Mutation Des Signes

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La mutation des signes de René Berger Visualisation de Michèle Sellier Éditions Denoël, Paris, 15 novembre 1972 Adaptation à la Télévision, série de 3 émissions, production SSR, 1975 Mis en page par Alain Theilkaes, mars-avril 2005 Webmaster du site de René Berger

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La mutationdes signes

de

René Berger

� Visualisation de Michèle Sellier

Éditions Denoël, Paris, 15 novembre 1972

Adaptation à la Télévision, série de 3 émissions, production SSR, 1975

Mis en page par Alain Theilkaes, mars-avril 2005Webmaster du site de René Berger

INTRODUCTION DE L'APOCALYPSE AU PLAN ET VICE-VERSA

CHAPITRE 1 DE LA REPRODUCTION A L'AMALGAME Perplexité des experts et de quelques autres / L'art comme poste d'observation / La reproduction et ses avatars / Reproduction = Production / Perception directe, perception indirecte / Vers une nouvelle conscience­présence / Feuilletage et mixage / Les sortilèges de l'amalgame

CHAPITRE 2 DU SILEX AU SATELLITE De quelques autres paradoxes / L'illusion toujours recommencée / L'esprit et ses limites / Promotion émotionnelle, symbolique et poétique de la tour Eiffel / A chaque jour sa tour Eiffel / Jean-Jacques et les cosmonautes / Marges, analogies et carrefours : cybernétique et bionique

CHAPITRE 3 DE L'ART FAIT A L'ART QUI SE FAIT Un déphasage fécond / Éclatement des limites de l'art / L'artiste au défi et le défi de l'artiste / Un démolisseur constructif, Jean Dubuffet / Un nou­veau partenaire l'ordinateur / De l'original au multiple / De l'iconographie culturelle à l'imagerie quotidienne / L'équivoque / Quelques autres démar­ches / L'art expérimental et la situation de masse / Remises en cause / Vers un nouvel équilibre

CHAPITRE 4 DE LA CULTURE FIXE A LA CULTURE MOBILE Communication et codes / Exploration, voyages de masse / Du piéton à l'automobiliste / Vers une «ambiance ethnologique» / Perceptions de choc à partir d'un scénario banal / Des Pyramides au Parthénon / Le schéma explicatif / Brouillages, déréglages, nouveaux réglages / Voir avec d'autres yeux / Voyager à plusieurs niveaux

CHAPITRE 5 DU SALON A L'ENTREPRISE D'INFORMATION Les circuits / Canaux, coût, balayage, impact, vitesse / Un nouveau moyen de communication de masse�: l'exposition / Les avatars de Napo­léon / L'exposition, facteur de réalité : l'Armory Show / La réalité commu­niquée / «Le direct a gagné les 24 heures du Mans»

CHAPITRE 6 DE LA RÉFLEXION SÉCURISANTE A LA RÉFLEXION RISQUÉE Quelques souvenirs anonymes / Vitesses de transmission / Création et dif­fusion / Le témoin invisible / Information et mesure / L'embarras des jurys / Un parti radical :l'esthétique informationnelle / Le «show» princier / La sécurisation par le folklore / La réalité manipulée

CHAPITRE 7 DE L'UNICOMMUNICATION A LA MULTICOMMUNICATION Aperçu du conditionnement / La communication temporelle : contagion, gestes, symboles linguistiques / La transmission des messages / Le dis­cours, un itinéraire accidenté / Du traducteur à la machine à traduire / Quand la communication change

CHAPITRE 8 UNE DIMENSION NOUVELLE : LA DIFFUSION DE MASSE Une expérience interstitielle : en rentrant du Midi / «L'accident n'est pas accidentel» / De la terre à la lune un voyage collectif / Une petite phrase qui en dit long / Des perspectives qui bougent : anthropologie et futurologie

La Mutation des signes – 2 – René Berger

CHAPITRE 9 DE L'ESSENCE A LA COMMUNICATION Art et littérature / L'art et l'attitude philosophique / L'art et l'attitude histori­que / De l'objet à l'information / Définition nouvelle de la culture ou culture nouvelle / Une opposition dépassée : vers une culture d'environnement / «Est-ce encore de l'art�?»

CHAPITRE 10 UN PHÉNOMÈNE DE TRANSCULTURATION GÉNÉRALISÉ Une question d'usage / Enculturation, acculturation et transculturation / Nouveau public ou culture nouvelle / Du Salon à la communication de masse / Le tourisme, facteur de culture / Mise au point méthodologique / La primauté de l'écriture�: histoire et préhistoire / Le poids de l'écriture�: alphabètes et analphabètes / Éclairages et angles de vue

CHAPITRE 11 L'AVÈNEMENT DES INTERFÉRENCES Repenser le problème ou repenser la pensée�? / L'industrie du faux-sem-blant / Un exemple : poil, parole et président / Quant à McLuhan / Un nouveau point d'appui / Moquerie et cécité, ou les embarras d'un intellec­tuel

CHAPITRE 12 LE CORPS, LA LANGUE, LES MULTIMÉDIA La langue, deuxième instrument / Un tableau, deux approches / Un détour qui n'en est peut-être pas un / La méthode du oui ou non / Une approche extra-sémiologique / Vers une communication inter-media ou synesthési­que

CHAPITRE 13 DE L'UNIDISCIPLINAIRE AU MULTIDISCIPLINAIRE Le principe de pertinence / L'art, lieu d'observation privilégié / Un exem­ple : le manuel / Situation nouvelle, pertinence nouvelle : l'approche socio­logique / Le principe scientifique, mais de quelle science�? / Contenu ma­nifeste, contenu latent / Épistémologue en herbe ou «pervers polymor-phe»�? / Science ou parascience�?

CHAPITRE 14 DE L'AGRICULTURE A LA TECHNOCULTURE Un changement nucléaire / Éclatement de la philosophie ou éclatement philosophique / Les deux systèmes / Manuels et mass media / La culture, activité intéressée ou désintéressée ? / Dérive, esquive et camouflage / Changement des moyens et des circuits de communication / Télévision, publicité et préjugés

CHAPITRE 15 ÉDUCATION ET NOUVEAUX DÉMIURGES L'éthique en pantalons / Le pèlerinage aux sources ou comment l'implantation se fait enracinement / Avenir, providence et prévision / Les fondations culturelles / Parier sur l'encéphale / Les nouveaux démiurges / L'inversion des filières / Indices et signes / L'entreprise « sémiurgique » / Logies et/ou urgies

PERSPECTIVE POUR UNE ATTITUDE NOUVELLE Aperçu d'une démarche nouvelle / Vitesses différentielles et dimensions nouvelles / Les environnements-gigognes / Le nouveau défi

La Mutation des signes – 3 – René Berger

INTRODUCTION DE L'APOCALYPSE AU PLAN ET VICE VERSA

p. 11 Pendant des millénaires, les hommes ont cherché à lire leur avenir dans le Ciel. C'est du Ciel qu'ils attendaient - que bon nombre attendent encore - la Révélation. «Car le Temps, dit l'Apocalypse, est proche.» Les sept sceaux du Livre se sont-ils rompus ? Les éclairs ont surgi, le tonnerre a retenti, la terre a tremblé... Les fumées dissipées, ce n'est pourtant pas la nouvelle Jé­rusalem qu'il nous a été donné de voir, mais les restes d'Hiroshima. Entre autres. Car il serait aus­si injuste qu'inexact d'en rester à cette vision. La bombe est l'un des produits de notre génération. Parmi d'autres. La télévision et avion étendent aujourd'hui messages et transports à la planète en­tière. De même que le poing de nos ancêtres a pris la forme du champignon atomique, de même la parole a pris les dimensions des communications de masse, de même les jambes atteignent, dans la foulée des dieux, la portée des long-courriers.

Il faut se garder de toute interprétation manichéenne. C'est l'œuvre de l'humanisme de nous avoir enseigné à nous référer, par-delà l'autorité, à la Raison tenue pour faculté universelle et suffisante dont l'École a établi le modèle en même temps que la pratique à l'usage de tous. Or l'École est en crise. La transmission du savoir subit des à-coups. Le système d'intégration que l'Enseignement avait mis au point présente des défaillances. Les événements défient règles et raisonnements. La tradition est en défaut. Les éducateurs s'interrogent. Les signes domestiqués par la logique rede­viennent menaçants. Les signes «sauvages» se multiplient. Une attitude nouvelle, chacun le res­sent, est nécessaire pour les déceler. Mais comme on ne passe jamais d'une attitude à une autre sans y être contraint par de puissants motifs et au prix de grandes difficultés, c'est le changement d'attitude qu'il s'agit d'éclairer, les motifs et les difficultés qu'il s'agit de préciser. Tel est le propos de l'ouvrage.

Entreprise risquée. Contrairement à ce qu'on imagine, les signes ne sont pas évidents ils ne s'imposent pas à la vue ; ils peuvent même rester dissimulés longtemps. Seuls nous apparaissent en effet d'emblée les signes avec lesquels nous sommes de moitié, ceux que nous avons appris à voir, ceux qu'on nous a appris à voir. Est «vu» ce qui est «digne» d'être vu. Identifier des signes, c'est aussi les qualifier. Affirmer qu'il est aussi digne d'étudier Platon, qui a mis les idées au Ciel, Aristote, qui les a mises sur la terre, que Ford, qui les a mises sur roues, semble frivole, pour ne pas dire scandaleux. Les esprits cultivés disposent pour chaque discipline du catalogue des objets qui conviennent et des procé­dures elles-mêmes convenables.

La culture se fonde sur une situation établie et sur des valeurs elles-mêmes établies. Elle est faite des pratiques qui ont cours.

Le regard «sauvage», lui, ne bénéficie ni de ses certitudes ni de Londres, couloir du metro son entraînement. Il progresse sans toujours pouvoir assurer les jalons de son itinéraire, sans même se ménager, si les obstacles deviennent insurmontables, la précaution d'une position de repli. Errant aux lisières, débordant aux limites, s'aventurant au-delà des «domaines», il renonce à la tutelle du savoir «domanial».

Le «terrain solide des faits» abandonné, ce n'est pourtant pas le vide qu'il rencontre. Partout se pressent des phénomènes ambigus, toujours fuyants, toujours mouvants.

Quel parti choisir ? Ou s'en tenir à la voie droite de la culture établie et des procédures éprouvées, ou tenter l'aventure, au prix de détours, de déboires, d'erreurs, pourquoi pas?

C'est le second parti que prend notre ouvrage.

La Mutation des signes – 4 – René Berger

CHAPITRE I DE LA REPRODUCTION A L'AMALGAME

pp. 25-26

C'est devenu aujourd'hui un truisme de répéter que notre monde est «en pleine mutation». Si nous faisons tous profession de modernisme, il est néanmoins curieux de remarquer e déséquilibre en­tre nos déclarations les plus fermes, les plus répétées, et nos modes de vivre, de penser et d'agir, qui se trouvent à peine modifiés.

Si la raison seule était en cause, on pourrait parler de malentendu, d'erreur ou de contradiction.

On ne s'en prive d'ailleurs pas, encore qu'une certaine exacerbation montre combien il s'agit plus que d'un malentendu.

A y regarder de plus près, c'est de «déphasage» qu'il faut parler : les conditions de la communi­cation sont affectées. C'est pourquoi il est si malaisé d'en rendre compte.

La différence est grande entre des interlocuteurs qui, tout en exprimant des points de vue diver­gents, respectent le même langage, observent la même logique, font usage des mêmes procédés, et des interlocuteurs qui sont mal «réglés» entre eux, voire à l'intérieur d'eux-mêmes, et pour les­quels les échanges sont constamment sujets à révision, le code lui-même s'altérant au cours de l'émission et de la réception.

Qu'on le veuille ou non, le spectacle de notre monde est celui d'une confusion extrême; d'autant qu'il n'est même plus spectacle, puisque la confusion est aussi bien intérieure qu'extérieure, qu'elle appartient autant au sujet qu'à l'objet, qu'elle n'est donc pas vue par un témoin, ni même ne peut l'être, étant - répétons-le - aussi bien au-dedans qu'au-dehors.

Le mot de confusion doit donc être pris, non seulement dans le sens d'une communication brouillée (ce qui impliquerait qu'elle peut être éclaircie) mais d'une communication qui n'arrive pas à s'établir, ou du moins qui ne cesse d'être perturbée au cours de son établissement et dont le fonctionnement, comme la raison d'être, ne cesse d'être mis en cause.

C'est ce qu'il est si difficile de voir, encore plus difficile de faire voir. Car toute pensée qui s'articule implique un minimum de moyens communs.

Or, il semble qu'en deçà de la communication, qui est un processus complexe et longuement éla­boré, c'est le signe lui-même qui change, et l'ensemble du système qui se met à changer à sa suite.

Depuis des millénaires, des générations de pêcheurs ont mis au point des filets pour capturer le poisson en calculant minutieusement la forme,les dimensions et la résistance de chaque maille.

Qu'adviendrait-il s'ils prétendaient utiliser la même technique pour capter les ondes de l'espace? C'est pourtant ce qui se passe si souvent sous nos yeux: à part les techniciens qui recourent au radar, chacun s'en va pêcher avec l'équipement qui a fait la gloire de son père.

Je ne suis pas sûr moi-même, en formulant par écrit ce que je viens d'énoncer, que je ne sois pas à mon tour victime du «déphasage».

Il s'agit en effet moins de constater que tout change que de prendre conscience que ce qui nous sert à constater le changement est aussi en train de changer, et donc que l'attitude critique, fût-elle la plus ouverte, ne suffit plus si elle ne s'interroge pas elle-même, si elle ne met pas en question ses points d'appui, ce qu'elle est fort empêchée de faire puisqu'il en faut au moins un pour que la pensée progresse.

La Mutation des signes – 5 – René Berger

PERPLEXITÉ DES EXPERTS ET DE QUELQUES AUTRES pp. 26-31 Voilà plus d'une décennie que l'Unesco s'emploie à dépister, au moyen d'enquêtes, de consulta­tions et de questionnaires, les nouvelles tendances qui se manifestent dans les sciences exactes et dans les sciences dites humaines et morales.

Or n'est-il pas significatif que les documents de travail soulignent tous la mise en question des ap­proches traditionnelles ? «La notion de discipline est, lit-on, dans une large mesure, une notion conventionnelle, dont la définition théorique est moins claire qu'il ne semblerait.» Loin de rendre compte des véritables articulations des recherches actuelles, la distinction et la désignation des domaines disciplinaires ne constituent donc qu'un cadre pratiquement inévitable, qu'il convient de retenir «par provision».

D'où la nécessité d'élaborer une approche multidisciplinaire qui renouvellera aussi bien les con­cepts et les principes des sciences sociales et humaines que leurs méthodes et leurs relations mu­tuelles.

De telles constatations mettent en évidence, par la voix de collaborateurs autorisés provenant de divers pays, le fait que ce qui était généralement établi résulte moins de l'adéquation au réel ou à la vérité qu'à une «institutionnalisation», c'est-à-dire à des processus historiques que nous pouvons pour la première fois comparer entre eux sur une vaste échelle.

La contestation estudiantine souligne de son côté l'écart sans cesse accru entre les disciplines dites universitaires et le mouvement qui entraîne pêle­mêle connaissances et disciplines dans une aven­ture dont nous ne savons pas ce qu'elle sera, mais dont nous sommes sûrs que c'est la nôtre. Nul doute, l'édifice de la connaissance traditionnelle se lézarde. Peut-être s'agit-il d'ailleurs moins de le je­ter bas comme d'aucuns sont tentés de le faire -que de l'examiner avant d'agir mais il est sûr qu'il ne peut plus se maintenir tel quel sans imposture.

A travers les lignes de rupture apparaissent des re­groupements qui, tel le structuralisme de Lévi-Strauss, tirent parti de la science pilote qu'est deve­nue la linguistique pour élargir l'ethnologie à une dimension générale d'autres qui, telle la cybernéti­que, fécondent les domaines les plus variés (du tir antiaérien au contrôle des stocks, à l'analyse littéraire...), ou encore les mathématiques moder­nes. «Autant les mathématiques classiques sont généralement symboliques (tel signe renvoyant à tel sens signifié), autant les mathématiques moder­

nes sont formelles. Dans un système formel, on ne se préoccupe aucunement du sens, on ne ren­voie jamais, ni explicitement ni implicitement, à un contenu significatif. On étudie seulement là suite des bonnes formations d'objets (indéfinis) entre eux, étant entendu qu'on a posé au départ des règles de bonne formation...» «Analyser symboliquement consiste à traduire un contenu de sens en signes, à coder et à décoder un langage. Analyser formellement consiste à former un langage qui développe ses propres règles. Ce n'est qu'après qu'il y a possibilité de le traduire en contenus, en modèles.»1

Que nous soyons à la veille d'un renversement général, tout le monde le pressent, même s'il n'est pas possible d'en mesurer l'ampleur. Mais beaucoup se contentent de voir une menace qu'il but écarter ou conjurer, alors que la tâche qui importe au premier chef est de le connaître pour le maîtriser. L'enseignement a été violemment pris à partie - particulièrement depuis les événe­ments de mai 1968.

La Mutation des signes – 6 – René Berger

Le moins qu'on puisse dire est qu'il fait aujourd'hui problème : programmes, structures, examens, commissions, élections, un même frémissement parcourt les organes et les membres de l'École. Dans une telle situation, la démarche ordinaire est de «réformer». On multiplie donc questionnai­res, consultations, tables rondes, enquêtes, etc. Avec raison. Mais l'on peut se demander si les ré­formes qui sont proposées à partir de telles procédures tiennent suffisamment compte du renver­sement en cours. On imagine trop souvent que les disciplines traditionnelles peuvent être «améliorées».

Or il est évident que les retouches, fussent-elles nombreuses, ne modifient guère le tableau, et l'on peut craindre qu'elles finissent même par le maquiller. D'où les incompréhensions récipro­ques les réformateurs s'étonnent de bonne foi que les étudiants se montrent si méfiants à l'égard de leurs intentions, tout comme les étudiants s'étonnent que les réformateurs puissent se contenter d'accommodements.

Mais la difficulté de communiquer procède de l'ébranlement de notre système de signes. Tous les rapports établis sont donc ébranlés puisqu'il n'est rien qui ne soit, dans le fonctionnement so­cioculturel, d'abord et toujours affaire de signes.

Dans cette atmosphère caractérisée par une inquiétude permanente, une double tendance se des­sine : d'une part, les scènes de violence vont en s'aggravant un peu partout, avec tous les dégâts qu'elles entraînent et la stupeur qui en résulte.

Ce qui prouverait, s'il en était besoin, que le langage, instrument de communication par excel­lence, ne répond plus à la situation et que, incapable de véhiculer passions et sentiments, il cède à cette sorte de prélangage qu'est le geste dont on peut attendre aussi bien les coups que les cares­ses.

D'autre part, la réflexion tend toujours plus à chercher dans les modèles «scientifiques» les instru­ments capables de faire face à la situation : puisque c'est à de tels modèles que l'homme doit de dominer la nature, il semble difficile qu'ils ne viennent pas aussi à bout des difficultés actuelles.

Mais transposer purement et simplement les principes et les méthodes des sciences exactes et naturelles aux sciences dites morales et humaines incite les meilleurs esprits à faire de grandes réserves, témoin Lévi-Strauss�: «L'auteur du présent article a consacré sa vie entière à la pratique des sciences sociales et humaines.

Mais il n'éprouve aucune gêne à reconnaître qu'entre celles-ci et les sciences exactes et naturel­les, on ne saurait feindre une parité véritable; que les unes sont des sciences et que les autres n'en sont pas; et que si on les désigne pourtant par le même terme, c'est en vertu d'une fiction sémanti­que et d'une espérance philosophique à laquelle les confirmations manquent encore�; en consé­quence de quoi, le parallélisme impliqué par les deux enquêtes, fût-ce au niveau de l'énoncé, tra­hit une vision imaginaire de la réalité.»2

On pourrait s'alarmer d'une situation qui paraît sans issue. On pourrait aussi se demander si la fa­çon de poser les problèmes au moyen de faits et de données ne relève pas de procédures qui peuvent être mises en cause et même qui doivent l'être.

Supposons qu'il en est d'autres, dont on tient généralement peu compte, et qui jouent un rôle plus important qu'on imagine : c'est l'hypothèse que je fais au début de ce livre, en choisissant le do­maine de l'art pour la vérifier, avec l'espoir que d'autres domaines s'éclaireront progressivement à la lumière de cette recherche.

l. Michel Serres, Hermès ou la communication. Paris, Éditions de Minuit, 1968, coll. «Critique», P. 31.

2. Réponse à l'enquête faite par l'Unesco sur s Les tendances principales de la recherche dans le domaine des sciences sociales et humaines s, Revue Aletheia, mai 1966, N° 4, p' 191, Revue in­ternationale des sciences sociales, vol. 16, 1964.

La Mutation des signes – 7 – René Berger

L'ART COMME POSTE D'OBSERVATION p. 32 Et d'abord ma question : comment l'art se produit-il de nos jours�? Par quoi j'entends considérer, non pas les moyens techniques mis en œuvre par les artistes contemporains, mais, de façon pré­cise : comment ce qu'on appelle «art» vient-il à exister pour moi, pour les autres, pour nous�?

Comment en vient-on à utiliser le terme à propos de certains «objets» qui nous sont offerts et que rien ne désigne souvent de prime abord à devenir de l'art.

La question recouvre un problème irritant qu'on escamote presque toujours et qu'on peut ramener à ceci : personne ne doute que Rembrandt est un très grand artiste�; personne ne doute non plus qu'il a vécu au XVlle siècle, qu'il a illustré la peinture hollandaise... ; personne ne doute que son génie éclaire l'histoire de l'humanité, personne ne doute, etc. ; on pourrait continuer longtemps ainsi pour Rembrandt. Pour de nombreux autres artistes. Pour tous�? Oui, pour Rubens, oui, pour Delacroix, oui encore, pour Van Gogh, oui, pour Matisse...

Mais pour Rauschenberg, pour Raysse, pour Arman, pour Tinguely�? Quelques lecteurs se de­manderont peut-être à quoi correspondent ces noms�; d'autres les ont entendus et savent plus ou moins de qui il s'agit.

Les critiques d'art trouveront, eux, la question impertinente, encore que certains, parmi les plus avertis, disputent âprement des mérites respectifs de ces artistes et que beaucoup d'amateurs d'art se bornent à voir en eux des amuseurs en­tretenus par la mode.

Voilà donc le lieu de marquer cette évidence, si méconnue, que l'artiste ne l'est ni de nature ni par décret; que son œuvre se distingue des objets naturels à la suite d'une assimilation sociale�; qu'à la diffé­rence des choses de la nature, l'art se constitue par un processus com­plexe; bref, que c'est nous qui à la fois, le constituons et faisons partie du processus.

Faute de le savoir, faute surtout d'en tenir compte, on part de l'idée, combien erronée, que l'art est presque toujours chose faite quand on l'aborde, qu'il suffit donc d'étudier un objet de connaissance ou un do­maine, comme si l'attention portait d'emblée sur un corpus ou un réfé­rentiel établi. Il n'en est rien.

Qui dit constitution dit ensemble de phénomènes sociaux, psychologi­ques, scientifiques, esthétiques, matériels dont les conditions et les mo­des d'assemblage doivent être mis au jour. Il vaut la peine de le répéter : toute considération qui omet cette étape, feint de l'ignorer ou la né­glige, révèle un vice rédhibitoire, au sens propre, qui peut annuler le contrat par lequel s'achète ou se vend la connaissance.

Et le vice devient d'autant plus grave aujourd'hui que les conditions sont multiples, les occasions de les étudier plus nombreuses.

Or beaucoup de bons esprits, qui conviennent de l'insuffisance des mé­thodes classiques, restent captifs du «verbocentrisme », de la commu- Robert Rauschenber, nication fondée exclusivement ou en priorité sur la pensée verbale. "Odalisque", 1955-1958

Les indices ne manquent pourtant pas; il suffit d'ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de nous. Mais l'écran rassurant de «ce qui a déjà été écrit ou dit sur le sujet» nous détourne le plus souvent de l'observation.

Aussi est-on presque toujours tenté d'en revenir à ces objets policés par excellence que sont les ouvrages de bibliothèque et de céder à leur vertueuse séduction.

La Mutation des signes – 8 – René Berger

LA REPRODUCTION ET SES AVATARS pp. 33-35 La découverte de Malraux, c'est d'avoir proclamé, magnifiquement d'ailleurs, que «les arts plasti­ques ont inventé leur imprimerie» et d'avoir décelé, à l'encontre des spécialistes, qu'il ne s'agit pas d'une invention purement technique, le fichier des érudits se doublant d'une photothèque. Non seulement la reproduction se libère de la fiche, mais elle «crée des arts fictifs ou suggérés» : par le cadrage, l'éclairage, le détail, l'agrandissement»... faussant systématiquement l'échelle des ob­jets, en présentant des empreintes de sceaux orientaux et de monnaies comme des estampages de colonnes, des amulettes comme des statues...»3

C'est encore l'apparition, ou plutôt l'émergence d'arts qui, étudiés traditionnellement au moyen de l'écriture, tout au plus au moyen de clichés au trait, se mettent à rayonner à la faveur de la repro­duction.

Il y a un peu plus d'un demi-siècle qu'Émile Mâle, dans la préface de son célèbre ouvrage, L'Art religieux du Xllle siècle en France, faisant l'éloge des matériaux qui ont servi à son étude, signa­lait, outre les recueils (livres, revues, bulletins, etc.), «le Musée des moulages du Trocadéro» et «trois grandes collections de photographies ou d'estampes qui nous ont rendu les plus continuels services...», pour conclure «Ainsi nous avons pu avoir presque constamment sous les yeux des statues et des bas-reliefs dispersés dans la France entière». Et il ajoutait�: «Il n'a pu en être de même des vitraux, que l'on a rarement tenté jusqu'à présent de reproduire par la photographie. Heureusement que le P. Cahier a donné dans ses Vitraux de Bourges un véritable corpus des principaux vitraux du XIIe siècle.

M. Lasteyrie, dans son Histoire de la Peinture, en a reproduit d'autres encore, etc. » Or, dans le volume de poche publié en 1968 figure cette note des éditeurs «Édité pour la première fois en 1898, L'Art religieux du XlIle siècle en France est devenu un ouvrage classique et nous le pu­blions comme tel. En accord avec la famille de l'auteur, nous nous sommes conformés au texte, à l'illustration et à la bibliographie de la dernière édition parue du vivant d'Émile Mâle, la hui­tième, publiée en 1948 par Armand Colin.»

Voilà qui est doublement significatif, doublement troublant. A l'époque où Émile Mâle travaillait à son ouvrage, les vitraux «existaient» pour les rares privilégiés qui avaient les moyens d'aller les voir sur place ou qui pouvaient se procurer des descriptions ou les reproductions contenues dans les ouvrages spécialisés et peu accessibles.

De 1898 à 1968, date de la sortie en collection de poche, la situation s'est complètement renversée�: les reproductions en couleurs appartiennent à la vie quotidienne; les vitraux flam­boient aussi bien dans les volumes de luxe que dans les publications populaires ou sous forme de cartes postales, de diapositives, de cartes de Noël sur transparent, etc. 4

Le développement de l'automobile aidant, il est loisible à chacun d'aller à Chartres, à Bourges pour les admirer et les revoir. Sans compter l'apport du cinéma, de la télévision et, depuis quel­ques années, de la télévision en couleurs.

On surprend sur le vif le mouvement de la connaissance : en un demi-siècle les conditions se transforment si radicalement que les questions qu'on n'aurait eu ni l'idée ni les moyens de poser, s'imposent.

Émile Mâle aurait-il écrit le même livre s'il avait disposé de notre matériel technique�? Comment jugerait-il son ouvrage aujourd'hui�? Il ne s'agit pas de questions académiques à la façon dont on refait l'histoire avec des «si».

Il s'agit très précisément, abstraction faite de toute considération sur le savoir d'Émile Mâle, abs­traction faite de tout changement qu'implique le jugement d'un auteur sur son ouvrage, de s'interroger sur le point suivant : dans quelle mesure les conditions techniques de l'acquisition, de la transmission et de la réception de la connaissance modifient-elles ou non la connaissance elle-même�?

Et l'on est tenté de poursuivre�: ce livre qui est devenu, selon la note des Éditeurs, «un ouvrage classique», comment l'est-il devenu�?

La Mutation des signes – 9 – René Berger

Sans doute à la faveur d'une pensée dont on admire la pénétration et la vigueur synthétique.

Mais le fait d'insister sur le terme de «classique», en ajoutant que l'ouvrage est publié «en accord avec la famille de l'auteur, selon le texte et l'illustration de 1948», ne marque-t-il pas par rapport à nous, quelque vingt ans après, une sorte de précaution oratoire�?

Comme si l'ouvrage, tout classique qu'on le proclame, l'était à la faveur d'un contexte social qui date du début du siècle et dont les modifications ne sont pas encore ressenties au point d'exiger une remise en question fondamentale de l'ouvrage, de l'illustration, peut-être même du principe iconographique, encore qu'on pressente que l'épreuve ne saurait tarder...

Je ne critique ni l'ouvrage, ni l'éditeur. J'entends simplement mettre en lumière le fait que la con­naissance ne passe pas d'une situation historique à une autre, ni d'une situation technique à une autre, ni d'un circuit d'information à un autre sans que quelque chose d'essentiel se mette à chan­ger.

On comprend dès lors mieux l'affirmation de Malraux, si souvent controversée, que si la repro­duction nous offre, «pour la première fois, l'héritage de toute l'histoire» et donc du monde entier, cela ne doit pas être entendu comme une sorte de résurrection intégrale. «Les œuvres qui com­posent cet héritage ont, insiste Malraux, subi une métamorphose singulièrement complexe».

Ainsi les statues grecques qui sont devenues blanches.

Or si elles ont été «repeintes en blanc par les siècles», comme l'observe l'auteur, il faut faire re­marquer que l'état de blancheur a été souligné et l'est encore par la technique photographique en noir et blanc qui a longtemps prévalu.*

Or, les vues de Malraux ne suffisent plus aujourd'hui, même si la plupart des historiens de l'art les ont à peine assimilées. Malgré leur pénétration, elles ne retiennent de la reproduction que la fonc­tion référentielle, par quoi j'entends que la reproduction est considérée dans son rapport à l'original, tel un vecteur ou un instrument braqué ou branché sur lui, bref comme un support provi­soire et approximatif destiné à prolonger le regard jusqu'à l'ouvre absente.

C'est au sujet de cette fonction que se produisent les discussions si souvent recommencées sur la fidélité ou l'infidélité de la reproduction, sur son degré d'exactitude, et à l'occasion desquelles s'opposent les affirmations banales «Jamais la reproduction n'atteindra la qualité de l'original», ou «C'est prodigieux à quoi on arrive maintenant, on dirait presque le tableau».

Ce qui montre bien, soit dit en passant, que la fonction référentielle répond d'abord à notre besoin d'user de substituts pour nous relier aux originaux. Aussi humble que soit leur condition, les cartes postales entretiennent le culte des œuvres à l'entrée des musées.

Compagnes bifaces du voyageur, elles se prêtent aux nouveaux rites du tourisme moderne : au verso, les impressions, souhaits, notations climatiques (la Chapelle Sixtine est formidable..., tu devrais voir la relève de la Garde à Buckingham... on meurt de chaud à Athènes...) ; au recto, sans commentaires, le chef-d'œuvre qu'on a vu et qu'on offre en image.

Nouveau rite du don?

Le développement de la reproduction est donc, non seulement lié au développement de la con­naissance, mais aussi à celui du tourisme de masse�: c'est en tout cas un phénomène concomi­tant.

Même sans décider lequel influe davantage sur l'autre, il est aisé de constater que la reproduction en série et le voyage en série vont de pair.

En même temps que s'ébranlent des foules de plus en plus nombreuses vers les musées, les pays et les villes d'art, un nombre toujours plus élevé de reproductions est requis pour répondre aux besoins�: innombrables les photographies que les touristes emportent, innombrables les diapositi­ves et les films qu'on projette entre amis avec les commentaires et les exclamations qui s'imposent en pareilles circonstances.

La Mutation des signes – 10 – René Berger

Le meilleur moyen de bien raconter est tout de même de trouver un bon sujet tout fait, déjà écrit, compact et bien serré, qui fournisse à lui seul son début, son milieu et sa fin, conseille un manuel de photographie.

* La plupart des publications sur la sculpture se tiennent encore à la reproduction en noir, témoin les volumes consacrés à la sculpture mondiale par les Éditions Gallimard sous la direction de Malraux. Mais ce n'est déjà plus le même parti que prennent les volumes de l'Univers des For­mes nombre d'objets et de sculptures sont reproduits en couleur

En se perfectionnant et en devenant moins chère, la reproduction en couleur s'empare des édi­tions à grand tirage Fabbri Hachette (Les Chefs-d'œuvre de l'Art, les fascicules hebdomadaires (Alpha, Les Muses, etc.)

3. André Malraux, Le Musée imaginaire. Paris, Gallimard, 1947. Nouvelle édition coll. idées/arts 1965, p. 12, 84

4. Émile Mâle, L'Art religieux du Xllle siècle en France. Paris, Librairie Armand Colin, 1958, Li­vre de Poche Hachette, 2 vol

André Malraux (1901-1976)

La Mutation des signes – 11 – René Berger

REPRODUCTION = PRODUCTION pp. 35-40 Mais le mot «reproduction» ne fait-il pas illusion? Le préfixe itératif «re» marque d'ordinaire l'idée de répétition, de redoublement, de restitution de quelque chose dans son état primitif, de re­tour à un état antérieur, bref, l'idée que la reproduction est en quelque sorte le «double» ou la ré­pétition de la «production». L'implication va tellement de soi qu'on ne songe même pas à lui de­mander raison�!

Loin d'être innocente (ou est-ce nous qui rusons avec elle�?) la langue met en effet l'accent, par le truchement du préfixe, sur le caractère commun aux verbes de la série reprendre, ranimer, réta­blir, etc. A notre insu, elle privilégie l'attitude qui consiste à tenir pour acquise la similitude de na­ture entre la production et la re-production.

Dans cette perspective, la technique multiplicatrice a pour seul but de fournir d'un original un nombre indéfini de répliques et de chacune des répliques une référence à l'original. Quand j'achète des cartes postales qui représentent la Cathédrale de Chartres par exemple, je ne m'adresse pourtant pas à la vendeuse en énumérant le portail, le tympan, les gâbles, les pinacles, les statues-colonnes, les vitraux, ni même en lui faisant part de mon enthousiasme ou de quelque autre commentaire, mais en disant purement et simplement combien�?

Les cartes postales cessent d'être des reproductions d'art pour devenir des marchandises�: c'est donc qu'elles assument une autre fonction en entrant dans un autre système. De même, lorsque j'écris l'adresse au verso et que je colle le timbre-poste, elles s'assimilent, quoi qu'elles représen­tent, à un message qui relève du seul tarif des PTT.

Considérer les reproductions selon leur fonction référentielle implique donc une attitude et un dessein qui reviennent tous deux à organiser le champ de l'expérience sur un modèle de type pla­tonicien.

C'est sur ce modèle de «participation» ou d'«émanation» ainsi que sur les attitudes et les compor­tements qu'ils impliquent, qu'il est nécessaire de s'interroger. Les reproductions tendent en effet à notre insu - surtout depuis qu'elles ont pris un caractère de production industrielle - à constituer un «monde» nouveau, un système qui, même s'il n'a pas encore reçu de nom, existe impérieusement et dicte ses propres lois.

Le phénomène est à la fois si considérable et si complexe qu'on doit se borner à un aperçu. Il est pourtant d'autant plus urgent de le connaître que le système nous concerne tous�: sans même que nous nous en rendions compte, les mass media transforment notre monde d'objets en «environnements-messages» dont les matériaux, les supports et le moteur sont la reproduction.

Dans son numéro du 1er-2 décembre 1968, Le Monde* reproduit la célèbre Jeune fille au Turban de Vermeer, chef-d'œuvre du Mauritshuis de La Haye, accompagné du texte suivant «Qui per­met à vos vieux tableaux de maîtres de rester jeunes? (...) Nos chercheurs ont la réponse - une qualité de «Perspex» connue sous le nom de «Perspex» VU Ce produit est utilisé pour protéger les peintures, les documents et les tissus contre la dégradation et le vieillissement dus aux radia­tions ultraviolettes de la lumière naturelle ou artificielle.

» Quant à «Perspex», ce «n'est qu'un exemple des innombrables produits fabriqués par I.C.I. Nous avons aussi découvert le Tirage près du demi-million d'exemplaires polyéthylène «Aikathene», les colorants réactifs «Procion» et les herbicides bipyridyles. «I.C.I. est internatio­nal, mais c'est surtout une société à vocation très européenne. Après tout, nous vivons et nous tra­vaillons en Europe. Nos services s'étendent à l'industrie, à l'agriculture et à la médecine. En 1967, la vente de nos produits et brevets s'est élevée à 7 milliards de francs actuels rien qu'en Europe Occidentale, soit les deux tiers de nos ventes mondiales. Êtes-vous parmi nos clients ? »

Aucun rapport entre «La Jeune Fille au Turban» et «Perspex» même si «Perspex» est produit par la firme toute puissante ICI. (Imperial Chemical Industries) !

Mais si le tableau de Vermeer est incompatible avec la publicité - du seul fait qu'il est unique - la reproduction du tableau de Vermeer, elle, est compatible avec la publicité.

La Mutation des signes – 12 – René Berger

La reproduction peut donc entretenir des relations avec des objets hétérogènes au modèle et même contracter avec eux des alliances aussi irréductibles qu'apparemment monstrueuses.

C'est qu'il y a dans la reproduction un principe qui n'est plus celui de la plus ou moins grande fidé­lité à l'original, mais qui réside tout entier dans le reproduit ou le reproductible.

En vertu de quoi deviennent compatibles la reproduction, fût-elle d'un chef-d'œuvre comme la toile de Vermeer, et la publicité de n'importe quelle maison, de n'importe quel produit, puisque l'une et l'autre font partie du même système.

