Philon d'Alexandrie
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N
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PHILON D^ALEXANDRIE
CRITS HISTORIQUES
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Pari. Tpographie jd A4 Laine et J. Hatard, rue dus Suinw-Prei, 19.
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PHILON D'ALEXANDRIE
CRITS HISTORIQUESI.\'FLUE.\CE, LUTTES ET PERSCLTIO.XS DES JUIFS
DANS LE MONDE ROMAIN
FERDINAND DELAUNAYDE FONTENAY
DEUXIEME DITION,
PARISLIBRAIRIE ACADEMIQUE
DIDIER ET C% LIBRAIRES-DITEURS35, QLAI DES ACGUSTINS
1867Tous taitt tsetit.
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AVERTISSEMENT.
Philon d'Alexandrie n'a jamais t traduit en fran-ais qu'au seizime sicle, dans un langage qui a
presque tous les dfauts de l'cole de Ronsard. La tra-
duction de Pierre Bellier * n'est pas seulement illisible
aujourd'hui, elle est encore incomplte. Les travaux de
Frdric Morel * ne l'ont point suffisamment modifie.
Depuis cette poque, un seul trait de Philon, celui
de la Vie contemplative, a eu les honneurs d'une tra-
duction dans notre pays ^ Il y a trente ans environ
qu'on se proccupe en France de l'cole d'Alexandrie;
elle y compte d'minents historiens, MM. Vacherot,
J. Simon et Matter. Il est vrai que Philon a eu sa placedans ces travaux, mais restreinte et non proportionne
son mrite. Nous manquons sur la vie, les uvres et
* In-fol. Paris, 1587,
^ ln-8. Paris, 1612.3 Trait de la vie contemplative, suivi d'une dissertation
considrable, par le P. B. de Montfaucon, in-12. Paris, 1709.
a
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VI AVERTISSEMENT.
le rle de ce philosophe, d'une tude spciale et appro-
fondie. Son brillant et large clectisme mrite un exa-
men part : sa philosophie a des allures bien tran-
ches ; elle ne se confond ni avec le no-platonisme,
ni avec le syncrtisme. Philon est le reprsentant d'un
mouvement considrable et d'une grande cole peu
prs inconnus chez nous l'un et l'autre : je veux par-
ler du mouvement philosophique opr en Orient, en
Egypte surtout, depuis la conqute d'Alexandre jus-
qu' celle des Romains, et de l'cole religieuse des
Juifs d'Alexandrie.
Les Allemands ont poursuivi avec ardeur, depuis
un sicle, l'tude de Philon si dlaisse en France,
Ch.-Guillaume Dalh * et Gottleber ^ ont publi spar-
ment les crits historiques de Philon, qui offrent un
intrt capital. Denziger ', Scheffler *, Grossman *
Gfroerer % Daehne ', ont approfondi la philosophie
* Chrestomalhia Philoniana. 2 vol. Hambourg, 1800.* Animadversiones ad Philonis legationem, 1773.3 Dissertatio de Philonis philosophi et schol Judorum
Alexandrinorum.'' Qustiones Philoniana?. De ingenio moribusque Judo-*
rum per Ptolemauorura scula. Marbourg, 1829." Qstiones Philone, in-4. Leipzig, 1829." Philon et la thologie des Alexandrins^ 2 vol. in-B".
Slutgard, 1831.^ Exposition historique de l'cole religieuse des Juifs
d'Alexandrie, 2 vol. in-8. Hall, 1834.
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AVERTISSEMENT. VII
du Platon juif, et savamment dissert sur l'cole re-
ligieuse des Hbreux d'Alexandrie. L'ouvrage de
M. Daehne, qui tt ou tard passera dans notre langue,
et nous a fourni des indications prcieuses, marque
en quelque sorte le point d'arrt de la critique mo-
derne sur cette grave question : il est d'un rudit con-
somm, d'un penseur profond. Les Anglais ont depuis
plus de douze ans une traduction complte des uvres
de Philon * .
Il nous en cote d'ajouter que, sans les quelques pa-
ges du savant auteur de la Kabbale^ M. A. Franck, la
littrature.philonienne chez nous serait peu prs nulle
.
La rputation de Philon, si bien tablie en Angle-
terre et en Allemagne, la justice rendue sa haute
valeur, ne datent pas d'hier. Les crivains les plus auto-
riss ont, de tout temps, rendu delui d'clatants tmoi-
gnages : l'historien Josphe le proclame un hommeillustre en tout ' ; Eusbe vante t< l'abondance, la
richesse, la sublimit de son style et la profondeur de
ses penses ' ; saint Jrme, parlant de ses ouvrages^
dit qu'ils sont remarquables et innombrables *; saint
* Philo Judus. Works translated by Yonge, 4 vol. petit
in-S". London, 18o4-o5.
^ Hist. ecclesiastic, lib. II.
* Opra praeclara et prop innumerabilia {Catalog. Scnpt.
ecdesiastic.)
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VllI AVERTISSEMENT.
Augustin le loue comme un philosophe d'une science
universelle et profonde, et dont les Grecs ne craignent
pas de comparer le langage celui de Platon* . Pho-
tius atteste aussi que ses crits lui ont valu chez les
Grecs une immense renomme ^ En vain quelquesrabbins, l'opinion desquels se range Scaliger % ont
prtendu rabaisser l'rudition de notre auteur et son
importance; elles demeurent dmontres parles rcents
travaux de l'Allemagne, elles sont incontestables pour
tous ceux qui jugent sans parti pris, en connaissancede cause.
Cethomme vraiment admirable a parcouru, commetous les grands philosophes de l'antiquit, l'chelle
entire des connaissances humaines, histoire, morale,
lgislation, politique, mtaphysique, cosmogonie,
physique, mathmatiques. Rien ne lui est demeurtranger. Nous n'ajouterons pas, selon l'usage des pa-ngyristes, que partout il excelle ; il a d'assez belles
qualits pour qu'on lui passe quelques dfauts.
Son style, force de pompe, tombe parfois dansl'emphase ; sa physique, on doit s'y attendre, est
errone, et sa cosmogonie nave ; ses mathmatiquesont une teinte prononce de pythagorisme, elles attri-
1 Vir liberaliter eruditissimus , etc. {Cordra Faustiim
,
lib. XII.)
2 Bibliotbec. Cod. CIII.3 V. Fabricius (Biblioth. Graec, tom. IV, pars I).
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AVERTISSEMLNT. IX
buent aux nombres de certaines vertus mystrieuses.
En lgislation et en politique, il s'est souvent, comme
Platon, gar dans les sentiers fleuris de l'utopie;
mais il se recommande par des traits de haute mora-
lit, et par des passages extrmement curieux, o,
mettant la royaut au-dessus des agitations populai-
res, il proclame avec nettet le principe dmocratique
et son corollaire, le suffrage universel.
Sa mtaphysique est subtile : elle emprunte l'A-
cadmie la thorie de l'Ide, et l'accouple la concep-
tion du Logos, c'est--dire du Verbe, mdiateur entre
le monde et Dieu * , Dmiurge crateur *, dont les coles
rabbiniques ont pris le mythe chez les Perses, et qui
est appel jouer un rle si considrable dans la phi-
losophie chrtienne.
Notre auteur crit l'histoire avec l'abondance l-
gante de Tite-Live ; mais il est inspir par une con-
ception religieuse qui le spare nettement des auteurs
paens et le rapproche des philosophes modernes :
c'est l'ide d'une Providence qui veille aux desti-
nes humaines, et particulirement celles du peuple
juif. Dans la peinture des caractres il a presque le
trait et la finesse nerveuse de Salluste ; il a de Tacite
l'loquence et la vertueuse indignation.
* V. la savante dissertation de Mangey, en tte de son di-
tion des uvres de Philon. Londres, 2 vol. in-fol., 1742.* Mithra.
a.
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X AVERTISSEMENT.
En morale, il s'lve au-dessus du stocisme et n'est
pas loign d'atteindre la sublimit des vangiles.Il mle la philosophie grecque un lment tranger
et nouveau, le surnaturalisme mystique de l'Orient, il
a trouv pour louer Dieu, fltrir l'idoltrie, clbrer la
charit, les accents des saints Grgoire de Nazianze,
des saint Basile, des saint Jean Bouche-d'Or; parfois il
rappelle l'ampleur de Bossuet, et l'onction deFnelon.
Et cela n'a rien qui doive tonner quand on saura qu'il
a soutenu devant le paganisme la cause du dogmemonothiste un sicle avant les apologistes chrtiens,
qu'il y a apport la mme conviction et le mme en-thousiasme que ceux-ci. L'honneur lui revient d'avoir
ouvert la voie deux des plus illustres docteurs, Cl-
ment d'Alexandrie et Origne, et de compter parmi
ses imitateurs des Pres clbres de l'glise d'Orient,
Cyrille, Pantnus, Hraclas.
Comment ce gnie si lev et si vaste, cette puissante
personnalit dont les uvres rsument en quelque sorte
le contact, la lutle et l'influence rciproque des deux
principaux courants de la civilisation antique, com-
ment ce grand crivain, tour tour historien, orateur,
moraliste, homme d'tat, si illustre dans son sicle,si clbr dans les sicles suivants, tudi de si prs
et avec tant de persistance par nos voisins d'outre-
Rhin et d'outre-Manche, a-t-il eu la surprenante for-
tune de rester enseveli dans la poussire de nos ht-
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AVERTISSEMENT. XI
bliothques? Pourquoi, malgr son importance, en
dpit de la faveur accorde aux tudes historiques,
est-il demeur dans le domaine de l'rudition ?Aprs mure rflexion, je crois pouvoir attribuer cet
oubli des causes trs-diverses : d'abord un grand
nombre des traits de Philon, s'levant prs desoixante (en France, les in-folio font peur) ; ensuite,
au caractre thologique et abstrait de ces traits.
Qui ne sait qu'aujourd'hui nos lecteurs veulent partoutsentir le ralisme, ft-ce aux dpens de la moralit
et de la saine littrature? Nos contemporains n'ont
plus got la svre beaut des conceptions an-
tiques : il faut leur esprit vide et paresseux de
ces rcits prtendus mouvants, dont le moindre in-
convnient est de n'avoir ni suite, ni vraisemblance.
ni art. De l vient qu'on n'a pas os entreprendre une
traduction de Philon. Cet obstacle est srieux : il nous
parat plu? sage de le tourner que de l'attaquer de
front. Si nous parvenons intresser le public franais
aux crits de Philon, nous croirons avoir plus fait
qu'en dissertant contre l'indiffrence et le mauvais
got du public.
Avec J.-J. Rousseau, Voltaire, d'Alembert, Diderot,
Montesquieu, d'Holbach, Helvtius, le dix-huitime
sicle brise, pour ainsi dire, la chane [des traditions,
et inaugure en philosophie une re nouvelle. Livr
la discussion ardente des questions de politique et^'o-
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XTI AVERTISSEMENT.
nomie sociale qui enfantrent la Rvolution, entran
avec les grands savants, qui illustrrent ses dernires
annes, vers les sciences exprimentales et positives,
le dix-huitime sicle abandonne le pass pour prpa-
rer l'avenir, vers lequel il s'lance avec enthousiasme.
