Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr
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PlatonLe Politique
[ou De la royauté ; genre logique]
Traduction, notices et notespar
Ămile Chambry
Ădition de rĂ©fĂ©rence :Garnier-Flammarion.
Notice sur la vie de Platon
Platon naquit Ă AthĂšnes en lâan 428-427 av. J.-C. dans le dĂšme deCollytos. DâaprĂšs DiogĂšne LaĂ«rce, son pĂšre Ariston descendait de Codros. SamĂšre PĂ©rictionĂš, sĆur de Charmide et cousine germaine de Critias, le tyran,descendait de DropidĂšs, que DiogĂšne LaĂ«rce donne comme un frĂšre de Solon.Platon avait deux frĂšres aĂźnĂ©s, Adimante et Glaucon, et une sĆur, PotonĂš, quifut la mĂšre de Speusippe. Son pĂšre Ariston dut mourir de bonne heure ; car samĂšre se remaria avec son oncle Pyrilampe, dont elle eut un fils, Antiphon.Quand Platon mourut, il ne restait plus de la famille quâun enfant, Adimante,qui Ă©tait sans doute le petit-fils de son frĂšre. Platon lâinstitua son hĂ©ritier, etnous le retrouvons membre de lâAcadĂ©mie sous XĂ©nocrate ; la famille dePlaton sâĂ©teignit probablement avec lui ; car on nâen entend plus parler.
La coutume voulait quâun enfant portĂąt le nom de son grand-pĂšre, etPlaton aurait dĂ» sâappeler comme lui AristoclĂšs. Pourquoi lui donna-t-on lenom de Platon, dâailleurs commun Ă cette Ă©poque ? DiogĂšne LaĂ«rce rapportequâil lui fut donnĂ© par son maĂźtre de gymnastique Ă cause de sa taille ; maisdâautres lâexpliquent par dâautres raisons. La famille possĂ©dait un domaineprĂšs de KĂ©phisia, sur le CĂ©phise, oĂč lâenfant apprit sans doute Ă aimer lecalme des champs, mais il dut passer la plus grande partie de son enfance Ă laville pour les besoins de son Ă©ducation. Elle fut trĂšs soignĂ©e, comme ilconvenait Ă un enfant de haute naissance. Il apprit dâabord Ă honorer lesdieux et Ă observer les rites de la religion, comme on le faisait dans toutebonne maison dâAthĂšnes, mais sans mysticisme, ni superstition dâaucunesorte. Il gardera toute sa vie ce respect de la religion et lâimposera dans sesLois. Outre la gymnastique et la musique, qui faisaient le fond de lâĂ©ducationathĂ©nienne, on prĂ©tend quâil Ă©tudia aussi le dessin et la peinture. Il fut initiĂ© Ă la philosophie par un disciple dâHĂ©raclite, Cratyle, dont il a donnĂ© le nom Ă un de ses traitĂ©s. Il avait de grandes dispositions pour la poĂ©sie. TĂ©moin dessuccĂšs dâEuripide et dâAgathon, il composa lui aussi des tragĂ©dies, despoĂšmes lyriques et des dithyrambes.
Vers lâĂąge de vingt ans, il rencontra Socrate. Il brĂ»la, dit-on, ses tragĂ©dies,et sâattacha dĂšs lors Ă la philosophie. Socrate sâĂ©tait dĂ©vouĂ© Ă enseigner la
vertu Ă ses concitoyens : câest par la rĂ©forme des individus quâil voulaitprocurer le bonheur de la citĂ©. Ce fut aussi le but que sâassigna Platon, car, Ă lâexemple de son cousin Critias et de son oncle Charmide, il songeait Ă selancer dans la carriĂšre politique ; mais les excĂšs des Trente lui firent horreur.Quand Thrasybule eut rĂ©tabli la constitution dĂ©mocratique, il se sentit denouveau, quoique plus mollement, pressĂ© de se mĂȘler des affaires de lâĂtat.La condamnation de Socrate lâen dĂ©goĂ»ta. Il attendit en vain une amĂ©liorationdes mĆurs politiques ; enfin, voyant que le mal Ă©tait incurable, il renonça Ă prendre part aux affaires ; mais le perfectionnement de la citĂ© nâen demeurapas moins sa grande prĂ©occupation, et il travailla plus que jamais Ă prĂ©parerpar ses ouvrages un Ă©tat de choses oĂč les philosophes, devenus lesprĂ©cepteurs et les gouverneurs de lâhumanitĂ©, mettraient fin aux maux dontelle est accablĂ©e.
Il Ă©tait malade lorsque Socrate but la ciguĂ«, et il ne put assister Ă sesderniers moments. AprĂšs la mort de son maĂźtre, il se retira Ă MĂ©gare, prĂšsdâEuclide et de Terpsion, comme lui disciples de Socrate. Il dut ensuiterevenir Ă AthĂšnes et servir, comme ses frĂšres, dans la cavalerie. Il prit, dit-on,part aux campagnes de 395 et de 394, dans la guerre dite de Corinthe. Il nâajamais parlĂ© de ses services militaires, mais il a toujours prĂ©conisĂ© lesexercices militaires pour dĂ©velopper la vigueur.
Le dĂ©sir de sâinstruire le poussa Ă voyager. Vers 390, il se rendit enĂgypte, emmenant une cargaison dâhuile pour payer son voyage. Il y vit desarts et des coutumes qui nâavaient pas variĂ© depuis des milliers dâannĂ©es.Câest peut-ĂȘtre au spectacle de cette civilisation fidĂšle aux antiques traditionsquâil en vint Ă penser que les hommes peuvent ĂȘtre heureux en demeurantattachĂ©s Ă une forme immuable de vie, que la musique et la poĂ©sie nâont pasbesoin de crĂ©ations nouvelles, quâil suffit de trouver la meilleure constitutionet quâon peut forcer les peuples Ă sây tenir.
DâĂgypte, il se rendit Ă CyrĂšne, oĂč il se mit Ă lâĂ©cole du mathĂ©maticienThĂ©odore, dont il devait faire un des interlocuteurs du ThĂ©Ă©tĂšte. De CyrĂšne, ilpassa en Italie, oĂč il se lia dâamitiĂ© avec les pythagoriciens Philolaos,Archytas et TimĂ©e. Il nâest pas sĂ»r que ce soit Ă eux quâil ait pris sa croyanceĂ la migration des Ăąmes ; mais il leur doit lâidĂ©e de lâĂ©ternitĂ© de lâĂąme, quidevait devenir la pierre angulaire de sa philosophie ; car elle lui fournit lasolution du problĂšme de la connaissance. Il approfondit aussi parmi eux ses
connaissances en arithmĂ©tique, en astronomie et en musique.DâItalie, il se rendit en Sicile. Il vit Catane et lâEtna. Ă Syracuse, il assista
aux farces populaires et acheta le livre de Sophron, auteur de farces en prose.Il fut reçu Ă la cour de Denys comme un Ă©tranger de distinction et il gagna Ă la philosophie Dion, beau-frĂšre du tyran. Mais il ne sâaccorda pas longtempsavec Denys, qui le renvoya sur un vaisseau en partance pour Ăgine, alorsennemie dâAthĂšnes. Si, comme on le rapporte, il le livra au LacĂ©dĂ©monienPollis, câĂ©tait le livrer Ă lâennemi. Heureusement il y avait alors Ă Ăgine unCyrĂ©nĂ©en, AnnikĂ©ris, qui reconnut Platon et le racheta pour vingt mines.Platon revint Ă AthĂšnes, vraisemblablement en 388. Il avait quarante ans.
La guerre durait encore ; mais elle allait se terminer lâannĂ©e suivante parla paix dâAntalkidas. Ă ce moment, Euripide Ă©tait mort et nâavait pas eu desuccesseur digne de lui. Aristophane venait de faire jouer son dernier drame,remaniĂ©, le Ploutos, et le thĂ©Ăątre comique ne devait retrouver son Ă©clatquâavec MĂ©nandre. Mais si les grands poĂštes faisaient dĂ©faut, la prose jetaitalors un vif Ă©clat avec Lysias, qui Ă©crivait des plaidoyers et en avait mĂȘmecomposĂ© un pour Socrate, et Isocrate, qui avait fondĂ© une Ă©cole de rhĂ©torique.Deux disciples de Socrate, Eschine et AntisthĂšne, qui tous deux avaientdĂ©fendu le maĂźtre, tenaient Ă©cole et publiaient des Ă©crits goĂ»tĂ©s du public.Platon, lui aussi, se mit Ă enseigner ; mais au lieu de le faire en causant,comme son maĂźtre, en tous lieux et avec tout le monde, il fonda une sortedâĂ©cole Ă lâimage des sociĂ©tĂ©s pythagoriciennes. Il acheta un petit terrain dansle voisinage du gymnase dâAcadĂ©mos, prĂšs de Colone, le village natal deSophocle. De lĂ le nom dâAcadĂ©mie qui fut donnĂ© Ă lâĂ©cole de Platon. Sesdisciples formaient une rĂ©union dâamis, dont le prĂ©sident Ă©tait choisi par lesjeunes et dont les membres payaient sans doute une cotisation.
Nous ne savons rien des vingt annĂ©es de la vie de Platon qui sâĂ©coulĂšrententre son retour Ă AthĂšnes et son rappel en Sicile. On ne rencontre mĂȘmedans ses Ćuvres aucune allusion aux Ă©vĂ©nements contemporains, Ă lareconstitution de lâempire maritime dâAthĂšnes, aux succĂšs de ThĂšbes avecĂpaminondas, Ă la dĂ©cadence de Sparte. Denys lâAncien Ă©tant mort en 368,Dion, qui comptait gouverner lâesprit de son successeur, Denys le Jeune,appela Platon Ă son aide. Il rĂȘvait de transformer la tyrannie en royautĂ©constitutionnelle, oĂč la loi et la libertĂ© rĂ©gneraient ensemble. Son appelsurprit Platon en plein travail ; mais le dĂ©sir de jouer un rĂŽle politique et
dâappliquer son systĂšme lâentraĂźna. Il se mit en route en 366, laissant Ă Eudoxe la direction de son Ă©cole. Il gagna en passant lâamitiĂ© dâArchytas,mathĂ©maticien philosophe qui gouvernait Tarente. Mais quand il arriva Ă Syracuse, la situation avait changĂ©. Il fut brillamment reçu par Denys, maismal vu des partisans de la tyrannie et en particulier de Philistos, qui Ă©taitrentrĂ© Ă Syracuse aprĂšs la mort de Denys lâAncien. En outre, Denys sâĂ©tantaperçu que Dion voulait le tenir en tutelle, le bannit de Syracuse. Tandis queDion sâen allait vivre Ă AthĂšnes, Denys retenait Platon, sous prĂ©texte derecevoir ses leçons, pendant tout lâhiver. Enfin quand la mer redevintnavigable, au printemps de lâannĂ©e 365, il lâautorisa Ă partir sous promesse derevenir avec Dion. Ils se sĂ©parĂšrent amicalement, dâautant mieux que Platonavait mĂ©nagĂ© Ă Denys lâalliance dâArchytas de Tarente.
De retour Ă AthĂšnes, Platon y trouva Dion qui menait une vie fastueuse. Ilreprit son enseignement. Cependant Denys avait pris goĂ»t Ă la philosophie. Ilavait appelĂ© Ă sa cour deux disciples de Socrate, Eschine et Aristippe deCyrĂšne, et il dĂ©sirait revoir Platon. Au printemps de 361, un vaisseau deguerre vint au PirĂ©e. Il Ă©tait commandĂ© par un envoyĂ© du tyran, porteur delettres dâArchytas et de Denys, oĂč Archytas lui garantissait sa sĂ»retĂ©personnelle, et Denys lui faisait entrevoir le rappel de Dion pour lâannĂ©esuivante. Platon se rendit Ă leurs instantes priĂšres et partit avec son neveuSpeusippe. De nouveaux dĂ©boires lâattendaient : il ne put convaincre Denysde la nĂ©cessitĂ© de changer de vie. Denys mit lâembargo sur les biens de Dion.Platon voulut partir ; le tyran le retint, et il fallut lâintervention dâArchytaspour quâil pĂ»t quitter Syracuse, au printemps de 360. Il se rencontra avecDion Ă Olympie. On sait comment celui-ci, apprenant que Denys lui avaitpris sa femme, pour la donner Ă un autre, marcha contre lui en 357, sâemparade Syracuse et fut tuĂ© en 353. Platon lui survĂ©cut cinq ans. Il mourut en 347-346, au milieu dâun repas de noces, dit-on. Son neveu Speusippe lui succĂ©da.Parmi les disciples de Platon, les plus illustres quittĂšrent lâĂ©cole. Aristote etXĂ©nocrate se rendirent chez Hermias dâAtarnĂ©e, HĂ©raclide resta dâabord Ă AthĂšnes, puis alla fonder une Ă©cole dans sa patrie, HĂ©raclĂ©e. AprĂšs la mort deSpeusippe, XĂ©nocrate prit la direction de lâAcadĂ©mie, qui devait subsisterjusquâen 529 de notre Ăšre, annĂ©e oĂč Justinien la fit fermer.
LES ĆUVRES
La collection des Ćuvres de Platon comprend trente-cinq dialogues, plusun recueil de lettres, des dĂ©finitions et six petits dialogues apocryphes :Axiochos, de la Justice, de la Vertu, DĂ©modocos, Sisyphe, Eryxias. Au lieu deranger les trente-cinq dialogues admis pour authentiques dans lâordre oĂč ilsfurent publiĂ©s, les Anciens les avaient classĂ©s artificiellement. Platon lui-mĂȘme avait groupĂ© exceptionnellement le ThĂ©Ă©tĂšte, le Sophiste et lePolitique, avec lâintention dây adjoindre le Philosophe, qui est restĂ© Ă lâĂ©tat deprojet, et aussi la RĂ©publique, le TimĂ©e, le Critias et un dialogue quâilnâĂ©crivit pas. Câest apparemment sur ces groupes de trois ou de quatre quâonse fonda pour le classement des Ćuvres de Platon. Au dire de DiogĂšneLaĂ«rce, Aristophane de Byzance avait Ă©tabli les cinq trilogies suivantes : 1.RĂ©publique, TimĂ©e, Critias ; 2. Sophiste, Politique, Cratyle ; 3. Lois, Minos,Ăpinomis ; 4. ThĂ©Ă©tĂšte, Euthyphron, Apologie ; 5. Criton, PhĂ©don, Lettres. Ilavait divisĂ© le reste par livres et lâavait citĂ© sans ordre. Derkylidas, au tempsde CĂ©sar, et Thrasylle, contemporain de TibĂšre, adoptĂšrent au contraire leclassement par tĂ©tralogies, qui rappelait Ă la fois les deux groupes de quatrequâavait conçus Platon et les tĂ©tralogies tragiques (trois tragĂ©dies, plus undrame satirique). Lâordre de Thrasylle est celui que nous prĂ©sentent nosmanuscrits, et quâont reproduit les Ă©diteurs jusquâĂ nos jours.
La 1re tétralogie comprend : Euthyphron, Apologie, Criton, Phédon ;
la 2e : Cratyle, ThéétÚte, Sophiste, Politique ;
la 3e : Parménide, PhilÚbe, Banquet, PhÚdre ;
la 4e : Premier et second Alcibiade, Hipparque, Rivaux ;
la 5e : ThéagÚs, Charmide, LachÚs, Lysis ;
la 6e : EuthydĂšme, Protagoras, Gorgias, MĂ©non ;
la 7e : Hippias mineur et Hippias majeur, Ion, MĂ©nexĂšne ;
la 8e : Clitophon, République, Timée, Critias ;
la 9e : Minos, Lois, Ăpinomis, Lettres.
On divisait aussi les dialogues dâune autre maniĂšre. Le dialogue a deuxformes, nous dit DiogĂšne LaĂ«rce ; il est diĂ©gĂ©tique (sous forme dâexposition)ou zĂ©tĂ©tique (sous forme de recherche). La premiĂšre se divise en deuxgenres : thĂ©orique ou pratique. Le thĂ©orique se subdivise Ă son tour en deuxespĂšces : mĂ©taphysique ou rationnelle ; le pratique aussi se subdivise en deuxespĂšces : morale et politique. Le dialogue zĂ©tĂ©tique peut avoir, lui aussi, deuxformes diffĂ©rentes : il peut ĂȘtre gymnique (dâexercice) et agonistique (decombat). Le genre gymnique se subdivise en maĂŻeutique (qui accouche lesesprits) et en peirastique (qui Ă©prouve, qui sonde). Lâagonistique se subdiviseĂ©galement en deux espĂšces : lâendictique (dĂ©monstrative) et lâanatreptique(rĂ©futative). Nos manuscrits et nos Ă©ditions ont conservĂ© ces indications. Ilsportent aussi, avec le nom propre qui dĂ©signe le dialogue, un sous-titre qui enindique le contenu.
Les modernes se sont demandĂ© si les ouvrages attribuĂ©s Ă Platon sont tousauthentiques. DĂ©jĂ quelques Anciens tenaient pour suspects le secondAlcibiade, lâHippias mineur, les Rivaux, lâĂpinomis, sans parler des sixdialogues apocryphes. Au XIXe siĂšcle une vague de scepticisme, mise enbranle par le savant allemand Ast, sâest Ă©tendue Ă plus de la moitiĂ© desdialogues, et lâon a Ă©tĂ© jusquâĂ rejeter lâEuthydĂšme, le MĂ©non, le Cratyle, lePhilĂšbe et tout le groupe formĂ© du Sophiste, du Politique et du ParmĂ©nide.Toutes ces athĂ©tĂšses sont parties dâun principe arbitraire, câest-Ă -dire delâidĂ©e que lâon se formait de Platon dâaprĂšs certains dialogues jugĂ©sauthentiques. On repoussait tout ce qui ne cadrait pas avec cette idĂ©e. Commecette idĂ©e variait suivant lâesprit qui lâavait formĂ©e et suivant le point de vueoĂč chacun se plaçait, les athĂ©tĂšses variaient aussi. Cette mĂ©thode toutesubjective a fait son temps : lâon est revenu Ă des idĂ©es plus saines. On admetfort bien que Platon ait pu varier, que son gĂ©nie ne soit pas Ă©clos tout dâuncoup, et quâil ait pu avoir comme les autres ses dĂ©faillances et son dĂ©clin. Onnâose plus, comme on lâa fait par exemple pour lâHippias mineur, passer par-dessus le tĂ©moignage irrĂ©cusable dâAristote. On admet gĂ©nĂ©ralement commeauthentiques presque tous les dialogues, sauf le ThĂ©agĂšs, le Minos et leClitophon. On regardait toutes les Lettres comme apocryphes : on fait
exception aujourdâhui pour la 7e et la 8e. Quant aux DĂ©finitions, on y voitune compilation dâĂ©cole, sans intĂ©rĂȘt dâailleurs.
LA PHILOSOPHIE DE PLATON â THĂORIE DES IDĂES
Dans ses premiers ouvrages, câest-Ă -dire dans les dialogues dĂ©nommĂ©ssocratiques, Platon, fidĂšle disciple de Socrate, sâattache comme lui Ă dĂ©finirexactement les idĂ©es morales. Il recherche ce quâest le courage, la sagesse,lâamitiĂ©, la piĂ©tĂ©, la vertu. Socrate professait quâil suffit de connaĂźtre le bienpour le pratiquer, que par consĂ©quent la vertu est science et le vice ignorance.Platon restera fidĂšle toute sa vie Ă cette doctrine. Comme Socrate, il honorerales dieux et tiendra que la vertu consiste Ă leur ressembler, autant que lepermet la faiblesse humaine. Comme lui, il croira que le bien est le butsuprĂȘme de toute existence et que câest dans le bien quâil faut chercherlâexplication de lâunivers.
Mais, si docile aux leçons de Socrate que Platon nous apparaisse Ă sesdĂ©buts, il Ă©tait trop avide de savoir pour se borner Ă lâenseignement purementmoral de son maĂźtre. Avant de connaĂźtre Socrate, il avait reçu les leçons deCratyle et sâĂ©tait familiarisĂ© avec la doctrine dâHĂ©raclite. Il sâinitia aussi Ă celle des ĂlĂ©ates. Il avait Ă©tudiĂ© Anaxagore et lu certainement les Ă©critsdâEmpĂ©docle. Au cours de son voyage Ă CyrĂšne, il sâĂ©tait perfectionnĂ© dansla gĂ©omĂ©trie et, en Italie, il sâĂ©tait adonnĂ© aux Ă©tudes dâarithmĂ©tique,dâastronomie, de musique et mĂȘme de mĂ©decine des Pythagoriciens. Peut-ĂȘtreaurait-il visitĂ© lâIonie et les rivages de la mer ĂgĂ©e si la guerre avec la Persene lâen eĂ»t pas dĂ©tournĂ©. Il aurait fait Ă AbdĂšre la connaissance de DĂ©mocriteet de lâatomisme, la plus gĂ©niale crĂ©ation de la philosophie grecque avantPlaton. Qui sait si lâinfluence de DĂ©mocrite, sâil lâeĂ»t connu plus jeune,nâaurait pas modifiĂ© la tendance de son esprit, tournĂ© exclusivement vers lamorale et vers les sciences abstraites ?
Quoi quâil en soit, le systĂšme de Platon est une synthĂšse de tout ce quâonsavait de son temps, mais surtout des doctrines de Socrate, dâHĂ©raclite, deParmĂ©nide et des Pythagoriciens. Ce qui fait le fond et lâoriginalitĂ© de cesystĂšme est la thĂ©orie des IdĂ©es. Platon avait dâabord Ă©tudiĂ© la doctrinedâHĂ©raclite, fondĂ©e sur lâĂ©coulement universel des choses. « Tout sâĂ©coule,disait HĂ©raclite ; rien ne demeure. Le mĂȘme homme ne descend pas deux foisdans le mĂȘme fleuve. » De cette idĂ©e, Platon tire la consĂ©quence que des ĂȘtresqui sont en perpĂ©tuel devenir pour aboutir Ă la destruction mĂ©ritent Ă peine le
nom dâĂȘtres et quâon nâen peut former que des opinions confuses, incapablesde se justifier elles-mĂȘmes. Ils ne sauraient ĂȘtre lâobjet dâune sciencevĂ©ritable ; car il nây a pas de science de ce qui est perpĂ©tuellement mobile ; ilnây a de science que de ce qui est fixe et immuable. Cependant, quand onobserve ces ĂȘtres changeants, on sâaperçoit quâils reproduisent dans la mĂȘmeespĂšce des caractĂšres constants. Ces caractĂšres se transmettent dâindividu Ă individu, de gĂ©nĂ©ration Ă gĂ©nĂ©ration. Ils sont des copies de modĂšlesuniversels, immuables, Ă©ternels que Platon appelle les Formes ou les IdĂ©es.Dans le langage courant, on entend par idĂ©e une modification, un acte delâesprit. Dans le langage de Platon, lâIdĂ©e exprime, non pas lâacte de lâespritqui connaĂźt, mais lâobjet mĂȘme qui est connu. Ainsi lâIdĂ©e de lâhomme est letype idĂ©al que reproduisent plus ou moins parfaitement tous les hommes. Cetype est purement intelligible ; il nâen est pas moins vivant ; il est mĂȘme seulvivant, car ses copies, toujours changeantes et pĂ©rissables, mĂ©ritent Ă peine lenom dâĂȘtres, et, parce quâil existe rĂ©ellement, quâil est Ă©ternel et immuable, ilpeut ĂȘtre connu et ĂȘtre objet de science.
Platon a illustrĂ© sa thĂ©orie des IdĂ©es dans la cĂ©lĂšbre allĂ©gorie de laCaverne, oĂč les hommes sont comparĂ©s Ă des prisonniers enchaĂźnĂ©s qui nepeuvent tourner le cou et nâaperçoivent sur le fond de leur prison que desombres projetĂ©es par des objets qui dĂ©filent derriĂšre eux Ă la lumiĂšre dâun feuĂ©loignĂ©. « Il faut, dit Platon, assimiler le monde visible au sĂ©jour de la prison,et la lumiĂšre du feu dont elle est Ă©clairĂ©e Ă lâeffet du soleil. » Les objets quipassent sont ceux du monde intelligible, et le soleil qui les Ă©claire, câest lâIdĂ©edu Bien, cause de toute science et de toute existence. On reconnaĂźt ici ladoctrine des ĂlĂ©ates, que le monde nâest quâune apparence vaine, que la seulerĂ©alitĂ© consiste dans lâUnitĂ©. Mais tandis que chez ParmĂ©nide lâĂtre un etimmuable est une abstraction vide, il est devenu chez Platon lâĂtre parexcellence, source de toute vie et de toute action.
LâIdĂ©e du Bien, dit Platon, est Ă la limite du monde intelligible : câest laderniĂšre et la plus haute ; mais il y a toute une hiĂ©rarchie dâIdĂ©es. Platonsemble mĂȘme admettre au Xe livre de la RĂ©publique que tous les objets de lanature, et mĂȘme les crĂ©ations de lâhomme, comme un lit ou une table, tirentleur existence dâune IdĂ©e et que les IdĂ©es sont innombrables. Mais il ne parledâordinaire que des IdĂ©es du Beau, du Juste et du Bien.
La doctrine des IdĂ©es est Ă©troitement liĂ©e Ă celle de la rĂ©miniscence et delâimmortalitĂ© de lâĂąme. Ces IdĂ©es, notre Ăąme, qui a existĂ© avant nous etpassera dans dâautres corps aprĂšs nous, les a aperçues plus ou moinsvaguement dans un autre monde. Le mythe du PhĂšdre nous montre lâĂąmeescaladant le ciel, Ă la suite du cortĂšge des dieux, pour aller contempler lesIdĂ©es de lâautre cĂŽtĂ© de la voĂ»te cĂ©leste. Elle en rapporte et en conserve unsouvenir obscur que la philosophie sâefforce dâĂ©claircir. Elle le fait ensoumettant dâabord lâĂąme Ă un entraĂźnement prĂ©alable destinĂ© Ă Ă©veiller larĂ©flexion. Les sciences qui relĂšvent du pur raisonnement, lâarithmĂ©tique, lagĂ©omĂ©trie, lâastronomie, lâharmonie sont les plus propres Ă nous familiariseravec le monde de lâintelligible. Câest alors quâintervient la dialectique. Platonpart de la dialectique socratique, sorte de conversation oĂč lâon recherche ladĂ©finition dâune vertu. Ainsi, dans le LachĂšs, les trois interlocuteurs LachĂšs,Nicias et Socrate recherchent la dĂ©finition du courage. LachĂšs propose unepremiĂšre dĂ©finition : « Lâhomme courageux, dit-il, est celui qui tient fermecontre lâennemi. » Socrate la juge trop Ă©troite ; car le courage trouve sonapplication en mille autres circonstances. LachĂšs alors en propose une autre :« Le courage est une sorte de fermetĂ©. » Mais, si cette fermetĂ© se fonde sur lafolie et lâignorance, rĂ©pond Socrate, elle ne peut ĂȘtre le courage. Nicias,consultĂ© Ă son tour, dit que le courage est la science de ce qui est Ă craindre etde ce qui ne lâest pas. Ă cette dĂ©finition, Socrate fait une autre objection. Lecourage, si câest une science, dit-il, doit ĂȘtre la science de tous les biens et detous les maux ; mais cette dĂ©finition sâapplique Ă la vertu en gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus, on se sĂ©pare, sans ĂȘtre arrivĂ© Ă la dĂ©finition cherchĂ©e. Mais on voit leprocĂ©dĂ© qui, dâune proposition, passe Ă une autre plus comprĂ©hensive,jusquâĂ ce quâon arrive Ă lâidĂ©e gĂ©nĂ©rale qui comprendra tous les cas et sedistinguera nettement des idĂ©es voisines. Cette mĂ©thode socratique, PlatonlâĂ©tend au domaine des IdĂ©es, pour les atteindre elles-mĂȘmes et monter desIdĂ©es infĂ©rieures Ă lâIdĂ©e du Bien. Il faut commencer par une hypothĂšse surlâobjet Ă©tudiĂ©. On la vĂ©rifie par les conclusions auxquelles elle conduit. Si cesconclusions sont intenables, lâhypothĂšse est rejetĂ©e. Une autre prend sa place,pour subir le mĂȘme sort, jusquâĂ ce quâon en trouve une qui rĂ©siste Ă lâexamen. Chaque hypothĂšse est un degrĂ© qui nous hausse vers lâIdĂ©e. Quandnous aurons ainsi examinĂ© tous les objets de connaissance, nous auronsatteint tous les principes (ÎŹÏÏαί) irrĂ©fragables, non seulement en eux-mĂȘmes,mais dans leur mutuelle dĂ©pendance et dans la relation quâils ont avec le
principe supĂ©rieur et absolu quâest lâIdĂ©e du Bien. Le ParmĂ©nide nous donneun exemple du procĂ©dĂ©. Ce procĂ©dĂ© exige une intelligence supĂ©rieure et untravail infatigable, dont seul est capable le philosophe nĂ©.
Mais la dialectique ne suffit pas Ă tout. Il est des secrets impĂ©nĂ©trables Ă la raison et dont les dieux se sont rĂ©servĂ© la possession. Ils peuvent, il estvrai, en laisser voir quelque chose Ă certains hommes privilĂ©giĂ©s. Ils fontconnaĂźtre lâavenir aux devins et communiquent lâinspiration aux poĂštes ; ilsont favorisĂ© Socrate dâavertissements particuliers. Peut-ĂȘtre y a-t-il chez lespoĂštes et dans les croyances populaires des traces dâune rĂ©vĂ©lation divine quijetteraient quelque lueur sur nos origines et notre destinĂ©e aprĂšs la mort. LesĂgyptiens croyaient que les hommes sont jugĂ©s sur leurs actes aprĂšs la mortet les Pythagoriciens que lâĂąme passe du corps dâun animal dans celui dâunautre. Platon nâa pas dĂ©daignĂ© de recueillir ces croyances, mais il se garde deles donner pour des certitudes. Ce sont pour lui des espĂ©rances ou des rĂȘvesquâil expose dans des mythes dâune poĂ©sie sublime. Son imagination leurcommunique un Ă©clat magique et lui suggĂšre des dĂ©tails si prĂ©cis quâon diraitquâil a assistĂ©, comme Er le Pamphylien, aux mystĂšres de lâau-delĂ . Il y a vudes limbes, un purgatoire et un enfer Ă©ternel rĂ©servĂ© aux Ăąmes incorrigibles.Ces visions extraordinaires ont tellement frappĂ© les esprits que les chrĂ©tiens,en les modifiant un peu, en ont fait des dogmes religieux.
LA PSYCHOLOGIE DE PLATON
La psychologie de Platon est marquĂ©e dâun caractĂšre profondĂ©mentspiritualiste. LâĂąme est Ă©ternelle. Avant dâĂȘtre unie au corps, elle a contemplĂ©les IdĂ©es et, grĂące Ă la rĂ©miniscence, elle peut les reconnaĂźtre, quand elle estdescendue dans un corps. Par sa cohabitation avec la matiĂšre, elle perd sapuretĂ©, et lâon distingue en elle trois parties diffĂ©rentes : une partiesupĂ©rieure, le Ï ÎżÏÏ ou la raison, facultĂ© contemplative, faite pour gouverner etmaintenir lâharmonie entre elle et les parties infĂ©rieures. Ces parties sont leÎžÏ ÎŒÏÏ ou courage, facultĂ© noble et gĂ©nĂ©reuse qui comprend Ă la fois les dĂ©sirsĂ©levĂ©s de notre nature et la volontĂ©, et lâÎÏÎčÎžÏ ÎŒÎ·ÏÎčÏÏÏ , câest-Ă -dire lâinstinct etle dĂ©sir qui tirent lâhomme vers les objets sensibles et les dĂ©sirs grossiers
1*.Le point faible de cette psychologie, câest la part insuffisante faite Ă la
volontĂ© libre. Platon soutient avec Socrate que la connaissance du bienentraĂźne forcĂ©ment lâadhĂ©sion de la volontĂ©, ce qui est contraire Ă lâexpĂ©rience. Platon a essayĂ© dâĂ©tablir la survivance de lâĂąme par unedĂ©monstration dialectique et il a exposĂ© dans les trois mythes du Gorgias, dela RĂ©publique et du PhĂ©don les migrations et les purifications auxquelleslâĂąme est soumise, avant de remonter sur la terre et de rentrer dans unnouveau corps ; mais le dĂ©tail des descriptions varie dâun mythe Ă lâautre.
LA POLITIQUE
La politique de Platon est modelĂ©e sur sa psychologie ; car les mĆursdâun Ătat sont nĂ©cessairement modelĂ©es sur celles des individus. Lâassisefondamentale de lâĂtat est la justice, il ne peut durer sans elle. Platon entendla justice dans un sens plus large quâon ne lâentend communĂ©ment. La justiceconsiste pour nous Ă rendre Ă chacun le sien. Socrate rejette cette dĂ©finitiondans le premier livre de la RĂ©publique. La justice, telle quâil la comprend,consiste, dans lâindividu, Ă ce que chaque partie de lâĂąme remplisse lafonction qui lui est propre ; que le dĂ©sir soit soumis au courage et le courageet le dĂ©sir Ă la raison. Il en est de mĂȘme dans la citĂ©. Elle se compose de troisclasses de citoyens correspondant aux trois parties de lâĂąme : des magistratsphilosophes, qui reprĂ©sentent la raison ; des guerriers, qui reprĂ©sentent lecourage et qui sont chargĂ©s de protĂ©ger lâĂtat contre les ennemis du dehors etde rĂ©duire les citoyens Ă lâobĂ©issance ; enfin, des laboureurs, des artisans etdes marchands, qui reprĂ©sentent lâinstinct et le dĂ©sir. Pour ces trois classes decitoyens, la justice consiste, comme dans lâindividu, Ă remplir sa fonctionpropre (ÏÎŹ ÎÎ±Ï ÏÎżÏ ÏÏÎŹÏÏΔÎčÏ ). Les magistrats gouverneront, les guerriersobĂ©iront aux magistrats, et les autres obĂ©iront aux deux ordres supĂ©rieurs, etainsi la justice, câest-Ă -dire lâharmonie, rĂ©gnera entre les trois ordres. UneĂ©ducation prĂ©alable, au moyen de la gymnastique et de la musique, prĂ©parerales magistrats et les guerriers ou auxiliaires Ă leurs fonctions futures. Elle seradonnĂ©e aux femmes comme aux hommes ; car elles ont les mĂȘmes aptitudesque les hommes ; elles rempliront les mĂȘmes charges et prendront commeeux part Ă la guerre. Les magistrats seront choisis parmi les mieux douĂ©s etceux qui auront montrĂ© le plus grand dĂ©vouement au bien public. On lesentraĂźnera Ă la dialectique, pour quâils puissent contempler les IdĂ©es et rĂ©glerlâĂtat sur lâIdĂ©e du Bien. Au reste ces trois classes ne formeront pas descastes fermĂ©es : les enfants seront rangĂ©s dans lâune ou lâautre suivant leursaptitudes.
Comme le plus grand danger dans un Ătat est la division, tout dâabordlâĂtat sera petit. Platon nâadmet pas, comme XĂ©nophon, de grands Ătats Ă lamaniĂšre de lâempire perse ; il modĂšle le sien sur les petites citĂ©s entrelesquelles se partageait la GrĂšce. Un petit Ătat nâest pas exposĂ© Ă se
dĂ©membrer comme un grand empire composĂ© de peuples divers, et lasurveillance des magistrats y est plus facile Ă exercer. Pour Ă©viter la division,qui est le grand mal dont souffrent les villes grecques, on supprimera les deuxennemis les plus redoutables de lâunitĂ©, lâintĂ©rĂȘt personnel et lâesprit defamille. On supprimera le premier par la communautĂ© des biens, le secondpar la communautĂ© des femmes et des enfants, lesquels seront Ă©levĂ©s parlâĂtat. Mais cette communautĂ© des biens, des femmes et des enfants nâest pasĂ lâusage du peuple ; elle ne sera de rĂšgle que dans les deux ordres supĂ©rieurs,seuls capables dâen comprendre la valeur et de sây soumettre dans lâintĂ©rĂȘt dubien public. Les mariages dâailleurs ne seront pas laissĂ©s Ă lâarbitraire desjeunes gens : tout Ă©phĂ©mĂšres quâils sont, ils seront rĂ©glĂ©s solennellement parles magistrats.
Platon ne se faisait pas dâillusion sur la difficultĂ© dâappliquer son systĂšme.Il savait que la doctrine des IdĂ©es sur laquelle il repose Ă©tait inaccessible Ă lafoule, que par consĂ©quent sa constitution devait lui ĂȘtre imposĂ©e, quâelle levoulĂ»t ou non, et quâelle ne pouvait lâĂȘtre que par un roi philosophe, etphilosophe Ă la maniĂšre de Platon. Il espĂ©ra un moment le trouver dans lapersonne de Denys le Jeune et dans celle de son ami Dion. Son Ă©chec prĂšs dupremier, et lâassassinat du second lui enlevĂšrent ses illusions. Mais lapolitique avait toujours Ă©tĂ© une de ses prĂ©occupations dominantes. Il ne sâendĂ©tacha jamais. Il reprit la plume dans sa vieillesse pour tracer une autreconstitution. Câest celle quâil a exposĂ©e dans les Lois. Elle repose sur lesmĂȘmes principes ; mais elle est plus pratique et renonce Ă la communautĂ© desbiens, des femmes et des enfants.