A dire vrai, le cordon ombilical n'est pas tout à fait rompu. C'est d'ailleurs sur quoi spécule le pu­blicitaire qui met en évidence l'une des motivations du lecteur. Mais le phénomène, qu'il s'agit de voir en face, c'est que la reproduction glisse vers un monde qui suppose de tout autres allégean­ces : non seulement la Joconde devient foulards, enseignes, puzzles, cibles, couvercles de boîtes de fromage, et bien d'autres choses encore, mais il se produit un phénomène d'hybridation géné­ralisée auquel les moyens techniques sont en train de donner une puissance sans égale. «Ce Fra­gonard peut être à vous...»

C'est ce qu'assure une grande page en couleurs parue sous le sigle «Trevira - Cadre d'Or»* » Ce Fragonard peut être à vous..., pour 2 petites réponses�! Grand concours Trevira cadre d'or 550 reproductions de peintures de maîtres à gagner.

» Oui, vous pouvez gagner une magnifique reproduction 50 x 60 cm vernie, sous cadre doré, de «La jeune fille lisant» de Fragonard, un des plus grands maîtres du XVllle siècle.» Répondez seulement à deux petites questions... très faciles pour des Trevira vivants�!

» Pour participer, demandez votre bulletin-réponse dans un magasin Cadre d'or (vous trouverez ci-contre une première liste de ces points de vente).»

La Mutation des signes – 13 – René Berger

Une telle munificence a de quoi surprendre : un Fragonard - admirable - contre «deux petites ré­ponses». De quoi éveiller la méfiance aussi. L'offre est-elle trompeuse? Pas tout à fait, puisque c'est la reproduction du chef-d'œuvre qu'on gagne. Mais pour qui lit, comme à l'ordinaire, et comme nous sommes entraînés à le faire, selon la fonction référentielle, il est évident que «ce Fragonard peut être à vous» implique à la fois l'idée du tableau original et l'idée de propriété atta­chée à celui-ci. C'est sur l'hybridation que joue le publicitaire.

Le principe du reproduit-reproductible, différent du principe traditionnel du double-répétition, en­traîne une déstructuration et une restructuration d'autant plus complexes que, d'une part et simul­tanément, le monde des originaux et le monde des reproductions restent parallèles et que, d'autre part et simultanément, ils tendent tous deux à se distinguer, le second liant partie avec tout ce qui est susceptible d'être multiplié en série.

Les frontières perdent leur fixité; les contenus deviennent mouvants, interfèrent, s'interpénètrent; la reproduction crée une nouvelle réalité (ou trans-réalité�?).

Stabilisés depuis des siècles, nos concepts, comme les objets qu'ils définissent, cautionnent et classent, entrent dans une mouvance plastique dont l'élasticité croît au fur et à mesure que se dé­veloppent, se perfectionnent et s'imposent les techniques de reproduction. Illusions d'optique, jeux de miroirs, anamorphoses se multiplient.

Nixon arrive à Bruxelles. A la télévision, une séquence très brève montre la voiture du Président, qu'escortent les fameux gardes montés : les pattes des chevaux au trot frappent comme des ba­guettes de tambour; les croupes s'élèvent et s'abaissent; les casques des cavaliers roulent comme la houle.

A travers la vitre, un large sourire flou.

La Mutation des signes – 14 – René Berger

L'effigie du Président a l'air d'escorter la cavalcade. Dans les journaux, aucune mention des gar­des à cheval qui ont monopolisé le petit écran�; en revanche, le programme, point par point, de l'entretien que Nixon doit avoir avec le Roi. La télévision opère à partir d'images en mouvement; le journaliste use de mots dont l'origine est dans les concepts.

Quelle reproduction est directe�? Laquelle est la plus vraie�? En dépit du terme générique qu'on emploie, la reproduction n'est pas un phénomène simple. Aux différentes techniques, qui ne ces­sent d'ailleurs de se multiplier, correspondent des reproductions différentes, qui sont doublement facteurs de réalité : d'une part, elles doublent l'événement original�; d'autre part, elles engendrent des modalités aussi nombreuses et diverses que le sont les techniques.

Que nous le voulions ou non, nous cessons, pour la première fois peut-être, de nous référer exclu­sivement à une réalité première ou primaire qui servirait de norme et d'étalon. L'alternative original-reproduction cesse d'être tout à fait pertinente, ou ne le demeure que dans certaines si­tuations dûment définies.

En revanche, dans les situations les plus fréquentes, elle se mue en une complexité telle que les termes de l'alternative, au lieu de s'opposer, opèrent par décrochements, par glissements, par re­coupements, sans qu'on puisse jamais assigner de fin à la course. Nous sortons de l'ère où les choses et les mots se répondaient�; nous sortons de l'ère où l'original et la reproduction se faisaient docilement écho. Les distorsions dont nous nous plaignons sont autant d'indices.

* Jours de France, N° 743, 8 mars 1969

Nixon (1913-1994)

Nixon à la télévision lors de sa campagne électorale en 1968

La Mutation des signes – 15 – René Berger

PERCEPTION DIRECTE, PERCEPTION INDIRECTE pp. 40-41 Depuis quelques décennies, la reproduction sous toutes ses formes constitue de plus en plus notre premier contact avec l'art, en tout cas le contact le plus fréquent. Pour une visite de musée, com­bien de livres illustrés, combien de photos�!

Partout règne l'image reproduite, jusqu'à l'obsession, jusqu'à la limite du paradoxe. A vingt mètres sous terre, les couloirs de métro voués à la lumière artificielle et que parcourent sans cesse les citadins pressés et recrus de fatigue proclament, à grand renfort d'affiches suggestives, le charme des bains de mer, l'éclat du soleil et la douceur des vacances en Bulgarie.

Or, que notre premier contact ait lieu avec la reproduction est loin d'être indifférent. A qui n'est-il pas arrivé, en présence des fresques de Piero della Francesca à Arezzo, d'être un peu surpris�?

On les imaginait plus hautes en couleurs, plus visibles, peut-être même plus brillantes... Et l'on s'étonne que soient de formats différents les fresques de Giotto à Padoue et celles qu'il a peintes à Assise. Rien dans les reproductions ne le laissait soupçonner.

Quelque sens qu'on ait de l'art, il est de fait que c'est la reproduction qui fournit très souvent la première idée, et c'est elle qui en conserve le premier souvenir.

Au point que, lorsqu'on est en état de comparer avec l'original, le sujet apparaît bien le même, mais, comme le remarquait Malraux, l'angle de vue, l'échelle, le cadrage, l'éclairage, l'apparence matérielle produisent des modifications�: plus d'un spectateur avoue son désappointement.

En tout état de cause, le passage de la reproduction à l'original provoque un ajustement qu'on peut comparer à l'accommodation rétinienne�: il s'agit, non pas exactement de mettre au point une image floue, mais de substituer, à l'image nette de la reproduction, l'image qu'on est en train de percevoir quand on est en présence de l'original.

Or l'on constate plus d'une fois que les circonstances dans lesquelles opère la perception n'en fa­vorisent pas toujours la netteté. D'un autre côté, il se produit une adaptation similaire, mais en sens inverse, quand, après avoir quitté l'original, on regarde de nouveau la reproduction et qu'on prend conscience de la différence. L'erreur serait de croire à une neutralisation des opérations.

L'expérience montre que la perception de l'œuvre n'élimine nullement la reproduction�; c'est au contraire sur celle-ci que le souvenir se fixe le plus souvent.

Selon les individus, les conditions de l'expérience, selon l'âge, on observe une très curieuse os­cillation entre les ajustements et les réajustements, entre la reproduction qu'on a vue et l'original qu'on voit, entre l'original qu'on voit et la reproduction qu'on a vue, entre la reproduction et le sou­venir qu'on a de l'original... J'ai l'air de multiplier les subtilités à plaisir.

C'est simplement que notre comportement séculaire, peut-être millénaire, se trouve aujourd'hui déjoué par les astuces de la technique�: pendant longtemps, le contact avait lieu entre les origi­naux, relativement peu nombreux, qu'on voyait, et le souvenir qu'on en gardait, soit dans la mé­moire, soit au moyen de descriptions orales ou écrites, de gravures ou de dessins.

De nos jours, ce n'est pas que l'intermédiaire verbal ait disparu, mais il est doublé par celui de la reproduction qui peut prendre et prend des formes infiniment variées�: clichés au trait, phototypie, quadrichromie, photo, diapositive, émission télévisée, etc.

C'est en classe de sixième que m'ont été montrées les premières images de l'Égypte. Plus tard, c'est au Louvre, à Turin et à Berlin que j'ai pris contact avec la peinture et la sculpture égyptien­nes. Mais c'est tardivement que je me suis rendu en Égypte. Or, je constate cette chose apparem­ment étrange qu'il m'arrive de me remémorer certaines œuvres de l'art égyptien moins à partir du souvenir de mon voyage sur les bords du Nil que selon certaines reproductions dont l'image hante précisément ma mémoire. En abordant le problème sous cet angle, on constate que le passage de l'œuvre au spectateur se fait soit directement - quand on se trouve en présence de l'original - soit au moyen des relais que sont les reproductions et dont l'effet double et contradictoire consiste à la fois à établir la communication et à la perturber.

La Mutation des signes – 16 – René Berger

La reproduction est un relais bruit.

A l'ordinaire, nous tendons à considérer le relais comme une fonction essentielle, le bruit étant tenu pour une perturbation parasitaire qui doit être éliminée, en tout cas diminuée ou tenue à l'écart.

Mais il est difficile de maintenir ce point de vue et le comportement qu'il implique quand notre époque multiplie les reproductions sous toutes les formes. Il devient au contraire de plus en plus probable que nous devions compter avec ce phénomène nouveau qu'est le bruit-relais ou relais­bruit.

La perturbation tend de moins en moins à être tenue exclusivement pour un trouble, elle fait par­tie intégrante de la communication dont elle renouvelle le modèle entre l'œuvre et le spectateur la reproduction ne se borne plus à un rôle d'intermédiaire, elle institue un nouveau champ de la con­naissance.

Le message ne se transmet pas directement de l'émetteur au récepteur. Les lignes de communi­cation sont sans cesse parcourues de messages-reproductions qui constituent notre nouvelle basse continue ou notre nouveau réseau de références.

Tant qu'a prédominé l'intermédiaire verbal, la communication et la signification se sont calquées sur les modalités de la langue. Aussi est-il moins étonnant, à la réflexion, que l'étude des expres­sions artistiques ait mis si longtemps l'accent sur la «substance mentale».

Toute technique implique un mode d'appréhension qui lui est propre et qui construit son objet en même temps qu'elle opère.

Cessant de nos jours de recourir au seul intermédiaire verbal, la communication se charge de messages qui, sous forme de reproductions, élaborent, concurremment à la transmission verbale, un ensemble de rapports nouveaux�: l'assassinat de Robert Kennedy n'est plus seulement affaire de mots il est également fait des taches noires qui constituent la trame de la photo de presse (s'écartent-elles, l'image se dissout), tout comme il est, à la télévision, le mouvement de millions de petits points.

Robert Kennedy (1925-1968)

Depuis Dada prolifèrent les collages et les assemblages qui, tels ceux de Schwitters, combinent morceaux de bois, billets de chemin de fer, papier d'emballage, ou qui, tels ceux de Picabia, utili­sent encore allumettes, cure-dents, plumes, etc. Tenus pour des « monstres», par rapport à l'idée traditionnelle de l'art, ces produits sont aujourd'hui considérés comme des œuvres. Il est évident qu'un tel changement n'a été possible qu'à partir de la transformation généralisée de la communi­cation.

Les collages cubistes, les Merz de Schwitters, l'art souvent si déconcertant qu'on nous propose aujourd'hui nous font un pressant devoir de réfléchir sur l'intégration des «bruits» dus aux techni­ques nouvelles, à la connaissance qui s'élabore en dehors du procédé traditionnel de la langue orale ou écrite. La reproduction d'art n'est pas autre chose que du papier imprimé qui partage, avec tout ce qui est imprimé papier d'emballage, journal, la même matérialité, et l'imprévisible destinée.

La Mutation des signes – 17 – René Berger

VERS UNE NOUVELLE CONSCIENCE-PRÉSENCE pp. 42-43 En transformant la communication, la reproduction transforme notre conscience et notre senti­ment de l'existence qui cessent d'être liés exclusivement ou prioritairement à la perception de l'original ou au relais verbal. Me voici devant des reproductions de La Joconde qui toutes m'acheminent à la peinture de Léonard que conserve le Louvre. J'ai donc affaire à une conscience-présence indirecte.

Mais, simultanément, j'ai également affaire à une conscience-présence directe entre mes mains, sous mes yeux, la reproduction ne s'épuise pas dans sa fonction référentielle elle a sa forme, sa matière, son poids je puis la rapprocher d'autres reproductions je peux la froisser ou l'épingler au mur.

La conscience-présence est jugée indirecte ou directe selon qu'on se met en posture, soit de viser l'original, soit de tenir compte de la reproduction en tant qu'objet matériel.

Contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, le rapport n'est pas à une seule voie, mais à deux voies, qu'on aurait d'ailleurs tort de ramener à une alternative. Même si l'une des deux voies sem­ble exclure l'autre au moment où je décide de mon attitude, je constate qu'il se produit au cours des situations qui se suivent un va-et-vient qui transforme l'alternative en système d'interférences.

C'est dans un sens analogue que l'expérience de la reproduction modifie mon sentiment du temps.

Quand j'écoute un disque ou que je regarde une reproduction, un film ou une émission de télévi­sion, je me place dans une conscience-présence différée, alors que si je suis en présence de l'œuvre originale ou au concert, c'est à une conscience-présence immédiate que j'ai affaire.

L'expérience immédiate de l'original cède la place à une expérience d'un nouveau type.

La Mutation des signes – 18 – René Berger

Le temps n'intervient plus de la même manière quand je suis devant La Joconde au Louvre ou que j'écoute l'orchestre dans la salle de concert : la photothèque, la discothèque, bientôt la téléthè­que donnent à l'événement différé une dimension spécifique qui modifie mon comportement.

Le sentiment de l'espace et l'espace lui-même se transforment à leur tour.

C'est une lapalissade de dire que les tableaux de Vermeer ne peuvent être vus tous ensemble au même endroit, puisque certains sont en Hollande, d'autres en Angleterre, quelques-uns en France, d'autres encore aux États-Unis, etc. chacun d'eux occupe un lieu déterminé.

L'expérience originale des originaux requiert donc que j'entreprenne une série de déplacements successifs.

A quoi la reproduction oppose le fait, devenu banal aujourd'hui, que l'ubiquité est un produit de l'industrie : Tout Vermeer (c'est le titre d'un volume de Malraux qui a fait école) mais aussi bien

Tout Giotto, Tout Masaccio peut être mis sous les yeux de quiconque à un prix relativement mo­dique et tenir sur quelques centimètres de rayon de bibliothèque

Le pouvoir «économique» de la reproduction est de réduire l'espace et le temps encore faut-il voir qu'il n'appartient qu'au système de la reproduction, non pas à celui des originaux.

Qu'on se rappelle l'annonce de Trevira : «Ce Fragonard peut être à vous...», le publicitaire fait ap­pel au sentiment de propriété lié au monde des originaux, alors que les livres d'art, fondés sur la reproduction, s'adressent à l'appétit de connaissance du lecteur.

De nos jours, l'unicité de l'original s'accompagne de la multiplicité des reproductions.

A un monde qui se fondait il y a peu de temps encore, d'une part, sur la perception des choses, sur leur présence directe, sur leur contact singulier ; de l'autre, sur la primauté du concept qui as­surait une distribution en objets réglés, distincts, en idées, en catégories, fait de plus en plus place un champ d'échanges permanents qui nous échappent d'autant plus que nous n'avons pas de terme pour les désigner.

La Mutation des signes – 19 – René Berger

FEUILLETAGE ET MIXAGE pp. 44-47 D'abord le feuilletage. Rares sont ceux qui lisent leur journal d'un bout à l'autre plus rares encore, quand il s'agit d'un magazine. Nous «balayons» les titres nous amorçons un article�; nous dérivons vers un sous-titre nous sautons des pages nous nous prenons à une photo nous survolons les an­nonces publicitaires�; nous nous arrêtons à un texte qui s'interrompt brusquement et dont la suite est reportée un bon nombre de pages plus loin.

Ce comportement, qui mériterait d'être longuement décrit, est général�; nous le retrouvons dans toutes les situations que multiplient aujourd'hui la presse, la radio, la télévision, la signalisation routière, les enseignes. Le «feuilletage», auquel on ne prête d'ordinaire aucune attention, consti­tue, même s'il est en grande partie inconscient, une technique de réception spécifique.

L'information - du moins ce qu'on est convenu d'appeler de ce terme - abandonne ses ancrages�; les attaches se relâchent�; les points d'appui faiblissent les connaissances s'entremêlent. La «reliure», au sens propre et au sens figuré, cède de toutes parts. Objet fermé par les plats, le dos, les coins, les gardes, le livre «éclate».

A la chaîne imprimée qui se distribue régulièrement du haut en bas de la page et qui reprend non moins régulièrement de page en page, le feuilletage oppose sa discontinuité, ses trajets aléatoires, sa dispersion, ses ruptures, ses rapports insoupçonnés. L'image de notre culture, fondée sur l'«engin du savoir» qu'est le livre, est en train de changer, comme change l'image des bibliothè­ques dont nous avons fait si longtemps, à l'instar des banques, les dépositaires de la civilisation.

Comment décrire la «lecture feuilletée»�? Je suis obligé de mettre des mots bout à bout pour en donner une idée, obligé de recourir à une chaîne continue pour suggérer un phénomène irrégulier, discontinu, foisonnant. Une séquence télévisée - si elle pouvait être insérée ici-même - permet­trait au lecteur de se rendre compte combien plus vite et mieux

De même que notre compréhension discursive est liée à la pensée logique et à l'expérience sécu­lière du livre, de même les mass media sont en train d'élaborer une compréhension d'un autre type qui met en couvre à la fois l'image, la gesticulation, le mimétisme.

La reproduction provoque, non seulement une nouvelle saisie du réel elle construit différemment le réel. D'autant que le feuilletage est un comportement qui s'étend à presque tout : le citadin qui marche «tourne les rues» comme il «tourne» les pages d'un livre mais dès qu'il est lancé dans la circulation au volant de sa voiture, le voici en demeure de substituer à la lecture continue le «feuilletage» des signes et des signaux...

Qu'en est-il du mixage cinétique�? A chaque fois que nous feuilletons un journal, un magazine, une revue - ou qu'en voiture nous «feuilletons» une ville ou la campagne, ou encore les siècles ou les continents à la télévision - se produisent des enchaînements et des rapprochements tantôt aléatoires, tantôt qui marquent une certaine probabilité. Ce phénomène de dynamisation est en­core trop mal observé pour que nous nous rendions compte de son ampleur.

Néanmoins il se manifeste presque constamment dans notre conscience subliminale. Ainsi dans cette page de sports intitulée «Vingt-deux boxeurs pour onze titres» et qui nous propose huit man­nequins jambes écartées alors que le texte ponctue «Mi-mouche», «Mouche», «Coq», «Plume», etc. Le premier moment de surprise passé, l'œil cherche des indices - s'agit-il d'une erreur, d'une farce�? - jusqu'au moment où, tombant sur l'annonce «Lumoprint LE 4» «photocopieuse électro­statique», signes et images rentrent dans l'ordre�: les boxeurs rejoignent l'article sportif les manne­quins se regroupent autour de la publicité. 5

Un instant pourtant s'est produit un événement aussi insolite que la fameuse rencontre d'un para­pluie et d'une machine à coudre de Lautréamont.

Ces rencontres, ces glissements, ces interférences «pseudopodiques» d'articles, d'images, de si­gnes mal contenus par la frontière purement idéale des filets et des espaces nous laissent entre­voir que le monde de la reproduction grouille littéralement d'un sous-monde ou d'un entre-monde de messages, d'êtres mixtes, hybrides, potentiels.

La Mutation des signes – 20 – René Berger

Alors que notre esprit et nos institutions continuent de croire à la logique aristotélicienne, à l'ordre de Descartes si magnifiquement articulé dans la peinture de Poussin, nous vivons quotidienne­ment entre le téléphone, les journaux, les déplacements en voiture, la radio, la télévision, le che­min de fer, l'avion dans un «mixage» où il devient de plus en plus difficile de regrouper les élé­ments selon les modèles établis Jérôme Bosch évinçant Poussin.

Lors de la mort du grand chef d'orchestre Ansermet, la télévision a diffusé une longue émission consacrée à ses obsèques. Avec insistance, la caméra a mis l'accent sur la solennité du culte, sur la douleur de l'assistance�; le pasteur a souligné dans son sermon la portée d'un deuil qui affecte le monde de la musique.

Des personnalités politiques sont apparues une à une sur l'écran. Puis ce fut le départ du cor­billard plus de sept voitures chargées de fleurs l'arrivée au cimetière, la mise en terre du cercueil. Fin de l'émission. Et tout à coup, sans transition aucune, le dessin d'animation qui prélude à la pu­blicité un bonhomme à bec d'oiseau, sec comme une grue, chevelu comme seul un virtuose peut l'être... qui se rue sur un piano mécanique dont il tire la pire rengaine suivie de la publicité pour la «Poêle Tefal» !... Télescopage involontaire, bien sûr.

L'effet de cocasserie macabre ne peut être imputé à aucun producteur, à aucun programmeur c'est donc que la technique aurait, la reproduction aidant, sa propre volonté, ses propres fantai­sies.

La raison a beau jeu d'en diminuer la portée, ce qu'elle appelle accidents constitue de plus en plus des événements qui - débordements, enchaînements, agrégations, collisions, télescopages, peu importent les termes mettent en cause l'unité et la continuité traditionnelles. La chaîne linguistique éclate par le feuilletage et le mixage.

En lieu et place du monde ordonné par la raison, par les concepts et par la lettre se profile un uni­vers où les choses - si tant est qu'on peut maintenir ce terme - s'enchevêtrent et s'enveloppent dans les prolongements infinis des reproductions.

L'univers du mélange, de l'alliage devient le grand Amalgame, auquel répond une conscience­amalgame qui met simultanément en œuvre le direct et l'indirect, l'immédiat et le différé, l'ici et l'ailleurs, l'unique et le multiple, le même et l'autre...

«Les rapports logiques ou illogiques entre une chose et une autre ne constituent plus désormais un sujet satisfaisant pour l'artiste... (celui-ci) fait partie d'une continuité dense et incontrôlée qui n'a ni commencement ni fin, dépendant d'une décision de sa part », déclare le peintre américain Rauschenberg.6

Sous le terme de reproduction se cachent des phénomènes d'une grande complexité. La repro­duction plastique elle-même est loin d'être simple�: on peut distinguer les clichés au trait, les re­productions en noir, les reproductions en couleurs qui varient avec les techniques d'imprimerie�: typographie, offset, héliogravure, etc.

Les reproductions ont par ailleurs une existence parfois isolée, comme la carte postale d'art j'entends que la surface du papier-support est entièrement occupée d'autres sont enveloppées, partiellement ou totalement�: l'entourage s'associe à la reproduction.

Certaines sont fixes, comme dans la presse, d'autres sont mobiles, comme au cinéma ou à la té­lévision.

D'autres se manifestent plutôt à l'état de juxtaposition, comme dans les livres, ou à l'état d'englobement, comme au cinéma ou à la télévision.

Certaines s'accompagnent généralement d'un fond sonore : musique, bruitage ou commentaire. Les matériaux sont différents�: encres d'imprimerie ondes électro-magnétiques. On n'en finirait pas d'énumérer leurs combinaisons.

Allocution de Couve de Murville. Apparaît sur l'écran le Premier Ministre qui, dit-il, «veut vous entretenir des problèmes à relative longue échéance en particulier de la régionalisation et de la réforme du Sénat... »

La Mutation des signes – 21 – René Berger

Allocution d'un quart d'heure : le Ministre est d'abord assis dans un fauteuil, puis l'appareil cadre le buste à la fin le Ministre est de nouveau dans son fauteuil. Visiblement, les opérateurs ont choi­si une «mise en écran», comme on dit mise en page, que j'appellerai «iconique» en hiératisant le personnage, ils lui confèrent quelque chose du type «en majesté», si fréquent dans l'iconographie chrétienne, de quoi lui donner pour le moins une dignité patriarcale.

J'observe les mimiques du Ministre, sa façon de fermer les yeux, de joindre les mains, sa façon encore de rentrer le menton pour marquer la fin d'un développement (= point à la ligne).

Je prête une oreille attentive à l'élocution «gaullienne»�: l'accent tonique se déplace périodique­ment pour mettre en évidence telle attaque de mot ; certains vocables s'amplifient à contre­rythme certaines tournures - «cela étant» - font directement écho au chef de l'État qui est sans doute à l'écoute...

En ouvrant le lendemain Le Monde qui reproduit in extenso l'allocution télévisée du Premier Mi­nistre, je constate cette chose stupéfiante que je suis à peu près incapable de lire le texte : les mots s'échappent de leur moule imprimé�; ils échappent à la transparence typographique, vierge de tout bruit, pour se «prendre» dans l'espace audio-visuel qui s'amalgame au journal�: l'intonation du Ministre commande le débit de la lecture. Jusqu'à ses mimiques qui me contraignent et qui perturbent la ponctuation.

Au lieu de se dissoudre dans le message, les lettres se dessinent, et s'ouvre le rideau de la «scénographie télévisée» Mais voici que celle-ci souffre à son tour d'être tenue captive du texte imprimé, alors que si je le quitte pour interroger mon souvenir, les paroles du Ministre et mon écoute redeviennent synchrones.

Le message en soi est une illusion il appartient à une technique de transmission qui, contraire­ment à ce que laisse entendre le terme de transmission, et contrairement à l'idée que nous nous en faisons, est une technique de production en vue de reproduire.

Sans aller jusqu'au trop fameux paradoxe de McLuhan «The medium is the message», il est cer­tain que le message imprimé et le message télévisé sont d'une autre nature et qu'ils nous touchent différemment. L'idée de l'«unicité» du message résulte essentiellement du fait que pendant des siècles, sinon davantage, la transmission s'est faite par le seul canal de la langue parlée ou écrite.

C'est de cette situation que nous sommes en train de sortir, d'où les phénomènes de «distorsion», de «friction», de «dyscommunication», de «déphasage», qui s'aggraveront aussi longtemps que le problème sera posé en fonction de l'«uniréalité» imposée par le monopole d'un médium.

Il est urgent de prendre conscience que la multiplicité des media engendre des phénomènes tout à fait nouveaux, qu'on peut placer sous le signe de l'enchevêtrement, de l'imbrication, ou mieux, sous le signe de l'amalgame.

L'ensemble de notre édifice culturel, l'ensemble de nos installations culturelles sont bouleversés. Nous sommes déjà entrés dans l'ère du «multiréel».

5. Tribune de Lausanne, 27 février 1969

6. «Le cas Rauschenberg. L'OEil, mai 1969, publ. Sedo SA, Lausanne

La Mutation des signes – 22 – René Berger

LES SORTILÈGES DE L'AMALGAME pp. 47-52 La connaissance accuse toujours un certain regard sur la création. Nombreux sont en effet les ar­tistes pour qui ces phénomènes, non seulement entrent en ligne de compte, mais auxquels ils ten­tent de donner forme, ainsi du pop'art, de l'environmental art, jusqu'à l'art pauvre et à l'art concep­tuel.

Les combine paintings de Rauschenberg, qui associent des fragments de peinture, de collage, aux objets réels (chaise, oiseau, coussin) sont-elles si différentes des millions de foyers qui sacri­fient chaque soir aux rites du collage ou de la «combine family» devant l'écran de télévision�? Les «frises» d'un Warhol, qui nous ont paru si révolutionnaires, n'apparaissent-elles pas timides à la suite des «séquences» étirées à des centaines de millions d'exemplaires et de kilomètres par tous les magazines du monde pour relater (commémorer�? honorer�? apothéoser�?) l'assassinat de John Kennedy ou le suicide de Marilyn Monroe�?

Tout le pop'art sort du dessein, non pas d'annexer la publicité, mais d'utiliser à la fois l'imagerie, les procédés, les couleurs et le ton de ce qui était tenu jusque-là à l'écart, en tout cas considéré comme étranger à l'art.

Or, nous voici entrés de plain-pied dans un monde ambivalent le statut des êtres et des choses se transforme, les images se métamorphosent sous nos yeux. Qui prêtait attention à la trame des cli­chés d'imprimerie�?

Éphémère par définition, le journal pouvait se contenter de publier des nuages de petits points dans lesquels il était loisible au lecteur, selon la légende, de reconnaître un homme d'État ou un assassin.

Tout à coup Lichtenstein nous découvre que nous vivons depuis des décennies avec une trame sur les yeux Et voici que l'artiste, qui s'inspire des clichés de presse et des bandes dessinées, de­vient à son tour l'inspirateur de la publicité : Citroën vante les pièces de ses voitures à travers l'œil de Lichtenstein.

A-t-on idée d'un conférencier qui commence�? «... Je suis à votre disposition pour vous faire une conférence, mais j'aimerais mieux que nous la fassions ensemble. Si vous n'avez pas assez d'informations, j'ai un lot de bandes où il y a n'importe quoi... de la musique exotique, quelques exemples de musique concrète, des musiques orientales, des musiques religieuses...

C'est-à-dire que si nous sommes embarrassés, vous et moi, nous pourrons toujours faire quelque chose avec le magnétophone.» Ce conférencier existe, il a nom Pierre Schaeffer, il est directeur du service de la recherche à l'ORTF. Ce public existe.

On trouvera la relation de l'expérience dans La sévère mission de la musique, 7 «...plus impor­tante que toute l'évolution esthétique contemporaine l'irruption de l'électronique dans notre musique... irruption au sens où la musique est envahie, bouleversée, lézardée par l'électronique.

Personne, pourtant, ne s'en est véritablement aperçu on a cru que les moyens d'enregistrement servaient avant tout à conserver, à graver, à pérenniser, la «haute-fidélité ».

L'importance réelle de l'électroacoustique, c'est qu'elle permet de faire des sons, ou encore de fixer les sons naturels, de les répéter, de les perpétuer, de les transformer ».

Et l'auteur de conclure�: «C'est à force d'accumuler des bruits en studio pour rechercher des effets dramatiques, que je me suis avisé qu'ils excédaient les textes qu'ils étaient censés illustrer. Ils se sont mis à parler de musique.» Multipliés à l'infini par l'industrie, images et sons revendiquent l'aventure rimbaldienne «Je est un autre».

En réduisant le livre au format de poche, en plastifiant la jaquette sous des couleurs éclatantes, en abaissant le prix par l'élévation massive des tirages, l'édition industrielle jette pêle-mêle Spino­za et Play Boy chez les marchands de journaux, dans les super-marchés.

Tandis que les présocratiques voisinent avec les cigarettes et les légumes, le livre traditionnel continue seul de «résider» dans les bibliothèques et les librairies.

La Mutation des signes – 23 – René Berger

Les itinéraires de lecture se colorent, s'entrecroisent en un réseau de communications bientôt aussi dense que ceux des chemins de fer, de l'automobile et de l'avion.

On peut s'inquiéter, s'insurger, s'amuser�: «Le cheval s'agenouille, le jockey se prosterne», titre le journaliste au vu de l'étrange couple formé de la monture et de l'homme sur le sol. Mais l'amalgame se prête à des jeux moins inoffensifs. Voici l'annonce de Serseg «l'une des plus jeu­nes sociétés françaises» qui s'impose dans «le domaine de la Robinetterie... Plus de 2'000 séries soit près de 13'000 modèles en bronze, fonte, aciers spéciaux, matières plastiques, etc. - », ce qu'atteste «le catalogue-formulaire SERSEG, véritable encyclopédie de la robinetterie (1'072 pa­ges, 550 de renseignements techniques, d'abaques et d'exemples de calcul, ainsi qu'un lexique en sept langues) ... ».

Le psychologue, le psychanalyste analyseront longuement la séquence des six photos qui amal­gament la femme et le robinet. Sans être ni l'un ni l'autre, le lecteur moyen n'aura pas de peine à y découvrir le thème phallique, l'amour-protection, l'objet-aimé, le thème de la maternité, le tout vaporisé d'une érotisation que rend plus suggestive le flou des reproductions et celui du titre�: «Robinetterie Confiez-vous à Serseg..., et pensez à autre chose ! ».

C'est prêter une attention douteuse à des «choses qui n'en valent pas la peine» et dont l'honnête homme se détourne !...

Que l'on compare le coût de l'annonce Serseg et celui de l'article d'André Passeron intitulé «A l'Hôtel Matignon. La hargne, la rogne et la grogne ne sont pas de mise entre nous», qui occupe à peu près la même surface dans le même numéro du journal.

Il est évident que le second est incomparablement moins élevé, comprenant la rétribution du jour­naliste plus le prix de revient de la surface imprimée.

En revanche, l'annonce Serseg comprend à la fois le prix de la surface établi au tarif publicitaire et le prix de revient de l'annonce elle-même dont le texte a été longuement et minutieusement pe­sé, dont les photos ont fait l'objet de tirages multiples travail qui a exigé, texte et photos, la mise en œuvre de spécialistes coûteux...

Inutile de poursuivre nombreux sont les ouvrages en la matière mais plutôt que d'y recourir, je conseille vivement de s'adresser directement aux agences de publicité dont aucune ne fait mys­tère ni de ses tarifs, ni de son efficacité. On comprendra qu'à ce point certaines questions devien­nent pressantes : que signifie la dichotomie des « choses qui valent la peine» et des «choses qui ne valent pas la peine»�?

D'un côté les choses dites culturelles, sur lesquelles il est de bon ton de se pencher, de l'autre la publicité, par exemple, qui coûte cher et dont il est de bon ton de se détourner. Quel est ce bon ton qui décide�? Au nom de quelle autorité�? Pour qui ? De quoi se composent les «objets culturels» et ceux qu'on prive de cette qualité ? (Encore un «on» qui doit sortir de l'anonymat)...

C'est quelques-unes des questions que je pose dans cet ouvrage. Et si je crois qu'il est urgent, si­non de répondre, du moins de ne pas escamoter les questions, c'est que le monde de la reproduc­tion dans lequel nous sommes entrés est, plus que tout autre, celui de la manipulation.

Celle-ci a existé de tout temps, mais il est évident qu'elle a d'autant plus de chances d'opérer que les communications sont plus nombreuses, plus rapides et touchent un public plus vaste. Il y a loin de la robinetterie à la présidence des États-Unis. Moins qu'on ne l'imagine. Sans tenir pour établi tout ce que relate Joe McGinnis dans The Selling of the President 1968, 8 il est certain qu'une campagne électorale se monte de nos jours comme une campagne publicitaire en vue de «produire» l'«image» sur laquelle les consommateurs ou les électeurs (les consommateurs/électeurs) se prononceront, ou plutôt à laquelle ils «réagiront».

Qu'on le veuille ou non, la culture n'a plus le droit d'ignorer ces faits, même s'ils paraissent encore mal établis, même si nous manquons de moyens pour les observer.

C'est aux responsables de la connaissance qu'il incombe de prendre leurs responsabilités, sans souci du bon ton.

La Mutation des signes – 24 – René Berger

Les masses modernes qui succèdent à l'individu et à la personne sont de moins en moins coex­tensives à l'être et à la représentation, de plus en plus coextensives à la reproduction les essences s'effeuillent comme se brouillent les représentations du monde. Serait-ce qu'il n'y a plus d'essence, qu'il n'y a plus de représentation�?...

La reproduction inaugure-t-elle une nouvelle ère�? Au rythme galopant de la technique et de l'industrie s'effritent nos modèles d'autrefois. A peine un procédé est-il mis au point que de nou­veaux s'amorcent engendrant à la fois une invention et un feedback accélérés.

Cela étant, il serait aussi puéril que vain de croire que la culture, l'éducation, l'esthétique ou toute autre discipline peuvent simplement être mises à la page ou «améliorées». Toute entreprise de connaissance doit commencer aujourd'hui par une critique attentive des conditions de l'expérience dans lesquelles elle opère.

Tâche combien urgente quand la science et la culture dépendent toujours plus de l'économie, donc du pouvoir, et que le pouvoir dépend toujours plus de l'«image» dont la reproduction est le moteur.

7. Revue d'Esthétique, N° 2, 3, 4. Paris, Klincksieck, 1968

8. Joe McGinnis, Comment on «vend» un président. Paris Arthaud, 1970, Coll. Notre temps n° 20

Esthétisme ?

La Mutation des signes – 25 – René Berger

CHAPITRE II DU SILEX AU SATELLITE pp. 53-56

Pendant des millénaires, la créature la plus démunie de cette planète a survécu en arrachant aux taillis les baies comestibles et en livrant au gibier une lutte sans merci. Silex taillés, pierre polie, les premières armes-outils lui servent à la fois à échapper aux dangers et à se procurer des vi­vres.

Ce n'est guère que vers -4'000 que se développe un rudiment d'industrie qui achemine les hom­mes vers l'agriculture et l'élevage, à la faveur desquels s'amorcent les communautés villageoises et naissent des techniques nouvelles : le tressage, le façonnage de la céramique, le travail du métal.1

A la révolution agraire, qui s'étend sur des millénaires, succède la révolution industrielle que Le­wis Mumford divise en trois phases, considérées aujourd'hui comme classiques : 1° la phase éotechnique avec les inventions primaires que sont l'horloge, le télescope, le papier bon marché, l'imprimerie, la presse à imprimer, le compas magnétique

2° la phase paléotechnique illustrée par la machine à vapeur

3° la phase néotechnique qui voit naître de nouvelles sources d'énergie, en particulier l'électricité, aujourd'hui l'énergie nucléaire.2

Cosmonaute d’Apollo XI

La Mutation des signes – 26 – René Berger

Et la course continue. Certes, nous nous étonnons, à condition que la matière de l'étonnement se renouvelle très vite... Apollo XI a tenu le monde en haleine Apollo XII s'est déjà présenté comme un vol de routine et, n'était le «suspense» d'Apollo XIII, nous serions déjà blasés...

Prompts à nous émerveiller, nous exigeons toujours plus de prodiges. La rapidité même de notre accoutumance est un fait nouveau. Il n'y a pas si longtemps - n'importe quel quinquagénaire s'en souvient - l'amateur de T.S.F. maniait des selfs en coiffant son casque de radio. Tout comme il s'émerveillait des avions, qu'on appelait encore aéroplanes. Et l'automobile semblait réservée aux seuls gens fortunés.