Le mouvement auquel il a donn le branle s'accom-plit maintenant avec plus de rgularit et provoque
moins de fivre; c'est pourquoi nous prouvons le
besoin de nous replier sur nous-mmes. Nous reve-
nons l'antiquit, nous cultivons l'histoire : je parle,
bien entendu, des esprits srieux. Nous voulons, pour
les juger plus sainement et les modifier d'une manireprofitable, connatre l'origine et la raison de nos lois,
de nos murs de nos croyances. L'histoire, en effet,
vrai miroir de l'humanit, lui reflte sa pense en
retraant le progrs des institutions, des sciences et
des arts ; elle allume le flambeau qui claire
la destine humaine et nous rend moins paissesles tnbres de l'avenir; elle nous met entre les mainsce fil d'Ariadne, qui nous empche de nous garerdans le ddale des passions et de l'erreur. Il est ici
question surtout de l'histoire des ides.
L'tude de Philon nous ofl're sous ce rapport unpuissant intrt; elle nous rvle au sein du ju-dasme l'existence d'un mouvement philosophique etreligieux qui eut les rsultats les plus importants. Eneffet, ce mouvement exera une influence sur la phi-
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AVERTISSEMENT. XIII
losophie grecque, dont il reut son tour Faction, il
prcda le christianisme et en fut comme le prlude;
il lui fit plus tard une guerre acharne. Cette tude,
en outre, nous permet de porter la lumire sur
des points d'histoire et de chronologie indcis ; elle
commente Tacite, Sutone, Dion Gassius; elle con-
trle et complte Josphe: enfin elle nous ouvre des
trsors d'rudition, d'loquence et de vertu.
Pour l'utilit du public et l'honneur des lettres
franaises, dans l'intrt de la science et aussi par re-
connaissance envers la mmoire d'un des plus beauxgnies de l'antiquit, nous avons pens publier de
l'uvre de Philon ce qui nous paratrait le plus propre
le faire bien connatre, et le plus conforme aux proc-
cupations prsentes du public. Une traduction com-
plte n'est pas ncessaire pour donner de sa valeur,
de son rle, de sa manire une ide juste et suffisante.
S'il est permis d'appeler honteuse et prjudiciablel'ignorance o nous sommes de ce philosophe, il faut,pour rester dans le vrai, ajouter qne Philon peut, en
grande partie, demeurer sans dommage rel dans ledomaine de l'rudition.
Nous nous proposons de publier d'abord sept trai-
ts pris dans les quatre catgories, histoire, morale,
politique, mtaphysique, auxquelles on rattache assez
bien tous les crits de notre auteur. Par l'accueil fait
cette publication, nous jugerons de son opportunit
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XIV AVERTISSEMENT.
et nous nous rservons d'y ajouter ce que l'exprience
nous aura fait juger ncessaire.Le premier volume contient :
r Une Notice sur la vie et les uvres de Philon,
termine par une tude bibliographique o l'on don-
nera un catalogue complet de l'uvre immense du
philosophe, dont une partie a pri, la liste des princi-
paux crits composs sur le Platon juif, et celle des
diffrentes ditions de ses traits ;2" Une Introduction aux crits historiques de Phi-
lon, dans laquelle on essayera de retracer l'ensem-
ble de la composition de notre auteur, qui nous est
parvenue en lambeaux, et dont plus de la moiti est
perdue;
3 Le livre Contre Flaccus ;4" La Lgation Caus.
Yoici les matires du second volume :1" Une Introduction au trait de la Vie contempla-
tive, o l'on examinera les questions, fort curieuses, re-
latives aux doctrines des thrapeutes et des Essniens,
leurs rites, leur origine, aux rapports qui ont pu
exister entre eux ;
2" Le trait de la Vie contemplative;
3 Une Introduction au trait intitul : Tout hommede bien est libre, o l'on essayera de dfinir l'action
rciproque de la philosophie grecque et de l'cole juive
d'Alexandrie;
-
AVERTISSEMENT. XV
4" Le trait qui a pour titre : Toul homme de bienest libre.
5 Une Introduction aux deux traits politiques
suivants :
6 Vie de l'homme politique^ ou sur Joseph ;7 De la Cration du prince.
Dans le troisime volume on trouvera :
1 Une Introduction au trait de la Cration du
monde dans laquelle on tudira la conception de Dieuchez Philon, la remarquable thorie du Verbe, etc.;
2 Le trait de la Cration du monde.3 Une tude historique et philosophique sur l'cole
religieuse des Juifs d'Alexandrie. Nous avons pens que
cette tude, contre l'ordinaire, serait mieux place
la fin qu'au commencement de notre publication pour
plusieurs motifs, dont le principal est que notre thse
aura mieux le temps de se mrir et de s'clairer par
les discussions de la critique.
Nous avions devant nous des obstacles srieux dont
on nous tiendra compte : nous entrions dans une voie
peu ou point explore; il y avait plus de danger que de
gloire s'attaquer le premier un semblable matre.
Ces considrations nous auraient arrt, et nous au-
rions peut-tre dsespr de faire passer dans notre
langue l'lvation et l'lgance de Philon, si nous
n'avions t plus touch des besoins de notre littra-
ture que de notre insuffisance^ si nous n'avions plus
-
XVI AVERTISSEMENT.
compt sur l'utilit de notre tentative que sur nos
forces.
Nous croyons n'avoir rien nglig pour rendre cette
publication digne de l'attention du public et de Testime
des savants ; nous avons consult et mis profit pour
notre traduction non-seulement les manuscrits, les
meilleures ditions grecques, et surtout celle de Tho-
mas Mangey, mais encore les versions latines de Ge-
lenius, de Morel et de Guillaume Bud, et l'unique
traduction franaise du seizime sicle, dont nous
avons dj parl. Nous avons eu rapidement puis tout
ce qui a t crit d'exact ou d'erron en France sur
Philon ; enfin nous avons cherch une moisson plus
ample dans les travaux rcents de l'Allemagne.
Notre but serait atteint si nous parvenions mettre
chez nous l'ordre du jour ce que de l'autre ct duRhin on appelle les Questions philoniennes. Le gnie
littraire de la France trouverait l une vaste carrire et
un nouveau lustre; nous prouverions une fois de plus
que si les autres peuples commencent et bauchent,
c'est nous que revient la gloire de mener perfec-
tion les entreprises de la pense, de dgager les prin-
cipes, de faire la lumire et de vulgariser.
-Paris, {'juillet 1867.
-
LA VIE ET LES UVRES
PHILON D'ALEXANDRIE.
La dispersion des Juifs vers l'Occident date de
conqutes d'Alexandre ; elle tait consomme au si-cle d'Auguste. La guerre d'extermination, faite par
Titus en Palestine, changea fort peu de chose la
situation gnrale du monde juif *.
Le conqurant macdonien , encore tout enorgueilli
de la victoire qu'il venait de remporter sur Tyr, tra-
versa la Jude. Il y fut reu avec des dmonstrations
enthousiastes, qui le rendirent favorable aux H-
breux. Il fut touch sans doute de la beaut et de l'an-
tiquit de leurs doctrines, ignoresjusque-l des Grecs;
' Nous insisterons plus loin sur ce point capilal de rhistoire,
qui corrige un prjug.
1
-
d l'HlLON 1) ALEXANDRIE,
il fut sduit par les pompes de leur culte et la majest
de leur temple ; il fut prvenu surtout par les com-
plaisances du souverain pontife, Jaddus, qui le pro-
clama l'lu de Dieu, le hros annonc par les prophtes:
pour subjuguer le monde. Alexandre devint le pro-tecteur du peuple que les rois de la Haute-Asie avaienl
asservi; ce peuple vit dans le guerrier triomphant le
futur vengeur de sa captivit , l'instrument providen-
tiel du chtiment de Babylone , la grande prostitue;
il le servit de toute sa haine, l'accompagna de ses
vux et lui fournit des renforts *.
Soit qu'Alexandre ait devin l'intelligence com-
merciale des Juifs et les ait ports au trafic, soit, ce
qui nous parat plus probable,
qu'il ait acclr un
mouvement d'migration antrieur ses conqutes et
dj produit par l'oppression des Babyloniens , il est
hors de doute qu'il les attira en grand nombre dans les
murs de la ville qu'il fonda en Egypte, et dont l'ad-
mirable situation au fond du bassin mditerranen,
sur un grand fleuve, devait, en faire la premire des
cits de l'Orient.
Ce fut vers la mme poque que les Isralites se r-pandirent dans l'Asie-Mineure et fondrent dans les
* Lorsque Alexandre voulut Babylone, dit Quinte-Curce, r-parer un ancien monument consacr Bliis, il se trouva dessoldats, que l'on reconnut pour tre juifs, qui se refusrent obs-
tinment mettre les mains cette construction idoltre.
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SA VIE ET SES tELVRES.
principales villes de cette contre, Antioche, phse,Tarse, Sleucie, Pergame, Laodice, Apame, Ha-drurate, etc., des comptoirs pour le ngoce. Grce
la tnacit rare, l'habilet mercantile, au caractre
souple des fils d'Abraham, grce aux immunits et la protection accordes par le roi de Macdoine et sessuccesseurs, ces comptoirs devinrent des colonies po-
puleuses et florissantes.
Les faveurs d'Alexandre sont'attestes, au rapport
de Josphe ', par des lettres du conqurant et par le
tmoignage d'un illustre biographe du roi, le Grec
Hcate, qui raconte que, pour reconnatre la fidlit
pleine d'honneur avec laquelle les Juifs l'avaient servi,
ce prince voulut leur donner la Samarie, libre de tout
tribut. Sleucus avait accord aux Juifs, Antioche
et Sleucie, le droit de cit ^ Aprs la mort
d'Alexandre, la Jude ayant t comprise dans le
royaume de Ptolrne Lagus, les rapports entre l'E-
gypte et la Palestine se multiplirent, et le courant
d'migration, parti de ce dernier pays \ers Alexandrie,
s'accrut encore.
La cit grco-gyptienne devint, aprs Jrusalem,
le centre le plus important du judasme. Les Juifsservirent fidlement les Ptolmes, qui leur donnrent
* Contre pon, liv. II.- Ibidem.
-
4 PHiLON d'Alexandrie,
le monopole de la navigation du Nil *, l'entreprise
des bls et l'approvisionnement d'Alexandrie '. Pto-
lme Philadelphe enrichit et affranchit un grand
nombre de Juifs "; il lit traduire en grec leurs livres
saints par soixante - douze docteurs qu'il envoya
chercher en grande pompe Jrusalem et aux-
quels il offrit des prsents splendides et une hospita-
lit magnifique *. Il confia sa vie deux Juifs, An-
dras et Ariste, qui commandaient ses gardes du
corps.
