Philon d'Alexandrie

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Ecrits Historiques

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  • N

  • PHILON D^ALEXANDRIE

    CRITS HISTORIQUES

  • Pari. Tpographie jd A4 Laine et J. Hatard, rue dus Suinw-Prei, 19.

  • PHILON D'ALEXANDRIE

    CRITS HISTORIQUESI.\'FLUE.\CE, LUTTES ET PERSCLTIO.XS DES JUIFS

    DANS LE MONDE ROMAIN

    FERDINAND DELAUNAYDE FONTENAY

    DEUXIEME DITION,

    PARISLIBRAIRIE ACADEMIQUE

    DIDIER ET C% LIBRAIRES-DITEURS35, QLAI DES ACGUSTINS

    1867Tous taitt tsetit.

  • AVERTISSEMENT.

    Philon d'Alexandrie n'a jamais t traduit en fran-ais qu'au seizime sicle, dans un langage qui a

    presque tous les dfauts de l'cole de Ronsard. La tra-

    duction de Pierre Bellier * n'est pas seulement illisible

    aujourd'hui, elle est encore incomplte. Les travaux de

    Frdric Morel * ne l'ont point suffisamment modifie.

    Depuis cette poque, un seul trait de Philon, celui

    de la Vie contemplative, a eu les honneurs d'une tra-

    duction dans notre pays ^ Il y a trente ans environ

    qu'on se proccupe en France de l'cole d'Alexandrie;

    elle y compte d'minents historiens, MM. Vacherot,

    J. Simon et Matter. Il est vrai que Philon a eu sa placedans ces travaux, mais restreinte et non proportionne

    son mrite. Nous manquons sur la vie, les uvres et

    * In-fol. Paris, 1587,

    ^ ln-8. Paris, 1612.3 Trait de la vie contemplative, suivi d'une dissertation

    considrable, par le P. B. de Montfaucon, in-12. Paris, 1709.

    a

  • VI AVERTISSEMENT.

    le rle de ce philosophe, d'une tude spciale et appro-

    fondie. Son brillant et large clectisme mrite un exa-

    men part : sa philosophie a des allures bien tran-

    ches ; elle ne se confond ni avec le no-platonisme,

    ni avec le syncrtisme. Philon est le reprsentant d'un

    mouvement considrable et d'une grande cole peu

    prs inconnus chez nous l'un et l'autre : je veux par-

    ler du mouvement philosophique opr en Orient, en

    Egypte surtout, depuis la conqute d'Alexandre jus-

    qu' celle des Romains, et de l'cole religieuse des

    Juifs d'Alexandrie.

    Les Allemands ont poursuivi avec ardeur, depuis

    un sicle, l'tude de Philon si dlaisse en France,

    Ch.-Guillaume Dalh * et Gottleber ^ ont publi spar-

    ment les crits historiques de Philon, qui offrent un

    intrt capital. Denziger ', Scheffler *, Grossman *

    Gfroerer % Daehne ', ont approfondi la philosophie

    * Chrestomalhia Philoniana. 2 vol. Hambourg, 1800.* Animadversiones ad Philonis legationem, 1773.3 Dissertatio de Philonis philosophi et schol Judorum

    Alexandrinorum.'' Qustiones Philoniana?. De ingenio moribusque Judo-*

    rum per Ptolemauorura scula. Marbourg, 1829." Qstiones Philone, in-4. Leipzig, 1829." Philon et la thologie des Alexandrins^ 2 vol. in-B".

    Slutgard, 1831.^ Exposition historique de l'cole religieuse des Juifs

    d'Alexandrie, 2 vol. in-8. Hall, 1834.

  • AVERTISSEMENT. VII

    du Platon juif, et savamment dissert sur l'cole re-

    ligieuse des Hbreux d'Alexandrie. L'ouvrage de

    M. Daehne, qui tt ou tard passera dans notre langue,

    et nous a fourni des indications prcieuses, marque

    en quelque sorte le point d'arrt de la critique mo-

    derne sur cette grave question : il est d'un rudit con-

    somm, d'un penseur profond. Les Anglais ont depuis

    plus de douze ans une traduction complte des uvres

    de Philon * .

    Il nous en cote d'ajouter que, sans les quelques pa-

    ges du savant auteur de la Kabbale^ M. A. Franck, la

    littrature.philonienne chez nous serait peu prs nulle

    .

    La rputation de Philon, si bien tablie en Angle-

    terre et en Allemagne, la justice rendue sa haute

    valeur, ne datent pas d'hier. Les crivains les plus auto-

    riss ont, de tout temps, rendu delui d'clatants tmoi-

    gnages : l'historien Josphe le proclame un hommeillustre en tout ' ; Eusbe vante t< l'abondance, la

    richesse, la sublimit de son style et la profondeur de

    ses penses ' ; saint Jrme, parlant de ses ouvrages^

    dit qu'ils sont remarquables et innombrables *; saint

    * Philo Judus. Works translated by Yonge, 4 vol. petit

    in-S". London, 18o4-o5.

    ^ Hist. ecclesiastic, lib. II.

    * Opra praeclara et prop innumerabilia {Catalog. Scnpt.

    ecdesiastic.)

  • VllI AVERTISSEMENT.

    Augustin le loue comme un philosophe d'une science

    universelle et profonde, et dont les Grecs ne craignent

    pas de comparer le langage celui de Platon* . Pho-

    tius atteste aussi que ses crits lui ont valu chez les

    Grecs une immense renomme ^ En vain quelquesrabbins, l'opinion desquels se range Scaliger % ont

    prtendu rabaisser l'rudition de notre auteur et son

    importance; elles demeurent dmontres parles rcents

    travaux de l'Allemagne, elles sont incontestables pour

    tous ceux qui jugent sans parti pris, en connaissancede cause.

    Cethomme vraiment admirable a parcouru, commetous les grands philosophes de l'antiquit, l'chelle

    entire des connaissances humaines, histoire, morale,

    lgislation, politique, mtaphysique, cosmogonie,

    physique, mathmatiques. Rien ne lui est demeurtranger. Nous n'ajouterons pas, selon l'usage des pa-ngyristes, que partout il excelle ; il a d'assez belles

    qualits pour qu'on lui passe quelques dfauts.

    Son style, force de pompe, tombe parfois dansl'emphase ; sa physique, on doit s'y attendre, est

    errone, et sa cosmogonie nave ; ses mathmatiquesont une teinte prononce de pythagorisme, elles attri-

    1 Vir liberaliter eruditissimus , etc. {Cordra Faustiim

    ,

    lib. XII.)

    2 Bibliotbec. Cod. CIII.3 V. Fabricius (Biblioth. Graec, tom. IV, pars I).

  • AVERTISSEMLNT. IX

    buent aux nombres de certaines vertus mystrieuses.

    En lgislation et en politique, il s'est souvent, comme

    Platon, gar dans les sentiers fleuris de l'utopie;

    mais il se recommande par des traits de haute mora-

    lit, et par des passages extrmement curieux, o,

    mettant la royaut au-dessus des agitations populai-

    res, il proclame avec nettet le principe dmocratique

    et son corollaire, le suffrage universel.

    Sa mtaphysique est subtile : elle emprunte l'A-

    cadmie la thorie de l'Ide, et l'accouple la concep-

    tion du Logos, c'est--dire du Verbe, mdiateur entre

    le monde et Dieu * , Dmiurge crateur *, dont les coles

    rabbiniques ont pris le mythe chez les Perses, et qui

    est appel jouer un rle si considrable dans la phi-

    losophie chrtienne.

    Notre auteur crit l'histoire avec l'abondance l-

    gante de Tite-Live ; mais il est inspir par une con-

    ception religieuse qui le spare nettement des auteurs

    paens et le rapproche des philosophes modernes :

    c'est l'ide d'une Providence qui veille aux desti-

    nes humaines, et particulirement celles du peuple

    juif. Dans la peinture des caractres il a presque le

    trait et la finesse nerveuse de Salluste ; il a de Tacite

    l'loquence et la vertueuse indignation.

    * V. la savante dissertation de Mangey, en tte de son di-

    tion des uvres de Philon. Londres, 2 vol. in-fol., 1742.* Mithra.

    a.

  • X AVERTISSEMENT.

    En morale, il s'lve au-dessus du stocisme et n'est

    pas loign d'atteindre la sublimit des vangiles.Il mle la philosophie grecque un lment tranger

    et nouveau, le surnaturalisme mystique de l'Orient, il

    a trouv pour louer Dieu, fltrir l'idoltrie, clbrer la

    charit, les accents des saints Grgoire de Nazianze,

    des saint Basile, des saint Jean Bouche-d'Or; parfois il

    rappelle l'ampleur de Bossuet, et l'onction deFnelon.

    Et cela n'a rien qui doive tonner quand on saura qu'il

    a soutenu devant le paganisme la cause du dogmemonothiste un sicle avant les apologistes chrtiens,

    qu'il y a apport la mme conviction et le mme en-thousiasme que ceux-ci. L'honneur lui revient d'avoir

    ouvert la voie deux des plus illustres docteurs, Cl-

    ment d'Alexandrie et Origne, et de compter parmi

    ses imitateurs des Pres clbres de l'glise d'Orient,

    Cyrille, Pantnus, Hraclas.

    Comment ce gnie si lev et si vaste, cette puissante

    personnalit dont les uvres rsument en quelque sorte

    le contact, la lutle et l'influence rciproque des deux

    principaux courants de la civilisation antique, com-

    ment ce grand crivain, tour tour historien, orateur,

    moraliste, homme d'tat, si illustre dans son sicle,si clbr dans les sicles suivants, tudi de si prs

    et avec tant de persistance par nos voisins d'outre-

    Rhin et d'outre-Manche, a-t-il eu la surprenante for-

    tune de rester enseveli dans la poussire de nos ht-

  • AVERTISSEMENT. XI

    bliothques? Pourquoi, malgr son importance, en

    dpit de la faveur accorde aux tudes historiques,

    est-il demeur dans le domaine de l'rudition ?Aprs mure rflexion, je crois pouvoir attribuer cet

    oubli des causes trs-diverses : d'abord un grand

    nombre des traits de Philon, s'levant prs desoixante (en France, les in-folio font peur) ; ensuite,

    au caractre thologique et abstrait de ces traits.

    Qui ne sait qu'aujourd'hui nos lecteurs veulent partoutsentir le ralisme, ft-ce aux dpens de la moralit

    et de la saine littrature? Nos contemporains n'ont

    plus got la svre beaut des conceptions an-

    tiques : il faut leur esprit vide et paresseux de

    ces rcits prtendus mouvants, dont le moindre in-

    convnient est de n'avoir ni suite, ni vraisemblance.

    ni art. De l vient qu'on n'a pas os entreprendre une

    traduction de Philon. Cet obstacle est srieux : il nous

    parat plu? sage de le tourner que de l'attaquer de

    front. Si nous parvenons intresser le public franais

    aux crits de Philon, nous croirons avoir plus fait

    qu'en dissertant contre l'indiffrence et le mauvais

    got du public.

    Avec J.-J. Rousseau, Voltaire, d'Alembert, Diderot,

    Montesquieu, d'Holbach, Helvtius, le dix-huitime

    sicle brise, pour ainsi dire, la chane [des traditions,

    et inaugure en philosophie une re nouvelle. Livr

    la discussion ardente des questions de politique et^'o-

  • XTI AVERTISSEMENT.

    nomie sociale qui enfantrent la Rvolution, entran

    avec les grands savants, qui illustrrent ses dernires

    annes, vers les sciences exprimentales et positives,

    le dix-huitime sicle abandonne le pass pour prpa-

    rer l'avenir, vers lequel il s'lance avec enthousiasme.