LA MORALE
La morale de Platon a un caractĂšre Ă la fois ascĂ©tique et intellectuel.Platon reconnaĂźt bien, comme Socrate, que le bonheur est la fin naturelle dela vie ; mais il y a entre les plaisirs la mĂȘme hiĂ©rarchie que dans lâĂąme. Lestrois parties de lâĂąme nous procurent chacune un plaisir particulier : la raison,le plaisir de connaĂźtre, le ÎžÏ ÎŒÏÏ, les satisfactions de lâambition, et la partieconcupiscible, les jouissances grossiĂšres que Platon appelle le plaisir du gain(RĂ©publique, 580 d sqq.). Pour savoir quel est le meilleur de ces trois plaisirs,
il faut consulter ceux qui en ont fait lâexpĂ©rience. Or lâartisan, qui poursuit legain, est entiĂšrement Ă©tranger aux deux autres plaisirs ; lâambitieux Ă son tourne connaĂźt pas le plaisir de la science ; seul, le philosophe a fait lâexpĂ©riencedes trois sortes de plaisirs et peut donner un avis compĂ©tent. Or, Ă ses yeux, leplaisir Ă la fois le plus pur et le plus grand, câest le plaisir de connaĂźtre. Câestdonc vers celui-lĂ que nous devons nous porter. Et comme le corps est uneentrave pour lâĂąme, quâil est comme une masse de plomb qui arrĂȘte son volvers les rĂ©gions supĂ©rieures de lâIdĂ©e, il faut le mortifier et affranchir lâĂąme,autant que possible, des grossiers besoins dont il est la cause. Ainsi, câestdans la subordination des dĂ©sirs infĂ©rieurs au dĂ©sir de connaĂźtre que consistela vertu. Une fois arrivĂ© Ă la connaissance du bien, lâhomme est naturellementvertueux ; car on ne peut voir le bien sans le vouloir et le vice vient toujoursde lâignorance. Bien que lâignorance se rĂ©duise Ă un mauvais calcul, Platonne la considĂšre pas moins comme un vice punissable. Le mĂ©chant, dâaprĂšslui, devrait sâoffrir de lui-mĂȘme Ă lâexpiation. Sâil y Ă©chappe en ce monde, ilnây Ă©chappera pas dans lâautre.
LâESTHĂTIQUE
LâesthĂ©tique de Platon dĂ©pend aussi de la thĂ©orie des IdĂ©es et de la moraleet de la politique quâil en a tirĂ©es. Les IdĂ©es sont immuables et Ă©ternelles.Puisque nous devons nous rĂ©gler sur elles, nos arts seront comme ellesimmuables et Ă jamais figĂ©s. Et Platon nâadmet en effet aucune innovation, nidans la poĂ©sie, ni dans les arts. LâidĂ©al une fois atteint, il faudra sây tenir ouse recopier sans cesse. Lâart nâaura dâailleurs dâautre libertĂ© que de servir lamorale et la politique. « Nous contraindrons les poĂštes, dit Platon(RĂ©publique, 401 b), Ă nâoffrir dans leurs poĂšmes que des modĂšles de bonnesmĆurs, et nous contrĂŽlerons de mĂȘme les autres artistes et les empĂȘcheronsdâimiter le vice, lâintempĂ©rance, la bassesse, lâindĂ©cence, soit dans la peinturedes ĂȘtres vivants, soit dans tout autre genre dâimage, ou, sâils ne peuvent faireautrement, nous leur interdirons de travailler chez nous. » En vertu de cesprincipes, Platon bannit tous les modes musicaux autres que le dorien et lephrygien, dont la gravitĂ© convient Ă des guerriers. Il bannit la tragĂ©die, dontles accents plaintifs pourraient amollir leur cĆur ; il bannit la bouffonnerie et
mĂȘme le rire, qui sied mal Ă la dignitĂ© quâils doivent conserver. HomĂšremĂȘme, quâil aime, quâil sait par cĆur, quâil cite sans cesse, ne trouve pasgrĂące Ă ses yeux, parce quâil a peint les dieux aussi immoraux que leshommes, et il le renvoie de sa rĂ©publique, aprĂšs lâavoir couronnĂ© de fleurs.Mais ce sont les peintres et sculpteurs dont il fait le moins de cas. Commeleurs Ćuvres ne sont que des copies incomplĂštes des objets sensibles, eux-mĂȘmes copies des IdĂ©es, ils sont, dit-il, Ă©loignĂ©s de trois degrĂ©s de la vĂ©ritĂ© ;ce sont donc des ignorants, infĂ©rieurs aux fabricants dâobjets rĂ©els. Quipourrait ĂȘtre Achille ne voudrait pas ĂȘtre HomĂšre. En poussant Ă bout leraisonnement de Platon, il serait facile de lui faire dire que le cordonnier quicritiquait Apelle Ă©tait supĂ©rieur Ă ce grand peintre. Et voilĂ oĂč lâesprit desystĂšme a conduit celui qui fut lui-mĂȘme un des plus grands artistes delâhumanitĂ©.
LA PHYSIQUE ET LE DĂMIURGE
Câest dans le TimĂ©e quâil faut chercher lâexplication que Platon a donnĂ©ede lâunivers en gĂ©nĂ©ral et de lâhomme en particulier. Câest lĂ quâil arassemblĂ© toutes les connaissances de son Ă©cole concernant la nature.
Il y a un Dieu trĂšs bon qui a fait le monde Ă son image. Il ne lâa pas crĂ©Ă©de rien, comme le Dieu des Juifs et des chrĂ©tiens ; car il a toujours cĆxistĂ© Ă cĂŽtĂ© de lui deux substances, lâĂąme incorporelle et indivisible et lâautrematĂ©rielle et divisible, et que la philosophie grecque appelle lâUn ou leMĂȘme, et lâAutre. Le DĂ©miurge a dâabord crĂ©Ă© le monde sensible. De lasubstance indivisible et de la substance divisible il a composĂ© entre les deux,en les mĂ©langeant, une troisiĂšme sorte de substance intermĂ©diaire,comprenant la nature de lâUn et celle de lâAutre : câest lâĂąme du monde,lequel est formĂ© de ces trois substances. Avec le monde est nĂ© le temps, quemesure la marche des astres. Pour peupler le monde, le DĂ©miurge a dâabordcrĂ©Ă© les dieux (astres ou dieux mythologiques) et les a chargĂ©s de crĂ©er lesanimaux, pour ne pas ĂȘtre responsable de leurs imperfections. Les dieux ontformĂ© le corps des ĂȘtres en vue du plus grand bien ; ils ont appliquĂ© dans laformation de ces corps des lois gĂ©omĂ©triques trĂšs compliquĂ©es. Ils ont misdans le corps de lâhomme une Ăąme qui, selon quâil aura bien ou mal vĂ©cu,
retournera aprĂšs la mort dans lâastre dâoĂč elle est descendue, ou passera dansdâautres corps jusquâĂ ce quâelle soit purifiĂ©e. Câest surtout Ă lâhomme quePlaton sâintĂ©resse et mĂȘme ce nâest quâen vue de lâhomme quâil sâintĂ©resse Ă lâunivers. Aussi est-ce la physiologie et lâhygiĂšne de lâhomme qui sont leprincipal objet du TimĂ©e : la structure de son corps, ses organes, lâorigine desimpressions sensibles, les causes des maladies du corps et de lâĂąme, lagĂ©nĂ©ration, la mĂ©tempsycose, Platon a traitĂ© tous ces sujets, en sâaidant desidĂ©es dâEmpĂ©docle et du mĂ©decin AlcmĂ©on et en y joignant toutes lesdĂ©couvertes faites en son Ă©cole.
Le TimĂ©e, Ă©tant un des derniers ouvrages de Platon, nâest pas toujoursdâaccord avec les ouvrages prĂ©cĂ©dents. Ce nâest pas ici le lieu de marquer cesdiffĂ©rences. Bornons-nous Ă citer la plus importante. Le Dieu suprĂȘme duTimĂ©e semble bien ĂȘtre distinct du monde intelligible des IdĂ©es qui lui serventde modĂšles pour la formation du monde sensible. Dans la RĂ©publique, aucontraire, câest lâIdĂ©e du Bien qui est la source, non seulement de touteconnaissance, mais encore de toute existence. Câest elle qui est Dieu. DâaprĂšsThĂ©ophraste, Platon tendait Ă identifier lâIdĂ©e du Bien avec le Dieu suprĂȘme ;mais sans doute il nâest pas allĂ© jusquâau bout de sa tendance, et sa pensĂ©e surle Dieu suprĂȘme est restĂ©e flottante.
INFLUENCE DU PLATONISME
La thĂ©orie essentielle sur laquelle se fonde la philosophie de Platon, lathĂ©orie des IdĂ©es, a Ă©tĂ© rejetĂ©e par son disciple Aristote ; le simple bon senssuffit dâailleurs pour la rĂ©futer. ĂlĂšve des ĂlĂ©ates, pour qui lâUn seul existait,et des Pythagoriciens, qui voyaient dans le nombre le principe des choses,Platon a prĂȘtĂ© une existence rĂ©elle Ă des conceptions abstraites qui nâexistentque dans notre esprit. FormĂ© aux raisonnements mathĂ©matiques, il les aintrĂ©pidement appliquĂ©s aux notions morales, Ă lâUn, Ă lâĂtre, au bien, Ă lacause. Il a cru lier la rĂ©alitĂ© par ses raisonnements, alors quâil ne liait que desabstractions. Mais si les IdĂ©es nâont pas une existence indĂ©pendante, il suffitquâelles soient dans notre esprit comme un idĂ©al que nous devons nousproposer. Câest parce que Platon nous dĂ©tache du monde sensible pour nousĂ©lever Ă lâidĂ©al intelligible quâil exerce encore aujourdâhui tant dâempire sur
ses lecteurs. Nul nâa parlĂ© du bien et du beau avec un enthousiasme pluscommunicatif. La vie qui vaut la peine dâĂȘtre vĂ©cue, dit-il dans le Banquet,est celle de lâhomme qui sâest Ă©levĂ© de lâamour des beaux corps Ă celui desbelles Ăąmes, de celui-ci Ă lâamour des belles actions, puis des belles sciences,jusquâĂ la beautĂ© absolue qui transporte les cĆurs dâun ravissementinexprimable.
Une foule dâidĂ©es platoniciennes exercent encore sur le monde moderneune influence considĂ©rable. Platon est en effet lâauteur du spiritualisme. Il afait de lâĂąme le tout de lâhomme. Pour lui, lâhomme doit tendre Ă rendre Ă sonĂąme lâĂ©tat de puretĂ© que lui a fait perdre son union avec le corps. Câest de ceteffort que dĂ©pend sa vie future. Aussi sa vie doit-elle ĂȘtre une prĂ©paration Ă lamort. Lâexistence dâune Providence qui gouverne le monde, la nĂ©cessitĂ© delâexpiation pour toute mĂ©chancetĂ© commise, la rĂ©compense des bons, lapunition des mĂ©chants dans lâautre monde et bien dâautres idĂ©es encore ontĂ©tĂ© incorporĂ©es dans la philosophie chrĂ©tienne et continuent par lĂ Ă commander notre conduite. Et ainsi lâon peut dire quâaucun autre philosophenâa marquĂ© dâune empreinte plus profonde la pensĂ©e soit des Anciens, soitdes modernes.
LâART CHEZ PLATON â LE DIALOGUE
Le penseur est doublĂ© chez Platon dâun incomparable artiste que la Musea douĂ© de tous les dons, enthousiasme du beau, imagination puissante, facultĂ©de sortir de lui-mĂȘme et de crĂ©er des types de toute espĂšce, fantaisie ailĂ©e,ironie fine et lĂ©gĂšre. Il avait dĂ©butĂ© par faire des tragĂ©dies. Il Ă©tait en effetmerveilleusement douĂ© pour lâart dramatique et non seulement pour latragĂ©die, mais aussi pour la comĂ©die et la satire des ridicules. Il nâest doncpas Ă©tonnant quâil ait choisi pour exposer ses idĂ©es la forme du dialogue. Ilimitait dâailleurs en cela son maĂźtre Socrate, infatigable questionneur, qui nepratiquait pas dâautre mĂ©thode que lâinvestigation par demandes et parrĂ©ponses, et qui, jusque dans son procĂšs, interroge MĂ©lĂštos et le force Ă rĂ©pondre. Platon nâa pas conçu dâautre mĂ©thode que la dialectique socratique,et il lâa gardĂ©e toute sa vie, mĂȘme lorsque, semble-t-il, une exposition suivie,moins longue et plus claire, eĂ»t donnĂ© Ă ses dĂ©monstrations plus de force etde nettetĂ©.
Il commença par des dialogues trĂšs simples, Ă deux personnages. Telssont les deux Hippias, les deux Alcibiade, le Criton, lâEuthyphron. Puis il yintroduisit plusieurs rĂ©pondants, dont chacun soutient un point de vuediffĂ©rent. Câest ce que nous voyons dans le LachĂšs, le Charmide, le Lysis, etenfin les interlocuteurs se multiplient, comme dans le Protagoras et leGorgias, et le dialogue devient un drame considĂ©rable en plusieurs actes. Lefond en est toujours une question philosophique, et le but, la recherche dâunevĂ©ritĂ© au moyen de la dialectique. Cette dialectique est souvent subtile etdemande pour ĂȘtre suivie une attention soutenue. Tel dialogue, le ParmĂ©nideentre autres, est dâune lecture pĂ©nible et rebutante, et il nâest guĂšre dedialogues oĂč la discussion du problĂšme mis en question nâexige un groseffort dâattention. Platon se joue avec aisance dans les abstractions ; le lecteurordinaire sây sent moins Ă lâaise. Mais il est rĂ©compensĂ© de sa peine par tousles agrĂ©ments dont un poĂšte Ă la fois lyrique, dramatique et satirique peutĂ©gayer son Ćuvre.
Quelquefois, comme dans le Gorgias, le dialogue sâengage entre lesinterlocuteurs sans aucune prĂ©paration. Mais gĂ©nĂ©ralement lâauteur exposeles circonstances qui lâont amenĂ© et dĂ©crit le lieu de la scĂšne, et il le fait avec
un naturel si parfait, avec des touches si justes quâon croit voir les personneset les lieux, quâon en est charmĂ© et quâon se sent engagĂ© dâavance Ă Ă©couterles personnages pour lesquels lâauteur a si vivement Ă©veillĂ© notre sympathieou notre curiositĂ©. Quoi de plus gracieux et de plus dĂ©licat que le dĂ©but duLachĂšs, du Charmide et du Lysis ? Quoi de plus animĂ©, de plus pittoresque,de plus convenable au sujet que les scĂšnes et les descriptions par lesquellessâouvrent le Protagoras, le PhĂšdre, le Banquet, la RĂ©publique ?
Vient ensuite la discussion du sujet. Elle est distribuĂ©e en plusieurs actes,sĂ©parĂ©s par des intermĂšdes, ou marquĂ©e, comme dans le LachĂšs, le Charmide,le Gorgias, par des changements dâinterlocuteurs. Et ces intermĂšdes, outre lecharme quâils ont en eux-mĂȘmes, offrent encore lâavantage de reposer lâespritdâun dĂ©bat gĂ©nĂ©ralement aride, et de rafraĂźchir lâattention. Les citations depoĂštes, en particulier dâHomĂšre, les discours des adversaires de Socrate,notamment des sophistes, toujours avides dâĂ©taler leur Ă©loquence, les discoursde Socrate lui-mĂȘme, les mythes oĂč son imagination se donne carriĂšrecontribuent aussi Ă Ă©gayer la discussion. Elle est souvent lente et sinueuse, etce nâest pas sans raison que ses longueurs impatientaient Montaigne. Nouslâaimerions, nous aussi, plus ramassĂ©e et plus courte ; mais câest notre goĂ»t,ce nâĂ©tait pas celui des Grecs. Dâailleurs un dialogue ne suit pas la marchedâune exposition suivie. On y effleure en passant dâautres questions qui serapportent plus ou moins Ă©troitement au sujet principal, et Cousin a pu direque chacun des grands dialogues de Platon contenait toute une philosophie.Aussi est-il parfois assez difficile de dĂ©terminer nettement lâobjet de certainsdialogues, dont lâunitĂ© nâa pas la rigueur qui nous paraĂźt nĂ©cessaire Ă nousmodernes. Dâautres, et ils sont assez nombreux, restent sans conclusion. Cenâest pas que la recherche qui en fait le sujet conduise au scepticisme ; câestque Platon a simplement voulu rĂ©futer des opinions courantes et dĂ©blayer leterrain, se rĂ©servant de lâexplorer Ă fond dans un autre ouvrage. Câest ainsique le MĂ©non continue et achĂšve le Protagoras et que le ThĂ©Ă©tĂšte trouve saconclusion dans le TimĂ©e.
LES CARACTĂRES
Ce qui distingue particuliĂšrement les dialogues de Platon de ceux que son
exemple a suscitĂ©s, câest la vie quâil a su donner aux personnages quâil meten scĂšne. Dans les dialogues de ses imitateurs, hormis peut-ĂȘtre ceux deLucien, les interlocuteurs ne se distinguent les uns des autres que par lesthĂšses opposĂ©es quâils sont chargĂ©s de soutenir : on ne voit rien de leur figurerĂ©elle. Chez Platon, au contraire, il nâest pas de personnage, si mince que soitson rĂŽle, qui nâait son visage Ă lui. Les plus remarquables Ă ce point de vuesont les sophistes, notamment Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos. Ilsrevivent dans le portrait quâen a tracĂ© Platon avec leur figure, leur allure, leurvoix, leurs gestes, leurs tics mĂȘme. On les revoit avec leur vanitĂ©, leurjactance, leur subtilitĂ©, et aussi avec leur talent, qui est rĂ©el et que Platon nerabaisse pas. Lâimitation est si parfaite quâon a pu prendre le discours quePlaton prĂȘte Ă Lysias pour le discours authentique de cet orateur. Et, sauf enquelques ouvrages de jeunesse, comme lâIon ou lâHippias majeur, ilnâexagĂšre pas et ne pousse pas le portrait jusquâĂ la charge. Il fait rire Ă leursdĂ©pens par le simple contraste qui paraĂźt entre lâopinion quâils ont dâeux-mĂȘmes et celle quâils donnent au public. Câest de la meilleure comĂ©die, celleoĂč les personnages se traduisent en ridicule sans quâils sâen doutent.
Aux sophistes avides de briller sâoppose le groupe des beaux Ă©phĂšbesingĂ©nus et modestes. Ce sont des fils de famille avides de sâinstruire, quisâattachent Ă Socrate pour profiter de ses leçons, qui rougissent Ă sesquestions et y rĂ©pondent avec une dĂ©fĂ©rence pleine de grĂące. Tels sontlâHippocrate du Protagoras, qui ne peut contenir son impatience dâentendrelâillustre sophiste, Charmide, Lysis et le beau PhĂšdre. Taine a dĂ©peint entermes exquis le charme de ces jeunes figures dans ses Essais de critique etdâhistoire.
Dâautres, plus ĂągĂ©s, sont des disciples tendrement attachĂ©s au maĂźtrequâils vĂ©nĂšrent, et pour qui rien nâest plus doux que de parler et dâentendreparler de lui. Câest PhĂ©don qui se plaĂźt ainsi Ă se souvenir de Socrate, câestApollodore qui sanglote Ă la vue de la ciguĂ« quâon apporte, câest ChairĂ©phonqui sâĂ©lance vers lui quand il revient de PotidĂ©e, câest Criton, son amidâenfance, Simmias et CĂ©bĂšs, ThĂ©Ă©tĂšte, chacun avec un caractĂšre distinctifqui le signale Ă notre sympathie.
Il faut faire une place Ă part Ă Alcibiade, dont les talents et le prestigeavaient vivement frappĂ© Platon en ses jeunes annĂ©es. Alcibiade figure dansles deux dialogues qui portent son nom ; mais ce nâest point lĂ quâil faut le
considĂ©rer ; il nây est reprĂ©sentĂ© que comme un Ă©colier docile et sanspersonnalitĂ©. Il en a une, au contraire, et dâune originalitĂ© surprenante, dans leBanquet. Quand il entre dans la salle oĂč Agathon a rĂ©uni ses amis, il estfortement pris de vin, ce qui excusera lâaudace de certains aveux quâon ne faitpas de sang-froid. Ă son allure tapageuse, Ă lâascendant quâil prend tout desuite sur la compagnie, on reconnaĂźt lâenfant gĂątĂ© des AthĂ©niens, sĂ»r quâonlui pardonnera, quâon applaudira mĂȘme ses caprices. Mais cet enfant gĂątĂ©,que la faveur populaire a perdu, a lâĂąme la plus gĂ©nĂ©reuse et lâesprit le pluspĂ©nĂ©trant. Un moment disciple de Socrate, il lâa quittĂ© pour la politique ; maisil ne peut lâentendre sans ĂȘtre remuĂ© jusquâau fond de son Ăąme et sans sereprocher lâinconsĂ©quence de sa conduite, et il fait de lui le plus magnifiqueĂ©loge quâon ait jamais fait dâun homme.
Câest grĂące Ă lui que nous connaissons la puissance de sĂ©duction desdiscours de Socrate, son endurance physique incroyable, son courage et sonsang-froid dans le danger, la profondeur de sa rĂ©flexion qui lui fait oublier leboire et le manger, la veille et la fatigue, sa continence invincible, enfin toutelâoriginalitĂ© de cet ĂȘtre dâexception que fut Socrate. Le portrait quâAlcibiadefait de lui est dâailleurs incomplet. Il faut en chercher les traits qui manquentdans tous les dialogues oĂč Socrate est prĂ©sent. Sous sa figure de SilĂšne onverra lâĂȘtre extraordinaire qui entend la voix dâun dieu et qui a reçu de lui lamission de conduire ses concitoyens Ă la vĂ©ritĂ© et Ă la vertu. Il est un de ceuxque le ciel a favorisĂ©s de la ΞΔία ΞοίÏα, le lot divin, qui Ă©lĂšve certainshommes au-dessus de lâhumanitĂ©. Sa vie et sa mort sont un exemplemĂ©morable de ce que peut faire la vertu unie au gĂ©nie.
LE STYLE
Par le fait mĂȘme que Platon est un poĂšte dramatique, il fait parler Ă chacun le langage qui lui convient. Quand il met en scĂšne des personnagesrĂ©els, comme les sophistes, comme Lysias, Agathon, Aristophane, ilreproduit non seulement leurs idĂ©es, mais leur style avec une telle fidĂ©litĂ© queses pastiches donnent lâillusion du modĂšle.
Quand il est lui-mĂȘme, son style est exactement appropriĂ© Ă la dialectiquede ses dialogues. Câest dire quâil se maintient constamment dans le ton de la
conversation. Lâart de Platon consiste ici Ă se cacher pour donner au discourslâapparence dâune improvisation. Câest un art tout contraire Ă celui dâIsocrate,qui balance des pĂ©riodes soigneusement Ă©tudiĂ©es, ou dâun DĂ©mosthĂšne, quiramasse ses phrases pour les assener sur lâadversaire comme des coups debĂ©lier. Le style de Platon ne sent ni lâĂ©tude, ni le travail ; il nâa jamais riendâaffectĂ© ni de tendu. La phrase suit simplement la marche de la pensĂ©e. Si unnouveau dĂ©tail se prĂ©sente Ă lâesprit, il sâajoute et sâajuste comme de lui-mĂȘme Ă ceux qui le prĂ©cĂšdent et la phrase sâallonge naturellement, sans quejamais elle paraisse ni surchargĂ©e ni lĂąchĂ©e. Câest le style de la conversationavec ses nĂ©gligences, ses anacoluthes, ses jeux de mots mĂȘme, mais de laconversation dâhommes supĂ©rieurs qui se trouvent Ă lâaise au milieu des plushautes abstractions, comme le commun des mortels dans une conversationbanale. Aussi, quand lâidĂ©e sâĂ©lĂšve, le ton sâĂ©lĂšve aussi, et, si elle estimportante et chĂšre Ă lâauteur, il lâĂ©claire de magnifiques comparaisons. Telleest celle de lâaimant dans lâIon, de la torpille dans le MĂ©non, du vaisseau delâĂtat gouvernĂ© par de faux pilotes dans la RĂ©publique et bien dâautresĂ©galement cĂ©lĂšbres. Quand Platon nous fait monter avec lui dans le mondedes IdĂ©es ou nous ouvre des perspectives sur lâautre vie, câest un mondedâune poĂ©sie sublime quâil nous dĂ©couvre, et nul poĂšte nâa jamais composĂ©de tableau si Ă©mouvant que la promenade des dieux et des Ăąmes au sĂ©jour desIdĂ©es dans le PhĂšdre ou le ravissement de lâĂąme en prĂ©sence du Beau absoludans le Banquet.
Le vocabulaire de Platon est du plus pur attique. Denys dâHalicarnasse luireproche dâemployer des mots poĂ©tiques. Mais Denys dâHalicarnasse en jugedâaprĂšs lâidĂ©al oratoire quâil sâest formĂ© sur DĂ©mosthĂšne. Les mots poĂ©tiques,qui seraient dĂ©placĂ©s dans une harangue, sont parfaitement Ă leur place dansun dialogue philosophique, quand le sujet sâĂ©lĂšve et quâon se hausse jusquâaumonde intelligible. Dâailleurs Platon se sert dâordinaire des mots les pluscommuns, mĂȘme pour exposer les idĂ©es les plus neuves, et il nây a guĂšre quele mot idĂ©e auquel il ait attribuĂ© un sens nouveau. Câest une qualitĂ© de plusparmi toutes celles qui forment lâĂ©minente supĂ©rioritĂ© de cet incomparableartiste.
Notice sur Le Politique
ARGUMENT
Le dialogue du Politique fait immĂ©diatement suite Ă celui du Sophiste : ila lieu le mĂȘme jour et dans la mĂȘme sĂ©ance. Ils ne sont sĂ©parĂ©s que parquelques paroles de remerciement adressĂ©es par Socrate Ă ThĂ©odore, qui lui aprocurĂ© le plaisir dâentendre lâĂ©tranger Ă©lĂ©ate et ThĂ©Ă©tĂšte. AussitĂŽt aprĂšs, sanslui laisser le temps de respirer, ThĂ©odore prie lâĂ©tranger qui vient dâachever leportrait du sophiste de continuer par celui du politique ou du philosophe.LâĂ©tranger dĂ©clare quâil commencera par celui du politique, et commeThĂ©Ă©tĂšte est peut-ĂȘtre fatiguĂ©, il prendra le jeune Socrate, son camarade, pourlui donner la rĂ©plique, et il entre aussitĂŽt en matiĂšre.
Le dialogue se divise en trois parties dâinĂ©gale Ă©tendue. La premiĂšre (258b-277 d) est la dĂ©finition du roi comme pasteur du troupeau humain ; ladeuxiĂšme (277 b-287 b), la dĂ©finition du tissage, pris comme exemple pouraider Ă celle de la fonction royale ; la troisiĂšme (287 b-311 c), la plus longue,achĂšve la dĂ©finition du roi, assimilĂ© Ă un tisserand.
PREMIĂRE PARTIE : LA DĂFINITION DU ROI COMME PASTEUR
Pour dĂ©finir le politique, lâĂ©tranger procĂšde par la mĂȘme mĂ©thode quedans le Sophiste, par la mĂ©thode dichotomique. Ătant donnĂ© que le politiqueest un homme de science, il faut prĂ©ciser quelle est sa science. Or il y a dessciences de deux sortes : les unes thĂ©oriques, comme lâarithmĂ©tique, et lesautres pratiques, comme lâarchitecture. Comme le roi agit plutĂŽt avec sonintelligence quâavec ses mains, il faut ranger sa science parmi les sciencesthĂ©oriques. Les sciences thĂ©oriques se bornent Ă la pure connaissance ou yjoignent le commandement. Parmi les sciences qui commandent, il fautdistinguer celles qui ne font que transmettre les ordres dâautrui et celles quicommandent en leur propre nom. Telle est la science royale. Les sciences qui
commandent sâadressent Ă des ĂȘtres inanimĂ©s ou Ă des ĂȘtres animĂ©s ; cellesqui sâadressent Ă des ĂȘtres animĂ©s se divisent Ă leur tour en deux sections,dont lâune concerne les individus et lâautre les troupeaux. Câest des troupeauxque le politique sâoccupe. Conçois-tu, demande lâĂ©tranger, comment on peutpartager lâart dâĂ©lever les troupeaux ? Il me semble, rĂ©pond le jeune Socrate,quâil y a dâun cĂŽtĂ© lâĂ©levage des hommes et de lâautre celui des bĂȘtes.
LA DIVISION PAR ESPĂCES
La rĂ©ponse nâest point sotte, dit lâĂ©tranger ; mais câest une entorse donnĂ©eĂ la mĂ©thode dichotomique. Câest comme si tu divisais le genre humain enmettant dâun cĂŽtĂ© les Grecs et de lâautre tous les autres peuples, si diffĂ©rentsquâils soient, ou si tu divisais les nombres en posant dâun cĂŽtĂ© une myriade etde lâautre tout le reste des nombres. Câest par espĂšces quâil faut diviser, etnon en prenant une partie quelconque pour lâopposer Ă tout le reste. Or lĂ oĂčil y a espĂšce, il y a forcĂ©ment partie, mais oĂč il y a partie, il nây a pasforcĂ©ment espĂšce.
NOUVELLES DIVISIONS
AprĂšs cette leçon de mĂ©thode, lâĂlĂ©ate revient Ă la question. Ce quâil fautfaire, dit-il, câest diviser les animaux en apprivoisĂ©s et en sauvages. Parmi lespremiers, il y a ceux quâon Ă©lĂšve dans lâeau et ceux quâon Ă©lĂšve sur terre. Cesont ces derniers qui sont sous la houlette du roi. Ils se divisent en animauxqui volent et en animaux qui marchent. Parmi ces derniers, il faut distinguerceux qui ont des cornes et ceux qui nâen ont pas. Ă leur tour, les animauxsans cornes, qui, seuls, dĂ©pendent de lâautoritĂ© royale, se divisent en deuxespĂšces celle des animaux qui peuvent se croiser pour engendrer, commelâĂąne et le cheval, et celle de ceux qui ne se reproduisent quâentre eux. CettederniĂšre comprend deux classes : les quadrupĂšdes et les bipĂšdes. Les bipĂšdespeuvent ĂȘtre emplumĂ©s ou sans plumes : ce sont ces derniers qui sont lâobjetde la science politique.
Mais cette dĂ©finition nâest pas complĂšte : elle nâindique pas quelle
diffĂ©rence il y a entre les autres pasteurs et le roi. Sans parler des boulangers,des commerçants et autres qui contribuent Ă lâentretien du troupeau humain,nul nâa plus de droit que le bouvier Ă prĂ©tendre au titre de nourricier dutroupeau.
LE MYTHE DES DEUX RĂVOLUTIONS DE LâUNIVERS
Une lĂ©gende nous servira Ă distinguer ce que peut ĂȘtre actuellement lepolitique : câest celle qui se rattache au recul du soleil que Dieu fit en faveurdâAtrĂ©e. Le monde est tantĂŽt gouvernĂ© par Dieu, qui le fait marcher dans unsens, et tantĂŽt livrĂ© Ă lui-mĂȘme. Alors il tourne en sens inverse, parce que,composĂ© dâune Ăąme et dâun corps, il est, par la prĂ©sence du corps, soumis auchangement. Quand il passe dâun mouvement Ă lâautre, il se produit en luiune secousse qui fait pĂ©rir beaucoup de vivants, et ceux qui subsistentĂ©prouvent dâĂ©tranges accidents. Tout marchant en sens contraire, lesvieillards redeviennent jeunes, les jeunes redeviennent enfants, et tousdisparaissent dans le sein de la terre. Ils sây reconstituent et en ressortent pourremonter Ă la vie. Câest dans la pĂ©riode qui a prĂ©cĂ©dĂ© la nĂŽtre et oĂč le mondeĂ©tait gouvernĂ© par Dieu que se place le rĂšgne de Cronos, oĂč tout naissait desoi-mĂȘme pour lâusage des hommes. Toutes les parties du monde Ă©taientdivisĂ©es en rĂ©gions gouvernĂ©es par des dĂ©mons, comme lâensemble lâĂ©tait parDieu. Les hommes de ce temps-lĂ ne connaissaient ni nos Ătats, ni nosinstitutions : ils nâavaient quâĂ se laisser vivre sous la gouverne des dieux.Mais dĂšs que le monde fut livrĂ© Ă lui-mĂȘme, il suivit dâabord dâassez prĂšslâordre ancien ; puis, peu Ă peu, le dĂ©sordre sâintroduisit en lui, et il finiraitpar pĂ©rir si Dieu nâen reprenait pas le commandement. PrivĂ©s des soins desdĂ©mons qui les gouvernaient dans lâordre ancien, les animaux Ă©taientredevenus sauvages, et lâhomme Ă©tait sans dĂ©fense contre eux et impuissant Ă se crĂ©er lui-mĂȘme sa nourriture. Câest alors que les dieux lui donnĂšrent lesarts, dâoĂč sont sorties toutes les inventions qui ont contribuĂ© Ă lâorganisationde la vie humaine.
Ce rĂ©cit nous montre que nous avons commis deux erreurs. La premiĂšre,câest que nous sommes allĂ©s chercher dans la pĂ©riode opposĂ©e le berger quipaissait le troupeau humain dâalors, un dieu au lieu dâun homme. Or la
diffĂ©rence de leurs fonctions est sensible : le dieu nourrissait ses ouailles ; lepolitique actuel ne les nourrit pas ; il se contente de les surveiller et de lessoigner. Dâautre part, en dĂ©clarant le politique chef de la citĂ© tout entiĂšre,nous avons omis de dire quâĂ la diffĂ©rence du pasteur divin, il pouvaitcommander contre la volontĂ© de ses sujets, et devenir ainsi un tyran au lieudâun roi. Nous nous sommes trompĂ©s en confondant ensemble le roi et letyran.
DEUXIĂME PARTIE : LE TISSAGE
Mais la figure du roi nâest pas encore achevĂ©e. Pour nous faciliter latĂąche, recourons Ă un exemple simple, qui nous servira de paradigme pourdistinguer les Ă©lĂ©ments de la rĂ©alitĂ© qui nous ont Ă©chappĂ©. Prenons, si vousvoulez, le tissage, et dans le tissage, celui de la laine. Pour le distinguer desautres arts, appliquons-lui notre mĂ©thode dichotomique. Toutes les chosesque nous faisons ou que nous possĂ©dons sont ou des instruments pour agir oudes prĂ©servatifs pour ne pas souffrir. Les prĂ©servatifs sont des antidotes oudes moyens de dĂ©fense ; ces derniers sont des armures de guerre ou des abris.Les abris sont des voiles ou des dĂ©fenses contre le froid et le chaud. CesdĂ©fenses sont des toitures ou des Ă©toffes ; les Ă©toffes, des tapis quâon met soussoi ou des enveloppes. Les enveloppes sont faites dâune seule piĂšce ou deplusieurs. Ces derniĂšres sont ou piquĂ©es ou assemblĂ©es sans couture. Cellesqui sont sans couture sont faites de nerfs, de plantes ou de crins. Celles decrins sont collĂ©es avec de lâeau et de la terre ou attachĂ©es sans matiĂšreĂ©trangĂšre. Câest Ă ces prĂ©servatifs et Ă ces Ă©toffes composĂ©es de brins liĂ©sentre eux que nous avons donnĂ© le nom de vĂȘtements, et lâart du vĂȘtement estappelĂ© art vestimentaire, dont le tissage ne diffĂšre que par le nom.
Il faut distinguer le tissage des arts auxiliaires. Il y a, en effet, danschaque art deux sortes de causes : les unes, qui lui fournissent desinstruments, ce sont les causes auxiliaires, et les autres qui produisent elles-mĂȘmes, ce sont les causes crĂ©atrices. Parmi les causes auxiliaires, il fautranger les arts qui fabriquent les fuseaux, les navettes et autres instruments, ettous les arts dâapprĂȘtage, comme le lavage et le ravaudage. Dans le travail dela laine proprement dit, il y a le cardage, qui sĂ©pare ce qui Ă©tait emmĂȘlĂ©, et
qui appartient Ă lâart de sĂ©parer, et lâart dâassembler, qui se divise Ă son touren art de tordre et en art dâentrelacer. Lâart de tordre comprend la fabricationdu fil solide de la chaĂźne et celle du fil plus lĂąche de la trame. Le tissage estlâentrelacement des deux fils.