De nos jours, c'est tout juste si les jeunes ne naissent pas avec un transistor, un magnétophone et une télévision «incorporés». Incapable de suivre l'accélération, notre esprit cherche à amortir le choc en la convertissant en évolution. L'on peut néanmoins se demander si l'expédient tiendra longtemps.

Dans notre cerveau, dans notre société (ne conviendrait-il pas plutôt d'utiliser l'expression sym­biotique «socio-cerveau» ?) se produit avec une intensité toujours plus grande un phénomène de rétroaction positive dont le «runaway» va jusqu'à provoquer l'emballement.*

Nous ne pouvons plus nous contenter d'aménager la vue que nous prenons du passé en fonction du présent nous savons aujourd'hui que l'avenir sera différent du présent, et donc distinct de tous les aménagements l'extrapolation historique ne suffit plus ; la futurologie est un pari planétaire.3

* «Lorsque la «Sortie» (l'action produite) a pour effet d'augmenter l'«entrée», source d'information et d'énergie, il se produit une accélération, On dit qu'il y a une rétroaction positive. Les Anglo-Saxons ont donné le mot feed-back dont la traduction littérale peut être alimentation à rebours. La rétroaction positive a pour effet d'accélérer constamment le mouvement.

C'est l'effet appelé runaway, ce qui se traduit par emballement. Ce qui exprime que la cause étant en partie proportionnelle à l'effet, le système ne peut trouver de position d'équilibre stable et a ten­dance à s'emballer.

Au contraire, lorsque la sortie a pour effet de ralentir l'entrée, il paraît s'établir le phénomène in­verse. On dit alors qu'il s'agit d'une rétroaction négative» Cf. Andrée Goudot-Perrot, Cybernétique et biologie, Paris. P.U.F., 1967. Coll. Que sais-je? p. 8. Voir aussi P. Watzlavick, J. Helmick-Beavin, D. Jackson. Une idéologie de la Communication. Paris. Seuil. 1972 (p. 25)

1. Voir les ouvrages d'André Lerol-Gourhan, en particulier Le Geste et la Parole, Tome I, Tech­nique et Langage ; Tome Il. La Mémoire et les Rythmes. Paris, Albin Michel, 1965, coll., Scien­ces d'aujourd'hui ainsi que L'Homme et la Matière, Paris, Albin Michel, 1971, coll., Sciences d'aujourd'hui.

2. Lewis Mumford, Technique et civilisation. Paris, Ed. du Seuil, 1950, coll. Esprit «La Cité pro­chaine»

3, Voir le numéro spécial de la Revue internationale des sciences sociales consacré à la futurolo­gie. Volume XXI, N° 4. Paris, UNESCO, 1969

L.E.M.

La Mutation des signes – 27 – René Berger

DE QUELQUES AUTRES PARADOXES pp. 56-57 Les techniques nous apparaissent de plus en plus fermes, de plus en plus efficaces, au point que personne ne doute de la réussite des résultats qu'elles annoncent, ni même de ceux qu'elles pro­mettent.

On y retrouve partout l'accent des certitudes triomphantes dont font annuellement profession les salons de l'automobile : les améliorations du «nouveau modèle» sont telles que l'émerveillement enclenche aussitôt le désir d'achat...

A la réflexion, les usagers ne devraient-ils pas plutôt frémir en pensant à quoi ils confiaient leur vie dix ans auparavant ?...

Mais on ne leur laisse guère la possibilité de se souvenir La force d'attraction du futur, liée à la production, elle-même liée au renouvellement des modèles, nous fait négliger le «rétroviseur» qu'est la réflexion et que, l'achat fait, on nous recommande comme l'instrument de sécurité par excellence !

Paradoxe que l'appréciation d'une situation dont les éléments s'occultent et se découvrent aussi capricieusement. Il est vrai que - nous aurons l'occasion de le voir - le caprice est mieux réglé qu'on n'imagine

Mais tandis que la pensée technique, forte de ses prouesses renouvelées à un rythme ininterrom­pu, impose une confiance toujours plus large, toujours plus ferme, les responsables de la science s'alarment d'un savoir qui paradoxalement se dérobe au fur et à mesure qu'il se développe : «C'est un monde singulier que celui où nous vivons, observe Max Planck. Où que nous portions nos re­gards, dans les domaines matériels ou spirituels de la culture, nous sommes entrés dans une épo­que de crises graves qui marquent du sceau de l'inquiétude et de l'insécurité notre existence pri­vée aussi bien que notre vie publique.

Certains voient dans ce phénomène le présage d'une ère de progrès grandioses, d'autres l'amorce d'un destin inéluctable. Comme c'est le cas depuis longtemps en matière de religion et d'art, nous ne trouvons plus guère en science non plus de principes que personne n'ait jamais mis en doute, guère non plus d'absurdités qui ne rencontrent des défenseurs à tel point qu'il est permis de se de­mander s'il existe encore une vérité que l'on puisse considérer comme irréfutable et solide contre les assauts de l'universelle mise en question.

La logique, telle qu'elle se manifeste sous la forme la p!us pure dans les mathématiques, est in­capable, à elle seule, de nous venir en aide. Car si nous devons la considérer comme inattaquable en soi, il convient aussi de ne pas perdre de vue qu'elle se borne à établir des relations pour que son contenu ait une valeur, il lui faut nécessairement un point d'arrimage, la chaîne la plus solide n'offrant pas le moindre appui tant qu'elle n'est pas attachée à quelque point ferme.»4

Les notions fondamentales sur lesquelles notre culture scientifique a pris appui sont remises en question l'espace et le temps ont quitté leur statut d'absolu la substance se vide de son contenu au profit de la forme la causalité elle-même, forteresse du déterminisme, doit compter avec le ha­sard dont Norbert Wiener n'hésite pas à dire qu'il fait partie intégrante de la nature.

La relation d'incertitude d'Heisenberg 5 fait écho aux recherches de la psychologie des profon­deurs. Les phénomènes ressortissent, certains du moins, à des théories différentes et complé­mentaires, telle la théorie de Broglie selon laquelle la lumière relève à la fois d'une explication corpusculaire et d'une explication ondulatoire, tel encore le code génétique dont les processus s'éclairent, les uns à la lumière de la chimie générale, les autres à la lumière de la chimie quanti­que ou des deux à la fois. 6

Les notions se transforment ; les relations fondamentales se modifient. Plus encore, ce sont nos attitudes qui changent. «On peut donc dire que, à chaque instant, tout système quantifié réel (ou tout ensemble de tels systèmes), se superpose à un ensemble d'états possibles présentant chacun une probabilité déterminée d'apparaître, et que nous pouvons appeler des états d'existence proba­bles, écrit Pierre Auger.

La Mutation des signes – 28 – René Berger

Mais peut-être n'est-ce pas outrepasser les bornes de la spéculation métaphysique que de super­poser encore à ces deux niveaux - existence réelle, existence probable - un niveau d'existence «possible conditionnel», composé des états (des formes) qui deviendrait probable - et peut-être réel - si un ensemble de circonstances favorables se trouvait réuni.

Ce mode d'existence serait assez semblable à celui de certains êtres mathématiques dont on peut indiquer les propriétés de façon abstraite en tant que classe, sans pouvoir les concrétiser dans un exemple explicite.»7

N'est-ce pas sur un tel horizon que se profile notre monde avec toute la part d'interrogation qui l'accompagne, mais aussi la part de fascination qu'exerce aujourd'hui l'«Avenir Possible» ? Nou­veau paradoxe, contrairement au positivisme du siècle dernier, la science moderne imagine plus le réel qu'elle ne l'explique�!..…

Tout se passe comme si à l'opposé d'une pensée pure sans cesse plus affinée, plus délicate, plus assaillie de doutes, se manifestait une technique sans cesse plus imbue de sa force, de ses res­sources, de son expansion, sans cesse plus fière de ses conquêtes.

Ce n'est pas hasard si la cybernétique a pris pour devise : «pourquoi pas?», et qu'elle repose sur le postulat que «toute réflexion asservie peut être mécanisée», c'est-à- dire confiée à la machine.8

Or si la cybernétique est, selon la définition de Couffignal, «l'art de rendre l'action efficace»,9 on en vient, par un glissement insensible, à substituer à la «pensée asservie» la pensée tout court et la réalité tout entière.

Il faut néanmoins se garder de croire à une cybernétisation généralisée. La clairvoyance est dou­blement de rigueur. D'autant que le «milieu technique» s'est substitué au «milieu naturel».10

4. Max Planck, L'image du Monde dans la Physique moderne. Paris, éd. Gonthier, 1963, coll. Médiations N° 3, p. 95

5. Werner Heisenberg, Physique et philosophie. Paris, Albin Michel, 1971, coll. Sciences d'aujourd'hui N° 3

6. Andrée Goudot-Perrot, Cybernétique et biologie. Paris, P.U.F., 1967, coll. Que sais-je? N° 1257, p. 17 et 21

7. Pierre Auger, L'Homme microscopique, Paris, éd. Flammarion, p. 192

8. Aurel David, La Cybernétique et l'Humain. Paris, Gallimard, 1965, coll. Idées nrf, préface de Louis Couffignal, p. 50

9. Louis Couffignal, La Cybernétique. Paris, P.U.F., 1963, coll. Que sais-je ? N°638, p. 35

10. Georges Friedmann, 7 études sur l'homme et la technique. Paris, Éditions Gonthier, 1960 coll. Médiations N°52

Norbert Wiener (1894-1964)

La Mutation des signes – 29 – René Berger

L'ILLUSION TOUJOURS RECOMMENCÉE pp. 57-62 L'illusion à laquelle nous cédons - avec complaisance d'ailleurs - consiste en ceci que nous con­sidérons avant tout les techniques dans leur fonction «instrumentale», comme si les outils, les ap­pareils, les installations, les matériaux, les méthodes relevaient du seul objectif qui leur est donné, comme si les techniques pouvaient être utilisées, remplacées, abandonnées, améliorées sans que s'en ressentent ni le champ d'application, ni l'utilisateur - le mythe de la «réalité», d'une part, le mythe de la «nature humaine», d'autre part, servant doublement de garantie. C'est pourquoi l'on ne pense même pas à les interroger.

Il se produit à l'égard de la technique le même phénomène de cécité que nous avons observé au chapitre I à propos de la reproduction se référant à l'original, la reproduction s'épuise ou s'éteint dans sa fonction référentielle. Or nous avons vu qu'en se multipliant et en intervenant de façon massive et ininterrompue, la reproduction s'est complexifiée : à côté de la fonction référentielle, le facteur «reproduit-reproductible» agence des rapports insoupçonnés qui créent de nouvelles structures.

L'expérience de l'original s'accompagne aujourd'hui de l'expérience originale des reproductions. Partout émergent de nouveaux possibles. De même les techniques, longtemps conçues à la seule lumière de leur fonction «instrumentale», réorganisent le champ de notre expérience. Loin de s'effacer quand l'objectif est atteint, elles sont au principe du «milieu artificiel» qui est le nôtre et dont nous croyons encore naïvement que nous pouvons le faire et le défaire à notre guise.

Il y a quelques années, un employé de téléphone jaloux de l'avancement de l'un de ses collègues, mit le feu au central téléphonique de Zurich. D'un instant à l'autre, des milliers d'abonnés, de commerçants, d'usines, de particuliers, ont été privés, et pour une période qui a dû s'étendre sur plusieurs semaines, de toute possibilité de communiquer par fil. Les premières heures, la pre­mière journée, la seconde encore - à ce qu'ont longuement relaté les journaux - la découverte exaltante du silence a ravi d'aise tout le monde.

Mais les inconvénients surgirent si nombreux, si rapidement, que la consternation, les plaintes et jusqu'à la fureur, succédèrent bientôt. Impossible d'appeler un médecin, de joindre l'hôpital. La maîtresse de maison dut elle-même faire ses emplettes. Il fallut renoncer aux rendez-vous... Le téléphone, découvrit-on à l'évidence, n'est pas un simple instrument de communication il fait par­tie de la société comme un organe, non pas comme un outil.

Certes, nous continuons à vanter l'air pur (et à le réclamer !), à soupirer après la paix de la mon­tagne ou de la mer, bref, à rêver (sincèrement d'ailleurs, en dignes fils de Rousseau que nous sommes) d'une nature que la société n'aurait pas souillée - à condition d'être assurés de notre confort, de partir en vacances avec le matériel de camping le plus perfectionné, en compagnie de la radio du bord pour «que la route soit moins longue...», les crèmes à bronzer assurant à chacun la livrée de «bon sauvage», du «parfait vacancier»... Comment faire aujourd'hui le départ entre la nature et l'artifice ? Entre l'original et la reproduction?

La technologie a fait de nous des amphibies. Au sens propre, nous menons une double vie. Le bon sens a beau objecter que la manière de faire les enfants... Et la pilule�? Et l'insémination artificielle�? Et la conservation de la semence�? «Toute découverte changeant la nature, la desti­nation d'un objet ou d'un phénomène, constitue un fait surréaliste», écrit Jean Rostand, qui pour­suit : «Si cette affirmation doit être prise à la lettre, il est clair que le surréalisme imprègne toute science, et singulièrement la science de la vie.» Comment ne pas frémir d'apprendre : «...que la parabiose mérite une mention particulière, car elle permet de faire vivre, en parasite sur un être normal, des êtres incomplets, monstrueux, qui eussent été incapables d'existence autonome... La parabiose permet, non seulement de faire vivre l'inviable, mais de lui assurer une descendance.»11

L'on ne s'étonne déjà plus que fonctionnent des banques d'organes et de tissus humains («banque des yeux», «banques d'hypophyses», «banques de cellules humaines»)12 maintenant que la tech­nique fabrique des organes artificiels de plus en plus perfectionnés et que la chimie vient à bout de synthèses auprès de quoi les miracles de jadis semblent banals�!

La Mutation des signes – 30 – René Berger

Affiche de la sécurité routière, 1969

Nous convenons de l'importance du phénomène automobile. Nous savons, à l'unité près, le parc de voitures des États-Unis (87 153 000 en 1970)13, de la France (11 860 000), de l'Allemagne de l'Ouest (13 941 000)... Nous calculons de façon précise le rapport voitures/habitants (France 1 voiture pour 4,06 habitants).

Nous convenons encore que l'automobile a changé la physionomie de nos villes. Mais prenons­nous garde au fait que la rue, qui menait naguère les piétons d'un point à un autre, sous l'égide du poète, du médecin ou du général dont le nom figure encore aux deux extrémités sur une plaque bleue ou blanche, fait obstacle à l'automobiliste qui, déchiffrant mal les inscriptions à cause de la vitesse, souhaite que les noms apparaissent en caractères géants, quitte à se renier dès qu'il met le pied à terre�?

Prenons-nous garde au fait que la chaussée, naguère encore nappe de pavés ou d'asphalte, s'est muée en laminoir qui débite voitures et piétons par tranches successives�?

Que les sémaphores sont devenus le lieu de rituels impératifs : le feu rouge arrête net piétons et automobilistes en provoquant parfois au fond du corps une sorte d'inhibition, de rétraction, d'irritation aussi le feu vert ayant au contraire un pouvoir libérateur qui entraîne l'alacrité.

Soudain le hululement des pneus que suit le choc des carrosseries, et auquel fait écho notre peau qui frémit comme la tôle froissée...

A peine nos gosses tiennent-ils sur leurs jambes que nous nous faisons un devoir de leur ensei­gner les signaux, exigeant d'eux une discipline dont les travaux de savants éminents, tels Piaget et Wallon, nous montrent qu'elle est incompatible avec la psychologie des petits enfants.

La Mutation des signes – 31 – René Berger

Nous nous étonnons qu'ils ne s'adaptent pas plus vite il se trouve même des automobilistes pour s'irriter et s'en remettre à la «fatalité»�:

«.... Ce n'est pas ma faute puisque le gosse n'a pas respecté les clous...»

C'est le même automobiliste qui, reprenant au foyer son rôle de père, se plaint que la jeunesse d'aujourd'hui en prend trop à son aise, qu'il faudrait faire preuve de plus d'autorité, qu'on ne peut pas laisser aller les choses comme ça, que s'il ne tenait qu'à lui, il saurait y mettre bon ordre...

Sans songer un seul instant que la circulation automobile fait, non seulement violence à l'enfant, mais conditionne aujourd'hui la vie de tous.

Victime en puissance, tel est son sort. Un enfant sur deux qui naît en 1970 est voué, selon les sta­tistiques, soit à périr dans un accident, soit à rester estropié.14

Et ce n'est pas le moindre paradoxe que nous continuions à faire de cet enfant le dépôt de ce qu'il y a de plus précieux en nous, le moindre paradoxe que nous exaltions à la fois son «génie», son «innocence», son «pouvoir créateur» (combien d'expositions chantent sa gloire, notre admiration, notre envie�!), alors que nous l'abandonnons à un destin sans merci.

Vive l'enfant, symbole de nos aspirations, à condition qu'il ne vienne pas à l'encontre de nos voi­tures, vive l'enfant dont s'enorgueillit le père ou le «poète» et que l'automobile livre (un sur deux) soit à l'hôpital, soit à la mort.

Notre ambivalence touche à la schizoïdie.

11. Jean Rostand, Aux frontières du surhumain. Paris, Union Générale d'Édition, 1962, coll., 10/18, N°8, p. 5

12. Ibidem, p. 120, 122, 123

13. L'Argus de l'Automobile, numéro supplémentaire, fin juin 1970, cf. article «Mass media - au­to»

14. Jeanne Delais, Les Enfants de l'Auto, Paris, Gallimard, 1970

Jean Rostand (1894-1977)

La Mutation des signes – 32 – René Berger

L'ESPRIT ET SES LIMITES pp. 62-68 On sait que la photographie est née au XIXe siècle des travaux de Niepce, de Daguerre et de Talbot. Mais les deux conditions pour l'obtenir étaient connues depuis longtemps�: les alchimistes savaient que le chlorure d'argent noircissait à la lumière, tout comme l'existence de la chambre noire est attestée dès le XIIIe siècle.

Niepce (1765-1833) lui-même ne cherchait pas autre chose que de perfectionner la technique nouvelle de la photographie à laquelle il s'intéressait. Ne sachant pas dessiner, il s'efforçait de trouver un moyen de reporter mécaniquement son modèle sur la pierre c'est en 1829 qu'il s'associa avec Daguerre, peintre de décors, qui mit au point les premières reproductions connues sous le nom de «daguerréotypes».

Nicephore Niepce (1765-1833) et Daguerre (1787-1851)

En échange de la divulgation du procédé, Arago présenta l'invention à l'Académie des Sciences en 1839 et obtint une rente viagère pour Daguerre et pour le fils de Niepce. Invention scientifique et confidentielle qui éclate brusquement dans le public.

Baudelaire écrit�: «Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contri­bua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit français...

En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu'à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de na­ture répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu.»

Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son messie.

Et alors elle se dit «Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés !), l'art, c'est la photographie.»

A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil.

D'étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l'opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l'histoire ancienne.»15

Sur quoi Baudelaire, ayant réglé son compte à la foule, le règle aux «peintres manqués» dont l'incapacité se réfugie dans l'industrie photographique, pour observer que�:

La Mutation des signes – 33 – René Berger

«La poésie et le progrès (sous entendu, la photographie) sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre.

S'il est permis à la photographie de suppléer l'art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera dans la sot­tise de la multitude. Il faut donc qu'elle entre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littérature.»16

Et le poète d'ajouter, avec une pénétration d'autant plus saisissante que ces lignes ont été écrites il y a plus d'un siècle : «Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l'astronome qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profes­sion d'une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux.

Qu'elle sauve de l'oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie.

Mais s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que par ce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous�!»

Comment ne pas rendre hommage à la perspicacité de Baudelaire�? La photographie escorte le voyageur comme son ombre vive elle est devenue la «secrétaire» du savant, naturaliste ou astro­nome (on pense aux clichés pris de la Lune et dans l'espace�!).

Rien qu'il n'ait pressenti et prévu. Sauf l'essentiel.

D'une part, Baudelaire considère la photographie dans sa fonction instrumentale r garde-souvenir, garde-information, garde-passé, c'est-à-dire dans sa fonction de garde-réalité, dans son usage d'instrument propre à conserver la connaissance de la situation établie, tout au plus à l'étendre... De l'autre, il lui dénie c'est l'objet de la dernière phrase - tout droit d'«empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire», distinguant rigoureusement la poésie et le progrès, l'art et l'industrie.

Cette limitation est d'autant plus intéressante à relever qu'on la trouve dans l'un des esprits les plus déliés du XIXe siècle auquel on doit d'avoir le mieux senti et exprimé, tant dans ses poèmes que dans ses analyses critiques, l'orientation de notre monde vers la «modernité».

Pouvait-il deviner que la photographie, tout en répondant au vœu narcissique de la multitude, à son prurit d'héroïsation, tout en servant de garde-temps et de garde-espace, deviendrait la suite in­interrompue d'images que la presse et le magazine projettent sous nos yeux ?

Pouvait-il deviner que, dotée de mouvement par le cinéma, elle deviendrait, le son et la couleur aidant, la grande machine à rêver de notre siècle ? Pouvait-il deviner que la télévision s'en empa­rerait pour tapisser les parois de notre domicile, rétine géante, d'un imaginaire-réel ou d'un réel­imaginaire ininterrompu ?

Tel est donc le paradoxe : ni Niepce, ni Daguerre n'ont à proprement parler cherché à inventer la photographie et n'ont soupçonné le sort qui lui était réservé de son côté, un esprit aussi pénétrant que celui de Baudelaire n'a jamais soupçonné, ni même pu soupçonner que la photographie échapperait à sa fonction de garde-réalité. Toute découverte est donc grosse d'une aventure aussi imprévisible que certaine*. Ainsi des techniques nouvelles que nous considérons d'abord et tou­jours dans les limites de ce à quoi elles servent, au moment et dans les conditions où elles ser­vent, en fonction de l'idée qu'on a des fins auxquelles elles servent et peuvent servir. Mais l'exemple de la photographie le prouve, comme celui de l'automobile, de l'avion, du téléphone, du télégraphe, de la télévision - toutes les techniques sont des «systèmes ouverts» qui agissent au­delà du cadre qui leur est primitivement fixé.

La Mutation des signes – 34 – René Berger

Bouleversant nos institutions et jusqu'à nos mœurs les plus invétérées, elles se révèlent les fer­ments de la puissance sans doute la plus haute que nous connaissions et dans laquelle Baudelaire, encore lui, saluait la «reine des facultés» : «L'imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l'infini.»17

Il est banal de rappeler que, pour ses inventeurs eux-mêmes, le cinéma était tout au plus destiné, à part certains usages scientifiques, à servir de divertissement forain, tout comme le phonographe restait pour Edison, après le phonautographe d'Édouard Scott de Martinville, un «garde-voix» dont personne n'imaginait à l'époque qu'il allait mettre, par le truchement du disque, la musique à la portée des masses, ni qu’il allait donner à la chanson le pouvoir d'entraîner les foules...

Et qui eût pensé que l'amélioration du métier à tisser à laquelle procéda Jacquard en adoptant le système des cartes perforées pour obtenir automatiquement la reproduction des motifs - dont on sait qu'elle provoqua d'abord l'insurrection des canuts de Lyon en 1831 - préfigurait le traitement automatique de l'information sur ordinateur�?

Il est temps de se rendre à l'évidence : les techniques sont non seulement des prolongements de notre corps ou de nos forces, mais l'épanouissement du pouvoir humain qui culmine dans l'invention.

Le milieu technique qui se substitue au milieu naturel, n'est pas fait de la somme hommes + ma­chines ; il est le complexe hommes/machines qui constitue notre monde à la manière dont nos cellules constituent notre corps.

L'analogie est-elle forcée (ou presque) ? Rien dans nos modes de locomotion millénaires, du pas de course au galop des chevaux, ne peut donner l'équivalent de ce qui se passe sur la place de la Concorde à une heure de pointe�!... La circulation dans nos villes est devenue le fait d'«hommes-voitures» dotés d'une psychologie hybride. L'état d'amphibie ne va pas sans malaise.

D'autant qu'il ne cesse de se «complexifier» : nous existons dans notre corps nous respirons dans la nature nous sommes modelés parla société que nous contribuons à modeler ; nous déléguons notre voix par téléphone nous suivons sur notre écran les événements qui se produisent à des mil­liers de kilomètres nous quittons la terre pour nous aventurer dans l'apesanteur.

A quoi bon continuer�? A chaque instant se produit un «bang» qui nous avertit que nous franchis­sons un «mur» (ou, plus modestement, le «plouf» de la grenouille), en tournant le bouton de la ra­dio ou de la télévision par exemple.

C'est dans ce milieu, ou plutôt dans le passage d'un milieu à un autre qu'il convient de situer les problèmes et de les examiner. Tâche d'autant plus difficile qu'il nous faut toujours un point d'appui pour juger, du moins jusqu'ici, et que nous sommes d'autant plus mal à l'aise que les points d'appui se dérobent. Notre perception, nos sentiments, nos affections, nos façons d'apprécier et de juger se transforment. Jusqu'aux significations, aux symboles, jusqu'aux mythes�!

* Le plus grand physicien mondial auquel on aurait demandé en 1955 quelles expériences se­raient faites dix ans plus lard, n'aurait pu prévoir qu'une très petite fraction des orientations qui sont actuellement suivies il n'aurait prédit ni les expériences sur les antiparticules, ni celles sur les faisceaux de neutrinos, ni cette série considérable de travaux qui s'effectuent sur de nouveaux objets appelés «résonances baryoniques et bosoniques» et qui sont en fait des particules dont la vie moyenne est extraordinairement courte, inférieure parfois au milliardième de milliardième de» Louis Leprince-Rinquet, Des Atomes et des Hommes. Paris, Gallimard, 1966. Coll. Idées, NRF, N° 195

15. Baudelaire, Oeuvres complètes, Salon de 1859. Paris, Gallimard, 1954, coll. nrf Bibliothèque de la Pléiade, p. 769-770

16. Ibidem, p.771

17. Ibidem, p.772

La Mutation des signes – 35 – René Berger

PROMOTION ÉMOTIONNELLE. SYMBOLIQUE ET POÉTIQUE DE LA TOUR EIFFEL pp. 68-69 Le contenu émotionnel de la Tour demeura dans l'ombre pendant les vingt ans qui suivirent sa construction. La Tour qui, aux yeux de la génération qui entrait en scène en 1910, «surmontait Paris comme une épingle à chapeau», était, bien entendu, pour les tenants du goût régnant une menace, voire une honte.

En février 1887, un mois après la signature du contrat entre Eiffel, le gouvernement français et la Ville de Paris, on remit au président du comité de l'Exposition la célèbre note de protestation.

«Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire français, contre l'érection, en plein cour de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel.»

Mais le président était, heureusement, l'ingénieur et jardinier-paysagiste Alphand, cet homme clairvoyant qui avait créé, sous Haussmann, les grands espaces verts de Paris.

» Vingt ans plus tard, une révolution optique réduisit en miettes le point de vue statique de la Re­naissance et brusquement le contenu émotionnel de la Tour, demeuré caché, apparut en pleine lumière.

Celle-ci devint alors le symbole de la Grande Ville. «C'était Paris avec sa grande Tour d'où s'élançaient chaque nuit les boucles bleues de la télégraphie sans fil.»

» La grande Tour eut aussi sa révélation artistique. Le peintre parisien Robert Delaunay (1885­1941) découvrit, dans la structure de la Tour, une possibilité de montrer ce qui se passait à l'extérieur, dans la perception changeante du monde extérieur. Représentée depuis 1910 dans toute sa diversité, la Tour est un motif que l'on retrouve chez Delaunay aux diverses étapes de sa vie.

Le poète Biaise Cendrars nous donne dans Aujourd'hui un aperçu des nouvelles conceptions de la jeune génération d'alors.

» La Tour n'est plus un monstre affreux. Son contenu émotionnel s'accroît, alors que le Sacré-Cœur de Montmartre avec ses coupoles toutes blanches, construit à la même époque, se trans­forme aux yeux du poète en «confiserie ».

«Je voyais par la fenêtre la Tour Eiffel comme une carafe d'eau claire, les dômes des Invalides et du Panthéon comme une théière et un sucrier, et le Sacré-Cœur, blanc et rose, comme une confiserie.

Delaunay venait presque tous les jours me tenir compagnie. Il était toujours hanté par la Tour et la vue que l'on avait de ma fenêtre l'attirait beaucoup...»

» Aucune formule d'art, connue jusqu'à ce jour, ne pouvait avoir la prétention de résoudre plasti­quement le cas de la Tour Eiffel. Le réalisme la rapetissait ; les vieilles lois de la perspective ita­lienne l'amincissaient...

Mais Delaunay voulait l'interpréter plastiquement... Il désarticula la Tour pour la faire entrer dans son cadre, il la tronqua et l'inclina pour lui donner ses trois cents mètres de vertige, il adopta dix points de vue, quinze perspectives, telle partie est vue d'en bas, telle autre d'en haut, les maisons qui l'entourent sont prises de droite, de gauche, à vol d'oiseau, terre à terre.»

» Duchamp-Villon concluait ses souvenirs de l'Exposition de 1889 par la description suivante de la Tour Eiffel

«Car ce chef-d'œuvre d'énergie mathématique eut, au-delà de sa conception ingénieuse, une ori­gine tirée du domaine subconscient de la Beauté. Il est plus qu'un chiffre ou qu'un nombre, puisqu'il renferme un élément de vie profonde auquel notre esprit doit se soumettre, s'il cherche son émotion dans les arts de la statuaire et de l'architecture.»

La Mutation des signes – 36 – René Berger

» Sans aucun doute, cette Tour aérienne a concrétisé les utopies techniques d'un Jules Verne, qui appartenait à la génération de Gustave Eiffel.»18

18. Siegfried Giedion, Espace, Temps, Architecture. La naissance d'une nouvelle tradition. Bruxelles, éd. La Connaissance, Exclusivité Weber, 1968. Préface de Walter Gropius, p. 180-190

La Mutation des signes – 37 – René Berger

A CHAQUE JOUR SA TOUR EIFFEL � Simple boutade ; mais, toutes proportions gardées, c'est chaque jour qu'une flèche d'acier s'arrache de nos sédiments historiques que sont la cité, la nation, le savoir acquis, les institutions pour s'élancer en plein ciel, fût-ce dans notre quotidienneté la plus humble. La ménagère d'aujourd'hui échappe aux contingences climatiques grâce au réfrigérateur qui change le rythme de l'approvisionnement et donc celui du travail domestique.

L'émancipation de la femme est-elle liée au réfrigérateur�? Formulée de la sorte, la question fait sourire. Pourtant, «la motivation extrinsèque de la sociologie a toujours été un problème social pour certains, comme la motivation extrinsèque de la physique a été un problème technique pour d'autres.

On a dit récemment «Les mathématiques sont nées du besoin qu'avait l'homme de mesurer, de peser et de compter pour entretenir un système économique organisé. L'étude de la thermodyna­mique est née parce que Carnot s'intéressait aux machines à vapeur.

La science bactériologique de Pasteur a vu le jour lorsqu'il a voulu empêcher les bières et les vins français de s'aigrir. La théorie des groupes a été inventée pour étudier les propriétés d'une équa­tion algébrique. En somme, toutes les sciences fondamentales commencent par être des sciences appliquées, ou des sciences dont la motivation est extrinsèque.»19

La sociologie est née, elle aussi, «parce que les hommes avaient besoin de mesurer, de peser et d'évaluer leur habitat social.»20 �

Les changements ne portent pas seulement sur les données matérielles d'une technique, ils por­tent aussi sur les significations et les valeurs dont dépend l'image que nous nous faisons de la réa­lité.

Que devient le symbolisme des semailles et des moissons quand on sait qu'Esso et Nestlé sont déjà à l'œuvre pour tirer des sous-produits du pétrole le «pain synthétique» dont on commencera à se régaler vers 1980 ?

Quelle signification accorder à la toison, aux brebis, aux moutons, aux bergeries, quand les fibres synthétiques, polyvinyliques, polyamidiques (nylon), polyacrylonitriliques, polypropyléniques, etc. - sortent toutes de la chimie et qu'elles servent aussi bien à fabriquer des sous-vêtements fé­minins que des carrosseries de voitures, des câbles ou des parachutes ?...

Quelle valeur accorder à la maison quand l'habitat urbain devient de plus en plus mobile et que notre «for intérieur» est branché sur l'électricité, le téléphone, la télévision ? Les mythes les plus audacieux sont balayés : Icare n'est plus qu'un plaisantin auprès de l'avion Hermès fait piètre fi­gure auprès des PTT. Zeus lui-même...

Les dieux cherchent refuge chez les antiquaires.

La technique est au principe, non seulement d'une pensée technique, mais d'une technoculture.

Les enfants passeront bientôt plus de temps devant la télévision qu'ils n'en passent à l'école. Ma­gnétoscopes, vidéo-cassettes, vidéo-disques, écrans muraux, télécinémas préparent le nouvel en­vironnement ; notre nouvel Olympe�?

19. Alvin M. Weinberg, Reflections on big science, p. 148, Cambridge (Mass.). The MIT Press, 1967 (cité par Horowitz dans Futurologie)

20. Irving Louis Horowitz, Le Rôle des techniciens et des sociologues dans le développement : contraintes interdisciplinaires de la prospective sociale. Revue internationale des sciences socia­les, La futurologie, Volume XXI (1969), N° 4, p. 596-597

La Mutation des signes – 38 – René Berger

JEAN-JACQUES ET LES COSMONAUTES pp. 70-75 L'exploit du coureur de Marathon a traversé toutes les mémoires pendant vingt-quatre siècles Réjouissez-vous, nous avons la victoire», s'est écrié le héros avant de mourir, après avoir parcou­ru quelque vingt-huit kilomètres en quatre heures.

Exploit combien médiocre L'actuel Marathon olympique se court sur quarante-deux kilomètres en quelque deux heures (2h 15' 16''2, aux Jeux Olympiques de Rome en 1960, soit à la moyenne horaire de 18,72).21 �

Après l'ère des chars attelés et des diligences - vitesse moyenne 20 km/heure - ne l'oublions pas, c'est à cette allure que se déplaçaient les plus pressés, les amateurs de bonne fortune comme Ca­sanova avec, si l'on veut, un supplément de 5 à 10 km/heure pour les Mousquetaires d'Alexandre Dumas qui «crèvent leurs chevaux» à chaque étape voici la première Fusée, non pas celle à la­quelle nous associons spontanément le nom de Wernher von Braun et les exploits américains ou soviétiques, mais la Fusée de Stephenson que nous avons oubliée et qui l'emporta sur les autres locomotives en atteignant la vitesse prodigieuse de 47 km/heure lors du mémorable concours du 9 octobre 1829 22

Le 12 novembre 1906, Santos-Dumont établit le premier record aérien du monde en arrachant à la terre sa Demoiselle, biplan équipé d'un moteur de vingt-quatre chevaux, sur 220 m, en 21"1/5, à 6 m du sol, soit à une vitesse de 41,292 kilomètres/heure)23

Le 25 juillet 1909, Blériot s'envole au-dessus de la Manche sur la côte anglaise l'attendait un ami qui agitait un drapeau tricolore pour guider l'atterrissage.

Depuis lors, quelque soixante années se sont écoulées, un demi-siècle et une décennie, un peu moins de ce que représente aujourd'hui l'âge moyen d'une génération (70 ans�?) et c'est, pour le Concorde, la vitesse de 2,2 mach (environ 2'000 km/h) qui nous est promise pour les fusées rus­ses et américaines, les vitesses de quelque 30'000 km/h sont dépassées�! 24 �

Dans les premiers jours de la guerre 1914-1918, les chefs militaires s'accordaient à considérer l'aviation comme une technique commode pour «voir de l'autre côté de la colline» sans imaginer le moins du monde qu'elle allait devenir une arme.

En un peu moins d'un siècle, les moyens de locomotion ont plus changé que pendant tous les mil­lénaires qui précèdent. L'image de la réalité s'est-elle beaucoup transformée�? Ne sommes-nous pas pour la plupart dans la situation de ces chefs militaires qui les considèrent comme une com­modité pour voir de l'autre côté de la frontière ou de l'océan�?... �

Jean-Jacques Rousseau nous raconte comment, apprenti à Genève, il était allé s'ébattre avec quelques camarades hors de la ville quand sa «vigilance fut mise en défaut par un maudit capi­taine appelé M. Minutoli, qui fermait toujours la porte où il était de garde une demi-heure avant les autres». «Je revenais avec deux camarades, écrit-il. A une demi-lieue de la ville, j'entends sonner la retraite, je double le pas, j'entends battre la caisse, je cours à toutes jambes, j'arrive es­soufflé, tout en nage ; le cœur me bat, je vois de loin les soldats à leur poste, j'accours, je crie d'une voix étouffée. Il était trop tard. A vingt pas de l'avancée, je vois lever le premier pont. Je frémis en voyant en l'air ces cornes terribles, sinistre et fatal augure du sort inévitable que ce mo­ment commençait pour moi.».25

Craignant que son patron ne le congédie - il avait déjà été menacé par deux fois - Jean-Jacques décide de s'enfuir. Et de nous confier : «... L'indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m'affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, attein­dre à tout. Je n'avais qu'à m'élancer pour m'élever et planer dans les airs. J'entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde...»