    Le mouvement auquel il a donn le branle s'accom-plit maintenant avec plus de rgularit et provoque

    moins de fivre; c'est pourquoi nous prouvons le

    besoin de nous replier sur nous-mmes. Nous reve-

    nons l'antiquit, nous cultivons l'histoire : je parle,

    bien entendu, des esprits srieux. Nous voulons, pour

    les juger plus sainement et les modifier d'une manireprofitable, connatre l'origine et la raison de nos lois,

    de nos murs de nos croyances. L'histoire, en effet,

    vrai miroir de l'humanit, lui reflte sa pense en

    retraant le progrs des institutions, des sciences et

    des arts ; elle allume le flambeau qui claire

    la destine humaine et nous rend moins paissesles tnbres de l'avenir; elle nous met entre les mainsce fil d'Ariadne, qui nous empche de nous garerdans le ddale des passions et de l'erreur. Il est ici

    question surtout de l'histoire des ides.

    L'tude de Philon nous ofl're sous ce rapport unpuissant intrt; elle nous rvle au sein du ju-dasme l'existence d'un mouvement philosophique etreligieux qui eut les rsultats les plus importants. Eneffet, ce mouvement exera une influence sur la phi-

  • AVERTISSEMENT. XIII

    losophie grecque, dont il reut son tour Faction, il

    prcda le christianisme et en fut comme le prlude;

    il lui fit plus tard une guerre acharne. Cette tude,

    en outre, nous permet de porter la lumire sur

    des points d'histoire et de chronologie indcis ; elle

    commente Tacite, Sutone, Dion Gassius; elle con-

    trle et complte Josphe: enfin elle nous ouvre des

    trsors d'rudition, d'loquence et de vertu.

    Pour l'utilit du public et l'honneur des lettres

    franaises, dans l'intrt de la science et aussi par re-

    connaissance envers la mmoire d'un des plus beauxgnies de l'antiquit, nous avons pens publier de

    l'uvre de Philon ce qui nous paratrait le plus propre

    le faire bien connatre, et le plus conforme aux proc-

    cupations prsentes du public. Une traduction com-

    plte n'est pas ncessaire pour donner de sa valeur,

    de son rle, de sa manire une ide juste et suffisante.

    S'il est permis d'appeler honteuse et prjudiciablel'ignorance o nous sommes de ce philosophe, il faut,pour rester dans le vrai, ajouter qne Philon peut, en

    grande partie, demeurer sans dommage rel dans ledomaine de l'rudition.

    Nous nous proposons de publier d'abord sept trai-

    ts pris dans les quatre catgories, histoire, morale,

    politique, mtaphysique, auxquelles on rattache assez

    bien tous les crits de notre auteur. Par l'accueil fait

    cette publication, nous jugerons de son opportunit

  • XIV AVERTISSEMENT.

    et nous nous rservons d'y ajouter ce que l'exprience

    nous aura fait juger ncessaire.Le premier volume contient :

    r Une Notice sur la vie et les uvres de Philon,

    termine par une tude bibliographique o l'on don-

    nera un catalogue complet de l'uvre immense du

    philosophe, dont une partie a pri, la liste des princi-

    paux crits composs sur le Platon juif, et celle des

    diffrentes ditions de ses traits ;2" Une Introduction aux crits historiques de Phi-

    lon, dans laquelle on essayera de retracer l'ensem-

    ble de la composition de notre auteur, qui nous est

    parvenue en lambeaux, et dont plus de la moiti est

    perdue;

    3 Le livre Contre Flaccus ;4" La Lgation Caus.

    Yoici les matires du second volume :1" Une Introduction au trait de la Vie contempla-

    tive, o l'on examinera les questions, fort curieuses, re-

    latives aux doctrines des thrapeutes et des Essniens,

    leurs rites, leur origine, aux rapports qui ont pu

    exister entre eux ;

    2" Le trait de la Vie contemplative;

    3 Une Introduction au trait intitul : Tout hommede bien est libre, o l'on essayera de dfinir l'action

    rciproque de la philosophie grecque et de l'cole juive

    d'Alexandrie;

  • AVERTISSEMENT. XV

    4" Le trait qui a pour titre : Toul homme de bienest libre.

    5 Une Introduction aux deux traits politiques

    suivants :

    6 Vie de l'homme politique^ ou sur Joseph ;7 De la Cration du prince.

    Dans le troisime volume on trouvera :

    1 Une Introduction au trait de la Cration du

    monde dans laquelle on tudira la conception de Dieuchez Philon, la remarquable thorie du Verbe, etc.;

    2 Le trait de la Cration du monde.3 Une tude historique et philosophique sur l'cole

    religieuse des Juifs d'Alexandrie. Nous avons pens que

    cette tude, contre l'ordinaire, serait mieux place

    la fin qu'au commencement de notre publication pour

    plusieurs motifs, dont le principal est que notre thse

    aura mieux le temps de se mrir et de s'clairer par

    les discussions de la critique.

    Nous avions devant nous des obstacles srieux dont

    on nous tiendra compte : nous entrions dans une voie

    peu ou point explore; il y avait plus de danger que de

    gloire s'attaquer le premier un semblable matre.

    Ces considrations nous auraient arrt, et nous au-

    rions peut-tre dsespr de faire passer dans notre

    langue l'lvation et l'lgance de Philon, si nous

    n'avions t plus touch des besoins de notre littra-

    ture que de notre insuffisance^ si nous n'avions plus

  • XVI AVERTISSEMENT.

    compt sur l'utilit de notre tentative que sur nos

    forces.

    Nous croyons n'avoir rien nglig pour rendre cette

    publication digne de l'attention du public et de Testime

    des savants ; nous avons consult et mis profit pour

    notre traduction non-seulement les manuscrits, les

    meilleures ditions grecques, et surtout celle de Tho-

    mas Mangey, mais encore les versions latines de Ge-

    lenius, de Morel et de Guillaume Bud, et l'unique

    traduction franaise du seizime sicle, dont nous

    avons dj parl. Nous avons eu rapidement puis tout

    ce qui a t crit d'exact ou d'erron en France sur

    Philon ; enfin nous avons cherch une moisson plus

    ample dans les travaux rcents de l'Allemagne.

    Notre but serait atteint si nous parvenions mettre

    chez nous l'ordre du jour ce que de l'autre ct duRhin on appelle les Questions philoniennes. Le gnie

    littraire de la France trouverait l une vaste carrire et

    un nouveau lustre; nous prouverions une fois de plus

    que si les autres peuples commencent et bauchent,

    c'est nous que revient la gloire de mener perfec-

    tion les entreprises de la pense, de dgager les prin-

    cipes, de faire la lumire et de vulgariser.

    -Paris, {'juillet 1867.

  • LA VIE ET LES UVRES

    PHILON D'ALEXANDRIE.

    La dispersion des Juifs vers l'Occident date de

    conqutes d'Alexandre ; elle tait consomme au si-cle d'Auguste. La guerre d'extermination, faite par

    Titus en Palestine, changea fort peu de chose la

    situation gnrale du monde juif *.

    Le conqurant macdonien , encore tout enorgueilli

    de la victoire qu'il venait de remporter sur Tyr, tra-

    versa la Jude. Il y fut reu avec des dmonstrations

    enthousiastes, qui le rendirent favorable aux H-

    breux. Il fut touch sans doute de la beaut et de l'an-

    tiquit de leurs doctrines, ignoresjusque-l des Grecs;

    ' Nous insisterons plus loin sur ce point capilal de rhistoire,

    qui corrige un prjug.

    1

  • d l'HlLON 1) ALEXANDRIE,

    il fut sduit par les pompes de leur culte et la majest

    de leur temple ; il fut prvenu surtout par les com-

    plaisances du souverain pontife, Jaddus, qui le pro-

    clama l'lu de Dieu, le hros annonc par les prophtes:

    pour subjuguer le monde. Alexandre devint le pro-tecteur du peuple que les rois de la Haute-Asie avaienl

    asservi; ce peuple vit dans le guerrier triomphant le

    futur vengeur de sa captivit , l'instrument providen-

    tiel du chtiment de Babylone , la grande prostitue;

    il le servit de toute sa haine, l'accompagna de ses

    vux et lui fournit des renforts *.

    Soit qu'Alexandre ait devin l'intelligence com-

    merciale des Juifs et les ait ports au trafic, soit, ce

    qui nous parat plus probable,

    qu'il ait acclr un

    mouvement d'migration antrieur ses conqutes et

    dj produit par l'oppression des Babyloniens , il est

    hors de doute qu'il les attira en grand nombre dans les

    murs de la ville qu'il fonda en Egypte, et dont l'ad-

    mirable situation au fond du bassin mditerranen,

    sur un grand fleuve, devait, en faire la premire des

    cits de l'Orient.

    Ce fut vers la mme poque que les Isralites se r-pandirent dans l'Asie-Mineure et fondrent dans les

    * Lorsque Alexandre voulut Babylone, dit Quinte-Curce, r-parer un ancien monument consacr Bliis, il se trouva dessoldats, que l'on reconnut pour tre juifs, qui se refusrent obs-

    tinment mettre les mains cette construction idoltre.

  • SA VIE ET SES tELVRES.

    principales villes de cette contre, Antioche, phse,Tarse, Sleucie, Pergame, Laodice, Apame, Ha-drurate, etc., des comptoirs pour le ngoce. Grce

    la tnacit rare, l'habilet mercantile, au caractre

    souple des fils d'Abraham, grce aux immunits et la protection accordes par le roi de Macdoine et sessuccesseurs, ces comptoirs devinrent des colonies po-

    puleuses et florissantes.

    Les faveurs d'Alexandre sont'attestes, au rapport

    de Josphe ', par des lettres du conqurant et par le

    tmoignage d'un illustre biographe du roi, le Grec

    Hcate, qui raconte que, pour reconnatre la fidlit

    pleine d'honneur avec laquelle les Juifs l'avaient servi,

    ce prince voulut leur donner la Samarie, libre de tout

    tribut. Sleucus avait accord aux Juifs, Antioche

    et Sleucie, le droit de cit ^ Aprs la mort

    d'Alexandre, la Jude ayant t comprise dans le

    royaume de Ptolrne Lagus, les rapports entre l'E-

    gypte et la Palestine se multiplirent, et le courant

    d'migration, parti de ce dernier pays \ers Alexandrie,

    s'accrut encore.

    La cit grco-gyptienne devint, aprs Jrusalem,

    le centre le plus important du judasme. Les Juifsservirent fidlement les Ptolmes, qui leur donnrent

    * Contre pon, liv. II.- Ibidem.

  • 4 PHiLON d'Alexandrie,

    le monopole de la navigation du Nil *, l'entreprise

    des bls et l'approvisionnement d'Alexandrie '. Pto-

    lme Philadelphe enrichit et affranchit un grand

    nombre de Juifs "; il lit traduire en grec leurs livres

    saints par soixante - douze docteurs qu'il envoya

    chercher en grande pompe Jrusalem et aux-

    quels il offrit des prsents splendides et une hospita-

    lit magnifique *. Il confia sa vie deux Juifs, An-

    dras et Ariste, qui commandaient ses gardes du

    corps.

