Numéro un et unique du Bulletin international du ...

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Numéro un et unique du Bulletin international du Surréalisme Révolutionnaire, Bruxelles, janvier 1948. Sur la photo, de gauche à droite : Max Bucaille, Christian Dotremont, Noël Arnaud, Josef Istler et Asger Jorn. texte 1-355.pdf 44 5/11/08 10:02:10

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Numéro un et unique du Bulletin international du Surréalisme Révolutionnaire, Bruxelles, janvier 1948. Sur la photo, de gauche à droite : Max Bucaille, Christian Dotremont, Noël Arnaud, Josef Istler et Asger Jorn.

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Paris et Bruxelles

Un adolescent, en rupture de plusieurs collèges (dont celui des Jésuites, à Liège), entre en rapport avec les surréalistes belges qui éditent la revue L’Invention collective. Il a dix-huit ans, il se nomme Christian Dotremont et vient de publier sa première pla-quette, Ancienne Éternité, long poème d’amour qui mani feste déjà toute la mesure de ses dons.

Fin 1939-début 1940 : c’est la « drôle de guerre », dans l’at-tente anesthésiée de l’offensive hitlérienne. Dotre mont se nourrit de Rimbaud, dont il poursuivra le fantôme jusqu’à Charleville. Sa révolte générale, « assez confuse », dira-t-il plus tard, est bien de tonalité rimbaldienne ; sa poésie aussi – mais il écrit des poèmes depuis toujours. Et c’est tout naturellement qu’il a rejoint le sur-réalisme. René Magritte accuse réception d’Ancienne Éternité par une lettre enthousiaste. Dotremont le rencontre, ainsi que Raoul Ubac et Louis Scutenaire.

En Belgique, le surréalisme a une histoire déjà longue, et les personnalités de premier plan qu’il a réu nies, depuis 1926, lui ont donné un cours particulier, qui ne coïncide pas forcément avec celui d’André Breton et de ses amis de Paris. Ce qui anime avant tout les Belges, c’est « un esprit de fureur devant le donné » (Christian Bussy). Paul Nougé, à qui sont dus la plupart des textes théoriques défi nissant le groupe à ses débuts, parle d’« une éthique appuyée sur une psychologie colorée de mysticisme ». Mais la coloration mystique pâlira très vite, et Nougé, qui est de formation scientifi que, prônera au contraire l’expérience métho-dique et contrôlée ; l’automatisme au sens de Breton et d’André Masson ne sera jamais en honneur chez les surréalistes belges : « Que l’homme aille où il n’a jamais été, suggère Nougé ; éprouve

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ce qu’il n’a jamais éprouvé ; pense ce qu’il n’a jamais pensé. Il faut l’y aider, il nous faut provoquer ce transport et cette crise ; créons des objets bouleversants. » Ces paroles, on comprend combien un peintre comme René Magritte a pu aisément les faire siennes ; mais, en fait, le surréalisme en Belgique est surtout une réunion de poètes avec un peintre d’exception, Magritte, et un collagiste, Édouard-Léon-Théodore Mesens ( Delvaux est resté à l’écart), en attendant, au moment de la guerre, la venue d’Ubac, puis de Mar cel Mariën. Et s’il faut un dénominateur commun aux Belges, ce sera celui de « l’attention, la liberté, l’expérience, l’intervention préméditée, l’invention, l’action délibérée, l’anonymat, le charme, la disponi bilité, l’aventure au sens entier du mot » (Chr. Bussy).