Le voilà parti. «... A force de voyager et de parcourir le monde, j'allai jusqu'à Confignon, terre de Savoie, à deux lieues de Genève. Le curé s'appelait M. de Pontverre ...» Qu'on relise attentive­ment ces quelques lignes en se rappelant que l'aire de déplacement de Rousseau se situe dans un rayon de quatre ou cinq kilomètres autour de Genève�!... �

La Mutation des signes – 39 – René Berger

Et voici L'étonnant dialogue de l'équipage d'Apollo IX tel que le relate Match dans son numéro du 22 mars 1969 : « Boule de gomme appelle Araignée». «Durant dix jours une heure et quarante­trois minutes, Apollo IX a orbité autour de la Terre avec son équipage de trois hommes Scott, Schweickart et MacDivitt. Leur mission être les «astronautes d'essai» du LEM, le module lunaire qui permettra, en juillet de cette année, à deux Américains, d'atteindre la surface sélénite. Voici le dialogue étonnant de calme et d'humour qu'ont échangé les astronautes avec la Terre et entre eux durant les instants les plus périlleux de ce vol : ceux où ils ont pris les commandes du LEM et se sont éloignés à son bord dans l'espace. La vitesse change la réalité, mais influe-t-elle sur la re­présentation de la réalité�? Aussi paradoxal que cela paraisse, c'est Jean-Jacques Rousseau, le piéton, qui nous donne le sens de l'espace et de l'inconnu c'est lui qui nous fait éprouver des senti­ments de cosmonaute. Les trois passagers d'Apollo IX ont beau survoler les continents, la sortie dans l'espace a beau être un exploit, leur «étonnant dialogue» reste terriblement terre à terre. Les «pilotes les plus rapides du monde» ont l'air, tout au moins dans leurs propos, d'aller au pas. Leur corps se soumet aux lois de l'apesanteur, mais leurs propos restent au niveau du sol. La banalité est peut-être leur sauvegarde.* �

A l'image des cosmonautes, nous voilà pour la première fois en demeure de répondre à des défis sans cesse plus nombreux, plus rapides, plus complexes. Tous nos systèmes de régulation sont en état d'alerte. Mais la banalité n'est plus une sauvegarde�: le contact avec la terre, avec le passé, n'est plus possible nous sommes en plein vol vers l'avenir. A nous d'inventer notre futur Jean-Jac-ques. La situation des cosmonautes nous paraît exceptionnelle, d'où la qualité de héros que nous leur conférons, non plus seulement nationaux comme les vainqueurs aux Jeux Olympiques, mais héros de l'humanité car c'est comme tels qu'ils apparaissent à l'opinion publique. Pourtant, notre situation quotidienne, orgueil mis à part, n'est pas loin de ressembler à la leur... «La caractéristi­que de la révolution industrielle du XIXe siècle n'est autre que le passage de l'accroissement li­néaire à l'accroissement exponentiel », déclare A.R. Métrai 26 �

A ce que remarque Bertaux, l'accélération engendre une rétroaction active qui se caractérise par un «runaway» dont nous n'avons que trop souvent l'occasion d'éprouver les effets sensation d'être débordé de partout, d'être toujours à court de temps, accablement devant l'information envahis­sante et inassimilable angoisse devant les choses qui vont trop vite, qu'on «n'arrive plus à suivre» tentatives renouvelées de «faire tenir ensemble» ce qui sans cesse échappe et se transforme... Sans quitter notre globe terrestre, sans subir les effets de l'apesanteur, sans connaître les inquiétu­des des vols sidéraux, c'est tous les jours que nous devons nous adapter, tous les jours que nous devons inventer une réponse, tous les jours que nous devons frayer notre chemin vers l'inconnu.

* Au sens de la théorie de l'information, le «message» des cosmonautes équilibre, d'une part, ce qui est original, nouveau, de l'autre, ce qui est familier au récepteur, c'est-à-dire le prévisible. Dans le cas de notre dialogue, il est clair que la «banalité» est due à un surcroît de «redondance» qui n'est peut-être pas simple impuissance, mais qui protège le message contre les altérations d'un «nouveau a trop brutal et maintient, par conséquent, la possibilité de communiquer avec les gens de la terre»

21. Pierre Rousseau, Histoire de la Vitesse' Paris, PUE, coll. Que sais-je�? d'où sont tirés la plu­part des renseignements qui suivent

22. Ibidem, p.49

23. Encyclopedia Universalis, article «Aviation»

24. Pierre Rousseau, op. cit., p. 121

25. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Paris, Éditions Brossard, 1929, coll. Les meilleures œuvres dans leur meilleur texte. Premier volume, Livre deuxième, p. 55-56

26. A.R. Métral, cité par Pierre Bertaux dans La Mutation humaine. Pais, Payot, 1964, coll. Petite Bibliothèque Payot, p. 100 à 105

La Mutation des signes – 40 – René Berger

MARGES, ANALOGIES ET CARREFOURS�: CYBERNÉTIQUE ET BIONIQUE �pp. 75-79 La façon dont les sciences et les techniques évoluent a considérablement changé. Au lieu de se perfectionner «linéairement» comme ce fut longtemps le cas, il semble qu'à notre époque elles connaissent une sorte de développement-carrefour qui affectionne les marges, les analogies, les chemins de traverse : «Au cours de nombreuses années, le Dr Rosenblueth et moi-même avons partagé la conviction que les aires les plus fécondes pour le développement des sciences étaient celles qui avaient été négligées comme un no-man's land entre les différents domaines établis.»27

C'est ainsi que Norbert Wiener et ses amis cherchent à mettre au point une méthode de contrôle et de guidage, valable à la fois pour l'animal et la machine, et à laquelle fut donné le nom de cy­bernétique. Les circonstances voulurent - on était alors en pleine guerre et l'aviation nazie com­mettait les pires ravages - que les préoccupations «cybernétiques» de Norbert Wiener et de ses amis devaient permettre d'améliorer à la fois l'efficacité du tir antiaérien et, en suivant les phéno­mènes neurophysiologiques de plus près, l'efficacité des prothèses pour les mutilés et les paralyti­ques en substituant à la transmission mécanique une transmission électronique.

Qui eût pu soupçonner que des préoccupations répondant à des objectifs apparemment sans rap­port les uns avec les autres, allaient provoquer un bouleversement général des techniques et même de la pensée ? Qui eût pu soupçonner que, de la réflexion sur l'avion et le tir antiaérien d'une part, sur l'activité volontaire et te système nerveux d'autre part, allait sortir une nouvelle fa­çon de traiter l'information ?

«En conséquence, il est extrêmement important de tirer le projectile, non pas vers la cible, mais de telle sorte que le projectile et la cible se rencontrent dans l'espace à un certain moment dans le futur. Nous devons dès lors trouver une méthode de prédire la position future de l'avion»,28 compte tenu du fait que le pilote n'a pas, contrairement à ce qu'on croit, une totale liberté de ma­nœuvre et que, lorsqu'il est dans le feu du combat, il y a tout lieu de croire qu'il suivra le comportement-modèle dans lequel il a été instruit,* compte tenu encore que l'un des facteurs ex­trêmement importants de la conduite volontaire est ce que les ingénieurs appellent feed-back.**

S'inspirant de la mécanique statistique de Gibbs, de la théorie de la communication élaborée par Shannon and Weaver, ainsi que de la théorie de la rétroaction (feed-back), l'auteur définit la cy­bernétique comme «le champ entier de la commande et de la communication, tant dans la ma­chine que dans l'animal.». A noter que le mot anglais «control» désigne beaucoup plus que son équivalent français «commande» : il comprend aussi bien les moyens et les opérations qui règlent une action en vue d'atteindre l'objectif proposé que les moyens de prévoir les opérations, leur en­chaînement et leurs ajustements réciproques en cours de route.

Le prodigieux essor des ordinateurs nous a sensibilisés au phénomène cybernétique�: on ne s'étonne déjà plus que les mêmes machines s'occupent de la paie du personnel, du renouvelle­ment des stocks, du contrôle des contribuables, et qu'elles enseignent simultanément les mathé­matiques, les langues, ou encore qu'elles établissent des diagnostics médicaux, économiques qu'elles recensent à la fois les chefs-d'œuvre de l'histoire de l'art et les accidents d'automobile qu'elles proposent les meilleures solutions pour construire un port, une ville... �

Il se passe donc aujourd'hui ceci que «les sciences», les «techniques», les «connaissances», qu'on avait tendance à circonscrire dans des domaines bien limités et dont on faisait l'affaire des «spécialistes», se révèlent de plus en plus comme des «systèmes ouverts» et «communicants» :

«La thèse de ce livre, écrit expressément Norbert Wiener, est que la société peut être comprise seulement à travers une étude des messages et des «facilités» de communication dont elle dis­pose ; et que, dans le développement futur de ces messages et de ces «facilités» de communica­tion, les messages entre l'homme et les machines, entre les machines et l'homme, et entre la ma­chine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant.»29

La Mutation des signes – 41 – René Berger

On comprend par conséquent que la cybernétique apparaisse comme la théorie générale des or­ganismes complexes susceptible d'opérer efficacement dans des domaines et à des niveaux très divers. «Elle s'intéresse dès l'abord au comportement probable de la chose qui bouge, et ne mani­feste qu'une attention polie à la chose elle-même.»�30

L'émergence des «sciences-carrefours» dans la seconde moitié de notre siècle est significative, à la fois de l'éparpillement des connaissances scientifiques (en 1959, J.T. Thykouner a rangé dans l'ordre alphabétique les noms des quelque 1'150 sciences!...) et du besoin de sortir de l'encombrement et de l'étouffement toujours plus inéluctables, produits par la spécialisation : «...Inventer, c'est rapprocher des choses qui n'avaient pas encore été rapprochées.» précise Lu­cien Gérardin qui illustre clairement le phénomène par le tableau ci-après.

«Fig. 1. Sciences spécialisées et science­carrefour.a, b, c, d, e, : sciences spécialisées.A : science-carrefour.a, a', a", a" : spécialisation d'une science.B : élargissement de la science carrefour.»

On peut schématiser, comme le montre la figure 1, la situation respective des sciences spéciali­sées et des sciences-carrefours. Les premières, analytiques, sont des sommes de connaissances. Les secondes, synthétiques, des mouvements d'idées.

Alors que le champ d'investigation d'une science spécialisée se rétrécit de plus en plus au fur et à mesure que s'accroît la spécialisation (cheminement a, a', a", a"), celui d'une science-carrefour s'ouvre de plus en plus au fur et à mesure que s'élargit la confrontation (passage de A en N). �

La Mutation des signes – 42 – René Berger

C'est ainsi encore qu'est née la bionique «science des systèmes qui ont un fonctionnement copié sur celui des systèmes naturels, ou qui présentent les caractéristiques spécifiques des systèmes naturels ou encore qui leur sont analogues.» Biologistes, physiciens, ingénieurs interrogent en­semble la nature pour élaborer l'application de la connaissance des systèmes vivants à la solution de problèmes techniques.

«Cybernétique et bionique se présentent ainsi comme les deux faces opposées et complémentai­res d'une même vision des choses : la bionique étudie et réalise des systèmes mécaniques analo­gues aux systèmes vivants la cybernétique étudie les systèmes vivants par analogie avec des sys­tèmes mécaniques.»31 � Il n'est nullement aventureux d'affirmer que les méthodes vont à leur tour se regrouper en méthodes- carrefours.

Tel est le parti que prennent déjà R. Caude et A. Moles : pour eux la méthodologie doit établir une science de l'action et «constituer l'essentiel de l'éducation de demain, où l'homme est condamné à créer à perpétuité.»32

* «De plus, un aviateur soumis à la tension des conditions du combat n'est guère en état de s'engager dans une conduite volontaire compliquée et sans entrave, et doit très probablement se conformer au modèle d'activité auquel il a été en traîné.» Norbert Wiener, op. cit., p. 12 �

** «Il suffit de dire ici que lorsque nous désirons qu'un mouvement suive un modèle donné, la dif­férence entre ce modèle et le mouvement effectivement accompli est utilisée comme un nouvel input pour obtenir que la partie régulée se modifie de telle sorte que son fonctionnement s'adapte de plus près au modèle donné.» Ibidem, p. 13

27. Norbert Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine. Paris, Hermann, 1958, coll. Actualités scientifiques et industrielles, N° 1053

28. Ibidem, p. 11

29. Norbert Wiener, Cybernétique et Société. «L'usage humain des êtres humains.» Paris, Édi­tions des Deux-Rives, 1962, coll. 10/18, N°56, p. 17

30. Robert J. van Egten, «Automation et Cybernétique», in Le dossier de la Cybernétique, utopie ou science de demain dans le monde d'aujourd'hui ? Verviers, Éditions Gérard & Co. 1968, coll. Marabout Université, N°150, p. 134

31. Lucien Gérardin, La Bionique. Paris, Hachette, 1968, coll. l'Univers des Connaissances, N° 27, pp. 8, 9, 10, 11, 12

32. Roland Caude et Abraham A. Moles, Méthodologie : vers une science de l'action. Paris, Gau­thier ViIlars éditeur, 1964, p.42

Gemini IV, marche dans l’espace de l’astronaute Edward White, 1965

La Mutation des signes – 43 – René Berger

Suite du chapitre pp. 79-84 Aussi n'est-il aucun procédé, parmi la cinquantaine qu'analyse A. Moles - en se défendant d'être exhaustif ! - qui ne puisse féconder les domaines dans lesquels de prime abord il ne semble être d'aucun usage : pot-pourri qui combine méthode de la remise à neuf, méthode du transfert du concept, méthode des seuils, méthode des filtres, méthode du no-man's land (qu'on se rappelle ce qu'en dit Norbert Wiener), méthode tératologique, méthode des laissés pour compte ou des rési­dus, etc., jusqu'à la méthode des incompétences, toutes méthodes qu'il convient de maintenir «peu structurées».

«Si elles l'étaient trop, elles se transformeraient en «recettes» et, conclut Moles, perdraient de leur puissance en acquérant de la précision. � L'invention s'effectue dans l'obscur, le vague, l'inintelligible (Leroy). Elle revêt un aspect participant plus de l'ars conjectandi que de la science. Créer, imaginer ou inventer reste un art dans la mesure où il est la fabrication du nouveau faire la science est un art, mais l'art ne se réduit pas à l'aléatoire pur.»33 �

N'est-il pas singulier de retrouver ici, à l'occasion de l'interférence des techniques, des méthodes et des sciences, quelque chose de l'interférence que nous avons observée au premier chapitre à l'occasion de la reproduction ?

Plastiques ou littéraires, les messages reproduits s'émancipent de leurs liens traditionnels avec les originaux pour procéder à des croisements imprévus et imprévisibles qui ne cessent de susciter de nouvelles «populations».

Ne serait-ce pas que, englobant les perspectives classiques des connaissances spécialisées, s'ébauche une perspective-carrefour, le regard cessant d'aller d'une traite pour vaquer selon des itinéraires de traverse ? N'y sommes-nous pas d'autant plus conviés que l'efficacité de notre ac­tion dépend moins d'une prévision linéaire que de ce qu'on pourrait appeler une prévision en gerbe�?

C'est dans son livre Le geste et la parole que le grand anthropologue Leroi-Gourhan retrace pas à pas la bouleversante émergence de l'homme en nous montrant comment le cerveau humain évo­lue au long des millénaires des australopithèques aux archanthropes, puis des paléanthropes aux néanthropes avec lesquels culmine l'organisme social qui associe technique, économie et lan­gage. La «paléontologie du langage» se déploie à son tour en une «paléontologie des symboles» par laquelle s'accomplissent les libérations successives de l'espèce humaine. Ainsi se dégage «la double appartenance de l'homme au monde zoologique et au monde sociologique».34

Qu'on interroge les tribus de l'Amérique tropicale, de l'Amérique du Nord, de l'Australie ou de l'Asie, partout se retrouve le même phénomène fondamental nos faits et gestes expriment l'image que nous nous faisons du monde et de nous-mêmes. L'homme a renversé les termes de la régu­lation originelle : alors que les animaux s'efforcent de s'ajuster au milieu naturel par une adapta­tion toujours plus efficace, les hommes s'efforcent de modifier la nature pour l'ajuster toujours mieux à leurs mythes. De la pierre polie à la désintégration de l'atome, de la roue à la fusée inter­stellaire, l'espèce humaine se caractérise par ceci que, tout en étant soumise au milieu naturel (à la pesanteur, à la température, au besoin de manger, etc.), elle s'en affranchit par une � chaîne d'initiatives qui constitue le milieu opératoire des cultures et des techniques.

L'initiative - le risque couru et assumé, la réponse au défi, l'invention et le mythe distingue l'Entreprise humaine. Par rapport à la nature, qui est le milieu des animaux et de notre condition animale, la culture est cet ensemble de croyances, d'idées, d'images, de règles d'où chaque so­ciété tire à la fois des modèles représentatifs et des modèles d'action qui forment le milieu social�: «Si loin que nous remontions dans l'histoire, jamais nous n'avons trouvé la Nature comme une Réalité nue imposant à l'homme une conception nécessaire de sa destinée, message qu'il enre­gistrait dans une «science» où lui-même ne mettait rien de son âme. Toujours, au contraire, la Nature nous est apparue dans la pensée des hommes comme construction, non pas arbitraire, certes, mais dont le plan est largement influence par les désirs, les passions, les tendances, mais aussi par la réflexion de l'homme.»

La Mutation des signes – 44 – René Berger

A la différence du «fait naturel», le «fait culturel» procède à la fois d'une norme et d'une règle. La norme désigne ce qui doit être elle fixe un choix valorisé et valorisant. De son côté, la règle im­pose au groupe un comportement qui empêche ses membres de dévier isolément et les maintient tous dans une «contrainte» en accord avec la norme. Système de «libertés» et de «contraintes» à l'image de la langue, la culture est un appareil à la fois complexe et délicat dont dépend le sort de chaque société : «...instrument d'adaptation infiniment plus efficace que le processus biologique...» nous avertit Dobzhansky, «plus efficace entre autres parce qu'elle est plus rapide. Les gènes transformés, mutés, ne sont transmis qu'aux descendants des individus chez lesquels ils sont apparus pour que disparaissent les anciens gènes, il faut que les porteurs des nouveaux se croisent avec les autres individus de la population, et les y supplantent graduellement. Tandis qu'une culture transformée peut être transmise à n'importe qui, sans considération de parentage, ou empruntée toute faite à d'autres peuples. En produisant le fondement génétique de la culture, l'évolution biologique s'est transcendée�: elle a produit le supra-organique.»36 �

L'adaptation biologique se complète d'une régulation psycho-sociale qui se manifeste par deux tendances opposées. La première consiste à faire de chaque membre du groupe ce qu'on pourrait appeler un «homéostat culturel», chaque membre du groupe réglant lui-même son fonctionne­ment d'après un modèle préalablement fixé et conformément aux règles établies.

Cette conception «homéostatique» de la culture obéit au principe de Le Chatelier � «Quand une action extérieure modifie un état d'équilibre mobile, le système réagit spontanément de façon à s'opposer à cette action extérieure.»37

Le mécanisme régulateur consiste à équilibrer le système autour d'un certain nombre de varia­tions : il se manifeste par le respect de la coutume, par l'esprit de clan, par le conformisme l'attitude conservatrice se retrouve dans tous les domaines, à tous les niveaux, en particulier à l'École dont la tâche a été trop longtemps - nous le verrons en détail - de produire des «homéostats culturels».

C'est encore la tendance que Saussure désigne sous le nom d'«esprit de clocher» et selon laquelle «une communauté linguistique restreinte reste fidèle aux traditions qui se sont développées dans son sein», par opposition à la force d'«intercourse» qui favorise les échanges et multiplie les com­munications des hommes entre eux.»38

La régulation homéostatique construit à tous les niveaux (biologique, psychologique, sociologi­que, linguistique, épistémologique, esthétique) des structures qui tendent à la stabilité et dont les variations, aussi nombreuses et actives soient-elles, sont maintenues à l'intérieur de la structure se/on les principes et les modalités de la structure même.

Le point délicat est qu'il est extrêmement difficile d'appréhender correctement ce phénomène : tant qu'on est à l'intérieur du champ de références que comporte la structure établie et auquel elle renvoie, toutes les informations, tous les changements qu'elle subit sont aussitôt corrigés en sorte qu'ils apparaissent moins comme des changements que comme des ajustements progressifs : les déséquilibres se convertissent en évolution homéostatique.

C'est seulement quand s'impose une référence extérieure au système que les déséquilibres appa­raissent comme tels et qu'à l'image de l'évolution équilibrante fait place l'image de la révolution mutante.

On constate sur le vif la difficulté de parler de ces phénomènes tout énoncé implique l'adoption d'une référence, et même quand les «points de vue», comme on les appelle, divergent, il reste qu'ils font partie du même système ; faute de quoi la communication se brouille, s'interrompt, ou exige des précautions inhabituelles. «Un tel régulateur n'évolue pas, observe Henri Laborit en parlant des homéostats biologiques, il maintient et il ne peut survivre que si l'environnement reste identique à lui-même. Or, nous devons admettre que cet environnement change à chaque instant et pas de façon aléatoire, mais déterminée par les multiples interactions qui prennent naissance dans le milieu et l'action du régulateur lui-même sur ce milieu.

La Mutation des signes – 45 – René Berger

Un tel régulateur ne peut continuer à fonctionner que si, à chaque instant sur la boucle rétroactive, une action extérieure au système vient changer le niveau de la régulation, Il s'agit alors d'un servo-mécanisme. L'effet de l'effecteur devient alors asservi au milieu environnant qu'il contribue lui-même à transformer.»39

«Dans la régulation, précise l'auteur, l'effet est garanti par le feed-back contre les variations de ses facteurs. Dans le servo-mécanisme, il demeure sensible à ce qui peut affecter le feed-back lui-même. Si l'on fixe la commande d'un servo- mécanisme, on obtient un régulateur. Si nous la libérons, nous avons un servo-mécanisme. Chaque niveau d'organisation dans un organisme vi­vant est relié au niveau immédiatement supérieur par une commande intervenant sur la boucle rétroactive. Il s'agit donc bien d'une chaîne de servo- mécanismes.»40 �

C'est par analogie qu'on peut concevoir et comprendre la seconde tendance dont j'ai parlé. Au cours des siècles ou des décennies, chaque société, chaque civilisation voit son système culturel passer d'une homéostasie fermée à une homéostasie ouverte.

La cybernétique a clairement établi la distinction entre «action asservie» et «action créatrice» la première se manifeste comme la mise en œuvre la plus efficace pour atteindre un objectif donné ; la seconde échappe à la pensée asservie ; elle se caractérise par son pouvoir d'initiative, par le fait que c'est elle qui fixe les buts�:

«La vertu suprême devient alors l'imagination, qui n'est point le jeu déréglé des images, écrit Gaston Berger, mais cette disponibilité de l'esprit qui refuse de se laisser enfermer dans les ca­dres, qui considère que rien n'est jamais atteint et que tout est toujours remis en question.» Ainsi du savant, ainsi de l'artiste qui, mis en présence d'un morceau de fer, d'un paysage ou d'une idée, sentent tout à coup «qu'il y a quelque chose à faire», et qui le font.

En opérant en dehors des structures établies, l'imagination propose une référence extérieure au système qui quand elle s'accrédite, met en œuvre un servo-mécanisme nouveau. Le phénomène est d'autant plus difficile à percevoir qu'il opère toujours hors structure, en tout cas entre structu­res, et que les points sur lesquels nous prenons ordinairement appui sont toujours à l'intérieur d'une structure.

Encore que la situation commence à changer depuis que les cosmonautes nous ont fait voir leur caméra flotter dans la cabine et que nous les avons vus, de nos yeux vus, sortir de leur cabine pour marcher dans le vide, le bon sens cesse d'être notre ultime recours.

Les points d'appui empruntés à la fois à la pesanteur et à l'apesanteur réorganisent notre structure globale. Le choix d'une référence en dehors du système terrestre, tel que nous le propose la con­quête spatiale, ne signifierait-il pas que l'humanité en est déjà à chercher un servomécanisme qui dépasse le système régulé d'ici-bas ?

Toute structure évolue, non pas linéairement, mais par un double mouvement qui tend, d'une part, à la conservation par le jeu réglé des institutions et des comportements ; de l'autre, à l'innovation, qui est à la fois mise en question du passé et pari sur l'avenir.

Dans notre situation actuelle, ce double mouvement se manifeste dans tous les domaines, atteint tous les usagers et, la technologie des mass media aidant, se propage de façon à la fois si accélé­rée et massive que ni les mœurs, ni la langue, instruments d'intégration par excellence, ne suffi­sent plus. Il s'ensuit un phénomène nouveau qui doit être abordé dans sa nouveauté même et que l'on peut brièvement caractériser comme suit�:

1° le changement de structure, qui relève depuis quelques siècles du schéma de l'évolution, se présente toujours plus sous le signe de la mutation, la notion de rupture l'emportant sur celle de transition

2° toute structure établie ou qui tend à s'établir est de plus en plus tenue pour une structure provi­soire dont on sait d'entrée de jeu qu'elle est vouée au changement

3° toute structure en cours prend donc à � la fois un caractère expérimental et exploratoire, aussi bien pour ceux qui la construisent que pour ceux qui en usent

La Mutation des signes – 46 – René Berger

4° l'«expérimental» n'est plus tenu pour l'acheminement au «fait» ; il devient lui-même le fait : le déterminisme causal s'enveloppe du déterminisme issu des probabilités

5° mettant en défaut les moyens d'intégration traditionnels, l' «expérimental» recourt de plus en plus aux moyens de communication de masse qui deviennent la matière et le lieu d'une culture nouvelle

Notre époque est celle de la conscience ébranlée. Mais l'ébranlement est aussi mise en � branle. D'où l'ambiguïté de notre situation d'une part, les esprits chagrins qui regrettent te passé et ne voient qu'alarmes et décadence dans l'avenir (où allons-nous�?... ») de l'autre, les jeunes qui mé­prisent superbement le passé, leurs aînés et pour qui le devenir est le gage d'une existence nou­velle. Que nous le voulions ou non, le futur devient de plus en plus la référence à laquelle nous devons ajuster nos mécanismes culturels.

La connaissance établie n'y suffit plus. L'information elle-même se charge d'un sens nouveau, dont peu de gens s'avisent, à cause de la banalité même du terme, et sur lequel Norbert Wiener attire spécialement notre réflexion : «INFORMATION est un nom pour désigner le contenu de ce qui est échangé avec le monde extérieur à mesure que nous nous y adaptons et que nous lui ap­pliquons les résultats de notre adaptation...

Vivre efficacement, c'est vivre avec une information ADEQUATE.»41

33. Ibidem, p.81,82

34. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, T. Il, La mémoire et les rythmes. Paris, Albin Michel, 1964, coll. Sciences d'aujourd'hui, p.10 et 11

35. Robert Lenoble, Histoire de l'idée de nature. Paris, Albin Michel, 1969, coll. Évolution de l'humanité

36. Th. Dobzhansky, L'homme en évolution, cité par Pierre Daix dans La nouvelle critique de l'art moderne, Paris, Seuil, 1968. Coll. «Tel Quel», p.161

37. Le Chatelier, cité par Henri Laborit dans Biologie et structure. Paris, Gallimard, 1968, coll. Idées nrf, N° 156, p. 69

38. Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale. Paris, Payot, 1965, coll. Bibliothèque scientifique, p. 281 et suiv.

39. Henri Laborit, op. cit. note 37, p. 75

40. Henri Laborit, ibidem, p.46-47

41. Norbert Wiener, Cybernétique et Société, op. Cit., p. 19

Ferdinand de Saussure (1857-1913) et une pub “bionique”

La Mutation des signes – 47 – René Berger

CHAPITRE III DE L'ART FAIT A L'ART QUI SE FAIT

pp. 85-86 De nos jours, la technologie qui envahit tout à un rythme accéléré, atteint également l'art - à moins que l'art ne l'ait précédée. Peu importe d'ailleurs ces questions de préséance, sauf qu'on en tire trop souvent des causalités subreptices !

Le point important est qu'on assiste aujourd'hui à des transformations radicales qui touchent aussi bien les techniques que l'art et dont on aurait tort en tout cas de négliger le parallélisme.

N'est-il pas troublant de constater que c'est à peu près au moment où l'homme s'élance de la terre que les peintres s'arrachent au fondement traditionnel du sujet�?

Il n'est pas question de comparer l'art abstrait à l'aviation on ne peut néanmoins s'empêcher d'observer que la victoire du plus lourd que l'air se retrouve à sa manière dans la peinture non fi­gurative, défi à la représentation avec ses notions de haut et de bas.

Schématiquement, on peut dire que la peinture a été longtemps considérée - depuis la Renais­sance, depuis le XVIIIe siècle au moins - comme un système destiné à représenter la nature, «magasin d'images» dans lequel se fournissaient à la fois le public (limité à une classe d'amateurs riches) et les peintres, dont le statut relevait soit d'une «académie», soit d'une compa­gnie, bref, d'une institution.

La peinture elle-même était destinée à orner les demeures des clients qui aimaient à voir repré­senter leur portrait, les membres de leur famille, les paysages de ce qu'ils considéraient comme «leurs biens ».

De ce fait les œuvres étaient tout «naturellement» (c'est-à-dire à l'intérieur de cette structure socio-historique) comme la réplique des biens qu'on possède : l'objet et le simulacre peint s'inscrivent tous deux dans le régime de la propriété.

Entrent dans cette conception, à des nuances près, aussi bien la peinture de paysage que la pein­ture de genre ou la peinture d'histoire, les grandes machines historiques comme les miniatures sur émail.

Le peintre est un artiste qui, tout en obéissant à son «génie», répond aux besoins de la clientèle.

Son accession à la maîtrise se fait à la fois par l'apprentissage d'un métier, qui s'enseigne sol dans une école, soit chez un maître, et par l'apprentissage des conditions sociales dans lesquelles l'art est reconnu comme tel et qui s'enseigne à sa façon par les usages, le respect des bienséances, par la fréquentation du monde.

Ce schéma simplifié met en évidence, fût-ce grossièrement, la situation traditionnelle de l'art, l'ensemble des conditions qui constituent le «système» dont la régulation est assurée par le juge­ment esthétique dont personne ne doute qu'il appartient de droit à l'homme de goût.

Affaire de naissance, de fortune, de statut social.

C'est en 1863 que le Salon officiel, qui avait lieu annuellement à Paris et qui décidait souveraine­ment de ce qui était l'art et de ce qui ne l'était pas, fut contesté pour la première fois...

La Mutation des signes – 48 – René Berger

UN DÉPHASAGE FÉCOND pp. 86-88 Le système traditionnel a depuis été définitivement ruiné. L'artiste qui se fournissait au même «magasin d'images» que le client est de plus en plus rare. Le contenu du «discours» n'est plus le même : celui de l'artiste est souvent en avance sur le «discours public» ou sur le «discours commun». Picasso reste le cas exemplaire, sinon légendaire («c'est du Picasso...» a passé dans l'usage comme synonyme d'insolite ou de déconcertant...).

Il ne s'agit pas de généraliser, mais qu'on pense à Kandinsky, à Malevitch, à Mondrian, à Delau­nay, les plus controversés ont pris aujourd'hui figure de pionniers et de héros. Aussi ne s'étonne-t-on déjà plus que les musées organisent des rétrospectives du vivant même des artistes dont l'œuvre est encore discutée.*

C'est aussi que le public s'est transformé et se transforme. Il n'y a pas si longtemps, seuls s'occupaient d'art - voyaient des expositions, achetaient des œuvres, en jugeaient - ceux que la société tenait pour une «élite» et qui avaient de surcroît les moyens d'en faire partie. L'œuvre de Proust en est une chronique exemplaire.

C'est pour cette élite que travaillait l'artiste qui recevait d'elle en échange à la fois subsistance et considération.

Leurs rapports réciproques étaient réglés par un code social qu'il n'était pas plus aisé de trans­gresser sur le plan esthétique que sur le plan éthique. Aujourd'hui, le terme de «public» est deve­nu impropre.

On devrait parler, à défaut de mieux, de «publics», au pluriel, comme j'aurai l'occasion de le pré­ciser ultérieurement.

Les besoins élémentaires satisfaits, de nouvelles couches de la population accèdent aux biens autrefois réservés à la minorité. Les gens se rendent de plus en plus nombreux dans les musées ou aux expositions.

Les facilités de transport et les vacances multiplient les occasions de se cultiver. Sans doute s'agit-il encore de culture traditionnelle, mais on ne saurait se dissimuler le fait, en soi nouveau, que l'art, en entrant en contact avec des «récepteurs» qui n'ont pas été préalablement «réglés» par un «code élitaire», se transforme à son tour et s'offre à une prise nouvelle.

C'est à l'intérieur de ce changement global, à l'intérieur de ce mouvement général qu'il faut situer nos problèmes et nos questions.

Or, sans préjuger des réponses ni des solutions, il est certain que nous sommes entraînés vers un dépassement des définitions et des positions établies. Nous sommes mis en demeure d'inventer les instruments et les procédures propres à assurer le fonctionnement d'un système en voie d'accéder à une nouvelle régulation.

Nos processus cognitifs sont à l'œuvre pour ajuster notre milieu expérimental à une démarche ex­ploratoire.

Toutes proportions gardées, notre situation n'est pas sans analogie avec celle de nos plus anciens ancêtres qui ont dû faire face aux défis de la nature, et dont chaque pas signifiait une nouvelle aventure, chaque geste une nouvelle expérience.

En dépit du paradoxe apparent, la technologie avancée qui est la nôtre nous rend plus proches des primitifs et des hommes des cavernes que des contemporains de Louis XIV Le passage de la pierre éclatée à la pierre polie nous paraît aussi décisif que celui de l'avion à la fusée - auprès de quoi les charmes de Versailles sont bien pâles...

* Ce qui montre bien la remise en cause des notions invétérées, telles celles de rétrospective et de consécration entre autres, remise en cause presque toujours mal élucidée, mais dont on s'avise par un certain malaise.

La Mutation des signes – 49 – René Berger

ÉCLATEMENT DES LIMITES DE L'ART pp. 88-90 En même temps que l'automobile et l'avion nous livrent l'espace, nous sentons le besoin, combien puissant, d'ouvrir notre environnement culturel. L'ethnocentrisme, qui nous refermait sur nous- mêmes et qui tendait à soumettre les autres cultures à notre juridiction, perd progressivement de sa rigueur,

Il cesse d'être la pierre de touche l'« exotisme» et l'«étranger» changent de sens. Il y a vingt ou trente ans, les manuels d'histoire de l'art reléguaient régulièrement l'Orient ou l'Extrême-orient en fin de volume.

De nos jours - depuis quelques décennies - l'Orient occupe une place égale à celle de l'Occident ; il a quitté la situation péninsulaire qu'on lui octroyait pour revendiquer sa dimension continentale, et des modes d'approche adéquats. Même si les objets africains, australiens, amérindiens conti­nuent de surprendre, on ne les trouve plus seulement confinés aux musées ethnographiques. Bri­sant des limites qui semblaient naguère encore intangibles, ils figurent de plus en plus dans des expositions consacrées aux arts.*

C'est que notre environnement culturel s'est révélé trop étroit : plutôt que d'y dépérir, nous prenons l'initiative de notre élargissement (le jeu de mots est licite ce qu'on gagne en étendue, on le gagne aussi en liberté). Le musée s'élargit à la mesure de nos voyages.

Nous découvrons la préhistoire, non plus comme document, mais comme art : la Vénus de Laus­sel, la grotte de Lascaux, le Musée de Saint-Germain-en-Laye (Musée des Antiquités nationales) comptent plus de fervents que d'anthropologues professionnels. L'art éclate à la dimension de la planète et des millénaires il nous découvre l'infini de l'aventure humaine.

L'infini de l'aventure enfantine aussi. Tenus jadis pour négligeables, ou reclus, par la force de nos préjugés, les dessins d'enfants nous invitent à une découverte dont témoigne une bibliographie surabondante : «L'art de l'enfant doit être considéré, non comme le faible effort qu'il faut pour imiter les modes d'expression plastique des adultes civilisés, mais comme l'expression directe et manuelle du monde affectif qui lui est propre», écrit Herbert Read, qui atteste ce faisant sa spéci­ficité. Malgré la mise en garde de Malraux «Si l'enfant est souvent artiste, il n'est pas un artiste. Car son talent le possède, et lui ne le possède pas»,1,on ne cesse de lui prêter une attention plus vigilante «Chaque trait est un rythme pour l'enfant, un mouvement qui continue tout seul, il agit sur son subconscient comme tel alors même, et dirons-nous, surtout s'il ne représente rien...

«Mais ce qui domine tout, ce qui submerge tout chez l'enfant, c'est sa passion pour la couleur, il en use avec une extraordinaire maîtrise. Cette sûreté dans l'emploi des tons est innée chez lui, comme chez le primitif ou le sauvage mais, jusqu'à nos jours, il n'avait que bien rarement la pos­sibilité de faire valoir ce don précieux... L'affiche, la publicité, les vitrines de nos magasins, la mode, tout cela crée pour nos petits un décor haut en couleurs que notre enfance, à nous, n'a pas connu.»2

En même temps que la préhistoire nous fait découvrir un versant de l'humain que nous ignorions, l'art des enfants nous dévoile un autre versant qui, non moins paradoxalement, se relie étroite­ment à la perception de notre vie actuelle. Les portes des asiles s'ouvrent à leur tour. Michel Fou­cault établit que la folie relève plus d'une situation anthropologique que d'une définition pathologi­que. Les œuvres d'un WälffIi, d'un Maisonneuve, d'une Aloïse, sans se confondre avec celles d'un Van Gogh, d'un Kirchner ou d'un Munch, nous proposent une dimension que les travaux de Volmat, de Prinzhorn commencent à rendre familière. Entre ceux que la société reléguait der­rière d'infranchissables murs et nous se tendent des passerelles que nous ne soupçonnions même pas, parfois même de véritables ponts… « Cela signifie que ce n'est pas seulement la frontière entre la raison et la démence qui a changé, mais aussi les relations elles-mêmes entre ces deux états. Ainsi, depuis qu'au XIXe siècle, la raison a intériorisé l'Histoire, elle est devenue trop incer­taine de ses propres normes pour perpétuer le statut d'exclusion absolu de la folie celle-ci est en passe de sortir du long silence auquel elle a été réduite depuis l'âge classique.»3

La Mutation des signes – 50 – René Berger

A une conscience centripète qui ramène tout à soi par annexions successives, fait place une con­science exploratoire qui procède par étapes, par essais, par tâtonnements et dont les cercles con­centriques vont sans cesse s'élargissant.

Quelque chose nous pousse même à aller au devant des expressions nouvelles ou méconnues, ignorées ou négligées afin, non seulement de les assimiler ou de nous y adapter, mais en quelque sorte de les revendiquer nôtres comme elles nous revendiquent leurs.

La raison profonde est peut-être que notre conscience, en percevant ses limites, pressent d'autant plus impérieusement ce qui existe au-delà de ses limites et même si le franchissement n'est ni fa­cile, ni définitif, elle s'y efforce comme pour répondre à un appel.

