Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

189

Transcript of Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Page 1: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr
Page 2: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

PlatonLe Politique

[ou De la royauté ; genre logique]

Traduction, notices et notespar

Émile Chambry

Édition de rĂ©fĂ©rence :Garnier-Flammarion.

Page 3: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Notice sur la vie de Platon

Platon naquit Ă  AthĂšnes en l’an 428-427 av. J.-C. dans le dĂšme deCollytos. D’aprĂšs DiogĂšne LaĂ«rce, son pĂšre Ariston descendait de Codros. SamĂšre PĂ©rictionĂš, sƓur de Charmide et cousine germaine de Critias, le tyran,descendait de DropidĂšs, que DiogĂšne LaĂ«rce donne comme un frĂšre de Solon.Platon avait deux frĂšres aĂźnĂ©s, Adimante et Glaucon, et une sƓur, PotonĂš, quifut la mĂšre de Speusippe. Son pĂšre Ariston dut mourir de bonne heure ; car samĂšre se remaria avec son oncle Pyrilampe, dont elle eut un fils, Antiphon.Quand Platon mourut, il ne restait plus de la famille qu’un enfant, Adimante,qui Ă©tait sans doute le petit-fils de son frĂšre. Platon l’institua son hĂ©ritier, etnous le retrouvons membre de l’AcadĂ©mie sous XĂ©nocrate ; la famille dePlaton s’éteignit probablement avec lui ; car on n’en entend plus parler.

La coutume voulait qu’un enfant portĂąt le nom de son grand-pĂšre, etPlaton aurait dĂ» s’appeler comme lui AristoclĂšs. Pourquoi lui donna-t-on lenom de Platon, d’ailleurs commun Ă  cette Ă©poque ? DiogĂšne LaĂ«rce rapportequ’il lui fut donnĂ© par son maĂźtre de gymnastique Ă  cause de sa taille ; maisd’autres l’expliquent par d’autres raisons. La famille possĂ©dait un domaineprĂšs de KĂ©phisia, sur le CĂ©phise, oĂč l’enfant apprit sans doute Ă  aimer lecalme des champs, mais il dut passer la plus grande partie de son enfance Ă  laville pour les besoins de son Ă©ducation. Elle fut trĂšs soignĂ©e, comme ilconvenait Ă  un enfant de haute naissance. Il apprit d’abord Ă  honorer lesdieux et Ă  observer les rites de la religion, comme on le faisait dans toutebonne maison d’AthĂšnes, mais sans mysticisme, ni superstition d’aucunesorte. Il gardera toute sa vie ce respect de la religion et l’imposera dans sesLois. Outre la gymnastique et la musique, qui faisaient le fond de l’éducationathĂ©nienne, on prĂ©tend qu’il Ă©tudia aussi le dessin et la peinture. Il fut initiĂ© Ă la philosophie par un disciple d’HĂ©raclite, Cratyle, dont il a donnĂ© le nom Ă un de ses traitĂ©s. Il avait de grandes dispositions pour la poĂ©sie. TĂ©moin dessuccĂšs d’Euripide et d’Agathon, il composa lui aussi des tragĂ©dies, despoĂšmes lyriques et des dithyrambes.

Vers l’ñge de vingt ans, il rencontra Socrate. Il brĂ»la, dit-on, ses tragĂ©dies,et s’attacha dĂšs lors Ă  la philosophie. Socrate s’était dĂ©vouĂ© Ă  enseigner la

Page 4: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

vertu Ă  ses concitoyens : c’est par la rĂ©forme des individus qu’il voulaitprocurer le bonheur de la citĂ©. Ce fut aussi le but que s’assigna Platon, car, Ă l’exemple de son cousin Critias et de son oncle Charmide, il songeait Ă  selancer dans la carriĂšre politique ; mais les excĂšs des Trente lui firent horreur.Quand Thrasybule eut rĂ©tabli la constitution dĂ©mocratique, il se sentit denouveau, quoique plus mollement, pressĂ© de se mĂȘler des affaires de l’État.La condamnation de Socrate l’en dĂ©goĂ»ta. Il attendit en vain une amĂ©liorationdes mƓurs politiques ; enfin, voyant que le mal Ă©tait incurable, il renonça Ă prendre part aux affaires ; mais le perfectionnement de la citĂ© n’en demeurapas moins sa grande prĂ©occupation, et il travailla plus que jamais Ă  prĂ©parerpar ses ouvrages un Ă©tat de choses oĂč les philosophes, devenus lesprĂ©cepteurs et les gouverneurs de l’humanitĂ©, mettraient fin aux maux dontelle est accablĂ©e.

Il Ă©tait malade lorsque Socrate but la ciguĂ«, et il ne put assister Ă  sesderniers moments. AprĂšs la mort de son maĂźtre, il se retira Ă  MĂ©gare, prĂšsd’Euclide et de Terpsion, comme lui disciples de Socrate. Il dut ensuiterevenir Ă  AthĂšnes et servir, comme ses frĂšres, dans la cavalerie. Il prit, dit-on,part aux campagnes de 395 et de 394, dans la guerre dite de Corinthe. Il n’ajamais parlĂ© de ses services militaires, mais il a toujours prĂ©conisĂ© lesexercices militaires pour dĂ©velopper la vigueur.

Le dĂ©sir de s’instruire le poussa Ă  voyager. Vers 390, il se rendit enÉgypte, emmenant une cargaison d’huile pour payer son voyage. Il y vit desarts et des coutumes qui n’avaient pas variĂ© depuis des milliers d’annĂ©es.C’est peut-ĂȘtre au spectacle de cette civilisation fidĂšle aux antiques traditionsqu’il en vint Ă  penser que les hommes peuvent ĂȘtre heureux en demeurantattachĂ©s Ă  une forme immuable de vie, que la musique et la poĂ©sie n’ont pasbesoin de crĂ©ations nouvelles, qu’il suffit de trouver la meilleure constitutionet qu’on peut forcer les peuples Ă  s’y tenir.

D’Égypte, il se rendit Ă  CyrĂšne, oĂč il se mit Ă  l’école du mathĂ©maticienThĂ©odore, dont il devait faire un des interlocuteurs du ThĂ©Ă©tĂšte. De CyrĂšne, ilpassa en Italie, oĂč il se lia d’amitiĂ© avec les pythagoriciens Philolaos,Archytas et TimĂ©e. Il n’est pas sĂ»r que ce soit Ă  eux qu’il ait pris sa croyanceĂ  la migration des Ăąmes ; mais il leur doit l’idĂ©e de l’éternitĂ© de l’ñme, quidevait devenir la pierre angulaire de sa philosophie ; car elle lui fournit lasolution du problĂšme de la connaissance. Il approfondit aussi parmi eux ses

Page 5: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

connaissances en arithmĂ©tique, en astronomie et en musique.D’Italie, il se rendit en Sicile. Il vit Catane et l’Etna. À Syracuse, il assista

aux farces populaires et acheta le livre de Sophron, auteur de farces en prose.Il fut reçu Ă  la cour de Denys comme un Ă©tranger de distinction et il gagna Ă la philosophie Dion, beau-frĂšre du tyran. Mais il ne s’accorda pas longtempsavec Denys, qui le renvoya sur un vaisseau en partance pour Égine, alorsennemie d’AthĂšnes. Si, comme on le rapporte, il le livra au LacĂ©dĂ©monienPollis, c’était le livrer Ă  l’ennemi. Heureusement il y avait alors Ă  Égine unCyrĂ©nĂ©en, AnnikĂ©ris, qui reconnut Platon et le racheta pour vingt mines.Platon revint Ă  AthĂšnes, vraisemblablement en 388. Il avait quarante ans.

La guerre durait encore ; mais elle allait se terminer l’annĂ©e suivante parla paix d’Antalkidas. À ce moment, Euripide Ă©tait mort et n’avait pas eu desuccesseur digne de lui. Aristophane venait de faire jouer son dernier drame,remaniĂ©, le Ploutos, et le thĂ©Ăątre comique ne devait retrouver son Ă©clatqu’avec MĂ©nandre. Mais si les grands poĂštes faisaient dĂ©faut, la prose jetaitalors un vif Ă©clat avec Lysias, qui Ă©crivait des plaidoyers et en avait mĂȘmecomposĂ© un pour Socrate, et Isocrate, qui avait fondĂ© une Ă©cole de rhĂ©torique.Deux disciples de Socrate, Eschine et AntisthĂšne, qui tous deux avaientdĂ©fendu le maĂźtre, tenaient Ă©cole et publiaient des Ă©crits goĂ»tĂ©s du public.Platon, lui aussi, se mit Ă  enseigner ; mais au lieu de le faire en causant,comme son maĂźtre, en tous lieux et avec tout le monde, il fonda une sorted’école Ă  l’image des sociĂ©tĂ©s pythagoriciennes. Il acheta un petit terrain dansle voisinage du gymnase d’AcadĂ©mos, prĂšs de Colone, le village natal deSophocle. De lĂ  le nom d’AcadĂ©mie qui fut donnĂ© Ă  l’école de Platon. Sesdisciples formaient une rĂ©union d’amis, dont le prĂ©sident Ă©tait choisi par lesjeunes et dont les membres payaient sans doute une cotisation.

Nous ne savons rien des vingt annĂ©es de la vie de Platon qui s’écoulĂšrententre son retour Ă  AthĂšnes et son rappel en Sicile. On ne rencontre mĂȘmedans ses Ɠuvres aucune allusion aux Ă©vĂ©nements contemporains, Ă  lareconstitution de l’empire maritime d’AthĂšnes, aux succĂšs de ThĂšbes avecÉpaminondas, Ă  la dĂ©cadence de Sparte. Denys l’Ancien Ă©tant mort en 368,Dion, qui comptait gouverner l’esprit de son successeur, Denys le Jeune,appela Platon Ă  son aide. Il rĂȘvait de transformer la tyrannie en royautĂ©constitutionnelle, oĂč la loi et la libertĂ© rĂ©gneraient ensemble. Son appelsurprit Platon en plein travail ; mais le dĂ©sir de jouer un rĂŽle politique et

Page 6: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

d’appliquer son systĂšme l’entraĂźna. Il se mit en route en 366, laissant Ă Eudoxe la direction de son Ă©cole. Il gagna en passant l’amitiĂ© d’Archytas,mathĂ©maticien philosophe qui gouvernait Tarente. Mais quand il arriva Ă Syracuse, la situation avait changĂ©. Il fut brillamment reçu par Denys, maismal vu des partisans de la tyrannie et en particulier de Philistos, qui Ă©taitrentrĂ© Ă  Syracuse aprĂšs la mort de Denys l’Ancien. En outre, Denys s’étantaperçu que Dion voulait le tenir en tutelle, le bannit de Syracuse. Tandis queDion s’en allait vivre Ă  AthĂšnes, Denys retenait Platon, sous prĂ©texte derecevoir ses leçons, pendant tout l’hiver. Enfin quand la mer redevintnavigable, au printemps de l’annĂ©e 365, il l’autorisa Ă  partir sous promesse derevenir avec Dion. Ils se sĂ©parĂšrent amicalement, d’autant mieux que Platonavait mĂ©nagĂ© Ă  Denys l’alliance d’Archytas de Tarente.

De retour Ă  AthĂšnes, Platon y trouva Dion qui menait une vie fastueuse. Ilreprit son enseignement. Cependant Denys avait pris goĂ»t Ă  la philosophie. Ilavait appelĂ© Ă  sa cour deux disciples de Socrate, Eschine et Aristippe deCyrĂšne, et il dĂ©sirait revoir Platon. Au printemps de 361, un vaisseau deguerre vint au PirĂ©e. Il Ă©tait commandĂ© par un envoyĂ© du tyran, porteur delettres d’Archytas et de Denys, oĂč Archytas lui garantissait sa sĂ»retĂ©personnelle, et Denys lui faisait entrevoir le rappel de Dion pour l’annĂ©esuivante. Platon se rendit Ă  leurs instantes priĂšres et partit avec son neveuSpeusippe. De nouveaux dĂ©boires l’attendaient : il ne put convaincre Denysde la nĂ©cessitĂ© de changer de vie. Denys mit l’embargo sur les biens de Dion.Platon voulut partir ; le tyran le retint, et il fallut l’intervention d’Archytaspour qu’il pĂ»t quitter Syracuse, au printemps de 360. Il se rencontra avecDion Ă  Olympie. On sait comment celui-ci, apprenant que Denys lui avaitpris sa femme, pour la donner Ă  un autre, marcha contre lui en 357, s’emparade Syracuse et fut tuĂ© en 353. Platon lui survĂ©cut cinq ans. Il mourut en 347-346, au milieu d’un repas de noces, dit-on. Son neveu Speusippe lui succĂ©da.Parmi les disciples de Platon, les plus illustres quittĂšrent l’école. Aristote etXĂ©nocrate se rendirent chez Hermias d’AtarnĂ©e, HĂ©raclide resta d’abord Ă AthĂšnes, puis alla fonder une Ă©cole dans sa patrie, HĂ©raclĂ©e. AprĂšs la mort deSpeusippe, XĂ©nocrate prit la direction de l’AcadĂ©mie, qui devait subsisterjusqu’en 529 de notre Ăšre, annĂ©e oĂč Justinien la fit fermer.

Page 7: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

LES ƒUVRES

La collection des Ɠuvres de Platon comprend trente-cinq dialogues, plusun recueil de lettres, des dĂ©finitions et six petits dialogues apocryphes :Axiochos, de la Justice, de la Vertu, DĂ©modocos, Sisyphe, Eryxias. Au lieu deranger les trente-cinq dialogues admis pour authentiques dans l’ordre oĂč ilsfurent publiĂ©s, les Anciens les avaient classĂ©s artificiellement. Platon lui-mĂȘme avait groupĂ© exceptionnellement le ThĂ©Ă©tĂšte, le Sophiste et lePolitique, avec l’intention d’y adjoindre le Philosophe, qui est restĂ© Ă  l’état deprojet, et aussi la RĂ©publique, le TimĂ©e, le Critias et un dialogue qu’iln’écrivit pas. C’est apparemment sur ces groupes de trois ou de quatre qu’onse fonda pour le classement des Ɠuvres de Platon. Au dire de DiogĂšneLaĂ«rce, Aristophane de Byzance avait Ă©tabli les cinq trilogies suivantes : 1.RĂ©publique, TimĂ©e, Critias ; 2. Sophiste, Politique, Cratyle ; 3. Lois, Minos,Épinomis ; 4. ThĂ©Ă©tĂšte, Euthyphron, Apologie ; 5. Criton, PhĂ©don, Lettres. Ilavait divisĂ© le reste par livres et l’avait citĂ© sans ordre. Derkylidas, au tempsde CĂ©sar, et Thrasylle, contemporain de TibĂšre, adoptĂšrent au contraire leclassement par tĂ©tralogies, qui rappelait Ă  la fois les deux groupes de quatrequ’avait conçus Platon et les tĂ©tralogies tragiques (trois tragĂ©dies, plus undrame satirique). L’ordre de Thrasylle est celui que nous prĂ©sentent nosmanuscrits, et qu’ont reproduit les Ă©diteurs jusqu’à nos jours.

La 1re tétralogie comprend : Euthyphron, Apologie, Criton, Phédon ;

la 2e : Cratyle, ThéétÚte, Sophiste, Politique ;

la 3e : Parménide, PhilÚbe, Banquet, PhÚdre ;

la 4e : Premier et second Alcibiade, Hipparque, Rivaux ;

la 5e : ThéagÚs, Charmide, LachÚs, Lysis ;

la 6e : EuthydĂšme, Protagoras, Gorgias, MĂ©non ;

la 7e : Hippias mineur et Hippias majeur, Ion, MĂ©nexĂšne ;

la 8e : Clitophon, République, Timée, Critias ;

Page 8: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

la 9e : Minos, Lois, Épinomis, Lettres.

On divisait aussi les dialogues d’une autre maniĂšre. Le dialogue a deuxformes, nous dit DiogĂšne LaĂ«rce ; il est diĂ©gĂ©tique (sous forme d’exposition)ou zĂ©tĂ©tique (sous forme de recherche). La premiĂšre se divise en deuxgenres : thĂ©orique ou pratique. Le thĂ©orique se subdivise Ă  son tour en deuxespĂšces : mĂ©taphysique ou rationnelle ; le pratique aussi se subdivise en deuxespĂšces : morale et politique. Le dialogue zĂ©tĂ©tique peut avoir, lui aussi, deuxformes diffĂ©rentes : il peut ĂȘtre gymnique (d’exercice) et agonistique (decombat). Le genre gymnique se subdivise en maĂŻeutique (qui accouche lesesprits) et en peirastique (qui Ă©prouve, qui sonde). L’agonistique se subdiviseĂ©galement en deux espĂšces : l’endictique (dĂ©monstrative) et l’anatreptique(rĂ©futative). Nos manuscrits et nos Ă©ditions ont conservĂ© ces indications. Ilsportent aussi, avec le nom propre qui dĂ©signe le dialogue, un sous-titre qui enindique le contenu.

Les modernes se sont demandĂ© si les ouvrages attribuĂ©s Ă  Platon sont tousauthentiques. DĂ©jĂ  quelques Anciens tenaient pour suspects le secondAlcibiade, l’Hippias mineur, les Rivaux, l’Épinomis, sans parler des sixdialogues apocryphes. Au XIXe siĂšcle une vague de scepticisme, mise enbranle par le savant allemand Ast, s’est Ă©tendue Ă  plus de la moitiĂ© desdialogues, et l’on a Ă©tĂ© jusqu’à rejeter l’EuthydĂšme, le MĂ©non, le Cratyle, lePhilĂšbe et tout le groupe formĂ© du Sophiste, du Politique et du ParmĂ©nide.Toutes ces athĂ©tĂšses sont parties d’un principe arbitraire, c’est-Ă -dire del’idĂ©e que l’on se formait de Platon d’aprĂšs certains dialogues jugĂ©sauthentiques. On repoussait tout ce qui ne cadrait pas avec cette idĂ©e. Commecette idĂ©e variait suivant l’esprit qui l’avait formĂ©e et suivant le point de vueoĂč chacun se plaçait, les athĂ©tĂšses variaient aussi. Cette mĂ©thode toutesubjective a fait son temps : l’on est revenu Ă  des idĂ©es plus saines. On admetfort bien que Platon ait pu varier, que son gĂ©nie ne soit pas Ă©clos tout d’uncoup, et qu’il ait pu avoir comme les autres ses dĂ©faillances et son dĂ©clin. Onn’ose plus, comme on l’a fait par exemple pour l’Hippias mineur, passer par-dessus le tĂ©moignage irrĂ©cusable d’Aristote. On admet gĂ©nĂ©ralement commeauthentiques presque tous les dialogues, sauf le ThĂ©agĂšs, le Minos et leClitophon. On regardait toutes les Lettres comme apocryphes : on fait

Page 9: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

exception aujourd’hui pour la 7e et la 8e. Quant aux DĂ©finitions, on y voitune compilation d’école, sans intĂ©rĂȘt d’ailleurs.

Page 10: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

LA PHILOSOPHIE DE PLATON – THÉORIE DES IDÉES

Dans ses premiers ouvrages, c’est-Ă -dire dans les dialogues dĂ©nommĂ©ssocratiques, Platon, fidĂšle disciple de Socrate, s’attache comme lui Ă  dĂ©finirexactement les idĂ©es morales. Il recherche ce qu’est le courage, la sagesse,l’amitiĂ©, la piĂ©tĂ©, la vertu. Socrate professait qu’il suffit de connaĂźtre le bienpour le pratiquer, que par consĂ©quent la vertu est science et le vice ignorance.Platon restera fidĂšle toute sa vie Ă  cette doctrine. Comme Socrate, il honorerales dieux et tiendra que la vertu consiste Ă  leur ressembler, autant que lepermet la faiblesse humaine. Comme lui, il croira que le bien est le butsuprĂȘme de toute existence et que c’est dans le bien qu’il faut chercherl’explication de l’univers.

Mais, si docile aux leçons de Socrate que Platon nous apparaisse Ă  sesdĂ©buts, il Ă©tait trop avide de savoir pour se borner Ă  l’enseignement purementmoral de son maĂźtre. Avant de connaĂźtre Socrate, il avait reçu les leçons deCratyle et s’était familiarisĂ© avec la doctrine d’HĂ©raclite. Il s’initia aussi Ă celle des ÉlĂ©ates. Il avait Ă©tudiĂ© Anaxagore et lu certainement les Ă©critsd’EmpĂ©docle. Au cours de son voyage Ă  CyrĂšne, il s’était perfectionnĂ© dansla gĂ©omĂ©trie et, en Italie, il s’était adonnĂ© aux Ă©tudes d’arithmĂ©tique,d’astronomie, de musique et mĂȘme de mĂ©decine des Pythagoriciens. Peut-ĂȘtreaurait-il visitĂ© l’Ionie et les rivages de la mer ÉgĂ©e si la guerre avec la Persene l’en eĂ»t pas dĂ©tournĂ©. Il aurait fait Ă  AbdĂšre la connaissance de DĂ©mocriteet de l’atomisme, la plus gĂ©niale crĂ©ation de la philosophie grecque avantPlaton. Qui sait si l’influence de DĂ©mocrite, s’il l’eĂ»t connu plus jeune,n’aurait pas modifiĂ© la tendance de son esprit, tournĂ© exclusivement vers lamorale et vers les sciences abstraites ?

Quoi qu’il en soit, le systĂšme de Platon est une synthĂšse de tout ce qu’onsavait de son temps, mais surtout des doctrines de Socrate, d’HĂ©raclite, deParmĂ©nide et des Pythagoriciens. Ce qui fait le fond et l’originalitĂ© de cesystĂšme est la thĂ©orie des IdĂ©es. Platon avait d’abord Ă©tudiĂ© la doctrined’HĂ©raclite, fondĂ©e sur l’écoulement universel des choses. « Tout s’écoule,disait HĂ©raclite ; rien ne demeure. Le mĂȘme homme ne descend pas deux foisdans le mĂȘme fleuve. » De cette idĂ©e, Platon tire la consĂ©quence que des ĂȘtresqui sont en perpĂ©tuel devenir pour aboutir Ă  la destruction mĂ©ritent Ă  peine le

Page 11: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

nom d’ĂȘtres et qu’on n’en peut former que des opinions confuses, incapablesde se justifier elles-mĂȘmes. Ils ne sauraient ĂȘtre l’objet d’une sciencevĂ©ritable ; car il n’y a pas de science de ce qui est perpĂ©tuellement mobile ; iln’y a de science que de ce qui est fixe et immuable. Cependant, quand onobserve ces ĂȘtres changeants, on s’aperçoit qu’ils reproduisent dans la mĂȘmeespĂšce des caractĂšres constants. Ces caractĂšres se transmettent d’individu Ă individu, de gĂ©nĂ©ration Ă  gĂ©nĂ©ration. Ils sont des copies de modĂšlesuniversels, immuables, Ă©ternels que Platon appelle les Formes ou les IdĂ©es.Dans le langage courant, on entend par idĂ©e une modification, un acte del’esprit. Dans le langage de Platon, l’IdĂ©e exprime, non pas l’acte de l’espritqui connaĂźt, mais l’objet mĂȘme qui est connu. Ainsi l’IdĂ©e de l’homme est letype idĂ©al que reproduisent plus ou moins parfaitement tous les hommes. Cetype est purement intelligible ; il n’en est pas moins vivant ; il est mĂȘme seulvivant, car ses copies, toujours changeantes et pĂ©rissables, mĂ©ritent Ă  peine lenom d’ĂȘtres, et, parce qu’il existe rĂ©ellement, qu’il est Ă©ternel et immuable, ilpeut ĂȘtre connu et ĂȘtre objet de science.

Platon a illustrĂ© sa thĂ©orie des IdĂ©es dans la cĂ©lĂšbre allĂ©gorie de laCaverne, oĂč les hommes sont comparĂ©s Ă  des prisonniers enchaĂźnĂ©s qui nepeuvent tourner le cou et n’aperçoivent sur le fond de leur prison que desombres projetĂ©es par des objets qui dĂ©filent derriĂšre eux Ă  la lumiĂšre d’un feuĂ©loignĂ©. « Il faut, dit Platon, assimiler le monde visible au sĂ©jour de la prison,et la lumiĂšre du feu dont elle est Ă©clairĂ©e Ă  l’effet du soleil. » Les objets quipassent sont ceux du monde intelligible, et le soleil qui les Ă©claire, c’est l’IdĂ©edu Bien, cause de toute science et de toute existence. On reconnaĂźt ici ladoctrine des ÉlĂ©ates, que le monde n’est qu’une apparence vaine, que la seulerĂ©alitĂ© consiste dans l’UnitĂ©. Mais tandis que chez ParmĂ©nide l’Être un etimmuable est une abstraction vide, il est devenu chez Platon l’Être parexcellence, source de toute vie et de toute action.

L’IdĂ©e du Bien, dit Platon, est Ă  la limite du monde intelligible : c’est laderniĂšre et la plus haute ; mais il y a toute une hiĂ©rarchie d’IdĂ©es. Platonsemble mĂȘme admettre au Xe livre de la RĂ©publique que tous les objets de lanature, et mĂȘme les crĂ©ations de l’homme, comme un lit ou une table, tirentleur existence d’une IdĂ©e et que les IdĂ©es sont innombrables. Mais il ne parled’ordinaire que des IdĂ©es du Beau, du Juste et du Bien.

Page 12: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

La doctrine des IdĂ©es est Ă©troitement liĂ©e Ă  celle de la rĂ©miniscence et del’immortalitĂ© de l’ñme. Ces IdĂ©es, notre Ăąme, qui a existĂ© avant nous etpassera dans d’autres corps aprĂšs nous, les a aperçues plus ou moinsvaguement dans un autre monde. Le mythe du PhĂšdre nous montre l’ñmeescaladant le ciel, Ă  la suite du cortĂšge des dieux, pour aller contempler lesIdĂ©es de l’autre cĂŽtĂ© de la voĂ»te cĂ©leste. Elle en rapporte et en conserve unsouvenir obscur que la philosophie s’efforce d’éclaircir. Elle le fait ensoumettant d’abord l’ñme Ă  un entraĂźnement prĂ©alable destinĂ© Ă  Ă©veiller larĂ©flexion. Les sciences qui relĂšvent du pur raisonnement, l’arithmĂ©tique, lagĂ©omĂ©trie, l’astronomie, l’harmonie sont les plus propres Ă  nous familiariseravec le monde de l’intelligible. C’est alors qu’intervient la dialectique. Platonpart de la dialectique socratique, sorte de conversation oĂč l’on recherche ladĂ©finition d’une vertu. Ainsi, dans le LachĂšs, les trois interlocuteurs LachĂšs,Nicias et Socrate recherchent la dĂ©finition du courage. LachĂšs propose unepremiĂšre dĂ©finition : « L’homme courageux, dit-il, est celui qui tient fermecontre l’ennemi. » Socrate la juge trop Ă©troite ; car le courage trouve sonapplication en mille autres circonstances. LachĂšs alors en propose une autre :« Le courage est une sorte de fermetĂ©. » Mais, si cette fermetĂ© se fonde sur lafolie et l’ignorance, rĂ©pond Socrate, elle ne peut ĂȘtre le courage. Nicias,consultĂ© Ă  son tour, dit que le courage est la science de ce qui est Ă  craindre etde ce qui ne l’est pas. À cette dĂ©finition, Socrate fait une autre objection. Lecourage, si c’est une science, dit-il, doit ĂȘtre la science de tous les biens et detous les maux ; mais cette dĂ©finition s’applique Ă  la vertu en gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus, on se sĂ©pare, sans ĂȘtre arrivĂ© Ă  la dĂ©finition cherchĂ©e. Mais on voit leprocĂ©dĂ© qui, d’une proposition, passe Ă  une autre plus comprĂ©hensive,jusqu’à ce qu’on arrive Ă  l’idĂ©e gĂ©nĂ©rale qui comprendra tous les cas et sedistinguera nettement des idĂ©es voisines. Cette mĂ©thode socratique, Platonl’étend au domaine des IdĂ©es, pour les atteindre elles-mĂȘmes et monter desIdĂ©es infĂ©rieures Ă  l’IdĂ©e du Bien. Il faut commencer par une hypothĂšse surl’objet Ă©tudiĂ©. On la vĂ©rifie par les conclusions auxquelles elle conduit. Si cesconclusions sont intenables, l’hypothĂšse est rejetĂ©e. Une autre prend sa place,pour subir le mĂȘme sort, jusqu’à ce qu’on en trouve une qui rĂ©siste Ă l’examen. Chaque hypothĂšse est un degrĂ© qui nous hausse vers l’IdĂ©e. Quandnous aurons ainsi examinĂ© tous les objets de connaissance, nous auronsatteint tous les principes (ÎŹÏÏ‡Î±ÎŻ) irrĂ©fragables, non seulement en eux-mĂȘmes,mais dans leur mutuelle dĂ©pendance et dans la relation qu’ils ont avec le

Page 13: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

principe supĂ©rieur et absolu qu’est l’IdĂ©e du Bien. Le ParmĂ©nide nous donneun exemple du procĂ©dĂ©. Ce procĂ©dĂ© exige une intelligence supĂ©rieure et untravail infatigable, dont seul est capable le philosophe nĂ©.

Mais la dialectique ne suffit pas Ă  tout. Il est des secrets impĂ©nĂ©trables Ă la raison et dont les dieux se sont rĂ©servĂ© la possession. Ils peuvent, il estvrai, en laisser voir quelque chose Ă  certains hommes privilĂ©giĂ©s. Ils fontconnaĂźtre l’avenir aux devins et communiquent l’inspiration aux poĂštes ; ilsont favorisĂ© Socrate d’avertissements particuliers. Peut-ĂȘtre y a-t-il chez lespoĂštes et dans les croyances populaires des traces d’une rĂ©vĂ©lation divine quijetteraient quelque lueur sur nos origines et notre destinĂ©e aprĂšs la mort. LesÉgyptiens croyaient que les hommes sont jugĂ©s sur leurs actes aprĂšs la mortet les Pythagoriciens que l’ñme passe du corps d’un animal dans celui d’unautre. Platon n’a pas dĂ©daignĂ© de recueillir ces croyances, mais il se garde deles donner pour des certitudes. Ce sont pour lui des espĂ©rances ou des rĂȘvesqu’il expose dans des mythes d’une poĂ©sie sublime. Son imagination leurcommunique un Ă©clat magique et lui suggĂšre des dĂ©tails si prĂ©cis qu’on diraitqu’il a assistĂ©, comme Er le Pamphylien, aux mystĂšres de l’au-delĂ . Il y a vudes limbes, un purgatoire et un enfer Ă©ternel rĂ©servĂ© aux Ăąmes incorrigibles.Ces visions extraordinaires ont tellement frappĂ© les esprits que les chrĂ©tiens,en les modifiant un peu, en ont fait des dogmes religieux.

LA PSYCHOLOGIE DE PLATON

La psychologie de Platon est marquĂ©e d’un caractĂšre profondĂ©mentspiritualiste. L’ñme est Ă©ternelle. Avant d’ĂȘtre unie au corps, elle a contemplĂ©les IdĂ©es et, grĂące Ă  la rĂ©miniscence, elle peut les reconnaĂźtre, quand elle estdescendue dans un corps. Par sa cohabitation avec la matiĂšre, elle perd sapuretĂ©, et l’on distingue en elle trois parties diffĂ©rentes : une partiesupĂ©rieure, le Ï…ÎżÏ‹Ï‚ ou la raison, facultĂ© contemplative, faite pour gouverner etmaintenir l’harmonie entre elle et les parties infĂ©rieures. Ces parties sont leΞυΌός ou courage, facultĂ© noble et gĂ©nĂ©reuse qui comprend Ă  la fois les dĂ©sirsĂ©levĂ©s de notre nature et la volontĂ©, et l’έπÎčΞυΌητÎčχόυ, c’est-Ă -dire l’instinct etle dĂ©sir qui tirent l’homme vers les objets sensibles et les dĂ©sirs grossiers

1*.Le point faible de cette psychologie, c’est la part insuffisante faite à la

Page 14: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

volontĂ© libre. Platon soutient avec Socrate que la connaissance du bienentraĂźne forcĂ©ment l’adhĂ©sion de la volontĂ©, ce qui est contraire Ă l’expĂ©rience. Platon a essayĂ© d’établir la survivance de l’ñme par unedĂ©monstration dialectique et il a exposĂ© dans les trois mythes du Gorgias, dela RĂ©publique et du PhĂ©don les migrations et les purifications auxquellesl’ñme est soumise, avant de remonter sur la terre et de rentrer dans unnouveau corps ; mais le dĂ©tail des descriptions varie d’un mythe Ă  l’autre.

Page 15: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

LA POLITIQUE

La politique de Platon est modelĂ©e sur sa psychologie ; car les mƓursd’un État sont nĂ©cessairement modelĂ©es sur celles des individus. L’assisefondamentale de l’État est la justice, il ne peut durer sans elle. Platon entendla justice dans un sens plus large qu’on ne l’entend communĂ©ment. La justiceconsiste pour nous Ă  rendre Ă  chacun le sien. Socrate rejette cette dĂ©finitiondans le premier livre de la RĂ©publique. La justice, telle qu’il la comprend,consiste, dans l’individu, Ă  ce que chaque partie de l’ñme remplisse lafonction qui lui est propre ; que le dĂ©sir soit soumis au courage et le courageet le dĂ©sir Ă  la raison. Il en est de mĂȘme dans la citĂ©. Elle se compose de troisclasses de citoyens correspondant aux trois parties de l’ñme : des magistratsphilosophes, qui reprĂ©sentent la raison ; des guerriers, qui reprĂ©sentent lecourage et qui sont chargĂ©s de protĂ©ger l’État contre les ennemis du dehors etde rĂ©duire les citoyens Ă  l’obĂ©issance ; enfin, des laboureurs, des artisans etdes marchands, qui reprĂ©sentent l’instinct et le dĂ©sir. Pour ces trois classes decitoyens, la justice consiste, comme dans l’individu, Ă  remplir sa fonctionpropre (Ï„ÎŹ Î­Î±Ï…Ï„ÎżÏ‹ Ï€ÏÎŹÏ„Ï„Î”Îčυ). Les magistrats gouverneront, les guerriersobĂ©iront aux magistrats, et les autres obĂ©iront aux deux ordres supĂ©rieurs, etainsi la justice, c’est-Ă -dire l’harmonie, rĂ©gnera entre les trois ordres. UneĂ©ducation prĂ©alable, au moyen de la gymnastique et de la musique, prĂ©parerales magistrats et les guerriers ou auxiliaires Ă  leurs fonctions futures. Elle seradonnĂ©e aux femmes comme aux hommes ; car elles ont les mĂȘmes aptitudesque les hommes ; elles rempliront les mĂȘmes charges et prendront commeeux part Ă  la guerre. Les magistrats seront choisis parmi les mieux douĂ©s etceux qui auront montrĂ© le plus grand dĂ©vouement au bien public. On lesentraĂźnera Ă  la dialectique, pour qu’ils puissent contempler les IdĂ©es et rĂ©glerl’État sur l’IdĂ©e du Bien. Au reste ces trois classes ne formeront pas descastes fermĂ©es : les enfants seront rangĂ©s dans l’une ou l’autre suivant leursaptitudes.

Comme le plus grand danger dans un État est la division, tout d’abordl’État sera petit. Platon n’admet pas, comme XĂ©nophon, de grands États Ă  lamaniĂšre de l’empire perse ; il modĂšle le sien sur les petites citĂ©s entrelesquelles se partageait la GrĂšce. Un petit État n’est pas exposĂ© Ă  se

Page 16: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

dĂ©membrer comme un grand empire composĂ© de peuples divers, et lasurveillance des magistrats y est plus facile Ă  exercer. Pour Ă©viter la division,qui est le grand mal dont souffrent les villes grecques, on supprimera les deuxennemis les plus redoutables de l’unitĂ©, l’intĂ©rĂȘt personnel et l’esprit defamille. On supprimera le premier par la communautĂ© des biens, le secondpar la communautĂ© des femmes et des enfants, lesquels seront Ă©levĂ©s parl’État. Mais cette communautĂ© des biens, des femmes et des enfants n’est pasĂ  l’usage du peuple ; elle ne sera de rĂšgle que dans les deux ordres supĂ©rieurs,seuls capables d’en comprendre la valeur et de s’y soumettre dans l’intĂ©rĂȘt dubien public. Les mariages d’ailleurs ne seront pas laissĂ©s Ă  l’arbitraire desjeunes gens : tout Ă©phĂ©mĂšres qu’ils sont, ils seront rĂ©glĂ©s solennellement parles magistrats.