LâART DE MESURER
Nous pouvions dire tout de suite, sans faire ces longs dĂ©tours, que lâart dutisserand est lâart dâentrelacer la trame et la chaĂźne. Pourquoi ces longueurs ?Dâaucuns pourraient nous reprocher dâavoir manquĂ© de mesure. RĂ©pondons-leur quâil y a deux maniĂšres de mesurer, lâune qui sâapplique Ă la grandeur etĂ la petitesse considĂ©rĂ©es dans leur rapport rĂ©ciproque, et lâautre Ă ce que doitĂȘtre la chose que lâon produit. Cette deuxiĂšme maniĂšre est celle de tous lesarts : ce nâest pas sur la quantitĂ©, mais sur lâopportunitĂ© et la convenancequâils se rĂšglent. Il y a pour eux un juste milieu en deçà et au-delĂ duquellâĆuvre est Ă©galement imparfaite.
Si lâon trouve que nous nous sommes trop Ă©tendus ici sur le tissage et lesrĂ©volutions de lâunivers, et, dans le Sophiste, sur le non-ĂȘtre, câest quâon ne serend pas compte quâil faut classer les choses par espĂšces, en rassemblanttoutes les diffĂ©rences qui les distinguent, et en enfermant tous leurs traits deparentĂ© dans lâessence dâun genre, Ćuvre difficile, quand il sâagit de rĂ©alitĂ©simmatĂ©rielles aussi importantes que celles qui nous occupent. Dâailleurs notreenquĂȘte sur le politique vise moins Ă dĂ©finir le politique quâĂ nous rendremeilleurs dialecticiens. Si donc nous avons atteint la vĂ©ritĂ© que nouscherchons, et si nous avons rendu lâauditeur plus inventif, ne nous inquiĂ©tonspas des critiques ou des Ă©loges quâon peut nous faire sur dâautres points ; neprenons mĂȘme pas la peine de les entendre.
TROISIĂME PARTIE : LE ROYAL TISSERAND
Appliquons maintenant au politique lâexemple du tissage. Nous avonsdĂ©jĂ sĂ©parĂ© de lâart royal les arts qui lui sont apparentĂ©s ; il nous reste Ă lesĂ©parer des arts qui sont ses auxiliaires et de ceux qui sont ses rivaux, comme
nous lâavons fait Ă propos du tissage. Mais la mĂ©thode dichotomique nâestplus applicable ici : nous ne pouvons plus les diviser par espĂšces ; divisons-les par membres, comme on fait des victimes, afin de rester le plus prĂšspossible de la division par espĂšces. Les arts auxiliaires, qui fournissent Ă lacitĂ© ce qui est indispensable Ă la vie, peuvent se rĂ©partir en sept classes :matiĂšres premiĂšres, instruments, vases, vĂ©hicules, abris, divertissements etnourriture. Ăcartons-les, comme nous avons Ă©cartĂ© du tissage tous les artsindispensables Ă sa tĂąche ; et de mĂȘme que nous avons distinguĂ© du tisserandles cardeurs et les fileurs, distinguons du roi tout le groupe des serviteurs, lesesclaves, les commerçants, les mercenaires, les hĂ©rauts, les secrĂ©taires, lesdevins et les prĂȘtres, et tout un chĆur de centaures et de satyres, dont lesfigures nous apparaĂźtront plus clairement, quand nous aurons passĂ© en revueles diffĂ©rentes formes de constitution.
Il y a trois formes de constitution : la monarchie, le gouvernement du petitnombre et la dĂ©mocratie, qui se dĂ©doublent, selon leur lĂ©galitĂ©, en royautĂ© eten tyrannie, en aristocratie et en oligarchie et en dĂ©mocratie rĂ©glĂ©e oudĂ©rĂ©glĂ©e. Mais la vraie politique Ă©tant une science, dans lequel de cesgouvernements la trouverons-nous ? Ce nâest ni le peuple, ni mĂȘme le petitnombre qui peut possĂ©der la science : on ne peut la trouver que dans un seulet dans quelques hommes seulement. Ceux qui la possĂšdent se rĂ©gleront surelle pour gouverner, avec ou sans lois, avec ou mĂȘme contre le consentementde leurs sujets, comme le mĂ©decin guĂ©rit son malade mĂȘme contre son grĂ©.Le jeune Socrate sâĂ©tonne que lâĂ©tranger approuve un gouvernement sanslois. La raison en est que la loi ne peut promulguer de rĂšgles qui conviennentĂ tous les cas. Il est impossible que ce qui est toujours simple sâappliqueexactement Ă ce qui ne lâest jamais. Et cependant il est nĂ©cessaire delĂ©gifĂ©rer. Pas plus que les maĂźtres de gymnase, le politique, qui commande Ă une communautĂ©, ne peut assigner Ă chacun ce qui lui convient : il ne prescritque ce qui convient Ă la majoritĂ© des cas et des individus. Mais il ne se lierapas les mains, au point de ne pouvoir changer les lois quâil aura Ă©dictĂ©es, sâiltrouve quelque amĂ©lioration Ă y faire. On dit couramment, il est vrai, quâonne peut changer les lois quâaprĂšs avoir persuadĂ© la citĂ© de le faire. Mais silâon impose de force des lois meilleures, est-ce que les administrĂ©s peuventsâen plaindre ? Est-ce que les passagers se plaignent si le pilote les sauvemalgrĂ© eux, et les malades, si le mĂ©decin leur impose un traitement plus
salutaire ? Est-ce que tous les arts ne pĂ©riraient pas sâil Ă©tait dĂ©fendu dâyintroduire aucune nouveautĂ© et si le peuple sâarrogeait le droit de les diriger,malgrĂ© son ignorance, comme il fait de lâĂtat ?
Mais oĂč trouver ce gouverneur idĂ©al qui rĂšgle tous ses actes sur la scienceet la justice ? Il ne naĂźt pas dans les citĂ©s, comme la reine des abeilles, et nâestpas reconnaissable comme elle Ă lâĂ©minence de ses qualitĂ©s natives. Câest cequi justifie la rĂ©pugnance des peuples Ă se donner un chef unique : ils ontpeur, et avec raison, quâil ne profite de son pouvoir pour les opprimer. DĂšslors, ils nâont plus quâune ressource, celle dâimiter le vrai gouvernement, enlui empruntant, autant que possible, ses lois Ă©crites, et en les dĂ©clarantinviolables. De lĂ naissent les diverses formes de gouvernement dont nousavons parlĂ©. Parmi ces formes imparfaites, quelle est la moins incommode etla plus supportable ? Câest la monarchie qui suit les lois ; aprĂšs vient lerĂ©gime du petit nombre. Quant Ă la dĂ©mocratie, elle ne peut faire ni grandbien ni grand mal, parce que lâautoritĂ© y est partagĂ©e entre mille mainsdiffĂ©rentes. Aussi, de tous ces gouvernements imparfaits, quand ils sontsoumis aux lois, câest la dĂ©mocratie qui est le pire ; mais, sâils sont tousdĂ©rĂ©glĂ©s, câest le plus supportable. Câest dans ces gouvernements quegravitent ces centaures et ces satyres dont nous avons tout Ă lâheure entrevu lafigure. Ce ne sont pas de vrais gouvernants : ce sont des partisans, desfactieux, des sophistes.
Il ne reste plus Ă sĂ©parer de la science royale que celles qui lui sontapparentĂ©es, la science militaire, la jurisprudence et la rhĂ©torique. Or il y aune science qui dĂ©cide sâil faut apprendre ou non telle ou telle autre science etqui commande Ă toutes. Câest celle du politique. La science militaire, lajurisprudence, la rhĂ©torique ne sont que les gardiennes des lois et lesservantes de la royautĂ©.
Tous les genres de science contenus dans la citĂ© ayant Ă©tĂ© reconnus etĂ©liminĂ©s, expliquons la politique par lâexemple du tissage royal. Il y a,contrairement Ă lâopinion commune, des parties de la vertu qui, nonseulement diffĂšrent dâautres parties, mais peuvent ĂȘtre ennemies lâune delâautre, par exemple, la tempĂ©rance et le courage. Nous louons par lâĂ©pithĂštede fort la vivacitĂ© et la vitesse ; mais nous louons aussi par lâĂ©pithĂšte demesurĂ© tout ce qui se meut avec une lenteur opportune. Si ces deux sortes dequalitĂ©s se manifestent hors de propos, nous les critiquons et leur appliquons
les noms opposĂ©s de violentes et dâextravagantes, de lĂąches et dâindolentes.Ceux qui portent en eux ces qualitĂ©s et ces dĂ©fauts se haĂŻssent, et cedĂ©saccord devient terrible dans la conduite de la vie ; car les pacifiques, parun amour exagĂ©rĂ© de la paix, risquent de tomber dans lâesclavage, et les forts,par amour de la lutte, de susciter contre leur citĂ© des coalitions qui la perdent.Câest Ă la science politique quâil appartient de neutraliser les uns par lesautres les fĂącheux effets de ces qualitĂ©s opposĂ©es ; câest Ă elle dâentrecroiserces deux tempĂ©raments divers, comme le tisserand entrelace les fils de lachaĂźne et de la trame. Elle enchaĂźne la partie divine de lâĂąme avec un fil divin,qui est lâopinion vraie sur le beau et le bien, opinion qui tempĂšre la fouguedes forts et fortifie la faiblesse des modĂ©rĂ©s ; et elle enchaĂźne de mĂȘme lapartie animale par des liens humains, qui sont ceux du mariage. Quand lecaractĂšre fort se reproduit sans mĂ©lange pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations, il finitpar dĂ©gĂ©nĂ©rer en fureur ; et quand le caractĂšre modĂ©rĂ© sâunit toujours Ă sonpareil, il finit par tomber en langueur. Pour Ă©viter ces consĂ©quences, le vraipolitique unira les forts avec les tempĂ©rĂ©s, sans tenir compte dâautreconsidĂ©ration que celle de lâintĂ©rĂȘt de la race. Il faut agir de mĂȘme dans lechoix des gouvernants. Sâil ne faut quâun chef, on choisira un homme quirĂ©unisse en lui la force et la modĂ©ration ; sâil en faut plusieurs, on choisirades forts et des modĂ©rĂ©s en nombre Ă©gal.
OBJET DU POLITIQUE
Le Politique est une dĂ©finition de lâhomme dâĂtat destinĂ©e Ă servir demodĂšle de raisonnement aux Ă©lĂšves de lâAcadĂ©mie. Il a donc un double objet,dont le plus important semble ĂȘtre lâentraĂźnement dialectique. Câest du moinslâavis de lâauteur, sâil faut en croire lâĂ©tranger, qui demande au jeune Socrate(285 d) : « Et notre enquĂȘte actuelle sur le politique, est-ce en vue dupolitique lui-mĂȘme que nous nous la sommes proposĂ©e ? Nâest-ce pas plutĂŽtpour devenir meilleurs dialecticiens ? » Ă quoi le jeune Socrate rĂ©plique : « Ilest Ă©vident que câest pour cela. »
Or la mĂ©thode prĂ©conisĂ©e dans le Politique est la mĂȘme que dans leSophiste. Câest une mĂ©thode de classification analogue Ă celle que pratiquentles naturalistes pour classer les plantes. Câest la mĂ©thode dichotomique qui,
pour arriver Ă dĂ©finir un objet, partage le genre auquel il appartient en toutesles espĂšces quâil enferme, jusquâĂ ce que, aprĂšs avoir Ă©cartĂ© tous les autresobjets qui ont des caractĂšres communs avec lui, on parvienne enfin aucaractĂšre spĂ©cifique de lâobjet Ă©tudiĂ©. Cette mĂ©thode nâest pas nouvelle. On latrouve dĂ©jĂ appliquĂ©e, dans le Gorgias, Ă la distinction des arts (450 c et 464b-465), et le PhĂšdre (265 d-c) la recommande en des termes analogues Ă ceuxdu Politique. Ce qui est nouveau, câest lâillustration que nous en donnent leSophiste, et surtout le Politique, oĂč les rĂšgles sont exposĂ©es en dĂ©tail (262 b-263 b). Lâimportant est de diviser en parties qui soient en mĂȘme temps desespĂšces. Il faut donc se garder de diviser arbitrairement en prenant une petitepartie pour lâopposer Ă tout le reste, par exemple, les Grecs pour les opposer Ă toutes les autres nations, ou une myriade pour lâopposer au reste de lanumĂ©ration. Autant que possible, il faut diviser par moitiĂ©s, et, si la divisionpar espĂšces nâest pas possible, par membres naturels, comme on le fait pourles victimes dans un sacrifice.
Que ces exercices de dichotomie fussent une pratique courante Ă lâAcadĂ©mie Ă lâĂ©poque oĂč le Sophiste et le Politique furent composĂ©s, nousen avons un curieux tĂ©moignage dans un passage du poĂšte comique Ăpicrate,rapportĂ© par AthĂ©nĂ©e (II, 59 d). On y voit les Ă©lĂšves de lâAcadĂ©mie occupĂ©s Ă dĂ©finir, sous la surveillance de Platon, de Speusippe et de MĂ©nĂ©dĂšme, lesanimaux dâaprĂšs leur genre de vie, les arbres dâaprĂšs leur nature, les lĂ©gumesdâaprĂšs leurs familles, et parmi ceux-ci la citrouille. Le mĂȘme AthĂ©nĂ©e nousapprend que Speusippe dans le deuxiĂšme livre de ses âOÎŒÎżÎčα avait classĂ©dâaprĂšs leurs ressemblances un grand nombre de plantes et dâanimaux.« Quand on voit que ce second livre et lâHistoire des animaux dâAristoteĂ©numĂšrent souvent les mĂȘmes classes, presque toutes les mĂȘmes espĂšces, onne saurait mĂ©connaĂźtre tout ce que ces exercices dialectiques de lâAcadĂ©mieont prĂ©parĂ© de matiĂšre autant que de mĂ©thode Ă la science aristotĂ©licienne. »(A. DiĂšs.)
LE PARADIGME
Ă la dichotomie il faut adjoindre le paradigme. Comme il est difficiledâexpliquer clairement les grandes choses, il faut recourir Ă des exemples ou
paradigmes. Il faut procĂ©der comme on fait Ă lâĂ©cole pour apprendre Ă lireaux enfants. Les enfants distinguent aisĂ©ment chacun des Ă©lĂ©ments dans lessyllabes les plus courtes et les plus faciles, mais ils ne les reconnaissent pasdans les plus longues. Il faut les ramener dâabord aux groupes quâilsconnaissent, puis les placer devant des groupes quâils ne connaissent pasencore et leur faire voir, en les comparant, que les lettres sont de mĂȘme formedans les deux composĂ©s, de maniĂšre que ces groupes deviennent desparadigmes qui leur apprennent Ă reconnaĂźtre chaque lettre, dans quelquegroupe quâelle se trouve (277 d-278). En face des Ă©lĂ©ments de toutes choses,nous sommes soumis aux mĂȘmes incertitudes que les enfants en face deslettres. Il nous faut donc chercher un paradigme, pour nous aider Ă reconnaĂźtre les objets importants qui nous Ă©chappent. Câest Ă quoi sert letissage pour dĂ©finir le politique, comme le pĂȘcheur Ă la ligne avait servi demodĂšle pour dĂ©finir le sophiste dans le dialogue prĂ©cĂ©dent.
Ce procĂ©dĂ© non plus nâest pas nouveau. Platon en avait usĂ© dĂ©jĂ dans plusdâun dialogue. Câest ainsi, par exemple, que dans le MĂ©non (74 b-77 a)Socrate dĂ©finit la figure et la couleur pour mettre MĂ©non sur la voie et lâaiderĂ chercher la dĂ©finition de la vertu. Le paradigme nâest au fond quâuneextension systĂ©matique des perpĂ©tuelles comparaisons dont se servait Socratepour mettre sa pensĂ©e en lumiĂšre, quand il parlait « dâĂąnes bĂątĂ©s, deforgerons, de cordonniers, de tanneurs » (Banquet, 221 e). Seulement Platona dĂ©veloppĂ© le procĂ©dĂ©, lâa systĂ©matisĂ© et en a fait une mĂ©thode scolaire dansle Sophiste et dans le Politique.
Pour arriver Ă distinguer nettement le roi de ses rivaux, Platon a recours Ă un vaste mythe composĂ© de trois fragments de lĂ©gendes, quâil rattache aumĂȘme phĂ©nomĂšne. Partant de la lĂ©gende dâAtrĂ©e, pour qui Zeus fitrĂ©trograder le soleil et les astres, il fait tourner lâunivers tantĂŽt dans un sens,tantĂŽt dans le sens opposĂ©. Pendant une pĂ©riode, câest Dieu lui-mĂȘme qui ledirige : alors les hommes ne naissent pas les uns des autres, mais sortent de laterre, et câest dans cette pĂ©riode que se place le rĂšgne de Cronos, oĂč leshommes nâavaient quâĂ se laisser vivre, la nature leur fournissant tout dâelle-mĂȘme. Pendant une autre pĂ©riode, Dieu abandonne le gouvernail. Le mondese meut alors de son propre mouvement et il est ainsi abandonnĂ© assezlongtemps pour marcher Ă rebours pendant plusieurs myriades de rĂ©volutions,parce que sa masse immense et parfaitement Ă©quilibrĂ©e tourne sur un pivot
extrĂȘmement petit2*. Câest dans un de ces cycles que nous vivons. Le monde,
livrĂ© Ă lui-mĂȘme, suit dâabord les instructions de son Dieu et pĂšre ; mais peuĂ peu le dĂ©sordre prend le dessus, et lâunivers se perdrait dans lâabĂźme de ladissemblance si Dieu ne reprenait le gouvernail. Dans un cycle comme lenĂŽtre, les hommes ne naissent plus de la terre ; ils sâengendrent dâeux-mĂȘmes. PrivĂ©s de la nourriture que la terre leur fournissait sans travail et enproie aux bĂȘtes sauvages, ils auraient pĂ©ri si les dieux ne leur avaient donnĂ©les arts.
En imaginant ces deux cycles opposĂ©s, Platon sâest inspirĂ© dâEmpĂ©docle,qui fait osciller lâunivers de lâun au multiple et du multiple Ă lâun, souslâinfluence de la haine et de lâamour, ce qui dĂ©termine pour les chosesmortelles « une double naissance et un double Ă©vanouissement ».Malheureusement nous sommes trop peu renseignĂ©s sur la doctrinedâEmpĂ©docle pour faire le dĂ©part exact de ce que Platon lui a empruntĂ© et dece quâil a imaginĂ© lui-mĂȘme. Mais, lorsque Platon emprunte, il ajustetoujours ses emprunts Ă ses vues, et lâon retrouve sous les images de ce mythelâopposition fonciĂšre quâil Ă©tablit partout entre le divin et lâhumain, entrelâintelligence divine ordonnatrice et la matiĂšre en proie au dĂ©sordre, entre legouvernement de Dieu et celui des hommes.
Quant Ă la vie, telle quâelle Ă©tait au temps de Cronos, câest un sujet quiavait Ă©tĂ© souvent traitĂ© avant Platon, notamment par HĂ©siode, dont la racedâor et la cinquiĂšme race correspondent aux deux vies exposĂ©es dans lePolitique. Platon lui-mĂȘme a repris le mĂȘme thĂšme dans les Lois. Au livre IV(713 b-714 b), il peint lâĂąge de Cronos des mĂȘmes couleurs que dans lePolitique ; au dĂ©but du livre III, il peint lâhumanitĂ© se reformant aprĂšs unegrande catastrophe, un dĂ©luge auquel ont survĂ©cu quelques pĂątres rĂ©fugiĂ©s surles montagnes. Mais, au lieu dâinsister sur lâimpuissance et la misĂšre deshommes, comme il les a dĂ©crites dans le Protagoras et dans le Politique, ilsâattache Ă dĂ©peindre lâaisance et lâinnocence de la nouvelle sociĂ©tĂ© qui seforme, des mĂȘmes traits dont il a dĂ©crit dans la RĂ©publique (371 b-372 d) lacitĂ© naissante. La diffĂ©rence des peintures sâexplique par celle des points devue : dans la premiĂšre il sâagissait de peindre la misĂšre des hommesabandonnĂ©s Ă eux-mĂȘmes, dans la seconde, le bonheur dâune communautĂ©primitive que les raffinements de la civilisation nâont pas encore gĂątĂ©e.
Ă premiĂšre vue, ce mythe semble avoir un rapport assez lĂąche avec lesujet. Les seules conclusions que lâĂ©tranger en tire, câest que la dĂ©finition duroi pasteur convient bien au pasteur divin, mais non au pasteur humain, etquâil a commis une erreur en ne distinguant pas chez ce dernier le roi dutyran. Ătait-ce bien la peine de faire une si longue digression pour noter cesdiffĂ©rences ? Elles pouvaient ĂȘtre signalĂ©es en quelques lignes. En rĂ©alitĂ©, enexposant ce mythe Ă©trange, Platon sâest proposĂ© avant tout de reposer lelecteur dâune discussion assez aride. Les mythes du Gorgias, de laRĂ©publique, du PhĂ©don et du PhĂšdre avaient certainement ravi ses lecteurspar leur magnificence et leur beautĂ© poĂ©tique. Il a voulu donner la mĂȘmeparure au Politique et sâassurer le mĂȘme succĂšs ; mais il sâest bien renducompte que son mythe Ă©tait un pur ornement, puisquâil sâest excusĂ© lui-mĂȘmede sa longueur.
LA JUSTE MESURE
Câest Ă propos de ce mythe, et de ses longs dĂ©veloppements sur le tissagedans le Politique et du non-ĂȘtre dans le Sophiste, quâil a essayĂ© de se justifieren exposant ses idĂ©es sur la mesure qui convient dans les arts. Ce nâest passur la quantitĂ©, câest sur la convenance quâils doivent se rĂ©gler, pour ne direni trop ni trop peu. Sâagit-il de philosophie, si le sujet exige de longsdĂ©veloppements pour atteindre la vĂ©ritĂ©, il ne faut pas hĂ©siter Ă sacrifier labriĂšvetĂ© : la vĂ©ritĂ© seule importe, le reste ne compte pas. Si dâautre part, lalongueur des dĂ©tours que lâon prend peut contribuer Ă rendre lâesprit plus apteĂ la dialectique et Ă lâinvention, ici encore le but justifie les moyens. Il nâestpas interdit non plus de sacrifier Ă lâagrĂ©ment quand lâoccasion le demande :il a son utilitĂ© mĂȘme pour la recherche de la vĂ©ritĂ© ; car il rafraĂźchit lâattentionquand le dĂ©bat devient ardu et difficile Ă suivre. Tels sont les principes quiont guidĂ© Platon dans la composition de ses ouvrages : câest dâaprĂšs cesprincipes quâil demande Ă ĂȘtre jugĂ©.
LA POLITIQUE
La politique a toujours Ă©tĂ© une des premiĂšres prĂ©occupations de Platon.Sans parler de ses voyages en Sicile, oĂč il espĂ©rait Ă©tablir un gouvernementselon son cĆur, ses deux plus grands ouvrages, la RĂ©publique et les Lois, serapportent Ă la politique, et bien que le troisiĂšme soit un exercice dâĂ©cole, ilnâen marque pas moins lâintĂ©rĂȘt passionnĂ© que lâauteur prenait augouvernement des Ătats. Le Politique tient le milieu entre la RĂ©publique, oĂčPlaton expose son idĂ©al de gouvernement, et les Lois, oĂč il codifie des rĂšglespratiques.
Ă la RĂ©publique il reprend lâidĂ©e dâun gouvernement fondĂ© sur lascience : mais aprĂšs en avoir constatĂ© lâimpossibilitĂ©, il se rabat, comme dansles Lois, sur un gouvernement purement humain et par suite imparfait. Ilaccorde la toute-puissance Ă la science, comme dans la RĂ©publique, oĂč unpetit nombre de sages, entraĂźnĂ©s Ă la dialectique et lâĆil fixĂ© sur lâIdĂ©e dubien, sont chargĂ©s de former les hommes Ă la ressemblance du modĂšle divinquâils contemplent. Mais le Politique va plus loin : il soutient que celui qui ala science peut non seulement lĂ©gifĂ©rer, mais changer les lois sanslâassentiment du peuple et mĂȘme leur imposer de force ses volontĂ©scontrairement Ă la loi. Cette audacieuse assertion choquait les idĂ©es reçues,comme en tĂ©moigne lâĂ©tonnement du jeune Socrate, quand il lâentendĂ©noncer. Elle semble mĂȘme en contradiction avec le respect religieux de la loique Socrate professe dans le Criton et dans sa discussion avec CalliclĂšs(Gorgias, 482 c-505 b). En rĂ©alitĂ© la contradiction nâest quâapparente. Dansle cas du Politique, il sâagit dâun philosophe qui, fort de sa science et de ladroiture de ses intentions, impose ce qui est juste et bon, comme le mĂ©decinimpose son traitement au malade ; dans lâautre, il sâagit dâun particulier enrĂ©volte contre la loi, rĂ©volte inadmissible dans les gouvernements imparfaits,qui nâont dâautre sauvegarde que la loi. Cependant, mĂȘme dans le cas dâungouvernement parfait, le droit de contrainte que Platon reconnaĂźt au chef peutparaĂźtre exorbitant. Peut-on contraindre des hommes libres Ă recevoir des loisqui leur rĂ©pugnent ? Quels rĂ©sultats peut-on espĂ©rer dâune telle contrainte ? Etquel mĂ©rite y a-t-il Ă faire le bien malgrĂ© soi ? Platon fait trop peu de cas de lalibertĂ© individuelle : il est, sur ce point, en conformitĂ© avec les idĂ©es desAnciens, qui absorbent entiĂšrement lâindividu dans la citĂ©.
Le politique idĂ©al est dâailleurs impossible Ă trouver dans le cycle actuel,oĂč les pasteurs divins du cycle prĂ©cĂ©dent ont fait place Ă des pasteurs
humains. Aussi faut-il recourir Ă la loi, si lâon veut Ă©viter que le chef, toujourstentĂ© dâabuser de son pouvoir, ne devienne un tyran. Câest pourquoi, quel quesoit le gouvernement, royautĂ©, aristocratie, ou dĂ©mocratie, il est nĂ©cessaireque les lois soient inviolables. Sâil y a des rĂ©fractaires, on les mettra Ă mort,ou on les bannira, ou on les rĂ©duira au rang dâesclaves. Câest le rĂŽle du royaltisserand dâĂ©liminer les Ă©lĂ©ments mauvais et de nâadmettre dans lacomposition de sa toile que des Ă©lĂ©ments convenables. Or les Ă©lĂ©mentsconvenables sont de deux sortes, comme les fils du tisserand : il y a en effetdans la nature des caractĂšres pacifiques ; si les fougueux sâallient pendantplusieurs gĂ©nĂ©rations Ă leurs pareils, ils deviennent sauvages, et si lespacifiques ne sâunissent quâavec des pacifiques, ils deviennent lĂąches etfaibles Ă lâexcĂšs. Câest au roi Ă marier les uns avec les autres, comme letisserand entrecroise les fils de la chaĂźne et les fils de la trame. On fera demĂȘme pour les gouvernants : sâil nây a quâun chef, il faudra le choisircourageux et doux, guerrier et pacifique Ă la fois ; sâil y en a plusieurs, ilfaudra que le nombre des forts et celui des doux sâĂ©quilibrent aussirigoureusement que possible.
En somme, les deux grandes idĂ©es qui sont mises en relief dans lePolitique, câest la toute-puissance de la science, qui peut et doit mĂȘme, Ă lâoccasion, se substituer Ă la loi et sâimposer de force pour le bien desadministrĂ©s, et celle des mariages entre gens de caractĂšres opposĂ©s. LapremiĂšre est Ă peu prĂšs impossible Ă rĂ©aliser en dehors dâun monde idĂ©algouvernĂ© par un dieu. Quant Ă la seconde, il nous paraĂźt quâelle nâest pasrĂ©alisable non plus dans les grands Ătats que sont les Ătats modernes.Dâailleurs le hasard se charge de mĂȘler les tempĂ©raments, tout aussi bien quepourrait le faire un roi qui aurait assez peu de sujets et assez de loisir poursâoccuper de ce dĂ©tail. Platon lui-mĂȘme se rendait bien compte que la tĂąchedâun gouvernement est bien autrement Ă©tendue et comprĂ©hensive que cellequâil assignait au royal tisserand, puisque, aprĂšs le Politique, il a composĂ© legrand ouvrage des Lois. Mais son principal dessein, en composant lePolitique, comme en composant le ParmĂ©nide et le Sophiste, Ă©tait de donnerun modĂšle de discussion dialectique, et câest la raison pour laquelle il a ainsirestreint la peinture du politique au tissage des caractĂšres.
LâART DANS « LE POLITIQUE »
Le Politique, Ă©tant un ouvrage scolaire, nâa pas toujours Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ© Ă savaleur. La mĂ©thode dichotomique a Ă©tĂ© jugĂ©e bizarre. Du vivant mĂȘme dePlaton, les poĂštes comiques lâavaient tournĂ©e en ridicule, et lâon dirait eneffet que Platon sâamuse Ă Ă©tonner son lecteur par la subtilitĂ© de certainesdivisions pour le moins inattendues. Câest de nos jours seulement quâon a prisle procĂ©dĂ© au sĂ©rieux et quâon y a vu une vĂ©ritable mĂ©thode scientifique.
Quoi quâil en soit des excĂšs et des bizarreries, le Politique nâen est pasmoins fort intĂ©ressant par les rĂ©flexions quâon y trouve sur le pouvoir de lascience, la nĂ©cessitĂ© des lois et lâart dâaccoupler les caractĂšres. Quand ladiscussion trop prolongĂ©e deviendrait pĂ©nible Ă suivre, des digressionsbrillantes la coupent Ă propos. La plus belle de toutes est le mythe des deuxrĂ©volutions contraires de lâunivers ; elle ne le cĂšde point en originalitĂ© et enpoĂ©sie aux mythes du Gorgias et du PhĂ©don. Les digressions sur leparadigme, sur la mesure, sur les incommoditĂ©s des divers gouvernementssont des repos agrĂ©ables au lecteur par la justesse de la pensĂ©e et le naturelexquis du style. Enfin le peintre de DĂšmos et de la dĂ©mocratie athĂ©niennedans la RĂ©publique se retrouve ici avec sa verve satirique inĂ©puisable dans letableau du gouvernement dâAthĂšnes, livrĂ© au hasard et Ă lâincompĂ©tence. Lesouvenir de Socrate, victime de lâignorance de ses juges, vient encore aviverlâimpression que ce gouvernement Ă rebours du bon sens laisse dans lâesprit.Bref, on reconnaĂźt partout la griffe du lion dans lâoriginalitĂ© et lâĂ©lĂ©vation dela pensĂ©e, dans la hardiesse de lâimagination, dans les digressions quireposent et charment lâesprit, dans lâart de conduire le dialogue et dans lestyle tantĂŽt coupĂ©, tantĂŽt pĂ©riodique, oĂč lâaisance et le naturel sâallient Ă lagrĂące et Ă la poĂ©sie.
LA DATE DE LâOUVRAGE
Le Politique se rattache trĂšs Ă©troitement au Sophiste, puisque laconversation qui en est lâobjet est censĂ©e faire suite Ă celle du Sophiste. Maisla date de la composition du Sophiste Ă©tant incertaine, celle du Politique ne
lâest pas moins. Il est dâailleurs possible que Platon nâait pas Ă©crit les deux Ă la suite lâun de lâautre, et quâun certain intervalle se soit Ă©coulĂ© entre lesdeux, pendant lequel Platon travaillait au grand ouvrage des Lois, qui offrebeaucoup dâanalogie avec le Politique. Les dates proposĂ©es par les critiquesoscillent de lâan 367 Ă lâan 357. Wilamowitz croit que le Politique fut Ă©critentre le deuxiĂšme et le troisiĂšme voyage, câest-Ă -dire entre 367 et 361, et quecâest le troisiĂšme voyage qui empĂȘcha Platon de donner suite Ă son projet dedĂ©finir aussi le philosophe. On ne peut faire Ă ce sujet que des conjectures :celle de Wilamowitz nous paraĂźt ĂȘtre la plus vraisemblable.
Le Politique
[ou De la royauté ; genre logique]
Personnages du dialogueSocrate, ThĂ©odore, lâĂ©tranger, Socrate le jeune
SOCRATE
I. â Quelle reconnaissance je te dois, ThĂ©odore, de mâavoir fait faire laconnaissance de ThĂ©Ă©tĂšte, ainsi que celle de lâĂ©tranger !
THĂODORE
Tu mâen devras bientĂŽt le triple, Socrate, quand ils tâauront dĂ©fini lepolitique et le philosophe.
SOCRATE
Jâentends ; mais est-ce bien lĂ , cher ThĂ©odore, le mot que nous dironsavoir entendu dans la bouche du grand maĂźtre du calcul et de la gĂ©omĂ©trie ?
THĂODORE
Que veux-tu dire, Socrate ?
SOCRATE
Que tu attribues la mĂȘme valeur Ă chacun de ces hommes, alors quâilsdiffĂšrent en mĂ©rite au-delĂ de toutes les proportions de votre art.
THĂODORE
Par notre dieu Ammon3, voilĂ qui est bien parler, Socrate, et justement, et
tu as vraiment de la prĂ©sence dâesprit de me reprocher cette faute de calcul. Jete revaudrai cela une autre fois. Pour toi, Ă©tranger, ne te lasse pas de nousobliger, continue
4 et choisis dâabord entre le politique et le philosophe, et, ton
choix fait, développe ton idée.
LâĂTRANGER
Câest ce quâil faut faire, ThĂ©odore, du moment que nous avons tentĂ©lâentreprise, et il ne faut pas y renoncer que nous ne soyons arrivĂ©s au terme
de nos recherches. Mais Ă lâĂ©gard de ThĂ©Ă©tĂšte, que faut-il que je fasse ?
THĂODORE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Le laisserons-nous reposer et mettrons-nous Ă sa place son compagnondâexercices, le Socrate que voici ? sinon que conseilles-tu ?
THĂODORE
Prends-le Ă sa place, comme tu lâas dit ; car ils sont jeunes tous les deux etils supporteront plus aisĂ©ment la fatigue jusquâau bout, si on leur donne durĂ©pit.
SOCRATE
Il me semble dâailleurs, Ă©tranger, quâils ont tous les deux avec moi unesorte de lien de famille. En tout cas, lâun me ressemble, dites-vous, par lestraits du visage ; lâautre est mon homonyme et cette communautĂ© de nomnous donne un air de parentĂ©. Or on doit toujours ĂȘtre jaloux dâapprendre Ă connaĂźtre ses parents en conversant ensemble. Avec ThĂ©Ă©tĂšte, jâai moi-mĂȘme,hier, nouĂ© connaissance en mâentretenant avec lui, et je viens de lâentendre terĂ©pondre ; mais avec Socrate, je nâai fait ni lâun ni lâautre. Il faut pourtantlâexaminer, lui aussi. Une autre fois, câest Ă moi quâil donnera la rĂ©plique ;aujourdâhui câest Ă toi.
LâĂTRANGER
Câest cela. Eh bien, Socrate, entends-tu ce que dit Socrate ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et tu consens Ă ce quâil propose ?
SOCRATE LE JEUNE
TrĂšs volontiers.
LâĂTRANGER
De ton cĂŽtĂ©, pas dâobstacle, Ă ce que je vois ; il siĂ©rait encore moins, jecrois, quâil y en eĂ»t du mien. Maintenant il faut, ce me semble, aprĂšs lesophiste, Ă©tudier Ă nous deux le politique. Or dis-moi : devons-nous le ranger,lui aussi, parmi ceux qui savent, ou que faut-il en penser ?
SOCRATE LE JEUNE
Quâil est de ceux qui savent.
LâĂTRANGER
II. â Il faut donc diviser les sciences comme nous avons fait en examinantle sujet prĂ©cĂ©dent.
SOCRATE LE JEUNE
Peut-ĂȘtre bien.
LâĂTRANGER
Mais ici, Socrate, la division, ce me semble, ne se fera pas de la mĂȘmemaniĂšre.
SOCRATE LE JEUNE
Comment donc ?
LâĂTRANGER
Dâune maniĂšre diffĂ©rente.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vraisemblable.
LâĂTRANGER
Comment donc trouvera-t-on le sentier de la science politique ? car il fautle dĂ©couvrir, et, aprĂšs lâavoir sĂ©parĂ© des autres, le marquer dâun caractĂšre
unique, puis, appliquant une autre marque unique Ă tous les sentiers qui sâenĂ©cartent, amener notre esprit Ă se reprĂ©senter toutes les sciences commeformant deux espĂšces.
SOCRATE LE JEUNE
Ă prĂ©sent, Ă©tranger, câest ton affaire, jâimagine, et non la mienne.
LâĂTRANGER
Il faut pourtant, Socrate, que ce soit aussi la tienne, quand nous seronsparvenus Ă y voir clair.
SOCRATE LE JEUNE
Tu as raison.
LâĂTRANGER
Eh bien, lâarithmĂ©tique et certains autres arts apparentĂ©s avec elle ne sont-ils pas indĂ©pendants de lâaction et ne se bornent-ils pas Ă fournir uneconnaissance ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest exact.
LâĂTRANGER
Au contraire ceux qui ont trait Ă lâart de bĂątir et Ă tous les travaux manuelsont leur science liĂ©e, pour ainsi dire, Ă lâaction et lâaident Ă produire des corpsqui nâexistaient pas auparavant.
SOCRATE LE JEUNE
Câest indĂ©niable.
