Pierre Bourdieu

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  • PIERRE BOURDIEU

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  • Maquette couverture et intrieur : Isabelle Mouton.

    Photo page 6 : P. O. Deschamps/Vu.

    Diffusion : Seuil

    Distribution : Volumen

    En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de

    reproduire intgralement ou partiellement, par photocopie ou tout

    autre moyen, le prsent ouvrage sans autorisation de

    lditeur ou du Centre franais du droit de copie.

    Sciences Humaines ditions, 200838, rue Rantheaume

    BP 256, 89004 Auxerre Cedex

    Tel. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26

    ISBN = 978-2-912601-78-0

    Retrouvez nos ouvrages sur

    www.scienceshumaines.com

    9782361061760

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  • PIERRE BOURDIEUson uvre, son hritage

    La Petite Bibliothque de Sciences HumainesUne collection dirige par Vronique Bedin

  • Philippe CabinJournaliste

    Louis-Jean CalvetProfesseur de linguistique luniversit de Provence.

    Roger ChartierProfesseur au Collge de France.

    Philippe CorcufMatre de confrence lIEP de Lyon. Membre du Cerlis (CNRS/universit Paris-Descartes).

    Jean-Franois DortierDirecteur du magazine Sciences Humaines.

    Martine FournierRdactrice en chef du magazine Sciences Humaines.

    Nathalie HeinichDirecteur de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches sur lart et le langage (EHESS).

    Bernard LahireProfesseur de sociologie luniversit de Lyon, cole normale suprieure Lettres et Sciences humaines.

    Jean-Christophe MarcelMatre de confrence en sociologie luniversit Paris -IV.

    Olivier MartinProfesseur des universits l'universit Paris-Descartes.

    Xavier MolnatJournaliste au magazine Sciences Humaines.

    Laurent MucchielliCharg de recherche au Cesdip/CNRS.

    Franois de SinglyProfesseur la facult de sciences sociales de la Sorbonne, directeur du Cerlis.

    Alain TouraineDirecteur dtudes lcole des hautes tudes en sciences sociales.

    Vincent TrogerMatre de confrences lIUFM des Pays de la Loire/Universit de Nantes.

    Dominique WoltonDirecteur de lInstitut des sciences de la communication du CNRS.

    ONT CONTRIBU CET OUVRAgE1

    1- Ce livre est ldition, revue et augmente en 2008, du numro spcial du magazine Sciences Humaines consacr P. Bourdieu, paru en 2002 et coordonn par Martine Fournier.

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  • SOMMAIRE

    I

    Les ides pures nexistent pas (J.-F. Dortier) 7Le parcours de Pierre Bourdieu 17

    LA SOCIOLOGIE DE PIERRE BOURDIEU

    Les Hritiers (M. Fournier) 20Bourdieu et lcole : la dmocratie dsenchante (V. Troger) 25 La Distinction . Critique sociale du jugement (P. Cabin) 36Dans les coulisses de la domination (P. Cabin) 42Bourdieu et la langue (L.-J. Calvet) 52Sociologie de lart : avec et sans Bourdieu (N. Heinich) 57 propos de Les Rgles de lart (L. Mucchielli) 64 propos de La Misre du monde (M. Fournier) 66 propos de La Domination masculine (M. Fournier) 67 Mditations pascaliennes (J.-F. Dortier) 70

    LHRITAGE DE PIERRE BOURDIEU

    REGARDS CROISS

    Respect critique (P. Corcuf) 76Le sociologue et lhistorien. Entretien avec R. Chartier 87Prolonger le travail de Bourdieu : des attitudes la thorie (B. Lahire) 96Une autre faon de faire de la thorie (F. de Singly) 101Le sociologue du peuple. Entretien avec A. Touraine 109Bourdieu et les mdias. Entretien avec D. Wolton 112Un sociologue classique ? (J.-C. Marcel et O. Martin) 116Que reste-t-il de Bourdieu ? (X. Molnat) 123

    BIBLIOGRAPHIE 127

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  • 7Introduction

    LES IDES PURES NEXISTENT PAS

    Comme toutes les grandes uvres, celle de Pierre Bourdieu sest dploye autour dune intuition. Une seule. Une ide-force quil a dveloppe, rpte, reformu-le, reprise en vingt-cinq livres. Une intuition quil a articule autour de quelques concepts majeurs : lhabitus, les champs , le pouvoir symbolique, le capital culturel. Une intuition unique qui sest mue en une thorie puissante et riche, applicable de nombreux objets : lcole, la culture, lart, la littrature, la science, et mme le sport ou la politique. Cette intuition fon-datrice se rsume en une formule : les ides pures nexistent pas.