Platon ne se faisait pas d’illusion sur la difficultĂ© d’appliquer son systĂšme.Il savait que la doctrine des IdĂ©es sur laquelle il repose Ă©tait inaccessible Ă  lafoule, que par consĂ©quent sa constitution devait lui ĂȘtre imposĂ©e, qu’elle levoulĂ»t ou non, et qu’elle ne pouvait l’ĂȘtre que par un roi philosophe, etphilosophe Ă  la maniĂšre de Platon. Il espĂ©ra un moment le trouver dans lapersonne de Denys le Jeune et dans celle de son ami Dion. Son Ă©chec prĂšs dupremier, et l’assassinat du second lui enlevĂšrent ses illusions. Mais lapolitique avait toujours Ă©tĂ© une de ses prĂ©occupations dominantes. Il ne s’endĂ©tacha jamais. Il reprit la plume dans sa vieillesse pour tracer une autreconstitution. C’est celle qu’il a exposĂ©e dans les Lois. Elle repose sur lesmĂȘmes principes ; mais elle est plus pratique et renonce Ă  la communautĂ© desbiens, des femmes et des enfants.

LA MORALE

La morale de Platon a un caractĂšre Ă  la fois ascĂ©tique et intellectuel.Platon reconnaĂźt bien, comme Socrate, que le bonheur est la fin naturelle dela vie ; mais il y a entre les plaisirs la mĂȘme hiĂ©rarchie que dans l’ñme. Lestrois parties de l’ñme nous procurent chacune un plaisir particulier : la raison,le plaisir de connaĂźtre, le ΞυΌός, les satisfactions de l’ambition, et la partieconcupiscible, les jouissances grossiĂšres que Platon appelle le plaisir du gain(RĂ©publique, 580 d sqq.). Pour savoir quel est le meilleur de ces trois plaisirs,

Page 17: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

il faut consulter ceux qui en ont fait l’expĂ©rience. Or l’artisan, qui poursuit legain, est entiĂšrement Ă©tranger aux deux autres plaisirs ; l’ambitieux Ă  son tourne connaĂźt pas le plaisir de la science ; seul, le philosophe a fait l’expĂ©riencedes trois sortes de plaisirs et peut donner un avis compĂ©tent. Or, Ă  ses yeux, leplaisir Ă  la fois le plus pur et le plus grand, c’est le plaisir de connaĂźtre. C’estdonc vers celui-lĂ  que nous devons nous porter. Et comme le corps est uneentrave pour l’ñme, qu’il est comme une masse de plomb qui arrĂȘte son volvers les rĂ©gions supĂ©rieures de l’IdĂ©e, il faut le mortifier et affranchir l’ñme,autant que possible, des grossiers besoins dont il est la cause. Ainsi, c’estdans la subordination des dĂ©sirs infĂ©rieurs au dĂ©sir de connaĂźtre que consistela vertu. Une fois arrivĂ© Ă  la connaissance du bien, l’homme est naturellementvertueux ; car on ne peut voir le bien sans le vouloir et le vice vient toujoursde l’ignorance. Bien que l’ignorance se rĂ©duise Ă  un mauvais calcul, Platonne la considĂšre pas moins comme un vice punissable. Le mĂ©chant, d’aprĂšslui, devrait s’offrir de lui-mĂȘme Ă  l’expiation. S’il y Ă©chappe en ce monde, iln’y Ă©chappera pas dans l’autre.

L’ESTHÉTIQUE

L’esthĂ©tique de Platon dĂ©pend aussi de la thĂ©orie des IdĂ©es et de la moraleet de la politique qu’il en a tirĂ©es. Les IdĂ©es sont immuables et Ă©ternelles.Puisque nous devons nous rĂ©gler sur elles, nos arts seront comme ellesimmuables et Ă  jamais figĂ©s. Et Platon n’admet en effet aucune innovation, nidans la poĂ©sie, ni dans les arts. L’idĂ©al une fois atteint, il faudra s’y tenir ouse recopier sans cesse. L’art n’aura d’ailleurs d’autre libertĂ© que de servir lamorale et la politique. « Nous contraindrons les poĂštes, dit Platon(RĂ©publique, 401 b), Ă  n’offrir dans leurs poĂšmes que des modĂšles de bonnesmƓurs, et nous contrĂŽlerons de mĂȘme les autres artistes et les empĂȘcheronsd’imiter le vice, l’intempĂ©rance, la bassesse, l’indĂ©cence, soit dans la peinturedes ĂȘtres vivants, soit dans tout autre genre d’image, ou, s’ils ne peuvent faireautrement, nous leur interdirons de travailler chez nous. » En vertu de cesprincipes, Platon bannit tous les modes musicaux autres que le dorien et lephrygien, dont la gravitĂ© convient Ă  des guerriers. Il bannit la tragĂ©die, dontles accents plaintifs pourraient amollir leur cƓur ; il bannit la bouffonnerie et

Page 18: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

mĂȘme le rire, qui sied mal Ă  la dignitĂ© qu’ils doivent conserver. HomĂšremĂȘme, qu’il aime, qu’il sait par cƓur, qu’il cite sans cesse, ne trouve pasgrĂące Ă  ses yeux, parce qu’il a peint les dieux aussi immoraux que leshommes, et il le renvoie de sa rĂ©publique, aprĂšs l’avoir couronnĂ© de fleurs.Mais ce sont les peintres et sculpteurs dont il fait le moins de cas. Commeleurs Ɠuvres ne sont que des copies incomplĂštes des objets sensibles, eux-mĂȘmes copies des IdĂ©es, ils sont, dit-il, Ă©loignĂ©s de trois degrĂ©s de la vĂ©ritĂ© ;ce sont donc des ignorants, infĂ©rieurs aux fabricants d’objets rĂ©els. Quipourrait ĂȘtre Achille ne voudrait pas ĂȘtre HomĂšre. En poussant Ă  bout leraisonnement de Platon, il serait facile de lui faire dire que le cordonnier quicritiquait Apelle Ă©tait supĂ©rieur Ă  ce grand peintre. Et voilĂ  oĂč l’esprit desystĂšme a conduit celui qui fut lui-mĂȘme un des plus grands artistes del’humanitĂ©.

LA PHYSIQUE ET LE DÉMIURGE

C’est dans le TimĂ©e qu’il faut chercher l’explication que Platon a donnĂ©ede l’univers en gĂ©nĂ©ral et de l’homme en particulier. C’est lĂ  qu’il arassemblĂ© toutes les connaissances de son Ă©cole concernant la nature.

Il y a un Dieu trĂšs bon qui a fait le monde Ă  son image. Il ne l’a pas crĂ©Ă©de rien, comme le Dieu des Juifs et des chrĂ©tiens ; car il a toujours cƓxistĂ© Ă cĂŽtĂ© de lui deux substances, l’ñme incorporelle et indivisible et l’autrematĂ©rielle et divisible, et que la philosophie grecque appelle l’Un ou leMĂȘme, et l’Autre. Le DĂ©miurge a d’abord crĂ©Ă© le monde sensible. De lasubstance indivisible et de la substance divisible il a composĂ© entre les deux,en les mĂ©langeant, une troisiĂšme sorte de substance intermĂ©diaire,comprenant la nature de l’Un et celle de l’Autre : c’est l’ñme du monde,lequel est formĂ© de ces trois substances. Avec le monde est nĂ© le temps, quemesure la marche des astres. Pour peupler le monde, le DĂ©miurge a d’abordcrĂ©Ă© les dieux (astres ou dieux mythologiques) et les a chargĂ©s de crĂ©er lesanimaux, pour ne pas ĂȘtre responsable de leurs imperfections. Les dieux ontformĂ© le corps des ĂȘtres en vue du plus grand bien ; ils ont appliquĂ© dans laformation de ces corps des lois gĂ©omĂ©triques trĂšs compliquĂ©es. Ils ont misdans le corps de l’homme une Ăąme qui, selon qu’il aura bien ou mal vĂ©cu,

Page 19: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

retournera aprĂšs la mort dans l’astre d’oĂč elle est descendue, ou passera dansd’autres corps jusqu’à ce qu’elle soit purifiĂ©e. C’est surtout Ă  l’homme quePlaton s’intĂ©resse et mĂȘme ce n’est qu’en vue de l’homme qu’il s’intĂ©resse Ă l’univers. Aussi est-ce la physiologie et l’hygiĂšne de l’homme qui sont leprincipal objet du TimĂ©e : la structure de son corps, ses organes, l’origine desimpressions sensibles, les causes des maladies du corps et de l’ñme, lagĂ©nĂ©ration, la mĂ©tempsycose, Platon a traitĂ© tous ces sujets, en s’aidant desidĂ©es d’EmpĂ©docle et du mĂ©decin AlcmĂ©on et en y joignant toutes lesdĂ©couvertes faites en son Ă©cole.

Le TimĂ©e, Ă©tant un des derniers ouvrages de Platon, n’est pas toujoursd’accord avec les ouvrages prĂ©cĂ©dents. Ce n’est pas ici le lieu de marquer cesdiffĂ©rences. Bornons-nous Ă  citer la plus importante. Le Dieu suprĂȘme duTimĂ©e semble bien ĂȘtre distinct du monde intelligible des IdĂ©es qui lui serventde modĂšles pour la formation du monde sensible. Dans la RĂ©publique, aucontraire, c’est l’IdĂ©e du Bien qui est la source, non seulement de touteconnaissance, mais encore de toute existence. C’est elle qui est Dieu. D’aprĂšsThĂ©ophraste, Platon tendait Ă  identifier l’IdĂ©e du Bien avec le Dieu suprĂȘme ;mais sans doute il n’est pas allĂ© jusqu’au bout de sa tendance, et sa pensĂ©e surle Dieu suprĂȘme est restĂ©e flottante.

INFLUENCE DU PLATONISME

La thĂ©orie essentielle sur laquelle se fonde la philosophie de Platon, lathĂ©orie des IdĂ©es, a Ă©tĂ© rejetĂ©e par son disciple Aristote ; le simple bon senssuffit d’ailleurs pour la rĂ©futer. ÉlĂšve des ÉlĂ©ates, pour qui l’Un seul existait,et des Pythagoriciens, qui voyaient dans le nombre le principe des choses,Platon a prĂȘtĂ© une existence rĂ©elle Ă  des conceptions abstraites qui n’existentque dans notre esprit. FormĂ© aux raisonnements mathĂ©matiques, il les aintrĂ©pidement appliquĂ©s aux notions morales, Ă  l’Un, Ă  l’Être, au bien, Ă  lacause. Il a cru lier la rĂ©alitĂ© par ses raisonnements, alors qu’il ne liait que desabstractions. Mais si les IdĂ©es n’ont pas une existence indĂ©pendante, il suffitqu’elles soient dans notre esprit comme un idĂ©al que nous devons nousproposer. C’est parce que Platon nous dĂ©tache du monde sensible pour nousĂ©lever Ă  l’idĂ©al intelligible qu’il exerce encore aujourd’hui tant d’empire sur

Page 20: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

ses lecteurs. Nul n’a parlĂ© du bien et du beau avec un enthousiasme pluscommunicatif. La vie qui vaut la peine d’ĂȘtre vĂ©cue, dit-il dans le Banquet,est celle de l’homme qui s’est Ă©levĂ© de l’amour des beaux corps Ă  celui desbelles Ăąmes, de celui-ci Ă  l’amour des belles actions, puis des belles sciences,jusqu’à la beautĂ© absolue qui transporte les cƓurs d’un ravissementinexprimable.

Une foule d’idĂ©es platoniciennes exercent encore sur le monde moderneune influence considĂ©rable. Platon est en effet l’auteur du spiritualisme. Il afait de l’ñme le tout de l’homme. Pour lui, l’homme doit tendre Ă  rendre Ă  sonĂąme l’état de puretĂ© que lui a fait perdre son union avec le corps. C’est de ceteffort que dĂ©pend sa vie future. Aussi sa vie doit-elle ĂȘtre une prĂ©paration Ă  lamort. L’existence d’une Providence qui gouverne le monde, la nĂ©cessitĂ© del’expiation pour toute mĂ©chancetĂ© commise, la rĂ©compense des bons, lapunition des mĂ©chants dans l’autre monde et bien d’autres idĂ©es encore ontĂ©tĂ© incorporĂ©es dans la philosophie chrĂ©tienne et continuent par lĂ  Ă commander notre conduite. Et ainsi l’on peut dire qu’aucun autre philosophen’a marquĂ© d’une empreinte plus profonde la pensĂ©e soit des Anciens, soitdes modernes.

Page 21: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ART CHEZ PLATON – LE DIALOGUE

Le penseur est doublĂ© chez Platon d’un incomparable artiste que la Musea douĂ© de tous les dons, enthousiasme du beau, imagination puissante, facultĂ©de sortir de lui-mĂȘme et de crĂ©er des types de toute espĂšce, fantaisie ailĂ©e,ironie fine et lĂ©gĂšre. Il avait dĂ©butĂ© par faire des tragĂ©dies. Il Ă©tait en effetmerveilleusement douĂ© pour l’art dramatique et non seulement pour latragĂ©die, mais aussi pour la comĂ©die et la satire des ridicules. Il n’est doncpas Ă©tonnant qu’il ait choisi pour exposer ses idĂ©es la forme du dialogue. Ilimitait d’ailleurs en cela son maĂźtre Socrate, infatigable questionneur, qui nepratiquait pas d’autre mĂ©thode que l’investigation par demandes et parrĂ©ponses, et qui, jusque dans son procĂšs, interroge MĂ©lĂštos et le force Ă rĂ©pondre. Platon n’a pas conçu d’autre mĂ©thode que la dialectique socratique,et il l’a gardĂ©e toute sa vie, mĂȘme lorsque, semble-t-il, une exposition suivie,moins longue et plus claire, eĂ»t donnĂ© Ă  ses dĂ©monstrations plus de force etde nettetĂ©.

Il commença par des dialogues trĂšs simples, Ă  deux personnages. Telssont les deux Hippias, les deux Alcibiade, le Criton, l’Euthyphron. Puis il yintroduisit plusieurs rĂ©pondants, dont chacun soutient un point de vuediffĂ©rent. C’est ce que nous voyons dans le LachĂšs, le Charmide, le Lysis, etenfin les interlocuteurs se multiplient, comme dans le Protagoras et leGorgias, et le dialogue devient un drame considĂ©rable en plusieurs actes. Lefond en est toujours une question philosophique, et le but, la recherche d’unevĂ©ritĂ© au moyen de la dialectique. Cette dialectique est souvent subtile etdemande pour ĂȘtre suivie une attention soutenue. Tel dialogue, le ParmĂ©nideentre autres, est d’une lecture pĂ©nible et rebutante, et il n’est guĂšre dedialogues oĂč la discussion du problĂšme mis en question n’exige un groseffort d’attention. Platon se joue avec aisance dans les abstractions ; le lecteurordinaire s’y sent moins Ă  l’aise. Mais il est rĂ©compensĂ© de sa peine par tousles agrĂ©ments dont un poĂšte Ă  la fois lyrique, dramatique et satirique peutĂ©gayer son Ɠuvre.

Quelquefois, comme dans le Gorgias, le dialogue s’engage entre lesinterlocuteurs sans aucune prĂ©paration. Mais gĂ©nĂ©ralement l’auteur exposeles circonstances qui l’ont amenĂ© et dĂ©crit le lieu de la scĂšne, et il le fait avec

Page 22: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

un naturel si parfait, avec des touches si justes qu’on croit voir les personneset les lieux, qu’on en est charmĂ© et qu’on se sent engagĂ© d’avance Ă  Ă©couterles personnages pour lesquels l’auteur a si vivement Ă©veillĂ© notre sympathieou notre curiositĂ©. Quoi de plus gracieux et de plus dĂ©licat que le dĂ©but duLachĂšs, du Charmide et du Lysis ? Quoi de plus animĂ©, de plus pittoresque,de plus convenable au sujet que les scĂšnes et les descriptions par lesquelless’ouvrent le Protagoras, le PhĂšdre, le Banquet, la RĂ©publique ?

Vient ensuite la discussion du sujet. Elle est distribuĂ©e en plusieurs actes,sĂ©parĂ©s par des intermĂšdes, ou marquĂ©e, comme dans le LachĂšs, le Charmide,le Gorgias, par des changements d’interlocuteurs. Et ces intermĂšdes, outre lecharme qu’ils ont en eux-mĂȘmes, offrent encore l’avantage de reposer l’espritd’un dĂ©bat gĂ©nĂ©ralement aride, et de rafraĂźchir l’attention. Les citations depoĂštes, en particulier d’HomĂšre, les discours des adversaires de Socrate,notamment des sophistes, toujours avides d’étaler leur Ă©loquence, les discoursde Socrate lui-mĂȘme, les mythes oĂč son imagination se donne carriĂšrecontribuent aussi Ă  Ă©gayer la discussion. Elle est souvent lente et sinueuse, etce n’est pas sans raison que ses longueurs impatientaient Montaigne. Nousl’aimerions, nous aussi, plus ramassĂ©e et plus courte ; mais c’est notre goĂ»t,ce n’était pas celui des Grecs. D’ailleurs un dialogue ne suit pas la marched’une exposition suivie. On y effleure en passant d’autres questions qui serapportent plus ou moins Ă©troitement au sujet principal, et Cousin a pu direque chacun des grands dialogues de Platon contenait toute une philosophie.Aussi est-il parfois assez difficile de dĂ©terminer nettement l’objet de certainsdialogues, dont l’unitĂ© n’a pas la rigueur qui nous paraĂźt nĂ©cessaire Ă  nousmodernes. D’autres, et ils sont assez nombreux, restent sans conclusion. Cen’est pas que la recherche qui en fait le sujet conduise au scepticisme ; c’estque Platon a simplement voulu rĂ©futer des opinions courantes et dĂ©blayer leterrain, se rĂ©servant de l’explorer Ă  fond dans un autre ouvrage. C’est ainsique le MĂ©non continue et achĂšve le Protagoras et que le ThĂ©Ă©tĂšte trouve saconclusion dans le TimĂ©e.

LES CARACTÈRES

Ce qui distingue particuliĂšrement les dialogues de Platon de ceux que son

Page 23: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

exemple a suscitĂ©s, c’est la vie qu’il a su donner aux personnages qu’il meten scĂšne. Dans les dialogues de ses imitateurs, hormis peut-ĂȘtre ceux deLucien, les interlocuteurs ne se distinguent les uns des autres que par lesthĂšses opposĂ©es qu’ils sont chargĂ©s de soutenir : on ne voit rien de leur figurerĂ©elle. Chez Platon, au contraire, il n’est pas de personnage, si mince que soitson rĂŽle, qui n’ait son visage Ă  lui. Les plus remarquables Ă  ce point de vuesont les sophistes, notamment Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos. Ilsrevivent dans le portrait qu’en a tracĂ© Platon avec leur figure, leur allure, leurvoix, leurs gestes, leurs tics mĂȘme. On les revoit avec leur vanitĂ©, leurjactance, leur subtilitĂ©, et aussi avec leur talent, qui est rĂ©el et que Platon nerabaisse pas. L’imitation est si parfaite qu’on a pu prendre le discours quePlaton prĂȘte Ă  Lysias pour le discours authentique de cet orateur. Et, sauf enquelques ouvrages de jeunesse, comme l’Ion ou l’Hippias majeur, iln’exagĂšre pas et ne pousse pas le portrait jusqu’à la charge. Il fait rire Ă  leursdĂ©pens par le simple contraste qui paraĂźt entre l’opinion qu’ils ont d’eux-mĂȘmes et celle qu’ils donnent au public. C’est de la meilleure comĂ©die, celleoĂč les personnages se traduisent en ridicule sans qu’ils s’en doutent.

Aux sophistes avides de briller s’oppose le groupe des beaux Ă©phĂšbesingĂ©nus et modestes. Ce sont des fils de famille avides de s’instruire, quis’attachent Ă  Socrate pour profiter de ses leçons, qui rougissent Ă  sesquestions et y rĂ©pondent avec une dĂ©fĂ©rence pleine de grĂące. Tels sontl’Hippocrate du Protagoras, qui ne peut contenir son impatience d’entendrel’illustre sophiste, Charmide, Lysis et le beau PhĂšdre. Taine a dĂ©peint entermes exquis le charme de ces jeunes figures dans ses Essais de critique etd’histoire.

D’autres, plus ĂągĂ©s, sont des disciples tendrement attachĂ©s au maĂźtrequ’ils vĂ©nĂšrent, et pour qui rien n’est plus doux que de parler et d’entendreparler de lui. C’est PhĂ©don qui se plaĂźt ainsi Ă  se souvenir de Socrate, c’estApollodore qui sanglote Ă  la vue de la ciguĂ« qu’on apporte, c’est ChairĂ©phonqui s’élance vers lui quand il revient de PotidĂ©e, c’est Criton, son amid’enfance, Simmias et CĂ©bĂšs, ThĂ©Ă©tĂšte, chacun avec un caractĂšre distinctifqui le signale Ă  notre sympathie.

Il faut faire une place Ă  part Ă  Alcibiade, dont les talents et le prestigeavaient vivement frappĂ© Platon en ses jeunes annĂ©es. Alcibiade figure dansles deux dialogues qui portent son nom ; mais ce n’est point lĂ  qu’il faut le

Page 24: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

considĂ©rer ; il n’y est reprĂ©sentĂ© que comme un Ă©colier docile et sanspersonnalitĂ©. Il en a une, au contraire, et d’une originalitĂ© surprenante, dans leBanquet. Quand il entre dans la salle oĂč Agathon a rĂ©uni ses amis, il estfortement pris de vin, ce qui excusera l’audace de certains aveux qu’on ne faitpas de sang-froid. À son allure tapageuse, Ă  l’ascendant qu’il prend tout desuite sur la compagnie, on reconnaĂźt l’enfant gĂątĂ© des AthĂ©niens, sĂ»r qu’onlui pardonnera, qu’on applaudira mĂȘme ses caprices. Mais cet enfant gĂątĂ©,que la faveur populaire a perdu, a l’ñme la plus gĂ©nĂ©reuse et l’esprit le pluspĂ©nĂ©trant. Un moment disciple de Socrate, il l’a quittĂ© pour la politique ; maisil ne peut l’entendre sans ĂȘtre remuĂ© jusqu’au fond de son Ăąme et sans sereprocher l’inconsĂ©quence de sa conduite, et il fait de lui le plus magnifiqueĂ©loge qu’on ait jamais fait d’un homme.

C’est grĂące Ă  lui que nous connaissons la puissance de sĂ©duction desdiscours de Socrate, son endurance physique incroyable, son courage et sonsang-froid dans le danger, la profondeur de sa rĂ©flexion qui lui fait oublier leboire et le manger, la veille et la fatigue, sa continence invincible, enfin toutel’originalitĂ© de cet ĂȘtre d’exception que fut Socrate. Le portrait qu’Alcibiadefait de lui est d’ailleurs incomplet. Il faut en chercher les traits qui manquentdans tous les dialogues oĂč Socrate est prĂ©sent. Sous sa figure de SilĂšne onverra l’ĂȘtre extraordinaire qui entend la voix d’un dieu et qui a reçu de lui lamission de conduire ses concitoyens Ă  la vĂ©ritĂ© et Ă  la vertu. Il est un de ceuxque le ciel a favorisĂ©s de la ΞΔία ÎžÎżÎŻÏÎ±, le lot divin, qui Ă©lĂšve certainshommes au-dessus de l’humanitĂ©. Sa vie et sa mort sont un exemplemĂ©morable de ce que peut faire la vertu unie au gĂ©nie.

LE STYLE

Par le fait mĂȘme que Platon est un poĂšte dramatique, il fait parler Ă chacun le langage qui lui convient. Quand il met en scĂšne des personnagesrĂ©els, comme les sophistes, comme Lysias, Agathon, Aristophane, ilreproduit non seulement leurs idĂ©es, mais leur style avec une telle fidĂ©litĂ© queses pastiches donnent l’illusion du modĂšle.

Quand il est lui-mĂȘme, son style est exactement appropriĂ© Ă  la dialectiquede ses dialogues. C’est dire qu’il se maintient constamment dans le ton de la

Page 25: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

conversation. L’art de Platon consiste ici Ă  se cacher pour donner au discoursl’apparence d’une improvisation. C’est un art tout contraire Ă  celui d’Isocrate,qui balance des pĂ©riodes soigneusement Ă©tudiĂ©es, ou d’un DĂ©mosthĂšne, quiramasse ses phrases pour les assener sur l’adversaire comme des coups debĂ©lier. Le style de Platon ne sent ni l’étude, ni le travail ; il n’a jamais riend’affectĂ© ni de tendu. La phrase suit simplement la marche de la pensĂ©e. Si unnouveau dĂ©tail se prĂ©sente Ă  l’esprit, il s’ajoute et s’ajuste comme de lui-mĂȘme Ă  ceux qui le prĂ©cĂšdent et la phrase s’allonge naturellement, sans quejamais elle paraisse ni surchargĂ©e ni lĂąchĂ©e. C’est le style de la conversationavec ses nĂ©gligences, ses anacoluthes, ses jeux de mots mĂȘme, mais de laconversation d’hommes supĂ©rieurs qui se trouvent Ă  l’aise au milieu des plushautes abstractions, comme le commun des mortels dans une conversationbanale. Aussi, quand l’idĂ©e s’élĂšve, le ton s’élĂšve aussi, et, si elle estimportante et chĂšre Ă  l’auteur, il l’éclaire de magnifiques comparaisons. Telleest celle de l’aimant dans l’Ion, de la torpille dans le MĂ©non, du vaisseau del’État gouvernĂ© par de faux pilotes dans la RĂ©publique et bien d’autresĂ©galement cĂ©lĂšbres. Quand Platon nous fait monter avec lui dans le mondedes IdĂ©es ou nous ouvre des perspectives sur l’autre vie, c’est un monded’une poĂ©sie sublime qu’il nous dĂ©couvre, et nul poĂšte n’a jamais composĂ©de tableau si Ă©mouvant que la promenade des dieux et des Ăąmes au sĂ©jour desIdĂ©es dans le PhĂšdre ou le ravissement de l’ñme en prĂ©sence du Beau absoludans le Banquet.

Le vocabulaire de Platon est du plus pur attique. Denys d’Halicarnasse luireproche d’employer des mots poĂ©tiques. Mais Denys d’Halicarnasse en juged’aprĂšs l’idĂ©al oratoire qu’il s’est formĂ© sur DĂ©mosthĂšne. Les mots poĂ©tiques,qui seraient dĂ©placĂ©s dans une harangue, sont parfaitement Ă  leur place dansun dialogue philosophique, quand le sujet s’élĂšve et qu’on se hausse jusqu’aumonde intelligible. D’ailleurs Platon se sert d’ordinaire des mots les pluscommuns, mĂȘme pour exposer les idĂ©es les plus neuves, et il n’y a guĂšre quele mot idĂ©e auquel il ait attribuĂ© un sens nouveau. C’est une qualitĂ© de plusparmi toutes celles qui forment l’éminente supĂ©rioritĂ© de cet incomparableartiste.

Page 26: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Notice sur Le Politique

ARGUMENT

Le dialogue du Politique fait immĂ©diatement suite Ă  celui du Sophiste : ila lieu le mĂȘme jour et dans la mĂȘme sĂ©ance. Ils ne sont sĂ©parĂ©s que parquelques paroles de remerciement adressĂ©es par Socrate Ă  ThĂ©odore, qui lui aprocurĂ© le plaisir d’entendre l’étranger Ă©lĂ©ate et ThĂ©Ă©tĂšte. AussitĂŽt aprĂšs, sanslui laisser le temps de respirer, ThĂ©odore prie l’étranger qui vient d’achever leportrait du sophiste de continuer par celui du politique ou du philosophe.L’étranger dĂ©clare qu’il commencera par celui du politique, et commeThĂ©Ă©tĂšte est peut-ĂȘtre fatiguĂ©, il prendra le jeune Socrate, son camarade, pourlui donner la rĂ©plique, et il entre aussitĂŽt en matiĂšre.

Le dialogue se divise en trois parties d’inĂ©gale Ă©tendue. La premiĂšre (258b-277 d) est la dĂ©finition du roi comme pasteur du troupeau humain ; ladeuxiĂšme (277 b-287 b), la dĂ©finition du tissage, pris comme exemple pouraider Ă  celle de la fonction royale ; la troisiĂšme (287 b-311 c), la plus longue,achĂšve la dĂ©finition du roi, assimilĂ© Ă  un tisserand.

PREMIÈRE PARTIE : LA DÉFINITION DU ROI COMME PASTEUR

Pour dĂ©finir le politique, l’étranger procĂšde par la mĂȘme mĂ©thode quedans le Sophiste, par la mĂ©thode dichotomique. Étant donnĂ© que le politiqueest un homme de science, il faut prĂ©ciser quelle est sa science. Or il y a dessciences de deux sortes : les unes thĂ©oriques, comme l’arithmĂ©tique, et lesautres pratiques, comme l’architecture. Comme le roi agit plutĂŽt avec sonintelligence qu’avec ses mains, il faut ranger sa science parmi les sciencesthĂ©oriques. Les sciences thĂ©oriques se bornent Ă  la pure connaissance ou yjoignent le commandement. Parmi les sciences qui commandent, il fautdistinguer celles qui ne font que transmettre les ordres d’autrui et celles quicommandent en leur propre nom. Telle est la science royale. Les sciences qui

Page 27: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

commandent s’adressent Ă  des ĂȘtres inanimĂ©s ou Ă  des ĂȘtres animĂ©s ; cellesqui s’adressent Ă  des ĂȘtres animĂ©s se divisent Ă  leur tour en deux sections,dont l’une concerne les individus et l’autre les troupeaux. C’est des troupeauxque le politique s’occupe. Conçois-tu, demande l’étranger, comment on peutpartager l’art d’élever les troupeaux ? Il me semble, rĂ©pond le jeune Socrate,qu’il y a d’un cĂŽtĂ© l’élevage des hommes et de l’autre celui des bĂȘtes.

LA DIVISION PAR ESPÈCES

La rĂ©ponse n’est point sotte, dit l’étranger ; mais c’est une entorse donnĂ©eĂ  la mĂ©thode dichotomique. C’est comme si tu divisais le genre humain enmettant d’un cĂŽtĂ© les Grecs et de l’autre tous les autres peuples, si diffĂ©rentsqu’ils soient, ou si tu divisais les nombres en posant d’un cĂŽtĂ© une myriade etde l’autre tout le reste des nombres. C’est par espĂšces qu’il faut diviser, etnon en prenant une partie quelconque pour l’opposer Ă  tout le reste. Or lĂ  oĂčil y a espĂšce, il y a forcĂ©ment partie, mais oĂč il y a partie, il n’y a pasforcĂ©ment espĂšce.

NOUVELLES DIVISIONS

AprĂšs cette leçon de mĂ©thode, l’ÉlĂ©ate revient Ă  la question. Ce qu’il fautfaire, dit-il, c’est diviser les animaux en apprivoisĂ©s et en sauvages. Parmi lespremiers, il y a ceux qu’on Ă©lĂšve dans l’eau et ceux qu’on Ă©lĂšve sur terre. Cesont ces derniers qui sont sous la houlette du roi. Ils se divisent en animauxqui volent et en animaux qui marchent. Parmi ces derniers, il faut distinguerceux qui ont des cornes et ceux qui n’en ont pas. À leur tour, les animauxsans cornes, qui, seuls, dĂ©pendent de l’autoritĂ© royale, se divisent en deuxespĂšces celle des animaux qui peuvent se croiser pour engendrer, commel’ñne et le cheval, et celle de ceux qui ne se reproduisent qu’entre eux. CettederniĂšre comprend deux classes : les quadrupĂšdes et les bipĂšdes. Les bipĂšdespeuvent ĂȘtre emplumĂ©s ou sans plumes : ce sont ces derniers qui sont l’objetde la science politique.

Mais cette dĂ©finition n’est pas complĂšte : elle n’indique pas quelle

Page 28: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

diffĂ©rence il y a entre les autres pasteurs et le roi. Sans parler des boulangers,des commerçants et autres qui contribuent Ă  l’entretien du troupeau humain,nul n’a plus de droit que le bouvier Ă  prĂ©tendre au titre de nourricier dutroupeau.

LE MYTHE DES DEUX RÉVOLUTIONS DE L’UNIVERS

Une lĂ©gende nous servira Ă  distinguer ce que peut ĂȘtre actuellement lepolitique : c’est celle qui se rattache au recul du soleil que Dieu fit en faveurd’AtrĂ©e. Le monde est tantĂŽt gouvernĂ© par Dieu, qui le fait marcher dans unsens, et tantĂŽt livrĂ© Ă  lui-mĂȘme. Alors il tourne en sens inverse, parce que,composĂ© d’une Ăąme et d’un corps, il est, par la prĂ©sence du corps, soumis auchangement. Quand il passe d’un mouvement Ă  l’autre, il se produit en luiune secousse qui fait pĂ©rir beaucoup de vivants, et ceux qui subsistentĂ©prouvent d’étranges accidents. Tout marchant en sens contraire, lesvieillards redeviennent jeunes, les jeunes redeviennent enfants, et tousdisparaissent dans le sein de la terre. Ils s’y reconstituent et en ressortent pourremonter Ă  la vie. C’est dans la pĂ©riode qui a prĂ©cĂ©dĂ© la nĂŽtre et oĂč le mondeĂ©tait gouvernĂ© par Dieu que se place le rĂšgne de Cronos, oĂč tout naissait desoi-mĂȘme pour l’usage des hommes. Toutes les parties du monde Ă©taientdivisĂ©es en rĂ©gions gouvernĂ©es par des dĂ©mons, comme l’ensemble l’était parDieu. Les hommes de ce temps-lĂ  ne connaissaient ni nos États, ni nosinstitutions : ils n’avaient qu’à se laisser vivre sous la gouverne des dieux.Mais dĂšs que le monde fut livrĂ© Ă  lui-mĂȘme, il suivit d’abord d’assez prĂšsl’ordre ancien ; puis, peu Ă  peu, le dĂ©sordre s’introduisit en lui, et il finiraitpar pĂ©rir si Dieu n’en reprenait pas le commandement. PrivĂ©s des soins desdĂ©mons qui les gouvernaient dans l’ordre ancien, les animaux Ă©taientredevenus sauvages, et l’homme Ă©tait sans dĂ©fense contre eux et impuissant Ă se crĂ©er lui-mĂȘme sa nourriture. C’est alors que les dieux lui donnĂšrent lesarts, d’oĂč sont sorties toutes les inventions qui ont contribuĂ© Ă  l’organisationde la vie humaine.

Ce rĂ©cit nous montre que nous avons commis deux erreurs. La premiĂšre,c’est que nous sommes allĂ©s chercher dans la pĂ©riode opposĂ©e le berger quipaissait le troupeau humain d’alors, un dieu au lieu d’un homme. Or la

Page 29: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

diffĂ©rence de leurs fonctions est sensible : le dieu nourrissait ses ouailles ; lepolitique actuel ne les nourrit pas ; il se contente de les surveiller et de lessoigner. D’autre part, en dĂ©clarant le politique chef de la citĂ© tout entiĂšre,nous avons omis de dire qu’à la diffĂ©rence du pasteur divin, il pouvaitcommander contre la volontĂ© de ses sujets, et devenir ainsi un tyran au lieud’un roi. Nous nous sommes trompĂ©s en confondant ensemble le roi et letyran.

DEUXIÈME PARTIE : LE TISSAGE

Mais la figure du roi n’est pas encore achevĂ©e. Pour nous faciliter latĂąche, recourons Ă  un exemple simple, qui nous servira de paradigme pourdistinguer les Ă©lĂ©ments de la rĂ©alitĂ© qui nous ont Ă©chappĂ©. Prenons, si vousvoulez, le tissage, et dans le tissage, celui de la laine. Pour le distinguer desautres arts, appliquons-lui notre mĂ©thode dichotomique. Toutes les chosesque nous faisons ou que nous possĂ©dons sont ou des instruments pour agir oudes prĂ©servatifs pour ne pas souffrir. Les prĂ©servatifs sont des antidotes oudes moyens de dĂ©fense ; ces derniers sont des armures de guerre ou des abris.Les abris sont des voiles ou des dĂ©fenses contre le froid et le chaud. CesdĂ©fenses sont des toitures ou des Ă©toffes ; les Ă©toffes, des tapis qu’on met soussoi ou des enveloppes. Les enveloppes sont faites d’une seule piĂšce ou deplusieurs. Ces derniĂšres sont ou piquĂ©es ou assemblĂ©es sans couture. Cellesqui sont sans couture sont faites de nerfs, de plantes ou de crins. Celles decrins sont collĂ©es avec de l’eau et de la terre ou attachĂ©es sans matiĂšreĂ©trangĂšre. C’est Ă  ces prĂ©servatifs et Ă  ces Ă©toffes composĂ©es de brins liĂ©sentre eux que nous avons donnĂ© le nom de vĂȘtements, et l’art du vĂȘtement estappelĂ© art vestimentaire, dont le tissage ne diffĂšre que par le nom.

