PH 1 - 2101 - EXERCICE 6 - KREEFT

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1 Peter KREEFT QUAND LA PHILOSOPHIE ET LA VIE NE FONT QUUNE. The Ever-Illuminating Wisdom of St. Thomas Aquinas. Papers Presented at a Conference Sponsored by the Wethersfield Institute, New York City, October 14, 1994, San Francisco, Ignatius Press, 1999, p. 11-30. Traduction française par Peter Krasuski, p.s.s. et Jonathan Guilbault C'est avec crainte et tremblement que je tente de remplir la mission qui m’est assignée aujourd'hui. Car mon discours est censé être savant, et je ne suis pas un savant. Je n'ai pas le temps de traîner indéfiniment dans les bibliothèques, et cela pour six raisons : une femme, quatre enfants, et une maison. J'écris mes livres dans la baignoire et sur la plage. Ma crainte a une seconde origine : c'est que mon discours est censé être biographique, et je ne suis ni biographe, ni historien, ni psychologue. Comme si ça ne suffisait pas : Chesterton a déjà écrit la meilleure biographie populaire de saint Thomas, un livre insurpassable que les deux plus grands érudits thomistes de notre siècle, Étienne Gilson et Anton Pegis, ont tous deux qualifié de meilleur livre jamais écrit sur saint Thomas. Le poids du travail de Chesterton excède le poids de mon exposé au moins autant que le poids de son corps le poids du mien ! En préparant cette présentation, j'ai jonglé un moment avec l’idée qu’on faisait une blague en m’invitant, et que vous espériez, avant toute autre considération, vous offrir une bonne récréation ! Mais vous récréer de quoi ? Je suis le premier intervenant de cette conférence… Ensuite, j’ai pensé que ma présentation était motivée par un certain désespoir, semblable à celui des fanatiques de baseball à cette époque de l'année ; ils sont privés des Séries Mondiales, et n’ont rien d’autre à faire que de demander à une équipe des petites ligues de jouer dans un parc de la Ligue Majeure. Puis j'ai décidé de cesser de jouer au psychologue amateur et de spéculer sur les motifs, pour tout simplement faire ce que nous, fous et philosophes faisons le mieux : ruer là où les anges ont peur d’aller. (Aucun ange n’a jamais écrit un article sur le Docteur Angélique, je crois....). Le point principal de mon intervention sera l'étonnante unité entre les écrits de Thomas et sa vie, entre son esprit [mind] et sa personnalité. Il y a toujours un lien, bien entendu : on ne change pas de personnalité lorsqu’on écrit. Mais il y a rarement une unité de la vie et de la pensée aussi parfaite que celle que l'on trouve chez l’Aquinate, un tel vêtement sans couture. C’est ainsi qu’il peut servir de modèle et de saint patron pour ceux d'entre nous qui sommes aussi des écrivains ou des penseurs, et qui aimerions intégrer davantage nos bonnes idées dans notre vie, ainsi que mettre davantage de douceur de vivre dans nos pensées et nos écrits. Saint Thomas loue Socrate pour cette intégrité dans la Somme théologique (III, 42, 4). L'article en question s'interroge sur la méthode d'enseignement du Christ, en particulier pourquoi n’a-t-il jamais écrit. Thomas, dans sa réponse, distingue un mode d'enseignement inférieur et un mode d’enseignement supérieur. Le mode supérieur est l’enseignement par le biais d’une vie

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Peter KREEFT

QUAND LA PHILOSOPHIE ET LA VIE NE FONT QU’UNE.

The Ever-Illuminating Wisdom of St. Thomas Aquinas. Papers Presented at a Conference Sponsored by the Wethersfield Institute, New York City, October 14, 1994, San Francisco, Ignatius Press, 1999, p. 11-30.

Traduction française par Peter Krasuski, p.s.s. et Jonathan Guilbault

C'est avec crainte et tremblement que je tente de remplir la mission qui m’est assignée aujourd'hui. Car mon discours est censé être savant, et je ne suis pas un savant. Je n'ai pas le temps de traîner indéfiniment dans les bibliothèques, et cela pour six raisons : une femme, quatre enfants, et une maison. J'écris mes livres dans la baignoire et sur la plage. Ma crainte a une seconde origine : c'est que mon discours est censé être biographique, et je ne suis ni biographe, ni historien, ni psychologue. Comme si ça ne suffisait pas : Chesterton a déjà écrit la meilleure biographie populaire de saint Thomas, un livre insurpassable que les deux plus grands érudits thomistes de notre siècle, Étienne Gilson et Anton Pegis, ont tous deux qualifié de meilleur livre jamais écrit sur saint Thomas. Le poids du travail de Chesterton excède le poids de mon exposé au moins autant que le poids de son corps le poids du mien ! En préparant cette présentation, j'ai jonglé un moment avec l’idée qu’on faisait une blague en m’invitant, et que vous espériez, avant toute autre considération, vous offrir une bonne récréation ! Mais vous récréer de quoi ? Je suis le premier intervenant de cette conférence… Ensuite, j’ai pensé que ma présentation était motivée par un certain désespoir, semblable à celui des fanatiques de baseball à cette époque de l'année ; ils sont privés des Séries Mondiales, et n’ont rien d’autre à faire que de demander à une équipe des petites ligues de jouer dans un parc de la Ligue Majeure. Puis j'ai décidé de cesser de jouer au psychologue amateur et de spéculer sur les motifs, pour tout simplement faire ce que nous, fous et philosophes faisons le mieux : ruer là où les anges ont peur d’aller. (Aucun ange n’a jamais écrit un article sur le Docteur Angélique, je crois....). Le point principal de mon intervention sera l'étonnante unité entre les écrits de Thomas et sa vie, entre son esprit [mind] et sa personnalité. Il y a toujours un lien, bien entendu : on ne change pas de personnalité lorsqu’on écrit. Mais il y a rarement une unité de la vie et de la pensée aussi parfaite que celle que l'on trouve chez l’Aquinate, un tel vêtement sans couture. C’est ainsi qu’il peut servir de modèle et de saint patron pour ceux d'entre nous qui sommes aussi des écrivains ou des penseurs, et qui aimerions intégrer davantage nos bonnes idées dans notre vie, ainsi que mettre davantage de douceur de vivre dans nos pensées et nos écrits. Saint Thomas loue Socrate pour cette intégrité dans la Somme théologique (III, 42, 4). L'article en question s'interroge sur la méthode d'enseignement du Christ, en particulier pourquoi n’a-t-il jamais écrit. Thomas, dans sa réponse, distingue un mode d'enseignement inférieur et un mode d’enseignement supérieur. Le mode supérieur est l’enseignement par le biais d’une vie