Ainsi le mouvement nous porte vers des «horizons d'intervention» nouveaux.**

* On se souvient sans doute de la prodigieuse exposition qui eut lieu au Musée de l'Homme à Pa­ris et dans laquelle les artistes contemporains - presque tous - non seulement rendaient hommage aux «autres», mais professaient à l'égard des arts non européens, un sentiment de gratitude qui touchait à la fraternité

**Le «nous» ne veut pas abusivement laisser entendre que l'unanimité est chose faite. Nombreux sont ceux qui déplorent que l'on n'en reste pas à l'ordre, à la terminologie établis

l. André Malraux, Les Voix du Silence. Paris, Nrf, 1951, p. 283

2. Émile Pahud, «Sur l'Art de l'Enfant», dans Pour l'Art, N° 12, Lausanne, mai-juin 1950

3, Michel Thévoz, Art psychopathologique, Guide de la Peinture (à paraître)

“Le déjeuner sur l’herbe” (1863), Édouard Manet (1832-1883)

La Mutation des signes – 51 – René Berger

L'ARTISTE AU DÉFI ET LE DÉFI DE L'ARTISTE pp. 90-91 Les notations qui suivent ne prétendent être ni un panorama, ni un bilan. Elles visent à préciser certaines lignes de force, pour éclairer un comportement significatif. Aussi les artistes auxquels il est fait appel le sont-ils moins pour eux-mêmes que pour leur qualité d'indices.

Il s'agit en quelque sorte de dresser une carte dont il n'est pas nécessaire qu'elle soit complète. L'appréciation de la situation devient possible dès que les axes apparaissent avec assez de nette­té.

UN DÉMOLISSEUR CONSTRUCTIF JEAN DUBUFFET «D'esprit libertaire, les Peintures Monumentées du cycle de l'Hourloupe répudient la stabilité du mur pour établir la «foire aux mirages» en lieu mental indépendant, aléatoire, démentiel. Bornes, Chaises, Amoncellement, Personnages, Cerfs-volants, Éléments Bleus sont décors, acteurs et spectateurs du théâtre de la subversion, théâtre sans autre convention que l'équivoque et, plus que tréteau de bateleur, site rituel pour cérémonie de décervelage.

Parmi les stèles cryptographiées et les tables, Fiston la Filoche proclame son défi à la Culture. Non point tant qu'il réprouve les acquisitions du passé, mais, plutôt, qu'il revendique le droit de parler pour son temps et en son temps un langage natif, car lui importe d'abord le caractère sédi­tieux de sa présence paradoxale, voulue par le «mouvementeur d'esprit» qu'est Jean Dubuffet».4

Les peintures ou les monuments si tant est qu'il faille choisir entre les termes sont faits d'abord à partir d'un bloc de polystyrène que l'artiste sculpte et peint et que, vu la fragilité extrême du maté­riau, il transfère sur polyester au moyen d'une technique qui permet de conserver la forme et la polychromie originale. (On pense aux essais des premiers artisans qui imaginèrent de fixer la poudre d'émail sur la poterie à la flamme d'un four.)Voici donc que chaises et tables, ustensiles par excellence, cessent de répondre à une utilisation possible et déclinent simultanément la re­présentation à deux ou à trois dimensions. Polystyrène et polyester mis au service du «processus délirant de l'Hourloupe»�!

Jean Dubuffet "Table porteuse d'instances, d'objets et de projets", 1968

La technique n'est donc pas vouée à la satisfaction de nos besoins, pas plus que de notre confort, elle comporte une part d'invention que l'artiste revendique à son gré et dont il lui appartient de dé­couvrir à son gré la fécondité.

La Mutation des signes – 52 – René Berger

A ceux qui s'en étonnent - ils sont nombreux on peut faire observer que le marbre qui a servi à construire le Parthénon n'était pas plus destiné à l'architecture ou à la sculpture : on aurait aussi bien pu continuer de bâtir en bois ou de sculpter des xoana. La pierre et l'acier sont devenus à leur tour des techniques traditionnelles.

Les matières synthétiques sont grosses d'un avenir qu'un Dubuffet, parmi d'autres, nous fait pres­sentir, En accueillant les nouveaux matériaux et les nouvelles techniques, les artistes affirment que l'art n'a pas à être «codé» à partir d'une technique ou d'un matériau réputé «noble» ou «distingué».

De même la technologie ne se réduit pas à son existence utilitaire ou mercantile elle fait partie de l'activité sociale, au sens le plus large du terme, et donc de l'activité artistique. C'est ce que nous montrent aussi bien les civilisations anciennes qui, ignorant le concept «art», se gardaient de tenir les œuvres peintes ou sculptées pour des prodiges spécifiques.

Ce que retrouve Dubuffet non sans humour dans le néologisme provocant : «Peintures Monu­mentées», par quoi l'artiste nous laisse entendre que la peinture s'échappe de la surface pour flir­ter avec l'espace à trois dimensions.

Métissage ? C'est bien d'un mélange de races entre peinture et sculpture qu'il s'agit, à cette ré­serve que nous savons aujourd'hui que la race est un mythe.

Ce faisant, Dubuffet met au jour - chacun de ses écrits l'atteste - que nos catégories sont simples commodités, d'autant plus redoutables, il est vrai, qu'elles s'accréditent et que, victimes de nos habitudes langagières, nous les prenons pour le découpage du réel.

Aussi ne fait-il pas mystère de son mépris de la culture qui prétend nous régenter pas plus qu'il ne fait mystère de l'intérêt qu'il porte à l'«art brut» : «Nous croyons, contrairement à l'idée classique, que les impulsions à la création d'art, loin d'être le privilège d'individus exceptionnels, abondent chez tout venant, mais qu'elles sont communément réfrénées, altérées ou contrefaites par souci d'alignement social et de déférence aux mythes reçus.

Nous croyons, disons-le en passant, que tout l'art culturel souffre lui-même aussi bien de cette dé­férence, et qu'il est lui aussi, pour une part bien trop grande, conditionné et contrefait.

Le but de notre entreprise est la recherche d'ouvrages échappant le plus possible à ce condition­nement et procédant de positions d'esprit vraiment inédites. Profondément différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés».5

L'artiste « mouvementeur d'esprit» remet en question dans le même mouvement notre terminolo­gie, nos classifications, notre appareil culturel tout entier.

4. Jean Dubuffet, Peintures Monumentées, catalogue d'exposition, Galerie Jeanne Bucher, Paris, 12 décembre 19688, février 1969

5. Jean Dubuffet, Préface au catalogue de l'Exposition du Musée des Arts décoratifs, Paris, juin 1967, p.4

Jean Dubuffet (1901-1985)

La Mutation des signes – 53 – René Berger

UN NOUVEAU PARTENAIRE�: L'ORDINATEUR pp. 91-93 «Le 28 mai 1956, le Théâtre Sarah Bernhardt à Paris, présente CYSP I, «sculpture cybernéti­que», la première, réalisée par Nicolas Schäffer et mise au point avec le concours de François Terny, ingénieur de la Société Philips. Dotée d'un cerveau électronique CYSP I réagit en fonction de l'intensité de la lumière, de la couleur, du son : «Une lumière bleue par exemple, écrit Guy Habasque, émise par un projecteur, produit un mouvement rapide, alors qu'une lumière rouge la calme en lui imprimant une animation plus lente. De même, elle s'excite dans le silence ou l'obscurité pour se calmer sous l'effet du bruit ou d'une lumière intense.»6

La même année, au Festival d'art d'avant-garde de Marseille, Béjart l'associe à son corps de bal­let. «Danser» avec la ville - qu'on me pardonne cette expression, mais la ville n'est-elle pas une sorte de ballet permanent, même si ce n'est pas Béjart qui le règle�?

En 1961 à Liège, Schöffer, réalise, à la demande de la municipalité, un ensemble lumino-dyna-mique dominé par une tour de cinquante-deux mètres. Pourvue d'axes tournant à des vitesses dif­férentes et qui entraînent des plaques-miroirs et des pales de formes diverses, elle diffuse la lu­mière dans toutes les directions, plus particulièrement sur les écrans géants que constituent, d'une part, l'immense façade vitrée du Palais des Congrès, de l'autre, la surface mobile de la Meuse, toute proche.

Commandée par un cerveau électronique, la tour produit de jour un spectacle que règle l'information reçue en permanence du milieu ambiant : variations de la lumière, du bruit, de l'humidité, etc., et qui régissent simultanément les séquences musicales qu'Henri Pousseur a en­registrées sur bande magnétique afin que la ville se compose sa propre musique au gré de son «humeur» quotidienne.

Spatio-dynamisme, lumino-dynamisme, musiscope, spectacle audio-visuel, autant de termes qu'invente ou qu'emploie Schäffer pour désigner sa recherche opiniâtre d'inclure dans la même synthèse dynamique, l'espace, le temps, la couleur, la lumière, le son. C'est aussi la tentative de regrouper des arts apparemment aussi différents que la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique.

C'est encore la tentative d'allier l'art du peintre et le calcul de l'ingénieur, l'un et l'autre modelant et mesurant, réalisant ensemble, au-delà de la facture traditionnelle, une machine-oeuvre ou une œuvre-machine, le «génie» individuel (comme on l'appelle encore) liant partie avec la cybernéti­que, calcul et hasard composant un aléatoire programmé !...

Les paradoxes se dénouent en une logique nouvelle (ou en plusieurs) qui rejoignent les intuitions d'André Breton et les axiomatiques des mathématiciens.

A l'atelier succède le laboratoire : la Ville n'est plus seulement le lieu qu'occupent ses habitants et leurs habitudes la vie ne se règle plus sur les valeurs établies comme l'horloge sur la marche du soleil elle devient de plus en plus un immense appareillage branché, par le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision, à toutes les autres villes du globe.

Aux unités fermées sur elles-mêmes par des remparts et que perçaient de rares routes, se substi­tue un réseau complexe de circulation dans lequel chaque cellule (photoélectrique, photopsychi­que, électro-sociale, électro-économique�?...) produit et reçoit des messages par un jeu d'échanges ininterrompus.

6. Ces renseignements, ainsi que ceux qui suivent, sont tirés du livre consacré à Nicolas Schöffer par les éditions du Griffon à Neuchâtel, 1963

La Mutation des signes – 54 – René Berger

DE L'ORIGINAL AU MULTIPLE pp. 94-96 «La mort d'Actéon, de Titien, vendue à Paul Getty pour 4 millions de dollars.

La semaine dernière, un Renoir, acheté $16,80 il y a un siècle, et qui atteint $1'159'200. Tout ré­cemment, le portrait de Juan de Pareja de Velasquez, $ 5'544'000 !...»7

Les ventes aux enchères font périodiquement crépiter les écrans de télévision (enchères transmi­ses par satellites !) provoquant l'indignation de certains spectateurs («on pourrait construire un hô­pital avec ça !...»), l'admiration et l'envie des amateurs, la stupeur de tous.

L'oeuvre est généralement «raflée» par un collectionneur -américain, aime-t-on à répéter - dont l'anonymat est soigneusement maintenu. Situation d'autant plus curieuse que les mêmes rites se célèbrent à Londres, à New York, à Paris, à Genève, à Bâle.

La valeur artistique entretient des rapports suspects avec l'argent. Liaison dangereuse ? «Les œu­vres surgies du feu de la création vont s'échouer sur les banquises de l'argent», persiflait un jour­naliste.

La Mutation des signes – 55 – René Berger

Les musées ne craignent pas de se mettre sur les rangs. L'Aristote méditant sur le buste d'Homère, de Rembrandt a été acquis par le Metropolitan Museum de New York, avec l'aide de nombreux mécènes, dont les noms figurent en bonne place sur le cadre.

Le portrait de Ginevra di Benci, le seul tableau de Léonard de Vinci que possèdent les États-Unis, a été placé tel un joyau, au centre des quelque quatre-vingt-dix salles de la National Gallery à Washington.

Se rappelle-t-on encore que le carton de Léonard pour la Sainte Anne, menacé de partir aux États-Unis, fut retenu de justesse en Angleterre, grâce à une souscription nationale, ou l'étonnant épisode au cours duquel la population de Bâle quasi unanime trouva les millions nécessaires pour conserver les deux Picasso en dépôt dans son Musée et qui risquaient d'être vendus?

Ambiguïté de l'ouvre d'art : d'une part, objet de spéculation (à quoi pourtant elle ne se réduit pas), de l'autre, partie du patrimoine dont nous exaltons la qualité spirituelle.

Mais voici que nous sont proposés, sous le nom de «multiples», des «versions» (? ) ou des «états» (?) d'une même œuvre, dont on sait qu'ils sont tirés ou édités à cent ou à deux cents, voire à mille, dix mille ou cent mille exemplaires.

De prime abord, on peut se demander - on s'est demandé et d'aucuns continuent de se le deman­der - s'il ne s'agit pas d'une mystification.

La Mutation des signes – 56 – René Berger

Quand Botticelli ou Rubens achevaient un tableau important, il n'était pas rare qu'ils en fassent une ou plusieurs répliques à la demande de certains clients ou amis.

Mais les répliques, même dans le cas d'ateliers aussi prodigues que ceux de Cranach ou du Péru­gin, sont en nombre limité tout comme les copies, qu'elles soient exécutées par les élèves du maître, ou le produit des innombrables apprentis et copistes qui hantent les musées.

En tout état de cause, la relation de la copie ou de la réplique à l'original n'est jamais mise en question c'est de celui-ci qu'elles reçoivent leurs lettres de créance.

L'estampe ne modifie pas fondamentalement la situation.

Les tirages sont limités à une vingtaine, une cinquantaine, parfois une centaine d'exemplaires, dont les amateurs savent qu'il n'en est pas deux identiques ; aussi les caractéristiques de chaque tirage font-elles l'objet à la fois de leur dilection et de leur sagacité.

Equipo Cronica "Sabbat 71", 1971

La reproduction industrielle ne modifie pas, elle non plus, fondamentalement ce rapport : les Jo­condes en noir, en couleur, sur papier, sur tissu, sur pellicule, éditées à cent mille ou à millions d'exemplaires, se réfèrent toutes à l'original de Léonard qui est à la fois le prototype et la caution.

Les multiples, quant à eux, introduisent un facteur radicalement nouveau. ils ne renvoient à aucun original; ils ne renvoient qu'à eux-mêmes.

On voit toute la distance qu'il y a entre répliques, copies, états, versions d'un côté, multiples de l'autre.

La notion d'original se dissout, tout comme se dissout la notion d'unicité. La multiplicité devient un mode d'existence qui rejoint l'originalité de la reproduction et du reproductible dont il a été question au chapitre I.

Ainsi se construit une structure nouvelle. Sur le plan économique, le multiple échappe à la valori­sation de l'original traditionnel. Coûtant beaucoup moins cher, il peut gagner de nombreux ache­teurs.

Le public très large auquel il s'adresse renouvelle le milieu des collectionneurs.

La Mutation des signes – 57 – René Berger

S'il ne s'agissait que de cela, on pourrait encore croire à une simple industrialisation de l'art, accu­sation que d'aucuns ne manquent pas de proférer et de répéter. Mais il s'agit de tout autre chose. Le multiple répond en effet à la nouvelle conscience-présence indirecte ou différée propre à no­tre information de masse.

Or la qualification d'indirect et de différé vaut, avons-nous vu, pour autant que nous nous situons dans un cadre de référence dont les coordonnées sont établies sur la notion d'original, d'œuvre unique, de modèle, dans la perspective platonicienne qui accorde la prééminence à l'idée, à la Forme, à l'Essence mais dès qu'on change de cadre de référence et qu'on admet, comme nous y invite la technologie, que la reproduction ne se borne pas à re-produire, mais qu'elle produit des objets et des images qui en appellent à une perception originale, l'ensemble du problème se trans­forme.

C'est à ce point de rupture, ou de mutation, comme on voudra, que s'inscrit le multiple qui accré­dite à son tour un nouveau mode d'existence des objets et des œuvres.

Transcendant l'alternative «original- reproduction», le multiple rejoint à sa manière l'expérience que nous faisons lorsque mille ou cent mille personnes lisent le même journal ou que par millions elles regardent le même spectacle télévisé.

Le multiple appartient à l'aire des mass media. Il modifie la base même qu'avait instaurée l'original ; la multiplicité produit des êtres transitoires dont le transitoire, loin d'être une imperfec­tion (par rapport à un état accompli), est une condition d'origine et d'existence.

On ne peut en tout cas dénier aux multiples, de même qu'au public qui les achète, le mérite de dépasser une certaine «homéostasie artistique» pour chercher et trouver une régulation en accord avec la technologie actuelle.

7. Voir Time, 19 juillet 1971, «Qui a besoin de chefs-d'œuvre à ces prix ? »

La Mutation des signes – 58 – René Berger

DE L'ICONOGRAPHIE CULTURELLE A L'IMAGERIE QUOTIDIENNE pp. 96-97 Les premières manifestations du pop' art ont été accueillies parfois avec indignation, presque tou­jours avec ironie. Made in U.S.A. Affaire de mode, de publicité.

Pour ceux qui pensaient et qui pensent de la sorte, la mode et la publicité ont toutes deux la même connotation péjorative : l'une «ne fait que passer» ! l'autre «ne fait que tromper».

Que nous le voulions ou non, il est impossible d'en rester là. La mode a beau passer, elle consti­tue un phénomène de masse qui touche aussi bien les femmes que les hommes - jusqu'aux petits enfants d'ailleurs - quatre fois l'an au moins.

La publicité, elle, ne nous épargne pas un instant.

Abstraction faite de toute considération morale, elle nous vaut la prodigieuse floraison d'images qui, sous forme d'affiches, d'enseignes lumineuses, de devantures de magasins, engendre le décor-végétation, le décor-faune, le décor-machines de nos villes qui, sous forme d'imprimés, de prospectus, de dépliants, compose l'ordinaire de notre courrier quotidien ; qui, sous forme d'annonces, de placards, de communiqués, occupe une grande partie de nos journaux et la pres­que totalité des magazines ; qui, sous forme de spots, articule les programmes de radio et de télé­vision avec une telle souveraineté que rien ne cède à leur impératif (aux moments les plus chauds de mai 68, Europe N° 1, retirait périodiquement l'antenne à la rue où flambaient les barri­cades pour donner voix à la layette Prénatal, à l'huile pure, l'huile Lesieur...).

Qu'est-elle, cette publicité qu'on déplore si souvent et qui joue un rôle décisif�? Essentiellement une organisation de messages visuels ou auditifs, souvent les deux, destinés à toucher le public le plus large en vue de lui faire acheter un produit.

L'attention qu'on lui accorde est proportion de son rendement économique.

Marketing, sondage d'opinion, toutes les méthodes sont bonnes pour en assurer ou en renforcer l'efficacité. Mais qui s'aviserait de lui prêter une valeur culturelle�? Or, qu'on se déplace à pied, en voiture ou en avion, c'est l'image publicitaire que rencontre partout notre regard (à l'aéroport d'Athènes, le sigle NESTLE vous accueille avant le Parthénon...).

Sans doute y prend-on à peine garde, mais les phénomènes marginaux collent littéralement à no­tre existence quotidienne : «Jacqueline et Onassis font déjà chambre séparée... Le nouveau sui­cide manqué de Sheila... » rythment les placards de France-Dimanche.

Andy Warhol

La Mutation des signes – 59 – René Berger

L'ÉQUIVOQUE pp. 97-100 Est-il possible d'ignorer plus longtemps le rôle de la publicité, de la grande presse, de la photogra­phie, du cinéma, de la radio, de la télévision, des loisirs, du voyage ?... D'une part, on continue de croire à une culture fondée sur une échelle de valeurs institutionnalisée par la tradition et la socié­té : distinction de classes, de fortunes, de situation, de croyances, de profession, de modes de vi­vre, etc. de l'autre, notre époque nous soumet tous - il faut y insister - à des conditions et à des comportements de masse auxquels nul n'échappe les plus aristocrates - si ce mot a encore un sens - lisent les journaux, achètent des magazines, se délectent (sans l'avouer) des mêmes co­mics, entrent dans les supermarchés, écoutent les mêmes programmes de radio ou de télévi­sion... La distinction entre la «vraie» culture et le reste, qui n'aurait pas de nom, n'est plus de mise.

Il ne s'agit pas d'en conclure, comme on le fait par une réaction aussi légère que rétrograde, qu'Astérix remplace Ulysse ou que la marijuana et le L.S.D. sont, avec les machines à sous, la sagesse moderne... La question qui se pose consiste en ceci une certaine idée de la culture n'est-elle pas en train d'être englobée dans une culture de fait qui résulte moins d'un changement de conception que de l'adoption progressive et généralisée de comportements de masse ? C'est ce dont les artistes pop' ont pris conscience en ouvrant tout grands les yeux sur notre monde quoti­dien.*

Dégagés de leur investissement symbolique, les drapeaux de Jasper Johns apparaissent tels qu'en eux-mêmes ils sont, objets d'usage courant à l'instar des boîtes de bière que l'artiste coule dans le bronze et qu'il peint avec application. Avec Jim Dine, cravates, souliers, vestons, chemises, bou­tons passent sans transition du magasin de vêtements au tableau. Lequel est le plus vrai, de l'article en rayon ou de celui que la toile suspend entre l'achat et la vente ? La vérité se situe dé­sormais ailleurs que dans la représentation le trompe-l'œil échappe à sa vocation traditionnelle il se fait dialectique.

Détournant la photographie de son rôle de témoin, Richard Hamilton s'en prend à elle pour lui faire rendre gorge, pourrait-on dire, jusqu'au moment où elle avoue la pauvreté dérisoire, mais aussi le mystère granulaire de son papier. Peter Philips convertit les annonces publicitaires en une nouvelle héraldique dont le tigre et le carburateur, le lion et le piston sont les emblèmes. Quant à George Segal, c'est inlassablement qu'il poursuit ses moulages blafards, à l'image de la vie ecto­plasmique des grandes villes. «Ce n'est plus de l'art�!» Comme si l'art consistait à se conformer à la tradition ou à l'idée qu'on s'en fait.

Et notre admiration pour les maîtres hollandais, les tabagies d'un Van Ostade, d'un Jean Steen, les scènes de genre d'un Téniers, d'un Cornelis Anthonisz, les portraits de famille et de corporations d'un Frans Hais dont le réalisme fait l'unanimité des amateurs et des érudits ? Ustensiles peints avec minutie, corps rebondis par les liesses, la muse physiologique règne sans fard. Art pop' avant la lettre ?

Les maîtres hollandais ont fait voler en éclats l'écran plastique dans lequel les siècles précédents rangeaient avec déférence les personnages de l'Histoire Sainte. Sur les tréteaux dressés à la dia­ble, ils jettent pêle-mêle les «héros» débonnaires et dérisoires de la vie quotidienne, bourgeois truculents et combien fiers de leurs demeures opulentes�! Boire, manger, rire, faire ripaille, les «comportements collectifs» exaltent l'appétit d'une bourgeoisie qui, forte de ses biens, affirme ses droits à l'existence d'ici- bas, à la jouissance d'ici-bas.

Et quand un Claes Oldenburg moule ses victuailles en matière plastique, on s'étonne de l'incongruité Mais où achetons-nous nos victuailles ? Dans les supermarchés où s'entassent par milliers les produits de toutes sortes (pâtes, légumes, lait), par milliers les boîtes de conserves, par centaines, dans les réfrigérateurs, poulets, truites, légumes et fruits, aussi durs que le roc ou que le métal. Produits congelés ou surgelés : les qualificatifs rendent compte du procédé de conserva­tion. Mais que reste-t-il du comportement qui fut le nôtre pendant des millénaires : courir après la volaille, l'égorger, la plumer, la vider... Guetter la truite dans l'eau claire, l'arracher à l'hameçon, l'assommer sur une pierre...

La Mutation des signes – 60 – René Berger

Courir les bois pour cueillir la framboise sauvage ou, plus posément, ramasser la framboise do­mestiquée dans son jardin... Qu'advient-il quand plus rien ne subsiste du contact avec le poulet, avec le poisson, avec le fruit et que, le produit déballé et dégelé, reste la seule et dernière opéra­tion commune, celle de manger? Pouvons-nous considérer comme nuls tous les faits et gestes, les sensations et les sentiments dont nous sommes frustrés ? Sommes-nous bien remis de la stu­peur que nous font éprouver les produits congelés ou surgelés ? N'est-ce pas quelque chose de cette stupeur que manifestent les objets synthétiques d'Oldenburg�? C'est peut-être pour en rendre compte et pour nous adapter que l'artiste façonne ses «trompe-main» l'artifice devient naturel.

La stupeur se transforme en fascination comme le dit Oldenburg lui-même des rues de New York : «Elles semblaient avoir une existence propre où je découvrais tout un monde d'objets que je n'avais jamais connu auparavant. Des paquets ordinaires devenaient sculptures à mes yeux, et je vis des détritus de la rue comme d'inattendues compositions élaborées.»8 La fabrication en sé­ries n'étonne plus personne.

Mais la figure humaine�? Chaque homme a son visage ; aucun être n'est identique à un autre nous l'attestent aussi bien notre conviction intime que notre passeport ou notre carte d'identité. Mais ce bien si précieux, voici que la photographie, la presse, le cinéma, la télévision le multiplient à vo­lonté. Nos traits cessent de définir un être unique.

Marilyn Monroe morte le sourire de la star continue sa carrière. L'iconophilie touche à l'obsession, à l'iconomanie. Sourire du Président Nixon, sourire du Président Pompidou, sourire du Chancelier Willy Brandt...

Audacieusement, mais lucidement, Andy Warhol aligne sourires de vedettes et sourires de prési­dents comme s'alignent les boîtes de Soupe Campbell. A la différence des multiples, la référence à l'original subsiste, mais la répétition mécanique provoque un feed-back positif : les images s'«emballent» littéralement ; le film se déroule sans commencement ni fin la juxtaposition se dé­robe à la somme. L'accumulation s'exaspère devant une béance dévorante.

Les artistes pop' ne se contentent pas de refléter notre époque. Leur intervention est à la fois beaucoup plus active et beaucoup plus profonde. Ils mettent sous nos yeux la mythologie que nous sécrétons : côte à côte Jacqueline Kennedy, la bouteille de Coca-Cola, la lessive OMO (aux enzymes), en compagnie du Général de Gaulle, du Président Nixon, des cosmonautes dont le culte s'exerce dans tous les foyers, «dieux lares » par le truchement des mass media. Mais, pas plus qu'ils ne reflètent notre société, les artistes pop' ne sont simplement agents du processus en cours. Les formes qu'ils nous proposent, certaines dérisoires, certaines vouées expressément à dénoncer le dérisoire, nous font pressentir que, sous l'optimisme de commande d'une société qui se veut, qui se dit et qui se croit en expansion permanente, se produisent des failles, se manifes­tent l'inquiétude et le malaise.

Aussi bien les artistes influent-ils par leur activité et leurs œuvres, par leurs choix et leurs options, sur le monde qui s'élabore. En agissant sur nous et en nous, ils construisent l'environnement cultu­rel qui n'est pas, contrairement à l'idée qu'on se fait d la culture, prolongement de 4 tradition, qui n'est pas non plus, comme l'indique le mot environnement dans son sens étroit, un cadre, un mi­lieu, un décor, mais qui est le lieu permanent d'échanges, d'actions et de réactions en chaîne, d'initiatives, d'interventions, d'émissions et de réceptions.Tout confus qu'il est, c'est en lui que s'élabore, à travers les divergences, les disparates et le gaspillage inévitables, une attitude direc­trice à partir de laquelle la société prend à la fois forme et figure.

* En 1969, le Musée de Turin a consacré une vaste rétrospective au pop' art qui, né vers 1958 à la fois aux États- Unis et en Angleterre, s'est propagé en une décennie sur la terre entière. Art déjà presque classique...

8. Christopher Finch, Pop Art object and image. Londres, Studio Vista Ltd., 1969, Dutton Picture­back, p. 48-49

La Mutation des signes – 61 – René Berger

QUELQUES AUTRES DÉMARCHES pp. 100-101 Le propos de ce livre ne doit céder ni à la tentation du bilan, ni même à celle de l'étude. On com­prendra que je me limite à quelques autres démarches.

Ainsi l'art cinétique 9 qui, à la suite de Moholy-Nagy, du Bauhaus et de Vasarely, met en œuvre les effets optiques, soit en les peignant, soit en les sculptant, soit encore en produisant des organi­sations mouvantes de lumière et de formes qui évoquent, à l'aide de moteurs, d'éclairage, d'aimants, les fulgurances de notre vie citadine, la ronde hallucinante des carrosseries-astéroïdes derrière les panaches de clarté que propulsent les phares-comètes, course stellaire dans le tinta­marre des voitures.

Spectacle, c'est-à-dire ensemble de choses qui s'offrent au regard, mais simultanément action, car nous sommes à la fois œil, volant, vitesse, roues et freins, à la fois la circulation et le véhicule que nous conduisons, à la fois la coulée ininterrompue et la brèche vers laquelle nous fonçons.

Mais voici que l'art pauvre remet en question jusqu'à la notion d'œuvre, jusqu'à la notion d'art.

Comment accorder crédit à ces objets de rebut - morceaux de bois, cordes, toile déchirée, tas de cendres - ?

Transgression, contestation, dérision ?

Les trois certainement, comme les trois se retrouvent dans l'art dit conceptuel.

Une photographie en noir ou en couleur, qu'on expose encadrée ou sans cadre, a-t-elle encore un sens ?

David Lamelas la considère et la présente hors de toute fonction, dans son existence «pure» : le lieu, l'heure, sans autre connotation.

Le message photographique désavoue ses codes fonctionnels ; nous voilà affrontés à son carac­tère «natif», «sauvage».

Avec l'art conceptuel s'amorce une phénoménologie des mass media dont nous avons encore à peine conscience, attachés que nous sommes à leurs seuls contenus.

Pour sa part, le happening renonce à l'œuvre pour y substituer l'action collective.

Sans forcer les analogies, on peut se demander si nombre de nos comportements de masse ne sont pas à leur manière des happenings l'embarquement des passagers dans les aéroports, avec son rituel d'employés en uniforme, de guichets souriants, de tableaux d'affichage aussi vastes qu'un maître-autel, avec la foule des in-fidèles qui arrivent, qui partent, qui transitent, mais qui ja­mais ne s'arrêtent les départs en week-end sur les autoroutes, les rentrées, avec leurs embou­teillages, avec leur dispositif «Primevère», avec leurs émissions de radio et de télévision, avec leurs hélicoptères...

Ainsi des mille visages de l'événement dans la vie moderne.

La notion de condition humaine, l'idée de permanence, fondement de l'humanisme, cèdent à la notion de masse, aux situations et aux mouvements collectifs, dont les artistes nous aident à pren­dre conscience.

9. Cf. Frank Popper, Naissance de l'Art cinétique. Paris. Gauthier-Villars. 1967

La Mutation des signes – 62 – René Berger

L'ART EXPÉRIMENTAL ET LA SITUATION DE MASSE pp. 101-102 Jusqu'à une époque récente, la création artistique était fortement liée à la tradition, aux modèles et aux comportements qu'on se transmettait d'une génération à l'autre. Certes, la tradition n'a ja­mais été immuable elle a toujours évolué.

Mais le terme même d'évolution n'est pas neutre : il donne à entendre, d'une part, que les change­ments s'opèrent graduellement, sans solution de continuité de l'autre, qu'ils s'opèrent dans une di­rection relativement stable. Jusqu'au milieu du siècle, on pouvait poser et l'on posait (nombreux sont ceux qui le posent encore) que l'art poursuit son chemin...

Or c'est de mutation qu'il s'agit. Non plus simplement d'un changement de contenu. Les modes du discours se transforment : ainsi quand l'art abstrait se détache, après des siècles de figuration, du support des apparences.

Les bases se disloquent : l'apprentissage, le métier, le souci des matériaux et des techniques, le respect du maître.

L'appellation d'artiste-peintre prête à sourire les écoles des Beaux-Arts font figure d'institutions périmées les prix officiels se dévaluent (on les ignore, on les supprime).

Les artistes, pour continuer d'employer ce terme à défaut d'un autre qui n'existe pas encore, sont en train de remettre en question leurs rapports avec la société. Ils ne veulent plus simplement contenter une clientèle, fût- elle exigeante, et même s'ils continuent de vendre, ils entendent sortir d'un système exclusivement esthético-économique ou économico-esthétique.

C'est aussi que le public ne se réduit plus à une élite d'amateurs éclairés, ni même d'aspirants à la seule culture d'élite. Public varié, divers, public pluriel, si l'on peut dire. Ceux qui le(s) composent attendent que les artistes les éclairent, qu'ils les fassent participer, non seulement aux œuvres, mais à des formes de communication liées à la vie sociale, à l'activité des techniciens, à la ré­flexion des savants, à l'ensemble de l'actualité.

Art expérimental, sous ce terme général peuvent se ranger les démarches de l' «art en train de se faire» qu'on peut ramener schématiquement à deux :

la première consiste dans le refus des valeurs, des mythes, des habitudes mentales, des images, des forces et des supports du système culturel établi (ce qu'illustrent bien le terme de contestation et plus encore les événements souvent divers et confus qui ont été et qui continuent d'être vécus sous ce vocable) ;

la seconde se caractérise par la volonté d'introduire de nouvelles activités, de nouvelles formes, de nouveaux rapports.

Projets, déclarations, professions de foi, cris, sarcasmes, provocations, dans toutes les œuvres (si le mot peut être maintenu), dans toutes les tentatives, dans toutes les propositions résonnent le cri de Rimbaud : «changer la vie », accompagné de : «La poésie ne rythmera plus l'action ; elle sera en avant» et l'affirmation de Marx : «Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diver­ses manières il importe maintenant de le transformer.»

L'art traditionnel et l'art expérimental sont-ils condamnés à la rupture�?

Même si les artistes s'en prennent aux idéologies et aux structures, il semble bien que leurs «expériences», quelque outrées qu'elles soient, quelque révolutionnaires qu'elles se veulent, sont et restent des essais de communication.

La Mutation des signes – 63 – René Berger

REMISES EN CAUSE pp. 102-104 Peinture, sculpture, architecture échappent aux définitions. La recherche d'une «essence» appa­raît de moins en moins utile.

La hiérarchie des genres est abandonnée depuis longtemps. Les notions de sujet, de figuration, les notions de métier, de technique et même les notions de génie, de talent, de facture personnelle sont en passe de subir le même sort ; elles cessent en tout cas d'apparaître comme des éléments constitutifs.

Le processus de la connaissance subit un changement analogue.

De nouveaux modes d'investigation, de nouveaux modes d'approche voient le jour, sociologie de l'art, psychanalyse, structuralisme...

L'esthétique abandonne son caractère normatif pour faire place à l'enquête et à l'expérience scientifique.

La valeur elle-même est remise en cause. Désertant l'absolu, elle se veut problématique. L'on s'interroge désormais sur l'existence de l'œuvre, sur l'existence de l'art...

Et sur le «on» lui-même pour découvrir, par exemple, que nos admirations les plus fermes sont peut-être moins affaire de beauté que d'apprentissage.

D'où encore l'irritante question : «Sur quel critère jugez-vous�?» et la non moins irritante réponse : «Il n'y a pas de critère...» Pseudo-dialogue : question et réponse refusent de se brancher l'une sur l'autre.

C'est qu'il n'est plus possible d'aligner simplement des critères pour juger du beau et du laid, de l'art et du non-art.

Les jugements ne s'exercent plus sur des œuvres faites ou qui restent dans la tradition des œuvres faites, c'est-à-dire qui correspondent à un système esthétique et critique établi ; ils s'exercent de plus en plus sur l'art «en train de se faire» (force est d'utiliser les guillemets).

Ainsi se profile à tous les niveaux, dans toutes les dimensions, un troisième terme, qui est la di­mension du possible.

Pas plus que le film n'est une suite d'instantanés, l'action n'est une suite de gestes�; le mouvement a sa qualité propre.

Le jugement ne peut donc plus se borner à faire comparaître des termes antithétiques devant son tribunal.

Sauf à se mettre en suspens, il lui faut adopter une attitude nouvelle. L'ouverture est la caractéris­tique du jugement qui devient à son tour expérimental.

Elle prend toutes les formes possibles, depuis l'accueil fait aux œuvres en appel jusqu'à l'intégration de nos comportements les plus banals, comme ouvrir son journal, ouvrir la radio ou la télévision...

Ouvrir, c'est-à-dire multiplier les voies de communication.

Au lieu de s'en tenir aux critères et aux jugements établis, l'attitude ouverte institue une démarche exploratoire�; au lieu de s'en tenir aux faits, aux données, aux domaines établis, elle porte atten­tion à tout ce qui est en instance d'émergence, autour des faits, avant les données, aux lisières des domaines reconnus.

Conduite hésitante, tâtonnante, pas tellement différente de celle de nos lointains aïeux qui, en quittant le refuge de la forêt pour s'aventurer à découvert dans la plaine, épiaient chaque taillis (avant même de pouvoir le désigner), observaient le soleil et les ombres (sans établir de lien entre eux)...

Après une longue période de connaissance cumulative, nous voici de nouveau, par le change­ment accéléré de la technologie et des mass media, en instance d'exploration.

La Mutation des signes – 64 – René Berger

Que vaudrait un explorateur qui prétendrait savoir au départ ce qu'il va découvrir? Que vaudrait un pilote d'essai qui prétendrait conduire son bolide avec les réflexes d'un conducteur du diman­che ?

La connaissance dynamisée qui est la nôtre exige un jugement capable de répondre à la fois aux injonctions du présent et à celles que l'avenir commence déjà à actualiser. A sa manière, l'artiste est ce pilote d'essai qui ouvre la voie de l'avenir. «L'histoire de la culture humaine ne connaît pas d'exemple d'une adaptation consciente des divers éléments de la vie privée et sociale à de nou­veaux prolongements, sinon les tentatives limitées et tangentielles des artistes.

L'artiste capte le message du défi culturel et technologique plusieurs décennies avant que son choc transformateur ne se fasse sentir. Il construit alors des maquettes ou des sortes d'arches de Noé pour affronter le changement qui s'annonce.»10.