Il faut distinguer le tissage des arts auxiliaires. Il y a, en effet, danschaque art deux sortes de causes : les unes, qui lui fournissent desinstruments, ce sont les causes auxiliaires, et les autres qui produisent elles-mĂȘmes, ce sont les causes crĂ©atrices. Parmi les causes auxiliaires, il fautranger les arts qui fabriquent les fuseaux, les navettes et autres instruments, ettous les arts d’apprĂȘtage, comme le lavage et le ravaudage. Dans le travail dela laine proprement dit, il y a le cardage, qui sĂ©pare ce qui Ă©tait emmĂȘlĂ©, et

Page 30: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

qui appartient Ă  l’art de sĂ©parer, et l’art d’assembler, qui se divise Ă  son touren art de tordre et en art d’entrelacer. L’art de tordre comprend la fabricationdu fil solide de la chaĂźne et celle du fil plus lĂąche de la trame. Le tissage estl’entrelacement des deux fils.

L’ART DE MESURER

Nous pouvions dire tout de suite, sans faire ces longs dĂ©tours, que l’art dutisserand est l’art d’entrelacer la trame et la chaĂźne. Pourquoi ces longueurs ?D’aucuns pourraient nous reprocher d’avoir manquĂ© de mesure. RĂ©pondons-leur qu’il y a deux maniĂšres de mesurer, l’une qui s’applique Ă  la grandeur etĂ  la petitesse considĂ©rĂ©es dans leur rapport rĂ©ciproque, et l’autre Ă  ce que doitĂȘtre la chose que l’on produit. Cette deuxiĂšme maniĂšre est celle de tous lesarts : ce n’est pas sur la quantitĂ©, mais sur l’opportunitĂ© et la convenancequ’ils se rĂšglent. Il y a pour eux un juste milieu en deçà et au-delĂ  duquell’Ɠuvre est Ă©galement imparfaite.

Si l’on trouve que nous nous sommes trop Ă©tendus ici sur le tissage et lesrĂ©volutions de l’univers, et, dans le Sophiste, sur le non-ĂȘtre, c’est qu’on ne serend pas compte qu’il faut classer les choses par espĂšces, en rassemblanttoutes les diffĂ©rences qui les distinguent, et en enfermant tous leurs traits deparentĂ© dans l’essence d’un genre, Ɠuvre difficile, quand il s’agit de rĂ©alitĂ©simmatĂ©rielles aussi importantes que celles qui nous occupent. D’ailleurs notreenquĂȘte sur le politique vise moins Ă  dĂ©finir le politique qu’à nous rendremeilleurs dialecticiens. Si donc nous avons atteint la vĂ©ritĂ© que nouscherchons, et si nous avons rendu l’auditeur plus inventif, ne nous inquiĂ©tonspas des critiques ou des Ă©loges qu’on peut nous faire sur d’autres points ; neprenons mĂȘme pas la peine de les entendre.

TROISIÈME PARTIE : LE ROYAL TISSERAND

Appliquons maintenant au politique l’exemple du tissage. Nous avonsdĂ©jĂ  sĂ©parĂ© de l’art royal les arts qui lui sont apparentĂ©s ; il nous reste Ă  lesĂ©parer des arts qui sont ses auxiliaires et de ceux qui sont ses rivaux, comme

Page 31: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

nous l’avons fait Ă  propos du tissage. Mais la mĂ©thode dichotomique n’estplus applicable ici : nous ne pouvons plus les diviser par espĂšces ; divisons-les par membres, comme on fait des victimes, afin de rester le plus prĂšspossible de la division par espĂšces. Les arts auxiliaires, qui fournissent Ă  lacitĂ© ce qui est indispensable Ă  la vie, peuvent se rĂ©partir en sept classes :matiĂšres premiĂšres, instruments, vases, vĂ©hicules, abris, divertissements etnourriture. Écartons-les, comme nous avons Ă©cartĂ© du tissage tous les artsindispensables Ă  sa tĂąche ; et de mĂȘme que nous avons distinguĂ© du tisserandles cardeurs et les fileurs, distinguons du roi tout le groupe des serviteurs, lesesclaves, les commerçants, les mercenaires, les hĂ©rauts, les secrĂ©taires, lesdevins et les prĂȘtres, et tout un chƓur de centaures et de satyres, dont lesfigures nous apparaĂźtront plus clairement, quand nous aurons passĂ© en revueles diffĂ©rentes formes de constitution.

Il y a trois formes de constitution : la monarchie, le gouvernement du petitnombre et la dĂ©mocratie, qui se dĂ©doublent, selon leur lĂ©galitĂ©, en royautĂ© eten tyrannie, en aristocratie et en oligarchie et en dĂ©mocratie rĂ©glĂ©e oudĂ©rĂ©glĂ©e. Mais la vraie politique Ă©tant une science, dans lequel de cesgouvernements la trouverons-nous ? Ce n’est ni le peuple, ni mĂȘme le petitnombre qui peut possĂ©der la science : on ne peut la trouver que dans un seulet dans quelques hommes seulement. Ceux qui la possĂšdent se rĂ©gleront surelle pour gouverner, avec ou sans lois, avec ou mĂȘme contre le consentementde leurs sujets, comme le mĂ©decin guĂ©rit son malade mĂȘme contre son grĂ©.Le jeune Socrate s’étonne que l’étranger approuve un gouvernement sanslois. La raison en est que la loi ne peut promulguer de rĂšgles qui conviennentĂ  tous les cas. Il est impossible que ce qui est toujours simple s’appliqueexactement Ă  ce qui ne l’est jamais. Et cependant il est nĂ©cessaire delĂ©gifĂ©rer. Pas plus que les maĂźtres de gymnase, le politique, qui commande Ă une communautĂ©, ne peut assigner Ă  chacun ce qui lui convient : il ne prescritque ce qui convient Ă  la majoritĂ© des cas et des individus. Mais il ne se lierapas les mains, au point de ne pouvoir changer les lois qu’il aura Ă©dictĂ©es, s’iltrouve quelque amĂ©lioration Ă  y faire. On dit couramment, il est vrai, qu’onne peut changer les lois qu’aprĂšs avoir persuadĂ© la citĂ© de le faire. Mais sil’on impose de force des lois meilleures, est-ce que les administrĂ©s peuvents’en plaindre ? Est-ce que les passagers se plaignent si le pilote les sauvemalgrĂ© eux, et les malades, si le mĂ©decin leur impose un traitement plus

Page 32: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

salutaire ? Est-ce que tous les arts ne pĂ©riraient pas s’il Ă©tait dĂ©fendu d’yintroduire aucune nouveautĂ© et si le peuple s’arrogeait le droit de les diriger,malgrĂ© son ignorance, comme il fait de l’État ?

Mais oĂč trouver ce gouverneur idĂ©al qui rĂšgle tous ses actes sur la scienceet la justice ? Il ne naĂźt pas dans les citĂ©s, comme la reine des abeilles, et n’estpas reconnaissable comme elle Ă  l’éminence de ses qualitĂ©s natives. C’est cequi justifie la rĂ©pugnance des peuples Ă  se donner un chef unique : ils ontpeur, et avec raison, qu’il ne profite de son pouvoir pour les opprimer. DĂšslors, ils n’ont plus qu’une ressource, celle d’imiter le vrai gouvernement, enlui empruntant, autant que possible, ses lois Ă©crites, et en les dĂ©clarantinviolables. De lĂ  naissent les diverses formes de gouvernement dont nousavons parlĂ©. Parmi ces formes imparfaites, quelle est la moins incommode etla plus supportable ? C’est la monarchie qui suit les lois ; aprĂšs vient lerĂ©gime du petit nombre. Quant Ă  la dĂ©mocratie, elle ne peut faire ni grandbien ni grand mal, parce que l’autoritĂ© y est partagĂ©e entre mille mainsdiffĂ©rentes. Aussi, de tous ces gouvernements imparfaits, quand ils sontsoumis aux lois, c’est la dĂ©mocratie qui est le pire ; mais, s’ils sont tousdĂ©rĂ©glĂ©s, c’est le plus supportable. C’est dans ces gouvernements quegravitent ces centaures et ces satyres dont nous avons tout Ă  l’heure entrevu lafigure. Ce ne sont pas de vrais gouvernants : ce sont des partisans, desfactieux, des sophistes.

Il ne reste plus Ă  sĂ©parer de la science royale que celles qui lui sontapparentĂ©es, la science militaire, la jurisprudence et la rhĂ©torique. Or il y aune science qui dĂ©cide s’il faut apprendre ou non telle ou telle autre science etqui commande Ă  toutes. C’est celle du politique. La science militaire, lajurisprudence, la rhĂ©torique ne sont que les gardiennes des lois et lesservantes de la royautĂ©.

Tous les genres de science contenus dans la citĂ© ayant Ă©tĂ© reconnus etĂ©liminĂ©s, expliquons la politique par l’exemple du tissage royal. Il y a,contrairement Ă  l’opinion commune, des parties de la vertu qui, nonseulement diffĂšrent d’autres parties, mais peuvent ĂȘtre ennemies l’une del’autre, par exemple, la tempĂ©rance et le courage. Nous louons par l’épithĂštede fort la vivacitĂ© et la vitesse ; mais nous louons aussi par l’épithĂšte demesurĂ© tout ce qui se meut avec une lenteur opportune. Si ces deux sortes dequalitĂ©s se manifestent hors de propos, nous les critiquons et leur appliquons

Page 33: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

les noms opposĂ©s de violentes et d’extravagantes, de lĂąches et d’indolentes.Ceux qui portent en eux ces qualitĂ©s et ces dĂ©fauts se haĂŻssent, et cedĂ©saccord devient terrible dans la conduite de la vie ; car les pacifiques, parun amour exagĂ©rĂ© de la paix, risquent de tomber dans l’esclavage, et les forts,par amour de la lutte, de susciter contre leur citĂ© des coalitions qui la perdent.C’est Ă  la science politique qu’il appartient de neutraliser les uns par lesautres les fĂącheux effets de ces qualitĂ©s opposĂ©es ; c’est Ă  elle d’entrecroiserces deux tempĂ©raments divers, comme le tisserand entrelace les fils de lachaĂźne et de la trame. Elle enchaĂźne la partie divine de l’ñme avec un fil divin,qui est l’opinion vraie sur le beau et le bien, opinion qui tempĂšre la fouguedes forts et fortifie la faiblesse des modĂ©rĂ©s ; et elle enchaĂźne de mĂȘme lapartie animale par des liens humains, qui sont ceux du mariage. Quand lecaractĂšre fort se reproduit sans mĂ©lange pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations, il finitpar dĂ©gĂ©nĂ©rer en fureur ; et quand le caractĂšre modĂ©rĂ© s’unit toujours Ă  sonpareil, il finit par tomber en langueur. Pour Ă©viter ces consĂ©quences, le vraipolitique unira les forts avec les tempĂ©rĂ©s, sans tenir compte d’autreconsidĂ©ration que celle de l’intĂ©rĂȘt de la race. Il faut agir de mĂȘme dans lechoix des gouvernants. S’il ne faut qu’un chef, on choisira un homme quirĂ©unisse en lui la force et la modĂ©ration ; s’il en faut plusieurs, on choisirades forts et des modĂ©rĂ©s en nombre Ă©gal.

OBJET DU POLITIQUE

Le Politique est une dĂ©finition de l’homme d’État destinĂ©e Ă  servir demodĂšle de raisonnement aux Ă©lĂšves de l’AcadĂ©mie. Il a donc un double objet,dont le plus important semble ĂȘtre l’entraĂźnement dialectique. C’est du moinsl’avis de l’auteur, s’il faut en croire l’étranger, qui demande au jeune Socrate(285 d) : « Et notre enquĂȘte actuelle sur le politique, est-ce en vue dupolitique lui-mĂȘme que nous nous la sommes proposĂ©e ? N’est-ce pas plutĂŽtpour devenir meilleurs dialecticiens ? » À quoi le jeune Socrate rĂ©plique : « Ilest Ă©vident que c’est pour cela. »

Or la mĂ©thode prĂ©conisĂ©e dans le Politique est la mĂȘme que dans leSophiste. C’est une mĂ©thode de classification analogue Ă  celle que pratiquentles naturalistes pour classer les plantes. C’est la mĂ©thode dichotomique qui,

Page 34: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

pour arriver Ă  dĂ©finir un objet, partage le genre auquel il appartient en toutesles espĂšces qu’il enferme, jusqu’à ce que, aprĂšs avoir Ă©cartĂ© tous les autresobjets qui ont des caractĂšres communs avec lui, on parvienne enfin aucaractĂšre spĂ©cifique de l’objet Ă©tudiĂ©. Cette mĂ©thode n’est pas nouvelle. On latrouve dĂ©jĂ  appliquĂ©e, dans le Gorgias, Ă  la distinction des arts (450 c et 464b-465), et le PhĂšdre (265 d-c) la recommande en des termes analogues Ă  ceuxdu Politique. Ce qui est nouveau, c’est l’illustration que nous en donnent leSophiste, et surtout le Politique, oĂč les rĂšgles sont exposĂ©es en dĂ©tail (262 b-263 b). L’important est de diviser en parties qui soient en mĂȘme temps desespĂšces. Il faut donc se garder de diviser arbitrairement en prenant une petitepartie pour l’opposer Ă  tout le reste, par exemple, les Grecs pour les opposer Ă toutes les autres nations, ou une myriade pour l’opposer au reste de lanumĂ©ration. Autant que possible, il faut diviser par moitiĂ©s, et, si la divisionpar espĂšces n’est pas possible, par membres naturels, comme on le fait pourles victimes dans un sacrifice.

Que ces exercices de dichotomie fussent une pratique courante Ă l’AcadĂ©mie Ă  l’époque oĂč le Sophiste et le Politique furent composĂ©s, nousen avons un curieux tĂ©moignage dans un passage du poĂšte comique Épicrate,rapportĂ© par AthĂ©nĂ©e (II, 59 d). On y voit les Ă©lĂšves de l’AcadĂ©mie occupĂ©s Ă dĂ©finir, sous la surveillance de Platon, de Speusippe et de MĂ©nĂ©dĂšme, lesanimaux d’aprĂšs leur genre de vie, les arbres d’aprĂšs leur nature, les lĂ©gumesd’aprĂšs leurs familles, et parmi ceux-ci la citrouille. Le mĂȘme AthĂ©nĂ©e nousapprend que Speusippe dans le deuxiĂšme livre de ses ”OÎŒÎżÎčα avait classĂ©d’aprĂšs leurs ressemblances un grand nombre de plantes et d’animaux.« Quand on voit que ce second livre et l’Histoire des animaux d’AristoteĂ©numĂšrent souvent les mĂȘmes classes, presque toutes les mĂȘmes espĂšces, onne saurait mĂ©connaĂźtre tout ce que ces exercices dialectiques de l’AcadĂ©mieont prĂ©parĂ© de matiĂšre autant que de mĂ©thode Ă  la science aristotĂ©licienne. »(A. DiĂšs.)

LE PARADIGME

À la dichotomie il faut adjoindre le paradigme. Comme il est difficiled’expliquer clairement les grandes choses, il faut recourir à des exemples ou

Page 35: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

paradigmes. Il faut procĂ©der comme on fait Ă  l’école pour apprendre Ă  lireaux enfants. Les enfants distinguent aisĂ©ment chacun des Ă©lĂ©ments dans lessyllabes les plus courtes et les plus faciles, mais ils ne les reconnaissent pasdans les plus longues. Il faut les ramener d’abord aux groupes qu’ilsconnaissent, puis les placer devant des groupes qu’ils ne connaissent pasencore et leur faire voir, en les comparant, que les lettres sont de mĂȘme formedans les deux composĂ©s, de maniĂšre que ces groupes deviennent desparadigmes qui leur apprennent Ă  reconnaĂźtre chaque lettre, dans quelquegroupe qu’elle se trouve (277 d-278). En face des Ă©lĂ©ments de toutes choses,nous sommes soumis aux mĂȘmes incertitudes que les enfants en face deslettres. Il nous faut donc chercher un paradigme, pour nous aider Ă reconnaĂźtre les objets importants qui nous Ă©chappent. C’est Ă  quoi sert letissage pour dĂ©finir le politique, comme le pĂȘcheur Ă  la ligne avait servi demodĂšle pour dĂ©finir le sophiste dans le dialogue prĂ©cĂ©dent.

Ce procĂ©dĂ© non plus n’est pas nouveau. Platon en avait usĂ© dĂ©jĂ  dans plusd’un dialogue. C’est ainsi, par exemple, que dans le MĂ©non (74 b-77 a)Socrate dĂ©finit la figure et la couleur pour mettre MĂ©non sur la voie et l’aiderĂ  chercher la dĂ©finition de la vertu. Le paradigme n’est au fond qu’uneextension systĂ©matique des perpĂ©tuelles comparaisons dont se servait Socratepour mettre sa pensĂ©e en lumiĂšre, quand il parlait « d’ñnes bĂątĂ©s, deforgerons, de cordonniers, de tanneurs » (Banquet, 221 e). Seulement Platona dĂ©veloppĂ© le procĂ©dĂ©, l’a systĂ©matisĂ© et en a fait une mĂ©thode scolaire dansle Sophiste et dans le Politique.

Pour arriver Ă  distinguer nettement le roi de ses rivaux, Platon a recours Ă un vaste mythe composĂ© de trois fragments de lĂ©gendes, qu’il rattache aumĂȘme phĂ©nomĂšne. Partant de la lĂ©gende d’AtrĂ©e, pour qui Zeus fitrĂ©trograder le soleil et les astres, il fait tourner l’univers tantĂŽt dans un sens,tantĂŽt dans le sens opposĂ©. Pendant une pĂ©riode, c’est Dieu lui-mĂȘme qui ledirige : alors les hommes ne naissent pas les uns des autres, mais sortent de laterre, et c’est dans cette pĂ©riode que se place le rĂšgne de Cronos, oĂč leshommes n’avaient qu’à se laisser vivre, la nature leur fournissant tout d’elle-mĂȘme. Pendant une autre pĂ©riode, Dieu abandonne le gouvernail. Le mondese meut alors de son propre mouvement et il est ainsi abandonnĂ© assezlongtemps pour marcher Ă  rebours pendant plusieurs myriades de rĂ©volutions,parce que sa masse immense et parfaitement Ă©quilibrĂ©e tourne sur un pivot

Page 36: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

extrĂȘmement petit2*. C’est dans un de ces cycles que nous vivons. Le monde,

livrĂ© Ă  lui-mĂȘme, suit d’abord les instructions de son Dieu et pĂšre ; mais peuĂ  peu le dĂ©sordre prend le dessus, et l’univers se perdrait dans l’abĂźme de ladissemblance si Dieu ne reprenait le gouvernail. Dans un cycle comme lenĂŽtre, les hommes ne naissent plus de la terre ; ils s’engendrent d’eux-mĂȘmes. PrivĂ©s de la nourriture que la terre leur fournissait sans travail et enproie aux bĂȘtes sauvages, ils auraient pĂ©ri si les dieux ne leur avaient donnĂ©les arts.

En imaginant ces deux cycles opposĂ©s, Platon s’est inspirĂ© d’EmpĂ©docle,qui fait osciller l’univers de l’un au multiple et du multiple Ă  l’un, sousl’influence de la haine et de l’amour, ce qui dĂ©termine pour les chosesmortelles « une double naissance et un double Ă©vanouissement ».Malheureusement nous sommes trop peu renseignĂ©s sur la doctrined’EmpĂ©docle pour faire le dĂ©part exact de ce que Platon lui a empruntĂ© et dece qu’il a imaginĂ© lui-mĂȘme. Mais, lorsque Platon emprunte, il ajustetoujours ses emprunts Ă  ses vues, et l’on retrouve sous les images de ce mythel’opposition fonciĂšre qu’il Ă©tablit partout entre le divin et l’humain, entrel’intelligence divine ordonnatrice et la matiĂšre en proie au dĂ©sordre, entre legouvernement de Dieu et celui des hommes.

Quant Ă  la vie, telle qu’elle Ă©tait au temps de Cronos, c’est un sujet quiavait Ă©tĂ© souvent traitĂ© avant Platon, notamment par HĂ©siode, dont la raced’or et la cinquiĂšme race correspondent aux deux vies exposĂ©es dans lePolitique. Platon lui-mĂȘme a repris le mĂȘme thĂšme dans les Lois. Au livre IV(713 b-714 b), il peint l’ñge de Cronos des mĂȘmes couleurs que dans lePolitique ; au dĂ©but du livre III, il peint l’humanitĂ© se reformant aprĂšs unegrande catastrophe, un dĂ©luge auquel ont survĂ©cu quelques pĂątres rĂ©fugiĂ©s surles montagnes. Mais, au lieu d’insister sur l’impuissance et la misĂšre deshommes, comme il les a dĂ©crites dans le Protagoras et dans le Politique, ils’attache Ă  dĂ©peindre l’aisance et l’innocence de la nouvelle sociĂ©tĂ© qui seforme, des mĂȘmes traits dont il a dĂ©crit dans la RĂ©publique (371 b-372 d) lacitĂ© naissante. La diffĂ©rence des peintures s’explique par celle des points devue : dans la premiĂšre il s’agissait de peindre la misĂšre des hommesabandonnĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, dans la seconde, le bonheur d’une communautĂ©primitive que les raffinements de la civilisation n’ont pas encore gĂątĂ©e.

Page 37: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

À premiĂšre vue, ce mythe semble avoir un rapport assez lĂąche avec lesujet. Les seules conclusions que l’étranger en tire, c’est que la dĂ©finition duroi pasteur convient bien au pasteur divin, mais non au pasteur humain, etqu’il a commis une erreur en ne distinguant pas chez ce dernier le roi dutyran. Était-ce bien la peine de faire une si longue digression pour noter cesdiffĂ©rences ? Elles pouvaient ĂȘtre signalĂ©es en quelques lignes. En rĂ©alitĂ©, enexposant ce mythe Ă©trange, Platon s’est proposĂ© avant tout de reposer lelecteur d’une discussion assez aride. Les mythes du Gorgias, de laRĂ©publique, du PhĂ©don et du PhĂšdre avaient certainement ravi ses lecteurspar leur magnificence et leur beautĂ© poĂ©tique. Il a voulu donner la mĂȘmeparure au Politique et s’assurer le mĂȘme succĂšs ; mais il s’est bien renducompte que son mythe Ă©tait un pur ornement, puisqu’il s’est excusĂ© lui-mĂȘmede sa longueur.

LA JUSTE MESURE

C’est Ă  propos de ce mythe, et de ses longs dĂ©veloppements sur le tissagedans le Politique et du non-ĂȘtre dans le Sophiste, qu’il a essayĂ© de se justifieren exposant ses idĂ©es sur la mesure qui convient dans les arts. Ce n’est passur la quantitĂ©, c’est sur la convenance qu’ils doivent se rĂ©gler, pour ne direni trop ni trop peu. S’agit-il de philosophie, si le sujet exige de longsdĂ©veloppements pour atteindre la vĂ©ritĂ©, il ne faut pas hĂ©siter Ă  sacrifier labriĂšvetĂ© : la vĂ©ritĂ© seule importe, le reste ne compte pas. Si d’autre part, lalongueur des dĂ©tours que l’on prend peut contribuer Ă  rendre l’esprit plus apteĂ  la dialectique et Ă  l’invention, ici encore le but justifie les moyens. Il n’estpas interdit non plus de sacrifier Ă  l’agrĂ©ment quand l’occasion le demande :il a son utilitĂ© mĂȘme pour la recherche de la vĂ©ritĂ© ; car il rafraĂźchit l’attentionquand le dĂ©bat devient ardu et difficile Ă  suivre. Tels sont les principes quiont guidĂ© Platon dans la composition de ses ouvrages : c’est d’aprĂšs cesprincipes qu’il demande Ă  ĂȘtre jugĂ©.

LA POLITIQUE

Page 38: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

La politique a toujours Ă©tĂ© une des premiĂšres prĂ©occupations de Platon.Sans parler de ses voyages en Sicile, oĂč il espĂ©rait Ă©tablir un gouvernementselon son cƓur, ses deux plus grands ouvrages, la RĂ©publique et les Lois, serapportent Ă  la politique, et bien que le troisiĂšme soit un exercice d’école, iln’en marque pas moins l’intĂ©rĂȘt passionnĂ© que l’auteur prenait augouvernement des États. Le Politique tient le milieu entre la RĂ©publique, oĂčPlaton expose son idĂ©al de gouvernement, et les Lois, oĂč il codifie des rĂšglespratiques.

À la RĂ©publique il reprend l’idĂ©e d’un gouvernement fondĂ© sur lascience : mais aprĂšs en avoir constatĂ© l’impossibilitĂ©, il se rabat, comme dansles Lois, sur un gouvernement purement humain et par suite imparfait. Ilaccorde la toute-puissance Ă  la science, comme dans la RĂ©publique, oĂč unpetit nombre de sages, entraĂźnĂ©s Ă  la dialectique et l’Ɠil fixĂ© sur l’IdĂ©e dubien, sont chargĂ©s de former les hommes Ă  la ressemblance du modĂšle divinqu’ils contemplent. Mais le Politique va plus loin : il soutient que celui qui ala science peut non seulement lĂ©gifĂ©rer, mais changer les lois sansl’assentiment du peuple et mĂȘme leur imposer de force ses volontĂ©scontrairement Ă  la loi. Cette audacieuse assertion choquait les idĂ©es reçues,comme en tĂ©moigne l’étonnement du jeune Socrate, quand il l’entendĂ©noncer. Elle semble mĂȘme en contradiction avec le respect religieux de la loique Socrate professe dans le Criton et dans sa discussion avec CalliclĂšs(Gorgias, 482 c-505 b). En rĂ©alitĂ© la contradiction n’est qu’apparente. Dansle cas du Politique, il s’agit d’un philosophe qui, fort de sa science et de ladroiture de ses intentions, impose ce qui est juste et bon, comme le mĂ©decinimpose son traitement au malade ; dans l’autre, il s’agit d’un particulier enrĂ©volte contre la loi, rĂ©volte inadmissible dans les gouvernements imparfaits,qui n’ont d’autre sauvegarde que la loi. Cependant, mĂȘme dans le cas d’ungouvernement parfait, le droit de contrainte que Platon reconnaĂźt au chef peutparaĂźtre exorbitant. Peut-on contraindre des hommes libres Ă  recevoir des loisqui leur rĂ©pugnent ? Quels rĂ©sultats peut-on espĂ©rer d’une telle contrainte ? Etquel mĂ©rite y a-t-il Ă  faire le bien malgrĂ© soi ? Platon fait trop peu de cas de lalibertĂ© individuelle : il est, sur ce point, en conformitĂ© avec les idĂ©es desAnciens, qui absorbent entiĂšrement l’individu dans la citĂ©.

Le politique idĂ©al est d’ailleurs impossible Ă  trouver dans le cycle actuel,oĂč les pasteurs divins du cycle prĂ©cĂ©dent ont fait place Ă  des pasteurs

Page 39: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

humains. Aussi faut-il recourir Ă  la loi, si l’on veut Ă©viter que le chef, toujourstentĂ© d’abuser de son pouvoir, ne devienne un tyran. C’est pourquoi, quel quesoit le gouvernement, royautĂ©, aristocratie, ou dĂ©mocratie, il est nĂ©cessaireque les lois soient inviolables. S’il y a des rĂ©fractaires, on les mettra Ă  mort,ou on les bannira, ou on les rĂ©duira au rang d’esclaves. C’est le rĂŽle du royaltisserand d’éliminer les Ă©lĂ©ments mauvais et de n’admettre dans lacomposition de sa toile que des Ă©lĂ©ments convenables. Or les Ă©lĂ©mentsconvenables sont de deux sortes, comme les fils du tisserand : il y a en effetdans la nature des caractĂšres pacifiques ; si les fougueux s’allient pendantplusieurs gĂ©nĂ©rations Ă  leurs pareils, ils deviennent sauvages, et si lespacifiques ne s’unissent qu’avec des pacifiques, ils deviennent lĂąches etfaibles Ă  l’excĂšs. C’est au roi Ă  marier les uns avec les autres, comme letisserand entrecroise les fils de la chaĂźne et les fils de la trame. On fera demĂȘme pour les gouvernants : s’il n’y a qu’un chef, il faudra le choisircourageux et doux, guerrier et pacifique Ă  la fois ; s’il y en a plusieurs, ilfaudra que le nombre des forts et celui des doux s’équilibrent aussirigoureusement que possible.

En somme, les deux grandes idĂ©es qui sont mises en relief dans lePolitique, c’est la toute-puissance de la science, qui peut et doit mĂȘme, Ă l’occasion, se substituer Ă  la loi et s’imposer de force pour le bien desadministrĂ©s, et celle des mariages entre gens de caractĂšres opposĂ©s. LapremiĂšre est Ă  peu prĂšs impossible Ă  rĂ©aliser en dehors d’un monde idĂ©algouvernĂ© par un dieu. Quant Ă  la seconde, il nous paraĂźt qu’elle n’est pasrĂ©alisable non plus dans les grands États que sont les États modernes.D’ailleurs le hasard se charge de mĂȘler les tempĂ©raments, tout aussi bien quepourrait le faire un roi qui aurait assez peu de sujets et assez de loisir pours’occuper de ce dĂ©tail. Platon lui-mĂȘme se rendait bien compte que la tĂąched’un gouvernement est bien autrement Ă©tendue et comprĂ©hensive que cellequ’il assignait au royal tisserand, puisque, aprĂšs le Politique, il a composĂ© legrand ouvrage des Lois. Mais son principal dessein, en composant lePolitique, comme en composant le ParmĂ©nide et le Sophiste, Ă©tait de donnerun modĂšle de discussion dialectique, et c’est la raison pour laquelle il a ainsirestreint la peinture du politique au tissage des caractĂšres.

Page 40: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ART DANS « LE POLITIQUE »

Le Politique, Ă©tant un ouvrage scolaire, n’a pas toujours Ă©tĂ© apprĂ©ciĂ© Ă  savaleur. La mĂ©thode dichotomique a Ă©tĂ© jugĂ©e bizarre. Du vivant mĂȘme dePlaton, les poĂštes comiques l’avaient tournĂ©e en ridicule, et l’on dirait eneffet que Platon s’amuse Ă  Ă©tonner son lecteur par la subtilitĂ© de certainesdivisions pour le moins inattendues. C’est de nos jours seulement qu’on a prisle procĂ©dĂ© au sĂ©rieux et qu’on y a vu une vĂ©ritable mĂ©thode scientifique.

Quoi qu’il en soit des excĂšs et des bizarreries, le Politique n’en est pasmoins fort intĂ©ressant par les rĂ©flexions qu’on y trouve sur le pouvoir de lascience, la nĂ©cessitĂ© des lois et l’art d’accoupler les caractĂšres. Quand ladiscussion trop prolongĂ©e deviendrait pĂ©nible Ă  suivre, des digressionsbrillantes la coupent Ă  propos. La plus belle de toutes est le mythe des deuxrĂ©volutions contraires de l’univers ; elle ne le cĂšde point en originalitĂ© et enpoĂ©sie aux mythes du Gorgias et du PhĂ©don. Les digressions sur leparadigme, sur la mesure, sur les incommoditĂ©s des divers gouvernementssont des repos agrĂ©ables au lecteur par la justesse de la pensĂ©e et le naturelexquis du style. Enfin le peintre de DĂšmos et de la dĂ©mocratie athĂ©niennedans la RĂ©publique se retrouve ici avec sa verve satirique inĂ©puisable dans letableau du gouvernement d’AthĂšnes, livrĂ© au hasard et Ă  l’incompĂ©tence. Lesouvenir de Socrate, victime de l’ignorance de ses juges, vient encore aviverl’impression que ce gouvernement Ă  rebours du bon sens laisse dans l’esprit.Bref, on reconnaĂźt partout la griffe du lion dans l’originalitĂ© et l’élĂ©vation dela pensĂ©e, dans la hardiesse de l’imagination, dans les digressions quireposent et charment l’esprit, dans l’art de conduire le dialogue et dans lestyle tantĂŽt coupĂ©, tantĂŽt pĂ©riodique, oĂč l’aisance et le naturel s’allient Ă  lagrĂące et Ă  la poĂ©sie.

LA DATE DE L’OUVRAGE

Le Politique se rattache trĂšs Ă©troitement au Sophiste, puisque laconversation qui en est l’objet est censĂ©e faire suite Ă  celle du Sophiste. Maisla date de la composition du Sophiste Ă©tant incertaine, celle du Politique ne

Page 41: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

l’est pas moins. Il est d’ailleurs possible que Platon n’ait pas Ă©crit les deux Ă la suite l’un de l’autre, et qu’un certain intervalle se soit Ă©coulĂ© entre lesdeux, pendant lequel Platon travaillait au grand ouvrage des Lois, qui offrebeaucoup d’analogie avec le Politique. Les dates proposĂ©es par les critiquesoscillent de l’an 367 Ă  l’an 357. Wilamowitz croit que le Politique fut Ă©critentre le deuxiĂšme et le troisiĂšme voyage, c’est-Ă -dire entre 367 et 361, et quec’est le troisiĂšme voyage qui empĂȘcha Platon de donner suite Ă  son projet dedĂ©finir aussi le philosophe. On ne peut faire Ă  ce sujet que des conjectures :celle de Wilamowitz nous paraĂźt ĂȘtre la plus vraisemblable.

Page 42: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Le Politique

[ou De la royauté ; genre logique]

Page 43: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Personnages du dialogueSocrate, ThĂ©odore, l’étranger, Socrate le jeune

SOCRATE

I. – Quelle reconnaissance je te dois, ThĂ©odore, de m’avoir fait faire laconnaissance de ThĂ©Ă©tĂšte, ainsi que celle de l’étranger !

THÉODORE

Tu m’en devras bientĂŽt le triple, Socrate, quand ils t’auront dĂ©fini lepolitique et le philosophe.

SOCRATE

J’entends ; mais est-ce bien lĂ , cher ThĂ©odore, le mot que nous dironsavoir entendu dans la bouche du grand maĂźtre du calcul et de la gĂ©omĂ©trie ?

THÉODORE

Que veux-tu dire, Socrate ?

SOCRATE

Que tu attribues la mĂȘme valeur Ă  chacun de ces hommes, alors qu’ilsdiffĂšrent en mĂ©rite au-delĂ  de toutes les proportions de votre art.

THÉODORE

Par notre dieu Ammon3, voilĂ  qui est bien parler, Socrate, et justement, et

tu as vraiment de la prĂ©sence d’esprit de me reprocher cette faute de calcul. Jete revaudrai cela une autre fois. Pour toi, Ă©tranger, ne te lasse pas de nousobliger, continue

4 et choisis d’abord entre le politique et le philosophe, et, ton

choix fait, développe ton idée.

L’ÉTRANGER

C’est ce qu’il faut faire, ThĂ©odore, du moment que nous avons tentĂ©l’entreprise, et il ne faut pas y renoncer que nous ne soyons arrivĂ©s au terme

Page 44: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

de nos recherches. Mais Ă  l’égard de ThĂ©Ă©tĂšte, que faut-il que je fasse ?

THÉODORE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Le laisserons-nous reposer et mettrons-nous à sa place son compagnond’exercices, le Socrate que voici ? sinon que conseilles-tu ?

THÉODORE

Prends-le Ă  sa place, comme tu l’as dit ; car ils sont jeunes tous les deux etils supporteront plus aisĂ©ment la fatigue jusqu’au bout, si on leur donne durĂ©pit.

SOCRATE

Il me semble d’ailleurs, Ă©tranger, qu’ils ont tous les deux avec moi unesorte de lien de famille. En tout cas, l’un me ressemble, dites-vous, par lestraits du visage ; l’autre est mon homonyme et cette communautĂ© de nomnous donne un air de parentĂ©. Or on doit toujours ĂȘtre jaloux d’apprendre Ă connaĂźtre ses parents en conversant ensemble. Avec ThĂ©Ă©tĂšte, j’ai moi-mĂȘme,hier, nouĂ© connaissance en m’entretenant avec lui, et je viens de l’entendre terĂ©pondre ; mais avec Socrate, je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Il faut pourtantl’examiner, lui aussi. Une autre fois, c’est Ă  moi qu’il donnera la rĂ©plique ;aujourd’hui c’est Ă  toi.

L’ÉTRANGER

C’est cela. Eh bien, Socrate, entends-tu ce que dit Socrate ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et tu consens à ce qu’il propose ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 45: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

TrĂšs volontiers.

L’ÉTRANGER

De ton cĂŽtĂ©, pas d’obstacle, Ă  ce que je vois ; il siĂ©rait encore moins, jecrois, qu’il y en eĂ»t du mien. Maintenant il faut, ce me semble, aprĂšs lesophiste, Ă©tudier Ă  nous deux le politique. Or dis-moi : devons-nous le ranger,lui aussi, parmi ceux qui savent, ou que faut-il en penser ?

SOCRATE LE JEUNE

Qu’il est de ceux qui savent.

L’ÉTRANGER

II. – Il faut donc diviser les sciences comme nous avons fait en examinantle sujet prĂ©cĂ©dent.

SOCRATE LE JEUNE

Peut-ĂȘtre bien.

L’ÉTRANGER

Mais ici, Socrate, la division, ce me semble, ne se fera pas de la mĂȘmemaniĂšre.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc ?