Les Juifs furent bientt mls au gouvernement et
l'administration de l'Egypte ; plusieurs y gagnrent
de hautes dignits et de grandes richesses. Sous Pto-
lme vergte, un jeune Isralite, nomm Joseph,renouvela l'tonnante fortune que l'un des fils de Jacoh
avait faite jadis sous la dynastie des Pharaons. En-
voy la cour d'Egypte par son oncle, le grand prtre
Onias, pour dissiper le mcontentement survenu contre
lui de quelque relard danslepayement du tribut, Joseph
* Contre Jpion, liv. II.2 Germanicus, ayant t appel en Egypte (Tacit.,v^nna/., Il, 59
et Sutone, 111, 52) par une famine subite et cruelle, trouva, dil
Jbsphe {Contre Jpion, 11), les greniers vides et le peuple vio-lemment irrit contre les Juifs qu'on accusait d'avoir, par leuiincurie, leur rapacit et leur mauvais vouloir, caus cette
disette-
3 Josphe, Contre Apion^ liv. II.* C'est l'histoire de la traduction dite des Septante.
-
SA VIE ET SES UTRES. 5
proposa au roi pour la ferme des impts un prix beau-
coup plus lev que celui qu'il en avait tir jusque-l. Cette exploitation, qui lui fut accorde, valut
Joseph la faveur du roi, des richesses normes et sansdoute les maldictions des gyptiens pressurs. Hyr-can, son fils, qui lui succda, lors de la naissance
d'un prince tala dans les prsents qu'il tait d'usage
de faire une magnificence royale. Il est inutile d'a-
jouter que les Juifs, ainsi favoriss et enrichis, pro-tgeaient efficacement leurs frres partout o leurcrdit pouvait s'tendre.
Aprs ses conqutes en Syrie, vergte, ddaignantles grossires divinits de l'Egypte, adressa ses hom-
mages au Jhovah hbreu ; il sacrifia dans le temple
de Jrusalem et y laissa des marques de sa magnifi-
cence et de sa pit '. Cela n'a rien d'trange quand
on sait que les Juifs fondaient alors Alexandrie une
cole religieuse et philosophique qui commenait
exercer une haute influence, et que le roi avait t
imbu ds son enfance des doctrines hbraques : car
il avait reu les leons d'un docteur juif minent, Aris-
tobule le Pripatticien, sur le rle duquel nous re-
viendrons *.
^ Josphe, Contre pion, liv. 11.2 Dans l'tude sur l'cole religieuse des Juifs alexandrins qui
occupera la plus grande partie de notre 111^ volume.
-
6 PHILON d'aLEXANDRIE,
Ptolme Philopator, fils et successeur d'ivergte,
revint d'une expdition dans la Palestine Irs-irrit
contre les Juifs, qu'il perscuta Alexandrie, cause
derattachement que ceux de Jrusalem avaient montr
aux rois de Syrie.
Aristobule reprit, sous le rgne suivant de Ptolme
Philomtor, son crdit; ce fut ce prince qu'il ddia
le livre, malheureusement perdu, o il avait entrepris
de prouver que la science et la philosophie grecques
dcoulent des livres de Mose '. Ce monument est
d'autant plus regrettable que les anciens en font les
plus grands loges, et qu'il jetterait une vive lumire
sur Tcole religieuse des Juifs alexandrins. Onias
et Dosithe, deux Juifs, furent la tte des ar-
mes de Philomtor. Isral atteignit cette poque,
en Egypte, l'apoge de sa faveur, et eut dans les
mains, selon l'expression de Josphe, la royaut tout
entire '.
Depuis bien des sicles un vieux levain de haine'
fermentait entre l'Egypte et la Jude; Mose avait fait
de cette rancune une sorte d'obligation devant Dieu,
c'tait un article de foi, une prescription lgale. Au
< Il avait, dit-on, mis dans ce livre des fragments prtendusd'anciens auteurs grecs, qui plus tard furent crus authentiques
par les Pres chrtiens.* Tw PaatXtav oXtiv ttiv iauTv 'lou^act; iT
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SA VIE ET SES UVRES.
souvenir de l'antique oppression qu'ils avaient subie
sur les bords du Nil, se joignaient chez les Juifs une
rivalit trs-prononce de murs et de croyances,
une jalousie de mtier qui les mettait continuellement
aux prises avec les gyptiens dans le trafic mditer-ranen. La faveur des Plolmes offrit Isral l'occa-
sion d'une vengeance : aprs les tmoignages prc-
dents il n'y a pas d'exagration dire que sous la
dynastie des Lagides, les Juifs, leur tour, gouvern-
rent et opprimrent l'Egypte. Redouts et impopu-
laires, ils contriburent sans doute par leurs excs,
leur attitude provocante, leurs exactions fiscales, la
chute de leurs protecteurs.
La raction qui suivit fut parfois sanglante; les
Juifs, comme il arrive dans les changements politi-
ques, expirent durement la faveur passe. Maltraits
sous le rgne de la fameuse Cloptre, ils se jetrent
avec ardeur dans le parti de Jules Csar qui paya leurs
services par des loges solennels, une protection cons-
tante et la reconnaissance de tous leurs droits et pri-
vilges antrieurs. Le snat confirma cette protec-
tion, Auguste la continua; il fut permis aux Juifs
d'avoir un magistrat national ou ethnarque ; ce ma-
gistrat, assist d'un conseil ou snat d'environ qua-
rante membres, servait plutt d'intermdiaire que de
lieutenant l'autorit romaine. Il avait le titre d'la-
barque, peut-tre cause d'une de ses fonctions qui
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8 PHILON d'aLEXANDRIE,
consistait percevoir l'impt frapp sur chaque tte
de btail *.
La colonie juive d'Alexandrie tait ce point popu-leuse, que sur cinq quartiers de la ville, elle en tenait
deux compltement et se trouvait parse dans les au-
tres '. Sous Tibre, le nombre des Juifs en Egyptemontait, suivant un calcul digne de foi ', un mil-
lion, ce qui nous permet d'valuer plus de deux
cent mille mes la juiverie d'Alexandrie. Un tel dve-loppement explique l'importance des Juifs comme
corps politique dans la cit et comme centre d'un
mouvement philosophique et religieux admirable-
ment situ pour rayonner sur le reste du monde.Le judasme alexandrin, au contact des doctrinesgrecques et sous Tinfluence des systmes panthistes
de l'Egypte, prit un caractre particulier, qui le spare
nettement du judasme de Palestine ; il eut ses insti-tutions propres, un dveloppement spcial, des ten-
dances originales, et ragit bientt sur le mosasme
pur, ou du moins sur le mosasme tel que l'avait con-
serv la Jude. Nous rservons une large plac
l'tude de cette graude cole peu connue en France.
V. la Prface de Thomas Mangey en tte de sa magnifiquedition de Philon. 2 vol. in-fol. Londres, 1742.
2 Philon , Contre Flaccus.
3 C'est le chiffre donn par Philon, frre de l'alabarqueAlexandrin, et qui a d le puiser une source certaine.
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SA VIE ET SES UVRES. 9
T/alabarque tait choisi par les Juifs : cette fonc-
tion importante s'accordait, non-seulement une r-
putation intacte de pit et de dvouement aux tradi-
tions nationales, mais surtout une naissance illustre;
or on sait que parmi les Juifs la tribu de Lvi consti-
tuait une sorte de caste aristocratique ; nul doute que
la gnalogie des alabarques ne les rattacht la tribu
sacerdotale. Nous savons du moins que l'alabarque
alexandrin, aux temps de Tibre et de Caligula,
Alexandre Lysimaque, appartenait une famille sa-
cerdotale ; nous savons aussi que les immenses ri-
chesses d'Alexandre n'avaient pas t trangres
son lvation * ces richesses, acquises apparemment
par le trafic ou des oprations financires, donnaient
leur possesseur une haute influence: l'occasion cette
influence s'exerait en faveur de la communaut qui luiconfrait la dfense de ses droits politiques. Alexan-
dre Lysimaque est peut-tre le personnage nommpar les Actes des Aptres *, et qui ft couvrir de
lames d'or les portes du temple ^ Pour donner une
juste ide de son crdit, nous ajouterons qu'il s'taitconcili l'affection et la reconnaissance d'Antonia,
femme du premier Drusus, mre de Germanicus etde Claude, aeule de Caligula ; il avait, dit-on, ad-
' Josphe, antiquitsjudaques, liv. XX, c. m.^ ^ctes des Afitres. V. mon dition, p. 69. Dentu,
-
10 PHILON d'ALEXANDRIE,
ministre sa fortune et avait pu lui rendre d'impor-
tants services. Alexandre, la suite des dsordres d'A-
lexandrie, fut emprisonn par Caus : Claude, se sou-
venant des liens qui rattachaient sa mre l'albarque,
le dlivra son avnement et le combla d'gards.
Alexandre Lysimaque tait dans tout l'clat de sa
fortune sous Tibre ; il vit alors venir lui, en sup-
pliant, un petit-fils d'Hrode le Grand; il consentit,
par un prt considrable *, le tirer de l'embarras
o l'avaient plong ses dsordres et son luxe ; il con-tribua de la sorte, plus efficacement que personne, le
remettre sur le trne de son aeul. Plus tard Agrippa,
parvenu au comble de la faveur, se montra reconnais-
sant; non-seulement il prta Talabarque son crdit
prs de l'empereur dans un moment de dtresse, mais,
aprs laraort deCaligula, il donna en mariage sa fille,
la fameuse Brnice , l'un des fils d'Alexandre
Lysimaque, Marcus. Un autre de ses fils, Tibre
Alexandre , succda Cuspius Fadus dans le gouver-
nement de la Jude '.
La famille d'Alexandre Lysimaque eut donc la gloirede compter des amis jusque dans la maison des Csars,de protger un prince illustre, de fopmer une alliance
' iosephe, ^ntiquifs judaques, liv. XVIII.2 C'est la reine que les vers de Racine ont illustre et qui
conquit le cur de Titus. Josphe, ibid., liv. XX, c. m.
-
SA VIE ET SES UVRES. |1royale, de donner un gouverneur la Jude; mais,
ce qui dpasse tous ces titres, c'est de compter parmi
ses membres le plus grand gnie de l'cole juived'Alexandrie ; Philon tait frre de l'alabarque.
Nous ne connaissons pas prcisment l'anne de sa
naissance ; cette date est pourtant d'un grand intrt
dans la question de savoir si Philon a pu vraisembla-
blement connatre les vnements qui ont signal la
vie et la mort de Jsus et la prdication de ses aptres.
Pour ce qui est d'admettre qu'il s'est converti la
foi nouvelle, la chose est difficile, d'autant que nous
n'avons l-dessus aucun tmoignage authentique';
d'ailleurs les crits du philosophe n'offrent nulle trace
de cette conversion, elle leur serait alors postrieure et
n'aurait, au cas o on la reconnatrait comme rigou-
reusement possible, aucune porte nos yeux.
Nous n'avons, pour fixer la naissance de Philon,
que des inductions qui nous font flotter dans un in-
tervalle d'une dizaine d'annes. En l'anne 40, il fut
choisi par les Juifs alexandrins pour tre le chef d'uoe
dputation qu'ils envoyaient Rome dfendre leurs
droits et le libre exercice de leur culte, devant le tribu-
nal de Csar. Selon toute vraisemblance, le chef de la
lgation compose, d'aprs l'usage, de vieillards,
' Le seul que nous ayons ce sujet, celui d'Eusbe, est,ainsi qu]on le verra plus loin, dnu de tout ce qui inspire laconfiance.
-
12 PHILON d'ALEXANDRIE ,
tait lui-mme aYanc en ge. En effet, dans un pas-
sage du livre o Philon raconte les vnements dont
il fut tmoin la cour, il fait allusion son ge, ses
tudes, qui l'ont conduit la sagesse *. Au dbutdu mme livre, qui a t probablement crit sous leprincipat de Claude ', il parle de ses cheveux blancs
et de sa vieillesse '. Or, chez les Hbreux, on ne
pouvait se dire vieux qu' soixante-dix ans * ; Phi-
lon avait donc au moins cet ge en l'anne 40, ce qui
met au plus tt sa naissance trente ans avant notre re.