    Une exprience fondatriceLes grandes uvres naissent toujours dune exprience

    fondatrice, dun traumatisme, dune tension intrieure. La pen-se de P. Bourdieu plonge ses racines dans une douloureuse exp-rience existentielle. Elle remonte son adolescence, son entre au lyce Louis-le-Grand, puis la prestigieuse cole normale suprieure, rue dUlm, quil intgre en 1951. L, le jeune pro-vincial, gauche et maladroit, se trouve immerg dans un monde qui nest pas le sien. Un monde de jeunes bourgeois, brillants, beaux parleurs, cultivs, autant laise dans le maniement du verbe que de la plume. Le jeune P. Bourdieu, lui, sil a russi gravir tous les chelons de la hirarchie scolaire, nest pourtant laise ni dans lcriture ni dans les envoles oratoires. Et il ne le sera jamais. Bien que son uvre crite soit imposante, il naura pas la plume facile et alerte. Mme sil a fait des centaines de confrences, il ne sera pas un orateur. Comme Flaubert, qui il consacre Les Rgles de lart. Gense et structure du champ litt-raire1, lexpression de sa pense doit passer par lefort permanent

    1- Les rfrences compltes des textes de Pierre Bourdieu sont toutes indiques en in douvrage dans la bibliographie qui lui est consacre.

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  • Pierre Bourdieu

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    dautocontrle, la lutte contre soi-mme. Tout le contraire de laisance apparente de ces tudiants issus de la bourgeoisie culti-ve quil rencontre rue dUlm. Eux ont baign ds lenfance dans lunivers de la culture savante. Trs tt, ils ont ctoy les livres, frquent les muses, voyag, assist aux conversations o lon sait parler, argumenter, o les mots et les ides volent, fusent, o lesprit est roi. Ces hritiers acquirent ces dispositions parler, penser sans efort apparent.

    Dans Ce que parler veut dire2, P. Bourdieu sest attach dcortiquer la faon dont le maniement du langage se rvle un instrument de pouvoir, de pouvoir symbolique . Com-ment celui qui ne dtient pas les cls est physiquement mis en position dinfriorit, par le trac, le bafouillage, laccent, qui le font montrer du doigt lorsquil prend la parole. Plongs dans un milieu o lon sait manier le verbe, o la langue savante est la langue naturelle, ces jeunes ont intgr ds lenfance les r-gles du savoir-vivre intellectuel et du savoir-penser. Cette lite tudiante, P. Bourdieu en fera la description dans Les Hritiers, ces tudiants privilgis qui reoivent en hritage un bien aussi prcieux quinvisible lil nu : la culture. Au sein de cette lite intellectuelle, les valeurs ne se transmettent pas par largent (le capital conomique ), mais par lcole (le capital culturel ). Chez ces gens-l, Monsieur, on ne compte pas : on pense. Les meilleurs lments de cette caste sociale sont destins suivre le parcours idal des grandes coles (Polytechnique, coles norma-les suprieures, Ena) pour rejoindre les grands corps de ltat. P. Bourdieu leur consacrera ensuite lun de ses autres grands li-vres : La Noblesse dtat.

    Les lois invisibles de la penseParce quil nest pas de ce monde, le jeune P. Bourdieu

    va ressentir dans sa chair ce dcalage entre son milieu dorigine et celui o il va. Il nest pas laise dans ce srail dintellectuels lesprit agile, lhumour aiguis, la tirade facile. Et cest ce dcalage qui lui permet justement de voir ce que les autres ne

    2- 1982. Republi et augment sous le titre Langage et pouvoir symbolique en 2001. Il en fera une brillante analyse, sopposant ceux qui comme John Austin, thoricien du pragmatisme, attribuent au discours un pouvoir autonome.