L’ÉTRANGER

D’une maniĂšre diffĂ©rente.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Comment donc trouvera-t-on le sentier de la science politique ? car il fautle dĂ©couvrir, et, aprĂšs l’avoir sĂ©parĂ© des autres, le marquer d’un caractĂšre

Page 46: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

unique, puis, appliquant une autre marque unique Ă  tous les sentiers qui s’enĂ©cartent, amener notre esprit Ă  se reprĂ©senter toutes les sciences commeformant deux espĂšces.

SOCRATE LE JEUNE

À prĂ©sent, Ă©tranger, c’est ton affaire, j’imagine, et non la mienne.

L’ÉTRANGER

Il faut pourtant, Socrate, que ce soit aussi la tienne, quand nous seronsparvenus Ă  y voir clair.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’arithmĂ©tique et certains autres arts apparentĂ©s avec elle ne sont-ils pas indĂ©pendants de l’action et ne se bornent-ils pas Ă  fournir uneconnaissance ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Au contraire ceux qui ont trait Ă  l’art de bĂątir et Ă  tous les travaux manuelsont leur science liĂ©e, pour ainsi dire, Ă  l’action et l’aident Ă  produire des corpsqui n’existaient pas auparavant.

SOCRATE LE JEUNE

C’est indĂ©niable.

L’ÉTRANGER

Pars donc de lĂ  pour diviser l’ensemble des sciences, et donne Ă  une partiele nom de science pratique, Ă  l’autre celui de science purement thĂ©orique.

SOCRATE LE JEUNE

Page 47: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Soit : distinguons dans l’unitĂ© de la science en gĂ©nĂ©ral deux espĂšces.

L’ÉTRANGER

Maintenant admettrons-nous que le politique est en mĂȘme temps roi,maĂźtre et administrateur de ses biens et grouperons-nous tout cela sous unseul titre, ou dirons-nous qu’il y a lĂ  autant d’arts que nous avons citĂ© denoms ? Mais suis-moi plutĂŽt par ici.

SOCRATE LE JEUNE

Par oĂč ?

L’ÉTRANGER

Voici. Supposons qu’un homme soit capable de donner des conseils Ă  unmĂ©decin public

5, quoiqu’il ne soit lui-mĂȘme qu’un simple particulier, ne

devra-t-on pas lui donner le mĂȘme nom professionnel qu’à celui qu’ilconseille ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

De mĂȘme, si quelqu’un a le talent de conseiller le roi d’un pays, quoiqu’ilne soit lui-mĂȘme qu’un simple particulier, ne dirons-nous pas qu’il possĂšde lascience que le souverain lui-mĂȘme devrait possĂ©der ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous le dirons.

L’ÉTRANGER

Mais la science d’un vĂ©ritable roi, c’est la science royale ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

Page 48: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Et celui qui la possĂšde, qu’il soit chef ou simple particulier, n’aura-t-ilpas, quel que soit son cas, droit au titre royal du fait mĂȘme de son art ?

SOCRATE LE JEUNE

Il y aura droit certainement.

L’ÉTRANGER

Et il en sera de mĂȘme de l’administrateur et du maĂźtre de maison ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : entre l’état d’une grande maison et le volume d’une petitecitĂ©, y a-t-il quelque diffĂ©rence au regard du gouvernement ?

SOCRATE LE JEUNE

Aucune.

L’ÉTRANGER

Par consĂ©quent, pour en revenir Ă  la question que nous nous posions toutĂ  l’heure, il est clair qu’il n’y a pour tout cela qu’une seule science ;maintenant, qu’on l’appelle royale, politique, Ă©conomique, nous nedisputerons pas sur le mot.

SOCRATE LE JEUNE

À quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

III. – Mais il est clair aussi qu’un roi fait peu de choses avec ses mains etle reste de son corps pour maintenir son pouvoir, en comparaison de ce qu’ilfait par l’intelligence et la force de son ñme.

Page 49: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

C’est clair.

L’ÉTRANGER

DĂšs lors, veux-tu que nous disions que le roi a plus d’affinitĂ© avec lascience thĂ©orique qu’avec les arts manuels et avec les arts pratiques engĂ©nĂ©ral ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans difficulté.

L’ÉTRANGER

Donc la science politique et le politique, la science royale et l’hommeroyal, tout cela, nous le rĂ©unirons ensemble, comme une seule et mĂȘmechose ?

SOCRATE LE JEUNE

Évidemment.

L’ÉTRANGER

Maintenant ne procéderions-nous pas avec ordre, si aprÚs cela, nousdivisions la science théorique ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement si.

L’ÉTRANGER

Applique-toi donc pour voir si nous n’y dĂ©couvrirons pas une divisionnaturelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle division ? Explique-toi.

L’ÉTRANGER

Page 50: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Celle-ci. Nous avons dit qu’il y a un art du calcul.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il rentre absolument, je crois, dans les arts théoriques.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Le calcul connaĂźt la diffĂ©rence des nombres. Lui attribuerons-nous encoreune autre fonction que de juger ce qu’il connaĂźt ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle autre pourrions-nous lui attribuer ?

L’ÉTRANGER

De mĂȘme aucun architecte n’est lui-mĂȘme ouvrier, il commandeseulement les ouvriers.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il ne fournit, j’imagine, que son savoir, mais pas de travail manuel.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il serait donc juste de dire qu’il participe Ă  la science thĂ©orique.

Page 51: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Cependant il ne doit pas, je pense, une fois qu’il a portĂ© son jugement,s’en tenir lĂ  et se retirer, comme faisait le calculateur, mais bien commanderĂ  chacun de ses ouvriers ce qu’il a Ă  faire, jusqu’à ce qu’ils aient achevĂ© cequ’on leur a commandĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi toutes les sciences de cette sorte et toutes celles qui se rattachent aucalcul sont des sciences thĂ©oriques, mais il n’y en a pas moins lĂ  deuxespĂšces qui diffĂšrent en ce que les unes jugent et les autres commandent. Est-ce vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble.

L’ÉTRANGER

Si donc nous divisions la totalitĂ© de la science thĂ©orique en deux parties etque nous appelions l’une science du commandement, et l’autre science dujugement, nous pourrions dire que notre division serait juste.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, selon moi.

L’ÉTRANGER

Mais lorsqu’on fait quelque chose en commun, on doit se trouver heureuxd’ĂȘtre d’accord ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 52: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Donc, aussi longtemps que nous resterons d’accord, ne nous prĂ©occuponspas des opinions des autres.

SOCRATE LE JEUNE

À quoi bon, en effet ?

L’ÉTRANGER

IV. – Voyons maintenant : dans lequel de ces deux arts devons-nousplacer l’homme royal ? Le placerons-nous dans l’art de juger, comme unesorte de spectateur ? Ne tiendrons-nous pas plutît qu’il appartient à l’art ducommandement, puisque c’est un maütre ?

SOCRATE LE JEUNE

PlutĂŽt, certainement.

L’ÉTRANGER

Revenons Ă  l’art du commandement et voyons s’il comporte quelquedivision. Il me semble qu’on peut le diviser ainsi : comme nous avonsdistinguĂ© l’art des dĂ©taillants de l’art des marchands fabricants, ainsi le genreroyal se distingue, semble-t-il, du genre des hĂ©rauts.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les dĂ©taillants achĂštent d’abord les produits des autres et, quand ils lesont reçus, ils les revendent.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Page 53: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

De mĂȘme la tribu des hĂ©rauts reçoit les pensĂ©es d’autrui sous formed’ordres et les retransmet Ă  son tour Ă  d’autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, confondrons-nous la science du roi avec celle de l’interprĂšte, duchef des rameurs, du devin, du hĂ©raut et de beaucoup d’autres arts de lamĂȘme famille qui sont tous en possession du commandement ? Ou bien veux-tu que, poursuivant notre comparaison de tout Ă  l’heure, nous forgions aussiun nom par comparaison, puisque le genre de ceux qui commandent de leurpropre autoritĂ© est Ă  peu prĂšs sans nom, et que nous fassions notre division enmettant le genre royal dans la classe des autocrates et que nous laissions decĂŽtĂ© tout le reste et passions Ă  d’autres le soin de lui donner un nom ? carc’est le chef qui est l’objet de notre recherche, et non pas son contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

V. – Maintenant que nous avons bien sĂ©parĂ© ce dernier genre des autres,en distinguant le pouvoir personnel du pouvoir empruntĂ©, ne faut-il pas lediviser lui-mĂȘme Ă  son tour, si nous trouvons encore en lui quelquesectionnement qui s’y prĂȘte ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et il paraĂźt bien que nous le tenons. Mais suis-moi bien et divise avec moi.

SOCRATE LE JEUNE

Par oĂč ?

Page 54: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Imaginons tous les chefs qu’il nous plaira dans l’exercice ducommandement : ne trouverons-nous pas que leurs ordres ont en vue quelqueproduction ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Or il n’est pas du tout difficile de partager en deux l’ensemble desproductions.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Dans cet ensemble, les unes, j’imagine, sont inanimĂ©es, les autresanimĂ©es.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

C’est d’aprĂšs cela mĂȘme que nous partagerons, si nous voulons lapartager, la partie de la science thĂ©orique qui a trait au commandement.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

En prĂ©posant une de ses parties Ă  la production des ĂȘtres inanimĂ©s, etl’autre Ă  celle des ĂȘtres animĂ©s, et ainsi le tout se trouvera dĂšs lors partagĂ© endeux.

Page 55: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Maintenant, de ces parties, laissons l’une de cĂŽtĂ© et reprenons l’autre, puispartageons en deux ce nouveau tout.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle des deux dis-tu qu’il faut reprendre ?

L’ÉTRANGER

Il n’y a pas de doute, je pense : c’est celle qui commande aux ĂȘtresvivants ; car la science royale ne prĂ©side pas, comme l’architecture, auxchoses sans vie ; elle est plus relevĂ©e ; c’est parmi les ĂȘtres vivants etrelativement Ă  eux seuls qu’elle exerce toujours son autoritĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Quant Ă  la production et Ă  l’élevage des ĂȘtres vivants, on peut ydistinguer, d’une part, l’élevage individuel, et, de l’autre, les soins donnĂ©s encommun aux nourrissons dans les troupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais nous ne trouverons pas le politique occupĂ© Ă  l’élevage d’un seulindividu, comme celui qui n’a qu’un bƓuf ou un cheval Ă  soigner ; il a plusde ressemblance avec celui qui fait paĂźtre des troupeaux de chevaux ou debƓufs.

SOCRATE LE JEUNE

Page 56: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Je le vois, à présent que tu viens de le dire.

L’ÉTRANGER

Maintenant cette partie de l’élevage des ĂȘtres vivants qui en nourrit encommun des groupes nombreux, l’appellerons-nous Ă©levage de troupeaux ouĂ©levage collectif ?

SOCRATE LE JEUNE

L’un ou l’autre, au hasard du discours.

L’ÉTRANGER

VI. – Bravo, Socrate ! Si tu te gardes toujours d’attacher de l’importanceaux mots, tu deviendras plus riche en sagesse sur tes vieux jours. Pour lemoment, nous n’avons qu’à suivre ton conseil. Revenons Ă  l’élevage entroupeaux : conçois-tu comment, aprĂšs avoir montrĂ© qu’il comprend deuxparties, on peut faire en sorte que ce qu’on cherchait tout Ă  l’heure dans lesdeux moitiĂ©s confondues on ne le cherche dĂ©sormais que dans une ?

SOCRATE LE JEUNE

Je m’y applique. Il me semble Ă  moi qu’il y a d’un cĂŽtĂ© l’élevage deshommes et de l’autre celui des bĂȘtes.

L’ÉTRANGER

Voilà qui est promptement et hardiment divisé ; mais tùchons, autant quepossible, de ne plus recommencer.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ne dĂ©tachons pas une petite partie pour l’opposer Ă  beaucoup d’autresgrandes, sans tenir compte de l’espĂšce ; que chaque partie contienne en mĂȘmetemps une espĂšce. C’est en effet trĂšs bien de sĂ©parer sur-le-champ de tout lereste ce que l’on cherche, Ă  condition de tomber juste. Ainsi toi, tout Ă l’heure, tu as cru tenir ta division, tu as anticipĂ© le raisonnement, en voyant

Page 57: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

qu’il allait vers les hommes. Mais, en rĂ©alitĂ©, mon ami, il n’est pas sĂ»r defaire de petites coupures ; il l’est davantage de procĂ©der en divisant parmoitiĂ©s ; on trouve mieux ainsi les espĂšces. Or c’est lĂ  ce qui importe par-dessus tout pour nos recherches.

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu cela, Ă©tranger ?

L’ÉTRANGER

Il faut essayer de parler encore plus clairement par Ă©gard pour une naturecomme la tienne. Pour le moment, il est sans doute impossible d’exposer laquestion sans rien omettre ; mais il faut essayer de pousser encore un peuplus avant pour l’éclaircir.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’y a-t-il donc d’inexact, selon toi, dans la division que nous venons defaire ?

L’ÉTRANGER

Voici. Nous avons fait comme si, voulant diviser en deux le genrehumain, on en faisait le partage Ă  la maniĂšre de la plupart des gens d’ici, quisĂ©parent la race hellĂ©nique de tout le reste, comme formant une unitĂ©distincte, et, rĂ©unissant toutes les autres sous la dĂ©nomination unique debarbares, bien qu’elles soient innombrables, qu’elles ne se mĂȘlent pas entreelles et ne parlent pas la mĂȘme langue, se fondent sur cette appellation uniquepour les regarder comme une seule espĂšce. C’est encore comme si l’oncroyait diviser les nombres en deux espĂšces en coupant une myriade sur letout, dans l’idĂ©e qu’on en fait une espĂšce Ă  part, et qu’on prĂ©tendĂźt, endonnant Ă  tout le reste un nom unique, que cette appellation suffit pour enfaire aussi un genre unique, diffĂ©rent du premier. Mais on ferait plussagement et on diviserait mieux par espĂšces et par moitiĂ©s, si l’on partageaitles nombres en pairs et impairs et le genre humain en mĂąles et femelles, et sil’on n’en venait Ă  sĂ©parer et opposer les Lydiens, ou les Phrygiens, ouquelque autre peuple Ă  tous les autres que lorsqu’il n’y aurait plus moyen detrouver une division dont chaque terme fĂ»t Ă  la fois espĂšce et partie.

Page 58: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

VII. – Ce que tu dis est trĂšs juste. Mais cette espĂšce mĂȘme et cette partie,Ă©tranger, comment peut-on reconnaĂźtre qu’elles ne sont pas une mĂȘme chose,mais qu’elles diffĂšrent l’une de l’autre ?

L’ÉTRANGER

Ô le meilleur des hommes, ce n’est pas une mince tĂąche que tu m’imposeslĂ , Socrate. Nous ne nous sommes dĂ©jĂ  que trop Ă©cartĂ©s de notre sujet, et toi,tu demandes que nous nous en Ă©loignions encore davantage. Pour le moment,revenons sur nos pas, comme il convient ; quant Ă  la piste que tu voudraissuivre, nous la reprendrons plus tard, quand nous aurons le temps. Enattendant, garde-toi bien d’aller jamais t’imaginer que tu m’as entenduexpliquer ceci clairement.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Que l’espĂšce et la partie sont diffĂ©rentes l’une de l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi ?

L’ÉTRANGER

C’est que, lĂ  oĂč il y a espĂšce, elle est forcĂ©ment partie de la chose dontelle est dite ĂȘtre une espĂšce ; mais il n’est pas du tout forcĂ© que la partie soitespĂšce. C’est cette explication plutĂŽt que l’autre, Socrate, que tu devrastoujours donner comme mienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce que je ferai.

L’ÉTRANGER

Dis-moi maintenant.

Page 59: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

De quel point notre digression nous a entraĂźnĂ©s jusqu’ici. Je pense quec’est prĂ©cisĂ©ment de l’endroit oĂč, t’ayant demandĂ© comment il fallait diviserl’art d’élever les troupeaux, tu m’as rĂ©pondu avec tant d’empressement qu’ily a deux genres d’ĂȘtres animĂ©s, d’un cĂŽtĂ©, le genre humain, et de l’autre,l’ensemble des bĂȘtes formant un genre unique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Il m’a paru alors que, dĂ©tachant une partie, tu t’imaginais que toutes cellesque tu laissais ne formaient qu’un seul genre, parce que tu pouvais leurdonner Ă  toutes le mĂȘme nom, celui de bĂȘtes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est encore vrai.

L’ÉTRANGER

Mais, ĂŽ le plus intrĂ©pide des hommes, si, parmi les autres animaux, il enest un qui soit douĂ© d’intelligence, comme paraĂźt ĂȘtre la grue ou quelque bĂȘtedu mĂȘme genre, et que la grue par exemple distribue les noms comme tuviens de le faire, elle opposerait sans doute les grues comme une espĂšce Ă part aux autres animaux, se faisant ainsi honneur Ă  elle-mĂȘme, et, groupanttout le reste, y compris les hommes, en une mĂȘme classe, elle ne leurdonnerait sans doute pas d’autre nom que celui de bĂȘtes. TĂąchons donc, nous,de nous tenir en garde contre toutes les fautes de ce genre.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Page 60: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

En ne divisant pas le genre animal tout entier, afin d’ĂȘtre moins exposĂ©s Ă ces erreurs.

SOCRATE LE JEUNE

Il ne faut pas, en effet, le diviser tout entier.

L’ÉTRANGER

Car c’est cela qui nous a fait tomber dans l’erreur.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Toute la partie de la science thĂ©orique qui a trait au commandement, nousl’avons rangĂ©e dans le genre Ă©levage des animaux, des animaux qui vivent entroupeaux, n’est-ce pas ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

DĂšs ce moment-lĂ  tout le genre animal se divisait en animaux apprivoisĂ©set en sauvages ; car si leur nature admet la domestication, on les appellepaisibles, et si elle ne l’admet pas, sauvages.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Or la science que nous poursuivons s’est toujours rapportĂ©e et se rapporteencore aux animaux paisibles, et c’est du cĂŽtĂ© de ceux qui vivent entroupeaux qu’il faut la chercher.

SOCRATE LE JEUNE

Page 61: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Oui.

L’ÉTRANGER

Ne divisons donc pas, comme nous l’avons fait alors, en envisageant letout et en nous pressant pour arriver vite Ă  la politique ; car c’est pour celaque nous avons Ă©prouvĂ© tout Ă  l’heure la dĂ©ception dont parle le proverbe.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

Celle d’avoir avancĂ© plus lentement, pour n’avoir pas pris tranquillementle temps de bien diviser.

SOCRATE LE JEUNE

Cela a été une bonne leçon pour nous, étranger.

L’ÉTRANGER

VIII. – Je ne le nie pas ; mais reprenons au commencement et essayons denouveau de diviser l’élevage en commun. Peut-ĂȘtre le cours mĂȘme del’entretien t’apportera-t-il plus de lumiĂšre sur la recherche qui te tient Ă  cƓur.Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Ceci, dont tu as dĂ» entendre parler souvent ; car je ne sache pas que tuaies assistĂ© toi-mĂȘme Ă  l’élevage des poissons dans le Nil

6 ou dans les Ă©tangs

royaux ; mais peut-ĂȘtre l’as-tu vu pratiquer dans les fontaines.

SOCRATE LE JEUNE

Dans les fontaines, oui, je l’ai vu ; pour les autres, j’en ai entendu parlerplus d’une fois.

Page 62: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

De mĂȘme, pour les troupeaux d’oies et de grues, sans avoir parcouru lesplaines de Thessalie, tu sais certainement et tu crois qu’on en Ă©lĂšve.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Si je t’ai posĂ© toutes ces questions, c’est que, parmi les animaux qu’onĂ©lĂšve en troupeaux, il y a, d’un cĂŽtĂ©, ceux qui vivent dans l’eau, et, de l’autre,ceux qui marchent sur la terre ferme.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, en effet.

L’ÉTRANGER

Alors n’es-tu pas d’avis avec moi qu’il faut diviser la science de l’élevageen commun de cette maniĂšre : appliquer Ă  chacune de ces deux classes lapartie de cette science qui la concerne et nommer l’une Ă©levage aquatique, etl’autre Ă©levage en terre ferme ?

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis d’avis.

L’ÉTRANGER

Alors nous ne chercherons pas auquel de ces deux arts appartient le mĂ©tierde roi ; c’est Ă©vident pour tout le monde.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Tout le monde aussi est Ă  mĂȘme de diviser la tribu terrestre des animauxqu’on Ă©lĂšve en troupes.

Page 63: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

En distinguant ceux qui volent et ceux qui marchent.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs vrai.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ? est-il besoin de se demander si la science politique a pourobjet les animaux qui marchent ? Ne crois-tu pas que l’homme le plus bornĂ©,si je puis dire, en jugerait ainsi ?

SOCRATE LE JEUNE

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Mais l’élevage des animaux qui marchent, il faut montrer que, comme lenombre tout Ă  l’heure, il se divise aussi en deux parties.

SOCRATE LE JEUNE

Évidemment.

L’ÉTRANGER

Or, pour la partie vers laquelle se dirige notre recherche, je croisapercevoir deux routes qui y mĂšnent, l’une, plus rapide, qui sĂ©pare une petitepartie qu’elle oppose Ă  une plus grande, et l’autre, plus en accord avec larĂšgle que nous avons Ă©noncĂ©e prĂ©cĂ©demment, de couper, autant que possible,par moitiĂ©s, mais en revanche plus longue. Nous sommes libres de prendrecelle des deux que nous voudrons.

SOCRATE LE JEUNE

Et les deux, est-ce donc impossible ?

Page 64: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

À la fois, oui, Ă©tonnant jeune homme ; mais l’une aprĂšs l’autre,Ă©videmment, c’est possible.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, moi, je choisis les deux, l’une aprùs l’autre.

L’ÉTRANGER

C’est facile, vu que ce qui reste est court. Au commencement et au milieudu parcours, il eĂ»t Ă©tĂ© difficile de satisfaire Ă  ta demande ; mais Ă  prĂ©sent,puisque tu le juges bon, prenons d’abord la route la plus longue : frais commenous sommes, nous la parcourrons plus aisĂ©ment. Maintenant vois comme jedivise.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

L’ÉTRANGER

IX. – Ceux des marcheurs apprivoisĂ©s qui vivent en troupeaux se divisentnaturellement en deux espĂšces.

SOCRATE LE JEUNE

Sur quoi fondes-tu ta division ?

L’ÉTRANGER

Sur ce fait que les uns naissent sans cornes et les autres avec des cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est clair.

L’ÉTRANGER

Maintenant, en divisant l’élevage des marcheurs, dĂ©signe chaque partie enla dĂ©finissant. Car, si tu veux leur donner un nom, ce sera compliquer ta tĂącheplus qu’il n’est nĂ©cessaire.

Page 65: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il donc dire ?

L’ÉTRANGER

Comme ceci : l’art de paĂźtre les marcheurs Ă©tant partagĂ© en deux parties, ilfaut appliquer l’une Ă  la partie cornue du troupeau et l’autre Ă  la partiedĂ©pourvue de cornes.

SOCRATE LE JEUNE

Va pour cette façon de dire ; elle désigne au moins les choses assezclairement.

L’ÉTRANGER

Nous voyons aussi clairement que le roi paßt un troupeau dépourvu decornes.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne pas le voir ?

L’ÉTRANGER

Maintenant morcelons ce troupeau et tñchons d’assigner au roi la portionqui lui appartient.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, tĂąchons-y.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que nous le divisions selon que le pied est fendu, ou,comme on dit, d’une seule piùce, ou selon qu’il y a croisement de races ourace pure ? Tu comprends, je pense ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

Page 66: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Que les chevaux et les Ăąnes engendrent naturellement entre eux.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Au lieu que le reste de ce doux troupeau des apprivoisés est incapable dece croisement de races.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est vrai.

L’ÉTRANGER

Eh bien, l’espĂšce dont le politique s’occupe te paraĂźt-elle ĂȘtre celle dont lanature admet le croisement ou celle qui n’engendre que chez elle ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est Ă©videmment celle qui se refuse au croisement.

L’ÉTRANGER

Or cette espÚce, il faut, ce semble, la partager en deux, comme lesprécédentes.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut effectivement.

L’ÉTRANGER

VoilĂ  donc maintenant tous les animaux apprivoisĂ©s qui vivent en troupesĂ  peu prĂšs entiĂšrement divisĂ©s, hormis deux genres ; car, pour le genre chien,il ne vaut pas la peine qu’on le compte parmi les bĂȘtes qu’on Ă©lĂšve entroupeaux.

SOCRATE LE JEUNE

Page 67: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Non, assurément. Mais comment diviser ces deux espÚces ?

L’ÉTRANGER

Comme il est juste que vous les divisiez, ThéétÚte et toi, puisque vousvous occupez de géométrie.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Naturellement par la diagonale et puis par la diagonale de la diagonale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

Est-ce que la nature de notre race Ă  nous autres hommes n’est pas, en cequi concerne la marche, entiĂšrement assimilable Ă  la diagonale sur laquellepeut se construire un carrĂ© de deux pieds

7 ?

SOCRATE LE JEUNE

Elle l’est.

L’ÉTRANGER

Et la nature de l’autre espĂšce n’est-elle pas, Ă  son tour, considĂ©rĂ©e, dupoint de vue de la racine carrĂ©e, comme la diagonale du carrĂ© de notre racine,puisqu’elle est naturellement de deux fois deux pieds

8 ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment en serait-il autrement ? Je comprends à peu prÚs ce que tu veuxdémontrer.

L’ÉTRANGER

Ne voyons-nous pas d’ailleurs, Socrate, qu’il nous est arrivĂ© dans notre

Page 68: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

division quelque chose de bien propre Ă  exciter le rire ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

VoilĂ  notre race humaine qui va de compagnie et lutte de vitesse avec cegenre d’ĂȘtre le plus noble

9 et aussi le plus indolent.

SOCRATE LE JEUNE

Je le vois : c’est un rĂ©sultat bien bizarre.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! n’est-il pas naturel que les plus lents arrivent les derniers ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela, oui.

L’ÉTRANGER

Ne remarquons-nous pas aussi que le roi apparaĂźt sous un jour plusridicule encore, lorsqu’il lutte Ă  la course avec son troupeau et fournit lacarriĂšre Ă  cĂŽtĂ© de l’homme le mieux entraĂźnĂ© Ă  cette vie indolente ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est tout à fait vrai.

L’ÉTRANGER

C’est maintenant, en effet, Socrate, que s’éclaire la rĂ©flexion que nousavons faite lors de notre enquĂȘte sur le sophiste

10.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle réflexion ?

L’ÉTRANGER

Page 69: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Que notre mĂ©thode d’argumentation ne s’inquiĂšte pas plus de ce qui estnoble que de ce qui ne l’est pas, qu’elle estime autant le plus petit que le plusgrand, et qu’elle poursuit toujours son propre chemin vers la vĂ©ritĂ© la plusparfaite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

L’ÉTRANGER

Maintenant, sans attendre que tu me demandes quelle Ă©tait cette route pluscourte dont je parlais tout Ă  l’heure pour arriver Ă  la dĂ©finition du roi, veux-tuque je t’y guide moi-mĂȘme le premier ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Eh bien, je dis que nous aurions dĂ» diviser tout de suite les animauxmarcheurs en opposant les bipĂšdes aux quadrupĂšdes, puis voyant l’hommerangĂ© encore dans la mĂȘme classe que les volatiles seuls, partager le troupeaubipĂšde Ă  son tour en bipĂšdes nus et en bipĂšdes emplumĂ©s

11, qu’enfin cette

division faite et l’art de paĂźtre les humains mis dĂšs lors en pleine lumiĂšre,placer Ă  sa tĂȘte l’homme politique et royal, l’y installer comme cocher et luiremettre les rĂȘnes de l’État, comme lui appartenant de droit, en tant quepossesseur de cette science.

SOCRATE LE JEUNE

VoilĂ  qui est parfait : tu m’as rendu raison, comme si tu me payais unedette, en ajoutant la digression en guise d’intĂ©rĂȘts et pour faire bonne mesure.

L’ÉTRANGER

X. – Allons maintenant, revenons en arriĂšre et enchaĂźnons ducommencement Ă  la fin les anneaux de la dĂ©finition que nous avons donnĂ©ede l’art politique.

Page 70: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Oui, faisons-le.

L’ÉTRANGER

Dans la science thĂ©orique, nous avons en commençant distinguĂ© unepartie, celle du commandement, puis dans celle-ci une portion que nousavons appelĂ©e par analogie commandement direct. Du commandement directnous avons dĂ©tachĂ© Ă  son tour l’art d’élever les ĂȘtres animĂ©s, qui n’en est pasle genre le moins important ; de l’art d’élever les ĂȘtres vivants, l’espĂšce quiconsiste dans l’élevage en troupeaux, et de l’élevage en troupeaux, l’art depaĂźtre les animaux qui marchent, dont la section principale a Ă©tĂ© l’art denourrir la race dĂ©pourvue de cornes. La partie Ă  dĂ©tacher de cet art n’exigepas moins qu’un triple entrelacement

12, si on veut la ramener dans un terme

unique, en l’appelant l’art de paĂźtre des races qui ne se croisent pas. Lesegment qui s’en sĂ©pare, seule partie qui reste encore aprĂšs celle destroupeaux bipĂšdes, est l’art de paĂźtre les hommes, et c’est prĂ©cisĂ©ment ce quenous cherchions, l’art qui s’appelle Ă  la fois royal et politique

13.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Mais est-il bien sĂ»r, Socrate, que ce que tu viens de dire, nous l’ayonsrĂ©ellement fait ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Que nous ayons traitĂ© notre sujet d’une maniĂšre absolumentsatisfaisante ? ou n’est-ce pas justement le dĂ©faut de notre enquĂȘte, qu’elle abien abouti Ă  une sorte de dĂ©finition, mais non Ă  une dĂ©finition complĂšte etdĂ©finitive ?

Page 71: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Je vais tĂącher, pour moi comme pour toi, d’expliquer encore plusclairement ma pensĂ©e.

SOCRATE LE JEUNE

Parle.

L’ÉTRANGER

Nous avons vu tout Ă  l’heure, n’est-ce pas, qu’il y avait plusieurs arts depaĂźtre les troupeaux et que l’un d’eux Ă©tait la politique et le soin d’une sorteparticuliĂšre de troupeau ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et cet art, notre argumentation l’a distinguĂ© de l’élevage des chevaux etd’autres bĂȘtes et nous l’avons dĂ©fini l’art d’élever en commun des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est cela mĂȘme.

L’ÉTRANGER

XI. – ConsidĂ©rons maintenant la diffĂ©rence qu’il y a entre tous les autrespasteurs et les rois.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle est-elle ?

L’ÉTRANGER

Voyons s’il n’y aurait pas quelqu’un qui, empruntant son nom d’un autre

Page 72: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

art, affirme et prĂ©tende qu’il concourt Ă  nourrir le troupeau en commun avecun des autres pasteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien, par exemple, que tous les commerçants, laboureurs,boulangers et aussi les maĂźtres de gymnase et la tribu des mĂ©decins, tous cesgens-lĂ  pourraient fort bien soutenir, avec force raisons, contre ces pasteursd’hommes que nous avons appelĂ©s des politiques, que ce sont eux quis’occupent de nourrir les hommes, et non seulement ceux du troupeau, maisaussi leurs chefs ?

SOCRATE LE JEUNE

N’auraient-ils pas raison de le soutenir ?

L’ÉTRANGER

Peut-ĂȘtre : c’est une autre question Ă  examiner. Ce que nous savons, c’estque personne ne contestera au bouvier aucun de ces titres. C’est bien lebouvier, lui seul, qui nourrit le troupeau, lui qui en est le mĂ©decin, lui qui enest, si je puis dire, le marieur, lui qui, expert en accouchement, aide Ă  lanaissance des petits et Ă  la dĂ©livrance des mĂšres. Ajoute que, pour les jeux etla musique, dans la mesure oĂč la nature permet Ă  ses nourrissons d’y prendrepart, nul autre ne s’entend mieux Ă  les Ă©gayer et Ă  les apprivoiser en lescharmant, et, qu’il se serve d’instruments ou seulement de sa bouche, ilexĂ©cute Ă  merveille les airs qui conviennent Ă  son troupeau. Et il en est demĂȘme des autres pasteurs, n’est-il pas vrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Comment donc admettre que nous avons dĂ©fini le roi d’une maniĂšre justeet distincte, quand nous l’avons proclamĂ© seul pasteur et nourricier du

Page 73: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

troupeau humain et séparé de mille autres qui lui disputent ce titre ?

SOCRATE LE JEUNE

On ne peut l’admettre en aucune façon.

L’ÉTRANGER

Est-ce que nos apprĂ©hensions n’étaient pas fondĂ©es, quand tout Ă  l’heurele soupçon nous est venu que, si nous pouvions avoir rencontrĂ© en discutantquelques traits du caractĂšre royal, nous n’avions pas encore pour cela achevĂ©exactement le portrait de l’homme d’État, tant que nous n’aurions pas Ă©cartĂ©ceux qui se pressent autour de lui et se prĂ©tendent pasteurs comme lui et quenous ne l’aurions pas sĂ©parĂ© d’eux, pour le montrer, lui seul, dans toute sapuretĂ© ?

SOCRATE LE JEUNE

Elles Ă©taient trĂšs justes.

L’ÉTRANGER

C’est donc là, Socrate, ce que nous avons à faire, si, à la fin de notrediscussion, nous ne voulons pas avoir à en rougir.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut Ă©viter Ă  tout prix.

L’ÉTRANGER

XII. – Il faut donc partir d’un autre point de vue et suivre une routediffĂ©rente.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

MĂȘlons Ă  ce dĂ©bat une sorte d’amusement. Il nous faut en effet faire usaged’une bonne partie d’une vaste lĂ©gende, aprĂšs quoi, sĂ©parant toujours, commenous l’avons fait prĂ©cĂ©demment, une partie d’une partie prĂ©cĂ©dente, nous

Page 74: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

arriverons au terme de notre recherche. N’est-ce pas ainsi qu’il fautprocĂ©der ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement si.

L’ÉTRANGER

PrĂȘte donc Ă  ma fable toute ton attention, comme les enfants. Aussi bien iln’y a pas beaucoup d’annĂ©es que tu as quittĂ© les jeux de l’enfance.

SOCRATE LE JEUNE

Parle, je te prie.

L’ÉTRANGER

Parmi tant d’autres traditions antiques qui ont eu et qui auront coursencore, je relĂšve le prodige qui marqua la fameuse querelle d’AtrĂ©e et deThyeste. Tu as, je pense, entendu raconter et tu te rappelles ce qu’on dit quiarriva alors ?

SOCRATE LE JEUNE

Tu veux sans doute parler du prodige de la brebis d’or14

.

L’ÉTRANGER

Non pas, mais du changement du coucher et du lever du soleil et desautres astres, qui se couchaient alors Ă  l’endroit oĂč ils se lĂšvent aujourd’hui etse levaient du cĂŽtĂ© opposĂ©. C’est prĂ©cisĂ©ment Ă  cette occasion que le dieu,pour tĂ©moigner en faveur d’AtrĂ©e, changea cet ordre en celui qui existeaujourd’hui.

SOCRATE LE JEUNE

Effectivement, on raconte aussi cela.

L’ÉTRANGER

Il y a aussi le rÚgne de Cronos que nous avons souvent entendu répéter.

Page 75: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Oui, trĂšs souvent.

L’ÉTRANGER

Et aussi cette tradition que les hommes d’avant nous naissaient de la terreau lieu de s’engendrer les uns les autres

15.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est aussi lĂ  un de nos vieux rĂ©cits.

L’ÉTRANGER

Eh bien, tous ces prodiges et mille autres encore plus merveilleux ont leursource dans le mĂȘme Ă©vĂ©nement ; mais la longueur du temps qui s’est Ă©coulĂ©a fait oublier les uns, tandis que les autres se sont fragmentĂ©s et ont donnĂ©lieu Ă  des rĂ©cits sĂ©parĂ©s. Quant Ă  l’évĂ©nement qui a Ă©tĂ© cause de tous cesprodiges, personne n’en a parlĂ©, mais c’est le moment de le raconter ; car lerĂ©cit en servira Ă  dĂ©finir le roi.

SOCRATE LE JEUNE

XIII. – Voilà qui est fort bien dit. Maintenant parle sans rien omettre.

L’ÉTRANGER

Écoute. Cet univers oĂč nous sommes, tantĂŽt le dieu lui-mĂȘme dirige samarche et le fait tourner, tantĂŽt il le laisse aller, quand ses rĂ©volutions ontrempli la mesure du temps qui lui est assignĂ© ; alors il tourne de lui-mĂȘme ensens inverse, parce qu’il est un ĂȘtre animĂ© et qu’il a Ă©tĂ© douĂ© d’intelligencepar celui qui l’a organisĂ© au dĂ©but. Quant Ă  cette disposition Ă  la marcherĂ©trograde, elle est nĂ©cessairement innĂ©e en lui, pour la raison que voici.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle raison ?

