices
qui concernent l tre-avoir . Parmi les fonctions, il distingue les propositions narratives
noyaux ou cardinales (propositions purement narratives responsables de la progression de
lintrigue) des propositions narratives secondaires ou catalyses (qui viennent combler
lespace entre deux noyaux). Parmi les indices , il oppose les indices proprement dits qui
donnent des informations sur les caractres ou sentiments des personnages et les informants qui
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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inscrivent lintrigue dans un lieu, un temps, en rendent latmosphre et indiquent lidentit des
personnages (ge, sexe, tat civil, etc.). Nous utiliserons la terminologie de lauteur dans les
chapitres VIII et IX, pour rendre compte, dune part, de la prsence des descriptions et des
commentaires, relatifs aux protagonistes et aux cadres spatio-temporels des contes et, dautre part,
de limportance relative des diffrentes propositions narratives.
TODOROV (1966/1981), pour sa part, tablit une distinction entre le rcit comme histoire (suite
des vnements du rcit) et comme discours (acte de narration du rcit). Il sintresse la technique
du rcit et dgage trois procds principaux dans le discours narratif : le temps du rcit o
sexprime le rapport entre temps de lhistoire et temps du rcit, les aspects du rcit , cest--dire
la manire dont lhistoire est perue par le narrateur, et les modes du rcit , qui dpendent du
type de discours utilis par le narrateur pour nous faire connatre lhistoire.
GENETTE met laccent sur la complexit et la diversit des formes narratives, difficilement
rductibles un schma unique. Il distingue entre histoire , rcit et narration .
L histoire correspond au signifi ou contenu narratif , le rcit proprement dit le
signifiant, nonc, discours ou texte narratif lui-mme et la narration est dfinie comme
lacte narratif producteur et, par extension, lensemble de la situation relle ou fictive dans
laquelle il prend place (1972 : 72). Il met en vidence trois catgories de problmes narratifs
relevant, pour les deux premires, le temps et le mode, des relations histoire/rcit, pour la troisime,
la voix, la fois des rapports narration/rcit et narration/histoire. (DUCROT & SCHAEFFER,
1995 : 234-235). Nous convoquerons la thorisation de Genette, notamment dans le chapitre VIII,
lorsque nous traiterons des formes de guidage de la narration, en tant que dcrochages nonciatifs,
et plus particulirement de la mise en perspective temporelle. Il faut noter en outre que la
narratologie contemporaine tend replacer le discours narratif dans des stratgies de
communication.
1.1.4. Lapproche gnrique
Lapproche gnrique, initie en particulier par Bdier, sappuie sur le postulat que chaque tat
dun conte est un texte. Lanalyse stylistique et littraire, sappuie sur la philologie. La vise
fondamentale est de dfinir un type de conte crit. Laire danalyse est le texte comme reprsentant
dun genre. Le plus petit lment de dcoupage est le motif, en tant quunit syntaxique. La
question pose au texte est la suivante : En quoi es-tu conforme ? au genre du conte crit.
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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1.2. Dgager les thmatiques du conte en liaison avec leur contexte de production
Un second regroupement concerne les approches folklorique et ethnologique, la premire pouvant
tre considre comme lorigine de la seconde.
1.2.1. Lapproche folklorique
Lapproche folklorique initie par les frres Grimm et Aarne, notamment, sappuie sur le postulat
quil existe un archtype quon peut dgager des variantes effectives des textes, la vise tant de
dcouvrir cet archtype (lUrform) et ses modes de transmission. Lanalyse, qui porte sur les
variantes du texte est avant tout thmatique et comparatiste. Le plus petit lment de dcoupage est
le motif, en tant quunit thmatique. Les variantes sont rattaches des processus historiques, des
diffrences ethniques, la part cratrice des excutants et aux diffrentes traditions
communautaires (daprs ORTURAY, 1972). La question pose au conte est la suivante : Do
viens-tu et o vas-tu ? .
La recherche de larchtype sinscrit dans le cadre du courant de pense du diffusionnisme qui se
dveloppe la fin du XIXe sicle et considre quil y aurait un lieu dorigine partir duquel les
lments techniques et culturels se seraient diffuss. On cherche alors rendre compte des
diffrentes tapes de diffusion des lments considrs (MEROLLA, 2006 : 36). Le diffusionnisme
nexclut pas lide de la supriorit dune culture par rapport lautre et par l-mme un jugement
de primitivit de certaines populations.