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  • 9Introduction

    voient plus. Les codes implicites, les routines, les soubassements qui gouvernent le monde des ides.

    partir de l, toute la pense de P. Bourdieu va consister dnaturaliser le monde social , dvoiler les rgles du jeu du monde des intellectuels, des savants, des penseurs. Tous ceux dont la pense semble se dployer dans lunivers pur des ides. Tout simple-ment parce quils en ont oubli les lois de fonctionnement, force de les avoir trop bien intgres.

    Lcole sera bien sr la premire cible de P. Bourdieu. Dans La Reproduction, crit en collaboration avec Jean-Claude

    La conversion que jai eu faire pour venir la sociologie ntait pas sans lien avec ma trajectoire sociale. Jai pass la plus grande partie de ma jeunesse dans un petit village recul du sud-ouest de la France. Et je nai pu satisfaire aux demandes de linstitution scolaire quen renonant beaucoup de mes expriences et de mes acquisitions premires, et pas seulement un certain accentEn France, le fait de venir dune province lointaine, surtout lorsquelle est situe au sud de la Loire, confre un certain nombre de proprits qui ne sont pas sans quivalent dans la situation coloniale. () Il y a des formes plus ou moins subtiles de racisme social qui ne peuvent pas ne pas veiller une certaine forme de lucidit ; le fait dtre constamment rappel son tranget incite percevoir des choses que dautres peuvent ne pas voir ou sentir. (P. Bourdieu, Rponses. Pour une anthropologie rlexive,

    Entretien avec Loc Wacquant, Seuil,1992)

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  • Pierre Bourdieu

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    Passeron, il dcrit ce mcanisme invisible de la slection socia-le par lcole. Les socits dAncien Rgime transmettaient un rang, un titre, un statut. La socit bourgeoise dlivre ses en-fants un capital, un hritage. La Rpublique, au nom de lgalit de tous, a rtabli insidieusement, sans le savoir, une nouvelle barrire de classe : celle de la culture, transmise par le diplme. Lhritage culturel est dautant plus prcieux quil nest pas visi-ble. Il est vcu sur le mode du don, de lintelligence inne, des ides pures.

    Par la suite, le sociologue tendra son analyse de la domina-tion aux pratiques culturelles : dans Un art moyen3, LAmour de lart4, puis dans son chef-duvre, La Distinction.

    Lesprit mis nu ou linscription sociale des idesMais ce sont les philosophes, symboles de la pense

    pure et de lintelligentsia arrogante, qui seront la cible princi-pale de P. Bourdieu5. La-t-on dj remarqu ? La plupart de ses livres comportent une attaque en rgle contre les philosophies de la raison pure :La Distinction, sous-titre Critique sociale du jugement , se veut un di Kant et sa Critique du jugement. Le philosophe al-lemand voulait expliquer le sens du beau , en vertu dun juge-ment transcendantal et subjectif. Pour Kant, le jugement esth-tique est afaire de bon ou mauvais got personnel. P. Bourdieu, lui, veut montrer que le got est afaire dappartenance sociale. On naime pas la peinture abstraite, les impressionnistes ou lart pompier dans les mmes milieux. De mme que le jazz, laccor-don musette ou la musique classique sont signs socialement. Le got est aussi li au prestige. On aime ou on se force aimer telle musique, telle peinture, tel crivain (ou tel sociologue) par souci de distinction .Dans Les Rgles de lart, il sen prend Jean-Paul Sartre et son Idiot de la famille, monumental ouvrage consacr Flaubert.

    3- Avec Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon.4- Avec Pierre Darbel.5- Dans ces annes, choisir la sociologie contre la philosophie, cest rompre avec la discipline reine , prestigieuse, pour accepter daller se frotter au terrain, au concret, au monde sordide.

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  • 11

    Introduction

    P. Bourdieu rejette la psychanalyse existentielle de J.-P. Sartre ; il propose de lui substituer une socio-analyse qui replace lu-vre cratrice de Flaubert dans le champ littraire franais alors en pleine constitution au xixe sicle.Dans LOntologie politique de Martin Heidegger, il attaque de front le grand philosophe, courtis lpoque par les intellectuels fran-ais. La prose abstraite et dsincarne de M. Heidegger nest que lexpression dune vision du monde trs particulire : celle du courant de la rvolution conservatrice allemande6 en concordance parfaite avec les idaux nazis.Plus tard, dans ses Mditations pascaliennes7, Bourdieu prend parti pour Pascal contre Descartes et son cogito, modle illusoire de lindividu conscient, libre et rationnel.