LâĂTRANGER
Pars donc de lĂ pour diviser lâensemble des sciences, et donne Ă une partiele nom de science pratique, Ă lâautre celui de science purement thĂ©orique.
SOCRATE LE JEUNE
Soit : distinguons dans lâunitĂ© de la science en gĂ©nĂ©ral deux espĂšces.
LâĂTRANGER
Maintenant admettrons-nous que le politique est en mĂȘme temps roi,maĂźtre et administrateur de ses biens et grouperons-nous tout cela sous unseul titre, ou dirons-nous quâil y a lĂ autant dâarts que nous avons citĂ© denoms ? Mais suis-moi plutĂŽt par ici.
SOCRATE LE JEUNE
Par oĂč ?
LâĂTRANGER
Voici. Supposons quâun homme soit capable de donner des conseils Ă unmĂ©decin public
5, quoiquâil ne soit lui-mĂȘme quâun simple particulier, ne
devra-t-on pas lui donner le mĂȘme nom professionnel quâĂ celui quâilconseille ?
SOCRATE LE JEUNE
Si.
LâĂTRANGER
De mĂȘme, si quelquâun a le talent de conseiller le roi dâun pays, quoiquâilne soit lui-mĂȘme quâun simple particulier, ne dirons-nous pas quâil possĂšde lascience que le souverain lui-mĂȘme devrait possĂ©der ?
SOCRATE LE JEUNE
Nous le dirons.
LâĂTRANGER
Mais la science dâun vĂ©ritable roi, câest la science royale ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et celui qui la possĂšde, quâil soit chef ou simple particulier, nâaura-t-ilpas, quel que soit son cas, droit au titre royal du fait mĂȘme de son art ?
SOCRATE LE JEUNE
Il y aura droit certainement.
LâĂTRANGER
Et il en sera de mĂȘme de lâadministrateur et du maĂźtre de maison ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Mais dis-moi : entre lâĂ©tat dâune grande maison et le volume dâune petitecitĂ©, y a-t-il quelque diffĂ©rence au regard du gouvernement ?
SOCRATE LE JEUNE
Aucune.
LâĂTRANGER
Par consĂ©quent, pour en revenir Ă la question que nous nous posions toutĂ lâheure, il est clair quâil nây a pour tout cela quâune seule science ;maintenant, quâon lâappelle royale, politique, Ă©conomique, nous nedisputerons pas sur le mot.
SOCRATE LE JEUNE
Ă quoi bon, en effet ?
LâĂTRANGER
III. â Mais il est clair aussi quâun roi fait peu de choses avec ses mains etle reste de son corps pour maintenir son pouvoir, en comparaison de ce quâilfait par lâintelligence et la force de son Ăąme.
SOCRATE LE JEUNE
Câest clair.
LâĂTRANGER
DĂšs lors, veux-tu que nous disions que le roi a plus dâaffinitĂ© avec lascience thĂ©orique quâavec les arts manuels et avec les arts pratiques engĂ©nĂ©ral ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans difficulté.
LâĂTRANGER
Donc la science politique et le politique, la science royale et lâhommeroyal, tout cela, nous le rĂ©unirons ensemble, comme une seule et mĂȘmechose ?
SOCRATE LE JEUNE
Ăvidemment.
LâĂTRANGER
Maintenant ne procéderions-nous pas avec ordre, si aprÚs cela, nousdivisions la science théorique ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement si.
LâĂTRANGER
Applique-toi donc pour voir si nous nây dĂ©couvrirons pas une divisionnaturelle.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle division ? Explique-toi.
LâĂTRANGER
Celle-ci. Nous avons dit quâil y a un art du calcul.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Il rentre absolument, je crois, dans les arts théoriques.
SOCRATE LE JEUNE
Sans doute.
LâĂTRANGER
Le calcul connaĂźt la diffĂ©rence des nombres. Lui attribuerons-nous encoreune autre fonction que de juger ce quâil connaĂźt ?
SOCRATE LE JEUNE
Quelle autre pourrions-nous lui attribuer ?
LâĂTRANGER
De mĂȘme aucun architecte nâest lui-mĂȘme ouvrier, il commandeseulement les ouvriers.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Il ne fournit, jâimagine, que son savoir, mais pas de travail manuel.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Il serait donc juste de dire quâil participe Ă la science thĂ©orique.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Cependant il ne doit pas, je pense, une fois quâil a portĂ© son jugement,sâen tenir lĂ et se retirer, comme faisait le calculateur, mais bien commanderĂ chacun de ses ouvriers ce quâil a Ă faire, jusquâĂ ce quâils aient achevĂ© cequâon leur a commandĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Ainsi toutes les sciences de cette sorte et toutes celles qui se rattachent aucalcul sont des sciences thĂ©oriques, mais il nây en a pas moins lĂ deuxespĂšces qui diffĂšrent en ce que les unes jugent et les autres commandent. Est-ce vrai ?
SOCRATE LE JEUNE
Il semble.
LâĂTRANGER
Si donc nous divisions la totalitĂ© de la science thĂ©orique en deux parties etque nous appelions lâune science du commandement, et lâautre science dujugement, nous pourrions dire que notre division serait juste.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, selon moi.
LâĂTRANGER
Mais lorsquâon fait quelque chose en commun, on doit se trouver heureuxdâĂȘtre dâaccord ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Donc, aussi longtemps que nous resterons dâaccord, ne nous prĂ©occuponspas des opinions des autres.
SOCRATE LE JEUNE
Ă quoi bon, en effet ?
LâĂTRANGER
IV. â Voyons maintenant : dans lequel de ces deux arts devons-nousplacer lâhomme royal ? Le placerons-nous dans lâart de juger, comme unesorte de spectateur ? Ne tiendrons-nous pas plutĂŽt quâil appartient Ă lâart ducommandement, puisque câest un maĂźtre ?
SOCRATE LE JEUNE
PlutĂŽt, certainement.
LâĂTRANGER
Revenons Ă lâart du commandement et voyons sâil comporte quelquedivision. Il me semble quâon peut le diviser ainsi : comme nous avonsdistinguĂ© lâart des dĂ©taillants de lâart des marchands fabricants, ainsi le genreroyal se distingue, semble-t-il, du genre des hĂ©rauts.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Les dĂ©taillants achĂštent dâabord les produits des autres et, quand ils lesont reçus, ils les revendent.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
De mĂȘme la tribu des hĂ©rauts reçoit les pensĂ©es dâautrui sous formedâordres et les retransmet Ă son tour Ă dâautres.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs vrai.
LâĂTRANGER
Eh bien, confondrons-nous la science du roi avec celle de lâinterprĂšte, duchef des rameurs, du devin, du hĂ©raut et de beaucoup dâautres arts de lamĂȘme famille qui sont tous en possession du commandement ? Ou bien veux-tu que, poursuivant notre comparaison de tout Ă lâheure, nous forgions aussiun nom par comparaison, puisque le genre de ceux qui commandent de leurpropre autoritĂ© est Ă peu prĂšs sans nom, et que nous fassions notre division enmettant le genre royal dans la classe des autocrates et que nous laissions decĂŽtĂ© tout le reste et passions Ă dâautres le soin de lui donner un nom ? carcâest le chef qui est lâobjet de notre recherche, et non pas son contraire.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
V. â Maintenant que nous avons bien sĂ©parĂ© ce dernier genre des autres,en distinguant le pouvoir personnel du pouvoir empruntĂ©, ne faut-il pas lediviser lui-mĂȘme Ă son tour, si nous trouvons encore en lui quelquesectionnement qui sây prĂȘte ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Et il paraĂźt bien que nous le tenons. Mais suis-moi bien et divise avec moi.
SOCRATE LE JEUNE
Par oĂč ?
LâĂTRANGER
Imaginons tous les chefs quâil nous plaira dans lâexercice ducommandement : ne trouverons-nous pas que leurs ordres ont en vue quelqueproduction ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
Or il nâest pas du tout difficile de partager en deux lâensemble desproductions.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Dans cet ensemble, les unes, jâimagine, sont inanimĂ©es, les autresanimĂ©es.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Câest dâaprĂšs cela mĂȘme que nous partagerons, si nous voulons lapartager, la partie de la science thĂ©orique qui a trait au commandement.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
En prĂ©posant une de ses parties Ă la production des ĂȘtres inanimĂ©s, etlâautre Ă celle des ĂȘtres animĂ©s, et ainsi le tout se trouvera dĂšs lors partagĂ© endeux.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Maintenant, de ces parties, laissons lâune de cĂŽtĂ© et reprenons lâautre, puispartageons en deux ce nouveau tout.
SOCRATE LE JEUNE
Laquelle des deux dis-tu quâil faut reprendre ?
LâĂTRANGER
Il nây a pas de doute, je pense : câest celle qui commande aux ĂȘtresvivants ; car la science royale ne prĂ©side pas, comme lâarchitecture, auxchoses sans vie ; elle est plus relevĂ©e ; câest parmi les ĂȘtres vivants etrelativement Ă eux seuls quâelle exerce toujours son autoritĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Quant Ă la production et Ă lâĂ©levage des ĂȘtres vivants, on peut ydistinguer, dâune part, lâĂ©levage individuel, et, de lâautre, les soins donnĂ©s encommun aux nourrissons dans les troupeaux.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Mais nous ne trouverons pas le politique occupĂ© Ă lâĂ©levage dâun seulindividu, comme celui qui nâa quâun bĆuf ou un cheval Ă soigner ; il a plusde ressemblance avec celui qui fait paĂźtre des troupeaux de chevaux ou debĆufs.
SOCRATE LE JEUNE
Je le vois, à présent que tu viens de le dire.
LâĂTRANGER
Maintenant cette partie de lâĂ©levage des ĂȘtres vivants qui en nourrit encommun des groupes nombreux, lâappellerons-nous Ă©levage de troupeaux ouĂ©levage collectif ?
SOCRATE LE JEUNE
Lâun ou lâautre, au hasard du discours.
LâĂTRANGER
VI. â Bravo, Socrate ! Si tu te gardes toujours dâattacher de lâimportanceaux mots, tu deviendras plus riche en sagesse sur tes vieux jours. Pour lemoment, nous nâavons quâĂ suivre ton conseil. Revenons Ă lâĂ©levage entroupeaux : conçois-tu comment, aprĂšs avoir montrĂ© quâil comprend deuxparties, on peut faire en sorte que ce quâon cherchait tout Ă lâheure dans lesdeux moitiĂ©s confondues on ne le cherche dĂ©sormais que dans une ?
SOCRATE LE JEUNE
Je mây applique. Il me semble Ă moi quâil y a dâun cĂŽtĂ© lâĂ©levage deshommes et de lâautre celui des bĂȘtes.
LâĂTRANGER
Voilà qui est promptement et hardiment divisé ; mais tùchons, autant quepossible, de ne plus recommencer.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Ne dĂ©tachons pas une petite partie pour lâopposer Ă beaucoup dâautresgrandes, sans tenir compte de lâespĂšce ; que chaque partie contienne en mĂȘmetemps une espĂšce. Câest en effet trĂšs bien de sĂ©parer sur-le-champ de tout lereste ce que lâon cherche, Ă condition de tomber juste. Ainsi toi, tout Ă lâheure, tu as cru tenir ta division, tu as anticipĂ© le raisonnement, en voyant
quâil allait vers les hommes. Mais, en rĂ©alitĂ©, mon ami, il nâest pas sĂ»r defaire de petites coupures ; il lâest davantage de procĂ©der en divisant parmoitiĂ©s ; on trouve mieux ainsi les espĂšces. Or câest lĂ ce qui importe par-dessus tout pour nos recherches.
SOCRATE LE JEUNE
Comment dis-tu cela, Ă©tranger ?
LâĂTRANGER
Il faut essayer de parler encore plus clairement par Ă©gard pour une naturecomme la tienne. Pour le moment, il est sans doute impossible dâexposer laquestion sans rien omettre ; mais il faut essayer de pousser encore un peuplus avant pour lâĂ©claircir.
SOCRATE LE JEUNE
Quây a-t-il donc dâinexact, selon toi, dans la division que nous venons defaire ?
LâĂTRANGER
Voici. Nous avons fait comme si, voulant diviser en deux le genrehumain, on en faisait le partage Ă la maniĂšre de la plupart des gens dâici, quisĂ©parent la race hellĂ©nique de tout le reste, comme formant une unitĂ©distincte, et, rĂ©unissant toutes les autres sous la dĂ©nomination unique debarbares, bien quâelles soient innombrables, quâelles ne se mĂȘlent pas entreelles et ne parlent pas la mĂȘme langue, se fondent sur cette appellation uniquepour les regarder comme une seule espĂšce. Câest encore comme si lâoncroyait diviser les nombres en deux espĂšces en coupant une myriade sur letout, dans lâidĂ©e quâon en fait une espĂšce Ă part, et quâon prĂ©tendĂźt, endonnant Ă tout le reste un nom unique, que cette appellation suffit pour enfaire aussi un genre unique, diffĂ©rent du premier. Mais on ferait plussagement et on diviserait mieux par espĂšces et par moitiĂ©s, si lâon partageaitles nombres en pairs et impairs et le genre humain en mĂąles et femelles, et silâon nâen venait Ă sĂ©parer et opposer les Lydiens, ou les Phrygiens, ouquelque autre peuple Ă tous les autres que lorsquâil nây aurait plus moyen detrouver une division dont chaque terme fĂ»t Ă la fois espĂšce et partie.
SOCRATE LE JEUNE
VII. â Ce que tu dis est trĂšs juste. Mais cette espĂšce mĂȘme et cette partie,Ă©tranger, comment peut-on reconnaĂźtre quâelles ne sont pas une mĂȘme chose,mais quâelles diffĂšrent lâune de lâautre ?
LâĂTRANGER
Ă le meilleur des hommes, ce nâest pas une mince tĂąche que tu mâimposeslĂ , Socrate. Nous ne nous sommes dĂ©jĂ que trop Ă©cartĂ©s de notre sujet, et toi,tu demandes que nous nous en Ă©loignions encore davantage. Pour le moment,revenons sur nos pas, comme il convient ; quant Ă la piste que tu voudraissuivre, nous la reprendrons plus tard, quand nous aurons le temps. Enattendant, garde-toi bien dâaller jamais tâimaginer que tu mâas entenduexpliquer ceci clairement.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Que lâespĂšce et la partie sont diffĂ©rentes lâune de lâautre.
SOCRATE LE JEUNE
En quoi ?
LâĂTRANGER
Câest que, lĂ oĂč il y a espĂšce, elle est forcĂ©ment partie de la chose dontelle est dite ĂȘtre une espĂšce ; mais il nâest pas du tout forcĂ© que la partie soitespĂšce. Câest cette explication plutĂŽt que lâautre, Socrate, que tu devrastoujours donner comme mienne.
SOCRATE LE JEUNE
Câest ce que je ferai.
LâĂTRANGER
Dis-moi maintenant.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
De quel point notre digression nous a entraĂźnĂ©s jusquâici. Je pense quecâest prĂ©cisĂ©ment de lâendroit oĂč, tâayant demandĂ© comment il fallait diviserlâart dâĂ©lever les troupeaux, tu mâas rĂ©pondu avec tant dâempressement quâily a deux genres dâĂȘtres animĂ©s, dâun cĂŽtĂ©, le genre humain, et de lâautre,lâensemble des bĂȘtes formant un genre unique.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Il mâa paru alors que, dĂ©tachant une partie, tu tâimaginais que toutes cellesque tu laissais ne formaient quâun seul genre, parce que tu pouvais leurdonner Ă toutes le mĂȘme nom, celui de bĂȘtes.
SOCRATE LE JEUNE
Câest encore vrai.
LâĂTRANGER
Mais, ĂŽ le plus intrĂ©pide des hommes, si, parmi les autres animaux, il enest un qui soit douĂ© dâintelligence, comme paraĂźt ĂȘtre la grue ou quelque bĂȘtedu mĂȘme genre, et que la grue par exemple distribue les noms comme tuviens de le faire, elle opposerait sans doute les grues comme une espĂšce Ă part aux autres animaux, se faisant ainsi honneur Ă elle-mĂȘme, et, groupanttout le reste, y compris les hommes, en une mĂȘme classe, elle ne leurdonnerait sans doute pas dâautre nom que celui de bĂȘtes. TĂąchons donc, nous,de nous tenir en garde contre toutes les fautes de ce genre.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
En ne divisant pas le genre animal tout entier, afin dâĂȘtre moins exposĂ©s Ă ces erreurs.
SOCRATE LE JEUNE
Il ne faut pas, en effet, le diviser tout entier.
LâĂTRANGER
Car câest cela qui nous a fait tomber dans lâerreur.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi donc ?
LâĂTRANGER
Toute la partie de la science thĂ©orique qui a trait au commandement, nouslâavons rangĂ©e dans le genre Ă©levage des animaux, des animaux qui vivent entroupeaux, nâest-ce pas ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
DĂšs ce moment-lĂ tout le genre animal se divisait en animaux apprivoisĂ©set en sauvages ; car si leur nature admet la domestication, on les appellepaisibles, et si elle ne lâadmet pas, sauvages.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Or la science que nous poursuivons sâest toujours rapportĂ©e et se rapporteencore aux animaux paisibles, et câest du cĂŽtĂ© de ceux qui vivent entroupeaux quâil faut la chercher.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Ne divisons donc pas, comme nous lâavons fait alors, en envisageant letout et en nous pressant pour arriver vite Ă la politique ; car câest pour celaque nous avons Ă©prouvĂ© tout Ă lâheure la dĂ©ception dont parle le proverbe.
SOCRATE LE JEUNE
Laquelle ?
LâĂTRANGER
Celle dâavoir avancĂ© plus lentement, pour nâavoir pas pris tranquillementle temps de bien diviser.
SOCRATE LE JEUNE
Cela a été une bonne leçon pour nous, étranger.
LâĂTRANGER
VIII. â Je ne le nie pas ; mais reprenons au commencement et essayons denouveau de diviser lâĂ©levage en commun. Peut-ĂȘtre le cours mĂȘme delâentretien tâapportera-t-il plus de lumiĂšre sur la recherche qui te tient Ă cĆur.Dis-moi donc.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Ceci, dont tu as dĂ» entendre parler souvent ; car je ne sache pas que tuaies assistĂ© toi-mĂȘme Ă lâĂ©levage des poissons dans le Nil
6 ou dans les Ă©tangs
royaux ; mais peut-ĂȘtre lâas-tu vu pratiquer dans les fontaines.
SOCRATE LE JEUNE
Dans les fontaines, oui, je lâai vu ; pour les autres, jâen ai entendu parlerplus dâune fois.
LâĂTRANGER
De mĂȘme, pour les troupeaux dâoies et de grues, sans avoir parcouru lesplaines de Thessalie, tu sais certainement et tu crois quâon en Ă©lĂšve.
SOCRATE LE JEUNE
Sans doute.
LâĂTRANGER
Si je tâai posĂ© toutes ces questions, câest que, parmi les animaux quâonĂ©lĂšve en troupeaux, il y a, dâun cĂŽtĂ©, ceux qui vivent dans lâeau, et, de lâautre,ceux qui marchent sur la terre ferme.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, en effet.
LâĂTRANGER
Alors nâes-tu pas dâavis avec moi quâil faut diviser la science de lâĂ©levageen commun de cette maniĂšre : appliquer Ă chacune de ces deux classes lapartie de cette science qui la concerne et nommer lâune Ă©levage aquatique, etlâautre Ă©levage en terre ferme ?
SOCRATE LE JEUNE
Jâen suis dâavis.
LâĂTRANGER
Alors nous ne chercherons pas auquel de ces deux arts appartient le mĂ©tierde roi ; câest Ă©vident pour tout le monde.
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Tout le monde aussi est Ă mĂȘme de diviser la tribu terrestre des animauxquâon Ă©lĂšve en troupes.
SOCRATE LE JEUNE
De quelle façon ?
LâĂTRANGER
En distinguant ceux qui volent et ceux qui marchent.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs vrai.
LâĂTRANGER
Mais quoi ? est-il besoin de se demander si la science politique a pourobjet les animaux qui marchent ? Ne crois-tu pas que lâhomme le plus bornĂ©,si je puis dire, en jugerait ainsi ?
SOCRATE LE JEUNE
Je le crois.
LâĂTRANGER
Mais lâĂ©levage des animaux qui marchent, il faut montrer que, comme lenombre tout Ă lâheure, il se divise aussi en deux parties.
SOCRATE LE JEUNE
Ăvidemment.
LâĂTRANGER
Or, pour la partie vers laquelle se dirige notre recherche, je croisapercevoir deux routes qui y mĂšnent, lâune, plus rapide, qui sĂ©pare une petitepartie quâelle oppose Ă une plus grande, et lâautre, plus en accord avec larĂšgle que nous avons Ă©noncĂ©e prĂ©cĂ©demment, de couper, autant que possible,par moitiĂ©s, mais en revanche plus longue. Nous sommes libres de prendrecelle des deux que nous voudrons.
SOCRATE LE JEUNE
Et les deux, est-ce donc impossible ?
LâĂTRANGER
Ă la fois, oui, Ă©tonnant jeune homme ; mais lâune aprĂšs lâautre,Ă©videmment, câest possible.
SOCRATE LE JEUNE
Alors, moi, je choisis les deux, lâune aprĂšs lâautre.
LâĂTRANGER
Câest facile, vu que ce qui reste est court. Au commencement et au milieudu parcours, il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de satisfaire Ă ta demande ; mais Ă prĂ©sent,puisque tu le juges bon, prenons dâabord la route la plus longue : frais commenous sommes, nous la parcourrons plus aisĂ©ment. Maintenant vois comme jedivise.
SOCRATE LE JEUNE
Parle.
LâĂTRANGER
IX. â Ceux des marcheurs apprivoisĂ©s qui vivent en troupeaux se divisentnaturellement en deux espĂšces.
SOCRATE LE JEUNE
Sur quoi fondes-tu ta division ?
LâĂTRANGER
Sur ce fait que les uns naissent sans cornes et les autres avec des cornes.
SOCRATE LE JEUNE
Cela est clair.
LâĂTRANGER
Maintenant, en divisant lâĂ©levage des marcheurs, dĂ©signe chaque partie enla dĂ©finissant. Car, si tu veux leur donner un nom, ce sera compliquer ta tĂącheplus quâil nâest nĂ©cessaire.
SOCRATE LE JEUNE
Comment faut-il donc dire ?
LâĂTRANGER
Comme ceci : lâart de paĂźtre les marcheurs Ă©tant partagĂ© en deux parties, ilfaut appliquer lâune Ă la partie cornue du troupeau et lâautre Ă la partiedĂ©pourvue de cornes.
SOCRATE LE JEUNE
Va pour cette façon de dire ; elle désigne au moins les choses assezclairement.
LâĂTRANGER
Nous voyons aussi clairement que le roi paßt un troupeau dépourvu decornes.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ne pas le voir ?
LâĂTRANGER
Maintenant morcelons ce troupeau et tĂąchons dâassigner au roi la portionqui lui appartient.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, tĂąchons-y.
LâĂTRANGER
Alors, veux-tu que nous le divisions selon que le pied est fendu, ou,comme on dit, dâune seule piĂšce, ou selon quâil y a croisement de races ourace pure ? Tu comprends, je pense ?
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Que les chevaux et les Ăąnes engendrent naturellement entre eux.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Au lieu que le reste de ce doux troupeau des apprivoisés est incapable dece croisement de races.
SOCRATE LE JEUNE
Cela est vrai.
LâĂTRANGER
Eh bien, lâespĂšce dont le politique sâoccupe te paraĂźt-elle ĂȘtre celle dont lanature admet le croisement ou celle qui nâengendre que chez elle ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest Ă©videmment celle qui se refuse au croisement.
LâĂTRANGER
Or cette espÚce, il faut, ce semble, la partager en deux, comme lesprécédentes.
SOCRATE LE JEUNE
Il le faut effectivement.
LâĂTRANGER
VoilĂ donc maintenant tous les animaux apprivoisĂ©s qui vivent en troupesĂ peu prĂšs entiĂšrement divisĂ©s, hormis deux genres ; car, pour le genre chien,il ne vaut pas la peine quâon le compte parmi les bĂȘtes quâon Ă©lĂšve entroupeaux.
SOCRATE LE JEUNE
Non, assurément. Mais comment diviser ces deux espÚces ?
LâĂTRANGER
Comme il est juste que vous les divisiez, ThéétÚte et toi, puisque vousvous occupez de géométrie.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Naturellement par la diagonale et puis par la diagonale de la diagonale.
SOCRATE LE JEUNE
Comment lâentends-tu ?
LâĂTRANGER
Est-ce que la nature de notre race Ă nous autres hommes nâest pas, en cequi concerne la marche, entiĂšrement assimilable Ă la diagonale sur laquellepeut se construire un carrĂ© de deux pieds
7 ?
SOCRATE LE JEUNE
Elle lâest.
LâĂTRANGER
Et la nature de lâautre espĂšce nâest-elle pas, Ă son tour, considĂ©rĂ©e, dupoint de vue de la racine carrĂ©e, comme la diagonale du carrĂ© de notre racine,puisquâelle est naturellement de deux fois deux pieds
8 ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment en serait-il autrement ? Je comprends à peu prÚs ce que tu veuxdémontrer.
LâĂTRANGER
Ne voyons-nous pas dâailleurs, Socrate, quâil nous est arrivĂ© dans notre
division quelque chose de bien propre Ă exciter le rire ?
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
VoilĂ notre race humaine qui va de compagnie et lutte de vitesse avec cegenre dâĂȘtre le plus noble
9 et aussi le plus indolent.
SOCRATE LE JEUNE
Je le vois : câest un rĂ©sultat bien bizarre.
LâĂTRANGER
Mais quoi ! nâest-il pas naturel que les plus lents arrivent les derniers ?
SOCRATE LE JEUNE
Cela, oui.
LâĂTRANGER
Ne remarquons-nous pas aussi que le roi apparaĂźt sous un jour plusridicule encore, lorsquâil lutte Ă la course avec son troupeau et fournit lacarriĂšre Ă cĂŽtĂ© de lâhomme le mieux entraĂźnĂ© Ă cette vie indolente ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest tout Ă fait vrai.
LâĂTRANGER
Câest maintenant, en effet, Socrate, que sâĂ©claire la rĂ©flexion que nousavons faite lors de notre enquĂȘte sur le sophiste
10.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle réflexion ?
LâĂTRANGER
Que notre mĂ©thode dâargumentation ne sâinquiĂšte pas plus de ce qui estnoble que de ce qui ne lâest pas, quâelle estime autant le plus petit que le plusgrand, et quâelle poursuit toujours son propre chemin vers la vĂ©ritĂ© la plusparfaite.
SOCRATE LE JEUNE
Il semble bien.
LâĂTRANGER
Maintenant, sans attendre que tu me demandes quelle Ă©tait cette route pluscourte dont je parlais tout Ă lâheure pour arriver Ă la dĂ©finition du roi, veux-tuque je tây guide moi-mĂȘme le premier ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Eh bien, je dis que nous aurions dĂ» diviser tout de suite les animauxmarcheurs en opposant les bipĂšdes aux quadrupĂšdes, puis voyant lâhommerangĂ© encore dans la mĂȘme classe que les volatiles seuls, partager le troupeaubipĂšde Ă son tour en bipĂšdes nus et en bipĂšdes emplumĂ©s
11, quâenfin cette
division faite et lâart de paĂźtre les humains mis dĂšs lors en pleine lumiĂšre,placer Ă sa tĂȘte lâhomme politique et royal, lây installer comme cocher et luiremettre les rĂȘnes de lâĂtat, comme lui appartenant de droit, en tant quepossesseur de cette science.
SOCRATE LE JEUNE
VoilĂ qui est parfait : tu mâas rendu raison, comme si tu me payais unedette, en ajoutant la digression en guise dâintĂ©rĂȘts et pour faire bonne mesure.
LâĂTRANGER
X. â Allons maintenant, revenons en arriĂšre et enchaĂźnons ducommencement Ă la fin les anneaux de la dĂ©finition que nous avons donnĂ©ede lâart politique.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, faisons-le.
LâĂTRANGER
Dans la science thĂ©orique, nous avons en commençant distinguĂ© unepartie, celle du commandement, puis dans celle-ci une portion que nousavons appelĂ©e par analogie commandement direct. Du commandement directnous avons dĂ©tachĂ© Ă son tour lâart dâĂ©lever les ĂȘtres animĂ©s, qui nâen est pasle genre le moins important ; de lâart dâĂ©lever les ĂȘtres vivants, lâespĂšce quiconsiste dans lâĂ©levage en troupeaux, et de lâĂ©levage en troupeaux, lâart depaĂźtre les animaux qui marchent, dont la section principale a Ă©tĂ© lâart denourrir la race dĂ©pourvue de cornes. La partie Ă dĂ©tacher de cet art nâexigepas moins quâun triple entrelacement
12, si on veut la ramener dans un terme
unique, en lâappelant lâart de paĂźtre des races qui ne se croisent pas. Lesegment qui sâen sĂ©pare, seule partie qui reste encore aprĂšs celle destroupeaux bipĂšdes, est lâart de paĂźtre les hommes, et câest prĂ©cisĂ©ment ce quenous cherchions, lâart qui sâappelle Ă la fois royal et politique
13.
SOCRATE LE JEUNE
Câest bien cela.
LâĂTRANGER
Mais est-il bien sĂ»r, Socrate, que ce que tu viens de dire, nous lâayonsrĂ©ellement fait ?
SOCRATE LE JEUNE
Quoi donc ?
LâĂTRANGER
Que nous ayons traitĂ© notre sujet dâune maniĂšre absolumentsatisfaisante ? ou nâest-ce pas justement le dĂ©faut de notre enquĂȘte, quâelle abien abouti Ă une sorte de dĂ©finition, mais non Ă une dĂ©finition complĂšte etdĂ©finitive ?
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Je vais tĂącher, pour moi comme pour toi, dâexpliquer encore plusclairement ma pensĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Parle.
LâĂTRANGER
Nous avons vu tout Ă lâheure, nâest-ce pas, quâil y avait plusieurs arts depaĂźtre les troupeaux et que lâun dâeux Ă©tait la politique et le soin dâune sorteparticuliĂšre de troupeau ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et cet art, notre argumentation lâa distinguĂ© de lâĂ©levage des chevaux etdâautres bĂȘtes et nous lâavons dĂ©fini lâart dâĂ©lever en commun des hommes.
SOCRATE LE JEUNE
Câest cela mĂȘme.
LâĂTRANGER
XI. â ConsidĂ©rons maintenant la diffĂ©rence quâil y a entre tous les autrespasteurs et les rois.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle est-elle ?
LâĂTRANGER
Voyons sâil nây aurait pas quelquâun qui, empruntant son nom dâun autre
art, affirme et prĂ©tende quâil concourt Ă nourrir le troupeau en commun avecun des autres pasteurs.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Sais-tu bien, par exemple, que tous les commerçants, laboureurs,boulangers et aussi les maĂźtres de gymnase et la tribu des mĂ©decins, tous cesgens-lĂ pourraient fort bien soutenir, avec force raisons, contre ces pasteursdâhommes que nous avons appelĂ©s des politiques, que ce sont eux quisâoccupent de nourrir les hommes, et non seulement ceux du troupeau, maisaussi leurs chefs ?
SOCRATE LE JEUNE
Nâauraient-ils pas raison de le soutenir ?
LâĂTRANGER
Peut-ĂȘtre : câest une autre question Ă examiner. Ce que nous savons, câestque personne ne contestera au bouvier aucun de ces titres. Câest bien lebouvier, lui seul, qui nourrit le troupeau, lui qui en est le mĂ©decin, lui qui enest, si je puis dire, le marieur, lui qui, expert en accouchement, aide Ă lanaissance des petits et Ă la dĂ©livrance des mĂšres. Ajoute que, pour les jeux etla musique, dans la mesure oĂč la nature permet Ă ses nourrissons dây prendrepart, nul autre ne sâentend mieux Ă les Ă©gayer et Ă les apprivoiser en lescharmant, et, quâil se serve dâinstruments ou seulement de sa bouche, ilexĂ©cute Ă merveille les airs qui conviennent Ă son troupeau. Et il en est demĂȘme des autres pasteurs, nâest-il pas vrai ?
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement vrai.
LâĂTRANGER
Comment donc admettre que nous avons dĂ©fini le roi dâune maniĂšre justeet distincte, quand nous lâavons proclamĂ© seul pasteur et nourricier du
troupeau humain et séparé de mille autres qui lui disputent ce titre ?
SOCRATE LE JEUNE
On ne peut lâadmettre en aucune façon.
LâĂTRANGER
Est-ce que nos apprĂ©hensions nâĂ©taient pas fondĂ©es, quand tout Ă lâheurele soupçon nous est venu que, si nous pouvions avoir rencontrĂ© en discutantquelques traits du caractĂšre royal, nous nâavions pas encore pour cela achevĂ©exactement le portrait de lâhomme dâĂtat, tant que nous nâaurions pas Ă©cartĂ©ceux qui se pressent autour de lui et se prĂ©tendent pasteurs comme lui et quenous ne lâaurions pas sĂ©parĂ© dâeux, pour le montrer, lui seul, dans toute sapuretĂ© ?
SOCRATE LE JEUNE
Elles Ă©taient trĂšs justes.
LâĂTRANGER
Câest donc lĂ , Socrate, ce que nous avons Ă faire, si, Ă la fin de notrediscussion, nous ne voulons pas avoir Ă en rougir.
SOCRATE LE JEUNE
Câest ce quâil faut Ă©viter Ă tout prix.
LâĂTRANGER
XII. â Il faut donc partir dâun autre point de vue et suivre une routediffĂ©rente.
SOCRATE LE JEUNE
Laquelle ?
LâĂTRANGER
MĂȘlons Ă ce dĂ©bat une sorte dâamusement. Il nous faut en effet faire usagedâune bonne partie dâune vaste lĂ©gende, aprĂšs quoi, sĂ©parant toujours, commenous lâavons fait prĂ©cĂ©demment, une partie dâune partie prĂ©cĂ©dente, nous
arriverons au terme de notre recherche. Nâest-ce pas ainsi quâil fautprocĂ©der ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement si.
LâĂTRANGER
PrĂȘte donc Ă ma fable toute ton attention, comme les enfants. Aussi bien ilnây a pas beaucoup dâannĂ©es que tu as quittĂ© les jeux de lâenfance.
SOCRATE LE JEUNE
Parle, je te prie.
LâĂTRANGER
Parmi tant dâautres traditions antiques qui ont eu et qui auront coursencore, je relĂšve le prodige qui marqua la fameuse querelle dâAtrĂ©e et deThyeste. Tu as, je pense, entendu raconter et tu te rappelles ce quâon dit quiarriva alors ?
SOCRATE LE JEUNE
Tu veux sans doute parler du prodige de la brebis dâor14
.
LâĂTRANGER
Non pas, mais du changement du coucher et du lever du soleil et desautres astres, qui se couchaient alors Ă lâendroit oĂč ils se lĂšvent aujourdâhui etse levaient du cĂŽtĂ© opposĂ©. Câest prĂ©cisĂ©ment Ă cette occasion que le dieu,pour tĂ©moigner en faveur dâAtrĂ©e, changea cet ordre en celui qui existeaujourdâhui.
SOCRATE LE JEUNE
Effectivement, on raconte aussi cela.
LâĂTRANGER
Il y a aussi le rÚgne de Cronos que nous avons souvent entendu répéter.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, trĂšs souvent.
LâĂTRANGER
Et aussi cette tradition que les hommes dâavant nous naissaient de la terreau lieu de sâengendrer les uns les autres
15.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, câest aussi lĂ un de nos vieux rĂ©cits.
LâĂTRANGER
Eh bien, tous ces prodiges et mille autres encore plus merveilleux ont leursource dans le mĂȘme Ă©vĂ©nement ; mais la longueur du temps qui sâest Ă©coulĂ©a fait oublier les uns, tandis que les autres se sont fragmentĂ©s et ont donnĂ©lieu Ă des rĂ©cits sĂ©parĂ©s. Quant Ă lâĂ©vĂ©nement qui a Ă©tĂ© cause de tous cesprodiges, personne nâen a parlĂ©, mais câest le moment de le raconter ; car lerĂ©cit en servira Ă dĂ©finir le roi.
SOCRATE LE JEUNE
XIII. â VoilĂ qui est fort bien dit. Maintenant parle sans rien omettre.
LâĂTRANGER
Ăcoute. Cet univers oĂč nous sommes, tantĂŽt le dieu lui-mĂȘme dirige samarche et le fait tourner, tantĂŽt il le laisse aller, quand ses rĂ©volutions ontrempli la mesure du temps qui lui est assignĂ© ; alors il tourne de lui-mĂȘme ensens inverse, parce quâil est un ĂȘtre animĂ© et quâil a Ă©tĂ© douĂ© dâintelligencepar celui qui lâa organisĂ© au dĂ©but. Quant Ă cette disposition Ă la marcherĂ©trograde, elle est nĂ©cessairement innĂ©e en lui, pour la raison que voici.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle raison ?