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Manuscrit de la Somme théologique de

S. Thomas d’Aquin.

complète et parfaite. Le mode inférieur a besoin de suppléer la vie imparfaite de l’enseignant avec des écrits. C’est ainsi que la question « Pourquoi le Christ n’a-t-il rien écrit ? » obtient sa réponse. Mais Thomas ajoute que, parmi les philosophes, ce mode d'enseignement supérieur se retrouve également chez Socrate. Une note de bas de page : en fait, le Christ a écrit à une occasion, mais dans le sable, non sur du papier. L'incident est dans Jean 8, l’épisode de la femme adultère. Personne, sauf les pharisiens, ne sait ce qu'il a écrit ; mais je vous donne mon idée là-dessus : des noms. Il a écrit des noms que les pharisiens pouvaient connaître. Des noms comme Jennifer Flowers, Paula Jones... Socrate a également écrit – sur la pierre. Il était un tailleur de pierre. Je me plais à penser que l'humour, l'ironie de la providence de Dieu s’est organisée pour que l'inscription que saint Paul, dans Actes 17, a vue sur Mars Hill et à laquelle il renvoie dans son sermon aux philosophes d'Athènes, l'inscription qui a fonctionné comme un Jean Baptiste païen, comme une préparation à l'Évangile, provenait de lui. L'inscription disait : « À UN DIEU INCONNU ». Parfaitement socratique. Je choisis dix thèmes, dix particularités que je retrouve à la fois dans la vie et les œuvres de Thomas. Chacune de ces particularités sera illustrée par un incident de sa vie. Voici la liste : sa distraction [absentmindedness], sa simplicité d’enfant, sa pureté, son silence, son humilité, son détachement, sa courtoisie, sa science, sa curiosité et sa piété [prayerfulness ; nommée « intégrité » au point 10 ci-dessous – trad.]. D’autres personnages issus du drame tranquille de sa vie interviendront pour fournir des illustrations. Il s’agit de saint Louis, roi de France; de frère Reginald, son confesseur ; d’une prostituée ; de ses camarades de classe ; de son professeur, saint Albert le Grand ; de sa mère ; d’un philosophe-vraiment-stupide nommé David de Dinant ; d’un âne et de Jésus-Christ. 1. Distraction Il y a deux causes à la distraction. Je le sais, j’en suis un expert par expérience. Parfois, vous êtes tellement éparpillé que vous ne pouvez vous concentrer sur aucune chose. Votre attention

est de courte durée. Les personnes hyperactives, les personnalités de Type A, et les personnes ayant la forme la plus commune du TDA (Trouble Déficitaire de l’Attention) sont comme ça. L’Aquinate, à l'instar de nombreux professeurs, y compris moi, a été de type contraire : une fois que son attention est fixée sur quelque chose, il aime y rester. Il déteste les interruptions. Il semble hypo-actif : passif, pensif, calme. C'est la forme contraire du TDA. Moi et beaucoup de professeurs que je connais partageons ce profil, probablement parce que nous ne pourrions rien réussir d’autre dans le monde que les tâches académiques. Avant que Platon invente l’académie, nous n'aurions pas survécu, sauf peut-être en tant qu’ermites, exclus, ou bouffons du roi.

La scène bien connue de l’incident à la table de saint Louis illustre la distraction de saint Thomas. Il était assis à une table de banquet avec le roi et de nombreux VIMP (Very Important