Cette conjecture se fortifie quand on rflchit qu'en
l'anne 40, la rputation littraire de Philon, qui sup-
pose ncessairement une longue carrire, tait dj
tablie, puisque l'historien Josphe le proclame trs-
illustre *, puisque Philon lui-mme parle modeste-
ment de son exprience et de sa science acquise par
l'tude *.
* 'E-y ^ poviv Ti ^cxv iwfirroTipGv xal Ji' rXixav xal tt;v
aX^Yiv iratJeav. Mais moi auquel l'ge et l'tude donnent peut-tre plus de pntration. {Lgation Caus.)
2 Nous y trouvons la mention d'vnements accomplis sous
Claude.
' "Ay^pi Ttvj Ti|xT ytpcvTt Iri iraJi op.iv; r |xtv atpLarx
xpo'vcu (i.T.x.ci loXic... Jusqu' quard, nous autres vieillards, se-
rons-nous enfants? En vain l'ge a blanchi notre tte. ^ Pirke-Avolh. V. Prface de Thomas Mangey.5
'AvT)p Ta rvTtt i'vS'oo;,' 'AXe^otv^pcu 8i t&O 'AXx6opx.&u iX^ wv,
xai oiXoaoa o* ffEipo;. {ios. ,^ntiq.juclaqueSf\iy. XVIII, c. ii.)* Al' X/riv irai^tav.
-
SA VIE ET SES UVRES. 13
L'opinion que nous adoptons est d'ailleurs la plus
commune; c'est celle de Basnage, c'est celle de Man-
gey, de Scaliger et de la plupart des rudits. Quel-
ques-uns pourtant fixent la naissance de Philon l'an
21 avant notre re, en l'an de Rome 733. Notre au-
teur aurait eu soixante ans, lors de l'ambassade dont
il a fait l'histoire. Les passages et les tmoignages que
nous avons allgus ne s'opposent pas trop rigou-
reusement cette hypothse, qui n'a d'ailleurs d'autre
avantage que de rendre matriellement possible la
conversion de Philon au christianisme. D'aprs ce que
nous en venons de dire, cet avantage nous semble illu-
soire : il est inutile en effet de rapprocher la date de la
naissance de Philon; quand mme on la mettrait, con-tre toute probabilit, en forant les textes, dix ans avant
notre re, quand mme on irait, comme le P. Ber-nard de Montfaucon *, jusqu' donner quarante ans
Philon, lors de l'ambassade, on ne prouverait point
sa conversion ; enfin cette conversion, je le rpte,
ft-elle un fait dmontr, resterait un fait insignifiant
pour l'uvre de Philon qui n'en porte aucune trace
,
et qui elle ne peut tre que postrieure '.
' Dans la dissertation qui suit la traduction qu'il a donne dutrait de Philon, intitul : la Fie contemplative.
2 On trouve dans \di Bibliothque Rabbinique deBartoloccius,pag. 345, au mot Philon, ce passage : Je t'apprends qu'envi-
ron cent ans avant la destruction du temple , il exista un Juif
-
14 PHILON d'aLEXANDRE ,
Philon naquit donc vers l'an 722 de Rome, trente
ans avant notre re, d'une famille juive tablie Ale-
xandrie, noble, puisqu'elle tait de race sacerdotale,
influente, cause de ses richesses immenses et de ses
hautes relations, et jouissant dj d'une illustration
qui allait bientt grandir encore.
Il se livra avec ardeur l'tude des lettres grec-
ques; il professait pour les potes une vive admi-
ration ; il cite frquemment Homre et Euripide ; ilnous a mme conserv des fragments de pices perduesde ce dernier *. Aristote et Platon furent l'objet de
ses constantes mditations; il gotait particulire-
ment, pour la morale, la doctrine des stociens. Il
approfondit les crits de l'cole pythagoricienne et yapprit la gomtrie, la musique et l'astronomie. Mais
il revint toujours avec une prdilection marque aux
sublimes traits de Platon ; c'est dans un contact pro-
long avec ce beau gnie qu'il prit cette lgance
qui fut un grand sage et un philosophe admirable dans les cho-
ses du judasme. Il s'appelait Philon : c'tait un Juif gyptien tiela colonie d'AUxandrie. Il a crit en grec un grand nombre delivres qui concernent toutes les sciences et surtout l'exposition
de la loi. C'est l'auteur du livre de la Sagesse. Ce passage at-
tribue faussement Philon le livre de \z. Sagesse^ qui appartient
probablement un autre membre de l'cole juive d'Alexandrie;mais,s'il entend parler de sa naissance, il la fixe bien cent ans avant
la destruction du temple, c'est--dire trente ans avant notre re.' Dans le trait intitul : Tout homme de bien est libre.
-
SA VIE ET SES irS'RES. 15
simple et parfaite de langage, cette lucidit d'expres-
sion, cette loquence douce et forte la fois qui lui
valurent de ses contemporains le surnom mrit et
ratifi par la postrit de Platon juif.
Philon voyagea sans doute, comme tous les philo-
sophes de l'antiquit; il visita l'Italie, la Grce et l'A-
sie. Nous n'avons toutefois sur ses voyages aucune
autre attestation certaine que celle qui concerne l'am-
bassade l'empereur Caligula. On a prtendu qu'ilignorait le syriaque, l'idiome de la Palestine, et l'h-
breu, la langue sacre des Juifs ; il serait difficile de
l'tablir, dit M. Franck '. Il nous parat aussi que
les raisons allgues pour prouver que Philon igno-
rait le syriaque et de l'hbreu sont faibles; cette
accusation repose en effet uniquement sur certaines
explications tymologiques, donnes parle philosophe
alexandrin, et sur un motdu YviTQContre Flaccus^'o\\
on a pu conclure que Philon savait par ou-dire que
le terme syriaque Marin signifie roi '. Il nous parat
prodigieux d'admettre que l'ducation d'un jeune Juif,
appartenant une des meilleures familles d'Alexan-
drie, ait exclu l'tude et la connaissance de l'hbreu ;
il nous parat de la dernire invraisemblance que
cette tude, et-elle t nglige d'abord par le jeune
* Dict. des sciences philosophiques, tome V, article Philon.
3 Liv. Cont. Flaccus.
-
16 PHILON d'aLEXANDRIE ,
homme, n'ait pas t entreprise plus tard par un esprit
aussi curieux, aussi avide de s'instruire, aussi atta-
ch la loi et aux traditions nationales. Les rabbins
n'ont pas peu contribu discrditer la science et la
valeur de Philon ; son gnie souple et lev rpugne
certaines conceptions troites etroides du judasme ;l'illustre matre alexandrin n'a pas trouv de dtrac-
teurs plus tenaces et plus convaincus que parmi ceux
de sa race. Il est temps de revenir sur ces accusations
passionnes.
En^ lisant dans notre auteur l'loge de la pauvret,
de la temprance, de la modestie, on serait tent de
croire qu'il se livre un exercice de rhteur, qu'il
vcut dans les douceurs que procure la richesse, qu'il
aima le luxe et ambitionna les honneurs ; on songe Snque qui plaide pour les esclaves et n'affranchitpas les siens, qui mdit de l'or, sans vouloir en rpu-
dier les commodits. Philon est convaincu ; il prati-qua ses thories, il fut vertueux dans sa vie comme
dans ses crits ; il mprisa les splendeurs de la richesse
pour les secrtes jouissances de l'tude ; laissant sonfrre les soins matriels et les plaisirs mondains, ils'abandonna son got pour la solitude et la mdita-tion.
Il est peu probable qu'il ait mme accept defaire partie du snat des Juifs alexandrins institu parAuguste : car il ne parat point avoir t atteint par
-
SA VIE ET SES UVRES. 17
les rigueurs de Flaccus * ; son silence toutefois peut
avoir t inspir par un sentiment de modestie et d'ab-
ngation dont il donna depuis de grandes preuves. La
rputation philosophique de Philon le signalait l'at-
tention et au respect de tous ; mais l'amour de la science
et le dgot des honneurs, qui s'accusent chez lui
avec tant d'nergie ', l'emportrent sans doute sur
les instances de ses compatriotes ; il aima mieux se
donner tout entier l'tude, non par gosme, mais
avec la persuasion qu'il servait plus utilement son
peuple, sa foi, son Dieu. En effet, l'heure du danger
venue, il quitta ses livres et sa retraite pour le bruit
du monde et les dangers de la lutte ; il porta dans cettelutte le courage et l'enthousiasme d'une grande me,
les ressources et le dvouement qui convenaient unesprit lev et un noble cur.
Eu attendant,, il s'entoura de calme, de simplicit,
de cette mdiocrit plus prcieuse que l'or, parce
qu'elle peut mieux que lui donner le bonheur. On ad-
mirait sa modration au sein de l'opulence; on s'ton-
nait mme qu'il st l'inspirer ceux de sa maison. Safemme , qui l'on demandait ' pourquoi elle ne
portait pas de bijoux d'or, rpondit firement qu'elle ne
* V. le livre Contre Flaccus.2 De congressu quserendae eruditionis grati. Ella Pr-
face de Thomas Mangey.' Fragment d'Antonius la fin de l'dit. de Thomas Mangey.
-
18 PHILON D ALEXANDRIE,
voulait avoir d'autre ornement que la vertu de son mari
.
Nous devons un fragment d'Antonius ' de savoir
que Philon se maria; mais nous ne possdons que ce
renseignement, et nulle part il n'est fait mention des
enfants qui purent provenir de ce mariage.
Nous savons plus certainement que l'amour de l'-
tude l'emporta en lui sur le souci des choses ext-
rieures, qu'il couvrit d'un nouveau lustre l'cole
juive d'Alexandrie, qu'il se montra le rival et le digne
continuateur d'Aristobule. Il eut sur son devancier
l'avantage d'une initiation plus complc'te la philo-
sophie grecque et d'un style admirable. Philon porta
dans la lutte engage dj avec l'hellnisme des ar-
mes puissantes : une bonne foi incontestable, une ru-
dition profonde, une largeur de vues inusite. Loin
(le dcrier systmatiquement les adversaires du dogmemonothiste et des institutions judaques, il se plat,en avocat habile et convaincu, comme nous le ver-
rons plus loin, leur reconnatre toutes sortes
d'avantages, louer leur science, la perfection de
leur art, leur emprunter mme certaines doctrines,pour leur porter des coups plus dcisifs. L'cole juive,
en effet, dut garder cette poque l'attitude de dfen-sive et le caractre militant qu'elle avait depuis deux
sicles en prsence du monde polythiste. Calomnis
* V. le fragment prcit
-
SA VIE ET SES UVRES. |9par les Egyptiens, qui voyaient en eux des concur-
rents redoutables pour le trafic, mpriss des Grecs
qui les trouvaient misanthropes, farouches, hostiles leurs conceptions mythologiques, conspus par les Ro-
mains qui leur reprochaient comme un signe d'im-
puissance et de rprobation leur servitude * , les
Juifs, pour obtenir et garder leur place au soleil de la
civilisation, durent mettre en uvre l'habilet et la
persvrance. Il leur fallut opposer aux calomnies
une rsignation, une nergie extrordinaires , se faire
petits d'abord pour se faire tolrer, pour prendre par-
tout racine, et grandir l'ombre de leur discrte
humilit.