LâĂTRANGER
Ătre toujours dans le mĂȘme Ă©tat et de la mĂȘme maniĂšre et rester identique
nâappartient quâaux ĂȘtres les plus divins de tous ; mais la nature du corpsnâest pas de cet ordre. Or cet ĂȘtre que nous avons nommĂ© ciel et monde, bienquâil ait reçu de son crĂ©ateur une foule de dons bienheureux, ne laisse pas departiciper du corps. Par suite, il lui est impossible dâĂȘtre entiĂšrement exemptde changement, mais il se meut, autant quâil en est capable, Ă la mĂȘme place,de la mĂȘme maniĂšre et dâun mĂȘme mouvement. Aussi a-t-il reçu lemouvement circulaire inverse, qui est celui qui lâĂ©carte le moins de sonmouvement original.
Mais quant Ă se faire tourner soi-mĂȘme Ă©ternellement, cela nâest guĂšrepossible quâĂ celui qui dirige tout ce qui se meut, et Ă celui-lĂ la loi divineinterdit de mouvoir tantĂŽt dans tel sens, tantĂŽt dans un sens opposĂ©. Il rĂ©sultede tout cela quâil ne faut dire ni que le monde se meut lui-mĂȘmeĂ©ternellement, ni quâil reçoit tout entier et toujours de la divinitĂ© ces deuxrotations contraires, ni enfin quâil est mĂ» par deux divinitĂ©s de volontĂ©sopposĂ©es. Mais, comme je lâai dit tout Ă lâheure, et câest la seule solution quireste, tantĂŽt il est dirigĂ© par une cause divine Ă©trangĂšre Ă lui, recouvre une vienouvelle et reçoit du dĂ©miurge une immortalitĂ© nouvelle, et tantĂŽt, laissĂ© Ă lui-mĂȘme, il se meut de son propre mouvement et il est ainsi abandonnĂ© assezlongtemps pour marcher Ă rebours pendant plusieurs myriades de rĂ©volutions,parce que sa masse immense et parfaitement Ă©quilibrĂ©e tourne sur un pivotextrĂȘmement petit
16.
SOCRATE LE JEUNE
En tout cas, tout ce que tu viens dâexposer paraĂźt fort vraisemblable.
LâĂTRANGER
XIV. â En nous fondant sur ce qui vient dâĂȘtre dit, essayons de nousrendre compte de lâĂ©vĂ©nement que nous avons dit ĂȘtre la cause de tous cesprodiges. Or câest exactement ceci.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Le mouvement de lâunivers, qui tantĂŽt le porte dans le sens oĂč il tourne Ă prĂ©sent, et tantĂŽt dans le sens contraire.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
On doit croire que ce changement est de toutes les révolutions célestes17
la plus grande et la plus complĂšte.
SOCRATE LE JEUNE
Câest en tout cas vraisemblable.
LâĂTRANGER
Il faut donc penser que câest alors aussi que se produisent leschangements les plus considĂ©rables pour nous qui habitons au sein de cemonde.
SOCRATE LE JEUNE
Cela aussi est vraisemblable.
LâĂTRANGER
Mais ne savons-nous pas que la nature des animaux supportedifficilement le concours de changements considérables, nombreux etdivers ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment ne le saurions-nous pas ?
LâĂTRANGER
Alors il sâensuit forcĂ©ment une grande mortalitĂ© parmi les animaux et,dans la race humaine elle-mĂȘme, il ne reste quâun petit nombre de vivants, etceux-ci Ă©prouvent un grand nombre dâaccidents Ă©tranges et nouveaux, dont leplus grave est celui-ci, qui rĂ©sulte du mouvement rĂ©trograde de lâunivers,
lorsquâil vient Ă tourner dans une direction contraire Ă la direction actuelle.
SOCRATE LE JEUNE
Quel est cet accident ?
LâĂTRANGER
Tout dâabord lâĂąge de tous les animaux, quel quâil fĂ»t alors, sâarrĂȘta court,et tout ce qui Ă©tait mortel cessa de sâacheminer vers la vieillesse et dâen avoirlâaspect et, changeant en sens contraire, devint pour ainsi dire plus jeune etplus dĂ©licat. Aux vieillards, les cheveux blancs noircissaient ; les joues deceux qui avaient de la barbe, redevenues lisses, les ramenaient Ă leur jeunessepassĂ©e, et les corps des jeunes gens, devenant de jour en jour et de nuit ennuit plus lisses et plus menus, revenaient Ă lâĂ©tat de lâenfant nouveau-nĂ©, etleur Ăąme aussi bien que leur corps sây conformait ; puis, se flĂ©trissant de plusen plus, ils finissaient par disparaĂźtre complĂštement. Quant Ă ceux qui en cestemps-lĂ pĂ©rissaient de mort violente, leur cadavre passait par les mĂȘmestransformations avec une telle rapiditĂ© quâen peu de jours il se consumaitsans laisser de traces.
SOCRATE LE JEUNE
XV. â Et la gĂ©nĂ©ration, Ă©tranger, comment se faisait-elle en ce temps-lĂ chez les animaux, et de quelle maniĂšre se reproduisaient-ils les uns lesautres ?
LâĂTRANGER
Il est Ă©vident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres nâĂ©taitpas dans la nature dâalors. Mais la race nĂ©e de la terre qui, suivant la tradition,a existĂ© jadis, câest celle qui ressortit en ce temps-lĂ du sein de la terre et dontle souvenir nous a Ă©tĂ© transmis par nos premiers ancĂȘtres, qui, nĂ©s aucommencement de notre cycle, touchaient immĂ©diatement au temps oĂč finitle cycle prĂ©cĂ©dent. Ce sont eux qui furent pour nous les hĂ©rauts de cestraditions que beaucoup de gens ont aujourdâhui le tort de rĂ©voquer en doute.Il faut, en effet, considĂ©rer ce qui devait sâensuivre. Une consĂ©quencenaturelle du retour des vieillards Ă lâĂ©tat dâenfants, câest que les morts,enfouis dans la terre, devaient sây reconstituer et remonter Ă la vie, suivant
lâinversion de mouvement qui ramenait la gĂ©nĂ©ration en sens contraire. Câestainsi quâils naissaient forcĂ©ment de la terre, et câest de lĂ que viennent leurnom et la tradition qui les concerne, tous ceux du moins qui ne furent pasemportĂ©s par un dieu vers une autre destinĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Câest en effet une consĂ©quence toute naturelle de ce qui sâĂ©tait produitavant. Mais le genre de vie que tu rapportes au rĂšgne de Cronos se place-t-ildans lâautre pĂ©riode de rĂ©volution ou dans la nĂŽtre ? car le changement dansle cours des astres et du soleil se produit Ă©videmment dans lâune et danslâautre des deux pĂ©riodes.
LâĂTRANGER
Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant au temps dont tu me parles, oĂčtout naissait de soi-mĂȘme pour lâusage des hommes, il nâappartient pas dutout au cours actuel du monde, mais bien, comme le reste, Ă celui qui aprĂ©cĂ©dĂ©. Car, en ce temps-lĂ , le dieu commandait et surveillait le mouvementde lâensemble, et toutes les parties du monde Ă©taient divisĂ©es par rĂ©gions, queles dieux gouvernaient de mĂȘme. Les animaux aussi avaient Ă©tĂ© rĂ©partis engenres et en troupeaux sous la conduite de dĂ©mons, sorte de pasteurs divins,dont chacun pourvoyait par lui-mĂȘme Ă tous les besoins de ses propresouailles
18, si bien quâil nây en avait point de sauvages, quâelles ne se
mangeaient pas entre elles et quâil nây avait parmi elles ni guerre ni querelledâaucune sorte ; enfin tous les biens qui naissaient dâun tel Ă©tat de chosesseraient infinis Ă redire. Mais, pour en revenir Ă ce quâon raconte de la vie deshommes, pour qui tout naissait de soi-mĂȘme, elle sâexplique comme je vaisdire. Câest Dieu lui-mĂȘme qui veillait sur eux et les faisait paĂźtre, de mĂȘmequâaujourdâhui les hommes, race diffĂ©rente et plus divine, paissent dâautresraces infĂ©rieures Ă eux. Sous sa gouverne, il nây avait ni Ătats ni possessionde femmes et dâenfants ; car câest du sein de la terre que tous remontaient Ă lavie, sans garder aucun souvenir de leur passĂ©. Ils ne connaissaient doncaucune de ces institutions ; en revanche, ils avaient Ă profusion des fruits queleur donnaient les arbres et beaucoup dâautres plantes, fruits qui poussaientsans culture et que la terre produisait dâelle-mĂȘme. Ils vivaient la plupart dutemps en plein air sans habit et sans lit ; car les saisons Ă©taient si bien
tempĂ©rĂ©es quâils nâen souffraient aucune incommoditĂ© et ils trouvaient deslits moelleux dans lâĂ©pais gazon qui sortait de la terre. Telle Ă©tait, Socrate, lavie des hommes sous Cronos. Quant Ă celle dâaujourdâhui, Ă laquelle on ditque Zeus prĂ©side, tu la connais par expĂ©rience. Maintenant, serais-tu capablede dĂ©cider laquelle des deux est la plus heureuse, et voudrais-tu le dire ?
SOCRATE LE JEUNE
Non, pas du tout.
LâĂTRANGER
Alors, veux-tu que jâen dĂ©cide en quelque façon, pour toi ?
SOCRATE LE JEUNE
TrĂšs volontiers.
LâĂTRANGER
XVI. â Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos, qui avaient tant deloisir et la facilitĂ© de sâentretenir par la parole, non seulement avec leshommes, mais encore avec les animaux, profitaient de tous ces avantagespour cultiver la philosophie, conversant avec les bĂȘtes aussi bien quâentre euxet questionnant toutes les crĂ©atures pour savoir si lâune dâelles, grĂące Ă quelque facultĂ© particuliĂšre, nâaurait pas dĂ©couvert quelque chose de plus queles autres pour accroĂźtre la science, il est facile de juger quâau point de vue dubonheur, les hommes dâautrefois lâemportaient infiniment sur ceuxdâaujourdâhui. Mais si, occupĂ©s Ă se gorger de nourriture et de boisson, ilsnâĂ©changeaient entre eux et avec les bĂȘtes que des fables comme celles quâonrapporte encore aujourdâhui Ă leur sujet, la question, sâil en faut dire monavis, nâest pas moins facile Ă trancher. Quoi quâil en soit, laissons cela decĂŽtĂ©, jusquâĂ ce que nous trouvions un homme capable de nous rĂ©vĂ©ler dequelle nature Ă©taient les goĂ»ts de cette Ă©poque au regard de la science et delâemploi de la parole. Quant Ă la raison pour laquelle nous avons rĂ©veillĂ© cettefable, câest le moment de la dire, afin que nous puissions ensuite avancer etfinir notre discours.
Lorsque le temps assigné à toutes ces choses fut accompli, que lechangement dut se produire et que la race issue de la terre fut entiÚrement
Ă©teinte, chaque Ăąme ayant payĂ© son compte de naissances en tombant dans laterre sous forme de semence autant de fois quâil lui avait Ă©tĂ© prescrit, alors lepilote de lâunivers, lĂąchant la barre du gouvernail, se retira dans son postedâobservation, et le monde rebroussa chemin de nouveau, suivant sa destinĂ©eet son inclination native. DĂšs lors tous les dieux qui, dans chaque rĂ©gion,secondaient la divinitĂ© suprĂȘme dans son commandement, en sâapercevant dece qui se passait, abandonnĂšrent Ă leur tour les parties du monde confiĂ©es Ă leurs soins. Dans ce renversement, le monde se trouva lancĂ© Ă la fois dans lesdeux directions contraires du mouvement qui commence et du mouvementqui finit, et, par la violente secousse quâil produisit en lui-mĂȘme, il fit pĂ©rirencore une fois des animaux de toute espĂšce. Puis, lorsque aprĂšs un intervallede temps suffisant il eut mis un terme aux bouleversements, aux troubles, auxsecousses qui lâagitaient et fut entrĂ© dans le calme, il reprit, dâun mouvementrĂ©glĂ©, sa course habituelle, surveillant et gouvernant de sa propre autoritĂ© etlui-mĂȘme et ce qui est en lui et se remĂ©morant de son mieux les instructionsde son auteur et pĂšre. Au commencement, il les exĂ©cutait assez exactement,mais Ă la fin avec plus de nĂ©gligence. La cause en Ă©tait lâĂ©lĂ©ment corporel quientre dans sa constitution et le dĂ©faut inhĂ©rent Ă sa nature primitive, qui Ă©taiten proie Ă une grande confusion avant de parvenir Ă lâordre actuel. Câest, eneffet, de son organisateur que le monde a reçu ce quâil a de beau ; mais câestde sa condition antĂ©rieure que viennent tous les maux et toutes les injusticesqui ont lieu dans le ciel ; câest dâelle quâil les tient et les transmet auxanimaux. Tant quâil fut guidĂ© par son pilote dans lâĂ©levage des animaux quivivent dans son sein, il produisait peu de maux et de grands biens ; mais unefois dĂ©tachĂ© de lui, pendant chaque pĂ©riode qui suit immĂ©diatement cetabandon, il administre encore tout pour le mieux ; mais Ă mesure que letemps sâĂ©coule et que lâoubli survient, lâancien dĂ©sordre domine en luidavantage et, Ă la fin, il se dĂ©veloppe Ă tel point que, ne mĂȘlant plus que peude bien Ă beaucoup de mal, il en arrive Ă se mettre en danger de pĂ©rir lui-mĂȘme et tout ce qui est en lui. DĂšs lors le dieu qui lâa organisĂ©, le voyant endĂ©tresse, et craignant quâassailli et dissous par le dĂ©sordre, il ne sombre danslâocĂ©an infini de la dissemblance, reprend sa place au gouvernail, et relevantles parties chancelantes ou dissoutes pendant la pĂ©riode antĂ©rieure oĂč lemonde Ă©tait laissĂ© Ă lui-mĂȘme, il lâordonne, et, en le redressant, il le rendimmortel et impĂ©rissable.
Ici finit la lĂ©gende. Mais cela suffit pour dĂ©finir le roi, si nous lerattachons Ă ce qui a Ă©tĂ© dit plus haut. Quand en effet le monde se fut retournĂ©vers la voie que suit aujourdâhui la gĂ©nĂ©ration, lâĂąge sâarrĂȘta de nouveau etprit une marche nouvelle, contraire Ă la prĂ©cĂ©dente. Les animaux qui, Ă forcede diminuer, avaient Ă©tĂ© rĂ©duits presque Ă rien, se remirent Ă croĂźtre, et lescorps nouvellement nĂ©s de la terre se mirent Ă grisonner, puis moururent etrentrĂšrent sous terre. Et tout le reste changea de mĂȘme, imitant et suivant lamodification de lâunivers, et, en particulier, la conception, lâenfantement et lenourrissage imitĂšrent et suivirent nĂ©cessairement la rĂ©volution gĂ©nĂ©rale. IlnâĂ©tait plus possible, en effet, que lâanimal naquit dans le sein de la terredâune combinaison dâĂ©lĂ©ments Ă©trangers ; mais, de mĂȘme quâil avait Ă©tĂ©prescrit au monde de diriger lui-mĂȘme sa marche, de mĂȘme ses parties elles-mĂȘmes durent concevoir, enfanter et nourrir par elles-mĂȘmes, autant quâellespourraient, en se soumettant Ă la mĂȘme direction.
Nous voici maintenant au point oĂč tendait tout ce discours. En ce quiconcerne les autres animaux, il y aurait beaucoup Ă dire et il serait longdâexpliquer quel Ă©tait lâĂ©tat de chacun et par quelles causes il sâest modifiĂ© ;mais sur les hommes, il y a moins Ă dire et câest plus Ă propos. PrivĂ©s dessoins du dĂ©mon qui nous avait en sa possession et en sa garde, entourĂ©sdâanimaux dont la plupart, naturellement sauvages, Ă©taient devenus fĂ©roces,tandis quâeux-mĂȘmes Ă©taient devenus faibles et sans protecteurs, les hommesĂ©taient dĂ©chirĂ©s par ces bĂȘtes, et, dans les premiers temps, ils nâavaientencore ni industrie ni art ; car la nourriture qui sâoffrait dâelle-mĂȘme Ă©tantvenue Ă leur manquer, ils ne savaient pas encore se la procurer, parcequâaucune nĂ©cessitĂ© ne les y avait contraints jusquâalors. Pour toutes cesraisons, ils Ă©taient dans une grande dĂ©tresse. Et câest pourquoi ces prĂ©sentsdont parlent les anciennes traditions nous furent apportĂ©s par les dieux aveclâinstruction et les enseignements nĂ©cessaires, le feu par PromĂ©thĂ©e, les artspar HĂšphaĂŻstos et la compagne de ses travaux
19, et les semences et les plantes
par dâautres divinitĂ©s20
. De lĂ sont sorties toutes les inventions qui ontcontribuĂ© Ă lâorganisation de la vie humaine, lorsque la protection divine,comme je lâai dit tout Ă lâheure, vint Ă manquer aux hommes et quâils durentse conduire par eux-mĂȘmes et prendre soin dâeux-mĂȘmes, tout commelâunivers entier que nous imitons et suivons, vivant et naissant, tantĂŽt commenous faisons aujourdâhui, tantĂŽt comme Ă lâĂ©poque prĂ©cĂ©dente. Terminons ici
notre rĂ©cit, et quâil nous serve Ă reconnaĂźtre Ă quel point nous nous sommesmĂ©pris en dĂ©finissant le roi et la politique dans notre discours prĂ©cĂ©dent.
SOCRATE LE JEUNE
XVII. â MĂ©pris en quoi, et quelle est la gravitĂ© de cette mĂ©prise dont tuparles ?
LâĂTRANGER
Elle est lĂ©gĂšre en un sens, mais en un autre trĂšs grave, et beaucoup plusgrande et plus importante que celle de tout Ă lâheure.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Câest que, interrogĂ©s sur le roi et le politique de la pĂ©riode actuelle dumouvement et de la gĂ©nĂ©ration, nous sommes allĂ©s chercher dans la pĂ©riodeopposĂ©e le berger qui paissait le troupeau humain dâalors, un dieu au lieudâun mortel, en quoi nous nous sommes gravement fourvoyĂ©s. Dâautre part,en dĂ©clarant quâil est le chef de la citĂ© tout entiĂšre, sans expliquer de quellefaçon, nous avons bien dit la vĂ©ritĂ©, mais pas complĂštement ni clairement, etvoilĂ pourquoi notre erreur est ici moins grave que lâautre.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Ce nâest donc que lorsque nous aurons expliquĂ© la maniĂšre dont segouverne lâĂtat que nous pourrons nous flatter dâavoir donnĂ© du politique unedĂ©finition complĂšte.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Câest pour cela que nous avons introduit notre mythe : nous voulions nonseulement montrer que tout le monde dispute Ă celui que nous cherchons ence moment le titre de nourricier du troupeau, mais aussi voir sous un jour plusclair celui qui se chargeant seul, Ă lâexemple des bergers et des bouviers, denourrir le troupeau humain, doit ĂȘtre seul jugĂ© digne de ce titre.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Mais je suis dâavis, Socrate, que cette figure du pasteur divin est encoretrop haute pour un roi et que nos politiques dâaujourdâhui sont, par leurnature, beaucoup plus semblables Ă ceux quâils commandent et sâenrapprochent aussi davantage par lâinstruction et lâĂ©ducation quâils reçoivent.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Mais quâils soient pareils Ă leurs sujets ou aux dieux, il nâen faut ni plusni moins chercher Ă les dĂ©finir.
SOCRATE LE JEUNE
Sans doute.
LâĂTRANGER
Revenons donc en arriĂšre comme je vais dire. Lâart que nous avons ditĂȘtre lâart de commander soi-mĂȘme aux animaux et qui prend soin, non desindividus, mais de la communautĂ©, nous lâavons appelĂ© sans hĂ©siter lâart denourrir les troupeaux, tu tâen souviens ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Eh bien, câest lĂ que nous avons commis quelque erreur. Car nous nâyavons nulle part inclus ni nommĂ© le politique : il a Ă©chappĂ© Ă notre insu Ă notre nomenclature.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Nourrir leurs troupeaux respectifs est, je pense, un devoir commun Ă tousles autres pasteurs, mais qui ne regarde pas le politique, Ă qui nous avonsimposĂ© un nom auquel il nâa pas droit, tandis quâil fallait lui imposer un nomqui fĂ»t commun Ă tous.
SOCRATE LE JEUNE
Tu dis vrai, Ă supposer quâil y en eĂ»t un.
LâĂTRANGER
Or le soin des troupeaux, nâest-ce pas une chose commune Ă tous, si lâonne spĂ©cifie pas le nourrissage ni aucun autre soin particulier ? En lâappelantart de garder les troupeaux, ou de les soigner, ou de veiller sur eux,expression qui sâapplique Ă tous, nous pouvions envelopper le politique avecles autres, puisque lâargument a indiquĂ© que câest cela quâil fallait faire.
SOCRATE LE JEUNE
XVIII. â Bien ; mais la division qui vient ensuite, comment se serait-ellefaite ?
LâĂTRANGER
De la mĂȘme maniĂšre que prĂ©cĂ©demment, quand, divisant lâĂ©levage destroupeaux, nous avons distinguĂ© les animaux marcheurs et sans ailes, et lesanimaux qui ne se reproduisent quâentre eux et qui ne portent pas de cornes.En appliquant ces mĂȘmes divisions Ă lâart de soigner les troupeaux, nousaurions Ă©galement compris dans notre discours et la royautĂ© dâaujourdâhui etcelle du temps de Cronos.
SOCRATE LE JEUNE
Apparemment, mais je me demande quelle aurait été la suite.
LâĂTRANGER
Il est clair que, si nous avions employĂ© ainsi le mot « art de soigner lestroupeaux », il ne nous serait jamais arrivĂ© dâentendre certaines gens soutenirquâil nây a pas du tout de soin, alors que tout Ă lâheure on a soutenu Ă justetitre quâil nây a pas parmi nous dâart qui mĂ©rite cette appellation denourricier, et quâen tout cas, sâil y en avait un, beaucoup de gens y pourraientprĂ©tendre avant le roi, et plus justement.
SOCRATE LE JEUNE
Câest exact.
LâĂTRANGER
Quant au soin de la communautĂ© humaine en son ensemble, aucun art nesaurait prĂ©tendre plus tĂŽt et Ă plus juste titre que lâart royal, que ce soin leregarde et quâil est lâart de gouverner toute lâhumanitĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Tu as raison.
LâĂTRANGER
Et maintenant, Socrate, ne nous apercevons-nous pas que, sur la finmĂȘme, nous avons commis une grosse faute ?
SOCRATE LE JEUNE
Quelle faute ?
LâĂTRANGER
Celle-ci : si fortement que nous ayons Ă©tĂ© convaincus quâil y a un art denourrir le troupeau bipĂšde, nous ne devions pas plus pour cela lui donner sur-le-champ le nom dâart royal et politique, comme si la dĂ©finition en Ă©taitachevĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Quâaurions-nous dĂ» faire alors ?
LâĂTRANGER
Il fallait dâabord, comme nous lâavons dit, modifier le nom, en luidonnant un sens plus voisin de « soin » que de « nourrissage », puis diviser cesoin ; car il comporte encore des sections qui ne sont pas sans importance.
SOCRATE LE JEUNE
Lesquelles ?
LâĂTRANGER
Dâabord la section suivant laquelle nous aurions sĂ©parĂ© le pasteur divin dusimple mortel qui prend soin dâun troupeau.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
AprÚs avoir détaché cet art de soigner, il fallait ensuite le diviser en deuxparties.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Selon quâil sâimpose par la force ou quâil est librement acceptĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Câest en ce point que nous nous sommes trompĂ©s prĂ©cĂ©demment, ayant eulâexcessive simplicitĂ© de confondre le roi et le tyran, qui sont si diffĂ©rents et
en eux-mĂȘmes et dans leurs façons respectives de gouverner.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Et maintenant, pour nous corriger, comme je lâai dit, ne devons-nous pasdiviser en deux lâart humain du soin, suivant quâil y a violence ou accordmutuel ?
SOCRATE LE JEUNE
Assurément si.
LâĂTRANGER
Et si nous appelons tyrannique celui qui sâexerce par la force, et politiquecelui qui soigne de grĂ© Ă grĂ© des animaux bipĂšdes vivant en troupes, nepouvons-nous pas proclamer que celui qui exerce cet art et ce soin est levĂ©ritable roi et le vĂ©ritable homme dâĂtat ?
SOCRATE LE JEUNE
XIX. â Il y a des chances, Ă©tranger, que nous ayons ainsi une dĂ©finitioncomplĂšte du politique.
LâĂTRANGER
Ce serait parfait, Socrate ; mais il ne suffit pas que tu sois seul de cetteopinion, il faut que je la partage avec toi. Or, Ă mon avis, la figure du roi neme paraĂźt pas encore achevĂ©e. Mais de mĂȘme que les statuaires parfois troppressĂ©s retardent par des additions trop nombreuses et trop forteslâachĂšvement de leurs Ćuvres, de mĂȘme nous, dans notre dĂ©sir de releverpromptement et avec Ă©clat lâerreur de notre prĂ©cĂ©dent exposĂ©, et dans lapensĂ©e quâil convenait de comparer le roi Ă de grands modĂšles, nous noussommes chargĂ©s dâune si prodigieuse masse de lĂ©gende que nous avons Ă©tĂ©contraints dâen employer plus quâil ne fallait. Par lĂ nous avons fait notredĂ©monstration trop longue ; en tout cas, nous nâavons pu mener Ă sa fin notremythe ; et lâon peut dire que notre discours ressemble Ă une peinture dâanimal
dont les contours extĂ©rieurs paraĂźtraient bien dessinĂ©s, mais qui nâaurait pasencore reçu la clartĂ© que le peintre y ajoute par le mĂ©lange des couleurs. Et cenâest pas le dessin ni tout autre procĂ©dĂ© manuel, câest la parole et le discoursqui conviennent le mieux pour reprĂ©senter un ĂȘtre vivant devant des genscapables de suivre un argument ; pour les autres, il vaut mieux employer lamain.
SOCRATE LE JEUNE
Cela est bien dit ; mais fais-nous voir en quoi tu trouves notre définitionencore insuffisante.
LâĂTRANGER
Il est difficile, excellent jeune homme, dâexposer de grandes choses avecune clartĂ© suffisante, si lâon nâa pas recours Ă des exemples. Car il sembleque chacun de nous connaĂźt tout ce quâil sait comme en rĂȘve et quâil neconnaĂźt plus rien Ă lâĂ©tat de veille.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire par lĂ ?
LâĂTRANGER
Il est bien Ă©trange, semble-t-il, que jâaille aujourdâhui remuer la questionde la formation de la science en nous.
SOCRATE LE JEUNE
En quoi donc ?
LâĂTRANGER
Câest que mon exemple lui-mĂȘme, bienheureux jeune homme, a besoin Ă son tour dâun exemple.
SOCRATE LE JEUNE
Eh bien, parle sans hésiter à cause de moi.
LâĂTRANGER
XX. â Je parlerai, puisque, de ton cĂŽtĂ©, tu es prĂȘt Ă me suivre. Noussavons, nâest-ce pas ? que les enfants, quand ils commencent Ă connaĂźtre leslettresâŠ
SOCRATE LE JEUNE
Eh bien ?
LâĂTRANGER
Ils distinguent assez bien chacun des éléments dans les syllabes les pluscourtes et les plus faciles et sont capables de les désigner exactement.
SOCRATE LE JEUNE
Sans doute.
LâĂTRANGER
Mais sâils trouvent ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments dans dâautres syllabes, ils ne lesreconnaissent plus et en jugent et en parlent dâune maniĂšre erronĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Or le moyen le plus facile et le plus beau de les amener Ă connaĂźtre cequâils ne connaissent pas encore, ne serait-ce pas celui-ci ?
SOCRATE LE JEUNE
Lequel ?
LâĂTRANGER
Les ramener dâabord aux groupes oĂč ils avaient des opinions correctes surces mĂȘmes lettres, puis, cela fait, les placer devant les groupes quâils neconnaissent pas encore et leur faire voir, en les comparant, que les lettres ontla mĂȘme forme et la mĂȘme nature dans les deux composĂ©s, jusquâĂ ce quâonleur ait montrĂ©, en face de tous les groupes quâils ignorent, ceux quâilsreconnaissent exactement, et que ces groupes ainsi montrĂ©s deviennent des
paradigmes qui leur apprennent, pour chacune des lettres, dans quelquesyllabe quâelle se trouve, Ă dĂ©signer comme autre que les autres celle qui estautre, et comme toujours la mĂȘme et identique Ă elle-mĂȘme celle qui est lamĂȘme.
SOCRATE LE JEUNE
Jâen suis entiĂšrement dâaccord.
LâĂTRANGER
Maintenant nous voyons bien, nâest-ce pas, que ce qui constitue unparadigme, câest le fait que le mĂȘme Ă©lĂ©ment est reconnu exactement dans unautre groupe distinct et que sur lâun et lâautre, comme sâils formaient un seulensemble, on se forme une opinion vraie unique.
SOCRATE LE JEUNE
Apparemment.
LâĂTRANGER
Nous Ă©tonnerons-nous donc que notre Ăąme, naturellement sujette auxmĂȘmes incertitudes en ce qui concerne les Ă©lĂ©ments de toutes choses, tantĂŽtse tienne ferme sur la vĂ©ritĂ© Ă lâĂ©gard de chaque Ă©lĂ©ment dans certainscomposĂ©s, et tantĂŽt se fourvoie sur tous les Ă©lĂ©ments de certains autres etquâelle se forme dâune maniĂšre ou dâune autre une opinion droite sur certainsĂ©lĂ©ments de ces combinaisons et quâelle les mĂ©connaisse quand ils sonttransposĂ©s dans les syllabes longues et difficiles de la rĂ©alitĂ© ?
SOCRATE LE JEUNE
Il nây a lĂ rien dâĂ©tonnant.
LâĂTRANGER
Le moyen, en effet, mon ami, quand on part dâune opinion fausse,dâatteindre mĂȘme la moindre parcelle de vĂ©ritĂ© et dâacquĂ©rir de la sagesse ?
SOCRATE LE JEUNE
Ce nâest guĂšre possible.
LâĂTRANGER
Si donc il en est ainsi, nous ne ferions certainement pas mal, toi et moi,aprĂšs avoir dâabord essayĂ© de voir la nature de lâexemple en gĂ©nĂ©ral dans unpetit exemple particulier, dâappliquer ensuite le mĂȘme procĂ©dĂ©, expĂ©rimentĂ©sur de petits objets, Ă lâobjet trĂšs important quâest la royautĂ©, pour tenter denouveau, au moyen de lâexemple, de reconnaĂźtre mĂ©thodiquement ce quecâest que le soin des choses de lâĂtat et de passer ainsi du rĂȘve Ă la veille.Nâest-ce pas juste ?
SOCRATE LE JEUNE
Tout Ă fait juste.
LâĂTRANGER
Il faut donc revenir Ă ce que nous avons dit ci-devant, que, puisque desmilliers de gens disputent au genre royal le soin de lâĂtat, il faut les Ă©cartertous et ne conserver que le roi, et câest prĂ©cisĂ©ment pour ce faire que nousdisions avoir besoin dâun exemple.
SOCRATE LE JEUNE
Il le faut assurément.
LâĂTRANGER
XXI. â Que pourrions-nous donc prendre comme exemple qui comportĂątle mĂȘme genre dâactivitĂ© que la politique et qui, comparĂ© Ă elle, nous mettraitĂ mĂȘme, en dĂ©pit de sa petitesse, de dĂ©couvrir ce que nous cherchons. Aunom de Zeus, veux-tu, Socrate, si nous nâavons rien dâautre sous la main, quenous choisissions le tissage, et encore, si tu nâas pas dâobjections, pas tout letissage ; car nous aurons peut-ĂȘtre assez du tissage des laines ; il se peut, eneffet, que la partie que nous aurons choisie nous donne le tĂ©moignage quenous voulons.
SOCRATE LE JEUNE
Pourquoi pas ?
LâĂTRANGER
Oui, pourquoi, ayant divisĂ© prĂ©cĂ©demment chaque sujet, en en coupantsuccessivement les parties en parties, ne ferions-nous pas Ă prĂ©sent la mĂȘmechose pour le tissage, et que ne parcourons-nous cet art tout entier le plusbriĂšvement possible, pour revenir vite Ă ce qui peut servir Ă notre prĂ©senterecherche ?
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Ma rĂ©ponse sera lâexposĂ© mĂȘme que je vais te faire.
SOCRATE LE JEUNE
Câest fort bien dit.
LâĂTRANGER
Eh bien donc, toutes les choses que nous fabriquons ou acquĂ©rons ontpour but, ou de faire quelque chose, ou de nous prĂ©server de souffrir. LesprĂ©servatifs sont ou des antidotes soit divins soit humains, ou des moyens dedĂ©fense. Les moyens de dĂ©fense sont, les uns des armures de guerre, lesautres des abris. Les abris sont ou des voiles contre la lumiĂšre ou desdĂ©fenses contre le froid et la chaleur. Les dĂ©fenses sont des toitures ou desĂ©toffes. Les Ă©toffes sont des tapis quâon met sous soi ou des enveloppes. Lesenveloppes sont faites dâune seule piĂšce ou de plusieurs. Celles qui sont faitesde plusieurs piĂšces sont, les unes piquĂ©es, les autres assemblĂ©es sans couture.Celles qui sont sans couture sont faites de nerfs de plantes ou de crins. Parmicelles qui sont faites de crins, les unes sont collĂ©es avec de lâeau et de la terre,les autres attachĂ©es sans matiĂšre Ă©trangĂšre. Câest Ă ces prĂ©servatifs et Ă cesĂ©toffes composĂ©s de brins liĂ©s entre eux que nous avons donnĂ© le nom devĂȘtements. Quant Ă lâart qui sâoccupe spĂ©cialement des vĂȘtements, de mĂȘmeque nous avons tantĂŽt appelĂ© politique celui qui a soin de lâĂtat, de mĂȘmenous appellerons ce nouvel art, dâaprĂšs son objet mĂȘme, art vestimentaire.Nous dirons en outre que le tissage, en tant que sa partie la plus importante serapporte, nous lâavons vu, Ă la confection des habits, ne diffĂšre que par lenom de cet art vestimentaire, tout comme lâart royal, de lâart politique, ainsi
que nous lâavons dit tout Ă lâheure.
SOCRATE LE JEUNE
Rien de plus juste.
LâĂTRANGER
Observons maintenant quâon pourrait croire quâen parlant ainsi de lâart detisser les vĂȘtements, nous lâavons suffisamment dĂ©fini ; mais il faudrait pourcela ĂȘtre incapable de voir quâil nâa pas encore Ă©tĂ© distinguĂ© des arts voisinsqui sont ses auxiliaires, bien quâil ait Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de plusieurs autres qui sontses parents.
SOCRATE LE JEUNE
Quels sont ces parents ? dis-moi.
LâĂTRANGER
XXII. â Tu nâas pas suivi ce que jâai dit, Ă ce que je vois. Il nous fautdonc, ce me semble, revenir sur nos pas et recommencer par la fin. Car si tuconçois bien ce quâest la parentĂ©, câest un art qui lui est parent que nousavons dĂ©tachĂ© tout Ă lâheure de lâart de tisser, quand nous avons mis Ă part lafabrication des tapis, en distinguant ce quâon met autour de soi et ce quâonmet dessous.
SOCRATE LE JEUNE
Je comprends.
LâĂTRANGER
Et nous avons Ă©cartĂ© Ă©galement toute la fabrication des vĂȘtements faits delin, de sparte et de tout ce que tout Ă lâheure nous avons appelĂ© par analogieles nerfs des plantes. Nous avons Ă©liminĂ© aussi lâart de feutrer et celuidâassembler en perçant et en cousant, dont la partie la plus considĂ©rable est lacordonnerie.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Et puis la pelleterie, qui apprĂȘte des couvertures faites dâune seule piĂšce,et la construction des abris qui sont lâobjet de lâart de bĂątir ou de lacharpenterie en gĂ©nĂ©ral, ou dâautres arts qui nous protĂšgent contre les eaux,nous avons Ă©cartĂ© tout cela, ainsi que tous les arts de clĂŽture, qui fournissentdes barriĂšres contre les vols et les actes de violence en fabriquant descouvercles et des portes solides, et qui sont des parties spĂ©ciales de lâart declouer. Nous avons retranchĂ© aussi la fabrication des armes, qui est unesection de la grande et complexe industrie qui prĂ©pare des moyens dedĂ©fense. Nous avons Ă©liminĂ© de mĂȘme, dĂšs le dĂ©but, toute la partie de lamagie qui a pour objet les antidotes, et nous nâavons conservĂ©, on pourrait dumoins le croire, que lâart mĂȘme que nous cherchons, celui qui nous garantitdes intempĂ©ries, en fabriquant des dĂ©fenses de laine, et qui porte le nom detissage.
SOCRATE LE JEUNE
On peut le croire en effet.
LâĂTRANGER
Cependant, mon enfant, notre exposition nâest pas encore complĂšte ; carcelui qui met le premier la main Ă la confection des vĂȘtements semble bienfaire le contraire dâun tissu.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Un tissu est bien une sorte dâentrelacement ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Mais le premier travail consiste à séparer ce qui est réuni et pressé
ensemble.