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Medieval People). Tous bavardaient à propos de choses qui ne suscitent pas l’intérêt de personnes comme saint Thomas. Évidemment, il faisait autre chose: il pensait. Soudain, de son profond silence jaillirent le fracas de son poing sur la table et l’éclat de sa voix dans l'air : « Cela achèvera les manichéens ! » Les mots qui sortent du silence sont pleins de force, comme des arbres avec des racines profondes, ou comme la mer. Au contraire, les mots se détachant péniblement du bruit d'autres mots sont comme de l'herbe, avec des racines peu profondes, ou comme le babillage des ruisseaux. Les ruisseaux ne sont pas distraits [absentminded]. La mer l’est. Tout à coup, sans prévenir : une tempête. D’énormes vagues, comme l’énorme poing de Thomas sur la table. Selon le récit, le roi Louis, un saint lui aussi, et par conséquent en cadence avec le même percussionniste divin que Thomas, suivant le même chef d'orchestre - quoique dans une autre section de l'orchestre, a joué la note juste. Il a immédiatement chuchoté à son scribe d’apporter une tablette au professeur distrait et de consigner l'argument contre les manichéens qui a tellement impressionné ce dernier. Dieu merci pour sa présence d’esprit [present mind] — et pour « l’absence » [absent mind] de l’Aquinate ! « Absent du corps, présent avec le Seigneur. » Bien sûr, nous avons besoin de plus que d’arguments de professeurs — mais sûrement pas moins — contre les manichéens modernes, c’est-è-dire les dépréciateurs de la matière, de la maternité, de la chair, de l’enfantement, de la procréation, de la nature, de la différence sexuelle, des rapports sexuels naturels, de la souffrance et de la mort naturelles ; contre la spiritualité New Age et le ressentiment du féminisme radical concernant la « prison » de l'utérus et de la maternité ; contre les idéologies abstraites et désincarnées ; contre les attaques, rendues possibles par le progrès technique, envers la naissance et la procréation ; contre le pillage, le viol de la nature, en particulier de la nature humaine ; contre la redéfinition radicale de la masculinité et de la féminité, et contre le dénigrement de l'idée chrétienne par excellence : la croix de souffrance et de mort est noble, signifiante et digne de ne pas être « kevorkianisée ». Parfois, ça prend un professeur pour réfuter les professeurs, un professeur dont l’esprit est apparemment absent pour réfuter une idéologie qui, elle, est assurément sans âme. Par ailleurs, personne ne sait quel argument est venu à l’esprit de l’Aquinate ce jour-là, mais je soupçonne que c’était celui-ci, simple et lumineux comme une étoile, porté contre la doctrine manichéenne selon laquelle certaines choses (la matière) sont ontologiquement mauvaises : tout ce qui existe est soit Dieu, le Créateur, soit sa création. Mais le Créateur est parfaitement bon, et les créations voulues par Dieu ne sauraient être mauvaises. Par conséquent, tout ce qui existe est ontologiquement bon. Seul un enfant, ou un pédagogue parfait, pourrait inventer un argument aussi simple et évident. La distraction de l’Aquinate a été celle de Marie dans un monde de Marthe. Il y avait plus de Marie au Moyen Âge qu’il y en a dans le monde moderne, et il y en avait plus dans la génération passée que de nos jours. Le dépassement, le détachement des préoccupations qui agitent toutes les Marthe, des nombreuses choses qui les retiennent, devient de plus en plus rare et donc de plus en plus nécessaire, non seulement pour qui veut être saint, mais également pour qui veut tout simplement être sain d’esprit. On a soumis à l’Aquinate, une fois, la « Question Disputée » suivante : laquelle de la vie contemplative ou de la vie active est la plus parfaite. Avec la sagesse de Salomon, il a répondu : une vie justement partagée entre les deux, une vie « mixte », est la plus parfaite, la plus complète et la plus christique. La distraction de l’Aquinate a coexisté avec une vie active,

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pleine de controverse, de travail, et avec l'enseignement. L’Aquinate approuverait chaleureusement la maxime du bienheureux José Escrivá, le fondateur de l'Opus Dei : « nous devons faire les travaux de Marthe avec l'esprit de Marie ». Il serait d'accord avec Platon, qui prétendait qu’une éducation complète comprend le monde à l'extérieur de la caverne et le monde des ombres dans la caverne ; et avec Chesterton, qui affirmait que l'homme n'est ni une taupe qui s'enfonce dans la terre, ni un ballon flottant dans le ciel, mais un arbre avec des racines solidement plantées dans la terre et des branches tendues vers les cieux. En d'autres termes, un professeur distrait [absentminded] a sa tête dans les nuages et ses pieds sur terre — donc chacun dans le milieu vital qui lui est approprié. Ne pas avoir la tête dans les nuages signifie être un lilliputien intellectuellement. 2. Simplicité L’Aquinate est une personne simple [simpleminded]. Mais qu’est-ce que signifie ce genre d’affirmation sur le plus grand génie théologique ayant jamais vécu ? Évidemment, par « simpleminded », je ne veux pas dire « mentalement retardé ». Je veux dire exactement le contraire : mentalement avancé. Au moment de la naissance, nous ne sommes pas des personnes simples. Le monde semble un bourdonnement, une confusion en plein essor. Peu à peu, nous discernons l'ordre dans le chaos, les principes qui dirigent les événements, la simplicité qui tient ensemble la complexité d'un système, d’un corps. Le progrès mental consiste essentiellement en un mouvement vers l'unité organique, vers l'unité-en-multiplicité, qui caractérise notre propre corps, ou n’importe quel corps organique, et qui caractérise l'univers — l'uni-versa — et qui caractérise toute la réalité, car toute la réalité reflète l'unité de son Créateur. Selon la métaphysique thomiste, l'unité est une propriété transcendantale de tout être. Mais l'épistémologie thomiste montre que nous apprenons cela par induction, et non par déduction ; par expérience, et non par réminiscence d’une certaine idée innée. Par conséquent, en combinant le principe de la métaphysique thomiste et le principe de l'épistémologie thomiste, on arrive à la conclusion qu’être simple [simpleminded] signifie être près du sommet de la montagne du développement intellectuel humain. Saint Thomas nous a laissé ses propres sermons sur la montagne. La simplicité n'exclut pas la complexité et la subtilité. Elle les rend possibles, comme l'âme rend possible le corps animé. Le corps humain, particulièrement le cerveau et le système nerveux, est la chose la plus complexe, physiquement, dans l'univers connu, parce que l'âme humaine est la chose la plus simple et unifiée dans l'univers connu. C'est pourquoi elle est immortelle : n'ayant pas de parties, elle ne peut pas se décomposer. La poésie de Thomas révèle sa simplicité. Elle est constamment variation sur un thème unique. Sa structure est semblable à celle d'une roue, chaque rayon étant relié au centre. Et le centre, c’est le Christ, le Dieu-homme. La poésie de Thomas ne diffère de sa philosophie que par le vocabulaire. Elle montre le même esprit de simplicité, le même art ingénu d’une authenticité et d’une clarté enfantines. Les trois qualités que l’Aquinate a reconnues comme les propriétés essentielles de la beauté sont l'harmonie ou la proportion, la clarté, et « les couleurs vives ». Exactement ce qu’un enfant aurait dit. Et ça exprime avec justesse ce qu’est la poésie de Thomas. La poésie est un effort conjoint de la tête et du cœur. La poésie de l’Aquinate manifeste sa simplicité de cœur [simpleheartedness] tout comme sa simplicité d’esprit [simplemindedness]. La simplicité du cœur est plus importante que celle de l’esprit. C'est la définition même de la sainteté. C'est ce que Kierkegaard entendait quand il a écrit ce titre merveilleux : la pureté du