En réalité, le surréalisme belge compte deux groupes distincts. Dès 1934, en Hainaut, s’est créée une formation « provinciale à vocation internationale », le groupe Rupture, dont la personnalité centrale est le poète Achille Chavée. Plus proches de Breton (et de Paris) que les Bruxellois, les surréalistes hennuyers connaîtront bien des tensions internes, dues aux successives prises de position politiques. José Vovelle (Le Surréalisme en Belgique, 1972), qui en a été la première historienne, fait remarquer, pour différencier les amis de Chavée de ceux de Magritte et de Nougé, que le Hainaut, « cette partie du terroir wallon, a les yeux tournés vers la France et […] que l’ennui et la tristesse du pays s’ajoutant à la vie diffi cile d’une population ouvrière portent en germe la révolte et le désir d’œuvrer pour la Révolution ». Chavée aura, du reste, une certaine activité politique ainsi que son ami Fernand Dumont, cofonda-teur de Rupture. Chavée s’engagera dans les Brigades internatio-nales pendant la guerre d’Espagne, d’où il reviendra stali nien. En 1941, après l’invasion de l’URSS par Hitler, il entrera avec Dumont dans la Résistance. Dumont disparaîtra en déportation. Après 1945, Chavée regroupera certains de ses amis à l’enseigne de la Haute Nuit. Parmi eux, le poète Marcel Havrenne et le peintre Pol Bury, qui tous deux participeront à Cobra. Pol Bury, alors sous l’infl uence de Magritte, peint des tableaux composites « narguant » les lois naturelles ; il ne s’est pas encore trouvé, et la métamorphose qui le conduira jusqu’au cinétisme est en cours.

Dans un article « Cobra en Belgique », Dotremont racontera plus tard comment il rendit visite, en mars 1940, à Raoul Ubac qui était alors photographe surréaliste. « J’avais trouvé son adresse

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dans L’Invention collective, quel beau titre ! Cette revue m’était arrivée sous les yeux par un demi-hasard et m’avait donné un coup. J’avais dix-huit ans et je venais d’écrire Ancienne Éternité. Ubac était plus jeune que les autres et notre amitié devint plus grande. Il m’ouvrit plusieurs portes. » Ubac a été lié jusqu’à la guerre au groupe surréaliste parisien dont il a partagé les activités. La revue Minotaure publie ses photo graphies, belles opérations d’onirisation du réel : un corps de femme, des rochers dalmates. Comme il le rappellera lui-même (dans Ubac, Maeght Éditeur, 1970) – et l’on peut imaginer que ce sont de tels pro pos qu’il tint au jeune Dotremont : « Pour les surréalistes, l’art était le moyen d’amener au jour certaines révélations des profondeurs. Toutes les techniques étaient valables, dans la mesure où elles étaient subor données à cette recherche. Pour ma part, j’avais adopté les moyens photographiques dont les techniques impersonnelles me séduisaient bien plus que le dessin ou la peinture pour réaliser ce réel dont nous ne cessions de montrer les aspects insolites. » Et Ubac ajoute ceci, qui vient sans doute en contradiction avec l’éthique plus calculatrice des surréalistes bruxellois : « Bien plus qu’une manière de s’exprimer, [l’art] est une manière de vivre – un effort pour concilier dans sa vie le rêve et l’amour. »

Dotremont restera en relation avec Ubac, même quand celui-ci se sera éloigné du surréalisme, ce qui se produira pendant la guerre. La couverture et l’en-tête du numéro 7 de la revue Cobra (automne 1950) sont une ardoise gravée d’Ubac ; et, en 1962, Ancienne Éternité sera publiée en édition limitée, avec six burins d’Ubac, chez Adrien Maeght.