SOCRATE LE JEUNE
Quâentends-tu donc par lĂ ?
LâĂTRANGER
Le travail que fait lâart du cardeur. Ou bien aurons-nous le front dâappelertissage le cardage et de dire que le cardeur est un tisserand ?
SOCRATE LE JEUNE
Pas du tout.
LâĂTRANGER
Nâen est-il pas de mĂȘme de la confection de la chaĂźne et de la trame ?Lâappeler tissage, ce serait aller contre lâusage et la vĂ©ritĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Câest indĂ©niable.
LâĂTRANGER
Et lâart de fouler en gĂ©nĂ©ral et lâart de coudre, soutiendrons-nous quâilsnâont rien Ă voir ni Ă faire avec le vĂȘtement, ou dirons-nous que ce sont lĂ autant dâarts de tisser ?
SOCRATE LE JEUNE
Pas du tout.
LâĂTRANGER
Il nâen est pas moins certain que tous ces arts disputeront Ă lâart du tissagele soin et la confection des vĂȘtements, et quâen lui accordant la plus grossepart, ils sâattribueront Ă eux-mĂȘmes une part importante.
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
Outre ces arts, il faut encore sâattendre Ă ce que ceux qui fabriquent lesoutils qui servent Ă exĂ©cuter le travail du tissage revendiquent leur part dansla confection de toute espĂšce de tissu.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs juste.
LâĂTRANGER
Notre dĂ©finition du tissage, câest-Ă -dire de la portion que nous avonschoisie, sera-t-elle suffisamment nette si, de tous les arts qui sâoccupent desvĂȘtements de laine, nous disons que câest le plus beau et le plus important ?ou bien ce que nous en avons dit, quoique, vrai, restera-t-il obscur etimparfait, tant que nous nâen aurons pas Ă©cartĂ© tous ces arts ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
XXIII. â Nâest-ce pas lĂ ce que nous avons Ă faire Ă prĂ©sent, si nousvoulons que notre discussion marche avec suite ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
Commençons donc par nous rendre compte quâil y a deux arts quiembrassent tout ce que nous faisons.
SOCRATE LE JEUNE
Lesquels ?
LâĂTRANGER
Lâun qui est une cause auxiliaire de la production, lâautre qui en est la
cause mĂȘme.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Tous les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-mĂȘme, mais qui procurentĂ ceux qui la fabriquent les instruments sans lesquels aucun art ne pourraitjamais exĂ©cuter ce quâon lui demande, ces arts-lĂ ne sont que des causesauxiliaires ; ceux qui exĂ©cutent la chose elle-mĂȘme sont des causes.
SOCRATE LE JEUNE
Câest certainement une division logique.
LâĂTRANGER
DĂšs lors les arts qui façonnent les fuseaux et les navettes et tous les autresinstruments qui concourent Ă la production des vĂȘtements, nous lesappellerons tous auxiliaires, et ceux qui sâappliquent Ă les fabriquer, nous lesnommerons causes ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest parfaitement juste.
LâĂTRANGER
Parmi ces derniers, il est tout Ă fait naturel de considĂ©rer le lavage, leravaudage et toutes les opĂ©rations qui se rapportent au vĂȘtement comme unepartie de lâart si vaste de lâapprĂȘtage et de les embrasser toutes sous le nomdâart de fouler.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Et dâun autre cĂŽtĂ©, lâart de carder, lâart de filer et toutes les opĂ©rationsrelatives Ă la production mĂȘme du vĂȘtement, dont nous nous occupons,
forment un art unique connu de tout le monde, lâart de travailler la laine.
SOCRATE LE JEUNE
Câest incontestable.
LâĂTRANGER
Or dans ce travail de la laine il y a deux sections, et chacune de cessections est une partie de deux arts Ă la fois.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Le cardage, la moitiĂ© du travail de la navette et toutes les opĂ©rations quisĂ©parent ce qui Ă©tait emmĂȘlĂ©, tout cela, pris en bloc, appartient bien au travailmĂȘme de la laine, et en toutes choses nous avons distinguĂ© deux grands arts :lâart dâassembler et lâart de sĂ©parer.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Or câest Ă lâart de sĂ©parer quâappartiennent le cardage et toutes lesopĂ©rations que nous venons de mentionner ; car, lorsquâil sâexerce sur la laineou les fils, soit de telle façon avec la navette, soit de telle autre avec lesmains, lâart qui sĂ©pare reçoit tous les noms que nous avons Ă©noncĂ©s tout Ă lâheure.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Maintenant, au contraire, prenons, dans lâart dâassembler, une portion quiappartienne aussi au travail de la laine, et, laissant de cĂŽtĂ© tout ce qui, dans cetravail, nous a paru relever de lâart de sĂ©parer, partageons le travail de la laine
en ses deux sections, celle oĂč lâon sĂ©pare et celle oĂč lâon assemble.
SOCRATE LE JEUNE
Considérons ce partage comme fait.
LâĂTRANGER
Maintenant cette portion qui est Ă la fois assemblage et travail de la laine,il faut, Socrate, que tu la divises Ă son tour, si nous voulons bien saisir cequâest ledit art de tisser.
SOCRATE LE JEUNE
Il le faut, en effet.
LâĂTRANGER
Oui, il le faut. Disons donc quâune de ses parties est lâart de tordre, etlâautre, lâart dâentrelacer.
SOCRATE LE JEUNE
Ai-je bien compris ? Il me semble que câest Ă la confection du fil de lachaĂźne que tu rapportes lâart de tordre.
LâĂTRANGER
Non seulement du fil de la chaĂźne, mais encore du fil de la trame. Ou bientrouverons-nous un moyen de fabriquer ce dernier sans le tordre ?
SOCRATE LE JEUNE
Nous nâen trouverons pas.
LâĂTRANGER
Définis maintenant chacune de ces opérations : il se peut, en effet, que tutrouves quelque avantage à cette définition.
SOCRATE LE JEUNE
Comment la faire ?
LâĂTRANGER
Comme ceci : quand le produit du cardage a longueur et largeur, nouslâappelons filasse.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Eh bien, cette filasse, quand elle a Ă©tĂ© tordue au fuseau et quâelle estdevenue un fil solide, donne au fil le nom de chaĂźne et Ă lâart qui dirige cetteopĂ©ration celui de fabrication de la chaĂźne.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Dâun autre cĂŽtĂ©, tous les fils qui nâont subi quâune torsion lĂąche et qui ontjuste la mollesse proportionnĂ©e Ă la traction de lâouvrier qui les courbe en lesentrelaçant Ă la chaĂźne, appelons-les la trame, et lâart qui prĂ©side Ă ce travailla fabrique de la trame.
SOCRATE LE JEUNE
Câest parfaitement juste.
LâĂTRANGER
Ainsi la partie du tissage que nous nous Ă©tions proposĂ© dâexaminer est, jepense, assez clairement dĂ©finie pour que tout le monde la comprenne.Lorsquâen effet la partie de lâart dâassembler qui est comprise dans le travailde la laine a formĂ© un tissu par lâentrelacement rĂ©gulier de la trame et de lachaĂźne, nous appelons lâensemble du tissu vĂȘtement de laine et lâart quiprĂ©side Ă ce travail tissage.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs juste.
LâĂTRANGER
XXIV. â Bon. Mais alors pourquoi donc nâavons-nous pas rĂ©pondu toutde suite : « Le tissage est lâentrelacement de la trame avec la chaĂźne », au lieude tourner en cercle et de faire tant de distinctions inutiles ?
SOCRATE LE JEUNE
Pour moi, Ă©tranger, je ne vois rien dâinutile dans ce qui a Ă©tĂ© dit.
LâĂTRANGER
Je ne mâen Ă©tonne pas ; mais il se peut, bienheureux jeune homme, que tuchanges dâavis. Contre une maladie de ce genre, si par hasard elle te prenaitpar la suite â et il nây aurait Ă cela rien dâĂ©tonnant â, je vais te soumettre unraisonnement applicable Ă tous les cas de cette sorte.
SOCRATE LE JEUNE
Tu nâas quâĂ parler.
LâĂTRANGER
ConsidĂ©rons dâabord lâexcĂšs et le dĂ©faut en gĂ©nĂ©ral, afin de louer ou deblĂąmer sur de justes raisons ce quâon dit de trop long ou de trop court dansdes entretiens comme celui-ci.
SOCRATE LE JEUNE
Câest ce quâil faut faire.
LâĂTRANGER
Or câest Ă ces choses mĂȘmes quâil convient, Ă mon avis, dâappliquer notreraisonnement.
SOCRATE LE JEUNE
Ă quelles choses ?
LâĂTRANGER
Ă la longueur et Ă la briĂšvetĂ©, Ă lâexcĂšs et au dĂ©faut en gĂ©nĂ©ral ; car câest
de tout cela que sâoccupe lâart de mesurer.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Divisons-le donc en deux parties : câest indispensable pour atteindre lebut que nous poursuivons.
SOCRATE LE JEUNE
Dis-nous comment il faut faire cette division.
LâĂTRANGER
De cette maniĂšre : une partie se rapporte Ă la grandeur et Ă la petitesseconsidĂ©rĂ©es dans leur rapport rĂ©ciproque, lâautre, Ă ce que doit ĂȘtrenĂ©cessairement la chose que lâon fait.
SOCRATE LE JEUNE
Comment dis-tu ?
LâĂTRANGER
Ne te semble-t-il pas naturel que le plus grand ne doive ĂȘtre dit plus grandque par rapport au plus petit, et le plus petit, plus petit que par rapport au plusgrand, Ă lâexclusion de toute autre chose ?
SOCRATE LE JEUNE
Si.
LâĂTRANGER
Mais, dâautre part, ce qui dĂ©passe le juste milieu ou reste en deçà , soitdans les discours, soit dans les actions, ne dirons-nous pas que câest lĂ rĂ©ellement ce qui distingue principalement parmi nous les bons et lesmĂ©chants ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest Ă©vident.
LâĂTRANGER
Il faut donc admettre, pour le grand et le petit, ces deux maniĂšres dâexisteret de juger ; nous ne devons pas dire, comme tout Ă lâheure, quâils doiventĂȘtre seulement relatifs lâun Ă lâautre, mais plutĂŽt, comme nous le disons Ă prĂ©sent, quâils sont dâune part relatifs lâun Ă lâautre et, dâautre part, relatifs Ă la juste mesure. Et voulons-nous savoir pourquoi ?
SOCRATE LE JEUNE
Bien sûr.
LâĂTRANGER
Si lâon veut que la nature du plus grand nâait point de relation Ă autrechose quâau plus petit, elle nâen aura jamais avec la juste mesure, nâest-il pasvrai ?
SOCRATE LE JEUNE
Si.
LâĂTRANGER
Mais nâallons-nous pas avec cette doctrine anĂ©antir les arts et tous leursouvrages et abolir en outre la politique, qui est maintenant lâobjet de nosrecherches, et le tissage dont nous avons parlĂ© ? Car tous ces arts neconsidĂšrent pas ce qui est au-delĂ ou en deçà de la juste mesure commeinexistant, mais comme une rĂ©alitĂ© fĂącheuse contre laquelle ils sont en gardedans leurs opĂ©rations, et câest en conservant ainsi la mesure quâils produisenttous leurs chefs-dâĆuvre.
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
Mais si nous abolissons la politique, il nous sera impossible de continuernotre enquĂȘte sur la science royale.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Donc, de mĂȘme que, dans le cas du sophiste, nous avons contraint le non-ĂȘtre Ă ĂȘtre, parce que cette existence Ă©tait lâunique refuge de notreraisonnement, de mĂȘme il nous faut contraindre ici le plus et le moins Ă devenir commensurables non seulement lâun Ă lâautre, mais encore Ă la justemesure quâil faut produire ; car il est impossible de soutenir quâil existeindubitablement des hommes dâĂtat ou dâautres hommes entendus Ă lapratique des affaires, si ce point nâest dâabord accordĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Il faut donc mettre tous nos efforts Ă en faire autant dans le cas qui nousoccupe.
LâĂTRANGER
XXV. â Câest lĂ , Socrate, une besogne encore plus considĂ©rable quelâautre, et pourtant nous nâavons pas oubliĂ© combien celle-ci nous a pris detemps. Mais voici, Ă ce propos, une chose quâon peut admettre en toutejustice.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle chose ?
LâĂTRANGER
Câest que nous aurons besoin quelque jour de ce que nous venons de direpour montrer ce quâest lâexactitude en soi. Pour la question qui nous occupe Ă prĂ©sent, notre dĂ©monstration est bonne et suffisante, et il me semble quâelletrouve un magnifique appui dans ce raisonnement qui nous fait juger que tousles arts existent Ă©galement et que le grand et le petit se mesurent en relationnon seulement lâun Ă lâautre, mais encore Ă la production de la juste mesure.Car si la juste mesure existe, les arts existent aussi ; et, si les arts existent, elleexiste aussi ; mais que lâun des deux nâexiste pas, jamais aucun des deux
nâexistera.
SOCRATE LE JEUNE
VoilĂ qui est juste ; mais aprĂšs ?
LâĂTRANGER
Il est Ă©vident que, pour diviser lâart de mesurer comme nous lâavons dit,nous nâavons quâĂ le couper en deux parties, mettant dans lâune tous les artsoĂč le nombre, les longueurs, les profondeurs, les largeurs, les Ă©paisseurs semesurent Ă leurs contraires, et dans lâautre tous ceux qui se rĂšglent sur la justemesure, la convenance, lâĂ -propos, la nĂ©cessitĂ© et tout ce qui se trouveĂ©galement Ă©loignĂ© des extrĂȘmes.
SOCRATE LE JEUNE
Tu parles lĂ de deux divisions bien vastes et bien diffĂ©rentes lâune delâautre.
LâĂTRANGER
Oui, Socrate ; car ce quâon entend parfois dire Ă beaucoup dâhabiles gens,persuadĂ©s quâils Ă©noncent une vĂ©ritĂ© profonde, Ă savoir que lâart de mesurersâĂ©tend Ă tout ce qui devient, câest justement cela mĂȘme que nous disons Ă prĂ©sent. En effet, tous les ouvrages de lâart participent Ă la mesure en quelquemaniĂšre. Mais, parce que les gens ne sont pas habituĂ©s Ă diviser par espĂšcesles choses quâils Ă©tudient, ils rĂ©unissent tout de suite dans la mĂȘme catĂ©goriedes choses aussi diffĂ©rentes que celles-ci, parce quâils les jugent semblables,et ils font le contraire pour dâautres choses, parce quâils ne les divisent pas enleurs parties, alors quâil faudrait, quand on a dâabord reconnu dans plusieursobjets des caractĂšres communs, ne pas les abandonner avant dâavoirdĂ©couvert dans cette communautĂ© les diffĂ©rences qui distinguent les espĂšces,et, inversement, quand on a vu les diffĂ©rences de toute sorte qui se trouventdans une multitude, il faudrait ne pas pouvoir sâen dĂ©tourner et sâarrĂȘter avantdâavoir enclos tous les traits de parentĂ© dans un ensemble unique deressemblances et de les avoir enveloppĂ©s dans lâessence dâun genre. Maisjâen ai dit assez lĂ -dessus, comme aussi sur les dĂ©fauts et les excĂšs ; prenonsseulement garde que nous y avons trouvĂ© deux espĂšces de lâart de mesurer, et
rappelons-nous en quoi nous avons dit quâelles consistaient.
SOCRATE LE JEUNE
Nous nous le rappellerons.
LâĂTRANGER
XXVI. â AprĂšs ce discours, donnons audience Ă un autre qui touche Ă lafois lâobjet mĂȘme de nos recherches et tous les entretiens oĂč lâon discute detelles matiĂšres.
SOCRATE LE JEUNE
De quoi sâagit-il ?
LâĂTRANGER
Supposons quâon nous pose cette question : quand on demande Ă unĂ©colier qui apprend Ă lire de quelles lettres se compose tel ou tel mot, doit-oncroire quâon lui fait faire cette recherche en vue dâun seul mot, le mot enquestion, ou pour le rendre plus habile Ă lire tous les mots quâon peut luiproposer ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest pour tous les mots Ă©videmment.
LâĂTRANGER
Et notre enquĂȘte actuelle sur le politique, est-ce en vue du politique lui-mĂȘme que nous nous la sommes proposĂ©e ? nâest-ce pas plutĂŽt pour devenirmeilleurs dialecticiens sur tous les sujets ?
SOCRATE LE JEUNE
Il est Ă©vident aussi que câest pour cela.
LâĂTRANGER
On peut bien assurer quâil nây a pas un homme sensĂ© qui voudrait semettre en quĂȘte dâune dĂ©finition de la tisseranderie pour la seule tisseranderie.Mais il y a, ce me semble, une chose qui Ă©chappe au vulgaire, câest que, pour
certaines rĂ©alitĂ©s, il y a des ressemblances naturelles qui tombent sous lessens et sont faciles Ă percevoir, et quâil nâest pas du tout malaisĂ© de les fairevoir Ă ceux qui demandent une explication de quelquâune de ces rĂ©alitĂ©s,quand on ne veut pas se donner de peine ni recourir au raisonnement pourlâexpliquer ; mais quâau contraire, pour les rĂ©alitĂ©s les plus grandes et les plusprĂ©cieuses, il nâexiste point dâimage faite pour en donner aux hommes uneidĂ©e claire, image quâil suffirait de prĂ©senter Ă celui qui vous interroge, enlâappropriant Ă lâun de ses sens, pour satisfaire entiĂšrement son esprit. Aussifaut-il travailler Ă se rendre capable de donner et de comprendre la raison dechaque chose. Car les rĂ©alitĂ©s immatĂ©rielles, qui sont les plus belles et lesplus grandes, câest la raison seule, et rien autre, qui nous les rĂ©vĂšleclairement, et câest Ă ces rĂ©alitĂ©s que se rapporte tout ce que nous disons en cemoment. Mais il est plus facile, quel que soit le sujet, de sâexercer sur depetites choses que sur des grandes.
SOCRATE LE JEUNE
Câest fort bien dit.
LâĂTRANGER
Nâoublions donc pas pourquoi nous venons de traiter cette matiĂšre.
SOCRATE LE JEUNE
Pourquoi ?
LâĂTRANGER
Câest surtout Ă cause de cette impatience que nous ont donnĂ©e ces longsdĂ©tails sur le tissage, sur le mouvement rĂ©trograde de lâunivers et surlâexistence du non-ĂȘtre Ă propos du sophiste. Nous sentions, en effet, quâilsĂ©taient trop longs et, sur tous, nous nous faisions des reproches, dans lacrainte quâils ne fussent pas seulement prolixes, mais encore superflus. Nousvoulons dĂ©sormais Ă©viter ces ennuis, et câest pour tous ces motifs, sache-le,que nous avons fait tous deux ces observations.
SOCRATE LE JEUNE
Entendu. Continue seulement.
LâĂTRANGER
Je dis donc quâil faut que toi et moi, nous souvenant de ce qui vient dâĂȘtredit, nous ne blĂąmions ou nâapprouvions jamais la briĂšvetĂ© ou la longueur denos propos en comparant leur Ă©tendue respective, mais en nous rĂ©fĂ©rant Ă cette partie de lâart de mesurer dont nous disions plus haut quâil ne fallait pasla perdre de vue, la convenance.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Mais il ne faut pas non plus nous rĂ©gler uniquement sur elle. Car nousnâaurons nul besoin dâajuster la longueur de nos discours au dĂ©sir de plaire,sinon accessoirement, et quant Ă la maniĂšre la plus facile et la plus rapide dechercher la solution dâun problĂšme donnĂ©, la raison nous recommande de latenir pour secondaire et de ne pas lui donner le premier rang, mais dâestimerbien davantage et par-dessus tout la mĂ©thode qui enseigne Ă diviser parespĂšces, et, si un discours trĂšs long rend lâauditeur plus inventif, de lepoursuivre rĂ©solument, sans sâimpatienter de sa longueur ; et sanssâimpatienter non plus, sâil se trouve un homme qui blĂąme les longueurs dudiscours dans des entretiens comme les nĂŽtres et nâapprouve point nos façonsde tourner autour du sujet, il ne faut pas le laisser partir en toute hĂąte et toutde suite aprĂšs quâil sâest bornĂ© Ă blĂąmer la longueur de la discussion ; il luireste Ă faire voir quâil y a des raisons de croire que, si elle eĂ»t Ă©tĂ© plus courte,elle aurait rendu ceux qui y prenaient part plus aptes Ă la dialectique et plusingĂ©nieux Ă dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© par le raisonnement. Quant aux autrescritiques ou Ă©loges quâon peut faire sur dâautres points, il ne faut aucunementsâen mettre en peine ; il ne faut mĂȘme pas du tout avoir lâair de les entendre.Mais en voilĂ assez lĂ -dessus, si tu es de mon avis. Revenons maintenant aupolitique pour lui appliquer lâexemple du tissage que nous avons exposĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Tu as raison : faisons comme tu dis.
LâĂTRANGER
XXVII. â Nous avons dĂ©jĂ sĂ©parĂ© le roi de la plupart des arts qui lui sontapparentĂ©s, ou plutĂŽt de tous ceux qui sâoccupent des troupeaux. Mais ilreste, disons-nous, ceux qui sont, dans lâĂtat mĂȘme, des arts auxiliaires et desarts producteurs quâil faut dâabord sĂ©parer les uns des autres.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Sais-tu bien quâil est difficile de les diviser en deux ? Pour quelle raison,câest ce que nous verrons plus clairement, je pense, en avançant.
SOCRATE LE JEUNE
Eh bien, ne divisons pas en deux.
LâĂTRANGER
Divisons-les donc par membres, comme on fait les victimes, puisque nousne pouvons pas les diviser en deux ; car il faut toujours diviser en un nombreaussi rapproché que possible du nombre deux.
SOCRATE LE JEUNE
Comment faut-il nous y prendre ici ?
LâĂTRANGER
Comme nous lâavons fait prĂ©cĂ©demment pour tous les arts qui fournissentdes instruments au tissage : tu sais que nous les avons mis alors dans la classedes arts auxiliaires.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Il faut faire Ă prĂ©sent la mĂȘme chose : câest encore plus nĂ©cessairequâalors. Tous les arts qui fabriquent dans la citĂ© un instrument quelconque,petit ou grand, doivent ĂȘtre classĂ©s comme arts auxiliaires ; car, sans eux, il
ne pourrait jamais exister ni Ătat ni politique, et cependant ils nâont aucunepart dans les opĂ©rations de lâart royal, nous pouvons lâaffirmer.
SOCRATE LE JEUNE
Non, en effet.
LâĂTRANGER
Ă coup sĂ»r, câest une entreprise difficile que dâessayer de sĂ©parer ce genredes autres ; car on pourrait dire quâil nâest rien qui ne soit lâinstrument dâunechose ou dâune autre, et lâassertion paraĂźtrait plausible. Cependant, parmi lesobjets que possĂšde lâĂtat, il en est dâune nature particuliĂšre, dont jâai quelquechose Ă dire.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Quâils nâont pas la mĂȘme propriĂ©tĂ© que les autres ; car ils ne sont pointfabriquĂ©s, comme lâinstrument, pour produire, mais pour conserver ce qui aĂ©tĂ© produit.
SOCRATE LE JEUNE
Quels sont-ils ?
LâĂTRANGER
Câest la classe des objets de toute sorte que lâon fabrique pour contenir lesmatiĂšres sĂšches et humides, prĂ©parĂ©es au feu ou sans feu, et que nousdĂ©signons par le nom unique de vases, classe trĂšs Ă©tendue et qui nâa, que jesache, absolument aucun rapport avec la science que nous cherchons.
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
ConsidĂ©rons maintenant une troisiĂšme classe dâobjets diffĂ©rente des
prĂ©cĂ©dentes et trĂšs comprĂ©hensive : terrestre ou aquatique, vagabonde oufixe, prĂ©cieuse ou sans prix, elle nâa pourtant quâun nom, parce quâelle neproduit pas autre chose que des siĂšges et quâelle fournit toujours un support Ă quelque chose.
SOCRATE LE JEUNE
Quâest-ce ?
LâĂTRANGER
Câest ce que nous appelons vĂ©hicule, et ce nâest pas du tout lâouvrage dela politique, mais bien plutĂŽt de lâart du charpentier, du potier et du forgeron.
SOCRATE LE JEUNE
Je saisis cela.
LâĂTRANGER
XXVIII. â AprĂšs ces trois espĂšces, nâen faut-il pas mentionner unequatriĂšme, qui diffĂšre dâelles et qui comprend la plupart des choses dont nousavons dĂ©jĂ parlĂ©, lâhabillement en gĂ©nĂ©ral, la plus grande partie des armes, lesmurs de tous les abris de terre ou de pierre et mille autres choses ? Commetout cela est fait pour abriter, on peut trĂšs justement lâappeler du nom collectifdâabri et en rapporter la plus grande partie Ă lâart de bĂątir et Ă lâart de tisserbien plus justement quâĂ la politique.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Et maintenant, comme cinquiĂšme espĂšce, ne faut-il pas admettrelâornementation, la peinture et toutes les imitations quâon fait au moyen de lapeinture et de la musique, Ćuvres qui ne visent quâĂ notre plaisir et quâilserait juste de rĂ©unir sous une seule dĂ©nomination ?
SOCRATE LE JEUNE
Laquelle ?
LâĂTRANGER
On dit, je crois, que câest une sorte de divertissement.
SOCRATE LE JEUNE
Sans doute.
LâĂTRANGER
Et câest bien de ce nom unique quâil conviendra de les nommer toutes,puisque aucune dâelles nâest faite dans une intention sĂ©rieuse et quâelles nâonttoutes en vue que lâamusement.
SOCRATE LE JEUNE
Cela aussi, je le comprends assez bien.
LâĂTRANGER
Mais ce qui fournit les matĂ©riaux desquels et dans lesquels tous les artsque nous venons de citer façonnent leurs ouvrages, cette espĂšce si variĂ©e,issue de beaucoup dâautres arts, nâen ferons-nous pas une sixiĂšme division ?
SOCRATE LE JEUNE
De quoi parles-tu ?
LâĂTRANGER
De lâor, de lâargent, de tout ce quâon extrait des mines, de tout ce que lacoupe du bois et lâĂ©lagage en gĂ©nĂ©ral abattent et fournissent Ă la charpenterieet Ă la vannerie. Ajoutes-y la dĂ©cortication des plantes et lâart du corroyeur,qui dĂ©pouille de leur peau les corps des animaux, et tous les arts analogues,qui, en prĂ©parant du liĂšge, des papyrus et des liens, nous permettent defabriquer des espĂšces composĂ©es avec des espĂšces simples. Donnons Ă toutcela un nom unique, appelons-le la premiĂšre et simple acquisition delâhomme, et disons quâelle nâest en aucune maniĂšre lâĆuvre de la scienceroyale.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Enfin lâacquisition des aliments et toutes les choses qui, se mĂ©langeant Ă notre corps, ont le pouvoir dâen conforter les parties par des parties dâelles-mĂȘmes nous donneront une septiĂšme espĂšce que nous dĂ©signerons toutentiĂšre par le nom de nourriciĂšre, si nous nâen avons pas de plus beau Ă luidonner. Mais il sera plus exact de ranger tout cela sous lâagriculture, lachasse, la gymnastique, la mĂ©decine, la cuisine que de lâattribuer Ă lapolitique.
SOCRATE LE JEUNE
Câest incontestable.
LâĂTRANGER
XXIX. â Ainsi donc, Ă peu prĂšs tout ce quâon peut possĂ©der, Ă la rĂ©servedes animaux apprivoisĂ©s, a Ă©tĂ©, je crois, Ă©numĂ©rĂ© dans ces sept classes. Vois,en effet : jâai citĂ© la classe des matiĂšres premiĂšres qui, en bonne justice, auraitdĂ» ĂȘtre placĂ©e en tĂȘte, puis lâinstrument, le vase, le vĂ©hicule, lâabri, ledivertissement, la nourriture. Nous nĂ©gligeons ici les objets de peudâimportance que nous avons pu oublier et qui auraient pu rentrer dansquelquâune de ces classes, par exemple le groupe de la monnaie, des sceauxet des empreintes de toutes sortes. Car ces choses ne forment aucune grandeclasse analogue aux autres ; mais les unes rentreront dans lâornementation,les autres dans les instruments, non sans rĂ©sistance, il est vrai, mais, en lestirant bien, ils sây accommoderont tout de mĂȘme. Quant Ă la possession desanimaux apprivoisĂ©s, Ă part les esclaves, il est Ă©vident quâils rentreront danslâart dâĂ©lever des troupeaux, qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© divisĂ© en parties.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Reste le groupe des esclaves et des serviteurs, en général, parmi lesquelsje prévois que nous allons voir apparaßtre ceux qui disputent au roi la
confection mĂȘme du tissu, comme tout Ă lâheure les fileurs, les cardeurs etautres ouvriers dont nous avons parlĂ© le disputaient au tisserand. Pour tous lesautres, que nous avons appelĂ©s auxiliaires, ils ont Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s avec lesouvrages que nous venons de dire et sĂ©parĂ©s de la fonction royale etpolitique.
SOCRATE LE JEUNE
Il le semble, du moins.
LâĂTRANGER
Allons maintenant, approchons-nous de ceux qui restent, pour lesexaminer de prÚs et les connaßtre plus sûrement.
SOCRATE LE JEUNE
Câest ce quâil faut faire.
LâĂTRANGER
Nous trouvons dâabord que les plus grands serviteurs, Ă en juger dâici,sont, par leurs occupations et leur condition, le contraire de ce que nousavions soupçonnĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Qui sont-ils ?
LâĂTRANGER
Ce sont ceux quâon achĂšte et quâon possĂšde par ce moyen. Nous pouvons,sans crainte dâĂȘtre contredits, les appeler esclaves et affirmer quâils nâont pasla moindre part Ă lâart royal.
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
Et ceux des hommes libres qui se rangent volontairement dans la classedes serviteurs avec ceux que nous venons de citer, et qui transportent et
distribuent Ă©galement entre les uns et les autres les produits de lâagriculture etdes autres arts, les uns dans les marchĂ©s, les autres en passant de ville enville, par terre et par mer, changeant monnaie contre marchandises oumonnaie contre monnaie, quâon les nomme changeurs, ou nĂ©gociants, oupatrons de vaisseaux, ou dĂ©taillants, est-ce quâils ont quelque prĂ©tention Ă lapolitique ?
SOCRATE LE JEUNE
Peut-ĂȘtre Ă la politique commerciale.
LâĂTRANGER
Pour les mercenaires et les hommes Ă gages que nous voyons tout prĂȘts Ă se mettre au service du premier venu, il nây a pas de danger quâon les trouveprenant part Ă la fonction royale.
SOCRATE LE JEUNE
Comment le feraient-ils, en effet ?
LâĂTRANGER
Mais ceux qui, Ă lâoccasion, sâacquittent pour nous de certains offices,quâen dirons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE
De quels offices et de quels hommes veux-tu parler ?
LâĂTRANGER
De ceux qui forment la classe des hĂ©rauts, de ceux qui, Ă force de servir,deviennent des clercs habiles, et de certains autres qui remplissent enperfection une foule dâautres fonctions relatives aux offices publics. De ceux-lĂ , que dirons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE
Ce que tu disais tout Ă lâheure, quâils sont des serviteurs, mais quâils nesont pas eux-mĂȘmes les chefs des citĂ©s.
LâĂTRANGER
Je ne rĂȘvais pourtant pas, que je sache, quand jâai dit que câĂ©tait de ce cĂŽtĂ©que nous verrions apparaĂźtre ceux qui Ă©lĂšvent les plus grandes prĂ©tentions Ă lapolitique, quoiquâil puisse paraĂźtre fort Ă©trange de les chercher dans ungroupe quelconque de serviteurs.
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
Approchons donc encore plus prĂšs de ceux qui nâont pas encore Ă©tĂ©passĂ©s Ă la pierre de touche. Ce sont dâabord ceux qui sâoccupent dedivination et qui possĂšdent une partie de la science du service : car ils passentpour ĂȘtre les interprĂštes des dieux auprĂšs des hommes.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et dâautre part, la race des prĂȘtres qui, selon lâopinion reçue, savent offrir,en sacrifiant aux dieux en notre nom, des prĂ©sents selon leur cĆur et leurdemander par des priĂšres de nous octroyer des biens. Or ces deux fonctionssont bien des parties de lâart de servir.
SOCRATE LE JEUNE
Il le semble en tout cas.
LâĂTRANGER
XXX. â Je crois quâĂ prĂ©sent nous tenons une piste pour atteindre le butque nous poursuivons. Car les prĂȘtres et les devins ont lâair dâavoir une hauteidĂ©e dâeux-mĂȘmes et sont en grande vĂ©nĂ©ration Ă cause de la grandeur deleurs fonctions. Câest Ă tel point quâen Ăgypte un roi ne peut rĂ©gner sâil nâestpoint prĂȘtre, et, si par hasard il appartenait Ă une autre classe, avant dâavoirconquis le trĂŽne, il est forcĂ© par la suite de se faire recevoir dans la caste
sacerdotale. Chez les Grecs aussi, on trouverait quâen maint Ătat ce sont lesplus hauts magistrats qui sont chargĂ©s dâaccomplir les plus importants de cessacrifices. Et câest chez vous surtout que se vĂ©rifie ce que jâavance ; car on ditque câest au roi dĂ©signĂ© par le sort
21 que lâon confie ici le soin dâoffrir les
sacrifices les plus solennels et qui remontent Ă la tradition nationale la plusancienne.
SOCRATE LE JEUNE
Câest bien cela.
LâĂTRANGER
Il faut donc examiner Ă la fois ces rois dĂ©signĂ©s par le sort et ces prĂȘtres,avec leurs assistants, et aussi certaine troupe trĂšs nombreuse, qui vientdâapparaĂźtre Ă nos yeux, Ă prĂ©sent que les autres prĂ©tendants sont Ă©cartĂ©s.
SOCRATE LE JEUNE
De qui parles-tu donc ?
LâĂTRANGER
De gens tout Ă fait Ă©tranges.
SOCRATE LE JEUNE
En quoi donc ?
LâĂTRANGER
Câest une race formĂ©e de toute sorte de tribus, Ă ce quâil semble aupremier coup dâĆil, â car beaucoup de ces gens ressemblent Ă des lions, Ă descentaures et Ă dâautres ĂȘtres pareils, et un trĂšs grand nombre Ă des satyres et Ă des bĂȘtes sans force, mais pleines de ruse ; en un clin dâĆil, ils changent entreeux de formes et de propriĂ©tĂ©s. Ah ! Socrate, je crois que je viens dereconnaĂźtre ces gens-lĂ .
SOCRATE LE JEUNE
Explique-toi ; tu as lâair de dĂ©couvrir quelque chose dâĂ©trange.
LâĂTRANGER
Oui ; car câest lâignorance qui fait toujours paraĂźtre les choses Ă©tranges, etcâest ce qui mâest arrivĂ© Ă moi-mĂȘme tout Ă lâheure ; en apercevant soudain lechĆur qui sâagite autour des affaires publiques, je ne lâai pas reconnu.
SOCRATE LE JEUNE
Quel chĆur ?
LâĂTRANGER
Le plus grand magicien de tous les sophistes et le plus habile dans cet art,et quâil faut, bien que ce soit trĂšs difficile Ă faire, distinguer des vraispolitiques et des vrais rois, si nous voulons voir clairement ce que nouscherchons.
SOCRATE LE JEUNE
Vraiment, câest Ă quoi nous ne devons pas renoncer.
LâĂTRANGER
Nous ne le devons pas, câest mon avis. Dis-moi donc.
SOCRATE LE JEUNE
XXXI. â Quoi ?
LâĂTRANGER
La monarchie nâest-elle pas, selon nous, une des formes du pouvoirpolitique ?
SOCRATE LE JEUNE
Si.
LâĂTRANGER
Et aprĂšs la monarchie, on peut nommer, je crois, le gouvernement du petitnombre.
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
Une troisiĂšme forme de gouvernement, nâest-ce pas le commandement dela multitude, qui a reçu le nom de dĂ©mocratie ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Mais ces trois formes ne deviennent-elles pas cinq en quelque maniĂšre, enengendrant dâelles-mĂȘmes deux autres dĂ©nominations de surcroĂźt ?
SOCRATE LE JEUNE
Lesquelles ?
LâĂTRANGER
En considĂ©rant ce qui prĂ©vaut dans ces gouvernements, la violence oulâobĂ©issance volontaire, la pauvretĂ© ou la richesse, la lĂ©galitĂ© ou lâillĂ©galitĂ©,on divise en deux chacun des deux premiers et, comme la monarchie offredeux formes, on lâappelle de deux noms, tyrannie ou royautĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
De mĂȘme tout gouvernement oĂč domine le petit nombre sâappelle soitaristocratie, soit oligarchie.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Quant Ă la dĂ©mocratie, que la multitude commande de grĂ© ou de force Ă ceux qui possĂšdent, quâelle observe exactement les lois ou ne les observe pas,dans aucun cas, on nâa lâhabitude de rien changer Ă ce nom.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Mais dis-moi : pensons-nous que le vrai gouvernement soit un de ceuxque nous venons de définir par ces termes : un, quelques-uns, beaucoup ;richesse ou pauvreté ; contrainte ou libre consentement, lois écrites ouabsence de lois ?