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cœur consiste à vouloir une seule chose. C'est ce que la Vierge a manifesté parfaitement dans sa réponse à l'invitation au mariage spirituel avec Dieu que lui transmettait le « commissionnaire » Gabriel : « Oui. » Fiat. « Qu'il me soit fait selon ta parole ». Et c'est ainsi que notre salut a été rendu possible. C'est ce que les musulmans considèrent justement comme l'essence même de la vraie religion : islam, c’est-à-dire soumission totale à Dieu. C'est précisément ce qui nous manque, comme nous le dit William Law dans son diagnostic dévastateur : « Si vous examiniez votre propre cœur en toute honnêteté, vous arriveriez inévitablement à la conclusion qu'il existe une seule raison pour laquelle vous n’êtes pas encore un saint : vous ne voulez pas entièrement l’être. » La simplicité du cœur est le critère de la sainteté. Thomas l’avait. L'incident de sa vie qui, selon moi, l’illustre le plus parfaitement, vient près de sa fin. Il venait de terminer le traité sur l'Eucharistie. Frère Reginald, son ami et confesseur, a témoigné qu'il avait vu Thomas seul dans la chapelle, prosterné (aussi prosterné que son corps rond le permettait), se faire dire, par une voix venant du crucifix : « Tu as bien écrit sur moi, Thomas. Quelle récompense demandes-tu ? » La réponse, instantanée, a tout simplement été : « Seulement vous, Seigneur. » Quelle humilité ! Et en même temps quel culot, quelle audace ! Rien de plus et rien de moins que Dieu lui-même. L’audacieuse simplicité ! Le récit m’attendrit, arrache une larme à mon œil chaque fois que je le raconte — non seulement parce que moi aussi, je veux lui donner la même réponse, mais aussi parce que je sais qu’à chaque minute, je continue d’échouer radicalement à faire la chose que je désire faire. C’est qu'il y a un mot difficile dans la réponse de Thomas. Ce n'est pas le mot « toi », parce que le « soi » de Dieu est infiniment attrayant. Ce n'est même pas le mot « Seigneur », même si la flexion du genou devant sa Seigneurie est une continuelle douleur pour nous qui avons contracté la maladie héréditaire de l’arthrite spirituelle. Mais c'est le mot « seulement », le mot de la simplicité ; le mot de Jésus à Marthe : « Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Et il se tient devant toi. » Thomas, comme Marie, s’est simplement assis à ses pieds. C'est pourquoi la Somme est tellement pleine de lumière séraphique. Un enfant est plus simple qu'un adulte. L’Aquinate a été un enfant. Il avait une peur d’enfant : les orages. Une peur naturelle, innocente. Il pouvait comprendre, et nous n’en sommes plus capables, l'ancienne tentation de croire en de nombreux dieux et d’avoir peur de Zeus, le lanceur d’éclairs, et de Poséidon, qui fait trembler la terre. La crainte des dieux n'est pas le début de la sagesse, mais elle s’en approche. La crainte des dieux est au moins plus proche de la crainte de Dieu que la désinvolture bavarde, la popularité, ou encore l’accoutumance au Royaume de Ce Monde, toutes choses qui nous sont recommandées par beaucoup de nos éducateurs religieux modernes, par nos « experts », par nos psychologues pastoraux et par nos liturgistes.

Il fut demandé à Karl Barth, le grand théologien néo-orthodoxe protestant, après sa dernière conférence publique : « Professeur Barth, la plupart d'entre nous pensons que vous êtes le plus grand théologien vivant. Vous avez écrit des dizaines et des dizaines de livres. Quelle est l’idée la plus profonde que vous avez jamais pensée ? » Barth a répondu sans hésiter : « Jésus m’aime ».

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C'est ça la simplicité. Saint Thomas, du haut de son siège céleste, a dû sourire à cette réponse. De fait, c’est peut-être lui qui l’a inspirée. Lorsque, sur son lit de mort, Thomas fit sa confession générale, son confesseur sortit de la chambre en trébuchant, les larmes aux yeux, bégayant : « Les péchés d'un enfant de cinq ans ! Les péchés d'un enfant de cinq ans ! » Il existe un certain bon vieux professeur qui a dit : « Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux. » Il y a d'autres professeurs qui parlent plutôt, eux, d'un « christianisme adulte » pour une « humanité arrivée à la maturité ». S'il vous plaît, souvenez-vous de deux choses lorsque vous entendrez ces enseignants (et certainement vous les entendrez). Tout d'abord, ce que veut dire « adulte » dans notre culture. Qu’est-ce qu’une « librairie pour adultes » ou un « film pour adultes » ? (Ce n'est pas un hasard, c’est précisément cela qu'ils entendent par « christianisme adulte », c’est-à-dire un christianisme sans aucun sens du péché ou de la culpabilité ; leur notion de ce qui est « adulte » ne réfère pas au commerce frauduleux ou au racisme ou à la violence, mais toujours uniquement à ce qui concerne le sexe.) Ensuite, souvenez-vous de ce que le bon vieux professeur a dit à propos des nouveaux enseignants – quelque chose sur les pierres de meule… [Mc 9, 42 – trad.] 3. Pureté Cela nous amène à la pureté. Ici, comme avec la simplicité, il y a une liaison entre la tête et le cœur. La pureté morale produit la pureté mentale, de la même façon que la simplicité morale produit la simplicité mentale. L’Aquinate fut appelé le « Docteur Angélique » non seulement parce qu'il savait beaucoup de choses sur les anges, mais également, ayant le don surnaturel de la chasteté, parce qu'il était aussi peu perturbé par ses passions que peut l’être un ange. Dieu a voulu que l'esprit de Thomas soit remarquablement clair, alors il l’a guéri de la dépendance qui nous rend aveugles. Les dépendances aveuglent toujours — les ivrognes ne peuvent tout simplement pas penser clairement, qu’ils soient des ivrognes de l’alcool, du sexe, du pouvoir ou de l’argent. L'histoire suivante est bien connue : sa famille, scandalisée par la décision de Thomas de se joindre à un ordre de frères mendiants et d’ainsi faire dos aux perspectives de puissance et de gloire qu'ils avaient prévues pour lui, l’enferma dans une tour avec une prostituée, pour le tenter. Il y a un lien naturel entre la prostitution intellectuelle et la prostitution physique, et Thomas le savait. Sa simplicité a sauvé sa pureté. Sans hésitation, il prit un tison en flammes du foyer et il repoussa la prostituée vers la porte. C’était, par ailleurs, une bonne illustration de son propre enseignement sur la violence, suivant lequel « user d’un peu de violence peut être une bonne chose. » Le délaissement actuel des arts libéraux comme source de vraie éducation — la politisation et l’idéologisation de l’érudition — est étroitement lié à l’impureté sexuelle — et l’Aquinate serait un excellent patron à invoquer contre ces deux maladies. Car les « arts libéraux » signifient la recherche libre, non servile, de la vérité — purement pour elle-même, et non pas comme un moyen ou une servante pour une autre fin, pour satisfaire nos désirs, notre ordre du jour ou notre rectitude politique. Un esprit libre et libéral est pur dans sa motivation. Il suit l'argument, et non pas l’ordre du jour. Et l’amant libre aime l’autre en tant qu’autre, avec charité, non avec cupidité. Le luxurieux, au contraire, utilise le corps de l'autre personne pour satisfaire son propre désir. Au lieu de vouloir le bien objectif de l'autre, il veut son propre bien subjectif. Les noms de certaines prostituées dans notre présent bordel intellectuel sont Déconstructionnisme,