    Lesprit philosophique se voit comme pense libre et autonome. Mais il est le produit dune vision du monde an-cre dans une position sociale. Les ides pures sexpriment sous forme de chanes de raisonnements, de rfrences, de construc-tions abstraites. L'esprit philosophique est en fait le produit de routines mentales inconscientes. La pense pure se voudrait uni-verselle ; elle est inscrite, incarne, englue, incorpore.

    Lhabitus, une seconde natureLa thorie de P. Bourdieu ne se rduit pas cependant

    un sociologisme vulgaire qui ne ferait que rapporter la pense ses conditions sociales de production, selon le mode : Dis-moi ta position sociale, je te dirai ce que tu penses. La notion dhabi-tus est plus riche et subtile. Elle vise rendre compte la fois des dterminismes inconscients qui psent sur nos reprsentations, mais aussi des capacits stratgiques et cratives.

    Ne cherchez pas chez P. Bourdieu une dinition limpide de lhabitus. Dans Le Sens pratique, on trouve celle-ci, prsen-te au pluriel et devenue canonique : Systmes de dispositions durables et transposables, structures structures prdisposes fonctionner comme structures structurantes, cest--dire en tant

    6- Dont Ernst Jnger et Werner Sombart faisaient partie.7- P. Bourdieu rejette cette vision dsincarne de lindividu, propose par le rationalisme, et sattaquera John Rawls et Jrgen Habermas, au courant du rational choice et tous ceux qui concoivent la socit comme un libre contrat entre acteurs rationnels.

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  • Pierre Bourdieu

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    que principes gnrateurs et organisateurs de pratiques et de re-prsentations qui peuvent tre objectivement adaptes leur but sans supposer la vise consciente de ins et la matrise expresse des oprations ncessaires pour les atteindre(...) Cette citation est extraite dune phrase qui avait commenc quelques lignes plus tt et se poursuit encore trois lignes

    dfaut den comprendre le contenu, le lecteur non-initi aura une ide du style inimitable de P. Bourdieu Mais quest-ce donc que cette structure structure qui se transforme en structure structurante ? Au fond, lide nest pas aussi complexe quil y parat. Lhabitus, cest dabord le pro-duit dun apprentissage devenu inconscient qui se traduit ensui-te par une aptitude apparemment naturelle voluer librement dans un milieu. Ainsi le musicien ne peut improviser librement au piano quaprs avoir longtemps fait ses gammes, acquis les rgles de la composition et de lharmonie. Ce nest quaprs avoir intrioris les codes et contraintes musicales (les struc-tures structures ) que notre pianiste pourra alors composer, crer, inventer, transmettre sa musique (les structures structu-rantes ). Lauteur, le compositeur, lartiste vit alors sa cration sur le mode de la libert cratrice, de la pure inspiration, parce quil na plus conscience des codes et styles quil a profondment intrioriss. Il en va ainsi de la musique, comme du langage, de lcriture et de la pense, en gnral. On les croit libres et dsin-carns, alors quils sont le produit de contraintes et de structures profondment ancres en soi. Les habitus sont aussi des sources motrices de laction et de la pense ; ce que P. Bourdieu appelle des principes gnrateurs et organisateurs de pratiques et de reprsentations .

    La thorie de lhabitus renvoie donc dos dos deux modles de laction opposs. Dun ct, le dterminisme som-maire qui enfermerait nos actions dans le cadre de contraintes imposes ; de lautre, la iction dun individu autonome, libre et rationnel. Chacun de nous est bien le produit de son milieu, prisonnier de routines daction. Mais nos habitudes et routines fonctionnent comme des programmes, qui nous confrent des

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  • 13

    Introduction

    capacits cratrices et stratgiques dans un milieu donn8.P. Bourdieu avait lambition de crer une vritable

    science des uvres 9. Elle aurait intgr tant les soubassements biographiques et sociaux de luvre littraire que sa place dans un champ donn, et aussi sa spciicit en tant que cration nouvelle, lui assurant une position, une valeur propre parmi dautres10. Mais ce projet est rest inachev : inachevable, peut-tre.