    Les Juifs furent bientt mls au gouvernement et

    l'administration de l'Egypte ; plusieurs y gagnrent

    de hautes dignits et de grandes richesses. Sous Pto-

    lme vergte, un jeune Isralite, nomm Joseph,renouvela l'tonnante fortune que l'un des fils de Jacoh

    avait faite jadis sous la dynastie des Pharaons. En-

    voy la cour d'Egypte par son oncle, le grand prtre

    Onias, pour dissiper le mcontentement survenu contre

    lui de quelque relard danslepayement du tribut, Joseph

    * Contre Jpion, liv. II.2 Germanicus, ayant t appel en Egypte (Tacit.,v^nna/., Il, 59

    et Sutone, 111, 52) par une famine subite et cruelle, trouva, dil

    Jbsphe {Contre Jpion, 11), les greniers vides et le peuple vio-lemment irrit contre les Juifs qu'on accusait d'avoir, par leuiincurie, leur rapacit et leur mauvais vouloir, caus cette

    disette-

    3 Josphe, Contre Apion^ liv. II.* C'est l'histoire de la traduction dite des Septante.

  • SA VIE ET SES UTRES. 5

    proposa au roi pour la ferme des impts un prix beau-

    coup plus lev que celui qu'il en avait tir jusque-l. Cette exploitation, qui lui fut accorde, valut

    Joseph la faveur du roi, des richesses normes et sansdoute les maldictions des gyptiens pressurs. Hyr-can, son fils, qui lui succda, lors de la naissance

    d'un prince tala dans les prsents qu'il tait d'usage

    de faire une magnificence royale. Il est inutile d'a-

    jouter que les Juifs, ainsi favoriss et enrichis, pro-tgeaient efficacement leurs frres partout o leurcrdit pouvait s'tendre.

    Aprs ses conqutes en Syrie, vergte, ddaignantles grossires divinits de l'Egypte, adressa ses hom-

    mages au Jhovah hbreu ; il sacrifia dans le temple

    de Jrusalem et y laissa des marques de sa magnifi-

    cence et de sa pit '. Cela n'a rien d'trange quand

    on sait que les Juifs fondaient alors Alexandrie une

    cole religieuse et philosophique qui commenait

    exercer une haute influence, et que le roi avait t

    imbu ds son enfance des doctrines hbraques : car

    il avait reu les leons d'un docteur juif minent, Aris-

    tobule le Pripatticien, sur le rle duquel nous re-

    viendrons *.

    ^ Josphe, Contre pion, liv. 11.2 Dans l'tude sur l'cole religieuse des Juifs alexandrins qui

    occupera la plus grande partie de notre 111^ volume.

  • 6 PHILON d'aLEXANDRIE,

    Ptolme Philopator, fils et successeur d'ivergte,

    revint d'une expdition dans la Palestine Irs-irrit

    contre les Juifs, qu'il perscuta Alexandrie, cause

    derattachement que ceux de Jrusalem avaient montr

    aux rois de Syrie.

    Aristobule reprit, sous le rgne suivant de Ptolme

    Philomtor, son crdit; ce fut ce prince qu'il ddia

    le livre, malheureusement perdu, o il avait entrepris

    de prouver que la science et la philosophie grecques

    dcoulent des livres de Mose '. Ce monument est

    d'autant plus regrettable que les anciens en font les

    plus grands loges, et qu'il jetterait une vive lumire

    sur Tcole religieuse des Juifs alexandrins. Onias

    et Dosithe, deux Juifs, furent la tte des ar-

    mes de Philomtor. Isral atteignit cette poque,

    en Egypte, l'apoge de sa faveur, et eut dans les

    mains, selon l'expression de Josphe, la royaut tout

    entire '.

    Depuis bien des sicles un vieux levain de haine'

    fermentait entre l'Egypte et la Jude; Mose avait fait

    de cette rancune une sorte d'obligation devant Dieu,

    c'tait un article de foi, une prescription lgale. Au

    < Il avait, dit-on, mis dans ce livre des fragments prtendusd'anciens auteurs grecs, qui plus tard furent crus authentiques

    par les Pres chrtiens.* Tw PaatXtav oXtiv ttiv iauTv 'lou^act; iT

  • SA VIE ET SES UVRES.

    souvenir de l'antique oppression qu'ils avaient subie

    sur les bords du Nil, se joignaient chez les Juifs une

    rivalit trs-prononce de murs et de croyances,

    une jalousie de mtier qui les mettait continuellement

    aux prises avec les gyptiens dans le trafic mditer-ranen. La faveur des Plolmes offrit Isral l'occa-

    sion d'une vengeance : aprs les tmoignages prc-

    dents il n'y a pas d'exagration dire que sous la

    dynastie des Lagides, les Juifs, leur tour, gouvern-

    rent et opprimrent l'Egypte. Redouts et impopu-

    laires, ils contriburent sans doute par leurs excs,

    leur attitude provocante, leurs exactions fiscales, la

    chute de leurs protecteurs.

    La raction qui suivit fut parfois sanglante; les

    Juifs, comme il arrive dans les changements politi-

    ques, expirent durement la faveur passe. Maltraits

    sous le rgne de la fameuse Cloptre, ils se jetrent

    avec ardeur dans le parti de Jules Csar qui paya leurs

    services par des loges solennels, une protection cons-

    tante et la reconnaissance de tous leurs droits et pri-

    vilges antrieurs. Le snat confirma cette protec-

    tion, Auguste la continua; il fut permis aux Juifs

    d'avoir un magistrat national ou ethnarque ; ce ma-

    gistrat, assist d'un conseil ou snat d'environ qua-

    rante membres, servait plutt d'intermdiaire que de

    lieutenant l'autorit romaine. Il avait le titre d'la-

    barque, peut-tre cause d'une de ses fonctions qui

  • 8 PHILON d'aLEXANDRIE,

    consistait percevoir l'impt frapp sur chaque tte

    de btail *.

    La colonie juive d'Alexandrie tait ce point popu-leuse, que sur cinq quartiers de la ville, elle en tenait

    deux compltement et se trouvait parse dans les au-

    tres '. Sous Tibre, le nombre des Juifs en Egyptemontait, suivant un calcul digne de foi ', un mil-

    lion, ce qui nous permet d'valuer plus de deux

    cent mille mes la juiverie d'Alexandrie. Un tel dve-loppement explique l'importance des Juifs comme

    corps politique dans la cit et comme centre d'un

    mouvement philosophique et religieux admirable-

    ment situ pour rayonner sur le reste du monde.Le judasme alexandrin, au contact des doctrinesgrecques et sous Tinfluence des systmes panthistes

    de l'Egypte, prit un caractre particulier, qui le spare

    nettement du judasme de Palestine ; il eut ses insti-tutions propres, un dveloppement spcial, des ten-

    dances originales, et ragit bientt sur le mosasme

    pur, ou du moins sur le mosasme tel que l'avait con-

    serv la Jude. Nous rservons une large plac

    l'tude de cette graude cole peu connue en France.

    V. la Prface de Thomas Mangey en tte de sa magnifiquedition de Philon. 2 vol. in-fol. Londres, 1742.

    2 Philon , Contre Flaccus.

    3 C'est le chiffre donn par Philon, frre de l'alabarqueAlexandrin, et qui a d le puiser une source certaine.

  • SA VIE ET SES UVRES. 9

    T/alabarque tait choisi par les Juifs : cette fonc-

    tion importante s'accordait, non-seulement une r-

    putation intacte de pit et de dvouement aux tradi-

    tions nationales, mais surtout une naissance illustre;

    or on sait que parmi les Juifs la tribu de Lvi consti-

    tuait une sorte de caste aristocratique ; nul doute que

    la gnalogie des alabarques ne les rattacht la tribu

    sacerdotale. Nous savons du moins que l'alabarque

    alexandrin, aux temps de Tibre et de Caligula,

    Alexandre Lysimaque, appartenait une famille sa-

    cerdotale ; nous savons aussi que les immenses ri-

    chesses d'Alexandre n'avaient pas t trangres

    son lvation * ces richesses, acquises apparemment

    par le trafic ou des oprations financires, donnaient

    leur possesseur une haute influence: l'occasion cette

    influence s'exerait en faveur de la communaut qui luiconfrait la dfense de ses droits politiques. Alexan-

    dre Lysimaque est peut-tre le personnage nommpar les Actes des Aptres *, et qui ft couvrir de

    lames d'or les portes du temple ^ Pour donner une

    juste ide de son crdit, nous ajouterons qu'il s'taitconcili l'affection et la reconnaissance d'Antonia,

    femme du premier Drusus, mre de Germanicus etde Claude, aeule de Caligula ; il avait, dit-on, ad-

    ' Josphe, antiquitsjudaques, liv. XX, c. m.^ ^ctes des Afitres. V. mon dition, p. 69. Dentu,

  • 10 PHILON d'ALEXANDRIE,

    ministre sa fortune et avait pu lui rendre d'impor-

    tants services. Alexandre, la suite des dsordres d'A-

    lexandrie, fut emprisonn par Caus : Claude, se sou-

    venant des liens qui rattachaient sa mre l'albarque,

    le dlivra son avnement et le combla d'gards.

    Alexandre Lysimaque tait dans tout l'clat de sa

    fortune sous Tibre ; il vit alors venir lui, en sup-

    pliant, un petit-fils d'Hrode le Grand; il consentit,

    par un prt considrable *, le tirer de l'embarras

    o l'avaient plong ses dsordres et son luxe ; il con-tribua de la sorte, plus efficacement que personne, le

    remettre sur le trne de son aeul. Plus tard Agrippa,

    parvenu au comble de la faveur, se montra reconnais-

    sant; non-seulement il prta Talabarque son crdit

    prs de l'empereur dans un moment de dtresse, mais,

    aprs laraort deCaligula, il donna en mariage sa fille,

    la fameuse Brnice , l'un des fils d'Alexandre

    Lysimaque, Marcus. Un autre de ses fils, Tibre

    Alexandre , succda Cuspius Fadus dans le gouver-

    nement de la Jude '.

    La famille d'Alexandre Lysimaque eut donc la gloirede compter des amis jusque dans la maison des Csars,de protger un prince illustre, de fopmer une alliance

    ' iosephe, ^ntiquifs judaques, liv. XVIII.2 C'est la reine que les vers de Racine ont illustre et qui

    conquit le cur de Titus. Josphe, ibid., liv. XX, c. m.

  • SA VIE ET SES UVRES. |1royale, de donner un gouverneur la Jude; mais,

    ce qui dpasse tous ces titres, c'est de compter parmi

    ses membres le plus grand gnie de l'cole juived'Alexandrie ; Philon tait frre de l'alabarque.

    Nous ne connaissons pas prcisment l'anne de sa

    naissance ; cette date est pourtant d'un grand intrt

    dans la question de savoir si Philon a pu vraisembla-

    blement connatre les vnements qui ont signal la

    vie et la mort de Jsus et la prdication de ses aptres.

    Pour ce qui est d'admettre qu'il s'est converti la

    foi nouvelle, la chose est difficile, d'autant que nous

    n'avons l-dessus aucun tmoignage authentique';

    d'ailleurs les crits du philosophe n'offrent nulle trace

    de cette conversion, elle leur serait alors postrieure et

    n'aurait, au cas o on la reconnatrait comme rigou-

    reusement possible, aucune porte nos yeux.

    Nous n'avons, pour fixer la naissance de Philon,

    que des inductions qui nous font flotter dans un in-

    tervalle d'une dizaine d'annes. En l'anne 40, il fut

    choisi par les Juifs alexandrins pour tre le chef d'uoe

    dputation qu'ils envoyaient Rome dfendre leurs

    droits et le libre exercice de leur culte, devant le tribu-

    nal de Csar. Selon toute vraisemblance, le chef de la

    lgation compose, d'aprs l'usage, de vieillards,

    ' Le seul que nous ayons ce sujet, celui d'Eusbe, est,ainsi qu]on le verra plus loin, dnu de tout ce qui inspire laconfiance.