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Éducation hiérarchisée selon le revenu, Multiculturalisme et Rectitude Politique. Combattons-les avec des tisons, comme l’a fait notre saint patron. On ne peut pas discuter avec eux, on peut seulement les exorciser. Un esprit pur est comme du verre pur ou de l'eau pure : transparent à la lumière. Rien n'est plus évident dans les écrits de l’Aquinate que cette transparence. Il n'y a pas de boue sur son miroir. Son intellect angélique est comme un bassin tranquille dont la surface ne se laisse pas gonfler par les vents de la passion, tellement calme qu'elle reflète les étoiles. Une fois que le vent souffle sur le bassin, les étoiles disparaissent. 4. Silence Pourquoi le silence est-il sans importance pour tous à l’exception des moines ? La question même révèle un malentendu. Les moines ne sont pas des fanatiques mais des signes, extraordinaires seulement parce qu’ils montrent plus clairement quelque chose d’universel, un élément essentiel que chaque vie devrait faire sienne, mais dans des proportions différentes. Les monastères ne sont pas des échappatoires mais des dynamos, des centres d'énergie spirituelle, existant non pas pour eux-mêmes, mais pour le monde. Nous avons tous besoin du silence monastique, et jamais plus que lorsque nous avons oublié pourquoi nous en avons besoin. Kierkegaard, le plus grand penseur protestant qui ait jamais vécu, est presque devenu un catholique (ou aurait pu devenir un catholique s'il avait vécu plus longtemps) en raison de son admiration pour le monachisme catholique. Il a souvent écrit sur le silence. Par exemple (de son Journal) : « Si j'étais médecin et que l'on me demandait mon avis sur les hommes, je répondrais : « Du silence ! Prescrivez-leur du silence ! » En effet, même si la Parole de Dieu était proclamée dans le monde moderne, nul ne pourrait l'entendre ; il y a trop de bruit. Ainsi, tout d'abord créer le silence. » Cela signifie deux choses : le silence intérieur et le silence extérieur. L’Aquinate possédait les deux. Il a cultivé le silence extérieur ; tout simplement, il n'a pas beaucoup parlé. Ses camarades de classe à l'université l’appelaient le « Bœuf muet ». Il a fallu un autre saint, son maître Albert le Grand, pour percevoir que son silence était celui d'un mystique, et non pas d'une tête creuse. Il a prophétisé : « Vous pouvez bien l’appeler le Bœuf muet, mais je vous dis que son mugissement sera entendu un jour dans le monde entier. » Une illustration plutôt étrange des syllogismes séraphiques de la Somme – « mugissement » —, mais Albert avait raison, bien entendu. Un bon prophète n’a pas besoin d’être un bon poète. Thomas d'Aquin n’était pas bavard. Son écriture ne fait pas coin-coin comme un canard. Il est laconique, comme les locutions du Christ et à la différence des divagations des occultistes. Normalement, vous pouvez distinguer un faux mystique d'un vrai mystique seulement en comptant les syllabes. Il n'y a pas même une syllabe de gaspillée dans les quatre mille pages de la Somme. Ses mots sont comme des balles : durs, clairs, pointus, efficaces, ciblés. Il ne ferait pas bonne figure dans une soirée à la façon d’Hollywood. Sous le silence extérieur, il y a un silence tout intérieur. Les deux se renforcent mutuellement, parce que le silence intérieur s'exprime dans le silence extérieur. Vous pouvez l’entendre non seulement dans le chant grégorien, mais vous pouvez aussi le voir dans la sculpture et l'architecture médiévales. Et le silence extérieur rend l’acquisition du silence intérieur beaucoup plus facile. (Avez-vous déjà essayé de méditer avec la télévision allumée ?)