    La thorie des champsLe champ est lautre notion centrale de la thorie de

    P. Bourdieu. Le terme est utilis propos des mondes littraire, artistique, politique, religieux, mdical, scientiique Pour une fois, P. Bourdieu en a donn une dinition assez simple : Le champ est un microcosme autonome lintrieur du macrocos-me social11.

    Quon lappelle champ , microcosme , milieu , domaine , le champ est un petit bout de monde social qui fonctionne de faon autonome, cest--dire quil a selon lty-mologie nomos : loi ses propres lois. Celui qui entre dans un milieu (politique, artistique, intellectuel) doit en matriser les codes et les rgles internes. Sans cela, il est rapidement hors jeu. Il y a ceux qui connaissent les icelles et ceux qui les ignorent.

    Sur le modle des champs magntiques en physique, un champ est aussi conu comme un champ de force. Il est le lieu de lutte entre individus, entre clans, o chacun cherche tenir sa place, se dmarquer, conqurir de nouvelles posi-tions. Ces luttes et tensions se mnent sur le plan institutionnel (conqurir des postes, des places). Mais cette lutte de positions et de classement suppose une guerre sociale qui se mne aussi sur le plan symbolique. Cest ici quapparaissent les notions de pouvoir symbolique et de violence symbolique .

    8- P. Bourdieu, qui sest rclam du structuralisme gntique, reprend la thorie des sch-mes du psychologue Jean Piaget. Certains de ces schmes daction ou de pense sont transposables dautres domaines.9- Pour une science des uvres , Raisons pratiques, Seuil, 1994.10- A. Weinberg, Comment lindividu pense en socit , Sciences Humaines, hors-srie, n 35, dc. 2001/janv.-fv. 2002.11- Dans ses Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon, 2000.

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  • Pierre Bourdieu

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    Violence et pouvoir symboliquesLa violence symbolique est une violence douce et

    masque qui sexerce avec la complicit de celui qui la subit12. Cette violence-l nest pas destine marquer les corps, mais les esprits. Elle prend parfois la forme, dans le monde acad-mique, du discours dautorit ou de la parole du matre. Cette violence symbolique, P. Bourdieu la connat bien pour lavoir abondamment pratique13. Pour comprendre ce que peut tre la violence symbolique, il suit en efet de lobserver luvre. Car elle est une idle illustration de ce quil analyse (ce qui nenlve dailleurs rien la justesse de ses propos).

    Passons sur les querelles de chapelles et les conlits de pouvoir entre universitaires. Raymond Aron, dont P. Bourdieu fut lassistant, avait dnonc dans ses Mmoires (Julliard, 1993) le chef de secte, sr de soi et dominateur, expert aux intrigues uni-versitaires, impitoyable ceux qui pourraient lui faire ombrage .

    Cette violence symbolique transparat aussi dans ses crits. Faites un test. Ouvrez un livre de P. Bourdieu. Nimporte lequel. Ds les premires pages, il commence toujours par une critique acerbe : contre des philosophes, des intellectuels, des journalistes ou des sociologues, linguistes distingus . Ils sont dcrits (mais jamais cits) comme des ignorants, demi-savants qui, par faiblesse intellectuelle ou par intrt (parfois les deux), sillusionnent sur la vraie nature du monde social. P. Bourdieu se pose et simpose comme le seul garant de la scientiicit.

    P. Bourdieu ignore superbement les critiques qui lui sont adresses. Ses Rponses ne relvent pas du vrai dbat, mais de la permanente autojustiication14. Le sociologue repousse les critiques en inventant des ennemis imaginaires qui nauraient rien compris ses propos. Et il leur fait la leon. Sur les cri-tiques, les vraies, construites et argumentes, issues de cher-cheurs qui ont pris la peine dtudier ses travaux, il reste silen-cieux. Et pourtant, ces critiques existent. Elles portent sur sa conception de la culture populaire, sur la notion dhabitus, sur

    12- Cf. Questions de sociologie et Rponses.13- Pour la retourner notamment contre le monde acadmique ( Commentaire sur Le Sens pratique , Questions de sociologie).14- Rponses. Pour une anthropologie rlexive. Entretien avec Loc Wacquant, Seuil, 1992.