  • 12 PHILON d'ALEXANDRIE ,

    tait lui-mme aYanc en ge. En effet, dans un pas-

    sage du livre o Philon raconte les vnements dont

    il fut tmoin la cour, il fait allusion son ge, ses

    tudes, qui l'ont conduit la sagesse *. Au dbutdu mme livre, qui a t probablement crit sous leprincipat de Claude ', il parle de ses cheveux blancs

    et de sa vieillesse '. Or, chez les Hbreux, on ne

    pouvait se dire vieux qu' soixante-dix ans * ; Phi-

    lon avait donc au moins cet ge en l'anne 40, ce qui

    met au plus tt sa naissance trente ans avant notre re.

    Cette conjecture se fortifie quand on rflchit qu'en

    l'anne 40, la rputation littraire de Philon, qui sup-

    pose ncessairement une longue carrire, tait dj

    tablie, puisque l'historien Josphe le proclame trs-

    illustre *, puisque Philon lui-mme parle modeste-

    ment de son exprience et de sa science acquise par

    l'tude *.

    * 'E-y ^ poviv Ti ^cxv iwfirroTipGv xal Ji' rXixav xal tt;v

    aX^Yiv iratJeav. Mais moi auquel l'ge et l'tude donnent peut-tre plus de pntration. {Lgation Caus.)

    2 Nous y trouvons la mention d'vnements accomplis sous

    Claude.

    ' "Ay^pi Ttvj Ti|xT ytpcvTt Iri iraJi op.iv; r |xtv atpLarx

    xpo'vcu (i.T.x.ci loXic... Jusqu' quard, nous autres vieillards, se-

    rons-nous enfants? En vain l'ge a blanchi notre tte. ^ Pirke-Avolh. V. Prface de Thomas Mangey.5

    'AvT)p Ta rvTtt i'vS'oo;,' 'AXe^otv^pcu 8i t&O 'AXx6opx.&u iX^ wv,

    xai oiXoaoa o* ffEipo;. {ios. ,^ntiq.juclaqueSf\iy. XVIII, c. ii.)* Al' X/riv irai^tav.

  • SA VIE ET SES UVRES. 13

    L'opinion que nous adoptons est d'ailleurs la plus

    commune; c'est celle de Basnage, c'est celle de Man-

    gey, de Scaliger et de la plupart des rudits. Quel-

    ques-uns pourtant fixent la naissance de Philon l'an

    21 avant notre re, en l'an de Rome 733. Notre au-

    teur aurait eu soixante ans, lors de l'ambassade dont

    il a fait l'histoire. Les passages et les tmoignages que

    nous avons allgus ne s'opposent pas trop rigou-

    reusement cette hypothse, qui n'a d'ailleurs d'autre

    avantage que de rendre matriellement possible la

    conversion de Philon au christianisme. D'aprs ce que

    nous en venons de dire, cet avantage nous semble illu-

    soire : il est inutile en effet de rapprocher la date de la

    naissance de Philon; quand mme on la mettrait, con-tre toute probabilit, en forant les textes, dix ans avant

    notre re, quand mme on irait, comme le P. Ber-nard de Montfaucon *, jusqu' donner quarante ans

    Philon, lors de l'ambassade, on ne prouverait point

    sa conversion ; enfin cette conversion, je le rpte,

    ft-elle un fait dmontr, resterait un fait insignifiant

    pour l'uvre de Philon qui n'en porte aucune trace

    ,

    et qui elle ne peut tre que postrieure '.

    ' Dans la dissertation qui suit la traduction qu'il a donne dutrait de Philon, intitul : la Fie contemplative.

    2 On trouve dans \di Bibliothque Rabbinique deBartoloccius,pag. 345, au mot Philon, ce passage : Je t'apprends qu'envi-

    ron cent ans avant la destruction du temple , il exista un Juif

  • 14 PHILON d'aLEXANDRE ,

    Philon naquit donc vers l'an 722 de Rome, trente

    ans avant notre re, d'une famille juive tablie Ale-

    xandrie, noble, puisqu'elle tait de race sacerdotale,

    influente, cause de ses richesses immenses et de ses

    hautes relations, et jouissant dj d'une illustration

    qui allait bientt grandir encore.

    Il se livra avec ardeur l'tude des lettres grec-

    ques; il professait pour les potes une vive admi-

    ration ; il cite frquemment Homre et Euripide ; ilnous a mme conserv des fragments de pices perduesde ce dernier *. Aristote et Platon furent l'objet de

    ses constantes mditations; il gotait particulire-

    ment, pour la morale, la doctrine des stociens. Il

    approfondit les crits de l'cole pythagoricienne et yapprit la gomtrie, la musique et l'astronomie. Mais

    il revint toujours avec une prdilection marque aux

    sublimes traits de Platon ; c'est dans un contact pro-

    long avec ce beau gnie qu'il prit cette lgance

    qui fut un grand sage et un philosophe admirable dans les cho-

    ses du judasme. Il s'appelait Philon : c'tait un Juif gyptien tiela colonie d'AUxandrie. Il a crit en grec un grand nombre delivres qui concernent toutes les sciences et surtout l'exposition

    de la loi. C'est l'auteur du livre de la Sagesse. Ce passage at-

    tribue faussement Philon le livre de \z. Sagesse^ qui appartient

    probablement un autre membre de l'cole juive d'Alexandrie;mais,s'il entend parler de sa naissance, il la fixe bien cent ans avant

    la destruction du temple, c'est--dire trente ans avant notre re.' Dans le trait intitul : Tout homme de bien est libre.

  • SA VIE ET SES irS'RES. 15

    simple et parfaite de langage, cette lucidit d'expres-

    sion, cette loquence douce et forte la fois qui lui

    valurent de ses contemporains le surnom mrit et

    ratifi par la postrit de Platon juif.

    Philon voyagea sans doute, comme tous les philo-

    sophes de l'antiquit; il visita l'Italie, la Grce et l'A-

    sie. Nous n'avons toutefois sur ses voyages aucune

    autre attestation certaine que celle qui concerne l'am-

    bassade l'empereur Caligula. On a prtendu qu'ilignorait le syriaque, l'idiome de la Palestine, et l'h-

    breu, la langue sacre des Juifs ; il serait difficile de

    l'tablir, dit M. Franck '. Il nous parat aussi que

    les raisons allgues pour prouver que Philon igno-

    rait le syriaque et de l'hbreu sont faibles; cette

    accusation repose en effet uniquement sur certaines

    explications tymologiques, donnes parle philosophe

    alexandrin, et sur un motdu YviTQContre Flaccus^'o\\

    on a pu conclure que Philon savait par ou-dire que

    le terme syriaque Marin signifie roi '. Il nous parat

    prodigieux d'admettre que l'ducation d'un jeune Juif,

    appartenant une des meilleures familles d'Alexan-

    drie, ait exclu l'tude et la connaissance de l'hbreu ;

    il nous parat de la dernire invraisemblance que

    cette tude, et-elle t nglige d'abord par le jeune

    * Dict. des sciences philosophiques, tome V, article Philon.

    3 Liv. Cont. Flaccus.

  • 16 PHILON d'aLEXANDRIE ,

    homme, n'ait pas t entreprise plus tard par un esprit

    aussi curieux, aussi avide de s'instruire, aussi atta-

    ch la loi et aux traditions nationales. Les rabbins

    n'ont pas peu contribu discrditer la science et la

    valeur de Philon ; son gnie souple et lev rpugne

    certaines conceptions troites etroides du judasme ;l'illustre matre alexandrin n'a pas trouv de dtrac-

    teurs plus tenaces et plus convaincus que parmi ceux

    de sa race. Il est temps de revenir sur ces accusations

    passionnes.

    En^ lisant dans notre auteur l'loge de la pauvret,

    de la temprance, de la modestie, on serait tent de

    croire qu'il se livre un exercice de rhteur, qu'il

    vcut dans les douceurs que procure la richesse, qu'il

    aima le luxe et ambitionna les honneurs ; on songe Snque qui plaide pour les esclaves et n'affranchitpas les siens, qui mdit de l'or, sans vouloir en rpu-

    dier les commodits. Philon est convaincu ; il prati-qua ses thories, il fut vertueux dans sa vie comme

    dans ses crits ; il mprisa les splendeurs de la richesse

    pour les secrtes jouissances de l'tude ; laissant sonfrre les soins matriels et les plaisirs mondains, ils'abandonna son got pour la solitude et la mdita-tion.

    Il est peu probable qu'il ait mme accept defaire partie du snat des Juifs alexandrins institu parAuguste : car il ne parat point avoir t atteint par

  • SA VIE ET SES UVRES. 17

    les rigueurs de Flaccus * ; son silence toutefois peut

    avoir t inspir par un sentiment de modestie et d'ab-

    ngation dont il donna depuis de grandes preuves. La

    rputation philosophique de Philon le signalait l'at-

    tention et au respect de tous ; mais l'amour de la science

    et le dgot des honneurs, qui s'accusent chez lui

    avec tant d'nergie ', l'emportrent sans doute sur

    les instances de ses compatriotes ; il aima mieux se

    donner tout entier l'tude, non par gosme, mais

    avec la persuasion qu'il servait plus utilement son

    peuple, sa foi, son Dieu. En effet, l'heure du danger

    venue, il quitta ses livres et sa retraite pour le bruit

    du monde et les dangers de la lutte ; il porta dans cettelutte le courage et l'enthousiasme d'une grande me,

    les ressources et le dvouement qui convenaient unesprit lev et un noble cur.

    Eu attendant,, il s'entoura de calme, de simplicit,

    de cette mdiocrit plus prcieuse que l'or, parce

    qu'elle peut mieux que lui donner le bonheur. On ad-

    mirait sa modration au sein de l'opulence; on s'ton-

    nait mme qu'il st l'inspirer ceux de sa maison. Safemme , qui l'on demandait ' pourquoi elle ne

    portait pas de bijoux d'or, rpondit firement qu'elle ne

    * V. le livre Contre Flaccus.2 De congressu quserendae eruditionis grati. Ella Pr-

    face de Thomas Mangey.' Fragment d'Antonius la fin de l'dit. de Thomas Mangey.

  • 18 PHILON D ALEXANDRIE,

    voulait avoir d'autre ornement que la vertu de son mari

    .

    Nous devons un fragment d'Antonius ' de savoir

    que Philon se maria; mais nous ne possdons que ce

    renseignement, et nulle part il n'est fait mention des

    enfants qui purent provenir de ce mariage.

    Nous savons plus certainement que l'amour de l'-

    tude l'emporta en lui sur le souci des choses ext-

    rieures, qu'il couvrit d'un nouveau lustre l'cole

    juive d'Alexandrie, qu'il se montra le rival et le digne

    continuateur d'Aristobule. Il eut sur son devancier

    l'avantage d'une initiation plus complc'te la philo-

    sophie grecque et d'un style admirable. Philon porta

    dans la lutte engage dj avec l'hellnisme des ar-

    mes puissantes : une bonne foi incontestable, une ru-

    dition profonde, une largeur de vues inusite. Loin

    (le dcrier systmatiquement les adversaires du dogmemonothiste et des institutions judaques, il se plat,en avocat habile et convaincu, comme nous le ver-

    rons plus loin, leur reconnatre toutes sortes

    d'avantages, louer leur science, la perfection de

    leur art, leur emprunter mme certaines doctrines,pour leur porter des coups plus dcisifs. L'cole juive,

    en effet, dut garder cette poque l'attitude de dfen-sive et le caractre militant qu'elle avait depuis deux

    sicles en prsence du monde polythiste. Calomnis

    * V. le fragment prcit

  • SA VIE ET SES UVRES. |9par les Egyptiens, qui voyaient en eux des concur-

    rents redoutables pour le trafic, mpriss des Grecs

    qui les trouvaient misanthropes, farouches, hostiles leurs conceptions mythologiques, conspus par les Ro-

    mains qui leur reprochaient comme un signe d'im-

    puissance et de rprobation leur servitude * , les

    Juifs, pour obtenir et garder leur place au soleil de la

    civilisation, durent mettre en uvre l'habilet et la

    persvrance. Il leur fallut opposer aux calomnies

    une rsignation, une nergie extrordinaires , se faire

    petits d'abord pour se faire tolrer, pour prendre par-

    tout racine, et grandir l'ombre de leur discrte

    humilit.