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L'enfer est plein de bruit et l’exporte à grande pelletée dans notre monde en espérant qu'un jour, aucun recoin, aucune crevasse de l’île la plus éloignée ne sera libre de tapage, que toutes les îles seront des colonies de l'Île de Manhattan. Car l'enfer, c'est le manque d'amour, et « s'il me manque l'amour, je ne suis qu'un timbre qui résonne, une cymbale retentissante ». Dans le ciel, au contraire, les trois langues universelles sont le silence, la musique, et l'amour. Vous pouvez entendre le silence lorsque vous lisez l’Aquinate. Comme dans une nature morte chinoise. Il bondit vers vous. Il est plus évident que le son. Les mots circonscrivent le silence, découpent la silhouette du silence, délimitent le pourtour du silence. La puissance des mots vient du fait qu’ils émergent du silence comme des petits enfants qui jouent à cache-cache. On croit que chaque mot voit le jour seulement une minute avant d’être lu. La Somme semble avoir été écrite à la création du monde. Le silence est l'origine du discours, comme la femme est l'origine de l'homme. Il est la matrice des mots. Notre culture ne sera jamais capable de renverser ce que Karl Stern a appelé sa « fuite de la femme » à moins qu’elle cesse sa fuite du silence. Nous familiariser avec l’hygiène mentale de Thomas peut nous aider à nous lancer en marche arrière – ce qui est un vrai progrès quand on est en train de tomber dans l'abîme.

Marie est un modèle de silence. Elle aussi est laconique. Son Magnificat, comme la poésie de Thomas, est simple comme une exclamation d’enfant ; le silence rendu palpable par les mots. Car Marie, comme Thomas, avait l'habitude de « méditer toutes ces choses en son cœur » silencieusement. La méditation ressemble à l’émerveillement ; la différence est d’une seule lettre [en angl. : pondering et wondering – trad.]. Et l'émerveillement est l'origine de la philosophie – l’Aquinate le savait grâce à ses maîtres philosophes du passé, et aussi par expérience. Si philosophie signifie tout simplement amour de la sagesse, c’est plutôt Marie, et non pas Socrate ou Aristote, qui est le plus grand philosophe. Je suis persuadé que Thomas accepterait cette correction. Les deux derniers thèmes sont liés : le silence est au bruit

ce que la pureté est à l'impureté, une vierge à une prostituée, la Madonna à Madonna. 5. Humilité Thomas d’Aquin est humble. Le mot « humble » vient d’« humus », la terre. Thomas est terreux. Il est plein de bon sens et d’exemples de la vie ordinaire : les couleurs, les animaux, les navires, le feu, les yeux, les corps, les chagrins, le temps et le mouvement. Il bouge facilement entre le ciel et la terre : il parle de Dieu, de la Providence, du Destin, de l'Éternité, des Anges et des Universaux, mais aussi de cerfs, de l'eau, de bateaux, de paires de bottes et de pain. S’adressant à l’homme commun, il évite la prétention et l’artifice des abstractions sociologiques, psychologiques et politiques qui occupent beaucoup de notre attention et de notre temps. Il relie, dans sa pensée, les cieux et l'humble terre aussi immédiatement que Dieu l’a fait dans son Incarnation. Il aperçoit une analogie de la circumincession des Personnes trinitaires dans la biologie des vers (!) et une analogie de l'aspiration ultime de l'homme, la

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vision béatifique, dans le fait que le feu se meut naturellement vers le haut et les pierres vers le bas. L’humilité signifie aussi la transparence personnelle, la capacité de s’effacer au bon moment, comme un intermédiaire. Jean, je te présente Marie — Marie, je te présente Jean. Lecteur, je te présente la Vérité. Lecteur, je te présente toi-même. Lecteur, je te présente Dieu. Ce n’est jamais « Je te présente moi-même ». Thomas d’Aquin est une fenêtre pratiquement sans opacités d’aucune sorte. Vous ne remarquez pas la fenêtre, vous voyez tout le reste à travers elle. Comme le Saint-Esprit, il témoigne du Christ, pas de lui-même. Et comme le Christ : ses paroles et sa volonté ne sont pas les siennes, mais celles du Père. L’Aquinate disparaît presque. S'il me rencontrait maintenant, et si je lui demandais ce qu'il voudrait que je dise de lui, il répondrait : « Parlez de Dieu, pas de moi. Louez Dieu, pas moi. « Il faut qu'il grandisse ; et moi, que je diminue. » » Comme Chesterton le souligne, c'est là le secret de la lévitation : se prendre à la légère, presque disparaître. Les anges, dit Chesterton, peuvent voler précisément parce qu'ils se prennent à la légère. Je ne serais pas surpris de voir la grosse masse du Bœuf muet léviter juste en dessous de ce plafond comme un ballon rempli d’hélium. L’humilité implique également une évaluation à la baisse de vos propres réalisations, en les comparant non pas avec quelque chose de moins, mais avec quelque chose de plus. Avoir des idéaux élevés fait partie de l'humilité. Avoir des idéaux modestes fait partie de l’orgueil. L’Aquinate a comparé sa Somme – simplement le plus grand texte de théologie de tous les temps – non pas à des textes inférieurs, mais à ce qu'il a appelé le vrai sens de la théologie en tant que science : la science de Dieu et des bénis dans les cieux, la vision béatifique de Dieu. Lorsque cette vision lui fut accordée pour un moment, il refusa d'écrire à nouveau et affirma que tout ce qu'il avait écrit n'était que de la « paille ». C'est exactement ce que saint Paul a dit dans sa Lettre aux Philippiens quand il a mis en rapport l'ensemble de ses accomplissements terrestres avec sa connaissance personnelle de Dieu dans le Christ – le pharisien des pharisiens, irréprochable quant à la loi, l'homme instruit par Gamaliel, « la Lumière d'Israël », le citoyen romain – tout cela, par rapport à la connaissance du Christ, il l’a appelé skubala. Faites la recherche. Son équivalent anglais est aussi un mot qui commence par « s », et les courageux traducteurs des versions Douay et King James ont osé traduire le mot littéralement : « excréments » [angl. « dung » — trad.]. C’est encore plus humble que de la « paille » [en angl. : straw – trad.]. Vraiment terreux. 6. Détachement Le détachement est le contraire de l’avarice. L’avarice est le péché contre lequel le Christ a mis en garde plus que tout autre. (Il en va de même pour Bouddha). Le détachement est l'objet de la première Béatitude. La sagesse divine n'a pas placé cette Béatitude à la première place par accident. (C’est de cette manière que Dieu se distingue de la voie expresse traversant le Bronx : aucun accident.) La « pauvreté d'esprit » qu’elle déclare bienheureuse, c’est le désir d'être pauvre, que l’on soit pauvre ou riche. Les billets qui remplissent vos poches n’ont pas tant d’importance que ceux qui obsèdent votre âme. Un incident illustre bien le détachement de l’Aquinate des richesses de ce monde et en même temps son attachement aux richesses étrangères à ce monde. Voyageant à Paris avec quelques compagnons, il arrive à un endroit où la route tourne et révèle en bas une ville étincelante au soleil. Un de ses compagnons remarque : « Comme elle est belle ! Ne serait-il