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    Introduction

    lincapacit de sa sociologie penser le changement. Au fond, toutes possdent un point commun. Peu dauteurs nient la va-leur heuristique de la notion dhabitus ou de champ , mais la plupart refusent den faire une pierre philosophale qui se-rait au fondement de tous les comportements. Lhabitus exis-te, mais dans nos socits ouvertes, les individus sont soumis de multiples cadres de socialisation et aucun nenferme les acteurs dans une cage de fer. De plus, la vision implacable de la domination par lhabitus ou la violence symbolique ne permet pas de rendre compte des processus de changement ou dman-cipation : celle des femmes, celle des jeunes issus de milieu d-favoriss et qui sen sortent , celles de multiples catgories de domins , qui, dune manire ou dune autre (par la lutte, par les stratgies individuelles, par la dviance), russissent safran-chir en partie de leur situation de domins et ne sont pas tous rduits la misre morale et la soumission passive.

    De lengagement la science, de la science lengagementComme toute grande uvre, la pense de P. Bourdieu

    nous ofre des cls essentielles pour penser le monde social. Mais elle ne peut suire le cerner. Au fond, rien de plus normal. Une thorie qui voudrait tout embrasser perdrait de la consistance. La sociologie nappartient pas P. Bourdieu. Mais son uvre appartient dsormais la tradition sociologique.

    Aux sources de sa pense, il y a une rvolte, une colre qui se lisait souvent sur son visage. Ses analyses sociologiques les plus subtiles, tout comme ses prises de position dogmatiques et caricaturales contre la mondialisation, les mdias ou lintel-ligentsia, proviennent au fond dune mme origine.

    Comment une pense aussi ancre psychologiquement et socialement a-t-elle pu produire une thorie de porte gnra-le ? Tel tait justement le thme de son dernier cours au Collge de France15. Ce cours se terminait par une tentative dauto-ana-

    15- Science de la science et rlexivit, Raisons dagir, 2001. P. Bourdieu refusait la fois le rductionnisme sociologique et le nihilisme postmoderne, qui ne voit dans la science quune culture comme les autres ou un simple champ de bataille. Tout autant il rejetait une vision thre et dsincarne dune science qui se dploie dans le pur univers des ides.

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  • Pierre Bourdieu

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    lyse. En quoi la sociologie de P. Bourdieu tient-elle de sa propre histoire ? Ces dernires annes, cette auto-rlexion avait pris de plus en plus de place dans sa pense. Il appelait cela une so-cio-analyse . Et peu avant sa mort, il avait mme entrepris de rdiger une autobiographie. Cette Esquisse pour une auto-analyse commenait par ses souvenirs dadolescent, lorsquil tait interne au lyce Louis-le-Grand. Lexprience de linternat a sans doute jou un rle dterminant dans la formation de mes dispositions, notamment en minclinant une vision raliste et combative des relations sociales qui, dj prsente ds lducation de mon en-fance, contraste avec la vision irnique, moralisante et neutralise quencourage, il me semble, lexprience protge des existences bourgeoises.

    Luvre de P. Bourdieu peut se lire de multiples faons : on peut la dcrypter comme une analyse des mcanismes de do-mination symbolique, ou aussi comme une thorie des pratiques sociales ; on peut la voir encore comme une analyse de la pro-duction des ides et systmes symboliques. Dans tous les cas, elle montre que la pense, ft-elle celle des grands sociologues, nest jamais pure.

    Jean-Franois Dortier

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    Pierre Bourdieu nat en 1930, Den-guin (Hautes-Pyrnes). Son pre est fonctionnaire des Postes. Il entre lcole normale suprieure en 1951. Provincial, dorigine modeste, P. Bourdieu est confront dans cette cole la culture des bourgeois. Selon certains de ses camarades de lENS, de cette exprience daterait un ressenti-ment lencontre du monde parisien intellectuel. Contrairement beaucoup de ses pairs, il nentre pas au parti com-muniste, et manifestera toujours une miance lgard des appareils. Agrg de philosophie en 1955, il part en Algrie o il est assistant la facult des lettres dAlger. Il mne alors ses pre-miers travaux, sur les transformations sociales de lAlgrie. Rentr en France en 1961, il enseigne la Sorbonne, puis luniversit de Lille.