    Lorsque' plus tard ces calomnies eurent pris de la

    consistance et se furent produites chez les crivains,

    le judasme avait enlac le monde grec d'un rseau auxfils multiplis et invisibles ; il avait en tous lieux des

    ramifications vigoureuses, des soutiens dvous, des

    proslytes ardents ; Alexandrie tait devenue le centre

    d'un mouvement philosophique considrable, qui

    mettait au service de la religion et des institutions du

    peuple hbreu la science grecque et ses formes admi-

    rables. Apion pouvait, dans ses crits historiques, re-

    cueillir toutes les rumeurs odieuses, tous les bruits

    ' Gentes ad servtutem natas. Nations nes pour la servi-tude ! s'crie Cicron, en parlant du Syrien et du Juif.

  • 20 PHrLON D ALEXANDRIE,

    mensongers qui pesaient sur les Juifs; ceux-ci

    avaient des avocats dont l'habilet et l'loquence al-

    laient, sinon gagner leur cause, du moins la plaider

    d'une manire si brillante, qu'Apion succomberait

    aux attaques de ses adversaires Isralites ; sa rputa-

    tion tait ternie de l'accusation de charlatanisme. Ti-

    bre l'appelait le Tambour du monde. Philon avait

    crit \Apologie des Juifs dans un livre qui ne nous

    est point parvenu.

    Alexandrie possdait cette poque une pliade

    d'illustres philosophes dont l'influence rayonna bien-

    tt, par leurs disciples, sur le monde entier. OutrePhilon, dont l'immense rudition, les talents et la

    vertu jetaient sur l'cole juive un vif clat,- il y avait

    Potamon ^, le fondateur de la secte des Eclectiques,

    Ammonius, le matre de Plutarque, Sotion, le matrede Snque. La cit d'Alexandre tait devenue le ren-

    dez-vous des doctrines comme des nations ; les ides

    et les hommes s'y heurtaient, pareils aux mtaux quibouillonnent avant de s'allier et de se foudre dans la

    fournaise. De cette grande buUition il ne sortit pas

    cependant de systme puissant et dfini; elle produisit

    des tendances multiples, vagues, accusant par leur

    incohrence la diversit de leur origine. Mais ce fut

    * Suidas.J Diog. Larce. Prface de la Vie des philoso-phes illustres.

  • ISA VIE ET SES UVRES. 24

    l une exprience profitable ; on et dit que l'huma-

    nit, se prparant l'enfantement du christianisme,

    s'occupait de convoquer toutes les traditions, tous les

    systmes, pour ne rien laisser de vrai et de beau en de-

    hors de la philosophie de la religion future. Les pre-

    miersdocteurs chrtiens, Clment, Origne, Pantnus,

    Hraclas, saintGrgoire le Thaumaturge, se rattachent

    sans dtour ces savants clectiques que nous venons

    de nommer. La philosophie que je suis, dit Cl-

    ment ' , n'est pas celle des Stociens ni des Platoni-

    ciens, ni des picuriens, ni des Pripatticiens ; elle

    se compose de tout ce que les sectes les plus diverses

    ont enseign de plus juste, de plus vrai, de plus beau ;

    elle est entirement clectique*.

    Si l'cole juive d'Alexandrie empruntait la philo-

    sophie grecque son langage et la plupart de ses lumi-

    neuses conceptions, elle ragissait son tour sur les

    coles grecques, qui prirent un caractre nouveau sous

    le ciel de l'antique Egypte et au contact des systmes

    mystiques et panthistes de l'Orient. La philosophie

    alexandrine eut des allures asctiques, qui, trois sicles

    plus tard, s'exagrrent avec Jamblique, Proclus,

    Porphyre et Plotin ; l'lment du surnaturalisme,

    qu'elle reut des doctrines des Juifs et des autres peu-

    * Stromates, liv. 11.

    f^^ Prf. deSigismond Gelenius. dition de Genve.

  • 22 iuiLON d'Alexandrie,

    pies de l'Orient, fut entre elle et le christianisme un

    point de ressemblance, et en quelque sorte le terrain

    neutre o s'engagea leur lutte.

    C'est Alexandrie, o il avait sjourn quelque

    temps avec sou pre alors prfet d'Egypte, sous le

    principat de Tibre, que Snque s'initia aux doc-

    trines des diverses coles qui y florissaient. Il reut

    les leons de Sotion. L'me ardente et tendre du jeuneRomain s'prit au contact de ces spculations brillan-tes, de ces aspirations vers l'infini et l'inelfable. Les

    termes dont il se sert dans la lettre o il fait brive-ment mention de cette partie de sa vie, nous permet-

    tent de croire qu'il cda aux sollicitations du prosly-

    tisme juif, s'abstint des viandes dfendues et observa

    les jeunes prescrits '. Mais sur les instances de sonpre, qui craignait pour la sant de son fils, qui redou-

    tait de heurter l'opinion, et ne voulait pas qu'on l'ac-

    cust Rome de souffrir dans sa maison de pareilles

    trangets et de tels carts, le futur philosophe revint

    un rgime plus fortifiant et d'autres murs. Cela

    n'empche pas qu'il dclare nettement les sympathie

    * Lettre 108. In Tiberii Ccsaris principalu juventaB teni-pus inciderat, alienaque tum sacra inovebanlur; sed intorargumenta supcrstilionis aniraalium quorumdaiu abstinentiaponebatur. Paire itaque meo rogantc,, qui calumniam titnebat,non philosophiam odcrat, ad pristinam consuetudinem redii,nec difficuller mihi, ut inciperem nielius cnare, persuasit.

  • ^A Mh ET SES UVRES. 23

    secrtes de son pre et probablement les siennes pour

    la philosophie juive. Il est vraisemblable que Snque

    connut Phiion en mme temps que Sotion ; c'est l'impression profonde que firent sur le jeune hommeces deux grands esprits que nous attribuons la teinte

    prononce de surnaturalisme mystique rpandue dans

    les crits du philosophe romain. Cette explication,

    qui repose sur des donnes historiques certaines, nous

    semble prfrable celle qui, sans tmoignage, ima-

    gine entre Snque et les aptres du christianisme

    naissant des rapports peu probables , en tout cas non

    dmontrs.

    Comme la lettre de Snque nous l'apprend, lesJuifs, malgr leurs efforts, en dpit de l'illustration

    qu'ils obtenaient dans les lettres et la philosophie,

    taient rests sous le coup de la rprobation gn-

    rale ; les esprits levs qu'attiraient la grandeur de leur

    dogme monothiste et la beaut de leur morale n'o-

    saient pas toujours braver le ridicule et l'odieux qui

    s'attachaient la pratique du judasme.

    Nulle part les Juifs n'taient plus dtests qu'

    Alexandrie, o le souvenir de l'oppression politique

    exerce sous les Ptolmes, joint la jalousie cause

    par la protection des deux premiers Csars, ravivait

    l'ancienne haine de l'Egypte contre la Jude. La fai-

    blesse d'un gouverneur fournit aux Alexandrins l'oc-

    casion d'exercer contre les Juifs toutes sortes de vexa-

  • 24 . PHiLON d'alexandkie,

    lions. La plbe oisive et turbulente de cette grande

    ville, obissant une rancune sculaire, assure de

    l'impunit, excite eu secret par le prsident, qui

    reportait sur les Juifs l'inimiti qu'il avait voue au

    roi de Jude, Agrippa, se jeta sur les proseuques et yrigea des statues l'empereur*. Des rixes san-

    glantes s'engagrent dans les rues ; les Juifs furent

    gorgs, brls vifs, pills, enfin assigs dans un

    de leurs quartiers oii l'entassement et la famine en

    firent prir un grand nombre. Les membres de leur

    snat furent flagells avec ignominie en pleine place

    publique. En prsence de passions ainsi dbordes,

    tout effort, toute rsistance n'eussent fait qu'aggra-

    ver cette situation dj si terrible. Les Juifs atten-

    dirent patiemment qu'un nouveau prsident vnt

    remplacer Flaccus, et, les tentatives de profanation

    contre les proseuques ayant t renouveles, deman-

    drent porter leur cause au tribunal de Csar. C'-

    tait vers la fin de l'an 39. On convint de part et d'autred'envoyer une dputation de cinq membres.

    Philon tait alors parvenu la vieillesse ; la gloire

    qu'il s'tait acquise dans les lettres, la vertu qui avait

    constamment honor ses murs, sa douceur, sa mo-

    destie, l'estime de tous, le dsignaient au choix dps

    Juifs alexandrins. Leur suffrage le mit au-dessus de

    C'tait en 38.

    I

  • SA VIE ET SES UVRES. 25

    l'alabarque son frre , et fit du philosophe le chef dela lgation *. Cet honneur plut Philon parce qu'il

    tait prilleux; il avait jusque-l refus les distinc-tions o il ne voyait qu'une pture pour la vanit, un

    trouble pour ses chres tudes ; mais il s'agissait de

    dfendre la plus belle et la plus noble des causes,

    celle de Dieu, celle de ses frres menacs dans leurvie, leurs droits, leurs biens, leurs sentiments les

    plus sacrs : notre philosophe sortit de la retraite

    pour affronter les temptes de la mer et la fureur de

    Csar*.

    Aprs un jene solennel' les dputs juifs mirent la voile probablement vers le mois de janvier deTan 40. Caius tait alors dans les Gaules; il venait

    de terminer les folles expditions de Germanie et del'Ocan ; tout l'Empire retentissait des chants d'all-

    gresse et des vux que provoquaient les prtendues

    victoires de l'empereur dont on annonait le prochain

    retour. Caius se ft attendre jusque vers la fin dumois d'aot \Cependant les Juifs avaient trouv Rome, parmi

    leurs frres, une hospitalit empresse et tous les

    gards que m'ritaient les gnreux dfenseurs de la

    * Josphe, ^nt. Jud., liv. XVIII, c. x.- Lgat, Caus.' R. Azarias.

    * Sutone, f^ie de Caus, ch. XLIX.

  • 26 pjiiLON d'alexandki,

    nation et le philosophe qui illustrait le judasme. Lesloisirs de l'attente ne furent pas perdus pour Philon :

    il y avait en lui l'enthousiasme et l'ardeur d'un ap-

    tre; il employait sans doute les jours de sabbat, dans

    les synagogues, exhorter ses frres persvrer

    dans les voies du vrai Dieu ; son me, comme celle de

    Paul Athnes , souleve par l'indignation que fai-

    saient natre en lui le spectacle du vice et les pom-

    pes de l'idoltrie, trouvait des accents sublimes pour

    fltrir le culte des idoles et exalter la puret et la

    beaut du mosasme. Nous n'accusons pas toutefois

    le philosophe d'avoir port au polythisme la haine

    aveugle qui parut plus tard chez quelques apolo-

    gistes chrtiens ; Philon , comme on le verra par la

    lecture de la Lgation , trouvait dans le polythisme

    des personnifications grossires de certaines vertus,

    des images affaiblies de certains attributs divins, qui

    impliquaient de Dieu une conception bien infrieure

    au dogme du judasme. Au reste le culte des demi-dieux lui paraissait une dette de reconnaissance que

    les hommes payaient d'une manire superstitieuse aux.hros et aux gnies des sicles passs.