Lorsque' plus tard ces calomnies eurent pris de la
consistance et se furent produites chez les crivains,
le judasme avait enlac le monde grec d'un rseau auxfils multiplis et invisibles ; il avait en tous lieux des
ramifications vigoureuses, des soutiens dvous, des
proslytes ardents ; Alexandrie tait devenue le centre
d'un mouvement philosophique considrable, qui
mettait au service de la religion et des institutions du
peuple hbreu la science grecque et ses formes admi-
rables. Apion pouvait, dans ses crits historiques, re-
cueillir toutes les rumeurs odieuses, tous les bruits
' Gentes ad servtutem natas. Nations nes pour la servi-tude ! s'crie Cicron, en parlant du Syrien et du Juif.
-
20 PHrLON D ALEXANDRIE,
mensongers qui pesaient sur les Juifs; ceux-ci
avaient des avocats dont l'habilet et l'loquence al-
laient, sinon gagner leur cause, du moins la plaider
d'une manire si brillante, qu'Apion succomberait
aux attaques de ses adversaires Isralites ; sa rputa-
tion tait ternie de l'accusation de charlatanisme. Ti-
bre l'appelait le Tambour du monde. Philon avait
crit \Apologie des Juifs dans un livre qui ne nous
est point parvenu.
Alexandrie possdait cette poque une pliade
d'illustres philosophes dont l'influence rayonna bien-
tt, par leurs disciples, sur le monde entier. OutrePhilon, dont l'immense rudition, les talents et la
vertu jetaient sur l'cole juive un vif clat,- il y avait
Potamon ^, le fondateur de la secte des Eclectiques,
Ammonius, le matre de Plutarque, Sotion, le matrede Snque. La cit d'Alexandre tait devenue le ren-
dez-vous des doctrines comme des nations ; les ides
et les hommes s'y heurtaient, pareils aux mtaux quibouillonnent avant de s'allier et de se foudre dans la
fournaise. De cette grande buUition il ne sortit pas
cependant de systme puissant et dfini; elle produisit
des tendances multiples, vagues, accusant par leur
incohrence la diversit de leur origine. Mais ce fut
* Suidas.J Diog. Larce. Prface de la Vie des philoso-phes illustres.
-
ISA VIE ET SES UVRES. 24
l une exprience profitable ; on et dit que l'huma-
nit, se prparant l'enfantement du christianisme,
s'occupait de convoquer toutes les traditions, tous les
systmes, pour ne rien laisser de vrai et de beau en de-
hors de la philosophie de la religion future. Les pre-
miersdocteurs chrtiens, Clment, Origne, Pantnus,
Hraclas, saintGrgoire le Thaumaturge, se rattachent
sans dtour ces savants clectiques que nous venons
de nommer. La philosophie que je suis, dit Cl-
ment ' , n'est pas celle des Stociens ni des Platoni-
ciens, ni des picuriens, ni des Pripatticiens ; elle
se compose de tout ce que les sectes les plus diverses
ont enseign de plus juste, de plus vrai, de plus beau ;
elle est entirement clectique*.
Si l'cole juive d'Alexandrie empruntait la philo-
sophie grecque son langage et la plupart de ses lumi-
neuses conceptions, elle ragissait son tour sur les
coles grecques, qui prirent un caractre nouveau sous
le ciel de l'antique Egypte et au contact des systmes
mystiques et panthistes de l'Orient. La philosophie
alexandrine eut des allures asctiques, qui, trois sicles
plus tard, s'exagrrent avec Jamblique, Proclus,
Porphyre et Plotin ; l'lment du surnaturalisme,
qu'elle reut des doctrines des Juifs et des autres peu-
* Stromates, liv. 11.
f^^ Prf. deSigismond Gelenius. dition de Genve.
-
22 iuiLON d'Alexandrie,
pies de l'Orient, fut entre elle et le christianisme un
point de ressemblance, et en quelque sorte le terrain
neutre o s'engagea leur lutte.
C'est Alexandrie, o il avait sjourn quelque
temps avec sou pre alors prfet d'Egypte, sous le
principat de Tibre, que Snque s'initia aux doc-
trines des diverses coles qui y florissaient. Il reut
les leons de Sotion. L'me ardente et tendre du jeuneRomain s'prit au contact de ces spculations brillan-tes, de ces aspirations vers l'infini et l'inelfable. Les
termes dont il se sert dans la lettre o il fait brive-ment mention de cette partie de sa vie, nous permet-
tent de croire qu'il cda aux sollicitations du prosly-
tisme juif, s'abstint des viandes dfendues et observa
les jeunes prescrits '. Mais sur les instances de sonpre, qui craignait pour la sant de son fils, qui redou-
tait de heurter l'opinion, et ne voulait pas qu'on l'ac-
cust Rome de souffrir dans sa maison de pareilles
trangets et de tels carts, le futur philosophe revint
un rgime plus fortifiant et d'autres murs. Cela
n'empche pas qu'il dclare nettement les sympathie
* Lettre 108. In Tiberii Ccsaris principalu juventaB teni-pus inciderat, alienaque tum sacra inovebanlur; sed intorargumenta supcrstilionis aniraalium quorumdaiu abstinentiaponebatur. Paire itaque meo rogantc,, qui calumniam titnebat,non philosophiam odcrat, ad pristinam consuetudinem redii,nec difficuller mihi, ut inciperem nielius cnare, persuasit.
-
^A Mh ET SES UVRES. 23
secrtes de son pre et probablement les siennes pour
la philosophie juive. Il est vraisemblable que Snque
connut Phiion en mme temps que Sotion ; c'est l'impression profonde que firent sur le jeune hommeces deux grands esprits que nous attribuons la teinte
prononce de surnaturalisme mystique rpandue dans
les crits du philosophe romain. Cette explication,
qui repose sur des donnes historiques certaines, nous
semble prfrable celle qui, sans tmoignage, ima-
gine entre Snque et les aptres du christianisme
naissant des rapports peu probables , en tout cas non
dmontrs.
Comme la lettre de Snque nous l'apprend, lesJuifs, malgr leurs efforts, en dpit de l'illustration
qu'ils obtenaient dans les lettres et la philosophie,
taient rests sous le coup de la rprobation gn-
rale ; les esprits levs qu'attiraient la grandeur de leur
dogme monothiste et la beaut de leur morale n'o-
saient pas toujours braver le ridicule et l'odieux qui
s'attachaient la pratique du judasme.
Nulle part les Juifs n'taient plus dtests qu'
Alexandrie, o le souvenir de l'oppression politique
exerce sous les Ptolmes, joint la jalousie cause
par la protection des deux premiers Csars, ravivait
l'ancienne haine de l'Egypte contre la Jude. La fai-
blesse d'un gouverneur fournit aux Alexandrins l'oc-
casion d'exercer contre les Juifs toutes sortes de vexa-
-
24 . PHiLON d'alexandkie,
lions. La plbe oisive et turbulente de cette grande
ville, obissant une rancune sculaire, assure de
l'impunit, excite eu secret par le prsident, qui
reportait sur les Juifs l'inimiti qu'il avait voue au
roi de Jude, Agrippa, se jeta sur les proseuques et yrigea des statues l'empereur*. Des rixes san-
glantes s'engagrent dans les rues ; les Juifs furent
gorgs, brls vifs, pills, enfin assigs dans un
de leurs quartiers oii l'entassement et la famine en
firent prir un grand nombre. Les membres de leur
snat furent flagells avec ignominie en pleine place
publique. En prsence de passions ainsi dbordes,
tout effort, toute rsistance n'eussent fait qu'aggra-
ver cette situation dj si terrible. Les Juifs atten-
dirent patiemment qu'un nouveau prsident vnt
remplacer Flaccus, et, les tentatives de profanation
contre les proseuques ayant t renouveles, deman-
drent porter leur cause au tribunal de Csar. C'-
tait vers la fin de l'an 39. On convint de part et d'autred'envoyer une dputation de cinq membres.
Philon tait alors parvenu la vieillesse ; la gloire
qu'il s'tait acquise dans les lettres, la vertu qui avait
constamment honor ses murs, sa douceur, sa mo-
destie, l'estime de tous, le dsignaient au choix dps
Juifs alexandrins. Leur suffrage le mit au-dessus de
C'tait en 38.
I
-
SA VIE ET SES UVRES. 25
l'alabarque son frre , et fit du philosophe le chef dela lgation *. Cet honneur plut Philon parce qu'il
tait prilleux; il avait jusque-l refus les distinc-tions o il ne voyait qu'une pture pour la vanit, un
trouble pour ses chres tudes ; mais il s'agissait de
dfendre la plus belle et la plus noble des causes,
celle de Dieu, celle de ses frres menacs dans leurvie, leurs droits, leurs biens, leurs sentiments les
plus sacrs : notre philosophe sortit de la retraite
pour affronter les temptes de la mer et la fureur de
Csar*.
Aprs un jene solennel' les dputs juifs mirent la voile probablement vers le mois de janvier deTan 40. Caius tait alors dans les Gaules; il venait
de terminer les folles expditions de Germanie et del'Ocan ; tout l'Empire retentissait des chants d'all-
gresse et des vux que provoquaient les prtendues
victoires de l'empereur dont on annonait le prochain
retour. Caius se ft attendre jusque vers la fin dumois d'aot \Cependant les Juifs avaient trouv Rome, parmi
leurs frres, une hospitalit empresse et tous les
gards que m'ritaient les gnreux dfenseurs de la
* Josphe, ^nt. Jud., liv. XVIII, c. x.- Lgat, Caus.' R. Azarias.
* Sutone, f^ie de Caus, ch. XLIX.
-
26 pjiiLON d'alexandki,
nation et le philosophe qui illustrait le judasme. Lesloisirs de l'attente ne furent pas perdus pour Philon :
il y avait en lui l'enthousiasme et l'ardeur d'un ap-
tre; il employait sans doute les jours de sabbat, dans
les synagogues, exhorter ses frres persvrer
dans les voies du vrai Dieu ; son me, comme celle de
Paul Athnes , souleve par l'indignation que fai-
saient natre en lui le spectacle du vice et les pom-
pes de l'idoltrie, trouvait des accents sublimes pour
fltrir le culte des idoles et exalter la puret et la
beaut du mosasme. Nous n'accusons pas toutefois
le philosophe d'avoir port au polythisme la haine
aveugle qui parut plus tard chez quelques apolo-
gistes chrtiens ; Philon , comme on le verra par la
lecture de la Lgation , trouvait dans le polythisme
des personnifications grossires de certaines vertus,
des images affaiblies de certains attributs divins, qui
impliquaient de Dieu une conception bien infrieure
au dogme du judasme. Au reste le culte des demi-dieux lui paraissait une dette de reconnaissance que
les hommes payaient d'une manire superstitieuse aux.hros et aux gnies des sicles passs.