    t 1964 : lcole pratique des hautes tudesEn 1964, il est nomm directeur dtu-des lcole pratique des hautes tu-des, qui deviendra lEHESS : il publie ses premires enqutes sur lcole et les pratiques culturelles (Les Hritiers, Un art moyen). P. Bourdieu est cette poque sous laile de Raymond Aron (lui aussi nor-malien et agrg de philosophie devenu sociologue), qui voit en lui un futur grand et lui conie la codirection du Centre de sociologie europenne. Les deux hommes se brouilleront en 1968 et P. Bourdieu fonde alors son propre laboratoire de recherche. La crise de mai 1968 le laisse sceptique : il nen publiera une analyse quen 1984 (dernier chapitre de Homo academicus). Fonder son cole de sociologie devient partir de l le principal objectif de P. Bourdieu : il lance de nombreux tra-vaux partir de son centre lEHESS, et cre en 1975 sa propre revue, Actes de la recherche en sciences sociales.

    t1982 : le Collge de FranceAprs avoir publi son ouvrage majeur, La Distinction, en 1979, il reoit la conscration en devenant titulaire de la chaire de sociolo-gie au Collge de France (le CNRS lui d-cernera sa distinction suprme, la mdaille dor, en 1993). Son ascension sest ralise au prix de ruptures, plus ou moins bruta-les, avec nombre de ses collaborateurs les plus illustres : J.-C.Passeron, L. Boltanski, C. Grignon, J. Verds-Leroux Sa position ancre dans lHexagone, P. Bourdieu va se tourner vers le march intellectuel international, notamment les tats-Unis, o il fait de frquents voyages (universits de Princeton, de Pennsylva-nie). De fait, il est lun des intellectuels les plus reconnus en Amrique, o son uvre suscite une quantit considrable de commentaires.

    tAnnes 1990 : lintellectuel engagEn 1989-1990, il prside une commis-sion de rlexion sur les contenus de lenseignement, commande par le gou-vernement de Franois Mitterrand. En 1993, il dirige un ouvrage collectif, La Misre du monde, prsent, en quatrime de couverture, comme une autre faon de faire de la politique .Lors des grves de dcembre 1995, il participe un Appel des intellectuels en soutien aux grvistes . En 1998, il est aux cts des chmeurs qui occupent lcole normale suprieure de la rue dUlm et soutient les intellectuels alg-riens. Il part en croisade dans la presse, ( Pour une gauche de gauche , Le Mon-de, 8 avril 1998), fustigeant les experts, les journalistes, les essayistes de cour et, travers eux, le nolibralisme.En juin 2000, il est Millau, aux c-ts de Jos Bov et des responsables du mouvement Attac, encourageant la constitution dun rseau de forces criti-ques et progressistes pour lutter contre la globalisation conomique.Le 23 janvier 2002, Pierre Bourdieu meurt Paris.

    LE PARCOURS DE PIERRE BOURDIEU (1930-2002)