Avec lapproche folklorique, les contes populaires sont collects, dcrits et classs. A la fin du
XIXe sicle, lcole finnoise, laquelle appartenait Aarne, sest attache runir le plus grand
nombre possible de variantes et de versions pour reconstituer un conte type archtypal. Pour
AARNE, le conte-type est une organisation particulire de motifs qui se retrouve dans un certain
nombre de contes appels variantes dont les modifications sont peu importantes et naltrent ni
lagencement gnral ni lordre des motifs (GRG-KARADY, 1990 : 23-24). On cherchait
alors tablir une sorte de cartographie de la diffusion de variantes dun conte, ce qui aurait
permis didentifier son foyer de cration et de reconstituer peu peu le rcit originel , dans une
optique que lon peut qualifier de gnalogique (ANGELOPOULOS & alii, 2005 : 12).
Cette approche, outre le fait que les contes collects relvent souvent du rsum et quils sont
rarement accompagns dinformation sur le conteur, a linconvnient dinduire une vision
normative et hirarchisante, les versions recueillies tant considres comme des avatars plus ou
moins dgrads du conte type originel.
Cependant, lentreprise initie par AARNE (1910), rvise et complte par Thompson partir de
1928 et dont ldition de rfrence est celle de 1961 (AARNE & THOMPSON, 1961/1981),
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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propose une classification des contes par thmes, lchelle internationale, qui constitue une base
aux entreprises de recensement actuelles. Une nouvelle version de la classification Aarne-
Thompson (AaTh), modifie, affine et considrablement enrichie, a paru en 2004 sous le nom de
Aarne-Thompson-Uther (ATU). En France, ce travail de collecte et de classification aboutira la
constitution de grands catalogues de contes effectue par Delarue puis Tenze (DELARUE &
TENEZE, 1997/2002). La constitution de catalogues et la classification se poursuit aujourdhui
pour des aires culturelles dlimites (nationales ou rgionales) partir de la classification
internationale, souvent remise en cause dans la mesure o le matriel issu des collectes de terrain
ne sajuste pas toujours au schma-type propos par lATU. Nous rendrons compte dans notre
sixime chapitre de ces classifications dans la mesure o elles ont t reprises pour le domaine
berbre dfaut dune catgorisation adquate, encore constituer et quelles permettront
d identifier les contes de notre corpus un certain nombre de rcits rpertoris. Nous rendrons
compte plus prcisment des limites de ce type de classification.
1.2.2. Lapproche ethnologique/sociocritique
Lapproche ethnologique/sociocritique initie par Boas, puis reprise par Benedict sappuie sur le
postulat que le texte est miroir de socit. Lapproche ethnologique se concentre sur les socits
dites primitives , alors que lapproche sociocritique sintresse aux socits industrialises.
Lanalyse se veut descriptive et explicative. La vise fondamentale est de comprendre une socit
donne travers le texte. Laire danalyse est alors le contexte par le texte, le plus petit lment
danalyse est lindice rfrentiel, la question pose au conte peut se formuler comme suit : Que
livres-tu du milieu qui te dit ?
Le conte est considr comme explicatif de la socit qui le produit. Sous limpulsion de Boas,
prcurseur du courant du culturalisme, lethnologue cherche dceler, sur le terrain, ce qui fait
lunit de la culture. Chaque culture, au sens dun ensemble de comportements, de rfrences
textuelles et de valeurs communes, est le produit dune histoire contingente. La culture sexprime
travers les usages et savoirs conventionnels spcifiques un groupe, et parmi ces savoirs, les rcits
issus de la littrature orale. Il faut noter que Boas est lun des premiers avoir soulign
limportance davoir accs la langue de la culture que lethnologue tudie. Nous reviendrons sur
cet aspect infra, lorsque nous aborderons le point de vue de lethnolinguistique. Nous prciserons
galement le rapport existant entre le texte et le contexte culturel dans la section 4.1. de notre
troisime chapitre.
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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1.3. Rintgrer le conte dans sa situation de production : lapproche pragmatique
Lapproche pragmatique initie par Dundes, Ben-Amos et Hendricks part du postulat que les actes
linguistiques doivent tre rinsrs dans le contexte de performance. Lanalyse se veut globalisante
et sappuie notamment sur la philosophie du langage (Austin, Searle). La vise fondamentale est
dnoncer les lois de constitution du texte . Lanalyse sintresse aux texte et contexte comme
texte. Le plus petit lment de dcoupage est lacte de parole. La question pose au conte est la
suivante : Quelle sorte de Texte es-tu ? . La prise en compte de la situation de narration des
contes (metteur, rcepteur, situation de narration) dfinit lapproche pragmatique qui aurait pour
but selon CHABROL (1973) de dcrire la situation de production et de rception du sens .