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pas merveilleux de posséder tout ce qu’on peut voir d'ici ? » La réponse sèche et laconique de Thomas : « Je préférerais plutôt posséder le manuscrit perdu de saint Jean Chrysostome ». Les choses importantes avant tout. Quand une personne a une échelle de valeurs aussi précise, elle apparaît excentrique. Car le mensonge passe parfois comme droiture dans un monde qui est à l’envers. Il n'y a tout simplement aucune proportion entre les biens du corps et le bien de l'esprit. Une idée est plus précieuse qu’un million de villes. Comme le Livre de la Sagesse le dit (sagement, bien sûr), aucun montant d'or ne peut servir pour acquérir la sagesse. (Mais s'il vous plaît ne le dites pas aux gens du Boston College qui paient mon salaire.) 7. Courtoisie S’il y a bien trois valeurs qui ont disparu de notre culture, ce sont la chasteté, le courage et la courtoisie. Même que peu de personnes considèrent la courtoisie comme une vertu. La plupart pensent que c'est un artifice, ou même une simulation. Je recommanderais à ces personnes de lire la chroniqueuse Miss Manners, sage et pleine de bon sens, qui montre de façon convaincante que la courtoisie est le terreau de toutes les autres vertus. La courtoisie rend facile d'être vertueux, transforme la vertu en habitude, en une seconde nature. Même si la courtoisie consiste seulement à « jouer » la morale, comme une pièce de théâtre, même si elle n'est que de la pratique, de l’entraînement pour la chose réelle ; néanmoins, il reste que pour pratiquer, il faut pratiquer en acte, c’est-à-dire le faire. Platon aussi a compris l'importance de l'environnement social comme terreau de la morale quand il a insisté pour que les jeunes soient exposés aux choses belles et harmonieuses, en particulier à la belle musique, parce que quand la raison vient plus tard à croître en eux, elle s’appuie sur de bonnes habitudes, suit instinctivement de bons modèles. Les bonnes habitudes sont en grande partie inconscientes, mais l'inconscient peut puissamment aider (ou nuire) la conscience. Le sous-continent de l'inconscient a certainement été étudié plus de nos jours que dans le temps de l’Aquinate, et je pense que l’erreur des freudiens n'a pas été d’y accorder trop d’importance, mais trop peu. L'incident de la vie de Thomas qui me vient à l'esprit en est un de courtoisie envers un animal, événement d'autant plus remarquable que l'une des seules erreurs de l’Aquinate était de croire qu'il n'y a pas d’animaux au paradis. Thomas a voyagé énormément à travers la chrétienté, en particulier entre l’Italie et Paris, mais il n'a pas voyagé sur un âne, comme ses compagnons. Il a marché. Pour une raison évidente : sa masse corporelle. C’était par courtoisie envers l'âne qu’il n'a pas imposé ce formidable fardeau à une pauvre bête innocente. La courtoisie de l’Aquinate brille aussi dans ses écrits, en particulier dans sa manière de traiter ses adversaires. Il formule toujours leurs positions plus parfaitement et de façon plus claire et convaincante qu’eux-mêmes avant qu'il les réfute. C'est exactement l'inverse des méthodes des politiciens modernes, et même de la plupart de philosophes modernes : ils créent de toutes pièces des épouvantails qu’ils ont ensuite beau jeu de confondre. Je pense que notre monde ferait un gigantesque pas vers la santé mentale et la sagesse s’il pratiquait seulement une des règles de courtoisie qui réglaient le débat médiéval, une règle que Thomas suivait à la lettre : avant de réfuter la position de votre adversaire, vous devez d'abord la résumer en vos propres mots jusqu’à sa satisfaction. Et, bien entendu, l’Aquinate réfute toujours la position de son adversaire, et non pas son adversaire lui-même. Il se situe dans une perspective presque toujours impersonnelle. C'est

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parce qu'il croyait fermement en cette vieille superstition stupide : la vérité objective. À peine a-t-il usé d’insultes. Quand il l’a fait, c’était l'idée, non pas le philosophe, qu’il insultait – comme

quand il a écrit sur « la thèse vraiment stupide (stultitiam) de David de Dinant » affirmant que Dieu et la matière première étaient identiques parce que les deux sont infinis et informes. Par ailleurs, cette « thèse vraiment stupide » est répétée par Hegel. On se demande quels mots réserverait l’Aquinate pour les idées de Nietzsche ou celles de la professeure Mary Daly du Boston College qui, comme Nietzsche, a idéalisé l'Antichrist. C’est la rareté de son invective qui la rend efficace, comme les diamants ou l'argent avant l’inflation, ou le sexe avant les années soixante. Une fois, j'ai fait éclater de rire une classe entière d’étudiants pour une soixantaine de secondes de cette façon : j’ai d’abord écouté poliment une tirade de dix minutes, saturée d’un prétentieux jargon heideggérien, proclamée par une arrogante Jeune Chose Brillante [Bright Young Thing – trad.], qui m'a ensuite demandé comment je qualifierais son idée ; je lui ai répondu que je