Dans L’Invention collective, revue où se retrouvent sans distinc-tion les différents surréalistes belges (elle n’eut que deux numéros, février et avril 1940), Ubac a publié deux de ses photomontages « solarisés » et surtout un texte d’une étonnante densité, « Les pièges à lumière », dont on comprend qu’il ait frappé un esprit aussi avide que celui du jeune Dotremont. Il y est question de « la faible sinon inexistante objecti vité de notre perception visuelle », ou encore des nouvelles possibilités techniques qui « s’inscrivent parmi les moyens qui visent à dégager le poétique du réel même ». Dotre-mont propose à Ubac de collaborer avec lui à un Traité d’optique, qui n’aura qu’un début de réalisation. Ils feront ensemble, en outre, diverses expérimentations « entoptiques », et l’intérêt de Dotre-

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mont pour la photographie restera très vif. L’idée, chère alors à Ubac, d’une interaction (et d’une fusion possible) des nouvelles techniques photographiques et de « ce qui en peinture a dépassé la peinture », Dotremont la reprendra : c’est ce qu’il appellera « Les développements de l’œil » dans sa préface à une exposition de pho-tographies d’Ubac, de Roland d’Ursel et de Serge Vandercam, à la galerie Saint-Laurent, à Bruxelles, en 1950 : « L’œil, forêt orga-nique, entre dans la forêt des formes de l’infi niment petit et de l’in-fi niment grand, dans la forêt des microbes qui croient à la réalité et de ceux qui n’y croient pas, les veines, le sang, les cristaux, les buis-sons de la forêt vierge qui naît du papier vierge.

« Depuis que Corot a peint ses paysages, l’œil découvre beau-coup plus de paysages de Corot dans la nature, et quand il n’y en a pas, il en fait. Corot, lui aussi, a participé aux développements de l’œil.

« Depuis que la photographie existe, à son insu l’œil a toujours quelque chose de l’objectif. L’œil se détourne de ce que la photo-graphie a trop pris. Elle l’a pris, elle l’a mis hors réalité. »

Chez Magritte, ce qui retient Dotremont tout particulière-ment, ce sont les œuvres qui mêlent un ou plusieurs mots à l’image. Elles ont été nombreuses dans les années 1928-1930 : ainsi, dans La Trahison des images, une pipe peinte est agrémentée de la phrase écrite « Ceci n’est pas une pipe » ; dans La Clé des songes, des objets peints et reconnaissables sont délibérément dénommés (ou re-nommés) parce que, explique Magritte dans un texte de La Révolution surréaliste (no 12, décembre 1929), « un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux ». Il y a aussi ces dessins parus dans Variétés (no 8) : trois silhouettes de femmes nues, contenant chacune une dénomina tion écrite : « arbre », « ombre portée », « mur ». La langue écrite intervient dans l’image plas-tique pour perturber les rapports image-chose-mot ; mais ce sont chaque fois les signifi cations qui sont en jeu, et non les signes. Pas plus que pour la matérialité de la peinture, Magritte ne montre d’intérêt pour la maté rialité même de l’écriture, qui est appliquée et scolaire. Antipeintre, il est aussi antiscripteur. Il se contente de rapprocher deux référentiels éloignés et étrangers l’un à l’autre. C’est la dérision du dictionnaire construit sur les rapports plus ou moins fi xes des mots et des choses. Les peintures-mots de Cobra

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seront d’une autre nature, dans un esprit de spontanéité, dont Magritte était dépourvu ou dont il se méfi ait. Pour Dotremont, le surréalisme de Magritte et de Nougé est bien trop « froid et planifi é », ce qui l’en éloignera progressivement, non sans qu’il eût collaboré à diverses reprises avec Magritte – jusqu’à tenter de réaliser avec lui des cartoons (en 1945-1946). Mais la rupture viendra : Cobra sera le rejet de l’ima gination illustrative de type magrittien au profi t de l’imagination plus purement plastique et de l’imagina tion matérielle. En attendant, c’est quand même Magritte qui a dessiné la petite sirène des Éditions du Serpent de mer, enseigne de diverses publications de Dotremont en 1943-1944. Petite sirène qui n’est pas (encore) copenhagoise comme le serpent n’est pas encore Cobra.