La juiverie de Rome tait dans une" situation toutautre que celle d'Alexandrie ; dans cette dernire ville
les Juifs taient nombreux, riches, organiss; ils
formaient les deux cinquimes de la population;
leurs privilges politiques, le libre exercice de leur
-
SA VIE ET SES UVRES. 27
culte taient tablis depuis des sicles; ils pouvaient
parler haut, au besoin rsister. A Rome, au con-traire, ils n'existaient que par une sorte de tolrance
des Csars ; ils avaient t, aprs un scandale dont on
lira plus, loin le rcit*, chasss de la ville par un
snatus-consulte que l'indignation publique provoqua
et que Sjan excuta avec toutes sortes de rigueurs.*Sjan tomb , ils afflurent de nouveau dans la capi-tale; Tibre suspendit les vexations dont ils taient
l'objet, et Caus, au dbut de son principat, les favo-
risa indirectement en autorisant les confrries [soda-
litia) ' ; la loi, en effet, comprenait l'exercice du
culte juif sou ce terme gnral. Bien que l'empe-
reur fut hostile aux Isralites, bien que sa haine
donnt un libre cours aux entreprises des Alexandrins
contre eux, ils restaient en repos Rome autant cause de la bonne police qui y rgnait, qu' cause de
leur discrtion et de leur humilit; les proseuques
n'attiraient pas l, comme Alexandrie, les regards
par leur magnificence et l'affluence du peuple qui
les frquentait; leur profanation et t un fait de vio-
lence sans porte, car il n'aurait soulev de la part des
Juifs ni lutte ni rclamation.
Cependant la nouvelle du retour prochain de Caus
< Dans l'Introduction aux crits historiques.
2 Dion Cassius, liv. LV.
-
28 PHILON d'ALEXANDRIE,
s'tait rpandue ; la terreur le prcdait ; il revenait
prt tout massacrer, furieux surtout contre le snat.
Les Juifs de Rome avaient tout redouter de la
colre de l'empereur ; il voulait exterminer la Jude
et placer sa statue dans le sanctuaire du temple de
Jrusalem. Au sein de la dsolation et de l'pouvante
jie ses frres, Philon fit entendre des paroles lo-
quentes : Dieu veillait sur ses fils ; n'avait-il pas
puni l'ancien gouverneur d'Alexandrie , Flaccus, le
bourreau de la nation?Son bras vengeur allait se lever
sur le monstre qui osait prtendre la divinit. Il
fallait attendre, se rsigner, esprer; peut-tre Jho-
vah amollirait le cur de Caus. Combien de fois sa
toute-puissante protection avait-elle sauv Isral au
moment o tout espoir semblait perdu ! D'ailleurs
l'appui du roi Agrippa ne manquerait pas ses frres;
on comptait intresser la cause du peuple perscut
bon nombre de citoyens influents qui avaient avec
la famille de l'alabarque des liens d'affection et
d'hospitalit.
Caus revint et montra aux Juifs un visage bien-
veillant, soit qu'il craignt un soulvement en Jude,
soit qu'il voult s'amuser de leur esprance ; il leur
fit mme promettre un tour de faveur pour l'audiencequ'ils sollicitaient. Philon, accoutum relever le cou-rage des siens dans les instants de consternation et
d'angoisse, fut le seul que ces bonnes disposition-
-
SA VIE ET SES UVRES. 29
apparentes ne tromprent point. Il s'aperut que l'em-
pereur tait entour de gens gagns la cause de
leurs ennemis : Hlicon, le chambellan, Appelle d'As-
calon le comdien favori de Calus, refusrent d'cou-
ter les propositions des Juifs.
L l'ut rsolu que les dlais fournis par Tafiluence
des ambassades seraient employs rdiger une sorte
de mmoire justificatif, qui renseignerait l'empereursur les dsordres d'Alexandrie , les droits des Juifs
,
leur modration, leur patience, la haine et la cruaut
de la plbe gyptienne. Ce mmoire fut remis sansdoute par le roi Agrippa avec des paroles favorables.
Les vnements de Jude \inrent soudain touffer
en Caus tout sentiment d'quit, tout dsir de bien-
veillance, ou peut-tre toute proccupation de feinte;
les Juifs furent appels. Ils savaient l'exaspration de
l'empereur et crurent leur dernier jour arriv. Ilstaient sous l'empire d'un enthousiasme intrieur
produit par l'hroque Philon, qui leur montrait dans
la mort un glorieux martyre : Mourons, s'tait cri
le sublime vieillard; c'est vivre que de mourir no-
blement pour les lois de son pays*. Nanmoins,
la rflexion, cette premire effervescence s'tait cal-
me ; le chef de la dputation avait ajout qu'unemort inutile tait presque une dsertion; qu'il fallait
' Lgat, Caus.
-
30 PHiLON d'alexandrie,
-vivre pour combattre, pour sauver ce peuple infortun,
dont le? destines taient entre leurs mains. Ils abor-
drent Gaus le sourire aux lvres, et, comme les gla-
diateurs dans l'arne, en l'honorant des noms d'Em-
pereur et d'Auguste, en se prosternant humblement
ses pieds, ils purent rpter tout bas : Csar, ceux
qui vont mourir te saluent, Csar, morituri te salu-
tant!...
Ils sortirent de cette premire audience bafous,
consterns, pliant sous le poids de l'angoisse et respi-
rant peine.
Une seconde audience leur fut accorde ; Gains,
suivant son habitude, trouvait que le supplice inflig
n'avait de charme qu'autant qu'on le prolongeait
pour en savourer les jouissances. Apion parla long-
temps et avec animosit contre les Juifs*. Philon
ouvrait la bouche pour lui rpondre, quand le jugedclara la cause entendue, fit taire le philosophe et
chassa les Juifs de sa prsence. Ordre fut donn de
saisir l'alabarque et de le jeter en prison. Oblig de
quitter prcipitamment la ville, Philon laissa ses
frres cette belle parole, pleine de foi, d'esprance et
de fire menace : Caus a mis Dieu contre lui.
Quelques jours aprs' le poignard de Chras ven-geait la justice et l'humanit outrages.
* Josphe, nt. Jud., li?. XVIII, c. x.* 24 janvier 4i.
-
SA VIE ET SES UVRES. 31
De retour Alexandrie, Philon y fut tmoin desreprsailles sanglantes que les Juifs exercrent l'a-
vnement de Claude; nous voulons croire, pourl'honneur du philosophe, qu'il les dplora, mais nous
n'osons affirmer qu'il ne les proclama point un ch-
liment mrit du ciel, un tmoignage irrcusable de
la protection dont le Trs-Haut couvrait Isral.
Ce fut peut-tre cette poque o le judasme,grce aux dits favorables de Claude, triomphait dans
tout l'empire, que Philon conut la pense d'une plus
noble vengeance : il voulut dnoncer la postrit
les crimes et l'infamie de Caus, clbrer le cou-
rage et les vertus que les Juifs avaient dploys dans
les perscutions qui depuis vingt ans les assaillaient.
Dans des pages loquentes, perdues malheureu-
sement en grande partie, il retraa les souffrances
des Juifs sous Sjan *. Il crivit contre Flaccusun livre oi il montre, dans le chtiment du gou-
verneur dchu, le doigt de la Providence divine qui
veille aux destines du peuple juif; il raconta l'am-
bassade Caus, et reproduisit non-seulement la
dfense dont on s'tait servi devant l'empereur',
joaais encore il rdigea , dans un but plus gnral,
XApologie du Judasme '.
' Livre perdu et dont nous n'avons plus mme le titre.2 Palinodie Caus. Livre perdu.* Livre perdu ; un fragment curieux sur les Epsniens
-
32 PHILON d'ALEXANDRIE,
Eusbe * rapporte que Philon revint Rome
sous Claude, dans une extrme vieillesse, et lut en
plein snat, aux applaudissements des auditeurs, la
Lgation Caus. Nous examinerons ailleurs avec
soin ' cette assertion, que nous nous bornerons ici
dclarer suspecte et improbable, et que le savant
Mangey, se refusant honorer du nom de tradition,
appelle fama mendax, rumeur mensongre '.
A vrai dire, nous n'avons sur Philon, partir desvnements qui concernent l'ambassade et se placent
vers la fin de Tan 40, aucun renseignement authen-
tique. Il ne parat un instant nos regards que pour
disparatre presque aussitt et rentrer dans la retraite
au sein de laquelle il avait vcu ; sa longue carrire
demeure voile aux regards curieux du biographe,
rduit, comme on le voit, aux inductions et aux t-
moignages extrieurs. Au reste faut-il srieusement
regretter le mystre qui plane sur la vie de notre
philosophe? N'est- il pas tout entier dans son uvre si
magistrale, si imposante, et ne nous suffit-il pas pour
sa gloire de savoir qu'il conforma ses actes ses doc-
trines, qu'il pratiqua l'humilit et le renoncement
nous en a t conserv par Eusbe [Prparation vangli-que, viii).-
< Hist. ecclsiastique, liv. ii.
2 Introduction aux crits historiques. Introduction h la
rie contemplative, tome II.* V. Prface de son dition de Philon.
-
SA VIE ET SES UVRES. 33
aux vanits du monde; qu'il n'abandonna enfin
sa vie cache et modeste qu' l'heure du danger
et quand il fallut dfendre au tribunal de Csar le
Judasme qu'il avait jusqu'alors justifi devant la
philosophie ?
S'il nous tait permis de former une conjecture sur
les dernires annes de Philon, loin de le faire voya-
ger presque centenaire, comme Eusbe, loin de lui
faire donner un dmenti toute une vie de retraite
et de modestie , en le montrant avide d'applaudisse-
ments comme un histrion, il nous plairait de le voir
doucement s'teindre dans le calme du clotre et le
silence de la mditation. Non loin d'Alexandrie, pro-
bablement l'endroit que les solitaires chrtiens ha-
bitrent plus tard, et qui est connu sous le nom de
mont de Nltrie \ florissait alors un tablissementmonastique dont Philon nous a rvl la discipline,
la doctrine et les rites dans le livre curieux intitul
la Vie contemplative. La parfaite connaissance
que le philosophe montre de la. rgle des thra-
peutes^ l'loge loquent qu'il fait de leurs macra-
tions, de leurs saintes murs, de leur isolement
,
l'enthousiasme qu'il tmoigne pour les enivrements
de la contemplation, nous portent croire que le
* V. le livre de la Vie contemplative du Pre Bernard de
Montfaucon. Paris, 1709.
-
34 PHILON D ALEXANDRIE,
livre dont nous parlons a t crit aprs un sjour
parmi les moines juifs d'Egypte ; ce serait une des
dernires compositions de Philon ; c'est certainement
celle oii il clbre en termes les plus brlants l'asc-
tisme et l'extase.
L, sous un ciel bni, au sein d'une nature riante,
sur les bords d'un lac aux brises embaumes, auxperspectives grandioses, s'ouvrant sur l'horizon bleu
de la Mditerrane \ Philon termina peut-tre salongue et belle carrire, tout entier aux grandes pen-
ses que le fracas du monde avait parfois interrom-pues. Il mourut l'il tourn vers les splendeurs c-
lestes, se dtachant de la terre avant de l'avoir quitte,
dans la joie que lui causaient les rcents triomphes
du Judasme, avec la conscience d'avoir pass en fai-sant le bien. C'est ainsi qu'il nous apparat portant
au front la triple aurole de la philosophie, de lavieillesse et de la vertu.