    La juiverie de Rome tait dans une" situation toutautre que celle d'Alexandrie ; dans cette dernire ville

    les Juifs taient nombreux, riches, organiss; ils

    formaient les deux cinquimes de la population;

    leurs privilges politiques, le libre exercice de leur

  • SA VIE ET SES UVRES. 27

    culte taient tablis depuis des sicles; ils pouvaient

    parler haut, au besoin rsister. A Rome, au con-traire, ils n'existaient que par une sorte de tolrance

    des Csars ; ils avaient t, aprs un scandale dont on

    lira plus, loin le rcit*, chasss de la ville par un

    snatus-consulte que l'indignation publique provoqua

    et que Sjan excuta avec toutes sortes de rigueurs.*Sjan tomb , ils afflurent de nouveau dans la capi-tale; Tibre suspendit les vexations dont ils taient

    l'objet, et Caus, au dbut de son principat, les favo-

    risa indirectement en autorisant les confrries [soda-

    litia) ' ; la loi, en effet, comprenait l'exercice du

    culte juif sou ce terme gnral. Bien que l'empe-

    reur fut hostile aux Isralites, bien que sa haine

    donnt un libre cours aux entreprises des Alexandrins

    contre eux, ils restaient en repos Rome autant cause de la bonne police qui y rgnait, qu' cause de

    leur discrtion et de leur humilit; les proseuques

    n'attiraient pas l, comme Alexandrie, les regards

    par leur magnificence et l'affluence du peuple qui

    les frquentait; leur profanation et t un fait de vio-

    lence sans porte, car il n'aurait soulev de la part des

    Juifs ni lutte ni rclamation.

    Cependant la nouvelle du retour prochain de Caus

    < Dans l'Introduction aux crits historiques.

    2 Dion Cassius, liv. LV.

  • 28 PHILON d'ALEXANDRIE,

    s'tait rpandue ; la terreur le prcdait ; il revenait

    prt tout massacrer, furieux surtout contre le snat.

    Les Juifs de Rome avaient tout redouter de la

    colre de l'empereur ; il voulait exterminer la Jude

    et placer sa statue dans le sanctuaire du temple de

    Jrusalem. Au sein de la dsolation et de l'pouvante

    jie ses frres, Philon fit entendre des paroles lo-

    quentes : Dieu veillait sur ses fils ; n'avait-il pas

    puni l'ancien gouverneur d'Alexandrie , Flaccus, le

    bourreau de la nation?Son bras vengeur allait se lever

    sur le monstre qui osait prtendre la divinit. Il

    fallait attendre, se rsigner, esprer; peut-tre Jho-

    vah amollirait le cur de Caus. Combien de fois sa

    toute-puissante protection avait-elle sauv Isral au

    moment o tout espoir semblait perdu ! D'ailleurs

    l'appui du roi Agrippa ne manquerait pas ses frres;

    on comptait intresser la cause du peuple perscut

    bon nombre de citoyens influents qui avaient avec

    la famille de l'alabarque des liens d'affection et

    d'hospitalit.

    Caus revint et montra aux Juifs un visage bien-

    veillant, soit qu'il craignt un soulvement en Jude,

    soit qu'il voult s'amuser de leur esprance ; il leur

    fit mme promettre un tour de faveur pour l'audiencequ'ils sollicitaient. Philon, accoutum relever le cou-rage des siens dans les instants de consternation et

    d'angoisse, fut le seul que ces bonnes disposition-

  • SA VIE ET SES UVRES. 29

    apparentes ne tromprent point. Il s'aperut que l'em-

    pereur tait entour de gens gagns la cause de

    leurs ennemis : Hlicon, le chambellan, Appelle d'As-

    calon le comdien favori de Calus, refusrent d'cou-

    ter les propositions des Juifs.

    L l'ut rsolu que les dlais fournis par Tafiluence

    des ambassades seraient employs rdiger une sorte

    de mmoire justificatif, qui renseignerait l'empereursur les dsordres d'Alexandrie , les droits des Juifs

    ,

    leur modration, leur patience, la haine et la cruaut

    de la plbe gyptienne. Ce mmoire fut remis sansdoute par le roi Agrippa avec des paroles favorables.

    Les vnements de Jude \inrent soudain touffer

    en Caus tout sentiment d'quit, tout dsir de bien-

    veillance, ou peut-tre toute proccupation de feinte;

    les Juifs furent appels. Ils savaient l'exaspration de

    l'empereur et crurent leur dernier jour arriv. Ilstaient sous l'empire d'un enthousiasme intrieur

    produit par l'hroque Philon, qui leur montrait dans

    la mort un glorieux martyre : Mourons, s'tait cri

    le sublime vieillard; c'est vivre que de mourir no-

    blement pour les lois de son pays*. Nanmoins,

    la rflexion, cette premire effervescence s'tait cal-

    me ; le chef de la dputation avait ajout qu'unemort inutile tait presque une dsertion; qu'il fallait

    ' Lgat, Caus.

  • 30 PHiLON d'alexandrie,

    -vivre pour combattre, pour sauver ce peuple infortun,

    dont le? destines taient entre leurs mains. Ils abor-

    drent Gaus le sourire aux lvres, et, comme les gla-

    diateurs dans l'arne, en l'honorant des noms d'Em-

    pereur et d'Auguste, en se prosternant humblement

    ses pieds, ils purent rpter tout bas : Csar, ceux

    qui vont mourir te saluent, Csar, morituri te salu-

    tant!...

    Ils sortirent de cette premire audience bafous,

    consterns, pliant sous le poids de l'angoisse et respi-

    rant peine.

    Une seconde audience leur fut accorde ; Gains,

    suivant son habitude, trouvait que le supplice inflig

    n'avait de charme qu'autant qu'on le prolongeait

    pour en savourer les jouissances. Apion parla long-

    temps et avec animosit contre les Juifs*. Philon

    ouvrait la bouche pour lui rpondre, quand le jugedclara la cause entendue, fit taire le philosophe et

    chassa les Juifs de sa prsence. Ordre fut donn de

    saisir l'alabarque et de le jeter en prison. Oblig de

    quitter prcipitamment la ville, Philon laissa ses

    frres cette belle parole, pleine de foi, d'esprance et

    de fire menace : Caus a mis Dieu contre lui.

    Quelques jours aprs' le poignard de Chras ven-geait la justice et l'humanit outrages.

    * Josphe, nt. Jud., li?. XVIII, c. x.* 24 janvier 4i.

  • SA VIE ET SES UVRES. 31

    De retour Alexandrie, Philon y fut tmoin desreprsailles sanglantes que les Juifs exercrent l'a-

    vnement de Claude; nous voulons croire, pourl'honneur du philosophe, qu'il les dplora, mais nous

    n'osons affirmer qu'il ne les proclama point un ch-

    liment mrit du ciel, un tmoignage irrcusable de

    la protection dont le Trs-Haut couvrait Isral.

    Ce fut peut-tre cette poque o le judasme,grce aux dits favorables de Claude, triomphait dans

    tout l'empire, que Philon conut la pense d'une plus

    noble vengeance : il voulut dnoncer la postrit

    les crimes et l'infamie de Caus, clbrer le cou-

    rage et les vertus que les Juifs avaient dploys dans

    les perscutions qui depuis vingt ans les assaillaient.

    Dans des pages loquentes, perdues malheureu-

    sement en grande partie, il retraa les souffrances

    des Juifs sous Sjan *. Il crivit contre Flaccusun livre oi il montre, dans le chtiment du gou-

    verneur dchu, le doigt de la Providence divine qui

    veille aux destines du peuple juif; il raconta l'am-

    bassade Caus, et reproduisit non-seulement la

    dfense dont on s'tait servi devant l'empereur',

    joaais encore il rdigea , dans un but plus gnral,

    XApologie du Judasme '.

    ' Livre perdu et dont nous n'avons plus mme le titre.2 Palinodie Caus. Livre perdu.* Livre perdu ; un fragment curieux sur les Epsniens

  • 32 PHILON d'ALEXANDRIE,

    Eusbe * rapporte que Philon revint Rome

    sous Claude, dans une extrme vieillesse, et lut en

    plein snat, aux applaudissements des auditeurs, la

    Lgation Caus. Nous examinerons ailleurs avec

    soin ' cette assertion, que nous nous bornerons ici

    dclarer suspecte et improbable, et que le savant

    Mangey, se refusant honorer du nom de tradition,

    appelle fama mendax, rumeur mensongre '.

    A vrai dire, nous n'avons sur Philon, partir desvnements qui concernent l'ambassade et se placent

    vers la fin de Tan 40, aucun renseignement authen-

    tique. Il ne parat un instant nos regards que pour

    disparatre presque aussitt et rentrer dans la retraite

    au sein de laquelle il avait vcu ; sa longue carrire

    demeure voile aux regards curieux du biographe,

    rduit, comme on le voit, aux inductions et aux t-

    moignages extrieurs. Au reste faut-il srieusement

    regretter le mystre qui plane sur la vie de notre

    philosophe? N'est- il pas tout entier dans son uvre si

    magistrale, si imposante, et ne nous suffit-il pas pour

    sa gloire de savoir qu'il conforma ses actes ses doc-

    trines, qu'il pratiqua l'humilit et le renoncement

    nous en a t conserv par Eusbe [Prparation vangli-que, viii).-

    < Hist. ecclsiastique, liv. ii.

    2 Introduction aux crits historiques. Introduction h la

    rie contemplative, tome II.* V. Prface de son dition de Philon.

  • SA VIE ET SES UVRES. 33

    aux vanits du monde; qu'il n'abandonna enfin

    sa vie cache et modeste qu' l'heure du danger

    et quand il fallut dfendre au tribunal de Csar le

    Judasme qu'il avait jusqu'alors justifi devant la

    philosophie ?

    S'il nous tait permis de former une conjecture sur

    les dernires annes de Philon, loin de le faire voya-

    ger presque centenaire, comme Eusbe, loin de lui

    faire donner un dmenti toute une vie de retraite

    et de modestie , en le montrant avide d'applaudisse-

    ments comme un histrion, il nous plairait de le voir

    doucement s'teindre dans le calme du clotre et le

    silence de la mditation. Non loin d'Alexandrie, pro-

    bablement l'endroit que les solitaires chrtiens ha-

    bitrent plus tard, et qui est connu sous le nom de

    mont de Nltrie \ florissait alors un tablissementmonastique dont Philon nous a rvl la discipline,

    la doctrine et les rites dans le livre curieux intitul

    la Vie contemplative. La parfaite connaissance

    que le philosophe montre de la. rgle des thra-

    peutes^ l'loge loquent qu'il fait de leurs macra-

    tions, de leurs saintes murs, de leur isolement

    ,

    l'enthousiasme qu'il tmoigne pour les enivrements

    de la contemplation, nous portent croire que le

    * V. le livre de la Vie contemplative du Pre Bernard de

    Montfaucon. Paris, 1709.

  • 34 PHILON D ALEXANDRIE,

    livre dont nous parlons a t crit aprs un sjour

    parmi les moines juifs d'Egypte ; ce serait une des

    dernires compositions de Philon ; c'est certainement

    celle oii il clbre en termes les plus brlants l'asc-

    tisme et l'extase.

    L, sous un ciel bni, au sein d'une nature riante,

    sur les bords d'un lac aux brises embaumes, auxperspectives grandioses, s'ouvrant sur l'horizon bleu

    de la Mditerrane \ Philon termina peut-tre salongue et belle carrire, tout entier aux grandes pen-

    ses que le fracas du monde avait parfois interrom-pues. Il mourut l'il tourn vers les splendeurs c-

    lestes, se dtachant de la terre avant de l'avoir quitte,

    dans la joie que lui causaient les rcents triomphes

    du Judasme, avec la conscience d'avoir pass en fai-sant le bien. C'est ainsi qu'il nous apparat portant

    au front la triple aurole de la philosophie, de lavieillesse et de la vertu.