Avec Paul Nougé, l’antipathie est déclarée. Nougé en fait état dans une lettre du 27 novembre 1949 à Jean Terfve, premier secrétaire du Parti communiste belge : « Je n’ai jamais collaboré avec Dotremont, je n’ai avec lui aucun contact. […] Il m’a tou-jours inspiré une assez vive antipathie. » Dotremont est certai-nement plus à l’aise – est-ce une question de génération ? – avec l’« égonomiste » Marcel Mariën, qui l’accueillera à Anvers au début de l’Occupation et publiera ses poèmes du Corps grand ouvert (1941), avant qu’une collaboration plus suivie ne s’éta-blisse entre eux : en 1945, direction partagée avec lui (et avec Paul Colinet) du petit hebdomadaire Le Ciel bleu, puis participa-tion au recueil de Mariën, La Terre n’est pas une vallée de larmes (1945). Dotremont y publie des notes sur le « langage du lan-gage » qui mar quent sa découverte de la « visibilité » de l’écrit, jalons vers les peintures-mots et les logogrammes à venir :

Est sujet le mot qui le premier saute à l’œil.C’est une pyramide. Oserait-on dire que c’est sujet ? Place à la gram-maire visuelle.

Ou :

Machine me montre une machine, mais chinoise. Et encore : compliquée.

Avec la guerre, l’invasion, la débâcle, Dotremont, qui a l’âge de Rimbaud, commence cette vie vaga bonde qui va être désormais la

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sienne pour longtemps et où se mêlent de façon inextricable le vécu et l’écriture, le réel et l’imaginaire, la réfl exion théorique et la quo-tidienneté. Son œuvre poétique se consti tue principalement à la faveur des sentiments que lui inspirent des liaisons amoureuses ; il lui arrive même de désigner les jeunes fi lles qu’il rencontre du nom des poèmes qui les concernent. Ainsi, Ancienne Éternité (1940) ou La Reine des murs (1960) sont, selon un titre qu’il retiendra, des « lettres d’amour ». Mais d’un amour toujours en suspens, comme plus tard celui de Gloria, la « danoiselle », qui occupera une place centrale dans sa vie et son œuvre à partir de 1951.

« Je l’invente et l’inventer c’est revoir à l’aveuglette éblouis-sante – le petit peu d’invisible qui reste – le gosier brûlant comme une étape. »

À propos des poèmes de Noués comme une cravate, Jean-Fran-çois Chabrun, l’un des animateurs de La Main à Plume qui les publia sous la forme d’une plaquette (1941), écrit en guise de présentation ces quelques lignes qui resteront valables pour tout l’œuvre poétique de Dotremont : « On ne poursuit pas en vain, avec Christian Dotremont dont le passé tout entier tient dans ces quelques galets dynamites que sa main va tout à l’heure jeter, à ses périls et à sa gloire, l’ombre éblouissante et transparente à la fois de Simone disparue, posée comme une lampe à aube dans les clairières de la nuit. » À la femme médiatrice, « l’être qui jette le plus d’ombre et de lumière », telle que les surréalistes la conce-vaient, Dotremont res tera fi dèle , à travers les vicissitudes de la « vie réelle ». Et l’on comprend, en lisant son « roman autobio-graphique », La Pierre et l’Oreiller (1955), que cette « vie réelle » ne réussira jamais à tuer Nadja en lui.

En 1941, La Main à Plume, c’est un regroupement opéré par Noël Arnaud et Jean-François Chabrun, à Paris, pour maintenir, en l’absence de Breton, une activité surréaliste. André Breton, après ses démêlés avec la censure vichyste, avait quitté Marseille, où il s’était réfugié, pour les États-Unis. Entre 1941 et 1944, La Main à Plume imprimera, en s’attribuant de fausses autorisa-tions de la censure, une trentaine de publications auxquelles Dotremont sera associé plus ou moins directement, dans ses fré-quents allers-retours clandestins entre la Belgique et Paris.

Alors qu’avec Breton, éloigné du champ de bataille, le surréa-lisme profondément affecté par l’assassi nat de Trotski se montre

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