choisissais la catégorie « foutaise » [bullshit]. Comme « un peu de violence judicieuse », un peu de discourtoisie judicieuse peut être très efficace. Mais seulement lorsque la courtoisie est l’attitude normale, supposée et attendue. 8. Science Pour l’Aquinate, la science n'est pas une chose, mais une habitude. Elle ne se trouve pas dans les livres, mais dans les âmes. C'est une vertu intellectuelle, par laquelle on applique les principes aux cas, qu’ils soient théoriques ou pratiques. Aristote et saint Albert le Grand, le maître mort et le maître vivant de l’Aquinate, ont tous les deux très bien exercé cette vertu. Thomas aussi. Albert, en effet, était si bon qu'il était soupçonné de sorcellerie. J'ai constaté depuis les années soixante-dix que les étudiants en sciences naturelles ont tendance à être de meilleurs élèves en philosophie que ceux en sciences humaines. Leurs esprits sont encore structurés et disciplinés par l'ordre de la nature, qui reflète l'ordre de Dieu, tandis que les étudiants en sciences humaines ont de plus en plus des esprits confus, comme leurs modèles, les relativistes et les subjectivistes qui n'ont pas, devant eux, de données objectives et irréfutables qui les confrontent et les forcent à s’accorder avec elles. La théologie est une science pour Thomas. Elle dépend des principes établis par une science supérieure, comme la musique dépend de la mathématique et la cartographie de la géométrie. Cette science supérieure est la science de Dieu, c'est-à-dire la connaissance que Dieu a de nous, et non pas la connaissance de Dieu que nous avons. Les données de la théologie sont constituées par la révélation divine, la parole de Dieu sur l'homme plutôt que la parole de l'homme sur Dieu. Quelle idée révolutionnaire — quelqu'un devrait proclamer cette bonne nouvelle aux départements de théologie dans nos collèges catholiques. Peut-être dans nos collèges jésuites aussi. Les premiers principes sont indubitables. Seuls les hypocrites et les fous font semblant de douter de la loi de non-contradiction. Mais la science tire des conclusions à partir des principes et, conséquemment, elle n’est souvent que probable — comme un bateau qui quitte le rivage : il est seulement probable qu’il flottera. L’Aquinate savait si bien cela qu'il a parlé de l'astronomie

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géocentrique de Ptolémée comme d’une hypothèse qui sauvait les apparences, et non pas comme d’une vérité absolue, même si elle était la seule hypothèse dans ce temps-là. Si seulement il avait vécu à l'époque de Galilée, l'affaire aurait pu être résolue à l’amiable. Si seulement il vivait en notre siècle, où les théories de l’évolution sont dans la même situation que l’astronomie géocentrique médiévale, les deux parties dans les procès Scopes qui sont en cours seraient peut-être un peu moins agressives et dogmatiques. Le dogmatisme et le scepticisme sont toujours des extrêmes séduisants. Mais les deux détruisent la philosophie, car les deux détruisent le questionnement et l’émerveillement – l'origine de la philosophie. Pourquoi rechercher la vérité si elle est inaccessible ? Pourquoi rechercher la vérité si elle est déjà atteinte ? Cela nous amène à la neuvième qualité de l’Aquinate. 9. Curiosité La chose qui a tué le chat garde vivants les philosophes. L’Aquinate fut curieux de tout (au moins de tout ce qui est naturel ou surnaturel, de tout ce que Dieu est, de tout ce qu'il a fait, et de tout ce qu'il a créé). C’est si évident dans son travail colossal qu'il est pratiquement impossible de citer seulement un passage comme exemple. Son esprit est comme un aspirateur qui suce avidement toute particule de poussière. Cette curiosité est apparue très tôt dans sa vie. L'histoire veut qu’à l'âge de quatre ans, il posât à sa mère une question étonnamment simple : « Qu'est-ce que Dieu ? » Et puisque la réponse de sa mère ne l’a pas satisfait, il se mit à écrire la Summa theologiae. 10. Intégrité Le dixième et peut-être le plus précieux cadeau que la vie et les œuvres de l’Aquinate peuvent nous offrir est son intégrité. Selon la mémorable expression de Gilson : « Il a rendu possible que notre pensée ne soit qu'une avec notre prière. » Comme notre prochain locuteur le démontrera sans aucun doute, le mariage de la foi et de la raison de l’Aquinate a été l'un des mariages les plus heureux que nous avons jamais vus. Les deux sont devenues une seule chair, un seul corps, sans cesser d'être deux, comme un homme devient non pas moins masculin, mais plus masculin quand il se marie avec une femme, et la femme devient plus féminine, et non pas moins, en épousant un homme. La foi est la mère de la sainteté, la raison est le père de la philosophie, et les enfants de ce mariage de la foi et de la raison – la philosophie et la sainteté — sont également mariés dans la vie et les œuvres de l’Aquinate. Pour beaucoup de gens, la philosophie et la sainteté ne semblent pas être un couple destiné au mariage. Pourtant, je connais peu de livres plus appropriés pour la méditation que la Somme et peu de prières humaines plus parfaites à offrir à Dieu que l'ensemble de cette immense cathédrale de la pensée. Cependant, le succès suprême de Thomas n'est peut-être pas la Somme, mais la liturgie qu’il a composée pour la Fête du Corpus Christi. Au fond, c’est là que se trouve la cathédrale, car la

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cathédrale médiévale a essentiellement été une pénombre pour l’Eucharistie, une robe glorieuse pour le corps brisé du Christ, une salle à manger convenablement ornée pour contenir la coupe de son sang. Dans les paroles de la liturgie de Thomas, nous percevons une parfaite unité des trois idéaux les plus profonds de l’humanité — le vrai, le bon et le beau. Elle est philosophiquement parfaite, débordante de prière et éblouissante dans sa poésie. Sa contemplation vous rend en même temps sage, saint, et ravi. Un avant-goût du ciel. Ce qu’une personne peut nous donner de plus sur terre : un apéritif au repas que nous mangerons éternellement au banquet céleste, nourris non pas par Thomas d'Aquin, mais directement par la main de son Seigneur — et du nôtre.