    Quand on se place de haut pour juger l'ensembledes travaux de Philon, on y aperoit deux faces quinous le prsentent tour tour comme dogmatiste etcomme polmiste. Le dogmatiste est large et pro-fond, ses allures sont graves, ses vues leves ; le po-lmiste n'a pas autant d'autorit; on le sent pas-

    ' Ce sont les termes de la description de Philon [Fie con-templative)

    .

  • SA VIE ET SES UVRES. 35

    sioiin, on le suit avec inquitude, on rsiste son

    loquence parce qu'on craint ses exagrations, et

    bien qu'on soit convaincu de sa sincrit.

    II y a peu de traits dans lesquels ces deux ca-

    ractres du gnie de Philon ne soient confondus;

    aussi le rle du critique est-il capital dans une tudecomme la ntre ; le philosophe est presque toujoursavocat, mais l'avocat n'oublie jamais qu'il est philo-sophe.

    On a prtendu que Philon a t converti au chris-tianisme naissant. Nous n'en savons absolument rien :

    Ici fable d'Eusbe sur ce point n'a pas le moin-

    dre trait de vraisemblance. Ce que nous savons d'une

    manire certaine, c'est qu'il ne fait dans ses crits

    nulle mention des vnements qui concernent Jsus,

    que nulle part il n'a annonc l'arrive du Messie, niidentifi, selon la doctrine chrtienne, le Verbe et le

    Messie. Ainsi l'uvre de Philon, seule chose sur la-

    quelle doivent reposer nos apprciations et nos juge-ments, n'offre aucune trace directe ou indirecte de

    christianisme. L'tude de la chronologie nous con-

    duit aussi des doutes invincibles sr la possibilit

    ou la probabilit de cette conversion. Nous le d-

    montrerons dans l'introduction au trait de la Vie

    contemplative.

    On a dit encore qu'il tait Juif schismatique, ap-partenant la synagogue non orthodoxe d'Alexan-

  • 36 pniLON d'alexandrie ,

    drie : nous rejetons cette opinion qui nous parat

    contraire de nombreux passages o Philon tmoigne

    de son attachement la tradition, de son respect

    pour Jrusalem, la ville sainte, le lieu de prdilection

    du Trs-Haut '.

    Quelques-uns ont \oulu faire du philosophe un

    essnien ou un thrapeute : il est certain qu'il

    manifesta pour les doctrines et le genre de vie

    des Essniens et des Thrapeutes l'admiration la

    plus grande ; mais si rien ne s'oppose conjecturer

    qu'il termina ses jours parmi les solitaires du lac

    Maria, le rle qu'il joua, lors de l'ambassade Caus,

    et les quelques renseignements qui nous sont parve-

    nus sur la priode antrieure de sa vie, ne nous per-

    mettent point de voir en lui un sectateur des moines

    juifs de Jude ni d'Egypte.

    Philon n'tait pas sadducen ; sa doctrine sur los

    mes en fait foi ; il appartenait donc la secte des

    pharisiens ; et en effet il expose la thorie de la grce

    en termes tels qu'on croirait lire saint Paul. Tout

    vient de Dieu, tout retourne Dieu : c'est la thse

    qu'il dveloppe dans les i4//e/o/'2es des lois^ sans nan-

    moins perdre de vue qu'il faut, en face de l'in-fluence souveraine, poser nettement et affirmer la li-

    bert de l'homme. Ce n*tait pas d'ailleui-s' un phari-

    ' Lgat, Caus.

  • SA VIE ET SES UVRES. 37

    sien ordinaire ; notre philosophe avait trop de lumires

    pour se renfermer dans le cercle troit que la dvotion

    traait autour du pharisien ; eu le rattachant celte

    secte, qui se montra souvent d'une roideur fanatique,

    nous avons voulu seulement signaler quelques points

    de sa doctrine et affirmer, ce que l'on a parfois con-

    test, l'orthodoxie de Philon au point de vue du Ju-

    dasme et son attachement toutes les traditions de

    son peuple.

    On a dit qu'il tait platonicien, et grce au dicton

    qui passa en proverbe, ou bien Platon philoiiise^ ou

    bien Philon plalojiise^ on en est venu croire que

    l'auteur juif est un disciple qui copie servilement les

    ides et le langage du matre. Il est propos de s'ex-

    pliquer sur ce point et de dissiper un prjug. Philonest platonicien, si l'on entend par l qu'il adopte une

    partie des doctrines de l'Acadmie. En effet il dfinit

    la vertu ' comme Platon : C'est la route de la per-

    fection, c'est l'effort qui nous rapproche de Dieu.

    La vertu suffit au bonheur, ajoute le philosophe grec;

    Philon le rpte aprs lui *. Philon professe l'o-

    pinion expose dans le Time, que ce monde a tform par des puissances infrieures sur les modles

    d'ides invisibles, qui sont les types et les archtypes

    ' Cration du mondei-^ Migration d'Abraham, Touthomme de bien est libre.

    2 Sur Abraham.

  • 38 PHILON D'ALEXANDRIE,

    des choses visibles; il croit la prexistence des

    mes; il trouve dans l'me .trois parties; il compte

    quatre vertus cardinales ; le monde est un tre ani-

    m, les toiles sont des tres vivants. Ce sont l des

    doctrines purement grecques, trangres aux livres

    de Mose, et si Philon n'en avait que de telles, on

    pourrait le dclarer copiste timide de Platon.

    Il n'en est pas ainsi : cet assentiment donn des

    thories de l'Acadmie n'exclut pas en Philon la li-

    bert des apprciations et le got des autres philoso-

    phies : s'il fut platonicien, on peut dire qu'il fut au

    mme titre pythagoricien, stocien, pripatticien

    ;

    les anciens lui donnent parfois le titre de disciple de

    Pythagore*; la doctrine empreinte d'asctisme de

    ce philosophe allait bien au gnie et l'ducation de

    l'illustre Juif; il la proclame* lui-mme sainte et

    vnrable; il clbre avec enthousiasme les louanges

    de l'unit et la vertu des nombres \ On trouvera

    dans le livre sur la Cration du monde un curieux

    passage o il est trait des proprits et des diffrentes

    combinaisons du nombre sept : c'est un vritable

    fragment de Philolas ou de Pythagore.

    Philon , sur certaines questions , suit Aristote ;

    quand il s'agit de morale, il est franchement stocien :

    < Clment d'Alex., Siromat., liv. l.^ Tout homme de bien est libre." Cration du monde.

    1

  • SA VIE El SES UVRES. 39

    ce L'homme vertueux est prince et roi quand mmeon le rduirait a la misre. Rien n'est bon que ce quiest honnte. Seul le sage peut se vanter d'tre libre.

    Deux maximes stociennes avaient fourni au philoso-

    phe alexandrin la matire de deux traits, dont un

    seul nous a t conserv ' ; on croirait, en le lisant,

    tenir un livre de Snque ou plutt des pages perdues

    de Zenon. Philon n'est donc exclusivement ni plato-

    nicien, ni stocien , ni pythagoricien , ni pripatti-

    cien, et toutefois il est cela tour tour, mais dans une

    certaine mesure. Nous conclurions qu'il se rattache

    la secte des clectiques, dont Potamon, son compa-

    triote, fut le chef, si toute sa philosophie n'tait domi-

    ne par une proccupation plus forte, plus inces-

    sante, plus efficace que le souci de l'clectisme : celle

    d'accorder ses doctrines, d'o qu'elles viennent, avec

    les livres de Mose et les traditions hbraques. Philon

    ne s'carte des critures que l oh elles l'abandon-

    nent ; il n'est donc pas clectique dans le sens rigou-

    reux du mot. Sur le terrain de la philosophie grecque

    il ne subit, il est vrai, nulle servitude, n'accepte au-

    cune doctrine compltement, n'en repousse aucune

    d'une manire absolue ; mais cette mthode , loin

    d'tre son but, lui sert de moyen; il veut mettre la

    ' Les titres des deux traits taient : Tout mchant estesclave, Tout homme de bien est libre. Le premier traitest perdu.

  • 40 PHiLON d'alexandrie ,

    science grecque au service de la thologie juive, et

    appliquer tout ce que les philosophes ont formul de

    beau, de juste et de vrai, l'interprtation des livres

    saints ', dans lesquels il voit l'expression la plus pure

    de la science et de la morale.

    Il y a dans l'tude de Philon une question capitale,

    celle, qui concerne la thorie du Verbe ou Logos.

    Nous ne voulons que l'efileurer ici ; elle appartient

    l'tude philosophique et historique qui terminera

    notre publication. Entre Dieu et l'univers qu'il a cr

    Philon place un tre intellectuel, c'est le Logos. Ce

    terme, en grec, ne signifie pas seulement Parole ou

    Verbe^ mais Intelligence et Raison. Cet tre est la

    premire et la plus haute manifestation de la puis-

    sance suprme ; c'est par le Logos que Dieu a cr le

    monde, car il est la plus universelle des ides, il est

    l'archtype primordial, source des types spciaux et

    des ides particulires qui ont servi de modles aux

    tres sensibles. De l les expressions figures qui dans

    notre philosophe dsignent le Verbe : c'est le fils pre-

    mier-n de Dieiij car il a prcd toute crature, c'esl

    rimage et le reflet de l'tre suprme, c'est Dieu U

    second, c'est le crateur de l'univers^ c'est le premiei

    et le plus puissant dans la hirarchie des tres qui en-

    i' V. la dissertation de Fabricius : De platonUmo P/iilonis

    in-4". Leipzig, 1693.

  • SA VIE ET SES UVRES. 41

    vironneiit le Tout-Puissant, c'est l'ang-e par excellence

    ou Archange *. Suivant cette doctrine, Dieu, retir

    au sein des profondeurs insondables de l'infini, de-

    meure dans un repos absolu ; le Verbe exprime son

    action ; c'est le rapport qui l'unit la crature : tel

    est le sens profond et rigoureux du terme Logos et de

    la conception qu'il renferme.

    Cette phrasologie nous est parfaitement connue

    par le quatrime vangile, postrieur de plus d'un

    demi-sicle aux crits de Phiion. Au commencement,dit cet vangile, le Logos existait; le Logos existait

    en Dieu; et le Logos tait Dieu. Tout a t fait par

    le Logos ; rien de ce qui existe n'a t fait en dehors

    de lui. En lui tait la vie et la vie tait la lumire des

    hommes.

    Suivant Phiion, le Verbe ou Logos a tous les attri-

    buts de la divinit ; il a Y Omniscience, il a la Toute-

    Puissance^ il a la Perfection. Bien qu'il soit l'Ide des

    ides, la forme universelle, il n'en existe pas moins

    comme tre distinct et agissant. C'est une personne.

    De mme qu'il est, dans le grand Tout, le rapport quiunit Dieu l'univers, il est aussi le lien entre Dieu et

    l'humanit. Ce caractre du Logos est un des plus re-

    Le mot Aoifc, dont le sens est, comme nous l'avons vu,parole et raison, dsigne, par extension, tout tre intellectuel

    ;

    aussi Phiion appelle-t-il les anges de Dieu des Ao'-voi. Chez certainshrtiques trs-anciens ce mot dsigne des substances clestes.

  • 42 PHILON D'ALEXANDRIE,

    marquables et mrite la plus srieuse attention. Il faut

    surtout noter les passages o Philon dveloppe ces at-

    tributs du Verbe et le proclame le Souveraiii-Pon-

    tife, le Lgat du Trs-Haul, le Mdiateur^ et o il

    dfinit son rle en termes exprs : C'est le mdia-

    teur suppliant de l'tre prissable qui aspire des

    destines immortelles; c'est l'intermdiaire entre l'tre

    suprme et ses sujets; iln'estpas, comme Dieu, sans

    principe; il n'a pas, comme nous, de gnration '.