Ce dont Francastel apportait naguère la preuve : «... les premiers palais florentins furent construits seulement vers la fin du siècle, après que les trois-quarts des peintures avaient été exécutées. (...) L'architecture de la Renaissance a été peinte avant d'être construite.»11

D'où il concluait avec sa pénétration coutumière : «La technique seule est impuissante à expli­quer l'apparition d'un nouveau style, parce qu'un nouveau style plastique implique une nouvelle attitude de l'homme à l'égard du monde.*12

Aussi est-il à peine étonnant d'entendre l'économiste Galbraith recommander à l'homme d'affaires américain de collaborer avec l'artiste.

La perception visuelle est aussi nécessaire au fabricant moderne de biens de consommation que le cerveau de l'ingénieur.13

La Mutation des signes – 65 – René Berger

On pourrait s'alarmer de telles déclarations, y voir une manœuvre du capitalisme pour «récupérer» les artistes. Même si le danger existe, on aurait tort de négliger la signification com­mune de ces déclarations : que l'artiste est un éclaireur de l'activité sociale**.

Ce que confirment les savants qui voient la découverte scientifique à l'image de l'œuvre d'art.14

Contrairement à un préjugé qui a fait long feu, «création artistique» et «création scientifique» mettent toutes deux en œuvre l'«inventivité» ou la «créativité», par quoi il faut entendre notre pou­voir de renouvellement, qu'il s'agisse d'objets, de formes, d'idées, de théories.

Leurs démarches respectives se fondent sur une analogie profonde. La connaissance tout entière se modifie à la faveur d'une technologie accélérée.

* C'est moi qui souligne

** Ce qu'a fort bien compris, parmi d'autres, une maison comme Philip Morris International «Il importe que l'industrie mette ses moyens au service de la collaboration en vue de mieux faire comprendre au public les éléments de base de l'art modernes, écrit George Weissmann, Prési­dent P.M.I. dans la préface de l'exposition The new image, 11 Pop Artists qui a circulé dans plu­sieurs pays d'Europe.

«C'est notre devoir, croyons-nous, non seulement de présenter à la société qui est la nôtre des œuvres traditionnelles et consacrées, mais encore de montrer des possibilités nouvelles et expéri­mentales, aussi bien dans notre industrie que dans l'art».

De son côté, la Fondation Peter Stuyvesant fait circuler en permanence ses nouveaux achats. Il existe de nombreux autres exemples

10. Marshall McLuhan, Pour comprendre les média. Tours, Marne, et Paris, Seuil, 1968, coll. In­tuitions, p. 85

11. Pierre Francastel, Peinture et Société. Naissance et destruction d'un espace plastique. De la Renaissance au Cubisme. Lyon, Audin éd., l951, p. 70

12. Cf. Nina Kaiden, Les nouveaux collectionneurs. Traduction à paraître.

13. Marshall McLuhan, op. cit., p. 85

14. Cf. Abraham A. Moles, La Création scientifique. Genève, éd. René Kister, 1957. Contient de nombreuses citations

La Mutation des signes – 66 – René Berger

VERS UN NOUVEL ÉQUILIBRE pp. 104-108 Tant que la situation était relativement stable, tant que les modifications se produisaient dans des domaines relativement clos et à intervalles suffisamment longs, les formes, les expressions, les idées nouvelles pouvaient être assimilées au fur et à mesure.

Même s'ils étaient parfois brusqués, les systèmes de régulation réussissaient presque toujours à prévenir les à-coups, à amortir les chocs, à maintenir l'équilibre.

Devant le «travail en miettes», les sociologues s'alarment : l'ouvrier moderne se définit de moins en moins par sa connaissance du matériau, par son habileté, par son tour de main, par tout ce qui faisait jadis l'excellence de l'artisan, constate Georges Friedmann;15 il se définit de plus en plus par sa capacité de répondre aux indications d'une lampe, d'un voyant, d'une aiguille, d'un tableau de bord sans contact avec les choses, privé d'une main devenue presque inutile, l'ouvrier s'abstrait de son corps pour devenir un contrôleur*.

De même notre pensée, longtemps fidèle aux schèmes hérités d'Aristote et de la logique classi­que, eux-mêmes tributaires de la structure de la langue grecque, tend à se régler aujourd'hui sur la technique des mass media.

«Comment connaissons-nous�? interroge Marcuse. Parce que nous regardons la télévision, nous écoutons la radio, nous lisons les journaux et les magazines, parce que nous parlons avec des gens. Dans ces conditions, la phrase parlée est une expression de l'individu qui la parle et de ceux qui le font parler ainsi et de toute tension, de toute contradiction qui peut se glisser dans leurs rapports...

Ainsi ce qu'ils expriment ce n'est pas seulement eux-mêmes, leur propre connaissance, leurs sentiments, leurs aspirations, mais quelque chose d'autre...

Quand nous décrivons les uns aux autres nos amours et nos haines.., nous devons utiliser les ter­mes des annonces publicitaires, des films, des politiciens, des best-sellers. Nous devons utiliser les mêmes termes pour décrire nos automobiles, etc.»16

Notre système métaphorique est en pleine crise : «partir à bride abattue» tombe en désuétude comme la plupart des images empruntées à l'équitation. Aujourd'hui on «démarre», aussi souvent que possible «sur les chapeaux de roues».

Une campagne «se déclenche»�; les ouvriers «débraient»�; le président «donne le feu vert». Les figures, les modes de penser et de communiquer se formulent symboliquement dans les rapports établis par les nouvelles techniques.

L'élaboration du savoir et la transmission de la culture se font par des circuits qui assurent leur cohésion. Mais voici que, pour la première fois, les systèmes de régulation se trouvent «dépassés», «choqués».

D'où les «déphasages», les «pannes», les «blocages», les «accidents». L'équilibre est sans cesse menacé, rompu, par des changements qui mettent en défaut les processus d'assimilation tradi­tionnels, techniques du corps, techniques artisanales, croyances, mœurs, jusqu'au langage qui, en dépit de sa souplesse, ne réussit plus à suivre la «métaphorisation» permanente et accélérée à la­quelle se livre et nous livre la technologie. C'est sans doute pourquoi les mass media - nous le verrons dans un chapitre ultérieur - cherchent à remédier à la lenteur des moyens traditionnels -un peu à la façon dont l'avion prend le relais de l'automobile...

Mais, d'un autre côté, les mass media contribuent à leur tour à accélérer encore le changement. Aussi bien n'est-ce pas seulement de media qu'il s'agit. C'est notre attitude qui doit changer. «Pour libérer l'imagination humaine du passé, il faut, je crois, compter sur le développement d'un nou­veau genre de communication avec ceux qui sont le plus profondément concernés par l'avenir -les jeunes gens nés dans ce monde nouveau.

Ce nouveau type de communication dépend de la participation directe de ceux qui jusqu'à présent n'ont pas eu accès au pouvoir et dont les hommes au pouvoir ne peuvent se représenter entière­ment la véritable nature.

La Mutation des signes – 67 – René Berger

Autrefois, dans les cultures cofiguratives,** les aînés étaient graduellement coupés de ce monde, ce qui les empêchait de restreindre l'avenir de leurs enfants.

Aujourd'hui, à mon sens, le développement de cultures préfiguratives dépendra de l'existence d'un dialogue continu dans lequel les jeunes, libres d'agir de leur propre initiative, pourront con­duire leurs aînés sur la voie de l'inconnu.

Alors l'ancienne génération aura accès à une nouvelle connaissance expérimentale sans laquelle aucun plan digne d'intérêt ne peut être élaboré.

Ce n'est qu'avec la participation directe des jeunes, qui précède cette connaissance, que nous pourrons bâtir un avenir viable.»

C'est à cette transformation régulatrice que nous invite, non pas l'«art fait» (ou la culture faite), mais l'art en train de se faire, la culture qui se fait, c'est-à-dire l'ensemble des démarches qui vi­sent, non plus simplement l'adaptation, mais la préparation, aussi lucide que possible, de l'avenir dont nous décidons de faire notre présent.

* C'en est fait de la main dont se glorifiait Michelet dans Le Peuple il y a encore un siècle : «Ce livre, je l'ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur... Pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs. Car, moi aussi, n'est-ce pas mon ami, j'ai travaillé de mes mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d'un sens. Avant de faire des livres, j'en ai composé matériellement�; j'ai assemblé des lettres avant d'assembler des idées...»

**«Les trois types de culture que je me propose de distinguer - postfigurative, dans laquelle les enfants sont instruits avant tout par leurs parents�; cofigurative, dans laquelle les enfants comme les adultes apprennent de leurs pairs�; et prefigurative, dans laquelle les adultes tirent aussi des le­çons de leurs enfants - ces trois cultures reflètent notre époque.» Margaret Mead, Le Fossé des générations. Paris, Denoêl-Gonthier, 1971. coll. Médiations, p. 144

15. Georges Friedmann, Le Travail en miettes. Spécialisation et Loisirs. Paris, Gallimard, 1964, coll. Idées nrf, N° 51

16. Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel, Paris, Ed. de Minuit, 1968, coll. Arguments, N°34, p. 217

Herbert Marcuse (1898-1979)

La Mutation des signes – 68 – René Berger

CHAPITRE IV DE LA CULTURE FIXE A LA CULTURE MOBILE

pp. 109-110 Peut-être n'a-t-on pas encore assez vu l'importance du facteur culturel nouveau qu'est devenu pour nous le «voyage de masse».

Ce n'est pas qu'on manque de nous signaler l'importance de celui-ci : départs en vacances tou­jours plus nombreux, multiplication des lignes aériennes, augmentation des capacités de transport (après le Jumbo, le Concorde, l'Airbus, etc.) autant de sujets d'actualité. Prenons garde à l'expression

D'une part, l'on mobilise notre attention à chaque fois que se produit un fait nouveau, une nouvelle performance. Les articles s'étendent généreusement sur les aspects pittoresques : «des dizaines de milliers de nez levés vers le ciel, des dizaines de milliers d'heures de travail perdu, des mil­liers de voitures bloquées sur les Champs-Elysées et les avenues adjacentes, tel a été l'effet de l'événement de la matinée à Paris : le survol de la capitale par Concorde 001 qui, venant de Tou­louse, ralliait le Bourget où il sera le clou du 28e Salon de l'aéronautique et de l'espace»; d'autre part, sitôt les faits délaissés par l'actualité, nous avons tendance, sinon à les oublier, tout au moins à les «restituer» aux techniciens, ingénieurs, sociétés financières, autorités, etc.

Notre attitude à de la culture fixe à la culture mobile l'égard du développement de la technologie présente le paradoxe suivant : à la faveur et sous le signe de l'actualité, l'événement fait irruption dans le champ de l'information en provoquant une attention forte et générale que confisque aussi­tôt après une nouvelle «actualité»�; au-dessous de ces «focalisations intermittentes» se constituent des situations qui, même quand nous croyons les «renvoyer» aux professionnels, se mettent peu à peu à changer l'ensemble de nos conditions.

C'est ce que je voudrais essayer de préciser dans ce chapitre à propos du «voyage», phénomène familier (nous prenons tous la voiture, le train, l'avion...), phénomène insolite (avec l'annonce pé­riodique de nouvelles performances : Boeing 747, avions supersoniques...), dont nous commen­çons seulement à sentir, très confusément encore, qu'il affecte toute notre culture.

Ruth Benedict définit l'anthropologie comme «l'étude des êtres vivants en tant que créatures de la société. Elle fixe son attention sur ces caractéristiques physiques et ces techniques industrielles, ces conventions et valeurs, qui distinguent une communauté de toutes les autres appartenant à une tradition différente.»1

A partir de cet énoncé, trois observations méritent d'être faites, même si elles ont l'air d'aller de soi�:

1° Une culture s'inscrit dans un cadre géographique tout comme elle se développe dans un cadre temporel. La civilisation égyptienne, la culture des Pueblos - du point de vue où nous nous pla­çons ici, il n'est pas nécessaire de distinguer les deux termes - se manifestent selon un hic et nunc qui conditionne toutes les activités humaines.

Il ne s'agit pas d'un découpage rigoureux; de nombreux échanges sont possibles et s'accomplissent, à la fois dans l'espace et dans le temps; néanmoins, l'intégrité de la culture sub­siste tant que les membres d'une société ou d'un groupe continuent d'avouer les comportements qu'ils pratiquent et de les transmettre comme leurs.

2° Même si les comportements d'une culture sont fort divers, ils révèlent, à travers leur variété, à travers leurs disparités, une certaine unité qui se traduit par la façon dont les membres du groupe répondent aux situations dans lesquelles ils sont mis, dans lesquelles ils se mettent, ou qu'ils créent.

Croyances, idées, connaissances, sentiments, activités, oeuvres, institutions présentent dans les conduites une certaine régularité qu'illustrent à la fois la coutume, l'habitude, la tradition. Par quoi il faut entendre, au sens large, non seulement la force conservatrice, mais celle qu'utilisent les membres du groupe pour aborder l'avenir.

La Mutation des signes – 69 – René Berger

3° Chaque culture se distingue des autres en ce que le choix, les options, les valeurs, les croyan­ces, les connaissances, les façons de rendre compte de la réalité sont différents.

Or, même si les cultures constituent des «unités distinctes», il est remarquable, comme nous l'apprend l'ethnologie, qu'elles constituent, chacune dans sa diversité même, un système complet.

Chaque culture consiste donc dans un ensemble de comportements transmissibles dont le carac­tère systématique exprime la cohérence qui lui est propre.

Écartant tout point de vue philosophique, on peut dire que cette cohérence se manifeste statisti­quement par le fait que quand un Anglais et un Français se rencontrent, il est fortement probable qu'en se saluant, ils disent, l'un «How do you do?», l'autre, «Bonjour, Monsieur» - en se serrant la main, encore que l'Anglais soit plus réservé sur ce point.

1. Ruth Benedict, Patterns of culture. London, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1968, p. l

La Mutation des signes – 70 – René Berger

COMMUNICATION ET CODES pp. 110-111 Les patterns culturels, qui sont les configurations auxquelles la société se conforme, n'existent que dans et par la communication. Les signes se constituent en codes par lesquels s'établit la communication et s'ajustent les comportements. Le code permet aux usagers de s'assurer qu'ils ont affaire à un message commun, à une configuration qui, dans le contexte culturel, propose, ap­pelle ou n'appelle pas telle ou telle réaction.

Cela dit, on imagine combien divers et nombreux peuvent être les codes, les uns fort élaborés (codes mathématique ou diplomatique), d'autres très frustes (manière de faire la queue à l'arrêt de l'autobus ou devant l'entrée du cinéma) ; les uns à peine conscients, les autres requérant un long apprentissage ; certains appris et repris depuis l'enfance («tiens-toi droit, mange comme il faut, ne mets pas les coudes sur la table...») ; d'autres récents, liés à un usage particulier comme le code de la route par exemple.

Certains instituent une communication à l'usage du groupe tout entier, ainsi la langue ; d'autres jouent subtilement sur l'intonation, les mimiques, les gestes, les silences pour établir des liens oc­cultes ou secrets ainsi se reconnaissent, à l'intérieur du groupe, les clans, les classes, les castes, tous les micro- milieux, de l'élite au gang, et dont témoignent aussi bien l'afféterie des mondains que l'argot des truands ; sans excepter le charabia des amoureux qui est une façon de coder la communication à l'usage exclusif du couple�!

Les codes ont ceci de commun qu'ils sont des artifices culturels, des outillages qui, à la faveur de symboles, permettent de se reconnaître entre co-usagers ils comprennent à la fois des signes de nature fort diverse et des règles non moins diverses qui en assurent le fonctionnement ils sont des instruments destinés à élaborer des comportements pour maintenir la cohérence sociale. Le code le plus familier est sans conteste la langue.

En fixant au moyen de représentations articulées à la fois sur le son et sur le symbole la possibili­té d'échanger des significations, elle permet aux membres du groupe d'échanger les informations dont ils ont besoin pour ajuster leurs conduites.

Comme la langue, la culture est à la fois un système réglé d'interactions et un équilibre mobile entre les pressions antagonistes de la conservation et de l'innovation. La comparaison permet de surcroît de dégager un phénomène qui leur est commun à toutes deux et qu'il est difficile de tou­jours bien apercevoir : tant à l'intérieur de la langue que de la culture, l'interaction des éléments présente un certain jeu.

La force contraignante du code ne peut aller jusqu'à la contrainte absolue - auquel cas il perdrait sa valeur de code - ni davantage aller jusqu'à la liberté absolue - auquel cas il n'y aurait plus de règle.

Le code implique donc lui-même un certain jeu. L'émetteur et le récepteur sont réglés l'un sur l'autre, non pas déterminés l'un par l'autre.

Telle est la condition de la communication, linguistique et/ou culturelle : tout y est tenu et mainte­nu par les règles dont l'usage consacre la pratique aussi bien que l'efficacité.

Culture et langue constituent donc des structures à la fois rigoureuses et vulnérables : tant que les écarts sont contenus à l'intérieur de certaines limites, la cohérence subsiste et la structure s'adapte au-delà, c'est la menace de rupture, ou la rupture.

C'est pourquoi une culture se développe à l'intérieur de situations qui, quelque diverses qu'elles puissent être, ont néanmoins suffisamment de similitude pour que les membres du groupe les tiennent pour leurs et y appliquent leurs patterns par opposition aux situations et aux patterns d'autres groupes. Une certaine stabilité des usagers est donc requise comme est requise une cer­taine stabilité des conditions tenues pour communes.

Tout cela a l'air d'aller de soi, mais ce sont les évidences que notre époque met en question. Sin­gulièrement par ce phénomène nouveau qu'est le Voyage.

La Mutation des signes – 71 – René Berger

EXPLORATIONS. VOYAGES DE MASSE pp. 111-117 Si l'on en croit les anthropologues, c'est d'abord en nomades que se présentent nos ancêtres. «Nomades», remarquons-le pourtant au passage, n'a de sens que par opposition à «sédentaires», ce qui montre bien que nos façons de juger dites «spontanées» ou «naturelles» privilégient en fait l'attitude liée au domicile fixe, à l'habitation, à la maison.

C'est à partir du groupe établi que se sont constituées notre organisation sociale, nos institutions c'est de la sédentarisation que procèdent nos concepts, en grande partie notre pensée. Du moins pendant des millénaires...

Sans prolonger ces considérations, on peut dire que les voyages ont été pendant longtemps relati­vement peu nombreux (mises à part les expéditions guerrières) et qu'ils ont été surtout le fait de gens intrépides, explorateurs plutôt que voyageurs, aventuriers, marchands, missionnaires tout à la fois, tels Messires Nicolo et Maffeo Polo, citoyens de Venise, respectivement père et oncle de Marco Polo.

Or, comme le remarque Jean-Paul Roux, les récits laissés par les voyageurs sont relativement pauvres, l'ordre narratif y est médiocre, l'enquête toujours brève ; en revanche, le réel et le mer­veilleux s'y mélangent sans cesse : «tous regardent et dédaignent les mêmes choses...

L'univers est resté, pour eux, ce qu'il était : irrémédiablement divisé en deux. En deçà de la fron­tière, eux et leurs proches, leurs semblables au-delà, tous les autres...»

Le voyageur emporte avec lui sa structure de chrétien médiéval. C'est à elle qu'il ramène toutes choses : «En 670, note encore Jean-Paul Roux, l'évêque franc Arculf voyait à Jérusalem un pilier qui ne projetait pas d'ombre : il eût pu en déduire qu'il était midi. Point du tout. Il y trouva la con­firmation de ce qu'il savait : une preuve que la ville sainte était au centre de la terre.»2

L'Histoire naturelle de Pline, livre célèbre s'il en fut, montre qu'il en est ainsi depuis longtemps, sinon toujours.

Qu'il s'agisse d'astronomie, des dimensions de notre monde, de géographie, note Lenoble, 3 la culture romaine avait réussi à établir un système de connaissances si bien fermé sur lui- même que les hommes l'ont pris pour tel pendant des siècles sans même s'aviser que l'observation pou­vait démentir nombre des «faits» allégués, sans même s'aviser que l'observation pouvait avoir un sens...

Ainsi la valeur qualitative des astres, la croyance en la finalité totale de la nature, la malléabilité de la perception, qui permet au naturel et au prodigieux de se confondre, comme au scientifique et à l'absurde de se mêler, l'action et la réflexion opérant par contact, par similitude des formes, par explications affectives, etc., le choc émotif remplaçant la cause - tout un contenu empirique et mythique, tout un système de relations programmé firent autorité pendant près d'un millénaire et demi.

Ce que vérifie l'affirmation de Foucault «Dans une culture, et à un moment donné, il n'y a jamais qu'une épistémè qui définit les conditions de possibilité de tout savoir.»4

Jusqu'à une époque récente, le voyageur, même celui qui s'«installait» à l'étranger, tel le colon, transportait avec lui son équipement culturel dont il ne doutait pas qu'il fût conforme à l'ordre même des choses. C'est à cette situation que le voyage de masse jette un défi dont on mesure d'autant moins l'importance que c'est à peine si on l'aperçoit...

Rien de plus étrange pourtant que certains prospectus de compagnies aériennes «Voyages, prin­cipaux buts...».

Et suit, non pas la carte du monde, comme on pourrait s'y attendre, mais, dans l'ordre alphabéti­que, la liste des principales destinations : Amsterdam, Athènes, Berlin, Bruxelles, Le Caire, Co­penhague, Francfort, Genève, Hambourg, Istanbul, Jérusalem, Kyoto, Leningrad, Lisbonne, Lon­dres, Madrid, Montréal, Moscou, New York, Paris, Prague, Rio de Janeiro, Rome, Stockholm, Varsovie, Vienne, Washington.»

La Mutation des signes – 72 – René Berger

Système de classement plus facile à manipuler. Les noms les plus évocateurs, ceux que notre mémoire lie aux grandes découvertes ou à nos premières lectures d'enfant, sont retranchés de leur aura.

S'y substitue une liste de lieux équiprobables, justiciables, comme les abonnés du téléphone, d'un regard sans rêve. Les indications de prix sont si discrètes qu'il faut faire un effort pour les distin­guer.

Toute idée de peine, de difficulté, toute idée d'obstacle disparaît «Choix varié de voyages en avion à forfait...», propose le prospectus à la manière d'un menu à la carte.

A chacun de décider, selon son goût, sa délectation, son humeur «Choix qui vous facilitera l'établissement de votre programme pour vos prochaines vacances sans que le budget soit dépas­sé. » Le facteur économique lui-même s'enveloppe de sollicitude : «...et que vous modifiez au gré de vos propres désirs, de la date...».

Le voyage ne «coûte pas» l'argent devient plutôt une épice qui permet d'assaisonner ses vacan­ces «...ce moyen de déplacement extrêmement rapide vous permet, non pas d'aller plus vite, mais de prolonger la durée...»

Au prix d'une astuce, qui en est à peine une, la vitesse réussit le tour de force, non seulement d'annuler les distances, mais de les convertir en loisirs supplémentaires. La mutation défie le bon sens.

Ainsi le forfait «tout compris» d'une semaine, voire de quinze jours, avec hôtel, pension complète et sport, revient moins cher que le seul billet d'avion aller et retour.

L'anomalie, qui fait la fortune des clubs et des charters, met en défaut notre idée traditionnelle du voyage selon laquelle le coût est fonction du temps, de la distance, des services.

Voici qui n'est pas moins surprenant les oeuvres d'art les plus précieuses, celles que musées et collectionneurs gardaient jalousement, se mettent, elles aussi, à voyager.

Depuis que les progrès techniques, le système des assurances et surtout l'avion ont rendu possi­bles les transports à des conditions supportables, on voit tableaux et sculptures franchir allègre­ment frontières et océans.

Mieux escortée qu'un chef d'État, la Joconde quitte le Louvre et se rend aux États-Unis où les Américains défilent en foule pour rendre hommage à celle qui est devenue l'une de leurs «vedettes».

Le jeune prince rescapé du schisme d'Amarna et dont les prêtres avaient dissimulé le sarcophage dans une tombe qui avait déjoué les pillards pendant des millénaires, le voici qui, dans toute sa gloire de Toutânkhamon, reçoit au Petit Palais à Paris plus d'un million de visiteurs...

Que penser enfin de ces fresques toscanes, conçues et réalisées pour faire corps avec le mur, et qui s'envolent de capitale en capitale�? «Amsterdam est sous la neige, mais on y trouve la pein­ture monumentale du midi méditerranéen... dans les salles habituellement réservées aux tableaux des écoles étrangères, est déployée avec goût et clarté une étonnante manifestation d'art ancien : les peintures murales ou, comme on dit génériquement, les fresques de Toscane.

Leur venue à New York a causé l'automne dernier une sorte de stupeur admirative à tous les «aficionados» et même à beaucoup d'autres.

C'est ici la même réaction. Il s'agit d'une sorte de tour de force, car enfin les murs décorés ne se sont encore jamais déplacés en masse d'un continent à l'autre.»5

A la structure sédentaire, qui était depuis le Néolithique au principe de toutes les cultures, quelles que soient par ailleurs leurs différences, et qui s'accommodait aussi bien de migrations que de déplacements, à condition que sol maintenu et respecté le lieu culturel, le lieu commun, fait pro­gressivement place une structure mobile dans laquelle le mouvement des émetteurs-récepteurs n'est plus tenu pour un événement rare ni provisoire, impliquant le retour au point de départ, mais de plus en plus pour un phénomène familier.

La Mutation des signes – 73 – René Berger

Même si subsistent domiciles et lieux d'ancrage, nous entreprenons tous à partir d'eux des dépla­cements périodiques, parfois quotidiens, dont les rayons d'action augmentent de l'autobus à la voi­ture, de la voiture au train, du train à l'avion et qui constituent des orbes excentriques toujours plus vastes.

2. Jean-Paul Roux, Les Explorateurs au Moyen Âge. Paris. Ed. du Seuil, 1961, coll. «Le temps qui court», N° 25, p. 144, 146, 147. Onze siècles plus tard, c'est encore au nom du christianisme que l'on est invité à découvrir I'Egypte :

«Les découvertes modernes relatives à l'Égypte ne peuvent être vues avec indifférence par les chrétiens car, indépendamment de l'intérêt naturel excité par tout ce qui concerne une nation dont la vie politique a été liée pendant près de deux mille ans à celle du peuple élu de Dieu, il est per­mis de supposer que cette contrée servira puissamment la cause de l'Évangile. Un esprit d'examen, un désir ardent d'obtenir la preuve de toutes choses, dominent, en effet, notre époque.

Or, le nouveau champ ouvert en Égypte à nos investigations est d'une importance extrême, puisqu'on y a déjà trouvé un témoignage éclatant rendu à la vérité de plusieurs récits des Saintes Écritures l'exactitude des autres sera, sans doute, confirmée de la même manière, et la philoso­phie du siècle deviendra ainsi l'instrument employé par Dieu pour combattre l'incrédulité.»

Sans nom d'auteur, Les Antiquités égyptiennes. Traduit librement de l'anglais. Toulouse 1867. p. 27.

3. Robert Lenoble, Histoire de l'idée de Nature. Paris, Albin Michel, 1969. coll. L'Évolution de l'humanité, p. 166. 167, 189, 193.

4. Michel Foucault, Les mots et les choses. Paris, Gallimard, 1966, p.179

5. André Chastel, Le Monde, 13 février 1969

Marco Polo (1254-1324)

La Mutation des signes – 74 – René Berger

DU PIÉTON A L'AUTOMOBILISTE pp. 117-118 Comment le phénomène automobile affronte-t-il la structure de la ville Comment la ville répond­elle au défi de l'automobile ? Nos cités européennes ont été construites, c'est banal de l'observer, en fonction d'une vie sociale qui tient compte essentiellement d'habitants liés à un domicile fixe et d'une circulation faite de piétons, tout au plus de cavaliers ou de voitures tirées par des chevaux. Places, rues et ruelles sont à la disposition des usagers dont le véhicule est le plus souvent leur propre corps.

Hors les cas exceptionnels de fêtes ou de pèlerinages, les déambulations se font sans difficulté. Regards et gestes règlent spontanément la circulation en cas d'embarras, il suffit d'user de la voix.

A côté du dispositif des rues, qui sert surtout à la communication sociale, la maison articule, au moyen des couloirs et des chambres, la communication familiale ou, quand elle s'agrandit à la di­mension d'un bâtiment officiel, la communication de la cité. C'est autour de l'église, du palais, de l'hôtel de ville, des demeures que s'ordonnent les échanges. Est-ce par hasard que nous «classons» aujourd'hui les villes comme on «classe» les monuments historiques�?

C'est que l'automobile a jeté un défi aux édiles. Dans l'impossibilité de modifier maiSons et rues qui relèvent des structures d'antan (sauf à faire des travaux toujours longs et coûteux), ils ont éta­bli des sens uniques, limité la vitesse, multiplié les feux, réglementé le stationnement, ouvert des parkings (toujours insuffisants), fléché la chaussée bref, ils ont contraint l'automobile.

Le tracé d'une autoroute s'impose avec plus de force qu'un décret impérial ou divin l'automobile a raison des oppositions elle vient à bout des obstacles elle brise les résistances. La campagne la plus retirée, la nature la plus sauvage s'inclinent devant la pelle mécanique et les bulldozers.

Aux grands constructeurs de jadis succèdent ceux qu'on pourrait appeler les «grands circula­teurs».*

L'habitat cesse de se replier sur la ville devenu mobile, il déplie ses réseaux pour répondre aux exigences de la vitesse.**

L'automobile change notre environnement. Nos structures intérieures, notre langage sont à leur tour affectés. L'habitant-piéton, citadin ou campagnard, communique en respectant les us et cou­tumes, le vocabulaire, les phrases, les expressions de sa langue.

Mais dès le moment où il quitte son lieu de résidence pour se mettre au volant, la communication se transforme. Tout comme les structures de la ville ont dû s'adapter à l'automobile, les structures linguistiques se modifient.

La signalisation routière homogénéise les messages limités aux seuls besoins fonctionnels inter­diction de stationner, voie unique, priorité à droite, passage de piétons, etc., qui se réduisent aux situations répétitives. C'en est fait de la diversité des vocabulaires, des syntaxes, de la particulari­té des accents les signes de la langue se muent en signaux, formes susceptibles d'une lecture, et d'une seule.

La circulation automobile est à l'origine de schèmes visuels identiques (ou presque) pour tous.***

Le principe de sédentarisation sur lequel ont été fondés pendant si longtemps nos modes de pen­ser et de sentir est supplanté par le principe de circulation. On comprend que l'ensemble de la connaissance soit ébranlé. Ébranlé sans retour.

Qu'adviendrait-il à l'automobiliste qui, roulant à 100 km à l'heure, prétendrait remplacer les si­gnaux par des inscriptions dans sa langue sous prétexte que c'est elle qu'il a apprise�?...

* Voir Yona Friedman, L'Architecture mobile vers une cité conçue par ses habitants, Paris, Casterman/Poche, 1970. Coll. Mutations-Orientations N° 5, dans lequel l'urbanisme mobile est défini par l'auteur comme une «technique permettant aux groupes d'habitants de changer leur voi­sinage, le plan masse de leur quartier, ses dimensions, etc., ceci chaque fois qu'ils le décident et sans effort économique notable.» p. 9

La Mutation des signes – 75 – René Berger

** Il faudrait étudier le phénomène «accident» (rien qu'en France, 227'900 accidents ont fait 332'863 victimes en 1969�: 14'640 tués et 318'223 blessés) ; il faudrait encore étudier la pollution

*** Il serait intéressant d'étudier comment certains signaux conservent, en dépit de leur formali­sation, certains traits qui varient de pays à pays�; ainsi le panneau indiquant le passage pour piétons�; ainsi les plaques minéralogiques qui présentent des différences «nationales» dans la fa­çon dont les chiffres et les lettres sont dessinés (trait plus ou moins large), dans le rapport des in­tervalles ou dans le rapport figure/fond : chiffres clairs sur fond noir ou inversement

La Mutation des signes – 76 – René Berger

VERS UNE «AMBIANCE ETHNOLOGIQUE» pp. 118-120 Les relations que nous ont laissées les voyageurs de l'Antiquité et du Moyen Âge, avons-nous vu, s'enferment généralement dans un ethnocentrisme qui empêche de voir l'autre comme tel. Aussi n'est-il pas étonnant que ce qui déconcerte se transforme spontanément en merveilles. Monstres et mythes traversent les siècles jusqu'à nos jours. Il reste qu'à côté de la lecture «populaire» dont l'enchantement est la fin, note Jean Poirier, 6 se dégage souvent une curiosité qui met l'accent sur l'observation. A travers les récits fantaisistes se découvrent des traits précis.

L'auteur n'hésite pas à parler d'une «pré-ethnologie» qui conduit aux sciences humaines. Alexan­dre de Humboldt (1769-1859) est l'un des premiers à s'aviser clairement «de la nécessité du dé­conditionnement mental qu'exige toute approche d'une civilisation différente».7

C'est à Jean-Jacques Rousseau que Lévi-Strauss attribue, quant à lui, le mérite d'avoir écrit le «premier traité d'ethnologie générale» et d'avoir distingué «avec une clarté et une concision ad­mirables, l'objet propre de l'ethnologue, de celui du moraliste et de l'historien : «Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés.»8

Mais chez la plupart des ethnologues célèbres, tels Frazer, Mauss, Lévy-Bruhl et même Durkheim, la réflexion s'exerce encore sur des matériaux réunis par d'autres. Rares sont ceux qui quittent leur pays ou même se déplacent ils se contentent de «voyager» par procuration à bord de leur bibliothèque dans le silence de leur cabinet.

Il a pratiquement fallu attendre le milieu de notre siècle pour que s'élabore un appareil méthodo­logique qui fasse de la recherche sur le terrain la condition sine qua non. On aurait néanmoins tort de croire qu'il s'agit seulement d'une évolution théorique.

Si le voyage est l'instrument de travail de l'ethnologue, encore fallait-il attendre que les conditions permettent de forger cet instrument, c'est-à-dire que le voyage devienne possible à des frais sup­portables. De nos jours, l'ethnologue qui resterait dans son cabinet ferait figure d'attardé.

Après le bateau, l'avion lui permet de multiplier missions et points de comparaison. Changement fondamental qui a transformé l'ethnologie et dont les effets nous concernent tous.

Pendant très longtemps - tant que les expéditions étaient difficiles et coûteuses - les voyageurs qui laissaient des récits, chroniques et témoignages, les composaient à l'intention de leurs compatrio­tes et dans leur langue (Hérodote s'adresse en grec aux Grecs ; Christophe Colomb en espagnol au roi d'Espagne ; Bougainville en français aux Français) ou appartenant à la même ethnie, en tout cas au même groupe culturel. De surcroît, les relations de voyages sont faites, par la force des choses, ou plutôt des techniques, à l'intention de lecteurs sédentaires et qui le restent. Aucune chance, sinon pour un ou deux, de se rendre jamais sur les lieux. La relation devait donc s'inscrire dans des formes reçues et selon des modalités établies.

Il en résultait cet ethnocentrisme qu'on retrouve dans la plupart des récits et qui tient autant à la condition des voyageurs que, faut-il souligner, aux nécessités de la communication. «Genre litté­raire», le récit de voyage l'a longtemps été, non seulement parce qu'il appartenait effectivement à une forme de la littérature, mais parce que l'information qu'il véhiculait était conditionnée par la technique même de la transmission et de la réception, donc aussi d'un certain milieu.

Depuis la fin de la dernière guerre, l'essor prodigieux du voyage de masse métamorphose la si­tuation. En quelques décennies, la communication cesse de se limiter à des récepteurs stationnai­res sur lesquels doivent se régler les émetteurs qui se déplacent. Pour la première fois elle fait circuler émetteurs et récepteurs dans un mouvement sans cesse plus vaste, plus actif, plus rapide.

On comprend que l'ethnologie, dotée du véritable instrument de travail qui lui manquait, se soit constituée avec une telle vigueur aujourd'hui on comprend également l'intérêt qu'elle suscite jus­que dans le grand public. En dépit des confusions qui se produisent entre l'exigence scientifique et la curiosité pour l'exotisme, «quelque chose se passe».

La Mutation des signes – 77 – René Berger

Non seulement les ouvrages se multiplient, mais la radio et surtout la télévision suscitent partout cette «ethnologie sauvage» (on me pardonnera d'être doublement sacrilège) qu'est le tourisme.

Quelle que soit par ailleurs la distance entre l'ethnologue soucieux d'affiner ses réflexions par une méthode toujours plus scientifique et, d'autre part, le déplacement des masses vers tous les points de la planète, il reste que le mouvement va dans le même sens.

L'autre est de plus en plus tenu pour un semblable, non plus sur le plan de la charité chrétienne, mais sur celui de la réalité anthropologique. Le voyage de masse est devenu un facteur de civili­sation nouvelle : il ne s'agit évidemment pas de confondre ethnologues et vacanciers�; il n'est pourtant pas déraisonnable d'affirmer que nous commençons à respirer dans une «ambiance eth­nologique».

Chaque époque se caractérise par des attitudes qui sont «dans l'air» et que constituent l'esprit du temps.

Chez de nombreux éditeurs paraissent des collections de «livres de voyages» destinés - c'est la nouveauté - non plus à des lecteurs sédentaires, mais conçus et réalisés en vue du voyageur vir­tuel que tout lecteur (tout destinataire, tout usager) est devenu de nos jours.

Les guides s'adressent au touriste qui est désormais n'importe qui disposant d'un minimum de loi­sirs et d'argent. C'est à son intention que sont groupés les renseignements qui ont trait à la fois au déplacement, au logement, aux lieux qu'on traverse, aux monuments qu'on visite, etc.

Chaque éditeur a sa formule, mais tous répondent aux questions, aux besoins et aux désirs du voyageur en puissance que nous sommes.

Leur économie et, pourrait-on dire, leur stratégie, obéissent à cet impératif.

C'est la preuve que la culture ne peut plus se réduire au domaine traditionnel elle doit tenir comp­te des phénomènes de masse, même s'il est troublant que «trois étoiles» désignent aussi bien un restaurant de qualité qu'un monument «qu'il ne faut pas manquer de visiter»...

6. Ethnologie générale, sous la direction de Jean Poirier. Paris, Gallimard nrf, 1968, coll. Ency­clopédie de la Pléiade

7. idem, P' 29

8. Claude Lévi-Strauss. Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences ces de l'homme. Boudry, Ed. de la Baconière, 1962, in Catherine Backès-Clément, Lévi-Strauss, Paris, Ed. Seghers, 1970, coll. Philosophes de tous les temps, p. 70

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

La Mutation des signes – 78 – René Berger

PERCEPTIONS DE CHOC A PARTIR D'UN SCÉNARIO BANAL pp. 120-125 Retenons quelques séquences tirées du «film touristique» que constitue aujourd'hui pour tant de voyageurs la visite des pyramides�:

…A peine l'autocar s'éloigne-t-il du Caire que chacun se met à l'affût c'est à qui les apercevra le premier :

- Là-bas...