SOCRATE LE JEUNE
Et quâest-ce qui lâen empĂȘcherait ?
LâĂTRANGER
Suis-moi par ici pour y voir plus clair.
SOCRATE LE JEUNE
Par oĂč ?
LâĂTRANGER
Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit en commençant, ou nousen écarterons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE
De quoi parles-tu ?
LâĂTRANGER
Nous avons dit, je crois, que le commandement royal Ă©tait une science.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et pas une science quelconque, mais bien une science critique et directive,que nous avons relevée entre les autres.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Et dans la science directive nous avons distinguĂ© une partie qui sâexercesur les Ćuvres inanimĂ©es, et une autre, sur les ĂȘtres vivants, et, divisanttoujours de cette maniĂšre, nous en sommes arrivĂ©s ici, sans perdre de vue lascience, mais sans pouvoir dĂ©finir nettement ce quâelle est.
SOCRATE LE JEUNE
Câest exact.
LâĂTRANGER
DĂšs lors, ne comprenons-nous pas que la distinction entre les formes degouvernement ne doit pas ĂȘtre cherchĂ©e dans le petit nombre, ni dans le grandnombre, ni dans lâobĂ©issance volontaire, ni dans lâobĂ©issance forcĂ©e, ni dansla pauvretĂ©, ni dans la richesse, mais bien dans la prĂ©sence dâune science, sinous voulons ĂȘtre consĂ©quents avec nos principes.
SOCRATE LE JEUNE
Quant Ă cela, nous ne pouvons pas faire autrement.
LâĂTRANGER
XXXII. â Il est dĂšs lors indispensable dâexaminer maintenant danslaquelle de ces formes de gouvernement se rencontre la science decommander aux hommes, la plus difficile peut-ĂȘtre et la plus importante Ă acquĂ©rir. Câest en effet cette science quâil faut considĂ©rer, afin de voir quelshommes nous devons distinguer du roi sage, parmi ceux qui prĂ©tendent ĂȘtredes hommes dâĂtat et qui le font croire Ă beaucoup de gens, bien quâils ne lesoient en aucune façon.
SOCRATE LE JEUNE
Câest, en effet, ce quâil faut faire, comme la discussion nous lâa dĂ©jĂ indiquĂ©.
LâĂTRANGER
Or te semble-t-il que dans une citĂ© la multitude soit capable dâacquĂ©rircette science ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment le pourrait-elle ?
LâĂTRANGER
Mais, dans une citĂ© de mille hommes, est-il possible que cent dâentre euxou mĂȘme cinquante la possĂšdent dans une mesure suffisante ?
SOCRATE LE JEUNE
Ă ce compte, ce serait le plus facile de tous les arts. Nous savons bienque, sur mille hommes, on ne trouverait jamais un pareil nombre de joueursde trictrac supĂ©rieurs Ă tous ceux que renferme la GrĂšce, encore moins unpareil nombre de rois. Car lâhomme qui possĂšde la science royale, quâil rĂšgneou non, a droit, dâaprĂšs ce que nous avons dit, Ă ĂȘtre appelĂ© roi.
LâĂTRANGER
Tu fais bien de me le rappeler. Il suit de lĂ , si je ne me trompe, que legouvernement vĂ©ritable, sâil en existe un de tel, doit ĂȘtre cherchĂ© dans unseul, ou dans deux, ou dans un tout petit nombre dâhommes.
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Mais ceux-lĂ , quâils commandent avec ou sans le consentement de leurssujets, selon des lois Ă©crites ou sans elles, et quâils soient riches ou pauvres, ilfaut croire, comme nous le pensons maintenant, quâils gouvernent suivant un
certain art. Il en est absolument de mĂȘme des mĂ©decins : quâils nousguĂ©rissent avec ou sans notre consentement, en nous taillant, nous brĂ»lant ounous faisant souffrir de quelque autre maniĂšre, quâils suivent des rĂšglesĂ©crites ou sâen dispensent, quâils soient pauvres ou riches, quel que soit lecas, nous ne les en tenons pas moins pour mĂ©decins, tant quâils nousrĂ©gentent avec art, quâils nous purgent ou nous amaigrissent dâune autremaniĂšre, ou nous font engraisser, pourvu que ce soit pour le bien de notrecorps et pour le rendre meilleur, de pire quâil Ă©tait, et que leur traitementsauve toujours les malades quâils soignent. Câest en la dĂ©finissant de cettemaniĂšre, jâen suis persuadĂ©, et de cette maniĂšre seulement, que nous pourronsaffirmer que nous tenons la seule dĂ©finition juste de la mĂ©decine, comme detout autre art de commander.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
XXXIII. â Câest donc, semble-t-il, une consĂ©quence forcĂ©e que, parmi lesgouvernements, celui-lĂ soit Ă©minemment et uniquement le vĂ©ritablegouvernement, oĂč lâon trouve des chefs qui ne paraissent pas seulementsavants, mais qui le soient, et quâils gouvernent suivant des lois ou sans lois,du consentement ou contre le grĂ© de leurs sujets, quâils soient pauvres ouquâils soient riches, tout cela doit ĂȘtre comptĂ© pour rien, quand il sâagit de lavĂ©ritable rĂšgle en quoi que ce soit.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Et, soit quâils purgent la citĂ© pour son bien en mettant Ă mort oubannissant quelques personnes, soit quâils lâamoindrissent en envoyant au-dehors des colonies comme des essaims dâabeilles, ou quâils lâagrandissent eny amenant du dehors des gens dont ils font des citoyens, tant quâils laconservent par la science et la justice et la rendent meilleure, autant quâil esten eux, câest alors, câest Ă ces traits seuls que nous devons reconnaĂźtre le
vĂ©ritable gouvernement. Quant Ă tous ceux dont nous parlons, il faut direquâils ne sont pas lĂ©gitimes et quâils nâexistent mĂȘme pas : ce ne sont que desimitations du gouvernement vĂ©ritable, et, si lâon dit quâils ont de bonnes lois,câest quâils lâimitent dans le bon sens, tandis que les autres lâimitent dans lemauvais.
SOCRATE LE JEUNE
Sur tout le reste, Ă©tranger, ton langage me paraĂźt juste ; mais que lâondoive gouverner sans lois, câest une assertion un peu pĂ©nible Ă entendre.
LâĂTRANGER
Tu ne mâas devancĂ© que dâun instant, Socrate, avec ta question ; carjâallais te demander si tu approuves tout ce que jâai dit, ou si tu y trouvesquelque chose de choquant. Mais, Ă prĂ©sent, il est clair que ce que nousaurons Ă cĆur de discuter, câest la lĂ©gitimitĂ© dâun gouvernement sans lois.
SOCRATE LE JEUNE
Sans contredit.
LâĂTRANGER
Il est Ă©vident que la lĂ©gislation appartient jusquâĂ un certain point Ă lascience royale, et cependant lâidĂ©al nâest pas que la force soit aux lois, mais Ă un roi sage. Sais-tu pourquoi ?
SOCRATE LE JEUNE
Et toi, comment lâentends-tu ?
LâĂTRANGER
Câest que la loi ne pourra jamais embrasser exactement ce qui est lemeilleur et le plus juste pour tout le monde Ă la fois, pour y conformer sesprescriptions : car les diffĂ©rences qui sont entre les individus et entre lesactions et le fait quâaucune chose humaine, pour ainsi dire, ne reste jamais enrepos interdisent Ă toute science, quelle quâelle soit, de promulguer en aucunematiĂšre une rĂšgle simple qui sâapplique Ă tout et Ă tous les temps. Accordons-nous cela ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment sây refuser ?
LâĂTRANGER
Et cependant, nous le voyons, câest Ă cette uniformitĂ© mĂȘme que tend laloi, comme un homme butĂ© et ignorant, qui ne permet Ă personne de rien fairecontre son ordre, ni mĂȘme de lui poser une question, lors mĂȘme quâilviendrait Ă quelquâun une idĂ©e nouvelle, prĂ©fĂ©rable Ă ce quâil a prescrit lui-mĂȘme.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai : la loi agit rĂ©ellement Ă lâĂ©gard de chacun de nous comme tuviens de le dire.
LâĂTRANGER
Il est donc impossible que ce qui est toujours simple sâadapte exactementĂ ce qui ne lâest jamais.
SOCRATE LE JEUNE
Jâen ai peur.
LâĂTRANGER
XXXIV. â Alors, pourquoi donc est-il nĂ©cessaire de lĂ©gifĂ©rer, si la loinâest pas ce quâil y a de plus juste ? Il faut que nous en dĂ©couvrions la raison.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Nây a-t-il pas chez vous, comme dans dâautres Ătats, des rĂ©unionsdâhommes qui sâexercent soit Ă la course, soit Ă quelque autre jeu, en vuedâun certain concours ?
SOCRATE LE JEUNE
Si, et mĂȘme beaucoup.
LâĂTRANGER
Eh bien, remettons-nous en mĂ©moire les prescriptions des entraĂźneursprofessionnels qui prĂ©sident Ă ces sortes dâexercices.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Ils pensent quâil nâest pas possible de faire des prescriptions dĂ©taillĂ©espour chaque individu, en ordonnant Ă chacun ce qui convient Ă saconstitution. Ils croient, au contraire, quâil faut prendre les choses plus engros et ordonner ce qui est utile au corps pour la gĂ©nĂ©ralitĂ© des cas et lagĂ©nĂ©ralitĂ© des individus.
SOCRATE LE JEUNE
Bien.
LâĂTRANGER
Câest pour cela quâimposant les mĂȘmes travaux Ă des groupes entiers, ilsleur font commencer en mĂȘme temps et finir en mĂȘme temps, soit la course,soit la lutte, ou tous les autres exercices.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vrai.
LâĂTRANGER
Croyons de mĂȘme que le lĂ©gislateur, qui doit imposer Ă ses ouailles lerespect de la justice et des contrats, ne sera jamais capable, en commandant Ă tous Ă la fois, dâassigner exactement Ă chacun ce qui lui convient.
SOCRATE LE JEUNE
Câest en tout cas vraisemblable.
LâĂTRANGER
Mais il prescrira, jâimagine, ce qui convient Ă la majoritĂ© des individus etdans la plupart des cas, et câest ainsi quâil lĂ©gifĂ©rera, en gros, pour chaquegroupe, soit quâil promulgue des lois Ă©crites, soit quâil donne force de loi Ă des coutumes traditionnelles non Ă©crites.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Oui, câest juste. Comment, en effet, Socrate, un homme pourrait-il restertoute sa vie aux cĂŽtĂ©s de chaque individu pour lui prescrire exactement cequâil doit faire ? Au reste, jâimagine que, sâil y avait quelquâun qui en fĂ»tcapable parmi ceux qui ont rĂ©ellement reçu la science royale en partage, il neconsentirait guĂšre Ă se donner des entraves en Ă©crivant ce quâon appelle deslois.
SOCRATE LE JEUNE
Non, Ă©tranger, du moins dâaprĂšs ce que nous venons de dire.
LâĂTRANGER
Et plus encore, excellent ami, dâaprĂšs ce que nous allons dire.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi donc ?
LâĂTRANGER
Ceci. Il faut nous dire quâun mĂ©decin ou un maĂźtre de gymnase qui vapartir en voyage et qui pense rester longtemps loin de ceux auxquels il donneses soins, voudrait, sâil pense que ses Ă©lĂšves ou ses malades ne sesouviendront pas de ses prescriptions, les leur laisser par Ă©crit, ou bien queferait-il ?
SOCRATE LE JEUNE
Ce que tu as dit.
LâĂTRANGER
Mais si le mĂ©decin revenait aprĂšs ĂȘtre restĂ© en voyage moins longtempsquâil ne prĂ©voyait, est-ce quâil nâoserait pas Ă ces instructions Ă©crites ensubstituer dâautres, si ses malades se trouvaient dans des conditionsmeilleures par suite des vents ou de tout autre changement inopinĂ© dans lecours ordinaire des saisons ? ou persisterait-il Ă croire que personne ne doittransgresser ses anciennes prescriptions, ni lui-mĂȘme en ordonnant autrechose, ni ses malades en osant enfreindre les ordonnances Ă©crites, comme sices ordonnances Ă©taient seules mĂ©dicales et salutaires, et tout autre rĂ©gimeinsalubre et contraire Ă la science ? Se conduire de la sorte en matiĂšre descience et dâart, nâest-ce pas exposer sa façon de lĂ©gifĂ©rer au ridicule le pluscomplet ?
SOCRATE LE JEUNE
Sûrement.
LâĂTRANGER
Et si aprĂšs avoir Ă©dictĂ© des lois Ă©crites ou non Ă©crites sur le juste etlâinjuste, le beau et le laid, le bien et le mal, pour les troupeaux dâhommes quise gouvernent dans leurs citĂ©s respectives conformĂ©ment aux lois Ă©crites, si,dis-je, celui qui a formulĂ© ces lois avec art, ou tout autre pareil Ă lui sereprĂ©sente un jour, il lui serait interdit de les remplacer par dâautres ! Est-cequâune telle interdiction ne paraĂźtrait pas rĂ©ellement tout aussi ridicule dansce cas que dans lâautre ?
SOCRATE LE JEUNE
Si, assurément.
LâĂTRANGER
XXXV. â Sais-tu ce quâon dit gĂ©nĂ©ralement Ă ce sujet ?
SOCRATE LE JEUNE
Cela ne me revient pas ainsi sur-le-champ.
LâĂTRANGER
Câest pourtant bien spĂ©cieux. On dit, en effet, que, si un homme connaĂźtdes lois meilleures que celles des ancĂȘtres, il ne doit les donner Ă sa patriequâaprĂšs avoir persuadĂ© chacun de ses concitoyens ; autrement, non.
SOCRATE LE JEUNE
Eh bien, nâest-ce pas juste ?
LâĂTRANGER
Peut-ĂȘtre. En tout cas, si quelquâun, au lieu de les persuader, leur imposede force des lois meilleures, rĂ©ponds, quel nom faudra-t-il donner Ă son coupde force ? Mais non, pas encore : revenons dâabord Ă ce que nous disions plushaut.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Si un mĂ©decin qui entend bien son mĂ©tier, au lieu dâuser de persuasion,contraint son malade, enfant ou homme fait, ou femme, Ă suivre un meilleurtraitement, en dĂ©pit des prĂ©ceptes Ă©crits, quel nom donnera-t-on Ă une telleviolence ? Tout autre nom, nâest-ce pas ? que celui dont on appelle la fautecontre lâart, lâerreur fatale Ă la santĂ©. Et le patient ainsi traitĂ© aurait le droit detout dire sur son cas, sauf quâil a Ă©tĂ© soumis par les mĂ©decins qui lui ont faitviolence Ă un traitement nuisible Ă sa santĂ© et contraire Ă lâart.
SOCRATE LE JEUNE
Câest parfaitement vrai.
LâĂTRANGER
Mais quâest-ce que nous appelons erreur dans lâart politique ? Nâest-cepas la malhonnĂȘtetĂ©, la mĂ©chancetĂ© et lâinjustice ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest exactement cela.
LâĂTRANGER
Or, quand on a Ă©tĂ© contraint de faire contre les lois Ă©crites et lâusagetraditionnel des choses plus justes, meilleures et plus belles quâauparavant,voyons, si lâon blĂąme cet usage de la force, ne sera-t-on pas toujours, Ă moinsquâon ne veuille se rendre absolument ridicule, autorisĂ© Ă tout dire plutĂŽt quede prĂ©tendre que les victimes de ces violences ont subi des traitementshonteux, injustes, mauvais ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest parfaitement vrai.
LâĂTRANGER
Mais faut-il dire que la violence est juste, si son auteur est riche, et injustesâil est pauvre ? Ne faut-il pas plutĂŽt, lorsquâun homme, quâil ait ou nâait paspersuadĂ© les citoyens, quâil soit riche ou quâil soit pauvre, quâil agisse suivantou contre les lois Ă©crites, fait des choses utiles, voir en cela le critĂšre le plussĂ»r dâune juste administration de lâĂtat, critĂšre dâaprĂšs lequel lâhomme sageet bon administrera les affaires de ses sujets ? De mĂȘme que le pilote,toujours attentif au bien du vaisseau et des matelots, sans Ă©crire un code, maisen prenant son art pour loi, sauve ses compagnons de voyage, ainsi et de lamĂȘme façon des hommes capables de gouverner dâaprĂšs ce principepourraient rĂ©aliser une constitution droite, en donnant Ă leur art une forcesupĂ©rieure Ă celle des lois. Enfin, quoi quâils fassent, les chefs sensĂ©s necommettent pas dâerreur, tant quâils observent cette grande et unique rĂšgle, dedispenser toujours avec intelligence et science aux membres de lâĂtat lajustice la plus parfaite, et, tant quâils sont capables de les sauver et de lesrendre, autant que possible, meilleurs quâils nâĂ©taient.
SOCRATE LE JEUNE
Il nây a rien Ă objecter Ă ce que tu viens de dire.
LâĂTRANGER
Et rien non plus Ă ceci.
SOCRATE LE JEUNE
XXXVI. â De quoi veux-tu parler ?
LâĂTRANGER
Je veux dire que jamais un grand nombre dâhommes, quels quâils soient,nâacquerront jamais une telle science et ne deviendront capablesdâadministrer un Ătat avec intelligence, et que câest chez un petit nombre,chez quelques-uns, ou un seul, quâil faut chercher cette science unique duvrai gouvernement, que les autres gouvernements doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©scomme des imitations de celui-lĂ , imitations tantĂŽt bien, tantĂŽt mal rĂ©ussies.
SOCRATE LE JEUNE
Comment entends-tu cela ? Car, mĂȘme tout Ă lâheure, jâai mal compris ceque sont ces imitations.
LâĂTRANGER
Nous nous exposerions Ă un reproche sĂ©rieux si, aprĂšs avoir soulevĂ© cettequestion, nous la laissions tomber, sans la traiter Ă fond et sans montrerlâerreur quâon commet aujourdâhui en cette matiĂšre.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle erreur ?
LâĂTRANGER
Voici ce que nous avons Ă chercher. Ce nâest pas du tout ordinaire ni aisĂ©Ă voir ; essayons pourtant de le saisir. Puisquâil nây a pas pour nous dâautregouvernement parfait que celui que nous avons dit, ne vois-tu pas que lesautres ne peuvent subsister quâen lui empruntant ses lois Ă©crites, en faisant cequâon approuve aujourdâhui, bien que ce ne soit pas le plus raisonnable ?
SOCRATE LE JEUNE
Quoi donc ?
LâĂTRANGER
Câest que personne dans la citĂ© nâose rien faire contre les lois et que celuiqui lâoserait soit puni de mort et des derniers supplices. Et câest lĂ le principele plus juste et le plus beau, en seconde ligne, quand on a Ă©cartĂ© le premier,que nous avons exposĂ© tout Ă lâheure. Comment sâest Ă©tabli ce principe quenous mettons en seconde ligne, câest ce quâil nous faut expliquer, nâest-cepas ?
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
XXXVII. â Revenons donc aux images qui sâimposent chaque fois quenous voulons portraire des chefs faits pour la royautĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Quelles images ?
LâĂTRANGER
Celle de lâexcellent pilote et du mĂ©decin « qui vaut beaucoup dâautreshommes
22 ». Façonnons une similitude oĂč nous les ferons figurer et
observons-les.
SOCRATE LE JEUNE
Quelle similitude ?
LâĂTRANGER
Celle-ci. Suppose que nous nous mettions tous en tĂȘte que nous souffronsde leur part dâabominables traitements, par exemple, que si lâun ou lâautreveut sauver lâun dâentre nous, lâun comme lâautre le sauve, mais que sâilsveulent le mutiler, ils le mutilent, en le taillant, en le brĂ»lant, en lui enjoignantde leur verser, comme une sorte dâimpĂŽt, des sommes dont ils ne dĂ©pensentque peu ou rien pour le malade, et dĂ©tournent le reste pour leur usage ou celuide leur maison. Finalement ils vont jusquâĂ se laisser payer par les parents oules ennemis du malade pour le tuer. De leur cĂŽtĂ©, les pilotes commettent mille
autres mĂ©faits du mĂȘme genre ; ils vous laissent traĂźtreusement seuls Ă terre,quand ils prennent le large ; ils font de fausses manĆuvres en pleine mer etjettent les hommes Ă lâeau, sans parler des autres mĂ©chancetĂ©s dont ils serendent coupables. Suppose quâavec ces idĂ©es en tĂȘte, nous dĂ©cidions, aprĂšsen avoir dĂ©libĂ©rĂ©, de ne plus permettre Ă aucun de ces deux arts decommander en maĂźtre absolu ni aux esclaves, ni aux hommes libres, de nousrĂ©unir nous-mĂȘmes en assemblĂ©es, oĂč lâon admettrait, soit le peuple toutentier, soit seulement les riches, et dâaccorder aux ignorants et aux artisans ledroit de donner leur avis sur la navigation et sur les maladies, et de dĂ©cidercomment il faut appliquer aux malades les remĂšdes et les instrumentsmĂ©dicaux, comment il faut manĆuvrer les vaisseaux et les engins nautiques,soit pour naviguer, soit pour affronter les dangers du vent et de la merpendant la navigation, ou les rencontres de pirates, et si, dans un combatnaval, il faut opposer aux vaisseaux longs des vaisseaux du mĂȘme genre ;enfin dâĂ©crire ce que la foule aurait dĂ©cidĂ© Ă ce sujet, soit que des mĂ©decins etdes pilotes ou que des ignorants aient pris part aux dĂ©libĂ©rations, sur destables tournantes
23 ou sur des colonnes, ou bien, sans lâĂ©crire, de lâadopter Ă
titre de coutumes ancestrales et de nous régler désormais sur toutes cesdécisions pour naviguer et pour soigner les malades.
SOCRATE LE JEUNE
Ce sont des choses bien Ă©tranges que tu dis lĂ .
LâĂTRANGER
Suppose encore que lâon institue chaque annĂ©e des chefs du peuple, tirĂ©sau sort, soit parmi les riches, soit dans le peuple tout entier, et que les chefsainsi instituĂ©s se rĂšglent sur les lois Ă©crites pour gouverner les vaisseaux etsoigner les malades.
SOCRATE LE JEUNE
Cela est encore plus difficile Ă admettre.
LâĂTRANGER
XXXVIII. â ConsidĂšre maintenant ce qui suit. Lorsque chacun desmagistrats aura fini son annĂ©e, il faudra constituer des tribunaux dont les
juges seront choisis parmi les riches ou tirĂ©s au sort dans le peuple tout entier,et y faire comparaĂźtre les magistrats sortis de charge pour quâils rendent leurscomptes. Quiconque le voudra pourra les accuser de nâavoir pas, pendant leurannĂ©e, gouvernĂ© les vaisseaux suivant les lois Ă©crites ou suivant les vieillescoutumes des ancĂȘtres, et lâon pourra de mĂȘme accuser ceux qui soignent lesmalades, et les mĂȘmes juges fixeront la peine ou lâamende que les condamnĂ©sauront Ă payer.
SOCRATE LE JEUNE
Alors, si un homme consentait volontairement à commander parmi de telsgens, il mériterait bien toutes les peines et amendes possibles.
LâĂTRANGER
Il faudra encore aprĂšs cela Ă©tablir une loi portant que si lâon surprendquelquâun Ă faire des recherches, en dĂ©pit des rĂšgles Ă©crites, sur lâart dupilotage et la navigation et sur la santĂ© et la vraie science mĂ©dicale, dans sesrapports avec les vents, le chaud et le froid, et Ă imaginer quelque nouveautĂ©en ces matiĂšres, dâabord, on ne lui donnera pas le nom de mĂ©decin, ni depilote, mais celui de discoureur en lâair et de sophiste bavard
24, ensuite, que
quiconque le voudra, parmi ceux qui en ont le droit, pourra lâaccuser et letraduire devant quelque tribunal comme corrompant les jeunes gens et leurpersuadant de pratiquer le pilotage et la mĂ©decine sans tenir compte des lois,en gouvernant, au contraire, en maĂźtres absolus les vaisseaux et les malades ;et sâil est avĂ©rĂ© quâil donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, desconseils contraires aux lois et aux rĂšglements Ă©crits, on le punira des dernierssupplices ; car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois, vu quepersonne nâignore la mĂ©decine, lâhygiĂšne, ni le pilotage et la navigation ; caril est loisible Ă tout le monde dâapprendre les rĂšgles Ă©crites et les coutumesreçues dans la nation. Sâil en devait ĂȘtre ainsi, Socrate, et de ces sciences, etde la stratĂ©gie, et de toute espĂšce de chasse, et de la peinture ou de toute autrepartie de lâimitation en gĂ©nĂ©ral, de la charpenterie et de la fabricationdâustensiles de toute espĂšce, ou de lâagriculture, ou de toute lâhorticulture ; sinous devions voir pratiquer suivant des rĂšgles Ă©crites lâĂ©levage des chevauxou lâart en gĂ©nĂ©ral de soigner les troupeaux, ou la divination, ou toutes lesparties quâembrasse lâart de servir, ou le jeu du trictrac, ou la science des
nombres tout entiĂšre, soit pure, soit appliquĂ©e aux surfaces planes, auxsolides, aux mouvements, que deviendraient tous ces arts ainsi traitĂ©s etrĂ©glĂ©s sur des lois Ă©crites, au lieu de lâĂȘtre sur lâart ?
SOCRATE LE JEUNE
Il est Ă©vident que câen serait fait pour nous de tous les arts et quâils nerenaĂźtraient plus jamais, par suite de cette loi qui interdit la recherche ; et lavie, dĂ©jĂ si dure Ă prĂ©sent, deviendrait alors absolument insupportable.
LâĂTRANGER
XXXIX. â Et ceci, quâen diras-tu ? Si nous exigions que chacun des artsque jâai nommĂ©s fĂ»t asservi Ă des rĂšglements et que le chef dĂ©signĂ© parlâĂ©lection ou par le sort veillĂąt Ă leur exĂ©cution, mais que ce chef ne tĂźntaucun compte des rĂšgles Ă©crites et que, par amour du gain ou par unecomplaisance particuliĂšre, il essayĂąt dâagir autrement quâelles ne leprescrivent, bien quâil ne sĂ»t rien, ne serait-ce pas lĂ un mal encore plus graveque le prĂ©cĂ©dent ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs vrai.
LâĂTRANGER
Il me semble, en effet, que, si lâon enfreint les lois qui ont Ă©tĂ© instituĂ©esdâaprĂšs une longue expĂ©rience et dont chaque article a Ă©tĂ© sanctionnĂ© par lepeuple sur les conseils et les exhortations de conseillers bien intentionnĂ©s,celui qui y contrevient commet une faute cent fois plus grande que lapremiĂšre et anĂ©antit toute activitĂ© plus sĂ»rement encore que ne le faisaient lesrĂšglements.
SOCRATE LE JEUNE
Naturellement.
LâĂTRANGER
Par consĂ©quent, lorsquâon institue des lois et des rĂšgles Ă©crites en quelquematiĂšre que ce soit, il ne reste quâun second parti Ă prendre, câest de ne
jamais permettre ni Ă un seul individu ni Ă la foule de rien entreprendre qui ysoit contraire.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Ces lois, Ă©crites par des hommes qui possĂšdent la science, autant quâil estpossible, ne seraient-elles pas, en chaque matiĂšre, des imitations de la vĂ©ritĂ© ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
Et pourtant nous avons dit, sâil nous en souvient, que lâhomme qui sait, levĂ©ritable politique, agirait souvent suivant son art, sans sâinquiĂ©teraucunement, pour se conduire, des rĂšglements Ă©crits, lorsquâune autremaniĂšre de faire lui paraĂźtrait meilleure que les rĂšgles quâil a rĂ©digĂ©es lui-mĂȘme et adressĂ©es Ă des hommes qui sont loin de lui.
SOCRATE LE JEUNE
Nous lâavons dit, en effet.
LâĂTRANGER
Or, quand un individu quelconque ou une foule quelconque, ayant des loisĂ©tablies, entreprennent, Ă lâencontre de ces lois, de faire quelque chose quileur paraĂźt prĂ©fĂ©rable, ne font-ils pas, autant quâil est en eux, la mĂȘme choseque ce politique vĂ©ritable ?
SOCRATE LE JEUNE
Assurément.
LâĂTRANGER
Si ce sont des ignorants qui agissent ainsi, ils essaieront sans doutedâimiter la vĂ©ritĂ©, mais ils lâimiteront fort mal ; si, au contraire, ce sont des
gens savants dans leur art, ce nâest plus lĂ de lâimitation, câest la parfaitevĂ©ritĂ© mĂȘme dont nous avons parlĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
à coup sûr.
LâĂTRANGER
Cependant nous sommes tombĂ©s dâaccord prĂ©cĂ©demment quâaucune foulenâest capable de sâassimiler un art, quel quâil soit. Notre accord reste acquis ?
SOCRATE LE JEUNE
Il reste acquis.
LâĂTRANGER
DĂšs lors, sâil existe un art royal, la foule des riches et le peuple tout entierne pourront jamais sâassimiler cette science politique.
SOCRATE LE JEUNE
Comment le pourraient-ils ?
LâĂTRANGER
Il faut donc, Ă ce quâil semble, que ces sortes de gouvernements, sâilsveulent imiter le mieux possible le gouvernement vĂ©ritable, celui de lâhommeunique qui gouverne avec art, se gardent bien, une fois quâils ont des loisĂ©tablies, de jamais rien faire contre les rĂšgles Ă©crites et les coutumes desancĂȘtres.
SOCRATE LE JEUNE
Câest fort bien dit.
LâĂTRANGER
Quand ce sont les riches qui imitent ce gouvernement, nous nommons cegouvernement-lĂ aristocratie, et, quand ils ne sâinquiĂštent pas des lois,oligarchie.
SOCRATE LE JEUNE
Il y a apparence.
LâĂTRANGER
Cependant, quand câest un seul qui commande conformĂ©ment aux lois, enimitant le savant politique, nous lâappelons roi, sans distinguer par des nomsdiffĂ©rents celui qui rĂšgne suivant la science de celui qui suit lâopinion.
SOCRATE LE JEUNE
Je le crois.
LâĂTRANGER
Ainsi, lors mĂȘme quâun homme rĂ©ellement savant rĂšgne seul, il nâenreçoit pas moins ce mĂȘme nom de roi, et on ne lui en donne pas dâautre. Il enrĂ©sulte que la totalitĂ© des noms donnĂ©s aux gouvernements que lâon distingueactuellement se rĂ©duit au nombre de cinq.
SOCRATE LE JEUNE
Ă ce quâil semble du moins.
LâĂTRANGER
Mais quoi ! lorsque le chef unique nâagit ni suivant les lois, ni suivant lescoutumes et quâil prĂ©tend, comme le politique savant, quâil faut faire passer lemeilleur avant les rĂšgles Ă©crites, alors que câest au contraire la passion oulâignorance qui inspirent son imitation, est-ce quâil ne faut pas alors nommertyrans tous les chefs de cette sorte ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
XL. â VoilĂ donc, disons-nous, comment sont nĂ©s le tyran, le roi,lâoligarchie, lâaristocratie et la dĂ©mocratie : leur origine est la rĂ©pugnance queles hommes Ă©prouvent pour ce monarque unique que nous avons dĂ©peint. Ils
ne croient pas quâil puisse jamais y avoir un homme qui soit digne dâune telleautoritĂ© et qui veuille et puisse gouverner avec vertu et science, dispensantcomme il faut la justice et lâĂ©quitĂ© Ă tous ses sujets. Ils croient au contrairequâil outragera, tuera, maltraitera tous ceux de nous quâil lui plaira. Sâil yavait, en effet, un monarque tel que nous disons, il serait aimĂ© et vivraitheureux en administrant le seul Ătat qui soit parfaitement bon.
SOCRATE LE JEUNE
Comment en douter ?
LâĂTRANGER
Mais, puisquâen fait, comme nous le disons, il ne naĂźt pas dans les Ătatsde roi comme il en Ă©clĂŽt dans les ruches, douĂ© dĂšs sa naissance dâun corps etdâun esprit supĂ©rieurs, nous sommes, Ă ce quâil semble, rĂ©duits Ă nousassembler pour Ă©crire des lois, en suivant les traces de la constitution la plusvraie.
SOCRATE LE JEUNE
Il y a des chances quâil en soit ainsi.
LâĂTRANGER
Nous Ă©tonnerons-nous donc, Socrate, de tous les maux qui arrivent et necesseront pas dâarriver dans de tels gouvernements, lorsquâils sont basĂ©s surce principe quâil faut conduire les affaires suivant les lois Ă©crites et lescoutumes, et non sur la science, alors que chacun peut voir que, dans toutautre art, le mĂȘme principe ruinerait toutes les Ćuvres ainsi produites ? Ce quidoit plutĂŽt nous Ă©tonner, nâest-ce pas la stabilitĂ© inhĂ©rente Ă la nature delâĂtat ? Car, malgrĂ© ces maux qui rongent les Ătats depuis un temps infini,quelques-uns dâentre eux ne laissent pas dâĂȘtre stables et ne sont pasrenversĂ©s. Mais il y en a beaucoup qui, de temps Ă autre, comme desvaisseaux qui sombrent, pĂ©rissent, ont pĂ©ri et pĂ©riront par lâincapacitĂ© deleurs pilotes et de leur Ă©quipage, lesquels tĂ©moignent sur les matiĂšres les plusimportantes la plus grande ignorance et, sans rien connaĂźtre Ă la politique,sâimaginent que, de toutes les sciences, câest celle dont ils ont laconnaissance la plus nette et la plus dĂ©taillĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Rien nâest plus vrai.
LâĂTRANGER
XLI. â Et maintenant, parmi ces gouvernements imparfaits, oĂč la vie esttoujours difficile, quel est le moins incommode, et quel est le plusinsupportable ? Nâest-ce pas lĂ ce quâil nous faut voir, bien que cette questionne soit quâaccessoire par rapport Ă notre objet prĂ©sent ? Mais, en somme, il ya peut-ĂȘtre toujours un motif accessoire Ă lâorigine de toutes nos actions.
SOCRATE LE JEUNE
Il faut traiter la question, câest indispensable.
LâĂTRANGER
Eh bien, tu peux dire que des trois gouvernements, le mĂȘme est Ă la fois leplus incommode et le plus aisĂ© Ă supporter.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Rien autre chose, sinon que le gouvernement dâun seul, celui du petitnombre et celui de la multitude sont les trois dont nous avons parlĂ© au dĂ©butde ce dĂ©bat qui nous a submergĂ©s.
SOCRATE LE JEUNE
Câest bien cela.
LâĂTRANGER
Eh bien, divisons-les chacun en deux et faisons-en six, en plaçant à part,comme septiÚme, le gouvernement parfait.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Nous avons dit que le gouvernement dâun seul donnait naissance Ă laroyautĂ© et Ă la tyrannie, le gouvernement du petit nombre Ă lâaristocratie avecson nom dâheureux augure et Ă lâoligarchie, et le gouvernement de lamultitude Ă ce que nous avons appelĂ© du nom unique de dĂ©mocratie ; mais Ă prĂ©sent il nous faut aussi la tenir pour double.
SOCRATE LE JEUNE
Comment donc, et dâaprĂšs quel principe la diviserons-nous ?
LâĂTRANGER
DâaprĂšs le mĂȘme exactement que les autres, eĂ»t-il dĂ©jĂ un double nom25
.En tout cas, on peut commander selon les lois ou au mépris des lois dans cegouvernement, comme dans les autres.
SOCRATE LE JEUNE
On le peut, en effet.
LâĂTRANGER
Au moment oĂč nous Ă©tions Ă la recherche de la vraie constitution, cettedivision Ă©tait sans utilitĂ©, comme nous lâavons montrĂ© prĂ©cĂ©demment. Maismaintenant que nous avons mis Ă part cette constitution parfaite et que nousavons admis la nĂ©cessitĂ© des autres, chacune dâelles se divise en deux,suivant quâelles mĂ©prisent ou respectent la loi.
SOCRATE LE JEUNE
Il le semble, dâaprĂšs ce qui vient dâĂȘtre dit.
LâĂTRANGER
Or la monarchie, liĂ©e par de bonnes rĂšgles Ă©crites que nous appelons lois,est la meilleure de toutes les six ; mais sans lois, elle est incommode et rendlâexistence trĂšs pĂ©nible.
SOCRATE LE JEUNE
On peut le croire.
LâĂTRANGER
Quant au gouvernement du petit nombre, de mĂȘme que peu est un milieuentre un seul et la multitude, regardons-le de mĂȘme comme un milieu entreles deux autres. Pour celui de la multitude, tout y est faible et il ne peut rienfaire de grand, ni en bien, ni en mal, comparativement aux autres, parce quelâautoritĂ© y est rĂ©partie par petites parcelles entre beaucoup de mains. Aussi,de tous ces gouvernements, quand ils sont soumis aux lois, celui-ci est le pire,mais, quand ils sây dĂ©robent, câest le meilleur de tous ; sâils sont tousdĂ©rĂ©glĂ©s, câest en dĂ©mocratie quâil fait le meilleur vivre ; mais, sâils sont bienordonnĂ©s, câest le pire pour y vivre, et câest celui que nous avons nommĂ© enpremier lieu qui, Ă ce point de vue, tient le premier rang et qui vaut le mieux,Ă lâexception du septiĂšme ; car celui-lĂ doit ĂȘtre mis Ă part de tous les autres,comme Dieu est Ă part des hommes.