L’ÉTRANGER

Être toujours dans le mĂȘme Ă©tat et de la mĂȘme maniĂšre et rester identique

Page 76: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

n’appartient qu’aux ĂȘtres les plus divins de tous ; mais la nature du corpsn’est pas de cet ordre. Or cet ĂȘtre que nous avons nommĂ© ciel et monde, bienqu’il ait reçu de son crĂ©ateur une foule de dons bienheureux, ne laisse pas departiciper du corps. Par suite, il lui est impossible d’ĂȘtre entiĂšrement exemptde changement, mais il se meut, autant qu’il en est capable, Ă  la mĂȘme place,de la mĂȘme maniĂšre et d’un mĂȘme mouvement. Aussi a-t-il reçu lemouvement circulaire inverse, qui est celui qui l’écarte le moins de sonmouvement original.

Mais quant Ă  se faire tourner soi-mĂȘme Ă©ternellement, cela n’est guĂšrepossible qu’à celui qui dirige tout ce qui se meut, et Ă  celui-lĂ  la loi divineinterdit de mouvoir tantĂŽt dans tel sens, tantĂŽt dans un sens opposĂ©. Il rĂ©sultede tout cela qu’il ne faut dire ni que le monde se meut lui-mĂȘmeĂ©ternellement, ni qu’il reçoit tout entier et toujours de la divinitĂ© ces deuxrotations contraires, ni enfin qu’il est mĂ» par deux divinitĂ©s de volontĂ©sopposĂ©es. Mais, comme je l’ai dit tout Ă  l’heure, et c’est la seule solution quireste, tantĂŽt il est dirigĂ© par une cause divine Ă©trangĂšre Ă  lui, recouvre une vienouvelle et reçoit du dĂ©miurge une immortalitĂ© nouvelle, et tantĂŽt, laissĂ© Ă lui-mĂȘme, il se meut de son propre mouvement et il est ainsi abandonnĂ© assezlongtemps pour marcher Ă  rebours pendant plusieurs myriades de rĂ©volutions,parce que sa masse immense et parfaitement Ă©quilibrĂ©e tourne sur un pivotextrĂȘmement petit

16.

SOCRATE LE JEUNE

En tout cas, tout ce que tu viens d’exposer paraüt fort vraisemblable.

L’ÉTRANGER

XIV. – En nous fondant sur ce qui vient d’ĂȘtre dit, essayons de nousrendre compte de l’évĂ©nement que nous avons dit ĂȘtre la cause de tous cesprodiges. Or c’est exactement ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Page 77: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Le mouvement de l’univers, qui tantĂŽt le porte dans le sens oĂč il tourne Ă prĂ©sent, et tantĂŽt dans le sens contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

On doit croire que ce changement est de toutes les révolutions célestes17

la plus grande et la plus complĂšte.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Il faut donc penser que c’est alors aussi que se produisent leschangements les plus considĂ©rables pour nous qui habitons au sein de cemonde.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Mais ne savons-nous pas que la nature des animaux supportedifficilement le concours de changements considérables, nombreux etdivers ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ne le saurions-nous pas ?

L’ÉTRANGER

Alors il s’ensuit forcĂ©ment une grande mortalitĂ© parmi les animaux et,dans la race humaine elle-mĂȘme, il ne reste qu’un petit nombre de vivants, etceux-ci Ă©prouvent un grand nombre d’accidents Ă©tranges et nouveaux, dont leplus grave est celui-ci, qui rĂ©sulte du mouvement rĂ©trograde de l’univers,

Page 78: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

lorsqu’il vient à tourner dans une direction contraire à la direction actuelle.

SOCRATE LE JEUNE

Quel est cet accident ?

L’ÉTRANGER

Tout d’abord l’ñge de tous les animaux, quel qu’il fĂ»t alors, s’arrĂȘta court,et tout ce qui Ă©tait mortel cessa de s’acheminer vers la vieillesse et d’en avoirl’aspect et, changeant en sens contraire, devint pour ainsi dire plus jeune etplus dĂ©licat. Aux vieillards, les cheveux blancs noircissaient ; les joues deceux qui avaient de la barbe, redevenues lisses, les ramenaient Ă  leur jeunessepassĂ©e, et les corps des jeunes gens, devenant de jour en jour et de nuit ennuit plus lisses et plus menus, revenaient Ă  l’état de l’enfant nouveau-nĂ©, etleur Ăąme aussi bien que leur corps s’y conformait ; puis, se flĂ©trissant de plusen plus, ils finissaient par disparaĂźtre complĂštement. Quant Ă  ceux qui en cestemps-lĂ  pĂ©rissaient de mort violente, leur cadavre passait par les mĂȘmestransformations avec une telle rapiditĂ© qu’en peu de jours il se consumaitsans laisser de traces.

SOCRATE LE JEUNE

XV. – Et la gĂ©nĂ©ration, Ă©tranger, comment se faisait-elle en ce temps-lĂ chez les animaux, et de quelle maniĂšre se reproduisaient-ils les uns lesautres ?

L’ÉTRANGER

Il est Ă©vident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres n’étaitpas dans la nature d’alors. Mais la race nĂ©e de la terre qui, suivant la tradition,a existĂ© jadis, c’est celle qui ressortit en ce temps-lĂ  du sein de la terre et dontle souvenir nous a Ă©tĂ© transmis par nos premiers ancĂȘtres, qui, nĂ©s aucommencement de notre cycle, touchaient immĂ©diatement au temps oĂč finitle cycle prĂ©cĂ©dent. Ce sont eux qui furent pour nous les hĂ©rauts de cestraditions que beaucoup de gens ont aujourd’hui le tort de rĂ©voquer en doute.Il faut, en effet, considĂ©rer ce qui devait s’ensuivre. Une consĂ©quencenaturelle du retour des vieillards Ă  l’état d’enfants, c’est que les morts,enfouis dans la terre, devaient s’y reconstituer et remonter Ă  la vie, suivant

Page 79: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

l’inversion de mouvement qui ramenait la gĂ©nĂ©ration en sens contraire. C’estainsi qu’ils naissaient forcĂ©ment de la terre, et c’est de lĂ  que viennent leurnom et la tradition qui les concerne, tous ceux du moins qui ne furent pasemportĂ©s par un dieu vers une autre destinĂ©e.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en effet une consĂ©quence toute naturelle de ce qui s’était produitavant. Mais le genre de vie que tu rapportes au rĂšgne de Cronos se place-t-ildans l’autre pĂ©riode de rĂ©volution ou dans la nĂŽtre ? car le changement dansle cours des astres et du soleil se produit Ă©videmment dans l’une et dansl’autre des deux pĂ©riodes.

L’ÉTRANGER

Tu as bien suivi mon raisonnement. Quant au temps dont tu me parles, oĂčtout naissait de soi-mĂȘme pour l’usage des hommes, il n’appartient pas dutout au cours actuel du monde, mais bien, comme le reste, Ă  celui qui aprĂ©cĂ©dĂ©. Car, en ce temps-lĂ , le dieu commandait et surveillait le mouvementde l’ensemble, et toutes les parties du monde Ă©taient divisĂ©es par rĂ©gions, queles dieux gouvernaient de mĂȘme. Les animaux aussi avaient Ă©tĂ© rĂ©partis engenres et en troupeaux sous la conduite de dĂ©mons, sorte de pasteurs divins,dont chacun pourvoyait par lui-mĂȘme Ă  tous les besoins de ses propresouailles

18, si bien qu’il n’y en avait point de sauvages, qu’elles ne se

mangeaient pas entre elles et qu’il n’y avait parmi elles ni guerre ni querelled’aucune sorte ; enfin tous les biens qui naissaient d’un tel Ă©tat de chosesseraient infinis Ă  redire. Mais, pour en revenir Ă  ce qu’on raconte de la vie deshommes, pour qui tout naissait de soi-mĂȘme, elle s’explique comme je vaisdire. C’est Dieu lui-mĂȘme qui veillait sur eux et les faisait paĂźtre, de mĂȘmequ’aujourd’hui les hommes, race diffĂ©rente et plus divine, paissent d’autresraces infĂ©rieures Ă  eux. Sous sa gouverne, il n’y avait ni États ni possessionde femmes et d’enfants ; car c’est du sein de la terre que tous remontaient Ă  lavie, sans garder aucun souvenir de leur passĂ©. Ils ne connaissaient doncaucune de ces institutions ; en revanche, ils avaient Ă  profusion des fruits queleur donnaient les arbres et beaucoup d’autres plantes, fruits qui poussaientsans culture et que la terre produisait d’elle-mĂȘme. Ils vivaient la plupart dutemps en plein air sans habit et sans lit ; car les saisons Ă©taient si bien

Page 80: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

tempĂ©rĂ©es qu’ils n’en souffraient aucune incommoditĂ© et ils trouvaient deslits moelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre. Telle Ă©tait, Socrate, lavie des hommes sous Cronos. Quant Ă  celle d’aujourd’hui, Ă  laquelle on ditque Zeus prĂ©side, tu la connais par expĂ©rience. Maintenant, serais-tu capablede dĂ©cider laquelle des deux est la plus heureuse, et voudrais-tu le dire ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, pas du tout.

L’ÉTRANGER

Alors, veux-tu que j’en dĂ©cide en quelque façon, pour toi ?

SOCRATE LE JEUNE

TrĂšs volontiers.

L’ÉTRANGER

XVI. – Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos, qui avaient tant deloisir et la facilitĂ© de s’entretenir par la parole, non seulement avec leshommes, mais encore avec les animaux, profitaient de tous ces avantagespour cultiver la philosophie, conversant avec les bĂȘtes aussi bien qu’entre euxet questionnant toutes les crĂ©atures pour savoir si l’une d’elles, grĂące Ă quelque facultĂ© particuliĂšre, n’aurait pas dĂ©couvert quelque chose de plus queles autres pour accroĂźtre la science, il est facile de juger qu’au point de vue dubonheur, les hommes d’autrefois l’emportaient infiniment sur ceuxd’aujourd’hui. Mais si, occupĂ©s Ă  se gorger de nourriture et de boisson, ilsn’échangeaient entre eux et avec les bĂȘtes que des fables comme celles qu’onrapporte encore aujourd’hui Ă  leur sujet, la question, s’il en faut dire monavis, n’est pas moins facile Ă  trancher. Quoi qu’il en soit, laissons cela decĂŽtĂ©, jusqu’à ce que nous trouvions un homme capable de nous rĂ©vĂ©ler dequelle nature Ă©taient les goĂ»ts de cette Ă©poque au regard de la science et del’emploi de la parole. Quant Ă  la raison pour laquelle nous avons rĂ©veillĂ© cettefable, c’est le moment de la dire, afin que nous puissions ensuite avancer etfinir notre discours.

Lorsque le temps assigné à toutes ces choses fut accompli, que lechangement dut se produire et que la race issue de la terre fut entiÚrement

Page 81: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Ă©teinte, chaque Ăąme ayant payĂ© son compte de naissances en tombant dans laterre sous forme de semence autant de fois qu’il lui avait Ă©tĂ© prescrit, alors lepilote de l’univers, lĂąchant la barre du gouvernail, se retira dans son posted’observation, et le monde rebroussa chemin de nouveau, suivant sa destinĂ©eet son inclination native. DĂšs lors tous les dieux qui, dans chaque rĂ©gion,secondaient la divinitĂ© suprĂȘme dans son commandement, en s’apercevant dece qui se passait, abandonnĂšrent Ă  leur tour les parties du monde confiĂ©es Ă leurs soins. Dans ce renversement, le monde se trouva lancĂ© Ă  la fois dans lesdeux directions contraires du mouvement qui commence et du mouvementqui finit, et, par la violente secousse qu’il produisit en lui-mĂȘme, il fit pĂ©rirencore une fois des animaux de toute espĂšce. Puis, lorsque aprĂšs un intervallede temps suffisant il eut mis un terme aux bouleversements, aux troubles, auxsecousses qui l’agitaient et fut entrĂ© dans le calme, il reprit, d’un mouvementrĂ©glĂ©, sa course habituelle, surveillant et gouvernant de sa propre autoritĂ© etlui-mĂȘme et ce qui est en lui et se remĂ©morant de son mieux les instructionsde son auteur et pĂšre. Au commencement, il les exĂ©cutait assez exactement,mais Ă  la fin avec plus de nĂ©gligence. La cause en Ă©tait l’élĂ©ment corporel quientre dans sa constitution et le dĂ©faut inhĂ©rent Ă  sa nature primitive, qui Ă©taiten proie Ă  une grande confusion avant de parvenir Ă  l’ordre actuel. C’est, eneffet, de son organisateur que le monde a reçu ce qu’il a de beau ; mais c’estde sa condition antĂ©rieure que viennent tous les maux et toutes les injusticesqui ont lieu dans le ciel ; c’est d’elle qu’il les tient et les transmet auxanimaux. Tant qu’il fut guidĂ© par son pilote dans l’élevage des animaux quivivent dans son sein, il produisait peu de maux et de grands biens ; mais unefois dĂ©tachĂ© de lui, pendant chaque pĂ©riode qui suit immĂ©diatement cetabandon, il administre encore tout pour le mieux ; mais Ă  mesure que letemps s’écoule et que l’oubli survient, l’ancien dĂ©sordre domine en luidavantage et, Ă  la fin, il se dĂ©veloppe Ă  tel point que, ne mĂȘlant plus que peude bien Ă  beaucoup de mal, il en arrive Ă  se mettre en danger de pĂ©rir lui-mĂȘme et tout ce qui est en lui. DĂšs lors le dieu qui l’a organisĂ©, le voyant endĂ©tresse, et craignant qu’assailli et dissous par le dĂ©sordre, il ne sombre dansl’ocĂ©an infini de la dissemblance, reprend sa place au gouvernail, et relevantles parties chancelantes ou dissoutes pendant la pĂ©riode antĂ©rieure oĂč lemonde Ă©tait laissĂ© Ă  lui-mĂȘme, il l’ordonne, et, en le redressant, il le rendimmortel et impĂ©rissable.

Page 82: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Ici finit la lĂ©gende. Mais cela suffit pour dĂ©finir le roi, si nous lerattachons Ă  ce qui a Ă©tĂ© dit plus haut. Quand en effet le monde se fut retournĂ©vers la voie que suit aujourd’hui la gĂ©nĂ©ration, l’ñge s’arrĂȘta de nouveau etprit une marche nouvelle, contraire Ă  la prĂ©cĂ©dente. Les animaux qui, Ă  forcede diminuer, avaient Ă©tĂ© rĂ©duits presque Ă  rien, se remirent Ă  croĂźtre, et lescorps nouvellement nĂ©s de la terre se mirent Ă  grisonner, puis moururent etrentrĂšrent sous terre. Et tout le reste changea de mĂȘme, imitant et suivant lamodification de l’univers, et, en particulier, la conception, l’enfantement et lenourrissage imitĂšrent et suivirent nĂ©cessairement la rĂ©volution gĂ©nĂ©rale. Iln’était plus possible, en effet, que l’animal naquit dans le sein de la terred’une combinaison d’élĂ©ments Ă©trangers ; mais, de mĂȘme qu’il avait Ă©tĂ©prescrit au monde de diriger lui-mĂȘme sa marche, de mĂȘme ses parties elles-mĂȘmes durent concevoir, enfanter et nourrir par elles-mĂȘmes, autant qu’ellespourraient, en se soumettant Ă  la mĂȘme direction.

Nous voici maintenant au point oĂč tendait tout ce discours. En ce quiconcerne les autres animaux, il y aurait beaucoup Ă  dire et il serait longd’expliquer quel Ă©tait l’état de chacun et par quelles causes il s’est modifiĂ© ;mais sur les hommes, il y a moins Ă  dire et c’est plus Ă  propos. PrivĂ©s dessoins du dĂ©mon qui nous avait en sa possession et en sa garde, entourĂ©sd’animaux dont la plupart, naturellement sauvages, Ă©taient devenus fĂ©roces,tandis qu’eux-mĂȘmes Ă©taient devenus faibles et sans protecteurs, les hommesĂ©taient dĂ©chirĂ©s par ces bĂȘtes, et, dans les premiers temps, ils n’avaientencore ni industrie ni art ; car la nourriture qui s’offrait d’elle-mĂȘme Ă©tantvenue Ă  leur manquer, ils ne savaient pas encore se la procurer, parcequ’aucune nĂ©cessitĂ© ne les y avait contraints jusqu’alors. Pour toutes cesraisons, ils Ă©taient dans une grande dĂ©tresse. Et c’est pourquoi ces prĂ©sentsdont parlent les anciennes traditions nous furent apportĂ©s par les dieux avecl’instruction et les enseignements nĂ©cessaires, le feu par PromĂ©thĂ©e, les artspar HĂšphaĂŻstos et la compagne de ses travaux

19, et les semences et les plantes

par d’autres divinitĂ©s20

. De lĂ  sont sorties toutes les inventions qui ontcontribuĂ© Ă  l’organisation de la vie humaine, lorsque la protection divine,comme je l’ai dit tout Ă  l’heure, vint Ă  manquer aux hommes et qu’ils durentse conduire par eux-mĂȘmes et prendre soin d’eux-mĂȘmes, tout commel’univers entier que nous imitons et suivons, vivant et naissant, tantĂŽt commenous faisons aujourd’hui, tantĂŽt comme Ă  l’époque prĂ©cĂ©dente. Terminons ici

Page 83: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

notre rĂ©cit, et qu’il nous serve Ă  reconnaĂźtre Ă  quel point nous nous sommesmĂ©pris en dĂ©finissant le roi et la politique dans notre discours prĂ©cĂ©dent.

SOCRATE LE JEUNE

XVII. – MĂ©pris en quoi, et quelle est la gravitĂ© de cette mĂ©prise dont tuparles ?

L’ÉTRANGER

Elle est lĂ©gĂšre en un sens, mais en un autre trĂšs grave, et beaucoup plusgrande et plus importante que celle de tout Ă  l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

C’est que, interrogĂ©s sur le roi et le politique de la pĂ©riode actuelle dumouvement et de la gĂ©nĂ©ration, nous sommes allĂ©s chercher dans la pĂ©riodeopposĂ©e le berger qui paissait le troupeau humain d’alors, un dieu au lieud’un mortel, en quoi nous nous sommes gravement fourvoyĂ©s. D’autre part,en dĂ©clarant qu’il est le chef de la citĂ© tout entiĂšre, sans expliquer de quellefaçon, nous avons bien dit la vĂ©ritĂ©, mais pas complĂštement ni clairement, etvoilĂ  pourquoi notre erreur est ici moins grave que l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Ce n’est donc que lorsque nous aurons expliquĂ© la maniĂšre dont segouverne l’État que nous pourrons nous flatter d’avoir donnĂ© du politique unedĂ©finition complĂšte.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Page 84: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

C’est pour cela que nous avons introduit notre mythe : nous voulions nonseulement montrer que tout le monde dispute Ă  celui que nous cherchons ence moment le titre de nourricier du troupeau, mais aussi voir sous un jour plusclair celui qui se chargeant seul, Ă  l’exemple des bergers et des bouviers, denourrir le troupeau humain, doit ĂȘtre seul jugĂ© digne de ce titre.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais je suis d’avis, Socrate, que cette figure du pasteur divin est encoretrop haute pour un roi et que nos politiques d’aujourd’hui sont, par leurnature, beaucoup plus semblables Ă  ceux qu’ils commandent et s’enrapprochent aussi davantage par l’instruction et l’éducation qu’ils reçoivent.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais qu’ils soient pareils Ă  leurs sujets ou aux dieux, il n’en faut ni plusni moins chercher Ă  les dĂ©finir.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Revenons donc en arriĂšre comme je vais dire. L’art que nous avons ditĂȘtre l’art de commander soi-mĂȘme aux animaux et qui prend soin, non desindividus, mais de la communautĂ©, nous l’avons appelĂ© sans hĂ©siter l’art denourrir les troupeaux, tu t’en souviens ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Page 85: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Eh bien, c’est lĂ  que nous avons commis quelque erreur. Car nous n’yavons nulle part inclus ni nommĂ© le politique : il a Ă©chappĂ© Ă  notre insu Ă notre nomenclature.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Nourrir leurs troupeaux respectifs est, je pense, un devoir commun Ă  tousles autres pasteurs, mais qui ne regarde pas le politique, Ă  qui nous avonsimposĂ© un nom auquel il n’a pas droit, tandis qu’il fallait lui imposer un nomqui fĂ»t commun Ă  tous.

SOCRATE LE JEUNE

Tu dis vrai, Ă  supposer qu’il y en eĂ»t un.

L’ÉTRANGER

Or le soin des troupeaux, n’est-ce pas une chose commune Ă  tous, si l’onne spĂ©cifie pas le nourrissage ni aucun autre soin particulier ? En l’appelantart de garder les troupeaux, ou de les soigner, ou de veiller sur eux,expression qui s’applique Ă  tous, nous pouvions envelopper le politique avecles autres, puisque l’argument a indiquĂ© que c’est cela qu’il fallait faire.

SOCRATE LE JEUNE

XVIII. – Bien ; mais la division qui vient ensuite, comment se serait-ellefaite ?

L’ÉTRANGER

De la mĂȘme maniĂšre que prĂ©cĂ©demment, quand, divisant l’élevage destroupeaux, nous avons distinguĂ© les animaux marcheurs et sans ailes, et lesanimaux qui ne se reproduisent qu’entre eux et qui ne portent pas de cornes.En appliquant ces mĂȘmes divisions Ă  l’art de soigner les troupeaux, nousaurions Ă©galement compris dans notre discours et la royautĂ© d’aujourd’hui etcelle du temps de Cronos.

Page 86: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment, mais je me demande quelle aurait été la suite.

L’ÉTRANGER

Il est clair que, si nous avions employĂ© ainsi le mot « art de soigner lestroupeaux », il ne nous serait jamais arrivĂ© d’entendre certaines gens soutenirqu’il n’y a pas du tout de soin, alors que tout Ă  l’heure on a soutenu Ă  justetitre qu’il n’y a pas parmi nous d’art qui mĂ©rite cette appellation denourricier, et qu’en tout cas, s’il y en avait un, beaucoup de gens y pourraientprĂ©tendre avant le roi, et plus justement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

Quant au soin de la communautĂ© humaine en son ensemble, aucun art nesaurait prĂ©tendre plus tĂŽt et Ă  plus juste titre que l’art royal, que ce soin leregarde et qu’il est l’art de gouverner toute l’humanitĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, Socrate, ne nous apercevons-nous pas que, sur la finmĂȘme, nous avons commis une grosse faute ?

SOCRATE LE JEUNE

Quelle faute ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci : si fortement que nous ayons Ă©tĂ© convaincus qu’il y a un art denourrir le troupeau bipĂšde, nous ne devions pas plus pour cela lui donner sur-le-champ le nom d’art royal et politique, comme si la dĂ©finition en Ă©taitachevĂ©e.

Page 87: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Qu’aurions-nous dĂ» faire alors ?

L’ÉTRANGER

Il fallait d’abord, comme nous l’avons dit, modifier le nom, en luidonnant un sens plus voisin de « soin » que de « nourrissage », puis diviser cesoin ; car il comporte encore des sections qui ne sont pas sans importance.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

D’abord la section suivant laquelle nous aurions sĂ©parĂ© le pasteur divin dusimple mortel qui prend soin d’un troupeau.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

AprÚs avoir détaché cet art de soigner, il fallait ensuite le diviser en deuxparties.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Selon qu’il s’impose par la force ou qu’il est librement acceptĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

C’est en ce point que nous nous sommes trompĂ©s prĂ©cĂ©demment, ayant eul’excessive simplicitĂ© de confondre le roi et le tyran, qui sont si diffĂ©rents et

Page 88: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

en eux-mĂȘmes et dans leurs façons respectives de gouverner.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, pour nous corriger, comme je l’ai dit, ne devons-nous pasdiviser en deux l’art humain du soin, suivant qu’il y a violence ou accordmutuel ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément si.

L’ÉTRANGER

Et si nous appelons tyrannique celui qui s’exerce par la force, et politiquecelui qui soigne de grĂ© Ă  grĂ© des animaux bipĂšdes vivant en troupes, nepouvons-nous pas proclamer que celui qui exerce cet art et ce soin est levĂ©ritable roi et le vĂ©ritable homme d’État ?

SOCRATE LE JEUNE

XIX. – Il y a des chances, Ă©tranger, que nous ayons ainsi une dĂ©finitioncomplĂšte du politique.

L’ÉTRANGER

Ce serait parfait, Socrate ; mais il ne suffit pas que tu sois seul de cetteopinion, il faut que je la partage avec toi. Or, Ă  mon avis, la figure du roi neme paraĂźt pas encore achevĂ©e. Mais de mĂȘme que les statuaires parfois troppressĂ©s retardent par des additions trop nombreuses et trop fortesl’achĂšvement de leurs Ɠuvres, de mĂȘme nous, dans notre dĂ©sir de releverpromptement et avec Ă©clat l’erreur de notre prĂ©cĂ©dent exposĂ©, et dans lapensĂ©e qu’il convenait de comparer le roi Ă  de grands modĂšles, nous noussommes chargĂ©s d’une si prodigieuse masse de lĂ©gende que nous avons Ă©tĂ©contraints d’en employer plus qu’il ne fallait. Par lĂ  nous avons fait notredĂ©monstration trop longue ; en tout cas, nous n’avons pu mener Ă  sa fin notremythe ; et l’on peut dire que notre discours ressemble Ă  une peinture d’animal

Page 89: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

dont les contours extĂ©rieurs paraĂźtraient bien dessinĂ©s, mais qui n’aurait pasencore reçu la clartĂ© que le peintre y ajoute par le mĂ©lange des couleurs. Et cen’est pas le dessin ni tout autre procĂ©dĂ© manuel, c’est la parole et le discoursqui conviennent le mieux pour reprĂ©senter un ĂȘtre vivant devant des genscapables de suivre un argument ; pour les autres, il vaut mieux employer lamain.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est bien dit ; mais fais-nous voir en quoi tu trouves notre définitionencore insuffisante.

L’ÉTRANGER

Il est difficile, excellent jeune homme, d’exposer de grandes choses avecune clartĂ© suffisante, si l’on n’a pas recours Ă  des exemples. Car il sembleque chacun de nous connaĂźt tout ce qu’il sait comme en rĂȘve et qu’il neconnaĂźt plus rien Ă  l’état de veille.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire par lĂ  ?

L’ÉTRANGER

Il est bien Ă©trange, semble-t-il, que j’aille aujourd’hui remuer la questionde la formation de la science en nous.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est que mon exemple lui-mĂȘme, bienheureux jeune homme, a besoin Ă son tour d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, parle sans hésiter à cause de moi.

L’ÉTRANGER

Page 90: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

XX. – Je parlerai, puisque, de ton cĂŽtĂ©, tu es prĂȘt Ă  me suivre. Noussavons, n’est-ce pas ? que les enfants, quand ils commencent Ă  connaĂźtre leslettres


SOCRATE LE JEUNE

Eh bien ?

L’ÉTRANGER

Ils distinguent assez bien chacun des éléments dans les syllabes les pluscourtes et les plus faciles et sont capables de les désigner exactement.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Mais s’ils trouvent ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments dans d’autres syllabes, ils ne lesreconnaissent plus et en jugent et en parlent d’une maniĂšre erronĂ©e.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Or le moyen le plus facile et le plus beau de les amener à connaütre cequ’ils ne connaissent pas encore, ne serait-ce pas celui-ci ?

SOCRATE LE JEUNE

Lequel ?

L’ÉTRANGER

Les ramener d’abord aux groupes oĂč ils avaient des opinions correctes surces mĂȘmes lettres, puis, cela fait, les placer devant les groupes qu’ils neconnaissent pas encore et leur faire voir, en les comparant, que les lettres ontla mĂȘme forme et la mĂȘme nature dans les deux composĂ©s, jusqu’à ce qu’onleur ait montrĂ©, en face de tous les groupes qu’ils ignorent, ceux qu’ilsreconnaissent exactement, et que ces groupes ainsi montrĂ©s deviennent des

Page 91: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

paradigmes qui leur apprennent, pour chacune des lettres, dans quelquesyllabe qu’elle se trouve, Ă  dĂ©signer comme autre que les autres celle qui estautre, et comme toujours la mĂȘme et identique Ă  elle-mĂȘme celle qui est lamĂȘme.

SOCRATE LE JEUNE

J’en suis entiùrement d’accord.

L’ÉTRANGER

Maintenant nous voyons bien, n’est-ce pas, que ce qui constitue unparadigme, c’est le fait que le mĂȘme Ă©lĂ©ment est reconnu exactement dans unautre groupe distinct et que sur l’un et l’autre, comme s’ils formaient un seulensemble, on se forme une opinion vraie unique.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Nous Ă©tonnerons-nous donc que notre Ăąme, naturellement sujette auxmĂȘmes incertitudes en ce qui concerne les Ă©lĂ©ments de toutes choses, tantĂŽtse tienne ferme sur la vĂ©ritĂ© Ă  l’égard de chaque Ă©lĂ©ment dans certainscomposĂ©s, et tantĂŽt se fourvoie sur tous les Ă©lĂ©ments de certains autres etqu’elle se forme d’une maniĂšre ou d’une autre une opinion droite sur certainsĂ©lĂ©ments de ces combinaisons et qu’elle les mĂ©connaisse quand ils sonttransposĂ©s dans les syllabes longues et difficiles de la rĂ©alitĂ© ?

SOCRATE LE JEUNE

Il n’y a lĂ  rien d’étonnant.

L’ÉTRANGER

Le moyen, en effet, mon ami, quand on part d’une opinion fausse,d’atteindre mĂȘme la moindre parcelle de vĂ©ritĂ© et d’acquĂ©rir de la sagesse ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce n’est guùre possible.

Page 92: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Si donc il en est ainsi, nous ne ferions certainement pas mal, toi et moi,aprĂšs avoir d’abord essayĂ© de voir la nature de l’exemple en gĂ©nĂ©ral dans unpetit exemple particulier, d’appliquer ensuite le mĂȘme procĂ©dĂ©, expĂ©rimentĂ©sur de petits objets, Ă  l’objet trĂšs important qu’est la royautĂ©, pour tenter denouveau, au moyen de l’exemple, de reconnaĂźtre mĂ©thodiquement ce quec’est que le soin des choses de l’État et de passer ainsi du rĂȘve Ă  la veille.N’est-ce pas juste ?

SOCRATE LE JEUNE

Tout Ă  fait juste.

L’ÉTRANGER

Il faut donc revenir Ă  ce que nous avons dit ci-devant, que, puisque desmilliers de gens disputent au genre royal le soin de l’État, il faut les Ă©cartertous et ne conserver que le roi, et c’est prĂ©cisĂ©ment pour ce faire que nousdisions avoir besoin d’un exemple.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut assurément.

L’ÉTRANGER

XXI. – Que pourrions-nous donc prendre comme exemple qui comportĂątle mĂȘme genre d’activitĂ© que la politique et qui, comparĂ© Ă  elle, nous mettraitĂ  mĂȘme, en dĂ©pit de sa petitesse, de dĂ©couvrir ce que nous cherchons. Aunom de Zeus, veux-tu, Socrate, si nous n’avons rien d’autre sous la main, quenous choisissions le tissage, et encore, si tu n’as pas d’objections, pas tout letissage ; car nous aurons peut-ĂȘtre assez du tissage des laines ; il se peut, eneffet, que la partie que nous aurons choisie nous donne le tĂ©moignage quenous voulons.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Page 93: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Oui, pourquoi, ayant divisĂ© prĂ©cĂ©demment chaque sujet, en en coupantsuccessivement les parties en parties, ne ferions-nous pas Ă  prĂ©sent la mĂȘmechose pour le tissage, et que ne parcourons-nous cet art tout entier le plusbriĂšvement possible, pour revenir vite Ă  ce qui peut servir Ă  notre prĂ©senterecherche ?

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Ma rĂ©ponse sera l’exposĂ© mĂȘme que je vais te faire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Eh bien donc, toutes les choses que nous fabriquons ou acquĂ©rons ontpour but, ou de faire quelque chose, ou de nous prĂ©server de souffrir. LesprĂ©servatifs sont ou des antidotes soit divins soit humains, ou des moyens dedĂ©fense. Les moyens de dĂ©fense sont, les uns des armures de guerre, lesautres des abris. Les abris sont ou des voiles contre la lumiĂšre ou desdĂ©fenses contre le froid et la chaleur. Les dĂ©fenses sont des toitures ou desĂ©toffes. Les Ă©toffes sont des tapis qu’on met sous soi ou des enveloppes. Lesenveloppes sont faites d’une seule piĂšce ou de plusieurs. Celles qui sont faitesde plusieurs piĂšces sont, les unes piquĂ©es, les autres assemblĂ©es sans couture.Celles qui sont sans couture sont faites de nerfs de plantes ou de crins. Parmicelles qui sont faites de crins, les unes sont collĂ©es avec de l’eau et de la terre,les autres attachĂ©es sans matiĂšre Ă©trangĂšre. C’est Ă  ces prĂ©servatifs et Ă  cesĂ©toffes composĂ©s de brins liĂ©s entre eux que nous avons donnĂ© le nom devĂȘtements. Quant Ă  l’art qui s’occupe spĂ©cialement des vĂȘtements, de mĂȘmeque nous avons tantĂŽt appelĂ© politique celui qui a soin de l’État, de mĂȘmenous appellerons ce nouvel art, d’aprĂšs son objet mĂȘme, art vestimentaire.Nous dirons en outre que le tissage, en tant que sa partie la plus importante serapporte, nous l’avons vu, Ă  la confection des habits, ne diffĂšre que par lenom de cet art vestimentaire, tout comme l’art royal, de l’art politique, ainsi

Page 94: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

que nous l’avons dit tout à l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Rien de plus juste.

L’ÉTRANGER

Observons maintenant qu’on pourrait croire qu’en parlant ainsi de l’art detisser les vĂȘtements, nous l’avons suffisamment dĂ©fini ; mais il faudrait pourcela ĂȘtre incapable de voir qu’il n’a pas encore Ă©tĂ© distinguĂ© des arts voisinsqui sont ses auxiliaires, bien qu’il ait Ă©tĂ© sĂ©parĂ© de plusieurs autres qui sontses parents.

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont ces parents ? dis-moi.

L’ÉTRANGER

XXII. – Tu n’as pas suivi ce que j’ai dit, Ă  ce que je vois. Il nous fautdonc, ce me semble, revenir sur nos pas et recommencer par la fin. Car si tuconçois bien ce qu’est la parentĂ©, c’est un art qui lui est parent que nousavons dĂ©tachĂ© tout Ă  l’heure de l’art de tisser, quand nous avons mis Ă  part lafabrication des tapis, en distinguant ce qu’on met autour de soi et ce qu’onmet dessous.

SOCRATE LE JEUNE

Je comprends.

L’ÉTRANGER

Et nous avons Ă©cartĂ© Ă©galement toute la fabrication des vĂȘtements faits delin, de sparte et de tout ce que tout Ă  l’heure nous avons appelĂ© par analogieles nerfs des plantes. Nous avons Ă©liminĂ© aussi l’art de feutrer et celuid’assembler en perçant et en cousant, dont la partie la plus considĂ©rable est lacordonnerie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

Page 95: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Et puis la pelleterie, qui apprĂȘte des couvertures faites d’une seule piĂšce,et la construction des abris qui sont l’objet de l’art de bĂątir ou de lacharpenterie en gĂ©nĂ©ral, ou d’autres arts qui nous protĂšgent contre les eaux,nous avons Ă©cartĂ© tout cela, ainsi que tous les arts de clĂŽture, qui fournissentdes barriĂšres contre les vols et les actes de violence en fabriquant descouvercles et des portes solides, et qui sont des parties spĂ©ciales de l’art declouer. Nous avons retranchĂ© aussi la fabrication des armes, qui est unesection de la grande et complexe industrie qui prĂ©pare des moyens dedĂ©fense. Nous avons Ă©liminĂ© de mĂȘme, dĂšs le dĂ©but, toute la partie de lamagie qui a pour objet les antidotes, et nous n’avons conservĂ©, on pourrait dumoins le croire, que l’art mĂȘme que nous cherchons, celui qui nous garantitdes intempĂ©ries, en fabriquant des dĂ©fenses de laine, et qui porte le nom detissage.

SOCRATE LE JEUNE

On peut le croire en effet.

L’ÉTRANGER

Cependant, mon enfant, notre exposition n’est pas encore complĂšte ; carcelui qui met le premier la main Ă  la confection des vĂȘtements semble bienfaire le contraire d’un tissu.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Un tissu est bien une sorte d’entrelacement ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais le premier travail consiste à séparer ce qui est réuni et pressé

Page 96: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

ensemble.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’entends-tu donc par là ?

L’ÉTRANGER

Le travail que fait l’art du cardeur. Ou bien aurons-nous le front d’appelertissage le cardage et de dire que le cardeur est un tisserand ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

N’en est-il pas de mĂȘme de la confection de la chaĂźne et de la trame ?L’appeler tissage, ce serait aller contre l’usage et la vĂ©ritĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

C’est indĂ©niable.