    En transportant au Messie cette thorie parfaitement

    nette du Verbe, en identifiant le Messie Jsus, on

    faisait du fils de Marie le souverain pontife, le mdia-

    teur de l'humanit ; en dveloppant cette doctrine et

    en l'appliquant la vie humble, la mort et aux

    souffrances du prophte galilen , on le dclarait,

    comme il arriva, l'holocauste, la victime expiatoire

    qui rhabilitait la race humaine dchue.

    Il faut le reconnatre, avec le savant Mangey * ot

    la plupart de ceux qui ont tudi les uvres de Phi-

    lon, la thorie du Verbe que nous trouvons dans

    le philosophe alexandrin est bien celle du quatrime

    vangile et de l'orthodoxie chrtienne. L'exposition

    de saint Jean est plus simple et plus brve, comme

    il convient un crit destin au vulgaire; le systme

    ' Quel est l'hritier des choses clestes?2 V. sa belle prface des uvres de Philon.

    \

  • Sa VIE ET SES UVRES. 43

    de Philon est savamment dvelopp et recouvert du

    voile.de rallgorie: c'est la seule diffrence que nous

    ayons constate entre l'vangliste et le philosophe.

    C'est par le Logos que Dieu, depuis la cration, se

    manifeste dans le monde, intervient dans la nature et

    se produit dans l'humanit. C'est le Logos qui appa-

    rat aux mes pieuses, aux saints personnages; il tait

    dans le buisson ardent d'o partit la voix qui ordonna

    Mose d'aller dlivrer ses frres opprims, dans la

    vision qui promit Abraham une postrit innom-brable, dans le songe mystrieux de Jacob. Bientt

    4es docteurs chrtiens dvelopperont cette ide et

    nous montreront chaque pas dans l'histoire du

    peuple juif la figure du Christ promis.

    O Philon a-t-il pris cette doctrine du Verbe? Pro-blme important, mais que nous rservons. Il noussuffira ici de le poser et d'y rpondre par quelques

    indications provisoires et sommaires. Cette doctrine

    ne nous parat pas, comme on l'a dit, procder de

    Platon ; elle se retrouve, soit en germe, soit en dve-

    loppement, dans des auteurs juifs auxquels le philoso-

    phe grec eut t odieux, s'il fl^ leur avait t tranger.

    Elle existe en effet dans les Targums*, notamment

    dans celui d'Onkelos , contemporain de Philon. On-

    kelos appelle Memra ce que le Platon juif nomme

    ' Les Targums sont des traductions en langue vulgaire(syriaque) des livres saints.

  • 44 PHiLON d'alexandrie,

    Logos; le Memra est mdiateur entre l'humanit et

    Dieu, c'est le fils et l'image de Dieu; il a enfin tous les

    caractres principaux du Verbe \ Il est vrai que le

    Verbe de Philon touche par certains cts la thorie

    platonicienne des Ides, cause du rle d'archtype

    qu'on lui fait jouer dans la cration ; mais"" n'est-ce pas

    l un accident dans l'ensemble de la doctrine, produit

    chez notre auteur par la tendance bien naturelle qui

    pousse l'esprit humain relier ensemble, quelle que

    soit leur diversit, les conceptions qu'il a adoptes ?

    Oq pourrait soutenir avec plus d'avantage, peut-

    tre, que la doctrine hbraque du Verbe est la source*

    de la thorie grecque des Ides *. C'est un jeu d'-rudition auquel nous croyons inutile de nous livrer,

    autant pour mnager l'intrt du lecteur que pour nepas nous garer dans les nuages de l'hypothse. Ce

    * V. Etienne Rittangel, son commentaire et sa traduction

    du Sejiher ietzirah] Ch. Allix, dans son trait : JudiciaEcclesix Judac contra Vnitarios ; V. La Kabbale, parM. Francis. Paris, 1843, p. 67, 68, 69, 70. M. Franck, aprsavoir constat dans la paraphrase d'Onkelos le rle de la Parole

    divine ou Verbe, dfinit la science Kabbalisle, laquelle il fait

    honneur de cette conception, une science mystrieuse, dis-

    tincte de la Mischna, du Talmud, des livres saints, mystique,enfante par le besoin d'indpendance et de philosophie,et qui se rpandit chez les Juifs avant la fin du premiersicle de l're chrtienne. (Th. Mangey, Prface des (t.urr.de Philon.)

    * V. Th. Mangey, ibid.

  • SA VIE ET SES UVRES. 45

    qui nous parat le plus vraisemblable et le plus srieux,

    c'est que Philon a pris les lments de cette doctrine,

    qui se soude du reste aisment celle des Ides,

    dans des traditions d'cole et dans les crits de ses

    prdcesseurs. De ces prdcesseurs qui ont certaine-

    ment exist, puisque notre auteur y fait allusion,

    nous n'en connaissons qu'un et seulement de nom,

    Aristobule *.

    Nous tudierons ailleurs les sources et les pro-

    grs de cette doctrine chez les Hbreux ; nous signa-lerons plusieurs passages de leurs livres sacrs '

    o elle se produit d'une manire de plus en plusnette ; nous verrons enfin qu'elle est probablement

    ne au contact des conceptions cosmogoniques de

    la Perse et offre plus d'un rapport avec le mdia-

    teur dmiurge, Miihra^ dont plus tard le culte '

    rivalisa avec celui du Christ. Ainsi les premiers doc-

    ' Deux cents ans avant Philon, Aristobule crivait, dans unpassage qu'Eusbe nous a conserv {Prpart, vangliq., 1, 4),que \ Sagesse, identifie plus tard au Logos, est antrieure aumonde, et faisait remonter cette doctrine jusqu'au roi Salomon :Sa.oattv,ttTTiv (2c

  • 46 PHILON ^'ALEXANDRIE ,

    teurs chrtiens et Philon ont puis une source com-

    mune et qui ne pouvait exister que dans le judasme;

    c'est un fait certain qui ressort des considrations que

    nous venons d'indiquer rapidement et de la parfaite

    concordance entre les thories du christianisme et

    celles du philosophe alexandrin.

    La conception divine chez Philon se produit tou-

    jours avec une richesse d'expression tout orientale,

    mais n'est pas exempte de certaines contradictions.

    Tantt Dieu est reprsent comme la raison des

    choses, comme la cause active et efficiente de l'uni-

    vers, comme l'idal de l'humanit. Alors il runit

    toutes les facults de l'me humaine leve jusqu' laperfection : la libert, la science, la bont, la paix, le

    bonheur... Dieu, c'est le principe intelligent et l'ar-

    chitecte du monde; alors le Verbe est la pense di-

    vine,sige de toutes les ides, l'imitation desquel-

    les ont t forms les tres. Tantt on le montre au-

    dessus de la perfection mme et de tous les attributspossibles : ni la vertu, ni la science, ni le beau, ni

    le bien, ni mme l'unit, ne sauraient nous en donnerune ide ; tout ce que nous pouvons dire de lui, c'est

    qu'il est; il est pour nous l'tre sans nom, l'tre inef-

    fable... C'est la raison qui abdique devant une fa-

    cult prtendue suprieure, la philosophie qui se retiredevant' le mysticisme ' .

    M. Franck. Article Philon {Die t. des se. phil., tome V).

  • SA VIE ET SES UVRES. 47

    On ne. peut contester que Philon oscille entre deuxsystmes, dont l'un est inspir de Platon et de la phi-

    losophie grecque, l'autre du mysticisme panthiste derOrient. S'il a, en plus d'un passage, proclam Dieu

    comme une intelligence, comme un tre moral, dis-

    tinct de l'univers qu'il a cr, il n'a pas craint cepen-

    dant d'crire la formule la plus absolue du panthis-

    me : Dieu est Un, Dieu est Tout : et; xal to icav

    OUTO effTiv

    . Une ide apparat toutefois dominante dans son

    esprit ; elle consiste nous reprsenter l'Etre immua-ble et absolu entour de Puissances (Suvixet) ou d'-

    manations qui pntrent la terre, l'eau, l'air et le ciel,

    remplissent les moindres parties de l'univers en les

    liant les unes aux autres par des liens invisibles *. La

    premire Puissance, c'est la Sagesse, c'est le Verbe '.

    Ce Logos, nous le rptons, n'est pas, dans la pense

    du philosophe alexandrin et comme on pourrait le

    croire, une abstraction, mais un tre rel, une hypo-

    stase. Cette manation primordiale, universelle, int-

    rieure *, a pour effet de produire le Logos extrieur

    ou Verbe prononc % qui est la raison active ^et l'-

    ' Allgories des lois, liv. I.2 De la confusion des langues.^ Sur les Chrubins. Sur les songes.* Ao"]fo; vS'iETo;.

  • 48 PHILON D'ALEXANDRIE ,

    nergie efficace. Le Logos extrieur produit son tour

    rUnivers, au sein duquel se manifestent des Puissan-

    ces diverses et spciales ; ce sont : la Puissance Direc-

    trice ou Boyale *, qui gouverne tous les tres par la

    Justice ; la Puissance Rmunratrice, la Puissance

    Vengeresse, servent cette dernire, et forment avec elle

    la Providence *. Les Puissances descendent et pro-

    cdent de Dieu par un obscurcissement graduel de sa

    lumire, pour tre la lumire et la vie de l'Univers '.

    Quant aux Anges, qui sont des Verbes infrieurs, il,faut les concevoir comme des tres anims qui pfsi-dent aux diverses parties de la nature : ce sont des

    mes nageant dans l'ther et qui viennent quel-quefois s'unir celles des hommes *. On le voit, la mythologie paenne n'est pas tran-

    gre aux dtails de cette conception ; si le dogme del'unit divine la domine, l'influence des philosophies

    de la Grce, de la Perse, de l'Egypte, s'y manifeste

    par le rle de cette lgion d'tres intermdiaires, An-

    ges, Dmons, Gnies, Puissances, Verbes, qui consti-tuent comme une grande chelle unissant le monde Dieu, l'tre fini l'Infini, la cration sensible aumonde idal, le monde idal l'tre incr.

    2 npo'vota.

    ^ allgories des lois, liv. 111.* M. Franck, article prcii.

  • SA VIE ET SES UVRES. 49

    S'il fallait soumettre Philon certaines rigueurs de la

    critique moderne, on pourrait dire que sa mtaphysi-

    que est incohrente, que ses affirmations se contredi-

    sent;qu'il est dualiste comme Platon, qu'il est pan-

    thiste comme les philosophes de l'cole naturaliste nos

    contemporains, qu'il est mystique comme Jamblique,

    et quitiste comme Molinos, que sa thodice est un

    chaos.

    Un tel jugement, qui ne tient compte ni du milieuni de l'poque, qui nglige surtout d'apprcier le

    but et la haute porte de sa tentative, nous paratrait

    injuste. En rapprochant le dogme monothiste de

    la mythologie paenne et de la philosophie grecque,

    en lesjuxtaposant de la sorte, Philon prludait l'u-

    vre laborieuse et longufe de la thologie chrtienne qui

    parvint efTacer ou bien attnuer certaines contra-

    dictions, sans dtruire l'antagonisme profond qui spa-

    rait ces conceptions diffrentes. Pour dire toute notre

    pense, cet antagonisme nous semble invincible, parce

    qu'il rsulte des perspectives diverses de l'esprit hu-

    main et du jeu naturel de facults opposes; malgr

    les efforts persvrants de vingt sicles, en dpit des

    tentatives des plus grands gnies, il n'a pas disparu

    de la philosophie chrtienne.

    Nul ne nous contredira quand nous affirmerons

    que la thodice, moins qu'on ne l'aborde avec un

    esprit prvenu et exclusif, est le terrain le plus gli