DUNDES (1964), dans son article intitul Texture, Text and Context , tente une dfinition
formelle du conte qui devrait tenir compte des trois niveaux suivants articuls lobjet : la
texture , surface linguistique du texte, le texte , contenu tel quil peut tre rduit ou traduit et
le contexte , cest--dire tout ce qui entoure lobjet et lui donne son sens. Lauteur distingue
entre motifme , qui serait un motif gnrique (par exemple, la tromperie), et allomotif ,
cest--dire toutes les formes de sa manifestation, selon la situation dnonciation lie un contexte
culturel donn (change de bonnets, couvertures). Cette approche met laccent sur le lien entre la
signification du texte et ses conditions dnonciation et envisage lactualisation des rcits dans leur
dimension performantielle. Cette approche est dterminante, au mme titre que la prcdente, dans
les fondements de lapproche ethnolinguistique que nous dvelopperons infra.
1.4. Lapproche psychanalytique
Lapproche psychanalytique, initie par Fromm, Rank et Roheim sappuie sur le postulat
mthodologique que le texte est transparent. Lanalyse hermneutique sappuie sur les travaux de
Freud. La vise fondamentale est dexpliquer les conflits humains. Laire danalyse est le gnotexte
fantasmatique. Le plus petit lment de dcoupage est le symbole. La question pose au conte est
celle-ci : Que rvles-tu de linconscient ?. Selon lapproche psychanalytique, associe de faon
incontournable aujourdhui, au nom de BETTELHEIM (1976), le conte exprime sous une forme
dtourne les conflits psychiques de la petite enfance. Il a une fonction initiatique et existentielle
dans la mesure o il aide lenfant assumer les preuves psychiques et permet sa personnalit de
se construire.
Les frontires entre ces diffrentes approches ne sont videmment pas hermtiques, nombre de
travaux sur le conte se rclament en ralit de diverses approches. Cette classification, en tant
qutat des lieux des tudes menes avant 1980, nous a permis de dceler les principaux modes
dapproche du conte.
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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2. Pour une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
Nous allons faire une place particulire un autre angle dapproche, non cit prcdemment, qui
est celui de lethnolinguistique. Cette approche sarticule lanalyse du discours en raison de la
dynamique texte/contexte et du rle accord laspect discursif.
2.1. De lethnolinguistique
2.1.1. Les fondations de lethnolinguistique
Lethnolinguistique se caractrise par son interdisciplinarit et par le flou qui rgne parfois pour
dlimiter son domaine, flou que lon retrouve dans les diffrentes nominations y rfrant :
sociologie du langage, sociolinguistique, ethnolinguistique, anthropologie linguistique, linguistique
anthropologique, etc. (daprs DUCROT & TODOROV, 1972 : 84). Nous allons tcher dy voir
plus clair dans la nbuleuse ethnolinguistique et tenter den montrer la cohrence parce quil nous
semble quelle existe bel et bien en exposant son dveloppement, ses assises thoriques, ainsi que
ceux de la sociolinguistique, discipline connexe lethnolinguistique, laquelle elle est parfois
assimile.
Couplant approches linguistique et ethnologique, la question centrale laquelle tente de rpondre
lethnolinguistique est videmment celle du lien entre la langue et la culture.
Humboldt2 a mis un certain nombre dides de base, qui ont aliment la rflexion
ethnolinguistique. Pour ce dernier, il existe un esprit de la langue, travers lequel on peut retrouver
la faon de penser dun peuple. Chaque langue renfermerait une vision du monde irrductible, une
crativit et un style propre. Elle permettrait lexpression dune conception du monde, par le biais
dun codage particulier : le filtre de la construction grammaticale. La langue organise le monde
environnant, selon des catgories qui lui sont particulires. Il en est ainsi de la catgorie du genre,
des pronoms (dont la distribution diffre dune langue lautre), du temps, de lespace, etc.
Humboldt, tout en mettant en vidence la particularit des langues, sintresse aussi la dimension
universelle du langage : chaque langue dans des structures diffrentes exprimerait un entendement
universel, elle aurait la possibilit de tout exprimer.
Boas, que nous avons voqu supra en tant quinitiateur de lapproche ethnologique des textes de
littrature orale, sinspire des ides de Humboldt et pose les bases du relativisme linguistique. Il
met en vidence le particularisme de chaque culture et de chaque langue ce qui est la base du
courant culturaliste en anthropo/ethnologie sur lequel nous reviendrons dans la section 3.1.1. du
2 - Linguiste et philosophe allemand (XVIIe- XVIIIe sicles)
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Chapitre I Des diverses approches du conte une ethnolinguistique discursive des textes littraires oraux
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chapitre III tout en affirmant comme Humboldt, que toutes les langues se valent, dans le sens o
toute langue peut tout dire avec ses ressources propres. Boas sintresse au systme de
classification des langues et met en vidence le fait que les langues ne divisent pas le monde de
faon homogne, il en est ainsi des classifications animales, vgtales dont la terminologie diffre
dune langue lautre. Il sintresse galement aux catgories (tel que le genre) qui varient dune
langue lautre et p