L’ÉTRANGER

Et l’art de fouler en gĂ©nĂ©ral et l’art de coudre, soutiendrons-nous qu’ilsn’ont rien Ă  voir ni Ă  faire avec le vĂȘtement, ou dirons-nous que ce sont lĂ autant d’arts de tisser ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Il n’en est pas moins certain que tous ces arts disputeront Ă  l’art du tissagele soin et la confection des vĂȘtements, et qu’en lui accordant la plus grossepart, ils s’attribueront Ă  eux-mĂȘmes une part importante.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

Page 97: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Outre ces arts, il faut encore s’attendre Ă  ce que ceux qui fabriquent lesoutils qui servent Ă  exĂ©cuter le travail du tissage revendiquent leur part dansla confection de toute espĂšce de tissu.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs juste.

L’ÉTRANGER

Notre dĂ©finition du tissage, c’est-Ă -dire de la portion que nous avonschoisie, sera-t-elle suffisamment nette si, de tous les arts qui s’occupent desvĂȘtements de laine, nous disons que c’est le plus beau et le plus important ?ou bien ce que nous en avons dit, quoique, vrai, restera-t-il obscur etimparfait, tant que nous n’en aurons pas Ă©cartĂ© tous ces arts ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

XXIII. – N’est-ce pas lĂ  ce que nous avons Ă  faire Ă  prĂ©sent, si nousvoulons que notre discussion marche avec suite ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Commençons donc par nous rendre compte qu’il y a deux arts quiembrassent tout ce que nous faisons.

SOCRATE LE JEUNE

Lesquels ?

L’ÉTRANGER

L’un qui est une cause auxiliaire de la production, l’autre qui en est la

Page 98: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

cause mĂȘme.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Tous les arts qui ne fabriquent pas la chose elle-mĂȘme, mais qui procurentĂ  ceux qui la fabriquent les instruments sans lesquels aucun art ne pourraitjamais exĂ©cuter ce qu’on lui demande, ces arts-lĂ  ne sont que des causesauxiliaires ; ceux qui exĂ©cutent la chose elle-mĂȘme sont des causes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est certainement une division logique.

L’ÉTRANGER

DĂšs lors les arts qui façonnent les fuseaux et les navettes et tous les autresinstruments qui concourent Ă  la production des vĂȘtements, nous lesappellerons tous auxiliaires, et ceux qui s’appliquent Ă  les fabriquer, nous lesnommerons causes ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

Parmi ces derniers, il est tout Ă  fait naturel de considĂ©rer le lavage, leravaudage et toutes les opĂ©rations qui se rapportent au vĂȘtement comme unepartie de l’art si vaste de l’apprĂȘtage et de les embrasser toutes sous le nomd’art de fouler.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et d’un autre cĂŽtĂ©, l’art de carder, l’art de filer et toutes les opĂ©rationsrelatives Ă  la production mĂȘme du vĂȘtement, dont nous nous occupons,

Page 99: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

forment un art unique connu de tout le monde, l’art de travailler la laine.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

Or dans ce travail de la laine il y a deux sections, et chacune de cessections est une partie de deux arts Ă  la fois.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Le cardage, la moitiĂ© du travail de la navette et toutes les opĂ©rations quisĂ©parent ce qui Ă©tait emmĂȘlĂ©, tout cela, pris en bloc, appartient bien au travailmĂȘme de la laine, et en toutes choses nous avons distinguĂ© deux grands arts :l’art d’assembler et l’art de sĂ©parer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Or c’est Ă  l’art de sĂ©parer qu’appartiennent le cardage et toutes lesopĂ©rations que nous venons de mentionner ; car, lorsqu’il s’exerce sur la laineou les fils, soit de telle façon avec la navette, soit de telle autre avec lesmains, l’art qui sĂ©pare reçoit tous les noms que nous avons Ă©noncĂ©s tout Ă l’heure.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Maintenant, au contraire, prenons, dans l’art d’assembler, une portion quiappartienne aussi au travail de la laine, et, laissant de cĂŽtĂ© tout ce qui, dans cetravail, nous a paru relever de l’art de sĂ©parer, partageons le travail de la laine

Page 100: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

en ses deux sections, celle oĂč l’on sĂ©pare et celle oĂč l’on assemble.

SOCRATE LE JEUNE

Considérons ce partage comme fait.

L’ÉTRANGER

Maintenant cette portion qui est à la fois assemblage et travail de la laine,il faut, Socrate, que tu la divises à son tour, si nous voulons bien saisir cequ’est ledit art de tisser.

SOCRATE LE JEUNE

Il le faut, en effet.

L’ÉTRANGER

Oui, il le faut. Disons donc qu’une de ses parties est l’art de tordre, etl’autre, l’art d’entrelacer.

SOCRATE LE JEUNE

Ai-je bien compris ? Il me semble que c’est à la confection du fil de lachaüne que tu rapportes l’art de tordre.

L’ÉTRANGER

Non seulement du fil de la chaĂźne, mais encore du fil de la trame. Ou bientrouverons-nous un moyen de fabriquer ce dernier sans le tordre ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous n’en trouverons pas.

L’ÉTRANGER

Définis maintenant chacune de ces opérations : il se peut, en effet, que tutrouves quelque avantage à cette définition.

SOCRATE LE JEUNE

Comment la faire ?

Page 101: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Comme ceci : quand le produit du cardage a longueur et largeur, nousl’appelons filasse.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, cette filasse, quand elle a Ă©tĂ© tordue au fuseau et qu’elle estdevenue un fil solide, donne au fil le nom de chaĂźne et Ă  l’art qui dirige cetteopĂ©ration celui de fabrication de la chaĂźne.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

D’un autre cĂŽtĂ©, tous les fils qui n’ont subi qu’une torsion lĂąche et qui ontjuste la mollesse proportionnĂ©e Ă  la traction de l’ouvrier qui les courbe en lesentrelaçant Ă  la chaĂźne, appelons-les la trame, et l’art qui prĂ©side Ă  ce travailla fabrique de la trame.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi la partie du tissage que nous nous Ă©tions proposĂ© d’examiner est, jepense, assez clairement dĂ©finie pour que tout le monde la comprenne.Lorsqu’en effet la partie de l’art d’assembler qui est comprise dans le travailde la laine a formĂ© un tissu par l’entrelacement rĂ©gulier de la trame et de lachaĂźne, nous appelons l’ensemble du tissu vĂȘtement de laine et l’art quiprĂ©side Ă  ce travail tissage.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs juste.

Page 102: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

XXIV. – Bon. Mais alors pourquoi donc n’avons-nous pas rĂ©pondu toutde suite : « Le tissage est l’entrelacement de la trame avec la chaĂźne », au lieude tourner en cercle et de faire tant de distinctions inutiles ?

SOCRATE LE JEUNE

Pour moi, Ă©tranger, je ne vois rien d’inutile dans ce qui a Ă©tĂ© dit.

L’ÉTRANGER

Je ne m’en Ă©tonne pas ; mais il se peut, bienheureux jeune homme, que tuchanges d’avis. Contre une maladie de ce genre, si par hasard elle te prenaitpar la suite – et il n’y aurait Ă  cela rien d’étonnant –, je vais te soumettre unraisonnement applicable Ă  tous les cas de cette sorte.

SOCRATE LE JEUNE

Tu n’as qu’à parler.

L’ÉTRANGER

ConsidĂ©rons d’abord l’excĂšs et le dĂ©faut en gĂ©nĂ©ral, afin de louer ou deblĂąmer sur de justes raisons ce qu’on dit de trop long ou de trop court dansdes entretiens comme celui-ci.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

Or c’est Ă  ces choses mĂȘmes qu’il convient, Ă  mon avis, d’appliquer notreraisonnement.

SOCRATE LE JEUNE

À quelles choses ?

L’ÉTRANGER

À la longueur et Ă  la briĂšvetĂ©, Ă  l’excĂšs et au dĂ©faut en gĂ©nĂ©ral ; car c’est

Page 103: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

de tout cela que s’occupe l’art de mesurer.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Divisons-le donc en deux parties : c’est indispensable pour atteindre lebut que nous poursuivons.

SOCRATE LE JEUNE

Dis-nous comment il faut faire cette division.

L’ÉTRANGER

De cette maniĂšre : une partie se rapporte Ă  la grandeur et Ă  la petitesseconsidĂ©rĂ©es dans leur rapport rĂ©ciproque, l’autre, Ă  ce que doit ĂȘtrenĂ©cessairement la chose que l’on fait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment dis-tu ?

L’ÉTRANGER

Ne te semble-t-il pas naturel que le plus grand ne doive ĂȘtre dit plus grandque par rapport au plus petit, et le plus petit, plus petit que par rapport au plusgrand, Ă  l’exclusion de toute autre chose ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Mais, d’autre part, ce qui dĂ©passe le juste milieu ou reste en deçà, soitdans les discours, soit dans les actions, ne dirons-nous pas que c’est lĂ rĂ©ellement ce qui distingue principalement parmi nous les bons et lesmĂ©chants ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 104: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

C’est Ă©vident.

L’ÉTRANGER

Il faut donc admettre, pour le grand et le petit, ces deux maniĂšres d’existeret de juger ; nous ne devons pas dire, comme tout Ă  l’heure, qu’ils doiventĂȘtre seulement relatifs l’un Ă  l’autre, mais plutĂŽt, comme nous le disons Ă prĂ©sent, qu’ils sont d’une part relatifs l’un Ă  l’autre et, d’autre part, relatifs Ă la juste mesure. Et voulons-nous savoir pourquoi ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien sûr.

L’ÉTRANGER

Si l’on veut que la nature du plus grand n’ait point de relation à autrechose qu’au plus petit, elle n’en aura jamais avec la juste mesure, n’est-il pasvrai ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Mais n’allons-nous pas avec cette doctrine anĂ©antir les arts et tous leursouvrages et abolir en outre la politique, qui est maintenant l’objet de nosrecherches, et le tissage dont nous avons parlĂ© ? Car tous ces arts neconsidĂšrent pas ce qui est au-delĂ  ou en deçà de la juste mesure commeinexistant, mais comme une rĂ©alitĂ© fĂącheuse contre laquelle ils sont en gardedans leurs opĂ©rations, et c’est en conservant ainsi la mesure qu’ils produisenttous leurs chefs-d’Ɠuvre.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Mais si nous abolissons la politique, il nous sera impossible de continuernotre enquĂȘte sur la science royale.

Page 105: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Donc, de mĂȘme que, dans le cas du sophiste, nous avons contraint le non-ĂȘtre Ă  ĂȘtre, parce que cette existence Ă©tait l’unique refuge de notreraisonnement, de mĂȘme il nous faut contraindre ici le plus et le moins Ă devenir commensurables non seulement l’un Ă  l’autre, mais encore Ă  la justemesure qu’il faut produire ; car il est impossible de soutenir qu’il existeindubitablement des hommes d’État ou d’autres hommes entendus Ă  lapratique des affaires, si ce point n’est d’abord accordĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Il faut donc mettre tous nos efforts Ă  en faire autant dans le cas qui nousoccupe.

L’ÉTRANGER

XXV. – C’est lĂ , Socrate, une besogne encore plus considĂ©rable quel’autre, et pourtant nous n’avons pas oubliĂ© combien celle-ci nous a pris detemps. Mais voici, Ă  ce propos, une chose qu’on peut admettre en toutejustice.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle chose ?

L’ÉTRANGER

C’est que nous aurons besoin quelque jour de ce que nous venons de direpour montrer ce qu’est l’exactitude en soi. Pour la question qui nous occupe Ă prĂ©sent, notre dĂ©monstration est bonne et suffisante, et il me semble qu’elletrouve un magnifique appui dans ce raisonnement qui nous fait juger que tousles arts existent Ă©galement et que le grand et le petit se mesurent en relationnon seulement l’un Ă  l’autre, mais encore Ă  la production de la juste mesure.Car si la juste mesure existe, les arts existent aussi ; et, si les arts existent, elleexiste aussi ; mais que l’un des deux n’existe pas, jamais aucun des deux

Page 106: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

n’existera.

SOCRATE LE JEUNE

VoilĂ  qui est juste ; mais aprĂšs ?

L’ÉTRANGER

Il est Ă©vident que, pour diviser l’art de mesurer comme nous l’avons dit,nous n’avons qu’à le couper en deux parties, mettant dans l’une tous les artsoĂč le nombre, les longueurs, les profondeurs, les largeurs, les Ă©paisseurs semesurent Ă  leurs contraires, et dans l’autre tous ceux qui se rĂšglent sur la justemesure, la convenance, l’à-propos, la nĂ©cessitĂ© et tout ce qui se trouveĂ©galement Ă©loignĂ© des extrĂȘmes.

SOCRATE LE JEUNE

Tu parles lĂ  de deux divisions bien vastes et bien diffĂ©rentes l’une del’autre.

L’ÉTRANGER

Oui, Socrate ; car ce qu’on entend parfois dire Ă  beaucoup d’habiles gens,persuadĂ©s qu’ils Ă©noncent une vĂ©ritĂ© profonde, Ă  savoir que l’art de mesurers’étend Ă  tout ce qui devient, c’est justement cela mĂȘme que nous disons Ă prĂ©sent. En effet, tous les ouvrages de l’art participent Ă  la mesure en quelquemaniĂšre. Mais, parce que les gens ne sont pas habituĂ©s Ă  diviser par espĂšcesles choses qu’ils Ă©tudient, ils rĂ©unissent tout de suite dans la mĂȘme catĂ©goriedes choses aussi diffĂ©rentes que celles-ci, parce qu’ils les jugent semblables,et ils font le contraire pour d’autres choses, parce qu’ils ne les divisent pas enleurs parties, alors qu’il faudrait, quand on a d’abord reconnu dans plusieursobjets des caractĂšres communs, ne pas les abandonner avant d’avoirdĂ©couvert dans cette communautĂ© les diffĂ©rences qui distinguent les espĂšces,et, inversement, quand on a vu les diffĂ©rences de toute sorte qui se trouventdans une multitude, il faudrait ne pas pouvoir s’en dĂ©tourner et s’arrĂȘter avantd’avoir enclos tous les traits de parentĂ© dans un ensemble unique deressemblances et de les avoir enveloppĂ©s dans l’essence d’un genre. Maisj’en ai dit assez lĂ -dessus, comme aussi sur les dĂ©fauts et les excĂšs ; prenonsseulement garde que nous y avons trouvĂ© deux espĂšces de l’art de mesurer, et

Page 107: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

rappelons-nous en quoi nous avons dit qu’elles consistaient.

SOCRATE LE JEUNE

Nous nous le rappellerons.

L’ÉTRANGER

XXVI. – AprĂšs ce discours, donnons audience Ă  un autre qui touche Ă  lafois l’objet mĂȘme de nos recherches et tous les entretiens oĂč l’on discute detelles matiĂšres.

SOCRATE LE JEUNE

De quoi s’agit-il ?

L’ÉTRANGER

Supposons qu’on nous pose cette question : quand on demande Ă  unĂ©colier qui apprend Ă  lire de quelles lettres se compose tel ou tel mot, doit-oncroire qu’on lui fait faire cette recherche en vue d’un seul mot, le mot enquestion, ou pour le rendre plus habile Ă  lire tous les mots qu’on peut luiproposer ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est pour tous les mots Ă©videmment.

L’ÉTRANGER

Et notre enquĂȘte actuelle sur le politique, est-ce en vue du politique lui-mĂȘme que nous nous la sommes proposĂ©e ? n’est-ce pas plutĂŽt pour devenirmeilleurs dialecticiens sur tous les sujets ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est Ă©vident aussi que c’est pour cela.

L’ÉTRANGER

On peut bien assurer qu’il n’y a pas un homme sensĂ© qui voudrait semettre en quĂȘte d’une dĂ©finition de la tisseranderie pour la seule tisseranderie.Mais il y a, ce me semble, une chose qui Ă©chappe au vulgaire, c’est que, pour

Page 108: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

certaines rĂ©alitĂ©s, il y a des ressemblances naturelles qui tombent sous lessens et sont faciles Ă  percevoir, et qu’il n’est pas du tout malaisĂ© de les fairevoir Ă  ceux qui demandent une explication de quelqu’une de ces rĂ©alitĂ©s,quand on ne veut pas se donner de peine ni recourir au raisonnement pourl’expliquer ; mais qu’au contraire, pour les rĂ©alitĂ©s les plus grandes et les plusprĂ©cieuses, il n’existe point d’image faite pour en donner aux hommes uneidĂ©e claire, image qu’il suffirait de prĂ©senter Ă  celui qui vous interroge, enl’appropriant Ă  l’un de ses sens, pour satisfaire entiĂšrement son esprit. Aussifaut-il travailler Ă  se rendre capable de donner et de comprendre la raison dechaque chose. Car les rĂ©alitĂ©s immatĂ©rielles, qui sont les plus belles et lesplus grandes, c’est la raison seule, et rien autre, qui nous les rĂ©vĂšleclairement, et c’est Ă  ces rĂ©alitĂ©s que se rapporte tout ce que nous disons en cemoment. Mais il est plus facile, quel que soit le sujet, de s’exercer sur depetites choses que sur des grandes.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

N’oublions donc pas pourquoi nous venons de traiter cette matiùre.

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi ?

L’ÉTRANGER

C’est surtout Ă  cause de cette impatience que nous ont donnĂ©e ces longsdĂ©tails sur le tissage, sur le mouvement rĂ©trograde de l’univers et surl’existence du non-ĂȘtre Ă  propos du sophiste. Nous sentions, en effet, qu’ilsĂ©taient trop longs et, sur tous, nous nous faisions des reproches, dans lacrainte qu’ils ne fussent pas seulement prolixes, mais encore superflus. Nousvoulons dĂ©sormais Ă©viter ces ennuis, et c’est pour tous ces motifs, sache-le,que nous avons fait tous deux ces observations.

SOCRATE LE JEUNE

Entendu. Continue seulement.

Page 109: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Je dis donc qu’il faut que toi et moi, nous souvenant de ce qui vient d’ĂȘtredit, nous ne blĂąmions ou n’approuvions jamais la briĂšvetĂ© ou la longueur denos propos en comparant leur Ă©tendue respective, mais en nous rĂ©fĂ©rant Ă cette partie de l’art de mesurer dont nous disions plus haut qu’il ne fallait pasla perdre de vue, la convenance.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Mais il ne faut pas non plus nous rĂ©gler uniquement sur elle. Car nousn’aurons nul besoin d’ajuster la longueur de nos discours au dĂ©sir de plaire,sinon accessoirement, et quant Ă  la maniĂšre la plus facile et la plus rapide dechercher la solution d’un problĂšme donnĂ©, la raison nous recommande de latenir pour secondaire et de ne pas lui donner le premier rang, mais d’estimerbien davantage et par-dessus tout la mĂ©thode qui enseigne Ă  diviser parespĂšces, et, si un discours trĂšs long rend l’auditeur plus inventif, de lepoursuivre rĂ©solument, sans s’impatienter de sa longueur ; et sanss’impatienter non plus, s’il se trouve un homme qui blĂąme les longueurs dudiscours dans des entretiens comme les nĂŽtres et n’approuve point nos façonsde tourner autour du sujet, il ne faut pas le laisser partir en toute hĂąte et toutde suite aprĂšs qu’il s’est bornĂ© Ă  blĂąmer la longueur de la discussion ; il luireste Ă  faire voir qu’il y a des raisons de croire que, si elle eĂ»t Ă©tĂ© plus courte,elle aurait rendu ceux qui y prenaient part plus aptes Ă  la dialectique et plusingĂ©nieux Ă  dĂ©montrer la vĂ©ritĂ© par le raisonnement. Quant aux autrescritiques ou Ă©loges qu’on peut faire sur d’autres points, il ne faut aucunements’en mettre en peine ; il ne faut mĂȘme pas du tout avoir l’air de les entendre.Mais en voilĂ  assez lĂ -dessus, si tu es de mon avis. Revenons maintenant aupolitique pour lui appliquer l’exemple du tissage que nous avons exposĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Tu as raison : faisons comme tu dis.

L’ÉTRANGER

Page 110: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

XXVII. – Nous avons dĂ©jĂ  sĂ©parĂ© le roi de la plupart des arts qui lui sontapparentĂ©s, ou plutĂŽt de tous ceux qui s’occupent des troupeaux. Mais ilreste, disons-nous, ceux qui sont, dans l’État mĂȘme, des arts auxiliaires et desarts producteurs qu’il faut d’abord sĂ©parer les uns des autres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Sais-tu bien qu’il est difficile de les diviser en deux ? Pour quelle raison,c’est ce que nous verrons plus clairement, je pense, en avançant.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, ne divisons pas en deux.

L’ÉTRANGER

Divisons-les donc par membres, comme on fait les victimes, puisque nousne pouvons pas les diviser en deux ; car il faut toujours diviser en un nombreaussi rapproché que possible du nombre deux.

SOCRATE LE JEUNE

Comment faut-il nous y prendre ici ?

L’ÉTRANGER

Comme nous l’avons fait prĂ©cĂ©demment pour tous les arts qui fournissentdes instruments au tissage : tu sais que nous les avons mis alors dans la classedes arts auxiliaires.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Il faut faire Ă  prĂ©sent la mĂȘme chose : c’est encore plus nĂ©cessairequ’alors. Tous les arts qui fabriquent dans la citĂ© un instrument quelconque,petit ou grand, doivent ĂȘtre classĂ©s comme arts auxiliaires ; car, sans eux, il

Page 111: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

ne pourrait jamais exister ni État ni politique, et cependant ils n’ont aucunepart dans les opĂ©rations de l’art royal, nous pouvons l’affirmer.

SOCRATE LE JEUNE

Non, en effet.

L’ÉTRANGER

À coup sĂ»r, c’est une entreprise difficile que d’essayer de sĂ©parer ce genredes autres ; car on pourrait dire qu’il n’est rien qui ne soit l’instrument d’unechose ou d’une autre, et l’assertion paraĂźtrait plausible. Cependant, parmi lesobjets que possĂšde l’État, il en est d’une nature particuliĂšre, dont j’ai quelquechose Ă  dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Qu’ils n’ont pas la mĂȘme propriĂ©tĂ© que les autres ; car ils ne sont pointfabriquĂ©s, comme l’instrument, pour produire, mais pour conserver ce qui aĂ©tĂ© produit.

SOCRATE LE JEUNE

Quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

C’est la classe des objets de toute sorte que l’on fabrique pour contenir lesmatiĂšres sĂšches et humides, prĂ©parĂ©es au feu ou sans feu, et que nousdĂ©signons par le nom unique de vases, classe trĂšs Ă©tendue et qui n’a, que jesache, absolument aucun rapport avec la science que nous cherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

ConsidĂ©rons maintenant une troisiĂšme classe d’objets diffĂ©rente des

Page 112: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

prĂ©cĂ©dentes et trĂšs comprĂ©hensive : terrestre ou aquatique, vagabonde oufixe, prĂ©cieuse ou sans prix, elle n’a pourtant qu’un nom, parce qu’elle neproduit pas autre chose que des siĂšges et qu’elle fournit toujours un support Ă quelque chose.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’est-ce ?

L’ÉTRANGER

C’est ce que nous appelons vĂ©hicule, et ce n’est pas du tout l’ouvrage dela politique, mais bien plutĂŽt de l’art du charpentier, du potier et du forgeron.

SOCRATE LE JEUNE

Je saisis cela.

L’ÉTRANGER

XXVIII. – AprĂšs ces trois espĂšces, n’en faut-il pas mentionner unequatriĂšme, qui diffĂšre d’elles et qui comprend la plupart des choses dont nousavons dĂ©jĂ  parlĂ©, l’habillement en gĂ©nĂ©ral, la plus grande partie des armes, lesmurs de tous les abris de terre ou de pierre et mille autres choses ? Commetout cela est fait pour abriter, on peut trĂšs justement l’appeler du nom collectifd’abri et en rapporter la plus grande partie Ă  l’art de bĂątir et Ă  l’art de tisserbien plus justement qu’à la politique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, comme cinquiĂšme espĂšce, ne faut-il pas admettrel’ornementation, la peinture et toutes les imitations qu’on fait au moyen de lapeinture et de la musique, Ɠuvres qui ne visent qu’à notre plaisir et qu’ilserait juste de rĂ©unir sous une seule dĂ©nomination ?

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

Page 113: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

On dit, je crois, que c’est une sorte de divertissement.

SOCRATE LE JEUNE

Sans doute.

L’ÉTRANGER

Et c’est bien de ce nom unique qu’il conviendra de les nommer toutes,puisque aucune d’elles n’est faite dans une intention sĂ©rieuse et qu’elles n’onttoutes en vue que l’amusement.

SOCRATE LE JEUNE

Cela aussi, je le comprends assez bien.

L’ÉTRANGER

Mais ce qui fournit les matĂ©riaux desquels et dans lesquels tous les artsque nous venons de citer façonnent leurs ouvrages, cette espĂšce si variĂ©e,issue de beaucoup d’autres arts, n’en ferons-nous pas une sixiĂšme division ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

De l’or, de l’argent, de tout ce qu’on extrait des mines, de tout ce que lacoupe du bois et l’élagage en gĂ©nĂ©ral abattent et fournissent Ă  la charpenterieet Ă  la vannerie. Ajoutes-y la dĂ©cortication des plantes et l’art du corroyeur,qui dĂ©pouille de leur peau les corps des animaux, et tous les arts analogues,qui, en prĂ©parant du liĂšge, des papyrus et des liens, nous permettent defabriquer des espĂšces composĂ©es avec des espĂšces simples. Donnons Ă  toutcela un nom unique, appelons-le la premiĂšre et simple acquisition del’homme, et disons qu’elle n’est en aucune maniĂšre l’Ɠuvre de la scienceroyale.

SOCRATE LE JEUNE

Page 114: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Bien.

L’ÉTRANGER

Enfin l’acquisition des aliments et toutes les choses qui, se mĂ©langeant Ă notre corps, ont le pouvoir d’en conforter les parties par des parties d’elles-mĂȘmes nous donneront une septiĂšme espĂšce que nous dĂ©signerons toutentiĂšre par le nom de nourriciĂšre, si nous n’en avons pas de plus beau Ă  luidonner. Mais il sera plus exact de ranger tout cela sous l’agriculture, lachasse, la gymnastique, la mĂ©decine, la cuisine que de l’attribuer Ă  lapolitique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

XXIX. – Ainsi donc, Ă  peu prĂšs tout ce qu’on peut possĂ©der, Ă  la rĂ©servedes animaux apprivoisĂ©s, a Ă©tĂ©, je crois, Ă©numĂ©rĂ© dans ces sept classes. Vois,en effet : j’ai citĂ© la classe des matiĂšres premiĂšres qui, en bonne justice, auraitdĂ» ĂȘtre placĂ©e en tĂȘte, puis l’instrument, le vase, le vĂ©hicule, l’abri, ledivertissement, la nourriture. Nous nĂ©gligeons ici les objets de peud’importance que nous avons pu oublier et qui auraient pu rentrer dansquelqu’une de ces classes, par exemple le groupe de la monnaie, des sceauxet des empreintes de toutes sortes. Car ces choses ne forment aucune grandeclasse analogue aux autres ; mais les unes rentreront dans l’ornementation,les autres dans les instruments, non sans rĂ©sistance, il est vrai, mais, en lestirant bien, ils s’y accommoderont tout de mĂȘme. Quant Ă  la possession desanimaux apprivoisĂ©s, Ă  part les esclaves, il est Ă©vident qu’ils rentreront dansl’art d’élever des troupeaux, qui a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© divisĂ© en parties.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Reste le groupe des esclaves et des serviteurs, en général, parmi lesquelsje prévois que nous allons voir apparaßtre ceux qui disputent au roi la

Page 115: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

confection mĂȘme du tissu, comme tout Ă  l’heure les fileurs, les cardeurs etautres ouvriers dont nous avons parlĂ© le disputaient au tisserand. Pour tous lesautres, que nous avons appelĂ©s auxiliaires, ils ont Ă©tĂ© Ă©cartĂ©s avec lesouvrages que nous venons de dire et sĂ©parĂ©s de la fonction royale etpolitique.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, du moins.

L’ÉTRANGER

Allons maintenant, approchons-nous de ceux qui restent, pour lesexaminer de prÚs et les connaßtre plus sûrement.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qu’il faut faire.

L’ÉTRANGER

Nous trouvons d’abord que les plus grands serviteurs, Ă  en juger d’ici,sont, par leurs occupations et leur condition, le contraire de ce que nousavions soupçonnĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Qui sont-ils ?

L’ÉTRANGER

Ce sont ceux qu’on achĂšte et qu’on possĂšde par ce moyen. Nous pouvons,sans crainte d’ĂȘtre contredits, les appeler esclaves et affirmer qu’ils n’ont pasla moindre part Ă  l’art royal.

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et ceux des hommes libres qui se rangent volontairement dans la classedes serviteurs avec ceux que nous venons de citer, et qui transportent et

Page 116: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

distribuent Ă©galement entre les uns et les autres les produits de l’agriculture etdes autres arts, les uns dans les marchĂ©s, les autres en passant de ville enville, par terre et par mer, changeant monnaie contre marchandises oumonnaie contre monnaie, qu’on les nomme changeurs, ou nĂ©gociants, oupatrons de vaisseaux, ou dĂ©taillants, est-ce qu’ils ont quelque prĂ©tention Ă  lapolitique ?

SOCRATE LE JEUNE

Peut-ĂȘtre Ă  la politique commerciale.

L’ÉTRANGER

Pour les mercenaires et les hommes Ă  gages que nous voyons tout prĂȘts Ă se mettre au service du premier venu, il n’y a pas de danger qu’on les trouveprenant part Ă  la fonction royale.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le feraient-ils, en effet ?

L’ÉTRANGER

Mais ceux qui, à l’occasion, s’acquittent pour nous de certains offices,qu’en dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quels offices et de quels hommes veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER

De ceux qui forment la classe des hĂ©rauts, de ceux qui, Ă  force de servir,deviennent des clercs habiles, et de certains autres qui remplissent enperfection une foule d’autres fonctions relatives aux offices publics. De ceux-lĂ , que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Ce que tu disais tout Ă  l’heure, qu’ils sont des serviteurs, mais qu’ils nesont pas eux-mĂȘmes les chefs des citĂ©s.

Page 117: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Je ne rĂȘvais pourtant pas, que je sache, quand j’ai dit que c’était de ce cĂŽtĂ©que nous verrions apparaĂźtre ceux qui Ă©lĂšvent les plus grandes prĂ©tentions Ă  lapolitique, quoiqu’il puisse paraĂźtre fort Ă©trange de les chercher dans ungroupe quelconque de serviteurs.

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Approchons donc encore plus prĂšs de ceux qui n’ont pas encore Ă©tĂ©passĂ©s Ă  la pierre de touche. Ce sont d’abord ceux qui s’occupent dedivination et qui possĂšdent une partie de la science du service : car ils passentpour ĂȘtre les interprĂštes des dieux auprĂšs des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et d’autre part, la race des prĂȘtres qui, selon l’opinion reçue, savent offrir,en sacrifiant aux dieux en notre nom, des prĂ©sents selon leur cƓur et leurdemander par des priĂšres de nous octroyer des biens. Or ces deux fonctionssont bien des parties de l’art de servir.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble en tout cas.

L’ÉTRANGER

XXX. – Je crois qu’à prĂ©sent nous tenons une piste pour atteindre le butque nous poursuivons. Car les prĂȘtres et les devins ont l’air d’avoir une hauteidĂ©e d’eux-mĂȘmes et sont en grande vĂ©nĂ©ration Ă  cause de la grandeur deleurs fonctions. C’est Ă  tel point qu’en Égypte un roi ne peut rĂ©gner s’il n’estpoint prĂȘtre, et, si par hasard il appartenait Ă  une autre classe, avant d’avoirconquis le trĂŽne, il est forcĂ© par la suite de se faire recevoir dans la caste

Page 118: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

sacerdotale. Chez les Grecs aussi, on trouverait qu’en maint État ce sont lesplus hauts magistrats qui sont chargĂ©s d’accomplir les plus importants de cessacrifices. Et c’est chez vous surtout que se vĂ©rifie ce que j’avance ; car on ditque c’est au roi dĂ©signĂ© par le sort

21 que l’on confie ici le soin d’offrir les

sacrifices les plus solennels et qui remontent Ă  la tradition nationale la plusancienne.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Il faut donc examiner Ă  la fois ces rois dĂ©signĂ©s par le sort et ces prĂȘtres,avec leurs assistants, et aussi certaine troupe trĂšs nombreuse, qui vientd’apparaĂźtre Ă  nos yeux, Ă  prĂ©sent que les autres prĂ©tendants sont Ă©cartĂ©s.

SOCRATE LE JEUNE

De qui parles-tu donc ?

L’ÉTRANGER

De gens tout Ă  fait Ă©tranges.

SOCRATE LE JEUNE

En quoi donc ?

L’ÉTRANGER

C’est une race formĂ©e de toute sorte de tribus, Ă  ce qu’il semble aupremier coup d’Ɠil, – car beaucoup de ces gens ressemblent Ă  des lions, Ă  descentaures et Ă  d’autres ĂȘtres pareils, et un trĂšs grand nombre Ă  des satyres et Ă des bĂȘtes sans force, mais pleines de ruse ; en un clin d’Ɠil, ils changent entreeux de formes et de propriĂ©tĂ©s. Ah ! Socrate, je crois que je viens dereconnaĂźtre ces gens-lĂ .

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi ; tu as l’air de dĂ©couvrir quelque chose d’étrange.

Page 119: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Oui ; car c’est l’ignorance qui fait toujours paraĂźtre les choses Ă©tranges, etc’est ce qui m’est arrivĂ© Ă  moi-mĂȘme tout Ă  l’heure ; en apercevant soudain lechƓur qui s’agite autour des affaires publiques, je ne l’ai pas reconnu.

SOCRATE LE JEUNE

Quel chƓur ?

L’ÉTRANGER

Le plus grand magicien de tous les sophistes et le plus habile dans cet art,et qu’il faut, bien que ce soit trùs difficile à faire, distinguer des vraispolitiques et des vrais rois, si nous voulons voir clairement ce que nouscherchons.

SOCRATE LE JEUNE

Vraiment, c’est à quoi nous ne devons pas renoncer.

L’ÉTRANGER

Nous ne le devons pas, c’est mon avis. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

XXXI. – Quoi ?

L’ÉTRANGER

La monarchie n’est-elle pas, selon nous, une des formes du pouvoirpolitique ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Et aprĂšs la monarchie, on peut nommer, je crois, le gouvernement du petitnombre.

Page 120: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Une troisiĂšme forme de gouvernement, n’est-ce pas le commandement dela multitude, qui a reçu le nom de dĂ©mocratie ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Mais ces trois formes ne deviennent-elles pas cinq en quelque maniĂšre, enengendrant d’elles-mĂȘmes deux autres dĂ©nominations de surcroĂźt ?

SOCRATE LE JEUNE

Lesquelles ?

L’ÉTRANGER

En considĂ©rant ce qui prĂ©vaut dans ces gouvernements, la violence oul’obĂ©issance volontaire, la pauvretĂ© ou la richesse, la lĂ©galitĂ© ou l’illĂ©galitĂ©,on divise en deux chacun des deux premiers et, comme la monarchie offredeux formes, on l’appelle de deux noms, tyrannie ou royautĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

De mĂȘme tout gouvernement oĂč domine le petit nombre s’appelle soitaristocratie, soit oligarchie.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Page 121: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Quant Ă  la dĂ©mocratie, que la multitude commande de grĂ© ou de force Ă ceux qui possĂšdent, qu’elle observe exactement les lois ou ne les observe pas,dans aucun cas, on n’a l’habitude de rien changer Ă  ce nom.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi : pensons-nous que le vrai gouvernement soit un de ceuxque nous venons de définir par ces termes : un, quelques-uns, beaucoup ;richesse ou pauvreté ; contrainte ou libre consentement, lois écrites ouabsence de lois ?

SOCRATE LE JEUNE

Et qu’est-ce qui l’en empĂȘcherait ?

L’ÉTRANGER

Suis-moi par ici pour y voir plus clair.

SOCRATE LE JEUNE

Par oĂč ?

L’ÉTRANGER

Nous en tiendrons-nous à ce que nous avons dit en commençant, ou nousen écarterons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

De quoi parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Nous avons dit, je crois, que le commandement royal Ă©tait une science.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

Page 122: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Et pas une science quelconque, mais bien une science critique et directive,que nous avons relevée entre les autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Et dans la science directive nous avons distinguĂ© une partie qui s’exercesur les Ɠuvres inanimĂ©es, et une autre, sur les ĂȘtres vivants, et, divisanttoujours de cette maniĂšre, nous en sommes arrivĂ©s ici, sans perdre de vue lascience, mais sans pouvoir dĂ©finir nettement ce qu’elle est.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exact.