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    BIBLIOGRAPHIE

    uvres de Pierre Bourdieu

    1958 Sociologie de lAlgrie, Puf (2e d. 1961).1964 Le Dracinement, avec A. Sayad, Minuit (nlle d. 1077)1964 Les Hritiers. Les tudiants et la culture, avec Jean-Claude Passeron, Minuit.1965 Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, avec Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon, Minuit.1966 LAmour de lart. Les muses dart europens et leur public, avec A. Darbel et D. Schnapper, Minuit.1968 Le Mtier de sociologue. Pralables pistmologiques, avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon, Mouton, Bordas (nlle d. 1973).1970 La Reproduction. lments pour une thorie du systme denseignement, avec Jean-Claude Passeron, Minuit.1972 Esquisse dune thorie de la pratique, prcd de Trois tudes dethnologie kabyle, Droz, nlle d. Seuil, 2000.1979 La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit.1980 Le Sens pratique, Minuit.1980 Questions de sociologie, Minuit.1982 Leon sur la leon, Minuit.1982 Ce que parler veut dire. Lconomie des changes linguistiques, Fayard.1984 Homo academicus, Minuit.1987 Choses dites, Minuit.1988 LOntologie politique de Martin Heidegger, Minuit.1989 La Noblesse dtat. Grandes coles et esprit de corps, Minuit.1992 Rponses. Pour une anthropologie rflexive, entretien avec Loc J.D. Wacquant, Libre examen/Seuil.1992 Les Rgles de lart. Gense et structure du champ littraire, Seuil.1993 La Misre du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Libre examen/Seuil.1994 Libre-change, avec Hans Haacke, Seuil/Les Presses du rel.1994 Raisons pratiques. Sur la thorie de laction, Seuil.1996 Sur la tlvision, suivi de LEmprise du journalisme, Liber/Raisons dagir.1997 Les Usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Inra.1997 Mditations pascaliennes, Liber / Seuil.1998 La Domination masculine, Liber / Seuil.1998 Contre-feux 1. Propos pour servir la rsistance linvasion nolibrale, Liber/Raisons dagir.2000 Propos sur le champ politique, Presses universitaires de Lyon.2000 Les Structures sociales de lconomie, Seuil.2001 Contre-feux 2. Pour un mouvement social europen, Liber/Raisons dagir.2001 Langage et pouvoir symbolique, Seuil.2001 Science de la science et rflexivit. Cours du Collge de France 2000-2001, Liber/Raisons dagir.2002 Interventions politiques 1961-2001. Textes et contextes dun mode spcifique dintervention politique, Agone diteur.

    Extrait de la publication

  • BIBLIOGRAPHIE

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    Sur Pierre Bourdieu

    Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, Misrabilisme et populisme en sociologie et littrature, EHESS/Gallimard/Seuil, 1989.Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Nathan, 1991.David Swartz, Culture and Power : the sociology of Pierre Bourdieu, University of Chicago Press, 1997.Jeanine Verds-Leroux, Le Savant et la Politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Grasset 1998.Bernard Lahire, Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, La Dcouverte, 2001 (1999).Patrice Bonnewitz, Pierre Bourdieu, vie, uvre et concepts, Ellipses, 2002.Michel Onfray, Clbration du gnie colrique ; tombeau de Pierre Bourdieu, Galile, 2002.Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la thorie du monde social, Points Seuil, 2002.Patrick Champagne, Louis Pinto, Gisle Sapiro, Pierre Bourdieu sociologue, Fayard 2004.Johan Heilbron, Remi Lenoir, Gisle Sapiro, Pour une histoire des sciences sociales. Hommage Pierre Bourdieu, Fayard, 2004.David Swartz et Vera Zolberg, After Bourdieu, Influence, Critique, Elaboration, Kluwer, 2004.Jacques Dubois, Pascal Durand, Yves Winquin, Le Symbolique et le Social. La rception internationale de la pense de Pierre Bourdieu, ditions de lUniversit de Lige, 2005.Hans-Peter Mller et Yves Sintomer, Pierre Bourdieu, thorie et pratique. Perspectives franco-allemandes, La Dcouverte, 2006.Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Gallimard, 2007.

    Documents audio-visuels

    Arrt sur imagesLa Cinquime, 20 janvier 1996. contributions de Pierre Bourdieu deux mis-sions produites par Daniel Schneidermann.Sur la tlvisionLe Champ journalistique et la tlvision18 mars 1996, Collge de France/CNRS audio-visuel.Sur la notion dHabitusPierre Bourdieu interview par Pierre Carles en 1999 sur la notion dHabitus, Dailymotion. com (11 minutes).La sociologie est un sport de combatPierre Carles, 2001, Buena Vista Home Entertainment (140 minutes).

    Achev dimprimer en octobre 2008 par Hrissey

    Dpt lgal : quatrime trimestre 2008

    Extrait de la publication

    Extrait distribu par Editions Sciences Humaines

    CouvertureFaux TitreCopyrightTitreONT CONTRIBU CET OUVRAGETable des matiresIntroduction LES IDES PURES NEXISTENT PASUne exprience fondatriceLes lois invisibles de la penseLesprit mis nu ou linscription sociale des idesLhabitus, une seconde natureLa thorie des champsViolence et pouvoir symboliquesDe lengagement la science, de la science lengagement

    LE PARCOURS DE PIERRE BOURDIEU (1930-2002) 1964 : lcole pratique des hautes tudes 1982 : le Collge de France Annes 1990 : lintellectuel engag

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