Quand on se place de haut pour juger l'ensembledes travaux de Philon, on y aperoit deux faces quinous le prsentent tour tour comme dogmatiste etcomme polmiste. Le dogmatiste est large et pro-fond, ses allures sont graves, ses vues leves ; le po-lmiste n'a pas autant d'autorit; on le sent pas-
' Ce sont les termes de la description de Philon [Fie con-templative)
.
-
SA VIE ET SES UVRES. 35
sioiin, on le suit avec inquitude, on rsiste son
loquence parce qu'on craint ses exagrations, et
bien qu'on soit convaincu de sa sincrit.
II y a peu de traits dans lesquels ces deux ca-
ractres du gnie de Philon ne soient confondus;
aussi le rle du critique est-il capital dans une tudecomme la ntre ; le philosophe est presque toujoursavocat, mais l'avocat n'oublie jamais qu'il est philo-sophe.
On a prtendu que Philon a t converti au chris-tianisme naissant. Nous n'en savons absolument rien :
Ici fable d'Eusbe sur ce point n'a pas le moin-
dre trait de vraisemblance. Ce que nous savons d'une
manire certaine, c'est qu'il ne fait dans ses crits
nulle mention des vnements qui concernent Jsus,
que nulle part il n'a annonc l'arrive du Messie, niidentifi, selon la doctrine chrtienne, le Verbe et le
Messie. Ainsi l'uvre de Philon, seule chose sur la-
quelle doivent reposer nos apprciations et nos juge-ments, n'offre aucune trace directe ou indirecte de
christianisme. L'tude de la chronologie nous con-
duit aussi des doutes invincibles sr la possibilit
ou la probabilit de cette conversion. Nous le d-
montrerons dans l'introduction au trait de la Vie
contemplative.
On a dit encore qu'il tait Juif schismatique, ap-partenant la synagogue non orthodoxe d'Alexan-
-
36 pniLON d'alexandrie ,
drie : nous rejetons cette opinion qui nous parat
contraire de nombreux passages o Philon tmoigne
de son attachement la tradition, de son respect
pour Jrusalem, la ville sainte, le lieu de prdilection
du Trs-Haut '.
Quelques-uns ont \oulu faire du philosophe un
essnien ou un thrapeute : il est certain qu'il
manifesta pour les doctrines et le genre de vie
des Essniens et des Thrapeutes l'admiration la
plus grande ; mais si rien ne s'oppose conjecturer
qu'il termina ses jours parmi les solitaires du lac
Maria, le rle qu'il joua, lors de l'ambassade Caus,
et les quelques renseignements qui nous sont parve-
nus sur la priode antrieure de sa vie, ne nous per-
mettent point de voir en lui un sectateur des moines
juifs de Jude ni d'Egypte.
Philon n'tait pas sadducen ; sa doctrine sur los
mes en fait foi ; il appartenait donc la secte des
pharisiens ; et en effet il expose la thorie de la grce
en termes tels qu'on croirait lire saint Paul. Tout
vient de Dieu, tout retourne Dieu : c'est la thse
qu'il dveloppe dans les i4//e/o/'2es des lois^ sans nan-
moins perdre de vue qu'il faut, en face de l'in-fluence souveraine, poser nettement et affirmer la li-
bert de l'homme. Ce n*tait pas d'ailleui-s' un phari-
' Lgat, Caus.
-
SA VIE ET SES UVRES. 37
sien ordinaire ; notre philosophe avait trop de lumires
pour se renfermer dans le cercle troit que la dvotion
traait autour du pharisien ; eu le rattachant celte
secte, qui se montra souvent d'une roideur fanatique,
nous avons voulu seulement signaler quelques points
de sa doctrine et affirmer, ce que l'on a parfois con-
test, l'orthodoxie de Philon au point de vue du Ju-
dasme et son attachement toutes les traditions de
son peuple.
On a dit qu'il tait platonicien, et grce au dicton
qui passa en proverbe, ou bien Platon philoiiise^ ou
bien Philon plalojiise^ on en est venu croire que
l'auteur juif est un disciple qui copie servilement les
ides et le langage du matre. Il est propos de s'ex-
pliquer sur ce point et de dissiper un prjug. Philonest platonicien, si l'on entend par l qu'il adopte une
partie des doctrines de l'Acadmie. En effet il dfinit
la vertu ' comme Platon : C'est la route de la per-
fection, c'est l'effort qui nous rapproche de Dieu.
La vertu suffit au bonheur, ajoute le philosophe grec;
Philon le rpte aprs lui *. Philon professe l'o-
pinion expose dans le Time, que ce monde a tform par des puissances infrieures sur les modles
d'ides invisibles, qui sont les types et les archtypes
' Cration du mondei-^ Migration d'Abraham, Touthomme de bien est libre.
2 Sur Abraham.
-
38 PHILON D'ALEXANDRIE,
des choses visibles; il croit la prexistence des
mes; il trouve dans l'me .trois parties; il compte
quatre vertus cardinales ; le monde est un tre ani-
m, les toiles sont des tres vivants. Ce sont l des
doctrines purement grecques, trangres aux livres
de Mose, et si Philon n'en avait que de telles, on
pourrait le dclarer copiste timide de Platon.
Il n'en est pas ainsi : cet assentiment donn des
thories de l'Acadmie n'exclut pas en Philon la li-
bert des apprciations et le got des autres philoso-
phies : s'il fut platonicien, on peut dire qu'il fut au
mme titre pythagoricien, stocien, pripatticien
;
les anciens lui donnent parfois le titre de disciple de
Pythagore*; la doctrine empreinte d'asctisme de
ce philosophe allait bien au gnie et l'ducation de
l'illustre Juif; il la proclame* lui-mme sainte et
vnrable; il clbre avec enthousiasme les louanges
de l'unit et la vertu des nombres \ On trouvera
dans le livre sur la Cration du monde un curieux
passage o il est trait des proprits et des diffrentes
combinaisons du nombre sept : c'est un vritable
fragment de Philolas ou de Pythagore.
Philon , sur certaines questions , suit Aristote ;
quand il s'agit de morale, il est franchement stocien :
< Clment d'Alex., Siromat., liv. l.^ Tout homme de bien est libre." Cration du monde.
1
-
SA VIE El SES UVRES. 39
ce L'homme vertueux est prince et roi quand mmeon le rduirait a la misre. Rien n'est bon que ce quiest honnte. Seul le sage peut se vanter d'tre libre.
Deux maximes stociennes avaient fourni au philoso-
phe alexandrin la matire de deux traits, dont un
seul nous a t conserv ' ; on croirait, en le lisant,
tenir un livre de Snque ou plutt des pages perdues
de Zenon. Philon n'est donc exclusivement ni plato-
nicien, ni stocien , ni pythagoricien , ni pripatti-
cien, et toutefois il est cela tour tour, mais dans une
certaine mesure. Nous conclurions qu'il se rattache
la secte des clectiques, dont Potamon, son compa-
triote, fut le chef, si toute sa philosophie n'tait domi-
ne par une proccupation plus forte, plus inces-
sante, plus efficace que le souci de l'clectisme : celle
d'accorder ses doctrines, d'o qu'elles viennent, avec
les livres de Mose et les traditions hbraques. Philon
ne s'carte des critures que l oh elles l'abandon-
nent ; il n'est donc pas clectique dans le sens rigou-
reux du mot. Sur le terrain de la philosophie grecque
il ne subit, il est vrai, nulle servitude, n'accepte au-
cune doctrine compltement, n'en repousse aucune
d'une manire absolue ; mais cette mthode , loin
d'tre son but, lui sert de moyen; il veut mettre la
' Les titres des deux traits taient : Tout mchant estesclave, Tout homme de bien est libre. Le premier traitest perdu.
-
40 PHiLON d'alexandrie ,
science grecque au service de la thologie juive, et
appliquer tout ce que les philosophes ont formul de
beau, de juste et de vrai, l'interprtation des livres
saints ', dans lesquels il voit l'expression la plus pure
de la science et de la morale.
Il y a dans l'tude de Philon une question capitale,
celle, qui concerne la thorie du Verbe ou Logos.
Nous ne voulons que l'efileurer ici ; elle appartient
l'tude philosophique et historique qui terminera
notre publication. Entre Dieu et l'univers qu'il a cr
Philon place un tre intellectuel, c'est le Logos. Ce
terme, en grec, ne signifie pas seulement Parole ou
Verbe^ mais Intelligence et Raison. Cet tre est la
premire et la plus haute manifestation de la puis-
sance suprme ; c'est par le Logos que Dieu a cr le
monde, car il est la plus universelle des ides, il est
l'archtype primordial, source des types spciaux et
des ides particulires qui ont servi de modles aux
tres sensibles. De l les expressions figures qui dans
notre philosophe dsignent le Verbe : c'est le fils pre-
mier-n de Dieiij car il a prcd toute crature, c'esl
rimage et le reflet de l'tre suprme, c'est Dieu U
second, c'est le crateur de l'univers^ c'est le premiei
et le plus puissant dans la hirarchie des tres qui en-
i' V. la dissertation de Fabricius : De platonUmo P/iilonis
in-4". Leipzig, 1693.
-
SA VIE ET SES UVRES. 41
vironneiit le Tout-Puissant, c'est l'ang-e par excellence
ou Archange *. Suivant cette doctrine, Dieu, retir
au sein des profondeurs insondables de l'infini, de-
meure dans un repos absolu ; le Verbe exprime son
action ; c'est le rapport qui l'unit la crature : tel
est le sens profond et rigoureux du terme Logos et de
la conception qu'il renferme.
Cette phrasologie nous est parfaitement connue
par le quatrime vangile, postrieur de plus d'un
demi-sicle aux crits de Phiion. Au commencement,dit cet vangile, le Logos existait; le Logos existait
en Dieu; et le Logos tait Dieu. Tout a t fait par
le Logos ; rien de ce qui existe n'a t fait en dehors
de lui. En lui tait la vie et la vie tait la lumire des
hommes.
Suivant Phiion, le Verbe ou Logos a tous les attri-
buts de la divinit ; il a Y Omniscience, il a la Toute-
Puissance^ il a la Perfection. Bien qu'il soit l'Ide des
ides, la forme universelle, il n'en existe pas moins
comme tre distinct et agissant. C'est une personne.
De mme qu'il est, dans le grand Tout, le rapport quiunit Dieu l'univers, il est aussi le lien entre Dieu et
l'humanit. Ce caractre du Logos est un des plus re-
Le mot Aoifc, dont le sens est, comme nous l'avons vu,parole et raison, dsigne, par extension, tout tre intellectuel
;
aussi Phiion appelle-t-il les anges de Dieu des Ao'-voi. Chez certainshrtiques trs-anciens ce mot dsigne des substances clestes.
-
42 PHILON D'ALEXANDRIE,
marquables et mrite la plus srieuse attention. Il faut
surtout noter les passages o Philon dveloppe ces at-
tributs du Verbe et le proclame le Souveraiii-Pon-
tife, le Lgat du Trs-Haul, le Mdiateur^ et o il
dfinit son rle en termes exprs : C'est le mdia-
teur suppliant de l'tre prissable qui aspire des
destines immortelles; c'est l'intermdiaire entre l'tre
suprme et ses sujets; iln'estpas, comme Dieu, sans
principe; il n'a pas, comme nous, de gnration '.