- Oui, je les vois...

- Mais non, au-dessus des palmiers, à gauche...

Et trente paires d'yeux de se diriger hypnotiquement vers la masse qui tressaute avec les cahots du véhicule

- Elles sont immenses...

- On dirait des crassiers...

- Des collines abruptes...

Les acclamations fusent, accompagnées de gestes et de mimiques.

- Jamais je n'aurais cru

...Les touristes débarquent au pied du plateau où les assaillent chameliers, loueurs d'ânes, de che­vaux et de charrettes. Le vent souffle c'est à peine si l'on s'entend. Les Arabes hurlent plus fort que le vent à deux, à trois, ils s'emparent des touristes pour les hisser de force sur une monture. En désordre, la «caravane du pittoresque» s'ébranle... pour parcourir quelque cinq cents mètres à peine. Il faut encore s'arracher aux photographes. Voici enfin la pyramide de Chéops.

A travers les rafales de sable tournoient des vols épais d'oiseaux qui, le temps d'une accalmie, s'abattent au sol : journaux, papiers d'emballage, archives dérisoires de tous les touristes�!

Puis c'est, à l'intérieur de la pyramide, la lente ascension, les voyageurs grimpant la rampe l'un derrière l'autre, tête baissée, poitrine oppressée (pris de claustrophobie, certains s'effarouchent), l'œil glissant sur les parois lisses. .…Vient enfin la chambre mortuaire on peut se tenir de nouveau debout. Avec la respiration qui reprend, c'est la stupeur unanime «Prodigieux..., extraordinaire..., formidable..., inouï...», entend-on tandis que les regards se croisent comme pour se rassurer. Combien banales ces notations tirées d'un scénario mille fois répété, mais c'est dans leur banalité même - on ne s'en est pas encore assez avisé - que se produit la nouvelle prise de conscience. Grâce au voyage nous voici pour la première fois mis en contact de quelque chose dont on n'avait jusque-là entendu parler que par ouï-dire, par l'école ou par le livre. A la manière de l'ethnologue qui lâche sa bibliothèque pour le terrain (même si l'image est un peu forcée), le touriste «comprend», avec tout son corps, avec tous ses sens braqués.

Les pyramides se découvrent à lui à un moment déterminé il les voit tel jour, à telle heure de la journée, par ce grand vent qui lui a fait prendre des papiers gras pour des oiseaux du désert ; dans le moment unique et irremplaçable de sa perception (il était mal chaussé le sable lui entrait dans les yeux il s'était emporté contre le photographe...). Expérience immédiate, souvent fruste, et dont la pression émotionnelle s'est déchargée par des mots aussi insignifiants que «inouï, prodigieux, formidable», dont on finirait par rougir mais on ne leur demande ni de signifier, ni de désigner ils sont l'accompagnement sonore d'une expérience débordante.

On n'a guère l'habitude de considérer ces états précaires et troubles dont la connaissance se dé­tourne. Il est pourtant utile de les interroger sommairement. L'expérience directe est toujours complexe, désordonnée. S'y lient pêle-mêle sensations, impressions, sentiments, éléments affec­tifs, à quoi s'ajoutent le souvenir des lectures qu'on a faites, les hypothèses dont on a entendu par­ler, les renseignements qui nous ont été donnés : états de conscience, idées qui tantôt s'accrochent à la mémoire, tantôt s'en décrochent pour composer cet amalgame de pensées, de sensations, d'impressions qui embarrasse, opprime, mais simultanément enchante et ravit.

La Mutation des signes – 79 – René Berger

Car c'est dans l'amalgame de l'expérience que s'élabore le sentiment de la découverte. «Quelque chose», mélange de notions, de souvenirs, d'images, voit le jour et prend forme à la faveur du contact. Il ne s'agit pas d'extraire un «objet de connaissance»�; il s'agit d'abord et avant tout de vi­vre une connaissance en acte. Là est le point décisif. Le voyage ne se borne pas à transmettre des messages il nous fait prendre part à leur émergence même.

Dans le Dictionnaire de la civilisation égyptienne, 9 l'article intitulé «Pyramides», dû à ES. Ed­wards, Conservateur au British Museum, rappelle, entre autres, que l'origine du nom grec reste obscure, pyramis désignant une sorte de gâteau de blé. «L'origine du tombeau pyramidal re­monte, selon toute probabilité, au tas de sable rectangulaire qui recouvrait la sépulture - une sim­ple fosse - chez les habitants de l'Égypte prédynastique.»

Après en avoir décrit les principes et la destination funéraire, l'auteur en retrace l'évolution pour s'attacher plus en détail à la grande pyramide de Chéops : «Ce monument célèbre couvrait plus de quatre hectares et s'élevait à environ 147 m, dont les neuf derniers manquent aujourd'hui. Ses quatre faces inclinées à 51° 52', sont orientées presque exactement vers les quatre points cardi­naux.

Sa masse intérieure en pierre locale était entièrement recouverte de calcaire de la plus belle qua­lité, provenant des carrières de Tourah malheureusement il reste aujourd'hui très peu de chose de ce revêtement.

L'unique entrée se trouve sur la face nord, à environ 16,50 m au-dessus du niveau du sol. L'examen de la structure semble prouver que le plan intérieur fut modifié à deux reprises en cours de construction.

L'intention première était de creuser une chambre funéraire souterraine à grande profondeur ce projet était presque réalisé quand il fut abandonné au profit d'une deuxième chambre aménagée dans le corps de la pyramide...»

Poursuivant son étude, le savant précise «L'ensemble architectural qui entourait la Grande Pyra­mide doit avoir été presque aussi saisissant que le monument.

Juste à l'est, et face au milieu de la pyramide, se trouvait un temple funéraire relié par une longue chaussée...

Cinq bateaux de bois occupaient des fosses creusées à même le roc au pied de la pyramide...»

Article qui nous donne des renseignements éminemment utiles, mais dont on constate, quand on est soi-même au pied des pyramides, qu'ils mettent d'abord l'accent sur ce qui était, et qui n'est plus.

En dépit de son utilité, le texte nous apparaît quelque peu en porte à faux par rapport à notre ex­périence (et réciproquement), tout comme tes schémas et les photographies qui l'illustrent sem­blent plus appartenir à la réalité typographique de l'ouvrage, au gris des caractères et des clichés, à la mise en page, qu'à la réalité des pyramides que nous avons sous les yeux.

A la réflexion, on se rend compte que le Dictionnaire ne se confond nullement avec la connais­sance l'information qu'il fournit s'élabore à partir d'un code dont le voyage nous met, pour la pre­mière fois peut-être, en mesure de pressentir le caractère relatif.

La connaissance en direct des pyramides est d'un autre ordre que la connaissance indirecte par le livre ou la reproduction.

Il ne s'agit pas de conclure qu'au code livresque se substitue l'expérience immédiate et ineffable... La perception elle-même est codée.

Mais ce qu'on ne peut mettre en doute, c'est le fait que le voyage, à la manière du doute méthodi­que de Descartes, nous fait réviser certitudes et autorités établies.

9. Georges Posener, Dictionnaire de la civilisation égyptienne. Paris. Fernand Hazan, 1959

La Mutation des signes – 80 – René Berger

DES PYRAMIDES AU PARTHÉNON pp. 125-126 Si je lis que le Parthénon est «un temple dorique, périptère, amphiprostyle...» je sais que chacun de ces concepts correspond à une définition précise : dorique désigne le premier des trois ordres de l'architecture grecque et, partant, situe le Parthénon dans l'espace et dans le temps : en Grèce, au Ve siècle avant J.-C. de même qu'il le caractérise par opposition aux deux autres ordres que sont le ionique et le corinthien�; périptère désigne le temple dont le portique extérieur continu en­toure un sekos avec pronaos et opisthodome in antis�; amphiprostyle est un terme qui s'applique aux temples dont les deux façades présentent un portique avec un rang de colonnes dégagées...

Le souci majeur de l'historien est d'aménager la connaissance au moyen de concepts.

C'est grâce à eux que les ensembles dont il s'occupe se constituent en objets déterminés qu'il peut classer en catégories et situer à l'intérieur de ces ensembles d'ensembles que sont l'espace et le temps.

Son but et ses méthodes sont parfaitement légitimes, à condition de se rendre compte qu'une telle démarche obéit, précisément, à des conditions...

Et donc que sa connaissance est une certaine forme de connaissance.

En recourant en priorité au concept, il élimine ce qu'il y a de particulier dans l'expérience pour en tirer un élément aussi distinct, général et stable que possible. Il établit de la sorte une communi­cation qui s'adresse à des usagers dont l'attente est elle-même accordée à de telles conditions.

La connaissance historique se fonde sur un réglage très strict des émetteurs et des récepteurs.

Rien, dans cette communication, qui traduise ce que nous éprouvons lorsque nous sommes en présence du Parthénon rien qui rappelle la célèbre prière de Renan sur l'Acropole :

«O noblesse�! ô beauté simple et vraie déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j'arrive tard au seuil de tes mystères...» ; rien du mystère sensible qui a si profondément touché Albert Thibaudet�: «Voici, sous la lumière oblique, que la verdure fraîche se veloute.

Dans le soleil de naguère éteinte, écrasée, maintenant elle se libère et s'épanouit, et les champs d'orge, comme si l'approche de la rosée les dilatait, comme si sur la fluidité de l'heure seuls ils re­montaient, deviennent épais et riches et pareils à des mousses pressées...

Le Parthénon devient sous l'ombre qui le touche une Intelligence dans l'acte de s'ouvrir, de se pu­rifier et qui se préparerait calmement à peser par le calcul, à contenir comme ses idées, à incor­porer dans sa paix la poudre filante d'étoiles, du ciel bientôt déversée.»

L'expression lyrique n'est pas une connaissance moindre elle est d'un autre ordre. Sans aller plus avant dans l'analyse, on peut conclure que la connaissance est un système qui implique une struc­ture, un fonctionnement, des règles qui n'épuisent jamais toutes les formes de la communication.

Tout système comporte des présupposés qui s'aperçoivent d'autant moins que la situation reste stable, mais qui se dégagent au fur et à mesure qu'elle change.

Parthénon

La Mutation des signes – 81 – René Berger

LE SCHÉMA EXPLICATIF pp. 126-130 Saisissons le phénomène sur le vif. Les Guides Bleus passent parmi les meilleurs ouvrages du genre. Ils fournissent des renseignements abondants et précis. Celui consacré à l'Égypte répond en tous points à ces conditions.

Considérons plus attentivement les Aperçus qu'on trouve en tête de l'ouvrage aperçu géographi­que et économique, aperçu historique, aperçu religieux, aperçu artistique, etc. A propos de l'Égypte ancienne nous lisons entre autres ceci : «Les arts asiatiques, dès la plus haute antiquité, ont cherché à rendre ce qu'ils voyaient. L'art grec, leur héritier, est allé bien plus avant dans cette voie et les peintures de vases donnent des essais de raccourci et de perspective rudimentaires.

Les Romains n'eurent qu'à continuer et c'est en Italie au XVIe siècle que furent énoncées, par Paolo Uccello, les règles de la perspective qui régissent encore le dessin. Les Égyptiens, dès qu'ils ont voulu faire des représentations figurées, ont abordé le problème d'une toute autre façon.»

Ils ont toujours dédaigné la représentation perspective directe, qui est la plus facile et se présente à l'esprit la première, pour aborder une représentation descriptive et géométrique des objets tels qu'ils sont et non tels qu'on les voit.

La recherche était ardue ; on a souvent parlé de dessin enfantin à propos du dessin égyptien ; il serait plus vrai de dire que tous les deux cherchent à être logiques et que le dessin égyptien y réussit presque toujours.»

En reprenant ces quelques lignes, on s'aperçoit - les mots que j'ai soulignés le mettent en évi­dence - que la conception de l'auteur est sous-tendue par un schème qui revient en gros à ceci : des arts asiatiques à notre époque se manifeste une évolution continue dont l'expression occiden­tale est le modèle, la perspective, le sommet ; cette évolution nous conduit «naturellement» de l'Asie aux Grecs, des Grecs aux Romains, des Romains à l'art italien dont la Renaissance est te­nue pour le point culminant, etc.

Quant aux Égyptiens, qui «dédaignent» la perspective (comme s'ils s'étaient mêlés d'apprécier un mode de représentation qui n'existait quasiment pas Q, ils expriment les «objets tels qu'ils sont et non tels qu'on les voit» (comme si l'on pouvait jamais savoir ce qu'ils sont�!).

L'auteur est visiblement mal à l'aise : d'une part prévaut pour lui l'excellence de l'art qui rend les choses telles qu'on les voit�; de l'autre, il s'efforce de montrer que l'idée dont s'inspirent les Égyp­tiens pourrait avoir aussi sa valeur...

On objectera sans doute qu'il s'agit, non pas d'un ouvrage historique ou d'érudition, mais d'un sim­ple guide touristique. Le phénomène n'en est que plus frappant : le Guide s'interdit toute interpré­tation personnelle et vise à reproduire l'opinion qui a cours dans les ouvrages classiques.

A peine si l'on se rend compte du paradoxe : conçu et réalisé en vue du voyageur qui se rend en Égypte et qui s'y déplace d'étape en étape, le guide s'en tient dans son introduction aux schèmes explicatifs de l'histoire de l'art traditionnelle !

Tout se passe comme si la partie «savante» qui correspond aux différents aperçus liminaires res­tait tributaire d'un système explicatif que le voyage lui-même remet à chaque pas en question. Nous voilà «téléguidés» à notre insu.

C'est un lieu commun de lire, aussi bien sous la plume d'éminents spécialistes, que les piliers et les parois des tombes égyptiennes étaient «décorés de reliefs et de fresques ».

Or, pour qui s'est rendu en Égypte et qui est descendu dans les tombes égyptiennes, il est évident que le terme, non seulement est impropre, mais qu'il a quelque chose de fallacieux et d'insidieux tout à la fois. Pour nous, lecteurs occidentaux du XXe siècle, «décorer» s'associe à une concep­tion qui distingue d'une part l'essentiel, le durable constituant le lieu, l'édifice, l'objet - maison ou meuble - d'autre part l'accessoire, le transitoire qu'on lui ajoute et qui vise à enjoliver, à embellir.

La Mutation des signes – 82 – René Berger

Conception qui relève typiquement de la société bourgeoise, de ses mœurs, de ses productions.

Conception sans rapport aucun avec la situation de l'Égypte ancienne dont la peinture est intime­ment et organiquement liée aux croyances religieuses et de surcroît vouée à l'obscurité. Étran­gère à toute idée d'embellissement, elle assure la survie du défunt. C'est ce dont on prend con­science en visitant les nécropoles thébaines.

Qui pense encore à une «décoration» devant l'admirable scène dans laquelle on voit dans sa bar­que de papyrus Nakht debout en train d'abattre des oiseaux à l'aide d'un boomerang ? Le senti­ment qui nous saisit ne se confond nullement avec une émotion facile ni avec le goût du pittores­que.

Il fournit quelque chose de la signification profonde qui, même si elle est difficile à démêler, ne se réduit ni à l'explication historique, ni à l'explication fonctionnelle, ni à aucune sorte d'explication scientifique. Et l'on comprend qu'une certaine connaissance traditionnelle entre­tienne la confusion.*

La mise au point de Henri Van Lier à propos des objets dogons met en lumière la difficulté dont je parle et à laquelle notre appareil conceptuel achoppe si souvent 10 «...c'est pourquoi, dès que l'exigence technique se fait moins impérative, des zones importantes de l'objet ne concernent plus son usage apparent, et s'ouvrent à la décoration non pas une décoration adventice, simple orne­ment ou nimbe d'une fonction principale, mais une vraie fonction seconde, ou tierce, contempo­raine de la première, aussi digne ou plus digne.

La frise des eaux fécondatrices, le crocodile porteur des ancêtres magisters de l'agriculture, les faiseurs de pluie bras levés n'égaient ni n'ennoblissent la porte dogon; ils la situent activement parmi les résonances cosmiques dont son recel de blé tire sa vertu.

Il s'agit donc moins de fonctions diverses que d'une même fonction profonde, à plusieurs niveaux, comme la matière et le geste constructeur qui l'ont éveillée. Un rythme identique circule du monde à l'artisan et de l'artisan à l'usager.»

Loin d'être l'extension de la connaissance établie, le voyage provoque des perturbations, des dé­réglages, des révisions dont la fécondité, même si elle n'apparaît pas toujours, ne saurait être mise en doute.**

Le phénomène est d'autant plus important à observer que si tout système se compose de schè­mes, eux-mêmes composés de jugements, il est remarquable que schèmes, jugements et sys­tème sont généralement sous-tendus, presque toujours à notre insu et à l'insu de leurs auteurs, par une idéologie et/ou une axiologie, plus largement encore par ce qu'on pourrait appeler une «attitude de valeur» (comme on dit «jugement de valeur»)�; par quoi j'entends que se manifestent, hors du système et de la rigueur de son fonctionnement, des choix, des options, des préférences qui, subtilement mêlés, semblent ne pas faire problème alors qu'ils orientent impérieusement la démarche.

«...Le Nouvel Empire est l'époque où le relief peint atteignit la beauté suprême et devint, sans doute, la fleur la plus exquise du génie artistique égyptien, qui était, au début de cette période, en possession d'une technique parfaite»***

De cette précellence, l'auteur donne entre autres, les raisons suivantes «D'abord une conception et une traduction plus parfaites et plus poussées de la beauté plastique humaine. A l'allongement du canon déjà signalé, qui donne plus d'élégance aux silhouettes, viendra se joindre la recherche de la plus belle forme anatomique : des muscles plus harmonieux et en même temps plus nourris et plus pleins, dont le libre jeu ressort davantage malgré la finesse du modelé; l'allure générale des gestes et des attitudes en devient par conséquent plus souple et plus dégagée. Quant à la fi­gure, jamais la beauté, jamais l'expression n'en furent à la fois aussi délicates, aussi ravissantes.

Mais c'est surtout l'admiration de la beauté féminine que marque cette période, avec la grâce souveraine de ces silhouettes nerveuses, racées, à la ligne à la fois sinueuse et pure. La noblesse et la grandeur des époques précédentes n'ont pas disparu, loin de là.

La Mutation des signes – 83 – René Berger

A ces deux qualités se sont jointes la séduction et le charme qui manquaient jusqu'ici, ou qui n'avaient apparu qu'exceptionnellement.

«Il ne faut pas oublier l'intervention d'un nouvel élément : le luxe et la richesse des costumes, qui, pour autant, se gardent bien de tomber dans le défaut de la surcharge asiatique et de l'excès de somptuosité qui auraient nui à la perfection de l'ensemble.»

Substantifs, adverbes, adjectifs, tours de phrase, tout, jusqu'à l'intonation qui perce à travers ces lignes, atteste la conviction de l'auteur que le Nouvel Empire apporte quelque chose dont les pé­riodes précédentes étaient privées et qui constitue précisément «la fleur la plus exquise du génie artistique égyptien».

Même si le terme de «progrès» ne figure pas expressément, le phénomène qu'il désigne n'est pas moins sensible : l'approche de la perfection se mesure à la fidélité progressive de l'art, à l'image de la vie réelle assaisonnée de délicatesse et de mesure, de séduction et de charme. Le système explicatif se fonde sur la valorisation de la «réalité embellie».

Qu'elle dérive de l'idéalisme grec, qui a fait si longtemps autorité, qu'elle soit partagée par de nombreux historiens et par de non moins nombreux égyptologues, qu'elle ait bénéficié et bénéfi­cie encore d'une large diffusion due à l'enseignement, aux ouvrages classiques et aux manuels de toutes sortes n'empêche pas que, au sens le plus rigoureux du terme, cette valorisation fait pro­blème.

La connaissance que véhicule le livre est une connaissance raffinée par la technologie du livre. L'historien traite une matière brute en vue d'obtenir ce «corps pur» qu'est le «fait historique». Le raffinement auquel il se livre procède par «épurations» successives.

On ne saurait néanmoins se dissimuler que l'opération, même si elle prétend atteindre l'objectivité, n'est jamais seulement technique elle vise certains objectifs et s'inspire de certaines attitudes qui se révèlent dans la mise en circulation des «faits historiques ».

En nous mettant en contact direct avec le produit brut, le voyage nous permet de juger des instal­lations qui sont sur place et de leur manière de fonctionner.

10. Henri Van Lier, «Objet et esthétique», in Communications, n°13, Paris, Seuil, 1959, p. 91

* Jusqu'aux reproductions qui, en cadrant des oeuvres, des fragments, en les ordonnant à l'économie du livre, en l'«illustrant», contribuent à l'augmenter

** Voir dans le n° 10, 1967, de la Revue Communications consacré aux vacances et au tourisme, l'étude de Jules Gritti dans laquelle sont dénoncés avec humour les stéréotypes du tourisme en particulier ceux que le Guide Bleu dispense au moyen des superlatifs : merveille, chef-d'oeuvre, célèbre, admirable, exceptionnel, superbe, riche, précieux, typique, etc.

*** Christiane Desmches-Noblecourt, Le Style égyptien, Paris, Librairie Larousse, 1946, coli' Arts, styles et techniques (p. 141). Il n'est pas besoin de préciser que je ne m'en prends nullement à l'auteur de ces lignes. La façon de juger dont ce texte fait état se retrouve communément chez la plupart des historiens de l'art. C'est l'attitude que je mets en question

La Mutation des signes – 84 – René Berger

BROUILLAGES, DÉRÉGLAGES, NOUVEAUX RÉGLAGES pp. 130-132 «Toute la mémoire du monde», s'intitule un court-métrage d'Alain Resnais consacré à la Biblio­thèque nationale. Pour souscrire à ce titre, il but accepter que l'écriture et l'image sont les seuls moyens de conservation.

Mais aujourd'hui que l'avion enveloppe le globe d'un filet dans lequel circulent en permanence passagers, messages et objets, la connaissance ne peut plus se confondre avec les «raffineries du savoir» qu'ont été - et sont encore - les bibliothèques, les répertoires, les fichiers, les universités, les écoles elle s'élabore aussi dans ces «échangeurs» de masses que sont devenus les aéroports, les gares, les autoroutes.

A la différence de la voie ferrée, fixée au sol, l'aéroport est à la fois un lieu et une absence de lieu. Lieu et passage, lieu de passage, il est à la fois ici et ailleurs, maintenant et après, le temps changeant lui-même avec les fuseaux horaires. A la différence des bâtiments qui enferment une institution - école, gare, ou garage - il est traversé par les vols de la planète tout entière. Partout se déploient les mêmes parois transparentes, partout s'allongent les mêmes pistes balisées, partout se font entendre les mêmes appels, le même fond musical...

Du sol au ciel, chaque aéroport est décollage permanent. N'est-ce pas d'un phénomène général qu'il s'agit, combien complexe Décollant à chaque instant de nos certitudes séculaires, nous nous étonnons de trouver dans nos hublots l'étrange «collage» des maisons survolées qui virent sur l'aile métallique. Ainsi quand nous passons d'un mode de communication à un autre.

Quelques heures suffisent pour franchir l'Atlantique mais aller en quelques heures de Paris à New York, c'est quitter ses codes familiers pour un système où tout fonctionne différemment. La langue, le passage de la douane, les services d'autobus, les taxis, la monnaie, les hôtels, le téléphone... Nos cadres de référence sont bousculés, nos réactions en alerte.

A chaque geste, à chaque démarche, à chaque parole, c'est le déréglage auquel succède un nou­veau réglage, le plus souvent improvisé et accéléré. Tout ce qui, à l'embarquement, était encore «naturel», devient - dans un premier temps - conventionnel, curieux, insolite. La transition opère par un «état de brouillage» dans lequel s'affrontent nos surprises et nos hésitations, nos tentatives d'adaptation et nos doutes que traversent des «constatations-chocs», des «réflexions-chocs», la sensation physique, par exemple, que la logique n'existe pas, que seuls comptent les comporte­ments efficaces, qui varient fortement selon les lieux.

Dans un second temps, l'adaptation est chose faite : pressés par le temps et par l'argent, force nous est de manier les nouveaux codes. Adaptation de circonstance, qui reste superficielle. Si l'on est habitué à prendre du café au lait et des croissants à son petit déjeuner (avec ou sans beurre et confiture), l'on continuera de s'étonner que ce qui va tellement de soi puisse s'appeler «continental breakfast»

Et qu'ailleurs, la structure si homogène de notre petit déjeuner se transforme en une suite d'opérations discrètes, telles que nous les présentent aux Etats-Unis et au Canada les self-servi-ces avec leur suite de comptoirs et de robinets : le repas cesse de s'ordonner à celui qui mange ce sont les usagers qui défilent devant les «machines à nourrir».

Brouillage gros de phénomènes subliminaux. Sous toutes les latitudes, des chutes du Niagara à la Terre de Feu, règnent les quatre syllabes magiques de Coca-Cola. «Messages dormants», pour employer l'épithète que Lucien Fèbvre applique au temps, qui s'éveillent à l'occasion de rencon­tres imprévues (et pourtant prévisibles), et d'où naissent, par contamination, des «sens-éclairs». Coca-Cola, Shell, Esso blasonnent ponts, cathédrales, frontières, déserts compris. Messages aléatoires qui, même s'ils échappent à notre conscience, finissent par constituer un milieu extrê­mement actif dans lequel se multiplient les «illuminations».

Ou, plus modestement, les rencontres. A-t-on suffisamment remarqué que tous les journaux, même les plus sérieux, utilisent au moins deux sortes de communication, l'une réservée à la ma­tière rédactionnelle, qui comprend en gros les nouvelles et les articles (d'actualité ou de fond), l'autre réservée à la publicité ?

La Mutation des signes – 85 – René Berger

Or, tandis que la rédaction s'efforce d'assurer à la première une crédibilité et une fiabilité confor­mes à la dignité de la presse, le journal dégage pratiquement sa responsabilité de la seconde.

Il est vrai que les lecteurs distinguent d'emblée entre les deux modes de communication, encore qu'il puisse paraître curieux, à la réflexion, que l'éditorial, le fait divers et l'annonce se trouvent conjoints dans le même organe, imprimés de la même manière, véhiculés par le même support.

A l'instar des voyages de masse, l'édition de masse brouille les codes en opérant - c'est le point important - de nouveaux réglages, de nouvelles catalyses qui, soudain, transforment nos manières de voir, de penser et d'agir. Au vrai, c'est moins les notions qui changent que nous- mêmes. Mais il est rare que nous nous en avisions, brouillage et débrouillage allant généralement de pair.

VOIR AVEC D'AUTRES YEUX pp. 132-134 «Le mot primitif est entré dans l'usage courant lorsque la théorie anthropologique était dominée par le point de vue évolutionniste, qui consistait à assimiler les peuples vivant en dehors du cou­rant culturel euro-américain aux premiers habitants de la terre.

Ces premiers habitants, ou hommes primordiaux - les premiers êtres humains - peuvent à juste ti­tre être considérés comme « primitifs» au sens étymologique du mot. C'est tout autre chose de désigner les peuples actuels par le même terme. En d'autres termes, il n'y a aucune raison de re­garder aucun des groupes encore vivants comme nos ancêtres contemporains.»11

Si l'on objecte que ce changement est affaire d'ethnologues, qu'on prête l'oreille à Ralph Ellison, l'auteur noir de l'Homme invisible : «Je suis un homme qu'on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Poe ; rien à voir non plus avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d'os, de fibres et de liquides - on pourrait dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez-moi bien, simplement parce que les gens refusent de me voir.»12

Et quand on demande à Ellison : qu'est-ce qu'un Noir, il répond : «Sur le plan social, c'est difficile à dire. Sur le plan culturel, c'est un homme dont la psychologie a été façonnée par la place des Noirs dans la société.» La couleur n'est pas affaire de race, mais de culture. La place assignée au Noir, son existence même, sa physionomie sont déterminées par la culture blanche, par un en­semble de croyances, de sentiments, d'idées, surtout par des codes qui règlent ce qu'il y a à voir, comment il faut voir et agir.

Que le voyage qui modifie les conditions de la communication soit devenu un facteur culturel, c'est l'évidence, à condition de se rendre compte qu'il ne fournit pas seulement les moyens d'étendre la culture établie, mais qu'avec lui change la couleur des êtres et des choses. Les con­tacts, autrefois rares, difficiles, coûteux, presque toujours orientés, souvent tendancieux, se multi­plient dans une liberté qui n'exclut pas la confusion. Les codes perdent de leur exclusivisme, les cultures de leur intransigeance.

Longtemps tenu pour une perturbation, le «brouillage» devient, sans jouer sur les mots, un «brouillon» ou un «bouillon» de culture. De nouvelles structures s'amorcent, de nouvelles régula­tions se font jour. Les situations réservées aux membres d'un groupe deviennent par la technique communes à l'ensemble des usagers. Du moins certaines. Les stéréotypes nationaux et provin­ciaux disparaissent, même si d'aucuns résistent ou s'exacerbent.

Les voyages nous font sentir la relativité des codes et des cultures et nous ouvrent à une situation de «transculture». N'est-il pas significatif quand on roule à l'étranger avec un chauffeur dont on ne connaît pas la langue qu'aucun propos ne puisse être échangé, pas une parole, et que pourtant la route, les signaux, la vitesse se lisent par l'un et par l'autre de façon identique�?

Rien de plus banal à première vue que ces touristes uniformément équipés d'appareils photogra­phiques qu'ils portent sur le ventre, en bandoulière, parfois doublés d'une caméra.

La Mutation des signes – 86 – René Berger

Rien de plus innocent que ce passe-temps, ce «hobby», cette manie, sur lesquels veillent avec autant de sollicitude que d'intérêt les Kodak, les Yashica, les Zeiss Ikon, génies tutélaires du tou­risme de masse.

La photographie nous sert - notre cour et la publicité s'accordent sur ce point - à fixer l'image des «êtres chers», le souvenir des «lieux qui nous ont touchés a, l'image des «objets qui nous intéres­sent».

Au premier chef interviennent les fonctions sentimentales et documentaires. Mais il en est d'autres. Tout phénomène nouveau provoque sur le voyageur une espèce de tension, un stress qui déclenche des processus régulateurs. Ainsi la langue qui, par la dénomination, circonscrit le phé­nomène et, en lui donnant un nom, l'intègre à la communication.

La rapidité des déplacements et la multitude des lieux parcourus (ou survolés), sont aujourd'hui telles que la plasticité de la langue est mise en défaut. Aussi bien l'appareil photographique devient-il pour le tourisme l'instrument qui lui permet de comprendre (de prendre avec), d'exprimer (de dire ses sentiments), de communiquer (de mettre en commun).

Ce n'est pas que les mots disparaissent tout à fait ils changent de fonction en devenant l'occasion d'exclamations collectives «inouï, formidable, sublime» (c'est un mode d'échauffement propice à la cohésion du groupe) ou de commentaires explicatifs «c'est derrière La Ciotat...» ; «à gauche, le guide du Safari...», ils composent avec les mouvements, les gesticulations, les mimiques, les in­tonations, une sorte de rituel qui remplace la lecture par une activité collective.

Loin d'être un simple passe-temps, la photographie est une opération sociale qui se révèle d'autant plus nécessaire et efficace que tous les voyageurs s'y adonnent peu ou prou.

Son intervention régulatrice est d'autant plus impérieusement ressentie que les voyages sont plus nombreux, plus rapides et que le besoin d'une «langue de voyage», comme on parle d'une langue véhiculaire, compte plus d'usagers.

11. Melville J. Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris, Petite Bibliothèque Payot, N° 106, 1967, p. 62

12. Ralph Ellison, L'Homme invisible. Paris, Grasset, 1969

VOYAGER A PLUSIEURS NIVEAUX pp. 134 A un premier niveau, matériel et technique, le voyage consiste dans le déplacement d'une per­sonne ou d'un groupe, par des moyens aussi divers que la marche, le cheval, l'automobile, le train ou l'avion.

A un second niveau, le voyage crée une nouvelle dimension.

Aller ailleurs, c'est quitter les lieux familiers, la logique «naturelle», le géocentrisme et l'ethnocentrisme, opération double : d'une part, nous mettons en doute le caractère absolu de nos certitudes de l'autre, nous nous ouvrons à la validité et à la légitimité d'autres systèmes qui, pour être fondamentalement différents, adoptent une cohérence interne au fur et à mesure que nous les pratiquons.

Est-il possible de parler encore d'une dimension «initiatique» du voyage�?

Sans préjuger de la réponse, sans même formuler l'espoir qu'il s'en dégagera un jour une orienta­tion valable pour l'humanité entière, on aurait tort de méconnaître que, dans ses rudiments, dans ses aspects les plus matériels, le voyage devient une «initiation» à l'avenir.

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CHAPITRE V DU SALON A L'ENTREPRISE D'INFORMATION

pp. 135-136 Jadis confinées dans les musées ou chez leurs propriétaires, les œuvres d'art se sont mises à «voyager»* (même les fresques de Toscane). Le développement des moyens de transport, en particulier de l'automobile et de l'avion, entraîne pour la première fois les foules cosmopolites au Louvre, aux Offices, au Mauritshuis, mais aussi bien au Metropolitan de New York, aux musées du Caire ou de Mexico...

Désormais, les chefs-d'œuvre sont à notre portée, qu'ils viennent au-devant de nous ou que nous allions au-devant d'eux. La photographie aidant, chacun a le moyen de constituer son musée ima­ginaire personnel, de l'enrichir, de le perfectionner au moyen de diapositives en couleur, couplées ou non avec le magnétophone.**

A côté de la conservation du passé, les musées se sont découvert une nouvelle vocation : organi­sant périodiquement des expositions d'œuvres anciennes ou modernes, ils multiplient les rencon­tres avec un public qui les ignorait. Des circuits d'exposition nationaux et internationaux se consti­tuent.

Certaines institutions se font une spécialité de l'exportation. La circulation des œuvres d'art est de­venue un phénomène sans précédent qu'acti- vent encore les biennales et autres confrontations périodiques. Partout se manifeste «l'art en train de se faire» qui, à la différence de l'art consacré, prend figure de questions.

Dans ce processus, les mass media jouent un rôle sans cesse accru : la grande presse entretient régulièrement ses lecteurs, non seulement des expositions, mais aussi des propos, des confiden­ces que l'artiste réservait autrefois à ses familiers ou à son journal intime, et dont la radio fait en­tendre la voix, le timbre, jusqu'aux hésitations du débit.

Le cinéma n'est pas en reste les films sur l'art se comptent par milliers. Mais c'est sans doute à la télévision que se joue la partie décisive. Que la caméra décide d'aller au musée, d'ouvrir la porte d'une galerie, de franchir le seuil d'un atelier, d'interroger l'artiste, de le montrer en gros plan, rien ne lui résiste. Et la couleur, qui en est à ses débuts, transforme l'attachement du spectateur en fascination.

Jadis domaine réservé, l'expression artistique est aujourd'hui matière à information de masse les œuvres nous atteignent à notre foyer sans même que nous ayons parfois idée ou envie de les voir�: le programme enchaîne...

Bref, en quelques décennies, l'art, apanage d'une «élite », et auquel accédait difficilement un pu­blic mal préparé, mal pourvu, mal orienté (sans compter celui qui l'ignorait tout à fait), en quel­ques décennies, l'art est devenu affaire de tous.

C'est ici qu'il faut prendre garde au piège. Rien n'est plus tentant, une suite de phénomènes déce­lés - en l'occurrence ceux qui correspondent à la mutation des moyens de présentation, de repro­duction et de diffusion des expressions plastiques - que de les tenir pour des «faits» d'où l'on tire, par une pente dont la facilité devrait justement nous alerter, des «effets».

Céder à la tentation, c'est oublier que le processus n'est jamais linéaire que pour l'esprit qui l'établit. En réalité, les changements qu'on observe aboutissent à une situation nouvelle sur la­quelle achoppe la réflexion qui s'en tient au schéma traditionnel de la cause et de l'effet. Il est abusif de dire, il est faux de croire que l'art, apanage d'une «élite»... est devenu «affaire de tous».

C'est l'ensemble du phénomène artistique qui se métamorphose : les œuvres, les produits, le pu­blic, les publics, les significations, les structures sociales. Quand on pense aux décennies qu'a duré le combat des impressionnistes et au temps qu'il a fallu - près d'un siècle - pour que l'impressionnisme soit vraiment reçu par le grand public, on ne peut que s'étonner de la rapidité avec laquelle nos contemporains passent de l'op' art au pop' art, de l'art psychédélique à l'art con­ceptuel, de l'environnement au happening...

La Mutation des signes – 88 – René Berger

Accélération de l'histoire�? Mais l'histoire est un concept elle n'accélère ni ne ralentit. C'est donc que l'«événement» se constitue aujourd'hui dans des conditions entièrement nouvelles. L'information quitte le cercle limité des connaisseurs et des privilégiés elle éclate dans tous les sens pour se propager dans un champ de masse composé de circuits nouveaux et divers. Ne s'adressant plus à un destinataire déterminé, elle touche mille récepteurs accidentels ; elle provo­que des formations plus ou moins stables qui, tantôt se cristallisent en «public», tantôt restent, si l'on peut dire, à l'état gazeux. L'homogénéisation n'est plus affaire d'élite d'autres processus se font jour.

L'information de masse devient une production, elle participe à l'événement peut-être est-elle en passe de le créer...