L’ÉTRANGER

DĂšs lors, ne comprenons-nous pas que la distinction entre les formes degouvernement ne doit pas ĂȘtre cherchĂ©e dans le petit nombre, ni dans le grandnombre, ni dans l’obĂ©issance volontaire, ni dans l’obĂ©issance forcĂ©e, ni dansla pauvretĂ©, ni dans la richesse, mais bien dans la prĂ©sence d’une science, sinous voulons ĂȘtre consĂ©quents avec nos principes.

SOCRATE LE JEUNE

Quant Ă  cela, nous ne pouvons pas faire autrement.

L’ÉTRANGER

XXXII. – Il est dĂšs lors indispensable d’examiner maintenant danslaquelle de ces formes de gouvernement se rencontre la science decommander aux hommes, la plus difficile peut-ĂȘtre et la plus importante Ă acquĂ©rir. C’est en effet cette science qu’il faut considĂ©rer, afin de voir quelshommes nous devons distinguer du roi sage, parmi ceux qui prĂ©tendent ĂȘtredes hommes d’État et qui le font croire Ă  beaucoup de gens, bien qu’ils ne lesoient en aucune façon.

Page 123: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

C’est, en effet, ce qu’il faut faire, comme la discussion nous l’a dĂ©jĂ indiquĂ©.

L’ÉTRANGER

Or te semble-t-il que dans une citĂ© la multitude soit capable d’acquĂ©rircette science ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Mais, dans une citĂ© de mille hommes, est-il possible que cent d’entre euxou mĂȘme cinquante la possĂšdent dans une mesure suffisante ?

SOCRATE LE JEUNE

À ce compte, ce serait le plus facile de tous les arts. Nous savons bienque, sur mille hommes, on ne trouverait jamais un pareil nombre de joueursde trictrac supĂ©rieurs Ă  tous ceux que renferme la GrĂšce, encore moins unpareil nombre de rois. Car l’homme qui possĂšde la science royale, qu’il rĂšgneou non, a droit, d’aprĂšs ce que nous avons dit, Ă  ĂȘtre appelĂ© roi.

L’ÉTRANGER

Tu fais bien de me le rappeler. Il suit de lĂ , si je ne me trompe, que legouvernement vĂ©ritable, s’il en existe un de tel, doit ĂȘtre cherchĂ© dans unseul, ou dans deux, ou dans un tout petit nombre d’hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Mais ceux-lĂ , qu’ils commandent avec ou sans le consentement de leurssujets, selon des lois Ă©crites ou sans elles, et qu’ils soient riches ou pauvres, ilfaut croire, comme nous le pensons maintenant, qu’ils gouvernent suivant un

Page 124: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

certain art. Il en est absolument de mĂȘme des mĂ©decins : qu’ils nousguĂ©rissent avec ou sans notre consentement, en nous taillant, nous brĂ»lant ounous faisant souffrir de quelque autre maniĂšre, qu’ils suivent des rĂšglesĂ©crites ou s’en dispensent, qu’ils soient pauvres ou riches, quel que soit lecas, nous ne les en tenons pas moins pour mĂ©decins, tant qu’ils nousrĂ©gentent avec art, qu’ils nous purgent ou nous amaigrissent d’une autremaniĂšre, ou nous font engraisser, pourvu que ce soit pour le bien de notrecorps et pour le rendre meilleur, de pire qu’il Ă©tait, et que leur traitementsauve toujours les malades qu’ils soignent. C’est en la dĂ©finissant de cettemaniĂšre, j’en suis persuadĂ©, et de cette maniĂšre seulement, que nous pourronsaffirmer que nous tenons la seule dĂ©finition juste de la mĂ©decine, comme detout autre art de commander.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXIII. – C’est donc, semble-t-il, une consĂ©quence forcĂ©e que, parmi lesgouvernements, celui-lĂ  soit Ă©minemment et uniquement le vĂ©ritablegouvernement, oĂč l’on trouve des chefs qui ne paraissent pas seulementsavants, mais qui le soient, et qu’ils gouvernent suivant des lois ou sans lois,du consentement ou contre le grĂ© de leurs sujets, qu’ils soient pauvres ouqu’ils soient riches, tout cela doit ĂȘtre comptĂ© pour rien, quand il s’agit de lavĂ©ritable rĂšgle en quoi que ce soit.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

Et, soit qu’ils purgent la citĂ© pour son bien en mettant Ă  mort oubannissant quelques personnes, soit qu’ils l’amoindrissent en envoyant au-dehors des colonies comme des essaims d’abeilles, ou qu’ils l’agrandissent eny amenant du dehors des gens dont ils font des citoyens, tant qu’ils laconservent par la science et la justice et la rendent meilleure, autant qu’il esten eux, c’est alors, c’est Ă  ces traits seuls que nous devons reconnaĂźtre le

Page 125: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

vĂ©ritable gouvernement. Quant Ă  tous ceux dont nous parlons, il faut direqu’ils ne sont pas lĂ©gitimes et qu’ils n’existent mĂȘme pas : ce ne sont que desimitations du gouvernement vĂ©ritable, et, si l’on dit qu’ils ont de bonnes lois,c’est qu’ils l’imitent dans le bon sens, tandis que les autres l’imitent dans lemauvais.

SOCRATE LE JEUNE

Sur tout le reste, Ă©tranger, ton langage me paraĂźt juste ; mais que l’ondoive gouverner sans lois, c’est une assertion un peu pĂ©nible Ă  entendre.

L’ÉTRANGER

Tu ne m’as devancĂ© que d’un instant, Socrate, avec ta question ; carj’allais te demander si tu approuves tout ce que j’ai dit, ou si tu y trouvesquelque chose de choquant. Mais, Ă  prĂ©sent, il est clair que ce que nousaurons Ă  cƓur de discuter, c’est la lĂ©gitimitĂ© d’un gouvernement sans lois.

SOCRATE LE JEUNE

Sans contredit.

L’ÉTRANGER

Il est Ă©vident que la lĂ©gislation appartient jusqu’à un certain point Ă  lascience royale, et cependant l’idĂ©al n’est pas que la force soit aux lois, mais Ă un roi sage. Sais-tu pourquoi ?

SOCRATE LE JEUNE

Et toi, comment l’entends-tu ?

L’ÉTRANGER

C’est que la loi ne pourra jamais embrasser exactement ce qui est lemeilleur et le plus juste pour tout le monde Ă  la fois, pour y conformer sesprescriptions : car les diffĂ©rences qui sont entre les individus et entre lesactions et le fait qu’aucune chose humaine, pour ainsi dire, ne reste jamais enrepos interdisent Ă  toute science, quelle qu’elle soit, de promulguer en aucunematiĂšre une rĂšgle simple qui s’applique Ă  tout et Ă  tous les temps. Accordons-nous cela ?

Page 126: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Comment s’y refuser ?

L’ÉTRANGER

Et cependant, nous le voyons, c’est Ă  cette uniformitĂ© mĂȘme que tend laloi, comme un homme butĂ© et ignorant, qui ne permet Ă  personne de rien fairecontre son ordre, ni mĂȘme de lui poser une question, lors mĂȘme qu’ilviendrait Ă  quelqu’un une idĂ©e nouvelle, prĂ©fĂ©rable Ă  ce qu’il a prescrit lui-mĂȘme.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai : la loi agit rĂ©ellement Ă  l’égard de chacun de nous comme tuviens de le dire.

L’ÉTRANGER

Il est donc impossible que ce qui est toujours simple s’adapte exactementà ce qui ne l’est jamais.

SOCRATE LE JEUNE

J’en ai peur.

L’ÉTRANGER

XXXIV. – Alors, pourquoi donc est-il nĂ©cessaire de lĂ©gifĂ©rer, si la loin’est pas ce qu’il y a de plus juste ? Il faut que nous en dĂ©couvrions la raison.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

N’y a-t-il pas chez vous, comme dans d’autres États, des rĂ©unionsd’hommes qui s’exercent soit Ă  la course, soit Ă  quelque autre jeu, en vued’un certain concours ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 127: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Si, et mĂȘme beaucoup.

L’ÉTRANGER

Eh bien, remettons-nous en mĂ©moire les prescriptions des entraĂźneursprofessionnels qui prĂ©sident Ă  ces sortes d’exercices.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Ils pensent qu’il n’est pas possible de faire des prescriptions dĂ©taillĂ©espour chaque individu, en ordonnant Ă  chacun ce qui convient Ă  saconstitution. Ils croient, au contraire, qu’il faut prendre les choses plus engros et ordonner ce qui est utile au corps pour la gĂ©nĂ©ralitĂ© des cas et lagĂ©nĂ©ralitĂ© des individus.

SOCRATE LE JEUNE

Bien.

L’ÉTRANGER

C’est pour cela qu’imposant les mĂȘmes travaux Ă  des groupes entiers, ilsleur font commencer en mĂȘme temps et finir en mĂȘme temps, soit la course,soit la lutte, ou tous les autres exercices.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vrai.

L’ÉTRANGER

Croyons de mĂȘme que le lĂ©gislateur, qui doit imposer Ă  ses ouailles lerespect de la justice et des contrats, ne sera jamais capable, en commandant Ă tous Ă  la fois, d’assigner exactement Ă  chacun ce qui lui convient.

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

Page 128: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Mais il prescrira, j’imagine, ce qui convient Ă  la majoritĂ© des individus etdans la plupart des cas, et c’est ainsi qu’il lĂ©gifĂ©rera, en gros, pour chaquegroupe, soit qu’il promulgue des lois Ă©crites, soit qu’il donne force de loi Ă des coutumes traditionnelles non Ă©crites.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Oui, c’est juste. Comment, en effet, Socrate, un homme pourrait-il restertoute sa vie aux cĂŽtĂ©s de chaque individu pour lui prescrire exactement cequ’il doit faire ? Au reste, j’imagine que, s’il y avait quelqu’un qui en fĂ»tcapable parmi ceux qui ont rĂ©ellement reçu la science royale en partage, il neconsentirait guĂšre Ă  se donner des entraves en Ă©crivant ce qu’on appelle deslois.

SOCRATE LE JEUNE

Non, Ă©tranger, du moins d’aprĂšs ce que nous venons de dire.

L’ÉTRANGER

Et plus encore, excellent ami, d’aprùs ce que nous allons dire.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Ceci. Il faut nous dire qu’un mĂ©decin ou un maĂźtre de gymnase qui vapartir en voyage et qui pense rester longtemps loin de ceux auxquels il donneses soins, voudrait, s’il pense que ses Ă©lĂšves ou ses malades ne sesouviendront pas de ses prescriptions, les leur laisser par Ă©crit, ou bien queferait-il ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 129: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Ce que tu as dit.

L’ÉTRANGER

Mais si le mĂ©decin revenait aprĂšs ĂȘtre restĂ© en voyage moins longtempsqu’il ne prĂ©voyait, est-ce qu’il n’oserait pas Ă  ces instructions Ă©crites ensubstituer d’autres, si ses malades se trouvaient dans des conditionsmeilleures par suite des vents ou de tout autre changement inopinĂ© dans lecours ordinaire des saisons ? ou persisterait-il Ă  croire que personne ne doittransgresser ses anciennes prescriptions, ni lui-mĂȘme en ordonnant autrechose, ni ses malades en osant enfreindre les ordonnances Ă©crites, comme sices ordonnances Ă©taient seules mĂ©dicales et salutaires, et tout autre rĂ©gimeinsalubre et contraire Ă  la science ? Se conduire de la sorte en matiĂšre descience et d’art, n’est-ce pas exposer sa façon de lĂ©gifĂ©rer au ridicule le pluscomplet ?

SOCRATE LE JEUNE

Sûrement.

L’ÉTRANGER

Et si aprĂšs avoir Ă©dictĂ© des lois Ă©crites ou non Ă©crites sur le juste etl’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, pour les troupeaux d’hommes quise gouvernent dans leurs citĂ©s respectives conformĂ©ment aux lois Ă©crites, si,dis-je, celui qui a formulĂ© ces lois avec art, ou tout autre pareil Ă  lui sereprĂ©sente un jour, il lui serait interdit de les remplacer par d’autres ! Est-cequ’une telle interdiction ne paraĂźtrait pas rĂ©ellement tout aussi ridicule dansce cas que dans l’autre ?

SOCRATE LE JEUNE

Si, assurément.

L’ÉTRANGER

XXXV. – Sais-tu ce qu’on dit gĂ©nĂ©ralement Ă  ce sujet ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela ne me revient pas ainsi sur-le-champ.

Page 130: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

C’est pourtant bien spĂ©cieux. On dit, en effet, que, si un homme connaĂźtdes lois meilleures que celles des ancĂȘtres, il ne doit les donner Ă  sa patriequ’aprĂšs avoir persuadĂ© chacun de ses concitoyens ; autrement, non.

SOCRATE LE JEUNE

Eh bien, n’est-ce pas juste ?

L’ÉTRANGER

Peut-ĂȘtre. En tout cas, si quelqu’un, au lieu de les persuader, leur imposede force des lois meilleures, rĂ©ponds, quel nom faudra-t-il donner Ă  son coupde force ? Mais non, pas encore : revenons d’abord Ă  ce que nous disions plushaut.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Si un mĂ©decin qui entend bien son mĂ©tier, au lieu d’user de persuasion,contraint son malade, enfant ou homme fait, ou femme, Ă  suivre un meilleurtraitement, en dĂ©pit des prĂ©ceptes Ă©crits, quel nom donnera-t-on Ă  une telleviolence ? Tout autre nom, n’est-ce pas ? que celui dont on appelle la fautecontre l’art, l’erreur fatale Ă  la santĂ©. Et le patient ainsi traitĂ© aurait le droit detout dire sur son cas, sauf qu’il a Ă©tĂ© soumis par les mĂ©decins qui lui ont faitviolence Ă  un traitement nuisible Ă  sa santĂ© et contraire Ă  l’art.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Mais qu’est-ce que nous appelons erreur dans l’art politique ? N’est-cepas la malhonnĂȘtetĂ©, la mĂ©chancetĂ© et l’injustice ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 131: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

C’est exactement cela.

L’ÉTRANGER

Or, quand on a Ă©tĂ© contraint de faire contre les lois Ă©crites et l’usagetraditionnel des choses plus justes, meilleures et plus belles qu’auparavant,voyons, si l’on blĂąme cet usage de la force, ne sera-t-on pas toujours, Ă  moinsqu’on ne veuille se rendre absolument ridicule, autorisĂ© Ă  tout dire plutĂŽt quede prĂ©tendre que les victimes de ces violences ont subi des traitementshonteux, injustes, mauvais ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement vrai.

L’ÉTRANGER

Mais faut-il dire que la violence est juste, si son auteur est riche, et injustes’il est pauvre ? Ne faut-il pas plutĂŽt, lorsqu’un homme, qu’il ait ou n’ait paspersuadĂ© les citoyens, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre, qu’il agisse suivantou contre les lois Ă©crites, fait des choses utiles, voir en cela le critĂšre le plussĂ»r d’une juste administration de l’État, critĂšre d’aprĂšs lequel l’homme sageet bon administrera les affaires de ses sujets ? De mĂȘme que le pilote,toujours attentif au bien du vaisseau et des matelots, sans Ă©crire un code, maisen prenant son art pour loi, sauve ses compagnons de voyage, ainsi et de lamĂȘme façon des hommes capables de gouverner d’aprĂšs ce principepourraient rĂ©aliser une constitution droite, en donnant Ă  leur art une forcesupĂ©rieure Ă  celle des lois. Enfin, quoi qu’ils fassent, les chefs sensĂ©s necommettent pas d’erreur, tant qu’ils observent cette grande et unique rĂšgle, dedispenser toujours avec intelligence et science aux membres de l’État lajustice la plus parfaite, et, tant qu’ils sont capables de les sauver et de lesrendre, autant que possible, meilleurs qu’ils n’étaient.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’y a rien à objecter à ce que tu viens de dire.

L’ÉTRANGER

Et rien non plus Ă  ceci.

Page 132: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

XXXVI. – De quoi veux-tu parler ?

L’ÉTRANGER

Je veux dire que jamais un grand nombre d’hommes, quels qu’ils soient,n’acquerront jamais une telle science et ne deviendront capablesd’administrer un État avec intelligence, et que c’est chez un petit nombre,chez quelques-uns, ou un seul, qu’il faut chercher cette science unique duvrai gouvernement, que les autres gouvernements doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©scomme des imitations de celui-lĂ , imitations tantĂŽt bien, tantĂŽt mal rĂ©ussies.

SOCRATE LE JEUNE

Comment entends-tu cela ? Car, mĂȘme tout Ă  l’heure, j’ai mal compris ceque sont ces imitations.

L’ÉTRANGER

Nous nous exposerions Ă  un reproche sĂ©rieux si, aprĂšs avoir soulevĂ© cettequestion, nous la laissions tomber, sans la traiter Ă  fond et sans montrerl’erreur qu’on commet aujourd’hui en cette matiĂšre.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle erreur ?

L’ÉTRANGER

Voici ce que nous avons Ă  chercher. Ce n’est pas du tout ordinaire ni aisĂ©Ă  voir ; essayons pourtant de le saisir. Puisqu’il n’y a pas pour nous d’autregouvernement parfait que celui que nous avons dit, ne vois-tu pas que lesautres ne peuvent subsister qu’en lui empruntant ses lois Ă©crites, en faisant cequ’on approuve aujourd’hui, bien que ce ne soit pas le plus raisonnable ?

SOCRATE LE JEUNE

Quoi donc ?

L’ÉTRANGER

Page 133: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

C’est que personne dans la citĂ© n’ose rien faire contre les lois et que celuiqui l’oserait soit puni de mort et des derniers supplices. Et c’est lĂ  le principele plus juste et le plus beau, en seconde ligne, quand on a Ă©cartĂ© le premier,que nous avons exposĂ© tout Ă  l’heure. Comment s’est Ă©tabli ce principe quenous mettons en seconde ligne, c’est ce qu’il nous faut expliquer, n’est-cepas ?

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XXXVII. – Revenons donc aux images qui s’imposent chaque fois quenous voulons portraire des chefs faits pour la royautĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Quelles images ?

L’ÉTRANGER

Celle de l’excellent pilote et du mĂ©decin « qui vaut beaucoup d’autreshommes

22 ». Façonnons une similitude oĂč nous les ferons figurer et

observons-les.

SOCRATE LE JEUNE

Quelle similitude ?

L’ÉTRANGER

Celle-ci. Suppose que nous nous mettions tous en tĂȘte que nous souffronsde leur part d’abominables traitements, par exemple, que si l’un ou l’autreveut sauver l’un d’entre nous, l’un comme l’autre le sauve, mais que s’ilsveulent le mutiler, ils le mutilent, en le taillant, en le brĂ»lant, en lui enjoignantde leur verser, comme une sorte d’impĂŽt, des sommes dont ils ne dĂ©pensentque peu ou rien pour le malade, et dĂ©tournent le reste pour leur usage ou celuide leur maison. Finalement ils vont jusqu’à se laisser payer par les parents oules ennemis du malade pour le tuer. De leur cĂŽtĂ©, les pilotes commettent mille

Page 134: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

autres mĂ©faits du mĂȘme genre ; ils vous laissent traĂźtreusement seuls Ă  terre,quand ils prennent le large ; ils font de fausses manƓuvres en pleine mer etjettent les hommes Ă  l’eau, sans parler des autres mĂ©chancetĂ©s dont ils serendent coupables. Suppose qu’avec ces idĂ©es en tĂȘte, nous dĂ©cidions, aprĂšsen avoir dĂ©libĂ©rĂ©, de ne plus permettre Ă  aucun de ces deux arts decommander en maĂźtre absolu ni aux esclaves, ni aux hommes libres, de nousrĂ©unir nous-mĂȘmes en assemblĂ©es, oĂč l’on admettrait, soit le peuple toutentier, soit seulement les riches, et d’accorder aux ignorants et aux artisans ledroit de donner leur avis sur la navigation et sur les maladies, et de dĂ©cidercomment il faut appliquer aux malades les remĂšdes et les instrumentsmĂ©dicaux, comment il faut manƓuvrer les vaisseaux et les engins nautiques,soit pour naviguer, soit pour affronter les dangers du vent et de la merpendant la navigation, ou les rencontres de pirates, et si, dans un combatnaval, il faut opposer aux vaisseaux longs des vaisseaux du mĂȘme genre ;enfin d’écrire ce que la foule aurait dĂ©cidĂ© Ă  ce sujet, soit que des mĂ©decins etdes pilotes ou que des ignorants aient pris part aux dĂ©libĂ©rations, sur destables tournantes

23 ou sur des colonnes, ou bien, sans l’écrire, de l’adopter Ă 

titre de coutumes ancestrales et de nous régler désormais sur toutes cesdécisions pour naviguer et pour soigner les malades.

SOCRATE LE JEUNE

Ce sont des choses bien Ă©tranges que tu dis lĂ .

L’ÉTRANGER

Suppose encore que l’on institue chaque annĂ©e des chefs du peuple, tirĂ©sau sort, soit parmi les riches, soit dans le peuple tout entier, et que les chefsainsi instituĂ©s se rĂšglent sur les lois Ă©crites pour gouverner les vaisseaux etsoigner les malades.

SOCRATE LE JEUNE

Cela est encore plus difficile Ă  admettre.

L’ÉTRANGER

XXXVIII. – ConsidĂšre maintenant ce qui suit. Lorsque chacun desmagistrats aura fini son annĂ©e, il faudra constituer des tribunaux dont les

Page 135: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

juges seront choisis parmi les riches ou tirĂ©s au sort dans le peuple tout entier,et y faire comparaĂźtre les magistrats sortis de charge pour qu’ils rendent leurscomptes. Quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant leurannĂ©e, gouvernĂ© les vaisseaux suivant les lois Ă©crites ou suivant les vieillescoutumes des ancĂȘtres, et l’on pourra de mĂȘme accuser ceux qui soignent lesmalades, et les mĂȘmes juges fixeront la peine ou l’amende que les condamnĂ©sauront Ă  payer.

SOCRATE LE JEUNE

Alors, si un homme consentait volontairement à commander parmi de telsgens, il mériterait bien toutes les peines et amendes possibles.

L’ÉTRANGER

Il faudra encore aprĂšs cela Ă©tablir une loi portant que si l’on surprendquelqu’un Ă  faire des recherches, en dĂ©pit des rĂšgles Ă©crites, sur l’art dupilotage et la navigation et sur la santĂ© et la vraie science mĂ©dicale, dans sesrapports avec les vents, le chaud et le froid, et Ă  imaginer quelque nouveautĂ©en ces matiĂšres, d’abord, on ne lui donnera pas le nom de mĂ©decin, ni depilote, mais celui de discoureur en l’air et de sophiste bavard

24, ensuite, que

quiconque le voudra, parmi ceux qui en ont le droit, pourra l’accuser et letraduire devant quelque tribunal comme corrompant les jeunes gens et leurpersuadant de pratiquer le pilotage et la mĂ©decine sans tenir compte des lois,en gouvernant, au contraire, en maĂźtres absolus les vaisseaux et les malades ;et s’il est avĂ©rĂ© qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, desconseils contraires aux lois et aux rĂšglements Ă©crits, on le punira des dernierssupplices ; car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois, vu quepersonne n’ignore la mĂ©decine, l’hygiĂšne, ni le pilotage et la navigation ; caril est loisible Ă  tout le monde d’apprendre les rĂšgles Ă©crites et les coutumesreçues dans la nation. S’il en devait ĂȘtre ainsi, Socrate, et de ces sciences, etde la stratĂ©gie, et de toute espĂšce de chasse, et de la peinture ou de toute autrepartie de l’imitation en gĂ©nĂ©ral, de la charpenterie et de la fabricationd’ustensiles de toute espĂšce, ou de l’agriculture, ou de toute l’horticulture ; sinous devions voir pratiquer suivant des rĂšgles Ă©crites l’élevage des chevauxou l’art en gĂ©nĂ©ral de soigner les troupeaux, ou la divination, ou toutes lesparties qu’embrasse l’art de servir, ou le jeu du trictrac, ou la science des

Page 136: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

nombres tout entiĂšre, soit pure, soit appliquĂ©e aux surfaces planes, auxsolides, aux mouvements, que deviendraient tous ces arts ainsi traitĂ©s etrĂ©glĂ©s sur des lois Ă©crites, au lieu de l’ĂȘtre sur l’art ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est Ă©vident que c’en serait fait pour nous de tous les arts et qu’ils nerenaĂźtraient plus jamais, par suite de cette loi qui interdit la recherche ; et lavie, dĂ©jĂ  si dure Ă  prĂ©sent, deviendrait alors absolument insupportable.

L’ÉTRANGER

XXXIX. – Et ceci, qu’en diras-tu ? Si nous exigions que chacun des artsque j’ai nommĂ©s fĂ»t asservi Ă  des rĂšglements et que le chef dĂ©signĂ© parl’élection ou par le sort veillĂąt Ă  leur exĂ©cution, mais que ce chef ne tĂźntaucun compte des rĂšgles Ă©crites et que, par amour du gain ou par unecomplaisance particuliĂšre, il essayĂąt d’agir autrement qu’elles ne leprescrivent, bien qu’il ne sĂ»t rien, ne serait-ce pas lĂ  un mal encore plus graveque le prĂ©cĂ©dent ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs vrai.

L’ÉTRANGER

Il me semble, en effet, que, si l’on enfreint les lois qui ont Ă©tĂ© instituĂ©esd’aprĂšs une longue expĂ©rience et dont chaque article a Ă©tĂ© sanctionnĂ© par lepeuple sur les conseils et les exhortations de conseillers bien intentionnĂ©s,celui qui y contrevient commet une faute cent fois plus grande que lapremiĂšre et anĂ©antit toute activitĂ© plus sĂ»rement encore que ne le faisaient lesrĂšglements.

SOCRATE LE JEUNE

Naturellement.

L’ÉTRANGER

Par consĂ©quent, lorsqu’on institue des lois et des rĂšgles Ă©crites en quelquematiĂšre que ce soit, il ne reste qu’un second parti Ă  prendre, c’est de ne

Page 137: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

jamais permettre ni Ă  un seul individu ni Ă  la foule de rien entreprendre qui ysoit contraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ces lois, Ă©crites par des hommes qui possĂšdent la science, autant qu’il estpossible, ne seraient-elles pas, en chaque matiĂšre, des imitations de la vĂ©ritĂ© ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et pourtant nous avons dit, s’il nous en souvient, que l’homme qui sait, levĂ©ritable politique, agirait souvent suivant son art, sans s’inquiĂ©teraucunement, pour se conduire, des rĂšglements Ă©crits, lorsqu’une autremaniĂšre de faire lui paraĂźtrait meilleure que les rĂšgles qu’il a rĂ©digĂ©es lui-mĂȘme et adressĂ©es Ă  des hommes qui sont loin de lui.

SOCRATE LE JEUNE

Nous l’avons dit, en effet.

L’ÉTRANGER

Or, quand un individu quelconque ou une foule quelconque, ayant des loisĂ©tablies, entreprennent, Ă  l’encontre de ces lois, de faire quelque chose quileur paraĂźt prĂ©fĂ©rable, ne font-ils pas, autant qu’il est en eux, la mĂȘme choseque ce politique vĂ©ritable ?

SOCRATE LE JEUNE

Assurément.

L’ÉTRANGER

Si ce sont des ignorants qui agissent ainsi, ils essaieront sans douted’imiter la vĂ©ritĂ©, mais ils l’imiteront fort mal ; si, au contraire, ce sont des

Page 138: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

gens savants dans leur art, ce n’est plus lĂ  de l’imitation, c’est la parfaitevĂ©ritĂ© mĂȘme dont nous avons parlĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

À coup sĂ»r.

L’ÉTRANGER

Cependant nous sommes tombĂ©s d’accord prĂ©cĂ©demment qu’aucune foulen’est capable de s’assimiler un art, quel qu’il soit. Notre accord reste acquis ?

SOCRATE LE JEUNE

Il reste acquis.

L’ÉTRANGER

Dùs lors, s’il existe un art royal, la foule des riches et le peuple tout entierne pourront jamais s’assimiler cette science politique.

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourraient-ils ?

L’ÉTRANGER

Il faut donc, Ă  ce qu’il semble, que ces sortes de gouvernements, s’ilsveulent imiter le mieux possible le gouvernement vĂ©ritable, celui de l’hommeunique qui gouverne avec art, se gardent bien, une fois qu’ils ont des loisĂ©tablies, de jamais rien faire contre les rĂšgles Ă©crites et les coutumes desancĂȘtres.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Quand ce sont les riches qui imitent ce gouvernement, nous nommons cegouvernement-là aristocratie, et, quand ils ne s’inquiùtent pas des lois,oligarchie.

Page 139: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Il y a apparence.

L’ÉTRANGER

Cependant, quand c’est un seul qui commande conformĂ©ment aux lois, enimitant le savant politique, nous l’appelons roi, sans distinguer par des nomsdiffĂ©rents celui qui rĂšgne suivant la science de celui qui suit l’opinion.

SOCRATE LE JEUNE

Je le crois.

L’ÉTRANGER

Ainsi, lors mĂȘme qu’un homme rĂ©ellement savant rĂšgne seul, il n’enreçoit pas moins ce mĂȘme nom de roi, et on ne lui en donne pas d’autre. Il enrĂ©sulte que la totalitĂ© des noms donnĂ©s aux gouvernements que l’on distingueactuellement se rĂ©duit au nombre de cinq.

SOCRATE LE JEUNE

À ce qu’il semble du moins.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! lorsque le chef unique n’agit ni suivant les lois, ni suivant lescoutumes et qu’il prĂ©tend, comme le politique savant, qu’il faut faire passer lemeilleur avant les rĂšgles Ă©crites, alors que c’est au contraire la passion oul’ignorance qui inspirent son imitation, est-ce qu’il ne faut pas alors nommertyrans tous les chefs de cette sorte ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

XL. – VoilĂ  donc, disons-nous, comment sont nĂ©s le tyran, le roi,l’oligarchie, l’aristocratie et la dĂ©mocratie : leur origine est la rĂ©pugnance queles hommes Ă©prouvent pour ce monarque unique que nous avons dĂ©peint. Ils

Page 140: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

ne croient pas qu’il puisse jamais y avoir un homme qui soit digne d’une telleautoritĂ© et qui veuille et puisse gouverner avec vertu et science, dispensantcomme il faut la justice et l’équitĂ© Ă  tous ses sujets. Ils croient au contrairequ’il outragera, tuera, maltraitera tous ceux de nous qu’il lui plaira. S’il yavait, en effet, un monarque tel que nous disons, il serait aimĂ© et vivraitheureux en administrant le seul État qui soit parfaitement bon.

SOCRATE LE JEUNE

Comment en douter ?

L’ÉTRANGER

Mais, puisqu’en fait, comme nous le disons, il ne naĂźt pas dans les Étatsde roi comme il en Ă©clĂŽt dans les ruches, douĂ© dĂšs sa naissance d’un corps etd’un esprit supĂ©rieurs, nous sommes, Ă  ce qu’il semble, rĂ©duits Ă  nousassembler pour Ă©crire des lois, en suivant les traces de la constitution la plusvraie.

SOCRATE LE JEUNE

Il y a des chances qu’il en soit ainsi.

L’ÉTRANGER

Nous Ă©tonnerons-nous donc, Socrate, de tous les maux qui arrivent et necesseront pas d’arriver dans de tels gouvernements, lorsqu’ils sont basĂ©s surce principe qu’il faut conduire les affaires suivant les lois Ă©crites et lescoutumes, et non sur la science, alors que chacun peut voir que, dans toutautre art, le mĂȘme principe ruinerait toutes les Ɠuvres ainsi produites ? Ce quidoit plutĂŽt nous Ă©tonner, n’est-ce pas la stabilitĂ© inhĂ©rente Ă  la nature del’État ? Car, malgrĂ© ces maux qui rongent les États depuis un temps infini,quelques-uns d’entre eux ne laissent pas d’ĂȘtre stables et ne sont pasrenversĂ©s. Mais il y en a beaucoup qui, de temps Ă  autre, comme desvaisseaux qui sombrent, pĂ©rissent, ont pĂ©ri et pĂ©riront par l’incapacitĂ© deleurs pilotes et de leur Ă©quipage, lesquels tĂ©moignent sur les matiĂšres les plusimportantes la plus grande ignorance et, sans rien connaĂźtre Ă  la politique,s’imaginent que, de toutes les sciences, c’est celle dont ils ont laconnaissance la plus nette et la plus dĂ©taillĂ©e.

Page 141: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Rien n’est plus vrai.

L’ÉTRANGER

XLI. – Et maintenant, parmi ces gouvernements imparfaits, oĂč la vie esttoujours difficile, quel est le moins incommode, et quel est le plusinsupportable ? N’est-ce pas lĂ  ce qu’il nous faut voir, bien que cette questionne soit qu’accessoire par rapport Ă  notre objet prĂ©sent ? Mais, en somme, il ya peut-ĂȘtre toujours un motif accessoire Ă  l’origine de toutes nos actions.

SOCRATE LE JEUNE

Il faut traiter la question, c’est indispensable.

L’ÉTRANGER

Eh bien, tu peux dire que des trois gouvernements, le mĂȘme est Ă  la fois leplus incommode et le plus aisĂ© Ă  supporter.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

L’ÉTRANGER

Rien autre chose, sinon que le gouvernement d’un seul, celui du petitnombre et celui de la multitude sont les trois dont nous avons parlĂ© au dĂ©butde ce dĂ©bat qui nous a submergĂ©s.

SOCRATE LE JEUNE

C’est bien cela.

L’ÉTRANGER

Eh bien, divisons-les chacun en deux et faisons-en six, en plaçant à part,comme septiÚme, le gouvernement parfait.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

Page 142: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Nous avons dit que le gouvernement d’un seul donnait naissance Ă  laroyautĂ© et Ă  la tyrannie, le gouvernement du petit nombre Ă  l’aristocratie avecson nom d’heureux augure et Ă  l’oligarchie, et le gouvernement de lamultitude Ă  ce que nous avons appelĂ© du nom unique de dĂ©mocratie ; mais Ă prĂ©sent il nous faut aussi la tenir pour double.

SOCRATE LE JEUNE

Comment donc, et d’aprùs quel principe la diviserons-nous ?

L’ÉTRANGER

D’aprĂšs le mĂȘme exactement que les autres, eĂ»t-il dĂ©jĂ  un double nom25

.En tout cas, on peut commander selon les lois ou au mépris des lois dans cegouvernement, comme dans les autres.

SOCRATE LE JEUNE

On le peut, en effet.

L’ÉTRANGER

Au moment oĂč nous Ă©tions Ă  la recherche de la vraie constitution, cettedivision Ă©tait sans utilitĂ©, comme nous l’avons montrĂ© prĂ©cĂ©demment. Maismaintenant que nous avons mis Ă  part cette constitution parfaite et que nousavons admis la nĂ©cessitĂ© des autres, chacune d’elles se divise en deux,suivant qu’elles mĂ©prisent ou respectent la loi.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble, d’aprĂšs ce qui vient d’ĂȘtre dit.

L’ÉTRANGER

Or la monarchie, liĂ©e par de bonnes rĂšgles Ă©crites que nous appelons lois,est la meilleure de toutes les six ; mais sans lois, elle est incommode et rendl’existence trĂšs pĂ©nible.

SOCRATE LE JEUNE

Page 143: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

On peut le croire.

L’ÉTRANGER

Quant au gouvernement du petit nombre, de mĂȘme que peu est un milieuentre un seul et la multitude, regardons-le de mĂȘme comme un milieu entreles deux autres. Pour celui de la multitude, tout y est faible et il ne peut rienfaire de grand, ni en bien, ni en mal, comparativement aux autres, parce quel’autoritĂ© y est rĂ©partie par petites parcelles entre beaucoup de mains. Aussi,de tous ces gouvernements, quand ils sont soumis aux lois, celui-ci est le pire,mais, quand ils s’y dĂ©robent, c’est le meilleur de tous ; s’ils sont tousdĂ©rĂ©glĂ©s, c’est en dĂ©mocratie qu’il fait le meilleur vivre ; mais, s’ils sont bienordonnĂ©s, c’est le pire pour y vivre, et c’est celui que nous avons nommĂ© enpremier lieu qui, Ă  ce point de vue, tient le premier rang et qui vaut le mieux,Ă  l’exception du septiĂšme ; car celui-lĂ  doit ĂȘtre mis Ă  part de tous les autres,comme Dieu est Ă  part des hommes.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien que les choses soient et se passent ainsi, et il faut fairecomme tu dis.

L’ÉTRANGER

Alors ceux qui prennent part Ă  tous ces gouvernements, Ă  l’exception dugouvernement scientifique, doivent ĂȘtre Ă©liminĂ©s, comme n’étant pas deshommes d’État, mais des partisans ; comme ils sont prĂ©posĂ©s aux plus vainssimulacres, ils ne sont eux-mĂȘmes que des simulacres, et, comme ils sont lesplus grands imitateurs et les plus grands charlatans, ils sont aussi les plusgrands des sophistes.