En transportant au Messie cette thorie parfaitement
nette du Verbe, en identifiant le Messie Jsus, on
faisait du fils de Marie le souverain pontife, le mdia-
teur de l'humanit ; en dveloppant cette doctrine et
en l'appliquant la vie humble, la mort et aux
souffrances du prophte galilen , on le dclarait,
comme il arriva, l'holocauste, la victime expiatoire
qui rhabilitait la race humaine dchue.
Il faut le reconnatre, avec le savant Mangey * ot
la plupart de ceux qui ont tudi les uvres de Phi-
lon, la thorie du Verbe que nous trouvons dans
le philosophe alexandrin est bien celle du quatrime
vangile et de l'orthodoxie chrtienne. L'exposition
de saint Jean est plus simple et plus brve, comme
il convient un crit destin au vulgaire; le systme
' Quel est l'hritier des choses clestes?2 V. sa belle prface des uvres de Philon.
\
-
Sa VIE ET SES UVRES. 43
de Philon est savamment dvelopp et recouvert du
voile.de rallgorie: c'est la seule diffrence que nous
ayons constate entre l'vangliste et le philosophe.
C'est par le Logos que Dieu, depuis la cration, se
manifeste dans le monde, intervient dans la nature et
se produit dans l'humanit. C'est le Logos qui appa-
rat aux mes pieuses, aux saints personnages; il tait
dans le buisson ardent d'o partit la voix qui ordonna
Mose d'aller dlivrer ses frres opprims, dans la
vision qui promit Abraham une postrit innom-brable, dans le songe mystrieux de Jacob. Bientt
4es docteurs chrtiens dvelopperont cette ide et
nous montreront chaque pas dans l'histoire du
peuple juif la figure du Christ promis.
O Philon a-t-il pris cette doctrine du Verbe? Pro-blme important, mais que nous rservons. Il noussuffira ici de le poser et d'y rpondre par quelques
indications provisoires et sommaires. Cette doctrine
ne nous parat pas, comme on l'a dit, procder de
Platon ; elle se retrouve, soit en germe, soit en dve-
loppement, dans des auteurs juifs auxquels le philoso-
phe grec eut t odieux, s'il fl^ leur avait t tranger.
Elle existe en effet dans les Targums*, notamment
dans celui d'Onkelos , contemporain de Philon. On-
kelos appelle Memra ce que le Platon juif nomme
' Les Targums sont des traductions en langue vulgaire(syriaque) des livres saints.
-
44 PHiLON d'alexandrie,
Logos; le Memra est mdiateur entre l'humanit et
Dieu, c'est le fils et l'image de Dieu; il a enfin tous les
caractres principaux du Verbe \ Il est vrai que le
Verbe de Philon touche par certains cts la thorie
platonicienne des Ides, cause du rle d'archtype
qu'on lui fait jouer dans la cration ; mais"" n'est-ce pas
l un accident dans l'ensemble de la doctrine, produit
chez notre auteur par la tendance bien naturelle qui
pousse l'esprit humain relier ensemble, quelle que
soit leur diversit, les conceptions qu'il a adoptes ?
Oq pourrait soutenir avec plus d'avantage, peut-
tre, que la doctrine hbraque du Verbe est la source*
de la thorie grecque des Ides *. C'est un jeu d'-rudition auquel nous croyons inutile de nous livrer,
autant pour mnager l'intrt du lecteur que pour nepas nous garer dans les nuages de l'hypothse. Ce
* V. Etienne Rittangel, son commentaire et sa traduction
du Sejiher ietzirah] Ch. Allix, dans son trait : JudiciaEcclesix Judac contra Vnitarios ; V. La Kabbale, parM. Francis. Paris, 1843, p. 67, 68, 69, 70. M. Franck, aprsavoir constat dans la paraphrase d'Onkelos le rle de la Parole
divine ou Verbe, dfinit la science Kabbalisle, laquelle il fait
honneur de cette conception, une science mystrieuse, dis-
tincte de la Mischna, du Talmud, des livres saints, mystique,enfante par le besoin d'indpendance et de philosophie,et qui se rpandit chez les Juifs avant la fin du premiersicle de l're chrtienne. (Th. Mangey, Prface des (t.urr.de Philon.)
* V. Th. Mangey, ibid.
-
SA VIE ET SES UVRES. 45
qui nous parat le plus vraisemblable et le plus srieux,
c'est que Philon a pris les lments de cette doctrine,
qui se soude du reste aisment celle des Ides,
dans des traditions d'cole et dans les crits de ses
prdcesseurs. De ces prdcesseurs qui ont certaine-
ment exist, puisque notre auteur y fait allusion,
nous n'en connaissons qu'un et seulement de nom,
Aristobule *.
Nous tudierons ailleurs les sources et les pro-
grs de cette doctrine chez les Hbreux ; nous signa-lerons plusieurs passages de leurs livres sacrs '
o elle se produit d'une manire de plus en plusnette ; nous verrons enfin qu'elle est probablement
ne au contact des conceptions cosmogoniques de
la Perse et offre plus d'un rapport avec le mdia-
teur dmiurge, Miihra^ dont plus tard le culte '
rivalisa avec celui du Christ. Ainsi les premiers doc-
' Deux cents ans avant Philon, Aristobule crivait, dans unpassage qu'Eusbe nous a conserv {Prpart, vangliq., 1, 4),que \ Sagesse, identifie plus tard au Logos, est antrieure aumonde, et faisait remonter cette doctrine jusqu'au roi Salomon :Sa.oattv,ttTTiv (2c
-
46 PHILON ^'ALEXANDRIE ,
teurs chrtiens et Philon ont puis une source com-
mune et qui ne pouvait exister que dans le judasme;
c'est un fait certain qui ressort des considrations que
nous venons d'indiquer rapidement et de la parfaite
concordance entre les thories du christianisme et
celles du philosophe alexandrin.
La conception divine chez Philon se produit tou-
jours avec une richesse d'expression tout orientale,
mais n'est pas exempte de certaines contradictions.
Tantt Dieu est reprsent comme la raison des
choses, comme la cause active et efficiente de l'uni-
vers, comme l'idal de l'humanit. Alors il runit
toutes les facults de l'me humaine leve jusqu' laperfection : la libert, la science, la bont, la paix, le
bonheur... Dieu, c'est le principe intelligent et l'ar-
chitecte du monde; alors le Verbe est la pense di-
vine,sige de toutes les ides, l'imitation desquel-
les ont t forms les tres. Tantt on le montre au-
dessus de la perfection mme et de tous les attributspossibles : ni la vertu, ni la science, ni le beau, ni
le bien, ni mme l'unit, ne sauraient nous en donnerune ide ; tout ce que nous pouvons dire de lui, c'est
qu'il est; il est pour nous l'tre sans nom, l'tre inef-
fable... C'est la raison qui abdique devant une fa-
cult prtendue suprieure, la philosophie qui se retiredevant' le mysticisme ' .
M. Franck. Article Philon {Die t. des se. phil., tome V).
-
SA VIE ET SES UVRES. 47
On ne. peut contester que Philon oscille entre deuxsystmes, dont l'un est inspir de Platon et de la phi-
losophie grecque, l'autre du mysticisme panthiste derOrient. S'il a, en plus d'un passage, proclam Dieu
comme une intelligence, comme un tre moral, dis-
tinct de l'univers qu'il a cr, il n'a pas craint cepen-
dant d'crire la formule la plus absolue du panthis-
me : Dieu est Un, Dieu est Tout : et; xal to icav
OUTO effTiv
. Une ide apparat toutefois dominante dans son
esprit ; elle consiste nous reprsenter l'Etre immua-ble et absolu entour de Puissances (Suvixet) ou d'-
manations qui pntrent la terre, l'eau, l'air et le ciel,
remplissent les moindres parties de l'univers en les
liant les unes aux autres par des liens invisibles *. La
premire Puissance, c'est la Sagesse, c'est le Verbe '.
Ce Logos, nous le rptons, n'est pas, dans la pense
du philosophe alexandrin et comme on pourrait le
croire, une abstraction, mais un tre rel, une hypo-
stase. Cette manation primordiale, universelle, int-
rieure *, a pour effet de produire le Logos extrieur
ou Verbe prononc % qui est la raison active ^et l'-
' Allgories des lois, liv. I.2 De la confusion des langues.^ Sur les Chrubins. Sur les songes.* Ao"]fo; vS'iETo;.
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48 PHILON D'ALEXANDRIE ,
nergie efficace. Le Logos extrieur produit son tour
rUnivers, au sein duquel se manifestent des Puissan-
ces diverses et spciales ; ce sont : la Puissance Direc-
trice ou Boyale *, qui gouverne tous les tres par la
Justice ; la Puissance Rmunratrice, la Puissance
Vengeresse, servent cette dernire, et forment avec elle
la Providence *. Les Puissances descendent et pro-
cdent de Dieu par un obscurcissement graduel de sa
lumire, pour tre la lumire et la vie de l'Univers '.
Quant aux Anges, qui sont des Verbes infrieurs, il,faut les concevoir comme des tres anims qui pfsi-dent aux diverses parties de la nature : ce sont des
mes nageant dans l'ther et qui viennent quel-quefois s'unir celles des hommes *. On le voit, la mythologie paenne n'est pas tran-
gre aux dtails de cette conception ; si le dogme del'unit divine la domine, l'influence des philosophies
de la Grce, de la Perse, de l'Egypte, s'y manifeste
par le rle de cette lgion d'tres intermdiaires, An-
ges, Dmons, Gnies, Puissances, Verbes, qui consti-tuent comme une grande chelle unissant le monde Dieu, l'tre fini l'Infini, la cration sensible aumonde idal, le monde idal l'tre incr.
2 npo'vota.
^ allgories des lois, liv. 111.* M. Franck, article prcii.
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SA VIE ET SES UVRES. 49
S'il fallait soumettre Philon certaines rigueurs de la
critique moderne, on pourrait dire que sa mtaphysi-
que est incohrente, que ses affirmations se contredi-
sent;qu'il est dualiste comme Platon, qu'il est pan-
thiste comme les philosophes de l'cole naturaliste nos
contemporains, qu'il est mystique comme Jamblique,
et quitiste comme Molinos, que sa thodice est un
chaos.
Un tel jugement, qui ne tient compte ni du milieuni de l'poque, qui nglige surtout d'apprcier le
but et la haute porte de sa tentative, nous paratrait
injuste. En rapprochant le dogme monothiste de
la mythologie paenne et de la philosophie grecque,
en lesjuxtaposant de la sorte, Philon prludait l'u-
vre laborieuse et longufe de la thologie chrtienne qui
parvint efTacer ou bien attnuer certaines contra-
dictions, sans dtruire l'antagonisme profond qui spa-
rait ces conceptions diffrentes. Pour dire toute notre
pense, cet antagonisme nous semble invincible, parce
qu'il rsulte des perspectives diverses de l'esprit hu-
main et du jeu naturel de facults opposes; malgr
les efforts persvrants de vingt sicles, en dpit des
tentatives des plus grands gnies, il n'a pas disparu
de la philosophie chrtienne.
Nul ne nous contredira quand nous affirmerons
que la thodice, moins qu'on ne l'aborde avec un
esprit prvenu et exclusif, est le terrain le plus gli