SOCRATE LE JEUNE
Il semble bien que les choses soient et se passent ainsi, et il faut fairecomme tu dis.
LâĂTRANGER
Alors ceux qui prennent part Ă tous ces gouvernements, Ă lâexception dugouvernement scientifique, doivent ĂȘtre Ă©liminĂ©s, comme nâĂ©tant pas deshommes dâĂtat, mais des partisans ; comme ils sont prĂ©posĂ©s aux plus vainssimulacres, ils ne sont eux-mĂȘmes que des simulacres, et, comme ils sont lesplus grands imitateurs et les plus grands charlatans, ils sont aussi les plusgrands des sophistes.
SOCRATE LE JEUNE
VoilĂ un mot qui semble ĂȘtre sorti juste Ă propos Ă lâadresse des prĂ©tenduspolitiques.
LâĂTRANGER
Oui ; câest vraiment pour nous comme un drame, oĂč lâon voit, ainsi quenous lâavons dit tout Ă lâheure, une bande bruyante de centaures et de satyres,
quâil fallait Ă©carter de la science politique ; et maintenant voilĂ la sĂ©parationfaite, bien quâĂ grand-peine.
SOCRATE LE JEUNE
Apparemment.
LâĂTRANGER
Mais il reste une autre troupe encore plus difficile Ă Ă©carter, parce quâelleest Ă la fois plus Ă©troitement apparentĂ©e Ă la race royale et plus malaisĂ©e Ă reconnaĂźtre. Et il me semble que nous sommes Ă peu prĂšs dans la situation deceux qui Ă©purent lâor.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Ces ouvriers-lĂ commencent par Ă©carter la terre, les pierres et beaucoupdâautres choses ; mais, aprĂšs cette opĂ©ration, il reste mĂȘlĂ©es Ă lâor lessubstances prĂ©cieuses qui lui sont apparentĂ©es et que le feu seul peut ensĂ©parer : le cuivre, lâargent et parfois aussi lâadamas
26, qui, séparés, non sans
peine, par lâaction du feu et diverses Ă©preuves, nous laissent voir ce quâonappelle lâor pur seul et rĂ©duit Ă lui-mĂȘme.
SOCRATE LE JEUNE
Oui, câest bien ainsi, dit-on, que la chose se passe.
LâĂTRANGER
XLII. â Câest dâaprĂšs la mĂȘme mĂ©thode, si je ne me trompe, que nousavons nous-mĂȘmes tout Ă lâheure sĂ©parĂ© de la science politique tout ce qui endiffĂšre, tout ce qui lui est Ă©tranger et sans lien dâamitiĂ© avec elle, et laissĂ© lessciences prĂ©cieuses qui lui sont apparentĂ©es. Tels sont lâart militaire, lajurisprudence et tout cet art de la parole associĂ© Ă la science royale, quipersuade le juste, et gouverne de concert avec elle les affaires de lâĂtat.Maintenant quel serait le moyen le plus aisĂ© de les Ă©liminer et de faire
paraĂźtre nu et seul en lui-mĂȘme celui que nous cherchons ?
SOCRATE LE JEUNE
Il est Ă©vident que câest ce quâil faut essayer de faire par quelque moyen.
LâĂTRANGER
Sâil ne tient quâĂ essayer, nous le dĂ©couvrirons sĂ»rement. Mais il nousfaut recourir Ă la musique pour le bien faire voir. Dis-moi donc.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
Il y a bien, nâest-ce pas, un apprentissage de la musique et en gĂ©nĂ©ral dessciences qui ont pour objet le travail manuel ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Mais dis-moi encore : dĂ©cider sâil faut apprendre ou non telle ou telle deces sciences, ne dirons-nous pas aussi que câest une science qui se rapporte Ă ces sciences mĂȘmes ? ou bien que dirons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE
Nous dirons que câest une science qui se rapporte aux autres.
LâĂTRANGER
Ne conviendrons-nous pas quâelle en diffĂšre ?
SOCRATE LE JEUNE
Si.
LâĂTRANGER
Dirons-nous aussi quâaucune dâelles ne doit commander Ă aucune autre,ou que les premiĂšres doivent commander Ă celle-ci, ou que celle-ci doitprĂ©sider et commander toutes les autres ?
SOCRATE LE JEUNE
Que celle-ci doit commander aux autres.
LâĂTRANGER
Ainsi tu dĂ©clares que câest Ă la science qui dĂ©cide sâil faut ou nonapprendre celle qui est apprise et qui enseigne que nous devons attribuer lecommandement ?
SOCRATE LE JEUNE
Catégoriquement.
LâĂTRANGER
Et celle qui dĂ©cide sâil faut ou non persuader, doit-elle commander Ă cellequi sait persuader ?
SOCRATE LE JEUNE
Sans aucun doute.
LâĂTRANGER
Et maintenant, Ă quelle science attribuerons-nous le pouvoir de persuaderla foule et la populace en leur contant des fables au lieu de les instruire ?
SOCRATE LE JEUNE
Il est clair, je pense, quâil faut lâattribuer Ă la rhĂ©torique.
LâĂTRANGER
Et le pouvoir de dĂ©cider sâil faut faire telle ou telle chose et agir enverscertaines personnes, en employant la persuasion ou la violence, ou sâil faut nerien faire du tout, Ă quelle science lâattribuerons-nous ?
SOCRATE LE JEUNE
Ă celle qui commande Ă lâart de persuader et Ă lâart de dire.
LâĂTRANGER
Et celle-lĂ nâest pas autre, je pense, que la capacitĂ© du politique.
SOCRATE LE JEUNE
Câest fort bien dit.
LâĂTRANGER
Nous avons eu vite fait, ce me semble, de sĂ©parer de la politique cettefameuse rhĂ©torique, en tant quâelle est dâune autre espĂšce, mais subordonnĂ©eĂ elle.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
XLIII. â Et de cette autre facultĂ©, que faut-il en penser ?
SOCRATE LE JEUNE
De quelle faculté ?
LâĂTRANGER
De celle qui sait comment il faut faire la guerre Ă ceux Ă qui nousdĂ©ciderons de la faire. Dirons-nous quâelle est Ă©trangĂšre Ă lâart ou quâellerelĂšve de lâart ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment croire quâelle est Ă©trangĂšre Ă lâart, quand on la voit en actiondans la stratĂ©gie et dans toutes les opĂ©rations de la guerre ?
LâĂTRANGER
Mais celle qui sait et peut dĂ©cider sâil faut faire la guerre ou traiter Ă lâamiable, la regarderons-nous comme diffĂ©rente de la prĂ©cĂ©dente ou comme
identique ?
SOCRATE LE JEUNE
DâaprĂšs ce qui a Ă©tĂ© dit prĂ©cĂ©demment, il faut la regarder commediffĂ©rente.
LâĂTRANGER
Ne dĂ©clarerons-nous pas quâelle commande Ă lâautre, si nous voulonsrester fidĂšles Ă nos affirmations prĂ©cĂ©dentes ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest mon avis.
LâĂTRANGER
Mais Ă cet art si savant et si important quâest lâart de la guerre en sonensemble, quel autre art nous aviserons-nous de lui donner pour maĂźtre, sinonle vĂ©ritable art politique ?
SOCRATE LE JEUNE
Nous ne lui en donnerons pas dâautre.
LâĂTRANGER
Nous nâadmettrons donc pas que la science des gĂ©nĂ©raux soit la sciencepolitique, puisquâelle est Ă son service ?
SOCRATE LE JEUNE
II nây a pas dâapparence.
LâĂTRANGER
Allons maintenant, examinons aussi la puissance des magistrats, quand ilsrendent des jugements droits.
SOCRATE LE JEUNE
TrĂšs volontiers.
LâĂTRANGER
Va-t-elle donc plus loin quâĂ juger les contrats, dâaprĂšs toutes les loisexistantes quâelle a reçues du roi lĂ©gislateur, et Ă dĂ©clarer, en se rĂ©glant surelles, ce qui a Ă©tĂ© classĂ© comme juste ou comme injuste, montrant commevertu particuliĂšre que ni les prĂ©sents, ni la crainte, ni la pitiĂ©, ni non plus lahaine, ni lâamitiĂ© ne peuvent la gagner et la rĂ©soudre Ă trancher les diffĂ©rendsdes parties contrairement Ă lâordre Ă©tabli par le lĂ©gislateur ?
SOCRATE LE JEUNE
Non, son action ne va guĂšre au-delĂ de ce que tu as dit.
LâĂTRANGER
Nous voyons donc que la force des juges nâest point la force royale, maisla gardienne des lois et la servante de la royautĂ©.
SOCRATE LE JEUNE
Il le semble.
LâĂTRANGER
Constatons donc, aprĂšs avoir examinĂ© toutes les sciences prĂ©citĂ©es,quâaucune dâelles ne nous est apparue comme Ă©tant la science politique ; carla science vĂ©ritablement royale ne doit pas agir elle-mĂȘme, mais commanderĂ celles qui sont capables dâagir ; elle connaĂźt les occasions favorables oudĂ©favorables pour commencer et mettre en train les plus grandes entreprisesdans les citĂ©s ; câest aux autres Ă exĂ©cuter ce quâelle prescrit.
SOCRATE LE JEUNE
Câest juste.
LâĂTRANGER
Ainsi les sciences que nous avons passĂ©es en revue tout Ă lâheure ne secommandent ni les unes aux autres, ni Ă elles-mĂȘmes, mais chacune dâelles,ayant sa sphĂšre dâactivitĂ© particuliĂšre, a reçu justement un nom particuliercorrespondant Ă sa fonction propre.
SOCRATE LE JEUNE
Il le semble du moins.
LâĂTRANGER
Mais celle qui commande Ă toutes ces sciences et qui veille aux lois et Ă tous les intĂ©rĂȘts de lâĂtat, en tissant tout ensemble de la maniĂšre la plusparfaite, nous avons tout Ă fait le droit, ce me semble, pour dĂ©signer dâunnom comprĂ©hensif son pouvoir sur la communautĂ©, de lâappeler politique.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
XLIV. â Or çà , ne voudrions-nous pas expliquer la politique Ă son toursur le modĂšle du tissage, Ă prĂ©sent que tous les genres de sciences contenusdans la citĂ© sont devenus clairs pour nous ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui, nous le voulons, et mĂȘme fortement.
LâĂTRANGER
Nous avons donc, ce me semble, Ă expliquer de quelle nature est le tissageroyal, comment il entrecroise les fils et quel est le tissu quâil nous fournit.
SOCRATE LE JEUNE
Ăvidemment.
LâĂTRANGER
Certes, câest une chose difficile que nous sommes obligĂ©s dâexposer, Ă ceque je vois.
SOCRATE LE JEUNE
Il nâen faut pas moins le faire.
LâĂTRANGER
Quâune partie de la vertu diffĂšre, en un sens, dâune autre espĂšce de lavertu, cette assertion donne aisĂ©ment prise aux disputeurs qui sâappuient surles opinions de la multitude.
SOCRATE LE JEUNE
Je ne comprends pas.
LâĂTRANGER
Je reprends dâune autre façon. Je suppose que tu regardes le couragecomme une partie de la vertu.
SOCRATE LE JEUNE
Certainement.
LâĂTRANGER
Et la tempérance comme différente du courage, mais comme étantpourtant une partie de la vertu aussi bien que lui.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Eh bien, sur ces vertus, il faut oser dire une chose qui surprendra.
SOCRATE LE JEUNE
Laquelle ?
LâĂTRANGER
Câest quâelles sont, en un sens, violemment ennemies lâune de lâautre etforment deux factions contraires dans beaucoup dâĂȘtres oĂč elles se trouvent.
SOCRATE LE JEUNE
Que veux-tu dire ?
LâĂTRANGER
Une chose absolument contraire Ă ce quâon dit dâhabitude ; car onsoutient, nâest-ce pas ? que toutes les parties de la vertu sont amies les unesdes autres.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Examinons donc avec une grande attention si la chose est aussi simplequâon le dit, ou si dĂ©cidĂ©ment il nây a pas quelquâune dâelles qui soit endĂ©saccord avec ses sĆurs.
SOCRATE LE JEUNE
Soit ; mais explique comment il faut conduire cet examen.
LâĂTRANGER
Il faut chercher en toutes choses ce que nous appelons beau, mais quenous rangeons en deux espĂšces opposĂ©es lâune Ă lâautre.
SOCRATE LE JEUNE
Explique-toi encore plus clairement.
LâĂTRANGER
La vivacitĂ© et la vitesse, soit dans le corps, soit dans lâesprit, soit danslâĂ©mission de la voix, quâon les considĂšre en ces objets mĂȘmes ou dans lesimages quâen produisent par lâimitation la musique et la peinture, sont-ce lĂ des qualitĂ©s que tu aies jamais louĂ©es toi-mĂȘme ou que tu aies entendu louerpar un autre en ta prĂ©sence ?
SOCRATE LE JEUNE
Bien certainement.
LâĂTRANGER
Te rappelles-tu aussi comment on sây prend pour louer chacune de ceschoses ?
SOCRATE LE JEUNE
Pas du tout.
LâĂTRANGER
Serais-je capable de tâexpliquer par des paroles comment je lâentends ?
SOCRATE LE JEUNE
Pourquoi pas ?
LâĂTRANGER
Tu as lâair de croire que câest une chose facile. Quoi quâil en soit,examinons-la dans les genres contraires. Souvent et en beaucoup dâactions,chaque fois que nous admirons la vitesse, la force, la vivacitĂ© de la pensĂ©e etdu corps, et de la voix aussi, nous nous servons pour louer ces qualitĂ©s dâunseul mot, celui de force.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Nous disons vif et fort, vite et fort, vĂ©hĂ©ment et fort ; et, en tout cas, câesten appliquant Ă toutes ces qualitĂ©s lâĂ©pithĂšte commune que je viensdâĂ©noncer, que nous exprimons leur Ă©loge.
SOCRATE LE JEUNE
Oui.
LâĂTRANGER
Mais quoi ! Nâavons-nous pas souvent louĂ© dans beaucoup dâactionslâespĂšce de tranquillitĂ© avec laquelle elles se font ?
SOCRATE LE JEUNE
Oui, et vivement mĂȘme.
LâĂTRANGER
Or nâest-ce pas en nous servant dâexpressions contraires aux prĂ©cĂ©dentesque nous exprimons notre Ă©loge ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Toutes les fois que nous appelons calmes et sages les ouvrages de lâespritqui excitent notre admiration, que nous louons des actions lentes et douces,des sons coulants et graves, et tous les mouvements rythmiques et tous lesarts en gĂ©nĂ©ral qui usent dâune lenteur opportune, ce nâest pas le terme defort, mais celui de rĂ©glĂ© que nous appliquons Ă tout cela.
SOCRATE LE JEUNE
Câest parfaitement exact.
LâĂTRANGER
Par contre, toutes les fois que ces deux genres de qualités se manifestenthors de propos, nous changeons de langage et nous les critiquons, les unesaussi bien que les autres, en leur appliquant des noms opposés.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Quand les choses dont nous parlons deviennent plus vives quâil neconvient et apparaissent trop rapides et trop dures, nous les appelonsviolentes et extravagantes ; si elles sont trop graves, trop lentes et tropdouces, nous les appelons lĂąches et indolentes, et presque toujours ces genresopposĂ©s, la modĂ©ration et la force, se montrent Ă nous comme des idĂ©esrangĂ©es en deux partis hostiles, et qui ne se mĂȘlent pas dans les actes oĂč ellesse rĂ©alisent. Enfin nous verrons que ceux qui portent ces qualitĂ©s dans leurs
Ăąmes ne sâaccordent pas entre eux, si nous voulons les suivre.
SOCRATE LE JEUNE
XLV. â En quoi sont-ils en dĂ©saccord, selon toi ?
LâĂTRANGER
En tout ce que nous venons de dire et probablement aussi en beaucoupdâautres choses. Jâimagine que, suivant leur parentĂ© avec lâune ou lâautreespĂšce, ils louent certaines choses comme des qualitĂ©s qui leur sont propres,et blĂąment les qualitĂ©s opposĂ©es, parce quâelles leur sont Ă©trangĂšres, et câestainsi quâils arrivent Ă se haĂŻr cruellement Ă propos dâune foule de choses.
SOCRATE LE JEUNE
Câest ce qui me semble.
LâĂTRANGER
Cependant cette opposition des deux espĂšces dâesprits nâest quâun jeu,mais dans les affaires de haute importance, elle devient la plus dĂ©testablemaladie qui puisse affliger les Ătats.
SOCRATE LE JEUNE
De quelles affaires parles-tu ?
LâĂTRANGER
Naturellement, de celles qui regardent toute la conduite de la vie. Ceuxqui sont dâun naturel extrĂȘmement modĂ©rĂ© sont disposĂ©s Ă mener une vietoujours paisible ; ils font leurs affaires tout seuls et par eux-mĂȘmes ; ils sontĂ©galement pacifiques envers tout le monde dans leur propre citĂ©, et Ă lâĂ©garddes citĂ©s Ă©trangĂšres ils sont de mĂȘme prĂȘts Ă tout pour conserver la paix. Enpoussant cet amour au-delĂ des bornes raisonnables, ils deviennentinconsciemment, quand ils peuvent satisfaire leurs goĂ»ts, incapables de fairela guerre ; ils inspirent Ă la jeunesse les mĂȘmes dispositions et sont Ă la mercidu premier agresseur. Aussi en peu dâannĂ©es eux, leurs enfants et la citĂ© toutentiĂšre ont glissĂ© insensiblement de la libertĂ© dans lâesclavage.
SOCRATE LE JEUNE
Câest une dure et terrible expĂ©rience.
LâĂTRANGER
Que dirons-nous de ceux qui inclinent plutĂŽt vers la force ? Ne poussent-ils pas sans cesse leur pays Ă quelque guerre, par suite de leur passion tropviolente pour ce genre de vie, et, Ă force de lui susciter de puissants ennemis,nâarrivent-ils pas Ă ruiner totalement leur patrie ou Ă la rendre esclave etsujette de ses ennemis ?
SOCRATE LE JEUNE
Cela se voit aussi.
LâĂTRANGER
Comment donc ne pas avouer dans ces conditions que ces deux genresdâesprits sont toujours Ă lâĂ©gard lâun de lâautre en Ă©tat de haine violente etdâhostilitĂ© profonde ?
SOCRATE LE JEUNE
Impossible de ne pas lâavouer.
LâĂTRANGER
Et maintenant, nâavons-nous pas trouvĂ© ce que nous cherchions encommençant, que certaines parties importantes de la vertu sont naturellementopposĂ©es les unes aux autres et produisent les mĂȘmes oppositions dans ceuxoĂč elles se rencontrent ?
SOCRATE LE JEUNE
Il semble bien.
LâĂTRANGER
Maintenant voyons ceci.
SOCRATE LE JEUNE
Quoi ?
LâĂTRANGER
XLVI. â Si, parmi les sciences qui combinent, il en est une qui, de proposdĂ©libĂ©rĂ©, compose lâun quelconque de ses ouvrages, si humble quâil soit,aussi bien de mauvais que de bons Ă©lĂ©ments, ou si toute science, au contraire,ne rejette pas invariablement, autant quâelle peut, les Ă©lĂ©ments mauvais, pourprendre les Ă©lĂ©ments convenables et bons, et, les rĂ©unissant tous ensemble,quâils soient ou non semblables, en fabriquer une Ćuvre qui ait une propriĂ©tĂ©et un caractĂšre unique.
SOCRATE LE JEUNE
Le doute nâest pas possible.
LâĂTRANGER
Il en est de mĂȘme de la politique, si elle est, comme nous le voulons,conforme Ă la nature : il nâest pas Ă craindre quâelle consente jamais Ă formerun Ătat dâhommes indiffĂ©remment bons ou mauvais. Il est, au contraire, bienĂ©vident quâelle commencera par les soumettre Ă lâĂ©preuve du jeu ; puis,lâĂ©preuve terminĂ©e, elle les confiera Ă des hommes capables de les instruire etde servir ses intentions ; mais elle gardera elle-mĂȘme le commandement et lasurveillance, tout comme lâart du tisserand commande et surveille, en lessuivant pas Ă pas, les cardeurs et ceux qui prĂ©parent les autres matĂ©riaux envue du tissage, montrant Ă chacun comment il doit exĂ©cuter les besognes quâiljuge propres Ă son tissage.
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Câest exactement ainsi, ce me semble, que la science royale procĂ©dera Ă lâĂ©gard de ceux qui sont chargĂ©s par la loi de lâinstruction et de lâĂ©ducation.Gardant pour elle-mĂȘme la fonction de surveillante, elle ne leur permettraaucun exercice qui nâaboutisse Ă former des caractĂšres propres au mĂ©langequâelle veut faire et leur recommandera de ne rien enseigner que dans ce but.
Et sâil en est qui ne puissent se former comme les autres Ă des mĆurs forteset sages, et Ă toutes les autres qualitĂ©s qui tendent Ă la vertu, et quâun naturelfougueux et pervers pousse Ă lâathĂ©isme, Ă la violence et Ă lâinjustice, ellesâen dĂ©barrasse en les mettant Ă mort, en les exilant, en leur infligeant lespeines les plus infamantes.
SOCRATE LE JEUNE
On dit en effet que câest ainsi quâelle procĂšde.
LâĂTRANGER
Ceux qui se vautrent dans lâignorance et la bassesse grossiĂšre, elle lesattache au joug de la servitude.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs juste.
LâĂTRANGER
Pour les autres, ceux dont la nature est capable de se former parlâĂ©ducation aux vertus gĂ©nĂ©reuses, et de se prĂȘter Ă un mĂ©lange mutuelcombinĂ© avec art, sâils sont plutĂŽt portĂ©s vers la force, elle assimile dans sapensĂ©e leur caractĂšre ferme au fil de la chaĂźne ; sâils inclinent vers lamodĂ©ration, elle les assimile, pour reprendre notre image, au fil souple etmou de la trame, et, comme ces natures sont de tendances opposĂ©es, ellesâefforce de les lier ensemble et de les entrecroiser de la façon suivante.
SOCRATE LE JEUNE
De quelle façon ?
LâĂTRANGER
Elle assemble dâabord, suivant leur parentĂ©, la partie Ă©ternelle de leur Ăąmeavec un fil divin, et, aprĂšs la partie divine, la partie animale avec des filshumains.
SOCRATE LE JEUNE
Quâentends-tu encore par lĂ ?
LâĂTRANGER
XLVII. â Quand lâopinion rĂ©ellement vraie et ferme sur le beau, le juste,le bien, et leurs contraires, se forme dans les Ăąmes, je dis que câest quelquechose de divin qui naĂźt dans une race dĂ©moniaque.
SOCRATE LE JEUNE
Il convient en effet de le dire.
LâĂTRANGER
Or ne savons-nous pas quâil nâappartient quâau politique et au sagelĂ©gislateur de pouvoir imprimer cette opinion chez ceux qui ont reçu unebonne Ă©ducation, ceux dont nous parlions tout Ă lâheure ?
SOCRATE LE JEUNE
Câest en tout cas vraisemblable.
LâĂTRANGER
Quant à celui qui est incapable de le faire, gardons-nous, Socrate, de luiappliquer jamais les noms que nous cherchons en ce moment à définir.
SOCRATE LE JEUNE
Câest trĂšs juste.
LâĂTRANGER
Mais, si une Ăąme forte saisit ainsi la vĂ©ritĂ©, ne sâadoucit-elle pas et neserait-elle pas parfaitement disposĂ©e Ă communier avec la justice, et si ellenâa pas saisi la vĂ©ritĂ©, nâinclinera-t-elle pas plutĂŽt vers un naturel sauvage ?
SOCRATE LE JEUNE
Il nâen saurait ĂȘtre autrement.
LâĂTRANGER
Et le caractĂšre modĂ©rĂ© ne devient-il pas, en participant Ă ces opinionsvraies, rĂ©ellement tempĂ©rĂ© et sage, autant du moins quâon peut lâĂȘtre dans un
Ătat, tandis que, sâil ne participe point Ă ces opinions dont nous parlons, ilacquiert Ă trĂšs juste titre une honteuse rĂ©putation de niaiserie ?
SOCRATE LE JEUNE
Parfaitement.
LâĂTRANGER
Ne faut-il pas affirmer quâun tissu et un lien qui unit les mĂ©chants entreeux, ou les bons avec les mĂ©chants, nâest jamais durable, et quâaucunescience ne saurait songer sĂ©rieusement Ă sâen servir pour de tels gens ?
SOCRATE LE JEUNE
Comment le pourrait-elle ?
LâĂTRANGER
Que câest seulement chez les hommes qui sont nĂ©s avec un caractĂšregĂ©nĂ©reux et qui ont reçu une Ă©ducation conforme Ă la nature que les lois fontnaĂźtre ce lien, que câest pour eux que lâart en fait un remĂšde, et que câest,comme nous lâavons dit, le lien vraiment divin qui unit ensemble des partiesde la vertu qui sont naturellement dissemblables et divergent en senscontraire.
SOCRATE LE JEUNE
Câest exactement vrai.
LâĂTRANGER
Quant aux autres liens, qui sont purement humains, une fois que ce liendivin existe, il nâest pas bien difficile ni de les concevoir, ni, les ayantconçus, de les rĂ©aliser.
SOCRATE LE JEUNE
Comment, et quels sont-ils ?
LâĂTRANGER
Ceux que lâon forme en se mariant dâun Ătat dans un autre, en Ă©changeant
des enfants et, entre particuliers, en établissant des filles ou en contractant desmariages. La plupart des gens contractent ces unions dans des conditionsdéfavorables à la procréation des enfants.
SOCRATE LE JEUNE
Comment cela ?
LâĂTRANGER
Ceux qui, en pareille affaire, cherchent lâargent et la puissance, mĂ©ritent-ils seulement quâon prenne la peine de les blĂąmer ?
SOCRATE LE JEUNE
Pas du tout.
LâĂTRANGER
XLVIII. â Il vaut mieux parler de ceux qui se prĂ©occupent de la race etvoir sâil y a quelque chose Ă redire Ă leur conduite.
SOCRATE LE JEUNE
Il semble en effet que cela vaut mieux.
LâĂTRANGER
Le fait est quâil nây a pas une ombre de raison droite dans leur conduite :ils ne cherchent que la commoditĂ© immĂ©diate ; ils font beau visage Ă leurspareils, et ils nâaiment pas ceux qui ne leur ressemblent pas ; car ils obĂ©issentavant tout Ă leur antipathie.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
Les modĂ©rĂ©s recherchent des gens de leur humeur, et câest parmi euxquâils prennent femme, sâils le peuvent, et Ă eux quâils donnent leurs filles enmariage. Ceux de la race Ă©nergique font de mĂȘme : ils recherchent une naturesemblable Ă la leur, alors que lâune et lâautre race devraient faire tout le
contraire.
SOCRATE LE JEUNE
Comment et pourquoi ?
LâĂTRANGER
Parce que la nature du tempĂ©rament fort est telle que, lorsquâil sereproduit pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations sans se mĂ©langer au tempĂ©rĂ©, il finit,aprĂšs avoir Ă©tĂ© dâabord Ă©clatant de vigueur, par dĂ©gĂ©nĂ©rer en vĂ©ritablesfureurs.
SOCRATE LE JEUNE
Câest vraisemblable.
LâĂTRANGER
Dâun autre cĂŽtĂ©, lâĂąme qui est trop pleine de rĂ©serve et qui ne sâallie pas Ă une mĂąle audace, aprĂšs sâĂȘtre transmise ainsi pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations,devient nonchalante Ă lâexcĂšs et finit par devenir entiĂšrement paralysĂ©e.
SOCRATE LE JEUNE
Cela encore est vraisemblable.
LâĂTRANGER
VoilĂ les liens dont je disais quâils ne sont pas du tout difficiles Ă former,pourvu que ces deux races aient la mĂȘme opinion sur le beau et sur le bien.Car toute la tĂąche du royal tisserand, et il nâen a pas dâautre, câest de ne paspermettre le divorce entre les caractĂšres tempĂ©rĂ©s et les caractĂšres Ă©nergiques,de les ourdir ensemble, au contraire, par des opinions communes, deshonneurs, des renommĂ©es, des gages Ă©changĂ©s entre eux, pour en composerun tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur confĂ©rer toujours encommun les charges de lâĂtat.
SOCRATE LE JEUNE
Comment ?
LâĂTRANGER
En choisissant, lĂ oĂč il ne faut quâun seul chef, un homme qui rĂ©unisseces deux caractĂšres, et lĂ oĂč il en faut plusieurs, en faisant leur part Ă chacundâeux. Les chefs dâhumeur tempĂ©rĂ©e sont, en effet, trĂšs circonspects, justes etconservateurs ; mais il leur manque le mordant et lâactivitĂ© hardie et prompte.
SOCRATE LE JEUNE
Il semble en effet que cela aussi est vrai.
LâĂTRANGER
Les hommes Ă©nergiques, Ă leur tour, sont infĂ©rieurs Ă ceux-lĂ du cĂŽtĂ© de lajustice et de la circonspection, mais ils leur sont supĂ©rieurs par la hardiessedans lâaction. Aussi est-il impossible que tout aille bien dans les citĂ©s pour lesparticuliers et pour lâĂtat, si ces deux caractĂšres ne sây trouvent pas rĂ©unis.
SOCRATE LE JEUNE
Câest incontestable.
LâĂTRANGER
Disons alors que le but de lâaction politique, qui est le croisement descaractĂšres forts et des caractĂšres modĂ©rĂ©s dans un tissu rĂ©gulier, est atteint,quand lâart royal, les unissant en une vie commune par la concorde etlâamitiĂ©, aprĂšs avoir ainsi formĂ© le plus magnifique et le meilleur des tissus,en enveloppe dans chaque citĂ© tout le peuple, esclaves et hommes libres, etles retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien nĂ©gliger dece qui regarde le bonheur de la citĂ©.
SOCRATE
Tu nous as parfaitement dĂ©fini, Ă son tour, Ă©tranger, lâhomme royal etlâhomme politique.
Notes
[â1]* Dans le PhĂšdre, Platon reprĂ©sente lâĂąme comme un cocher (le Ï ÎżÏÏ) qui conduit un
attelage de deux chevaux, lâun (le ÎžÏ ÎŒÏÏ) obĂ©issant et gĂ©nĂ©reux, lâautre (lâÎÏÎčÎžÏ ÎŒÎ·ÏÎčÏÏÏ ) indocileet rĂ©tif.
[â2]* P.-M. Schuhl, Sur le mythe politique (Revue de MĂ©taphysique et de Morale, XXXIV,
1932), pense que Platon a en vue un appareil reprĂ©sentant les mouvements du ciel, bien Ă©quilibrĂ©et mobile sur un pivot. Cet appareil est suspendu par un fil Ă un crochet. Quand on le fait tourner,le fil se tord ; si on cesse de le faire tourner, le fil se dĂ©tord et lâappareil tourne en sens inverseassez longtemps, parce que sa masse est Ă©quilibrĂ©e sur un pivot trĂšs petit.
[â3]ThĂ©odore Ă©tait de CyrĂšne, en Libye, et câest dans une oasis de Libye que Jupiter Ammon
avait son oracle.
[â4]Ainsi le portrait du sophiste est Ă peine achevĂ© que ThĂ©odore prie lâĂ©tranger de continuer
par celui du politique ou du philosophe. Les deux dialogues sont donc censĂ©s avoir Ă©tĂ© tenus sansinterruption le mĂȘme jour.
[â5]Il y avait en effet des mĂ©decins publics, choisis par lâassemblĂ©e du peuple parmi les
hommes libres et appointĂ©s par lâĂtat.
[â6]Pline (H. N., XXX, 3) parle de poissons apprivoisĂ©s, mais sans rien dire des Ăgyptiens ni
des Perses.
[â7]Il faut se rappeler que les anciens mathĂ©maticiens grecs rĂ©solvaient les problĂšmes
dâarithmĂ©tique au moyen de figures gĂ©omĂ©trique. Ătant donnĂ© un carrĂ© dont le cĂŽtĂ© mesure 1pied câest-Ă -dire 1 pied carrĂ©, la longueur de la diagonale sera â2, et le carrĂ© construit sur cettediagonale â22, câest-Ă -dire un carrĂ© de deux pieds.
[â8]LâĂ©tranger sâamuse Ă jouer sur lâexpression carrĂ© de deux pieds : lâhomme Ă©tant un animal Ă
deux pieds, il le compare Ă la diagonale du carrĂ© de lâunitĂ©, â2, et, comme les quadrupĂšdes ontdeux fois deux pieds, il les compare Ă la diagonale du carrĂ© construit sur cette diagonale, soitdeux fois deux pieds.
[â9]Ce passage est obscur. On pense que lâĂȘtre en question est le cochon, et que lâĂ©pithĂšte de
« noble » est ironique.
[â10]Voyez le Sophiste, 227 b.
[â11]Câest sans doute ce passage qui a donnĂ© lieu Ă la plaisanterie de DiogĂšne le Cynique,
rapportĂ©e par DiogĂšne LaĂ«rce, dans la notice quâil lui a consacrĂ©e : « Platon ayant dĂ©finilâhomme un animal Ă deux pieds sans plumes, et lâauditoire lâayant approuvĂ©, DiogĂšne apportadans son Ă©cole un coq plumĂ© et dit : âVoilĂ lâhomme selon Platon.â » (Vie, doctrines et sentencesdes philosophes illustres, tome deuxiĂšme, traduction Genaille.)
[â12]Câest-Ă -dire lâaccouplement de trois idĂ©es exprimĂ©es par trois mots : ÎłÎ”Ï ÎÏΔÏÏ , ÎŹÎŒÎ”ÎčÏÏÎżÏ ,
Ï ÎżÎŒÎ”Ï ÏÎčÏηÏ.
[â13]La rĂ©capitulation est incomplĂšte : Platon a omis la division en animaux sauvages et
apprivoisés, et la division en animaux aquatiques et animaux de terre ferme.
[â14]Pour venger sur les PĂ©lopides le meurtre de son fils Myrtilos, HermĂšs fit naĂźtre dans les
troupeaux dâAtrĂ©e un agneau Ă toison dâor. Se voyant disputer le trĂŽne par son frĂšre Thyeste,AtrĂ©e promit de montrer cet agneau, comme un signe de la faveur des dieux. Mais Thyestepersuada AĂ©rope, femme dâAtrĂ©e, de lui donner lâagneau, et AtrĂ©e aurait perdu son royaume, siZeus, qui Ă©tait pour lui, nâavait pas manifestĂ© sa faveur par un autre signe, en faisant rĂ©trograderle soleil et les plĂ©iades du couchant Ă lâorient. Telle est la forme de la lĂ©gende quâon trouve dansune scolie de lâOreste dâEuripide, v. 990 sqq. DâaprĂšs une autre tradition, câest aprĂšs le festin oĂčAtrĂ©e servit Ă Thyeste les corps de ses enfants, que le soleil recula dâhorreur.
[â15]Voyez HĂ©siode, ThĂ©ogonie, 126-187.
[â16]P. M. Schuhl pense que Platon songeait à « un appareil reprĂ©sentant le mouvement du ciel,
bien équilibré et mobile sur un pivot ».
[â17]Ces autres rĂ©volutions sont celles que fait le soleil aux solstices.
[â18]Cf. Lois, 713 c-d, oĂč les mĂȘmes idĂ©es se retrouvent.
[â19]La compagne des travaux dâHĂšphaĂŻstos est AthĂ©na.
[â20]Ces divinitĂ©s sont DĂšmĂšter et Dionysos, dont lâune donna aux hommes le blĂ©, lâautre le vin.
Platon reprend dans ce paragraphe les idées déjà exprimées par Protagoras dans le dialogue de cenom (319 c-322 b).
[â21]Ce roi dĂ©signĂ© par le sort est lâarchonte-roi, qui avait la charge des cĂ©rĂ©monies religieuses et
des sacrifices que célébraient anciennement les rois.
[â22]Citation dâHomĂšre, Iliade, XI, 514.
[â23]Les anciennes lois dâAthĂšnes Ă©taient gravĂ©es sur des tables formant une sorte de pyramide Ă
trois cÎtés et tournant sur un pivot.
[â24]Tout ce passage est une allusion claire aux accusations portĂ©es contre Socrate par MĂ©lĂštos,
Anytos et Lycon.
[â25]Platon semble contredire ici ce quâil a dit 292 a, que la dĂ©mocratie nâa quâun nom. Câest
seulement Ă lâĂ©poque de Polybe quâon la dĂ©signe par ochlocratie, quand elle sâexerce au mĂ©prisdes lois. Mais lâexpression employĂ©e par Platon : « On nâa pas lâhabitude de rien changer Ă sonnom » semble laisser croire que quelques-uns avaient dĂ©jĂ trouvĂ© un second nom pour dĂ©signerla dĂ©mocratie dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e en dĂ©magogie.
[â26]On se demande ce quâest cet adamas. On a pensĂ© que câĂ©tait lâhĂ©matite ou le platine.