SOCRATE LE JEUNE

VoilĂ  un mot qui semble ĂȘtre sorti juste Ă  propos Ă  l’adresse des prĂ©tenduspolitiques.

L’ÉTRANGER

Oui ; c’est vraiment pour nous comme un drame, oĂč l’on voit, ainsi quenous l’avons dit tout Ă  l’heure, une bande bruyante de centaures et de satyres,

Page 144: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

qu’il fallait Ă©carter de la science politique ; et maintenant voilĂ  la sĂ©parationfaite, bien qu’à grand-peine.

SOCRATE LE JEUNE

Apparemment.

L’ÉTRANGER

Mais il reste une autre troupe encore plus difficile Ă  Ă©carter, parce qu’elleest Ă  la fois plus Ă©troitement apparentĂ©e Ă  la race royale et plus malaisĂ©e Ă reconnaĂźtre. Et il me semble que nous sommes Ă  peu prĂšs dans la situation deceux qui Ă©purent l’or.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Ces ouvriers-lĂ  commencent par Ă©carter la terre, les pierres et beaucoupd’autres choses ; mais, aprĂšs cette opĂ©ration, il reste mĂȘlĂ©es Ă  l’or lessubstances prĂ©cieuses qui lui sont apparentĂ©es et que le feu seul peut ensĂ©parer : le cuivre, l’argent et parfois aussi l’adamas

26, qui, séparés, non sans

peine, par l’action du feu et diverses Ă©preuves, nous laissent voir ce qu’onappelle l’or pur seul et rĂ©duit Ă  lui-mĂȘme.

SOCRATE LE JEUNE

Oui, c’est bien ainsi, dit-on, que la chose se passe.

L’ÉTRANGER

XLII. – C’est d’aprĂšs la mĂȘme mĂ©thode, si je ne me trompe, que nousavons nous-mĂȘmes tout Ă  l’heure sĂ©parĂ© de la science politique tout ce qui endiffĂšre, tout ce qui lui est Ă©tranger et sans lien d’amitiĂ© avec elle, et laissĂ© lessciences prĂ©cieuses qui lui sont apparentĂ©es. Tels sont l’art militaire, lajurisprudence et tout cet art de la parole associĂ© Ă  la science royale, quipersuade le juste, et gouverne de concert avec elle les affaires de l’État.Maintenant quel serait le moyen le plus aisĂ© de les Ă©liminer et de faire

Page 145: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

paraĂźtre nu et seul en lui-mĂȘme celui que nous cherchons ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est Ă©vident que c’est ce qu’il faut essayer de faire par quelque moyen.

L’ÉTRANGER

S’il ne tient qu’à essayer, nous le dĂ©couvrirons sĂ»rement. Mais il nousfaut recourir Ă  la musique pour le bien faire voir. Dis-moi donc.

SOCRATE LE JEUNE

Quoi ?

L’ÉTRANGER

Il y a bien, n’est-ce pas, un apprentissage de la musique et en gĂ©nĂ©ral dessciences qui ont pour objet le travail manuel ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais dis-moi encore : dĂ©cider s’il faut apprendre ou non telle ou telle deces sciences, ne dirons-nous pas aussi que c’est une science qui se rapporte Ă ces sciences mĂȘmes ? ou bien que dirons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous dirons que c’est une science qui se rapporte aux autres.

L’ÉTRANGER

Ne conviendrons-nous pas qu’elle en diffùre ?

SOCRATE LE JEUNE

Si.

L’ÉTRANGER

Page 146: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Dirons-nous aussi qu’aucune d’elles ne doit commander Ă  aucune autre,ou que les premiĂšres doivent commander Ă  celle-ci, ou que celle-ci doitprĂ©sider et commander toutes les autres ?

SOCRATE LE JEUNE

Que celle-ci doit commander aux autres.

L’ÉTRANGER

Ainsi tu dĂ©clares que c’est Ă  la science qui dĂ©cide s’il faut ou nonapprendre celle qui est apprise et qui enseigne que nous devons attribuer lecommandement ?

SOCRATE LE JEUNE

Catégoriquement.

L’ÉTRANGER

Et celle qui dĂ©cide s’il faut ou non persuader, doit-elle commander Ă  cellequi sait persuader ?

SOCRATE LE JEUNE

Sans aucun doute.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, Ă  quelle science attribuerons-nous le pouvoir de persuaderla foule et la populace en leur contant des fables au lieu de les instruire ?

SOCRATE LE JEUNE

Il est clair, je pense, qu’il faut l’attribuer Ă  la rhĂ©torique.

L’ÉTRANGER

Et le pouvoir de dĂ©cider s’il faut faire telle ou telle chose et agir enverscertaines personnes, en employant la persuasion ou la violence, ou s’il faut nerien faire du tout, Ă  quelle science l’attribuerons-nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 147: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

À celle qui commande à l’art de persuader et à l’art de dire.

L’ÉTRANGER

Et celle-lĂ  n’est pas autre, je pense, que la capacitĂ© du politique.

SOCRATE LE JEUNE

C’est fort bien dit.

L’ÉTRANGER

Nous avons eu vite fait, ce me semble, de sĂ©parer de la politique cettefameuse rhĂ©torique, en tant qu’elle est d’une autre espĂšce, mais subordonnĂ©eĂ  elle.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

XLIII. – Et de cette autre facultĂ©, que faut-il en penser ?

SOCRATE LE JEUNE

De quelle faculté ?

L’ÉTRANGER

De celle qui sait comment il faut faire la guerre Ă  ceux Ă  qui nousdĂ©ciderons de la faire. Dirons-nous qu’elle est Ă©trangĂšre Ă  l’art ou qu’ellerelĂšve de l’art ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment croire qu’elle est Ă©trangĂšre Ă  l’art, quand on la voit en actiondans la stratĂ©gie et dans toutes les opĂ©rations de la guerre ?

L’ÉTRANGER

Mais celle qui sait et peut dĂ©cider s’il faut faire la guerre ou traiter Ă l’amiable, la regarderons-nous comme diffĂ©rente de la prĂ©cĂ©dente ou comme

Page 148: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

identique ?

SOCRATE LE JEUNE

D’aprĂšs ce qui a Ă©tĂ© dit prĂ©cĂ©demment, il faut la regarder commediffĂ©rente.

L’ÉTRANGER

Ne dĂ©clarerons-nous pas qu’elle commande Ă  l’autre, si nous voulonsrester fidĂšles Ă  nos affirmations prĂ©cĂ©dentes ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est mon avis.

L’ÉTRANGER

Mais Ă  cet art si savant et si important qu’est l’art de la guerre en sonensemble, quel autre art nous aviserons-nous de lui donner pour maĂźtre, sinonle vĂ©ritable art politique ?

SOCRATE LE JEUNE

Nous ne lui en donnerons pas d’autre.

L’ÉTRANGER

Nous n’admettrons donc pas que la science des gĂ©nĂ©raux soit la sciencepolitique, puisqu’elle est Ă  son service ?

SOCRATE LE JEUNE

II n’y a pas d’apparence.

L’ÉTRANGER

Allons maintenant, examinons aussi la puissance des magistrats, quand ilsrendent des jugements droits.

SOCRATE LE JEUNE

TrĂšs volontiers.

Page 149: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Va-t-elle donc plus loin qu’à juger les contrats, d’aprĂšs toutes les loisexistantes qu’elle a reçues du roi lĂ©gislateur, et Ă  dĂ©clarer, en se rĂ©glant surelles, ce qui a Ă©tĂ© classĂ© comme juste ou comme injuste, montrant commevertu particuliĂšre que ni les prĂ©sents, ni la crainte, ni la pitiĂ©, ni non plus lahaine, ni l’amitiĂ© ne peuvent la gagner et la rĂ©soudre Ă  trancher les diffĂ©rendsdes parties contrairement Ă  l’ordre Ă©tabli par le lĂ©gislateur ?

SOCRATE LE JEUNE

Non, son action ne va guĂšre au-delĂ  de ce que tu as dit.

L’ÉTRANGER

Nous voyons donc que la force des juges n’est point la force royale, maisla gardienne des lois et la servante de la royautĂ©.

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble.

L’ÉTRANGER

Constatons donc, aprĂšs avoir examinĂ© toutes les sciences prĂ©citĂ©es,qu’aucune d’elles ne nous est apparue comme Ă©tant la science politique ; carla science vĂ©ritablement royale ne doit pas agir elle-mĂȘme, mais commanderĂ  celles qui sont capables d’agir ; elle connaĂźt les occasions favorables oudĂ©favorables pour commencer et mettre en train les plus grandes entreprisesdans les citĂ©s ; c’est aux autres Ă  exĂ©cuter ce qu’elle prescrit.

SOCRATE LE JEUNE

C’est juste.

L’ÉTRANGER

Ainsi les sciences que nous avons passĂ©es en revue tout Ă  l’heure ne secommandent ni les unes aux autres, ni Ă  elles-mĂȘmes, mais chacune d’elles,ayant sa sphĂšre d’activitĂ© particuliĂšre, a reçu justement un nom particuliercorrespondant Ă  sa fonction propre.

Page 150: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

Il le semble du moins.

L’ÉTRANGER

Mais celle qui commande Ă  toutes ces sciences et qui veille aux lois et Ă tous les intĂ©rĂȘts de l’État, en tissant tout ensemble de la maniĂšre la plusparfaite, nous avons tout Ă  fait le droit, ce me semble, pour dĂ©signer d’unnom comprĂ©hensif son pouvoir sur la communautĂ©, de l’appeler politique.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

XLIV. – Or çà, ne voudrions-nous pas expliquer la politique Ă  son toursur le modĂšle du tissage, Ă  prĂ©sent que tous les genres de sciences contenusdans la citĂ© sont devenus clairs pour nous ?

SOCRATE LE JEUNE

Oui, nous le voulons, et mĂȘme fortement.

L’ÉTRANGER

Nous avons donc, ce me semble, à expliquer de quelle nature est le tissageroyal, comment il entrecroise les fils et quel est le tissu qu’il nous fournit.

SOCRATE LE JEUNE

Évidemment.

L’ÉTRANGER

Certes, c’est une chose difficile que nous sommes obligĂ©s d’exposer, Ă  ceque je vois.

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en faut pas moins le faire.

Page 151: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Qu’une partie de la vertu diffĂšre, en un sens, d’une autre espĂšce de lavertu, cette assertion donne aisĂ©ment prise aux disputeurs qui s’appuient surles opinions de la multitude.

SOCRATE LE JEUNE

Je ne comprends pas.

L’ÉTRANGER

Je reprends d’une autre façon. Je suppose que tu regardes le couragecomme une partie de la vertu.

SOCRATE LE JEUNE

Certainement.

L’ÉTRANGER

Et la tempérance comme différente du courage, mais comme étantpourtant une partie de la vertu aussi bien que lui.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Eh bien, sur ces vertus, il faut oser dire une chose qui surprendra.

SOCRATE LE JEUNE

Laquelle ?

L’ÉTRANGER

C’est qu’elles sont, en un sens, violemment ennemies l’une de l’autre etforment deux factions contraires dans beaucoup d’ĂȘtres oĂč elles se trouvent.

SOCRATE LE JEUNE

Que veux-tu dire ?

Page 152: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

Une chose absolument contraire à ce qu’on dit d’habitude ; car onsoutient, n’est-ce pas ? que toutes les parties de la vertu sont amies les unesdes autres.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Examinons donc avec une grande attention si la chose est aussi simplequ’on le dit, ou si dĂ©cidĂ©ment il n’y a pas quelqu’une d’elles qui soit endĂ©saccord avec ses sƓurs.

SOCRATE LE JEUNE

Soit ; mais explique comment il faut conduire cet examen.

L’ÉTRANGER

Il faut chercher en toutes choses ce que nous appelons beau, mais quenous rangeons en deux espĂšces opposĂ©es l’une Ă  l’autre.

SOCRATE LE JEUNE

Explique-toi encore plus clairement.

L’ÉTRANGER

La vivacitĂ© et la vitesse, soit dans le corps, soit dans l’esprit, soit dansl’émission de la voix, qu’on les considĂšre en ces objets mĂȘmes ou dans lesimages qu’en produisent par l’imitation la musique et la peinture, sont-ce lĂ des qualitĂ©s que tu aies jamais louĂ©es toi-mĂȘme ou que tu aies entendu louerpar un autre en ta prĂ©sence ?

SOCRATE LE JEUNE

Bien certainement.

L’ÉTRANGER

Page 153: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Te rappelles-tu aussi comment on s’y prend pour louer chacune de ceschoses ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

Serais-je capable de t’expliquer par des paroles comment je l’entends ?

SOCRATE LE JEUNE

Pourquoi pas ?

L’ÉTRANGER

Tu as l’air de croire que c’est une chose facile. Quoi qu’il en soit,examinons-la dans les genres contraires. Souvent et en beaucoup d’actions,chaque fois que nous admirons la vitesse, la force, la vivacitĂ© de la pensĂ©e etdu corps, et de la voix aussi, nous nous servons pour louer ces qualitĂ©s d’unseul mot, celui de force.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Nous disons vif et fort, vite et fort, vĂ©hĂ©ment et fort ; et, en tout cas, c’esten appliquant Ă  toutes ces qualitĂ©s l’épithĂšte commune que je viensd’énoncer, que nous exprimons leur Ă©loge.

SOCRATE LE JEUNE

Oui.

L’ÉTRANGER

Mais quoi ! N’avons-nous pas souvent louĂ© dans beaucoup d’actionsl’espĂšce de tranquillitĂ© avec laquelle elles se font ?

SOCRATE LE JEUNE

Page 154: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Oui, et vivement mĂȘme.

L’ÉTRANGER

Or n’est-ce pas en nous servant d’expressions contraires aux prĂ©cĂ©dentesque nous exprimons notre Ă©loge ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Toutes les fois que nous appelons calmes et sages les ouvrages de l’espritqui excitent notre admiration, que nous louons des actions lentes et douces,des sons coulants et graves, et tous les mouvements rythmiques et tous lesarts en gĂ©nĂ©ral qui usent d’une lenteur opportune, ce n’est pas le terme defort, mais celui de rĂ©glĂ© que nous appliquons Ă  tout cela.

SOCRATE LE JEUNE

C’est parfaitement exact.

L’ÉTRANGER

Par contre, toutes les fois que ces deux genres de qualités se manifestenthors de propos, nous changeons de langage et nous les critiquons, les unesaussi bien que les autres, en leur appliquant des noms opposés.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Quand les choses dont nous parlons deviennent plus vives qu’il neconvient et apparaissent trop rapides et trop dures, nous les appelonsviolentes et extravagantes ; si elles sont trop graves, trop lentes et tropdouces, nous les appelons lĂąches et indolentes, et presque toujours ces genresopposĂ©s, la modĂ©ration et la force, se montrent Ă  nous comme des idĂ©esrangĂ©es en deux partis hostiles, et qui ne se mĂȘlent pas dans les actes oĂč ellesse rĂ©alisent. Enfin nous verrons que ceux qui portent ces qualitĂ©s dans leurs

Page 155: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

ñmes ne s’accordent pas entre eux, si nous voulons les suivre.

SOCRATE LE JEUNE

XLV. – En quoi sont-ils en dĂ©saccord, selon toi ?

L’ÉTRANGER

En tout ce que nous venons de dire et probablement aussi en beaucoupd’autres choses. J’imagine que, suivant leur parentĂ© avec l’une ou l’autreespĂšce, ils louent certaines choses comme des qualitĂ©s qui leur sont propres,et blĂąment les qualitĂ©s opposĂ©es, parce qu’elles leur sont Ă©trangĂšres, et c’estainsi qu’ils arrivent Ă  se haĂŻr cruellement Ă  propos d’une foule de choses.

SOCRATE LE JEUNE

C’est ce qui me semble.

L’ÉTRANGER

Cependant cette opposition des deux espĂšces d’esprits n’est qu’un jeu,mais dans les affaires de haute importance, elle devient la plus dĂ©testablemaladie qui puisse affliger les États.

SOCRATE LE JEUNE

De quelles affaires parles-tu ?

L’ÉTRANGER

Naturellement, de celles qui regardent toute la conduite de la vie. Ceuxqui sont d’un naturel extrĂȘmement modĂ©rĂ© sont disposĂ©s Ă  mener une vietoujours paisible ; ils font leurs affaires tout seuls et par eux-mĂȘmes ; ils sontĂ©galement pacifiques envers tout le monde dans leur propre citĂ©, et Ă  l’égarddes citĂ©s Ă©trangĂšres ils sont de mĂȘme prĂȘts Ă  tout pour conserver la paix. Enpoussant cet amour au-delĂ  des bornes raisonnables, ils deviennentinconsciemment, quand ils peuvent satisfaire leurs goĂ»ts, incapables de fairela guerre ; ils inspirent Ă  la jeunesse les mĂȘmes dispositions et sont Ă  la mercidu premier agresseur. Aussi en peu d’annĂ©es eux, leurs enfants et la citĂ© toutentiĂšre ont glissĂ© insensiblement de la libertĂ© dans l’esclavage.

Page 156: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

SOCRATE LE JEUNE

C’est une dure et terrible expĂ©rience.

L’ÉTRANGER

Que dirons-nous de ceux qui inclinent plutît vers la force ? Ne poussent-ils pas sans cesse leur pays à quelque guerre, par suite de leur passion tropviolente pour ce genre de vie, et, à force de lui susciter de puissants ennemis,n’arrivent-ils pas à ruiner totalement leur patrie ou à la rendre esclave etsujette de ses ennemis ?

SOCRATE LE JEUNE

Cela se voit aussi.

L’ÉTRANGER

Comment donc ne pas avouer dans ces conditions que ces deux genresd’esprits sont toujours Ă  l’égard l’un de l’autre en Ă©tat de haine violente etd’hostilitĂ© profonde ?

SOCRATE LE JEUNE

Impossible de ne pas l’avouer.

L’ÉTRANGER

Et maintenant, n’avons-nous pas trouvĂ© ce que nous cherchions encommençant, que certaines parties importantes de la vertu sont naturellementopposĂ©es les unes aux autres et produisent les mĂȘmes oppositions dans ceuxoĂč elles se rencontrent ?

SOCRATE LE JEUNE

Il semble bien.

L’ÉTRANGER

Maintenant voyons ceci.

SOCRATE LE JEUNE

Page 157: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Quoi ?

L’ÉTRANGER

XLVI. – Si, parmi les sciences qui combinent, il en est une qui, de proposdĂ©libĂ©rĂ©, compose l’un quelconque de ses ouvrages, si humble qu’il soit,aussi bien de mauvais que de bons Ă©lĂ©ments, ou si toute science, au contraire,ne rejette pas invariablement, autant qu’elle peut, les Ă©lĂ©ments mauvais, pourprendre les Ă©lĂ©ments convenables et bons, et, les rĂ©unissant tous ensemble,qu’ils soient ou non semblables, en fabriquer une Ɠuvre qui ait une propriĂ©tĂ©et un caractĂšre unique.

SOCRATE LE JEUNE

Le doute n’est pas possible.

L’ÉTRANGER

Il en est de mĂȘme de la politique, si elle est, comme nous le voulons,conforme Ă  la nature : il n’est pas Ă  craindre qu’elle consente jamais Ă  formerun État d’hommes indiffĂ©remment bons ou mauvais. Il est, au contraire, bienĂ©vident qu’elle commencera par les soumettre Ă  l’épreuve du jeu ; puis,l’épreuve terminĂ©e, elle les confiera Ă  des hommes capables de les instruire etde servir ses intentions ; mais elle gardera elle-mĂȘme le commandement et lasurveillance, tout comme l’art du tisserand commande et surveille, en lessuivant pas Ă  pas, les cardeurs et ceux qui prĂ©parent les autres matĂ©riaux envue du tissage, montrant Ă  chacun comment il doit exĂ©cuter les besognes qu’iljuge propres Ă  son tissage.

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

C’est exactement ainsi, ce me semble, que la science royale procĂ©dera Ă l’égard de ceux qui sont chargĂ©s par la loi de l’instruction et de l’éducation.Gardant pour elle-mĂȘme la fonction de surveillante, elle ne leur permettraaucun exercice qui n’aboutisse Ă  former des caractĂšres propres au mĂ©langequ’elle veut faire et leur recommandera de ne rien enseigner que dans ce but.

Page 158: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Et s’il en est qui ne puissent se former comme les autres Ă  des mƓurs forteset sages, et Ă  toutes les autres qualitĂ©s qui tendent Ă  la vertu, et qu’un naturelfougueux et pervers pousse Ă  l’athĂ©isme, Ă  la violence et Ă  l’injustice, elles’en dĂ©barrasse en les mettant Ă  mort, en les exilant, en leur infligeant lespeines les plus infamantes.

SOCRATE LE JEUNE

On dit en effet que c’est ainsi qu’elle procùde.

L’ÉTRANGER

Ceux qui se vautrent dans l’ignorance et la bassesse grossiùre, elle lesattache au joug de la servitude.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs juste.

L’ÉTRANGER

Pour les autres, ceux dont la nature est capable de se former parl’éducation aux vertus gĂ©nĂ©reuses, et de se prĂȘter Ă  un mĂ©lange mutuelcombinĂ© avec art, s’ils sont plutĂŽt portĂ©s vers la force, elle assimile dans sapensĂ©e leur caractĂšre ferme au fil de la chaĂźne ; s’ils inclinent vers lamodĂ©ration, elle les assimile, pour reprendre notre image, au fil souple etmou de la trame, et, comme ces natures sont de tendances opposĂ©es, elles’efforce de les lier ensemble et de les entrecroiser de la façon suivante.

SOCRATE LE JEUNE

De quelle façon ?

L’ÉTRANGER

Elle assemble d’abord, suivant leur parentĂ©, la partie Ă©ternelle de leur Ăąmeavec un fil divin, et, aprĂšs la partie divine, la partie animale avec des filshumains.

SOCRATE LE JEUNE

Qu’entends-tu encore par là ?

Page 159: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

XLVII. – Quand l’opinion rĂ©ellement vraie et ferme sur le beau, le juste,le bien, et leurs contraires, se forme dans les Ăąmes, je dis que c’est quelquechose de divin qui naĂźt dans une race dĂ©moniaque.

SOCRATE LE JEUNE

Il convient en effet de le dire.

L’ÉTRANGER

Or ne savons-nous pas qu’il n’appartient qu’au politique et au sagelĂ©gislateur de pouvoir imprimer cette opinion chez ceux qui ont reçu unebonne Ă©ducation, ceux dont nous parlions tout Ă  l’heure ?

SOCRATE LE JEUNE

C’est en tout cas vraisemblable.

L’ÉTRANGER

Quant à celui qui est incapable de le faire, gardons-nous, Socrate, de luiappliquer jamais les noms que nous cherchons en ce moment à définir.

SOCRATE LE JEUNE

C’est trùs juste.

L’ÉTRANGER

Mais, si une Ăąme forte saisit ainsi la vĂ©ritĂ©, ne s’adoucit-elle pas et neserait-elle pas parfaitement disposĂ©e Ă  communier avec la justice, et si ellen’a pas saisi la vĂ©ritĂ©, n’inclinera-t-elle pas plutĂŽt vers un naturel sauvage ?

SOCRATE LE JEUNE

Il n’en saurait ĂȘtre autrement.

L’ÉTRANGER

Et le caractĂšre modĂ©rĂ© ne devient-il pas, en participant Ă  ces opinionsvraies, rĂ©ellement tempĂ©rĂ© et sage, autant du moins qu’on peut l’ĂȘtre dans un

Page 160: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

État, tandis que, s’il ne participe point Ă  ces opinions dont nous parlons, ilacquiert Ă  trĂšs juste titre une honteuse rĂ©putation de niaiserie ?

SOCRATE LE JEUNE

Parfaitement.

L’ÉTRANGER

Ne faut-il pas affirmer qu’un tissu et un lien qui unit les mĂ©chants entreeux, ou les bons avec les mĂ©chants, n’est jamais durable, et qu’aucunescience ne saurait songer sĂ©rieusement Ă  s’en servir pour de tels gens ?

SOCRATE LE JEUNE

Comment le pourrait-elle ?

L’ÉTRANGER

Que c’est seulement chez les hommes qui sont nĂ©s avec un caractĂšregĂ©nĂ©reux et qui ont reçu une Ă©ducation conforme Ă  la nature que les lois fontnaĂźtre ce lien, que c’est pour eux que l’art en fait un remĂšde, et que c’est,comme nous l’avons dit, le lien vraiment divin qui unit ensemble des partiesde la vertu qui sont naturellement dissemblables et divergent en senscontraire.

SOCRATE LE JEUNE

C’est exactement vrai.

L’ÉTRANGER

Quant aux autres liens, qui sont purement humains, une fois que ce liendivin existe, il n’est pas bien difficile ni de les concevoir, ni, les ayantconçus, de les rĂ©aliser.

SOCRATE LE JEUNE

Comment, et quels sont-ils ?

L’ÉTRANGER

Ceux que l’on forme en se mariant d’un État dans un autre, en Ă©changeant

Page 161: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

des enfants et, entre particuliers, en établissant des filles ou en contractant desmariages. La plupart des gens contractent ces unions dans des conditionsdéfavorables à la procréation des enfants.

SOCRATE LE JEUNE

Comment cela ?

L’ÉTRANGER

Ceux qui, en pareille affaire, cherchent l’argent et la puissance, mĂ©ritent-ils seulement qu’on prenne la peine de les blĂąmer ?

SOCRATE LE JEUNE

Pas du tout.

L’ÉTRANGER

XLVIII. – Il vaut mieux parler de ceux qui se prĂ©occupent de la race etvoir s’il y a quelque chose Ă  redire Ă  leur conduite.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela vaut mieux.

L’ÉTRANGER

Le fait est qu’il n’y a pas une ombre de raison droite dans leur conduite :ils ne cherchent que la commoditĂ© immĂ©diate ; ils font beau visage Ă  leurspareils, et ils n’aiment pas ceux qui ne leur ressemblent pas ; car ils obĂ©issentavant tout Ă  leur antipathie.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

L’ÉTRANGER

Les modĂ©rĂ©s recherchent des gens de leur humeur, et c’est parmi euxqu’ils prennent femme, s’ils le peuvent, et Ă  eux qu’ils donnent leurs filles enmariage. Ceux de la race Ă©nergique font de mĂȘme : ils recherchent une naturesemblable Ă  la leur, alors que l’une et l’autre race devraient faire tout le

Page 162: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

contraire.

SOCRATE LE JEUNE

Comment et pourquoi ?

L’ÉTRANGER

Parce que la nature du tempĂ©rament fort est telle que, lorsqu’il sereproduit pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations sans se mĂ©langer au tempĂ©rĂ©, il finit,aprĂšs avoir Ă©tĂ© d’abord Ă©clatant de vigueur, par dĂ©gĂ©nĂ©rer en vĂ©ritablesfureurs.

SOCRATE LE JEUNE

C’est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

D’un autre cĂŽtĂ©, l’ñme qui est trop pleine de rĂ©serve et qui ne s’allie pas Ă une mĂąle audace, aprĂšs s’ĂȘtre transmise ainsi pendant plusieurs gĂ©nĂ©rations,devient nonchalante Ă  l’excĂšs et finit par devenir entiĂšrement paralysĂ©e.

SOCRATE LE JEUNE

Cela encore est vraisemblable.

L’ÉTRANGER

VoilĂ  les liens dont je disais qu’ils ne sont pas du tout difficiles Ă  former,pourvu que ces deux races aient la mĂȘme opinion sur le beau et sur le bien.Car toute la tĂąche du royal tisserand, et il n’en a pas d’autre, c’est de ne paspermettre le divorce entre les caractĂšres tempĂ©rĂ©s et les caractĂšres Ă©nergiques,de les ourdir ensemble, au contraire, par des opinions communes, deshonneurs, des renommĂ©es, des gages Ă©changĂ©s entre eux, pour en composerun tissu lisse et, comme on dit, de belle trame, et de leur confĂ©rer toujours encommun les charges de l’État.

SOCRATE LE JEUNE

Comment ?

Page 163: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

L’ÉTRANGER

En choisissant, lĂ  oĂč il ne faut qu’un seul chef, un homme qui rĂ©unisseces deux caractĂšres, et lĂ  oĂč il en faut plusieurs, en faisant leur part Ă  chacund’eux. Les chefs d’humeur tempĂ©rĂ©e sont, en effet, trĂšs circonspects, justes etconservateurs ; mais il leur manque le mordant et l’activitĂ© hardie et prompte.

SOCRATE LE JEUNE

Il semble en effet que cela aussi est vrai.

L’ÉTRANGER

Les hommes Ă©nergiques, Ă  leur tour, sont infĂ©rieurs Ă  ceux-lĂ  du cĂŽtĂ© de lajustice et de la circonspection, mais ils leur sont supĂ©rieurs par la hardiessedans l’action. Aussi est-il impossible que tout aille bien dans les citĂ©s pour lesparticuliers et pour l’État, si ces deux caractĂšres ne s’y trouvent pas rĂ©unis.

SOCRATE LE JEUNE

C’est incontestable.

L’ÉTRANGER

Disons alors que le but de l’action politique, qui est le croisement descaractĂšres forts et des caractĂšres modĂ©rĂ©s dans un tissu rĂ©gulier, est atteint,quand l’art royal, les unissant en une vie commune par la concorde etl’amitiĂ©, aprĂšs avoir ainsi formĂ© le plus magnifique et le meilleur des tissus,en enveloppe dans chaque citĂ© tout le peuple, esclaves et hommes libres, etles retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien nĂ©gliger dece qui regarde le bonheur de la citĂ©.

SOCRATE

Tu nous as parfaitement dĂ©fini, Ă  son tour, Ă©tranger, l’homme royal etl’homme politique.

Page 164: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

Notes

[←1]* Dans le PhĂšdre, Platon reprĂ©sente l’ñme comme un cocher (le Ï…ÎżÏ‹Ï‚) qui conduit un

attelage de deux chevaux, l’un (le ΞυΌός) obĂ©issant et gĂ©nĂ©reux, l’autre (l’έπÎčΞυΌητÎčχόυ) indocileet rĂ©tif.

Page 165: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←2]* P.-M. Schuhl, Sur le mythe politique (Revue de MĂ©taphysique et de Morale, XXXIV,

1932), pense que Platon a en vue un appareil reprĂ©sentant les mouvements du ciel, bien Ă©quilibrĂ©et mobile sur un pivot. Cet appareil est suspendu par un fil Ă  un crochet. Quand on le fait tourner,le fil se tord ; si on cesse de le faire tourner, le fil se dĂ©tord et l’appareil tourne en sens inverseassez longtemps, parce que sa masse est Ă©quilibrĂ©e sur un pivot trĂšs petit.

Page 166: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←3]ThĂ©odore Ă©tait de CyrĂšne, en Libye, et c’est dans une oasis de Libye que Jupiter Ammon

avait son oracle.

Page 167: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←4]Ainsi le portrait du sophiste est Ă  peine achevĂ© que ThĂ©odore prie l’étranger de continuer

par celui du politique ou du philosophe. Les deux dialogues sont donc censĂ©s avoir Ă©tĂ© tenus sansinterruption le mĂȘme jour.

Page 168: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←5]Il y avait en effet des mĂ©decins publics, choisis par l’assemblĂ©e du peuple parmi les

hommes libres et appointĂ©s par l’État.

Page 169: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←6]Pline (H. N., XXX, 3) parle de poissons apprivoisĂ©s, mais sans rien dire des Égyptiens ni

des Perses.

Page 170: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←7]Il faut se rappeler que les anciens mathĂ©maticiens grecs rĂ©solvaient les problĂšmes

d’arithmĂ©tique au moyen de figures gĂ©omĂ©trique. Étant donnĂ© un carrĂ© dont le cĂŽtĂ© mesure 1pied c’est-Ă -dire 1 pied carrĂ©, la longueur de la diagonale sera √2, et le carrĂ© construit sur cettediagonale √22, c’est-Ă -dire un carrĂ© de deux pieds.

Page 171: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←8]L’étranger s’amuse Ă  jouer sur l’expression carrĂ© de deux pieds : l’homme Ă©tant un animal Ă 

deux pieds, il le compare Ă  la diagonale du carrĂ© de l’unitĂ©, √2, et, comme les quadrupĂšdes ontdeux fois deux pieds, il les compare Ă  la diagonale du carrĂ© construit sur cette diagonale, soitdeux fois deux pieds.

Page 172: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←9]Ce passage est obscur. On pense que l’ĂȘtre en question est le cochon, et que l’épithĂšte de

« noble » est ironique.

Page 173: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←10]Voyez le Sophiste, 227 b.

Page 174: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←11]C’est sans doute ce passage qui a donnĂ© lieu Ă  la plaisanterie de DiogĂšne le Cynique,

rapportĂ©e par DiogĂšne LaĂ«rce, dans la notice qu’il lui a consacrĂ©e : « Platon ayant dĂ©finil’homme un animal Ă  deux pieds sans plumes, et l’auditoire l’ayant approuvĂ©, DiogĂšne apportadans son Ă©cole un coq plumĂ© et dit : “VoilĂ  l’homme selon Platon.” » (Vie, doctrines et sentencesdes philosophes illustres, tome deuxiĂšme, traduction Genaille.)

Page 175: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←12]C’est-Ă -dire l’accouplement de trois idĂ©es exprimĂ©es par trois mots : ÎłÎ”Ï…Î­ÏƒÎ”Ï‰Ï…, ÎŹÎŒÎ”ÎčÏ‡Ï„ÎżÏ…,

Ï…ÎżÎŒÎ”Ï…Ï„Îčχης.

Page 176: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←13]La rĂ©capitulation est incomplĂšte : Platon a omis la division en animaux sauvages et

apprivoisés, et la division en animaux aquatiques et animaux de terre ferme.

Page 177: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←14]Pour venger sur les PĂ©lopides le meurtre de son fils Myrtilos, HermĂšs fit naĂźtre dans les

troupeaux d’AtrĂ©e un agneau Ă  toison d’or. Se voyant disputer le trĂŽne par son frĂšre Thyeste,AtrĂ©e promit de montrer cet agneau, comme un signe de la faveur des dieux. Mais Thyestepersuada AĂ©rope, femme d’AtrĂ©e, de lui donner l’agneau, et AtrĂ©e aurait perdu son royaume, siZeus, qui Ă©tait pour lui, n’avait pas manifestĂ© sa faveur par un autre signe, en faisant rĂ©trograderle soleil et les plĂ©iades du couchant Ă  l’orient. Telle est la forme de la lĂ©gende qu’on trouve dansune scolie de l’Oreste d’Euripide, v. 990 sqq. D’aprĂšs une autre tradition, c’est aprĂšs le festin oĂčAtrĂ©e servit Ă  Thyeste les corps de ses enfants, que le soleil recula d’horreur.

Page 178: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←15]Voyez HĂ©siode, ThĂ©ogonie, 126-187.

Page 179: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←16]P. M. Schuhl pense que Platon songeait Ă  « un appareil reprĂ©sentant le mouvement du ciel,

bien équilibré et mobile sur un pivot ».

Page 180: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←17]Ces autres rĂ©volutions sont celles que fait le soleil aux solstices.

Page 181: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←18]Cf. Lois, 713 c-d, oĂč les mĂȘmes idĂ©es se retrouvent.

Page 182: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←19]La compagne des travaux d’HĂšphaĂŻstos est AthĂ©na.

Page 183: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←20]Ces divinitĂ©s sont DĂšmĂšter et Dionysos, dont l’une donna aux hommes le blĂ©, l’autre le vin.

Platon reprend dans ce paragraphe les idées déjà exprimées par Protagoras dans le dialogue de cenom (319 c-322 b).

Page 184: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←21]Ce roi dĂ©signĂ© par le sort est l’archonte-roi, qui avait la charge des cĂ©rĂ©monies religieuses et

des sacrifices que célébraient anciennement les rois.

Page 185: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←22]Citation d’Homùre, Iliade, XI, 514.

Page 186: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←23]Les anciennes lois d’AthĂšnes Ă©taient gravĂ©es sur des tables formant une sorte de pyramide Ă 

trois cÎtés et tournant sur un pivot.

Page 187: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←24]Tout ce passage est une allusion claire aux accusations portĂ©es contre Socrate par MĂ©lĂštos,

Anytos et Lycon.

Page 188: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←25]Platon semble contredire ici ce qu’il a dit 292 a, que la dĂ©mocratie n’a qu’un nom. C’est

seulement Ă  l’époque de Polybe qu’on la dĂ©signe par ochlocratie, quand elle s’exerce au mĂ©prisdes lois. Mais l’expression employĂ©e par Platon : « On n’a pas l’habitude de rien changer Ă  sonnom » semble laisser croire que quelques-uns avaient dĂ©jĂ  trouvĂ© un second nom pour dĂ©signerla dĂ©mocratie dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e en dĂ©magogie.

Page 189: Platon - philosophie-pedagogie.web.ac-grenoble.fr

[←26]On se demande ce qu’est cet adamas. On a pensĂ© que c’était l’hĂ©matite ou le platine.