* Les premières expositions périodiques eurent lieu en France la première fut organisée en 1667, par l'Académie royale de peinture et de scultum, à l'instigation de CUben' Au XVIIIe s,, elles se tinrent dans le Grand Salon Carré du Louvre, d'où le nom de Salons qui leur fut donné. Avaient seuls le droit d'y exposer les académiciens, les professeurs, les professeurs adjoints et autres affi­liés à l'Académie royale de peinture et de sculpture, Sous l'Empire, les Salons se développèrent considérablement, avant de péricliter avec ce qu'on a appelé plus tard « An officiel », Le fameux « Salon des Refusés » eut lieu en 1863 c'est en 1881 que disparut leur caractère officiel à la suite d'une décision de Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts

** Le magnétoscope est déjà en service; les télécassettes se préparent

Note Le 15 mai 1863, Manet et 1874, une trentaine d'artistes peintres exposent eux-mêmes leurs œu­vres dans l'atelier de leur ami, le photographe Félix Tournachon, plus connu sous le pseudonyme Nadar, au 35, boulevard des Capucines. Nombre de ces artistes d'avant-garde avaient été rejetés par le jury du Salon qui s'était ouvert au palais de l'Industrie de Paris onze ans plus tôt, le 1er mai 1863. Devant l'émotion qu'avait suscitée cette affaire, l'empereur Napoléon III décide alors d'accueillir ces artistes dans un «Salon des Refusés» à côté du Salon officiel�! L'une des toiles exposées à cette occasion est intitulée Le Bain. Elle est aujourd'hui appelée le Déjeuner sur l'herbe. C'est elle qui est à l'origine du scandale. Son auteur, Édouard Manet, devient dans les années 1860 le chef de file de l'avant-garde pictu­rale. Il retrouve ses amis Edgar Degas, Camille Pissaro ou encore l'écrivain naturaliste Émile Zola au café Guerbois.

La Mutation des signes – 89 – René Berger

LES CIRCUITS pp. 136-140 Prenons le cas de la galerie qui présente une exposition . Peu de temps avant le vernissage, le marchand fait envoyer une série d'invitations aux adresses choisies que composent les collection­neurs, les clients, les critiques, les artistes, les conservateurs de musées, les notables*, etc., et dont la liste dépasse souvent plusieurs milliers.

Le jour du vernissage, les invités, de quelques dizaines, à quelques centaines, se pressent, man­gent des petits fours et boivent du whisky (si le carton porte le mot magique de cocktail !).

Dans le tohu-bohu, les rires, les exclamations, se forme le circuit d'information qu'on pourrait ap­peler «sur le tas» : bouche à oreille, on-dit, rumeurs, propos, félicitations, rosseries...

Dans ce circuit, la parole joue un grand rôle, davantage encore les formes de communication non verbale que sont les gestes, les mimiques, les intonations, les sympathies, les animosités, etc. En dépit du bruit et du caractère improvisé du vernissage, il faut se garder de croire au désordre des règles subtiles sont à l'œuvre, en particulier celles qu'étudie Edward T. Hall dans La dimension cachée sous le nom d'«informel».1

A côté du circuit mondain fonctionne le circuit de la presse : les journalistes font des comptes rendus, publient des notes pour pallier la lenteur de l'écriture, ils recourent à la photographie, dite d'actualité : portrait de l'artiste pris le jour du vernissage ou la veille dans son atelier. Appartien­nent au circuit de la presse, mais sur le plan publicitaire, les annonces payées par la galerie, les articles rédactionnels, les communiqués.

Selon les circonstances, la presse à grand tirage se manifeste à son tour au moyen de reportages, d'interviews, d'articles abondamment illustrés en noir et en couleur, dont le matériel est générale­ment revendu à d'autres informateurs (journaux provinciaux ou étrangers) par le truchement d'agences de presse.

Le circuit radiophonique opère à différents moments et sur différents plans : interviews en direct ou différées, colloques, débats, tables rondes, forums.

A la différence du circuit mondain dont les usagers sont par définition en contact les uns avec les autres, la radio a pour destinataires ceux qui par définition «ne sont pas là».

Elle ne se borne pas à élargir le cercle des invités des vernissages elle suscite une autre forme de communication.

Elle peut, par exemple, faire appel à des personnalités - critiques, collectionneurs, conservateurs - qui, sans elle, ne se seraient jamais réunis.

Le circuit de la télévision est également à l'œuvre, soit que la caméra opère en direct (s'il s'agit d'un événement d'importance - on se souvient de l'émission consacrée à une célèbre vente aux enchères de Sotheby, la première à avoir été transmise en direct par satellite), soit que les émis­sions se préparent en studio (interviews, discussions).

Mais la télévision a encore de nombreuses autres ressources flashes d'actualités, visites d'ateliers, reportages... De surcroît, elle est la seule à combiner l'image et le son avec le mouve­ment et la couleur.

Le circuit du cinéma partage ce privilège : service des actualités, du journal ; courts métrages ou longs métrages, tel le Picasso de Clouzot, mais le système de diffusion en change les modalités.

Le circuit de l'édition, distinct du circuit de la presse, produit les imprimés, qui vont du catalogue de l'exposition aux chapitres de l'histoire de l'art, en passant par la monographie, la notice du dic­tionnaire.

Encore faut-il rappeler qu'il est lui- même en pleine mutation ; l'édition traditionnelle se double de l'édition de masse qui change la nature des ouvrages, leur tirage, les réseaux de distribution : li­vres en format de poche, albums hebdomadaires Chefs-d'œuvre de l'art, Les Muses, etc.

Enfin, le circuit marchand un tableau est aussi une marchandise dont la cote et les enchères montrent les usages mouvants et souvent contradictoires.2

La Mutation des signes – 90 – René Berger

Artistes, collectionneurs, critiques, conservateurs, y participent. Les nations ne font pas exception foires et expositions internationales tendent de plus en plus à mettre côte à côte, au nom de la cul­ture, produits industriels et produits artistiques.

Jusqu'à une époque relativement récente, l'information appartenait aux circuits traditionnels dont les véhicules étaient la parole et l'écriture et qui fonctionnaient surtout à l'usage et pour le béné­fice de milieux limités.

Les nouveaux circuits bouleversent cette structure leur technologie a pour effet paradoxal de pro­duire de nouveaux «événements» diffusés toujours plus vite, à un nombre plus grand d'usagers, qui n'en ont d'ailleurs souvent pas usage.

Sous la simplicité du concept se cache une réalité complexe : l'information prend de plus en plus les traits d'une véritable entreprise.

* A quelques variantes près, c'est aussi celui du musée. Si j'en reste dans le texte à l'exemple de la galerie, c'est simplement pour «concrétiser» les observations

1. Edward T. Hall, La dimension cachée. Trad. Paris, Seuil, 1971.

2. Cf. Raymonde Moulin, Le marché de la peinture en France. Paris, Ed. de Minuit. 1967. Coll. Le Sens commun, qui étudie longuement cet aspect du problème

comme

par René Berger,

A trois reprises, en 1963, 1966 et 1970, le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lau­sanne accueille dans ses salles des galeries du monde entier. Celles-ci ont dénominateur commun un esprit d'ouverture et de découverte ; d'où le terme "Salon international de galeries-pilotes" formulé en 1963 à l'époque directeur-conservateur de l'institution vaudoise et initiateur des galeries-pilotes

La Mutation des signes – 91 – René Berger

CANAUX. COÛT. BALAYAGE. IMPACT. VITESSE pp. 140-142 Les canaux mis en œuvre par les circuits sont eux-mêmes complexes.

La presse recourt par définition à l'écriture imprimée et se transmet par une perception visuelle au second degré, celle du symbolisme linguistique, alors que la photographie recourt à la percep­tion de l'image reproduite, mais non symbolisée.

La radio fait intervenir le son, mais, à la différence de la conversation, il s'agit de sons enregistrés et reproduits artificiellement, tout comme l'image télévisée ou le cinéma.

Même si ces constatations restent schématiques, elles permettent de comprendre que le contact du destinataire avec le message diffère considérablement selon qu'on a affaire à un canal naturel (voix, présence physique de l'interlocuteur, gestes, mimiques), à un canal artificiel (cinéma, ra­dio, télévision, presse) et selon que le canal est simple ou complexe, comportant une sensation dominante, visuelle ou auditive, ou les deux simultanément selon encore qu'il s'agit d'un canal ar­tificiel symbolique, tel celui de la langue et de l'écriture, ou d'un canal artificiel mécanique, tels ceux de la radio ou de la télévision.

La nouvelle technologie de transmission des messages est en train de modifier profondément no­tre psychologie.

Les structures sociales sont également affectées. L'émission, la diffusion et la réception des messages sont aussi affaire d'économie.

Toute information représente un coût. Si la conversation est relativement bon marché, le mes­sage imprimé, sous forme de journal ou de livre, exige des investissements considérables.

En comparaison de la radio, la télévision est beaucoup plus coûteuse : il suffit à la rigueur d'un magnétophone et d'un reporter pour faire une émission radiophonique; la moindre émission télé­visée exige le déplacement d'un car et d'une équipe de tournage.

Même si ces vues sont rapides, elles permettent de se rendre compte que le coût de l'information conditionne à la fois le choix et la diffusion des messages.*

La surface de balayage (si je puis risquer ce terme) varie également dans de larges proportions : à la différence de l'information locale qui «balaie» dans un rayon limité, la grande presse étend considérablement son rayon d'action, mais, sans en faire une loi, on observe que plus la surface de balayage est large, plus elle tend à la dispersion.

Ce qui n'est peut-être déjà plus le cas de la télévision : l'implantation accrue des postes augmente la densité de «la surface de balayage». L'«événement» artistique destiné aux happy few entre aujourd'hui en contact avec les masses.**

La vitesse de l'information est un facteur non moins nouveau. La radio et la télévision peuvent émettre en direct et diffuser instantanément alors que le journal exige un minimum d'heures pour l'impression et la distribution.

La chronique, quant à elle, n'apparaît guère qu'au bout de quelques jours quant à l'essai, il s'adresse à des périodiques (revues mensuelles, bimensuelles ou trimestrielles) qui étendent la transmission sur plusieurs semaines.

La vitesse des mass media change non seulement la nature des messages émis mais la nature de l'attente de ceux qui les reçoivent.

En diminuant la distance entre l'événement et sa diffusion, ils qualifient le présent.

L'actualisation devient un mode d'existence à l'instar de la conceptualisation.

«La mise en symboles» exigée par celle-ci correspond aux conditions d'une communication qui, à la lettre, prend du temps.

Il ne s'agit pas de conclure que l'actualisation est inférieure ou supérieure à la conceptualisation. Méfions-nous des généralisations normatives.

La Mutation des signes – 92 – René Berger

C'est d'abord des changements qu'il faut prendre conscience.

En voici un : l'impact du message. La transmission symbolique de la langue sous la forme de la parole ou de l'écriture nécessite des opérations de codage et de décodage. Élaborée au départ, l'information chemine jusqu'au destinataire qui lui restitue sa forme originale bref, elle s'accomplit selon une suite d'opérations réglées qui ont pour effet de rendre le parcours prévisible.

Aujourd'hui - le terme d'impact est significatif - tout se passe comme si l'information de masse, surgissant de partout, à toute heure, et par rafales, entrait en collision avec nous, provoquant des chocs inattendus, souvent déconcertants, parfois même traumatisants.

L'impact fait voler en éclats le cheminement réglé que nous pratiquons sous le nom de lecture les messages des mass media nous atteignent comme des projectiles.

Il faudrait encore parler du phénomène de l'imprégnation. L'intensité et la durée des messages varient avec les media.

Théorie de l’information et du codage, Louis Wehenkel, Université de Liège, Institut Montefiore

L'information traditionnelle, fondée en particulier sur l'enseignement, fait l'objet d'un apprentis­sage, c'est-à-dire d'opérations réglées et répétées dont l'emmagasinage est vérifié périodiquement par des examens. La mémorisation est liée à la conceptualisation dont l'école fournit le modèle.

De nos jours, l'actualisation des mass media est en train de créer une éphémérisation dont on au­rait tort de croire, d'après le nom, qu'elle est purement négative.

La Mutation des signes – 93 – René Berger

C'est elle qui favorise, au cours des voyages rapides, par exemple, des analogies souvent incon­sistantes, mais dont certaines se révèlent, dans le contexte nouveau de l'information de masse, d'une fécondité insoupçonnée.

Franchissant tous les obstacles, mettant au défi les frontières les plus subtiles, celles des langues et des classes, les mass media permettent pour la première fois, du moins dans une telle mesure, d'éprouver les moyens de communication et de constater que la transmission verbale est une technologie parmi d'autres...

Pour la première fois aussi se vérifie l'axiome paradoxal de McLuhan, «the medium is the message», dont Carpenter donne une version plus nuancée : «Pour chaque communication le ca­nal code la réalité différemment et influence, de ce fait, à un degré étonnant, le contenu du mes­sage communiqué.

Un medium n'est pas seulement l'enveloppe qui transporte la lettre ; il est lui-même une partie importante du message.»3

* La théorie de l'information est formulée dans l'ouvrage de Claude E. Shannon and Warren Weaver. The mathematical Theory of Communication' Urbana, the University of Illinois Press, 1949. L'aspect sociologique est exposé par Aranguren, Sociologie de l'Information. Paris, Ha­chette, 1967, coll. L'univers des connaissances. L'aspect esthétique par Abraham Moles, Théorie de l'information et Perception esthétique. Paris, Flammarion, 1958

** Je laisse provisoirement de côté l'objection selon laquelle il s'agit d'une pseudo-culture. Le fait qu'on ne peut nier, c'est qu'une information est née, qui n'avait pas d'équivalent auparavant, et qu'il convient d'étudier avant de juger

3. Edmund Carpenter and Marshall McLuhan, Explorations in Communication. Boston, Beacon Press, 1968, p. 176

Claude E. Shannon (1916-2001)

inventeur de la théorie mathématique de la communication, ou théorie de l’information, aujourd'hui en application dans tous les réseaux et systèmes de communication.

http://www-groups.dcs.st-and.ac.uk/~history/Mathematicians/Shannon.html

http://cm.bell-labs.com/cm/ms/what/shannonday/work.html

http://wiki.crao.net/index.php/Th%e9orieInformation

La Mutation des signes – 94 – René Berger

UN NOUVEAU MOYEN DE COMMUNICATION DE MASSE�: L'EXPOSITION pp. 142-148 Près d'un million de visiteurs à l'exposition Picasso (Paris, 1967), plus d'un million à l'exposition Toutânkhamon (Paris, 1969), quelque soixante millions annuellement pour l'ensemble des mu­sées américains,4 tout récemment, soixante-quatre millions de visiteurs en six mois à l'Exposition universelle d'Osaka, l'exposition est devenue de nos jours un mass medium, à l'instar de la presse, de la radio, de la télévision.

Même si on ne la tient pas encore pour telle et que peu d'études lui soient consacrées sur ce plan, on découvre qu'elle est une forme de communication qui, loin d'illustrer la connaissance établie - illusion dans laquelle nous tombons presque toujours produit une image de la réalité qui lui est propre et qu'il lui appartient, à elle seule, de produire. C'est ce qu'il convient maintenant d'examiner.

LES AVATARS DE NAPOLÉON L'année 1969 a été l'occasion pour la France de commémorer le bicentenaire de la naissance de Napoléon par de très nombreuses manifestations, dont, entre autres, trois expositions parallèles et complémentaires. De prime abord, on s'attendrait que de telles expositions illustrent ce qu'on sait de l'histoire de Napoléon et qui constitue le savoir acquis par la science dite historique.

Or, il n'est pas indifférent que les trois expositions aient été annoncées sous les titres suivants : au Grand-Palais : Napoléon�; aux Archives nationales : Tel qu'en lui-même�; à la Bibliothèque natio­nale : La légende napoléonienne...

Pour ne pas étendre démesurément l'enquête, examinons le communiqué de presse diffusé par le Ministère des Affaires culturelles en date du 6 juin 1969�; Napoléon Grand- Palais, 20 juin - 2 dé­cembre 1969, et dans lequel on lit en guise de préambule «Parmi les expositions prévues pour cé­lébrer le deuxième centenaire de la naissance de Napoléon, celle du Grand-Palais doit évoquer avant tout la prodigieuse destinée de Bonaparte, son œuvre de chef d'État par des docu- ments majeurs et officiels. Les événements, l'entourage ne seront représentés qu'en fonction du Géné­ral, du Consul ou de l'Empereur, que l'on s'efforcera de montrer à l'armée, au gouvernement, à la cour ou dans l'exil. L'homme privé, son caractère, sa légende, sa famille feront l'objet d'autres expositions, à Paris et à Ajaccio.»

Qu'on relise attentivement ces lignes les organisateurs y affirment d'emblée un parti délibéré («celle du Grand Palais doit évoquer avant tout»... «l'on s'efforcera de montrer...») et des choix bien déterminés (au Grand-Palais «la prodigieuse destinée de Bonaparte »... «Les événements, l'entourage ne seront représentés qu'en fonction du Général, du Consul ou de l'Empereur»).

La «réalité napoléonienne» fait donc l'objet de la part des organisateurs d'un découpage qui en­traîne à la fois une localisation et une présentation différentes pour chacune des trois expositions. Mon propos n'est nullement d'incriminer ce parti; il consiste à mettre au jour, en suivant le com­muniqué à la ligne, le fait que l'exposition, en tant que technologie d'information, élabore son con­tenu, et donc que l'«objectivité» de l'historien est peut-être autant liée aux «faits» qu'à la technique dont on se sert pour les établir et pour les communiquer.

«Dès la Rotonde d'entrée, une ambiance qui fut familière à l'Empereur, sera évoquée par un pa­pier peint montrant la victoire d'Austerlitz qui servira de fond à des soldats et officiers dans leurs uniformes authentiques, présentés avec un canon, des faisceaux d'armes, l'un des drapeaux de la Grande Armée. Après ce prologue, l'histoire commencera, appuyée sur d'irréfutables documents, de plus en plus nombreux et imposants.»

Ainsi les organisateurs aménagent l'information en fonction du lieu par lequel passent tous les vi­siteurs et la conçoivent comme un «prologue» destiné à créer une «ambiance» à partir d'une évo­cation (le papier peint montrant la victoire d'Austerlitz, la gloire militaire devant être rendue sen­sible aux visiteurs par le moyen d'objets à la fois authentiques et symboliques : uniformes, ca­nons, faisceaux d'armes, un drapeau).

La Mutation des signes – 95 – René Berger

Qu'on songe à ce que serait un tel prologue aux mains d'un cinéaste, d'un Abel Gance par exem­ple Disposant de l'image en mouvement, de l'étendue et de figurants à volonté, le metteur en scène n'aurait que faire de ces quelques objets réunis dans la Rotonde d'entrée, fussent-ils sug­gestifs et authentiques...

Qu'on songe encore à ce que deviendrait un tel prologue sous la plume d'un historien I Condition­nel inutile ; les histoires de Napoléon pullulent, qui, toutes, laudatives ou critiques, recourent à la chaîne des concepts attachés à la pensée écrite. Les différents modes de communication ne communiquent pas entre eux.

Le cinéaste n'a que faire de l'objet authentique, qui embarrasse aussi bien l'historien, alors que pour l'exposition l'objet assume, dans ses trois dimensions, dans son immobilité, dans son état matériel, dans sa dégradation même, un rôle d'«émetteur» sur lequel se «branchent» les visiteurs.

Qu'on en juge : les différents «aspects », ou « avatars », serait-on tenté de dire, proposent les «irréfutables documents» suivants Enfance et Jeunesse - Le Général - Le simple suite chronolo­gique. Le communiqué met en lumière le souci de gradation d'une telle mise en scène : les docu­ments seront « de plus en plus nombreux et imposants».

Voyons plus en détail la troisième étape, ou le troisième avatar «Le Général : avec les disposi­tions stratégiques qui permirent la reprise de Toulon et firent connaître Bonaparte. Le comman­dement de l'armée de l'intérieur, le mariage avec Joséphine, dont la modeste corbeille ne laisse pas présager les fastes à venir, ouvrent la voie de l'Italie.

Les premiers portraits, dont la fameuse esquisse de Gros, les premiers sabres historiques, quel­ques vues de batailles contemporaines, les traités signés avec l'Autriche, la Papauté témoigneront de l'ascension rapide de Bonaparte, heureux de siéger parmi les savants de l'institut. On le suivra en Égypte, vainqueur enfermé dans sa conquête, s'adaptant au pays, avec le parasol qu'il s'était fait faire, soucieux d'exploration méthodique.»

Relisons la dernière ligne. Sous la plume d'un historien, elle provoquerait le sourire le «vainqueur enfermé dans sa conquête» s'accommode mal du «parasol» qu'il s'était fait faire «soucieux d'exploration méthodique» !...

La cocasserie provient de ce que les deux membres de la phrase n'appartiennent pas au même système d'intelligibilité.

Du point de vue de la communication, faut-il ajouter : car il est également vrai que Bonaparte a fait la conquête de l'Égypte et s'est fait faire un parasol.

Mais l'historien ne place pas les deux faits sur le même plan, ni ne les évalue de la même ma­nière il choisira d'ignorer le parasol pour se consacrer au «souci d'exploration méthodique» de Bonaparte.

Analyse qui est remplacée au Grand-Palais par un objet d'équipement que l'exposition est seule à pouvoir offrir et qu'elle tient pour une pièce maîtresse.

C'est ainsi encore que la section Le Consul propose : «des affiches évoqueront le coup d'État de Brumaire, comme la toile de David, le passage des Alpes l'habit et le sabre de Marengo, la rela­tion de la bataille, contrasteront avec l'habit du Consul, son glaive, son portrait officiel par Gros.»

Les objets qu'on expose entrent mal dans une suite logique�; tout au plus se prêtent-ils au rappro­chement et au contraste : l'évocation du coup d'État par les affiches et par la toile de David l'opposition entre l'habit et le sabre de Marengo et l'habit du Consul, son glaive. En revanche, la disposition des objets, leur présentation à des niveaux et dans des éclairages différents, les matiè­res, les formes, les couleurs qu'ils proposent à l'œil, indirectement au toucher, créent une partici­pation physique.

A la différence de l'évocation littéraire, qui fait appel à l'imagination et à la représentation men­tale, à la différence de l'analyse historique, qui relève du raisonnement, l'exposition introduit une communication de type sensoriel.

La Mutation des signes – 96 – René Berger

Celle-ci n'exclut nullement la participation mythique ; elle la concrétise au contraire, ainsi qu'en témoigne la section consacrée à l'Empereur : «des reliques du Sacre seront présentées au public qui aura accès à la gloire impériale, à travers les portraits d'lngres, de Girodet, de David, le grand collier de la Légion d'Honneur, le Code Napoléon.»

L'accès à la gloire impériale - car c'est de cela qu'il s'agit à l'ultime étape - se fait à la fois au moyen de portraits (et d'objets-reliques présentés à la manière d'un autel qu'on peut, sinon tou­cher, du moins voir intensément et longuement). La nature de la participation change avec les modes de communication. A chacun d'eux correspondent des parties différentes de notre être. Les reliques du Sacre exercent une fascination qu'aucune autre technique d'information ne sau­rait produire.

La télévision et le cinéma eux-mêmes, malgré leurs ressources, ne peuvent retenir, dans l'écoulement des images, la force qui émane de l'objet présent. «La puissance de l'Empereur re­pose sur des victoires sans cesse renouvelées. Il siéra donc d'évoquer Napoléon en campagne, de reconstituer ses tentes avec leur matériel, de le présenter à la tête de ses troupes, d'exposer ses uniformes, ses armes, une selle, une voiture ayant parcouru l'Europe...»

La première phrase implique un rapport de causalité. Mais pourquoi le choix du verbe «repose»�? On écrirait couramment et plus correctement «La puissance de l'Empereur» est due «à des vic­toires sans cesse renouvelées». C'est que le verbe «reposer» se prête mal à désigner une articula­tion de type causal. Il convient au contraire à suggérer le mode de liaison propre à l'exposition, ici l'évocation.

La relation de causalité énoncée par l'expression «est due» mettrait en place la perspective de l'histoire écrite, et entraînerait tout «naturellement» des explications ayant trait aux victoires suc­cessives, à leur chronologie, à leur déroulement respectif, l'analyse portant tour à tour sur les pro­blèmes politiques, stratégiques, tactiques.

Or l'exposition, qui articule mal ou même pas du tout les relations logiques, y supplée par la pré­sentation d'objets authentiques- tente, armes, uniformes - et par «une voiture ayant parcouru l'Europe» elle tire puissance et prestige de l'objet unique.

La communication se compose de «signes» qui ne sont pas nécessairement faits, comme le si­gne linguistique, d'un signifiant et d'un signifié l'objet-signe, qui est le propre de l'exposition, ins­taure un rapport de participant à participé.

Les modes de réception varient avec les media. On croit encore que la connaissance concep­tuelle et la transmission verbale sont le fondement de la «vraie culture».

Illusion scolaire qu'il s'agit de dissiper.

Chaque medium contribue à la culture à sa façon.

4. Revue Internationale des Sciences sociales, N° 4, 1968, Unesco, p. 731

La Mutation des signes – 97 – René Berger

L'EXPOSITION, FACTEUR DE RÉALITÉ�: L'ARMORY SHOW pp. 148-150 C'est aujourd'hui un fait établi que l'exposition de l'Armory Show, qui eut lieu en 1913 dans la salle d'armes («armory») du 69e régiment de la Garde nationale de New York, «a été la première exposition américaine de peinture européenne contemporaine» et que, «bien qu'on ait crié à la fo­lie et à la dégénérescence, (elle) a profondément modifié les attitudes américaines devant l'art».*

«L'exposition s'ouvrit par un vernissage réservé aux journalistes, le dimanche 16 février au soir. Un millier de personnes y assistèrent. La réception qui eut lieu le lendemain soir réunit quelque 5'000 personnes. Lorsque, un mois plus tard, le 15 mars, l'exposition ferma ses portes, 87'620 per­sonnes environ l'avaient visitée.»

Quant aux réactions, elles furent la plupart négatives : œuvres d'art médiocres, critiquèrent les uns�; mystification, s'indignèrent les autres, en particulier devant le Nu descendant un escalier, de Marcel Duchamp, «explosion dans une menuiserie», comme l'écrivait Julian Street dans Everyb-ody's, périodique en vogue à cette époque.**

La Mutation des signes – 98 – René Berger

«Succès de scandale, plus que d'estime», note Barbara Rose, 5 qui ajoute cette précision capitale�: «Le résultat le plus important de l'Armory Show fut peut-être le moins visible l'exposition diffusa dans toute l'Amérique, sous forme de reproductions ou de cartes postales, des images nouvelles qui imposèrent à la conscience du pays l'existence de la chose si bizarre qu'était alors aux yeux de tout le monde, l'art moderne.***

Supposons maintenant que l'exposition n'ait pas eu lieu et qu'à sa place ait été publié à New York un livre sur l'art moderne, Les Peintres cubistes d'Apollinaire, par exemple, l'effet eût-il été le même�? Évidemment, non. Les milliers de visiteurs ne se seraient jamais précipités, et pour cause, dans le même lieu, pour voir les mêmes œuvres.

Les réactions, négatives et positives, n'auraient pas eu l'occasion de se manifester aussi nom­breuses, aussi vives, dans le même temps.

On n'aurait très vraisemblablement pas traité Mademoiselle Pogany, de Brancusi, «d'œuf dur en équilibre sur un morceau de sucre» on n'aurait pas monté d'expositions parodiques, telle celle du Phare de l'Association new-yorkaise pour les aveugles qui attribua le prix à une fillette de dix ans, ou cette autre qui récompensa un «tableau prétendument peint par un chimpanzé»...

Bref, la prise de conscience, sur laquelle tout le monde s'accorde aujourd'hui, ne se serait pas produite. Je n'ignore pas la part de probabilité qu'il y a dans ces propos, mais il me paraît difficile de ne pas voir, dans l'exemple de l'Armory Show, la preuve que l'exposition est une technologie culturelle, différente de la technologie du livre, et qui comporte aujourd'hui, en tant que mass me­dium, des effets entièrement nouveaux.

Les œuvres exposées répondaient partiellement à un savoir acquis (celles de Goya à Cézanne peut-être), mais pour les Picasso, les Matisse, les Picabia et surtout les Duchamp, il s'agissait bel et bien d'une première émission dont le contenu et les codes n'avaient pas encore d'équivalents chez les récepteurs.

Il n'est donc pas exagéré de conclure que le pouvoir d'intervention de l'exposition est de susciter de nouveaux réglages, de nouvelles formes de communication et, partant, de continuer à changer les structures sociales, en premier lieu le public.

J'y reviendrai, mais faisons d'abord le point.

* Les renseignements dont je fais état sont principalement tirés de l'article de Bruce Watson dans la Revue internationale des sciences sociales, op, cit. p. 23. L'auteur s'appuie lui-même sur le li­vre de M. W. Brown, The Story of the Armory Show, New York, Hirshhorn Foundation, 1963, qu'il tient pour l'ouvrage exhaustif en la matière

** Il est piquant de rappeler que cette œuvre si célèbre aujourd'hui fut vendue 324 dollars à un collectionneur de San Francisco qui ne l'avait même pas vue

*** L'Armory Show présentait, rappelons-le, outre des œuvres d'Ingres, de Delacroix, de Degas, de Courbet, des impressionnistes, des œuvres de Cézanne, de Matisse, de Picasso, de Picabia et de la famille Duchamp-Villon

5. Jules David Prown and Barbara Rose, La Peinture américaine. De la période coloniale à nos jours. Genève, Editions d'Art Albert Skira, 1969, coil. Peinture-Couleur-Histoire

Henri Matisse, autoportrait (1869-1954)

La Mutation des signes – 99 – René Berger

LA RÉALITÉ COMMUNIQUÉE pp. 150-153 Chaque communauté culturelle exprime, par et dans sa langue, une certaine vision de l'univers, dont le propre est de se distinguer de celle des autres. La pensée, comme l'affirment Rougier,6 ou, avec Benveniste, 7 la plupart des linguistes, procède d'abord et avant tout de l'organisation morphologique, syntactique et sémantique. La métaphysique, n'hésite pas à écrire le premier à propos de l'aristotélisme, est le produit du grec sur lequel se modèlent les célèbres catégories et relations que nous honorons encore sous le nom de logique.

Les Hopi, observe Lee Whorf, 8 ne divisent pas comme nous le temps en passé, présent, futur; en revanche, ils connaissent des modalités qui expriment la validité ou la non validité accordée par le locuteur à ce qu'il dit ou ce qu'il entend. «Ce que nous appelons pensée scientifique, remar­que Jean Dubois, n'est qu'une spécialisation de la langue indo-européenne».9

Alors qu'on a longtemps tenu la pensée pour une activité autonome dont la langue ne serait que l'instrument et le serviteur, la position contraire tend à s'affirmer aujourd'hui : c'est la langue qui «in-forme»la pensée, qui lui donne forme. Sans vouloir entrer dans la controverse qui oppose sur ce point nombre de linguistes à Chomsky10 pour qui la linguistique cartésienne reste le modèle, on constate que les uns et les autres tiennent la langue pour le fait anthropologique par excel­lence. Or c'est précisément cela que les nouveaux media, telle l'exposition entre autres, mettent en question.

S'il est donc avantageux, parfois même légitime, d'étudier les nouveaux media par analogie avec la langue, il faut prendre garde que leurs modes d'action respectifs échappent à une étude pure­ment linguistique.

Dire que le journal, la radio, la télévision ont chacun leur façon de communiquer la réalité, (d'où McLuhan tire hardiment qu'ils ont chacun leur réalité...) n'entraînent le plus souvent qu'une adhé­sion soupçonneuse.

Et même si nous commençons à accorder avec les linguistes que des langues différentes décou­pent différemment le réel,* nous regimbons à l'idée qu'il puisse en être de même des media, sim­ples moyens de transmission continuons-nous d'estimer dans notre for intérieur. En venir à imagi­ner que la Pensée, par quoi se définit l'Homme, puisse être affaire de technologie, touche au sacrilège�!...

Reprenons l'exemple de l'exposition. A la différence du lecteur qui entre en contact avec le texte et le suit ligne à ligne, le visiteur entre dans un bâtiment où il se déplace pas à pas. Sa lecture suit les salles comme autant de chapitres, serait-on tenté de dire.

Mais l'itinéraire d'une exposition n'est jamais impératif, ni même toujours logique... Ici et là s'ouvrent les salles latérales dans lesquelles on imagine souvent à tort que sont reléguées les œu­vres secondaires. Pour prévenir les hésitations, certains musées disposent des panneaux indica­teurs, flèchent le sens de la visite, distribuent dépliants, notices et plans.

La différence subsiste néanmoins : le livre oblige, dans une certaine mesure, à une lecture autori­taire, en tout cas linéaire ; l'exposition tolère les chemins de traverse, elle s'accommode des rac­courcis, même des omissions.

L'imprimé offre au lecteur une régularité typographique, condition même de la lisibilité�: les let­tres se succèdent dans le même corps, à distance sensiblement égale, formant des groupes nette­ment composés ; l'intervalle entre les lignes est rigoureusement calculé toutes les pages ont la même physionomie.

Les règles typographiques assurent l'homogénéité du message imprimé. La disposition des œu­vres dans un musée est beaucoup plus libre. Pourtant, si elle ne se confond jamais avec un texte continu, il est certain que l'accrochage commande une forme de communication, donc une cer­taine lecture. Jadis les musées accumulaient les toiles côte à côte sur plusieurs registres. Aujourd'hui prévaut presque partout un accrochage aéré qui, en ménageant un isolement relatif entre les œuvres, articule leurs messages respectifs.

La Mutation des signes – 100 – René Berger

Les «montages de sens» peuvent être fort différents : historiques le plus souvent, les œuvres se succèdent chronologiquement au fur et à mesure que le visiteur avance dans son parcours ; ils peuvent également avoir d'autres motivations : l'exposition Napoléon au Grand- Palais se propose expressément d'exalter les «aspects» du Consul, du Général, de l'Empereur.

En prolongeant ces réflexions, on risque d'éprouver de nouvelles surprises. Quand la télévision s'empare d'une exposition (mais aussi bien de n'importe quel événement), on est tenté de se dire, et de croire, qu'il s'agit d'une simple retransmission.

Tout se passe comme si l'exposition ou l'événement passait dans la séquence télévisée. Mais dès qu'on quitte cette attitude, cette illusion référentielle, on s'avise que l'exposition originale n'existe pas plus que l'événement original, qu'il y a autant d'événements que de systèmes d'information.

Les messages ricochent d'un medium à l'autre : l'imprimé renvoie à l'image l'image à la radio, la radio à la télévision, la télévision au musée ou à l'exposition... L'événement originel et original que l'on poursuit se dérobe à travers la multi-dimensionnalité infinie et mobile des moyens de communication.

Cette vue paraît exagérée, voire dangereuse. Je comprend qu'on n'y cède pas volontiers. Pour qu'un message nous parvienne, nous avons besoin de prendre appui sur un système déterminé, généralement sur celui qu'on nous a appris c'est presque une nécessité psychobiologique.

Or ce dispositif de sûreté continuera-t-il de fonctionner longtemps en présence de la «mise en abîme» généralisée qu'opèrent aujourd'hui les mass media�?

A la réalité plurielle doit répondre une régulation plurielle.

* « ...Le découpage conceptuel varie avec chaque langue» le but étant «d'introduire un début d'ordre dans l'univers» parce que «tout classement est supérieur au chaos» et que la «taxinomie», mise en ordre par excellence, possède une éminente valeur esthétique». Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, PIon, 1962, pp. 5, 16, 21

6. Louis Rougier, La Métaphysique et le Langage. Paris, Flammarion, 1960, coll. Bibliothèque de philosophie scientifique

7. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de Linguistique générale. Paris, nrf Gallimard, 1966, coll. Bi­bliothèque des sciences humaines

8. Cf. Benjamin Lee Whorf, Linguistique et Anthropologie. Les origines de la sémiologie. Paris, Ed. Denoèl/Gonthier, 1969, coll. Méddions

9. Jean Dubois, Les Nouvelles Littéraires, semaine du 25 juin 1969

10. Noam Chomsky, La linguistique cartésienne, suivi de La nature formelle du langage. Paris, Seuil, 1969, coll. L'Ordre philosophique

Noam Chomsky (né en 1928)

La Mutation des signes – 101 – René Berger

«LE DIRECT A GAGNÉ LES 24 HEURES DU MANS » pp. 153-162 «Ronflent les bolides sur la piste du Mans. Autour du circuit, 300'000 spectateurs regardent et se haussent sur la pointe des pieds pour entr'apercevoir un éclair blanc qui ne reviendra que quel­ques minutes plus tard. Pour cette foule, le suspense n'est plus dans l'œil, mais dans les esprits, maintenus en haleine par les haut-parleurs bruyants.»

Les malins, qui veulent voir un spectacle, ont apporté leur poste de télévision. Comme les Fran­çais qui sont restés chez eux, comme les Américains qui, pour la première fois, ont pu suivre en couleur et en direct l'une des plus grandes épreuves automobiles du monde.

» L'intérêt de la bataille finale entre Porsche et Ford a fasciné les téléspectateurs. Du même coup, ils n'ont pas tout à fait compris qu'ils venaient d'assister à un exploit technique de la télévi­sion française. Dû à deux sortes d'hommes : les techniciens, d'une part, qui, une fois de plus, ont réussi à être partout à la fois les cameramen, d'autre part, qui sont passés de la retransmission brute à la création immédiate d'un spectacle esthétique.

» Maître d'œuvre inconscient : Claude Lelouch, inspirateur du style. Les caméras couleur aban­donnaient soudain la piste, cadraient une masse de verdure et de ciel, retombaient sur les tribunes et la foule, jouaient avec les uniformes bleus des gendarmes, se fixaient enfin sur le visage d'une fille, trois têtes de mécaniciens, tout cela très vite.

» Les images finales, déferlements de cris, de couleurs, mouvements immenses de la foule, fai­saient inévitablement penser aux grands classiques du cinéma. Et la réflexion naturelle apparais­sait : le jeu des caméras en direct, qui donne une telle vie à un débat, est donc possible sur une foule. De bons spécialistes connaissant bien les possibilités de leurs instruments, peuvent trans­former immédiatement le réel en imaginaire. La beauté peut désormais se fabriquer instantané­ment.

L'Amérique insolite ou Calcutta semblent brusquement les produits d'un ancien monde. Ce sont des reportages montés, des essais élaborés. A partir du moment où le reportage réussit le ma­riage de l'épique et de l'esthétique, il tend à devenir l'une des formes les plus hautes du cinéma. En vérité, c'est d'abord la télévision qui a gagné les 24 Heures du Mans.»11

L'événement - la course - est-il restitué�? reconstitué�? reproduit�?... Faut-il parler, ce qui paraî­trait plus juste, d'un événement au deuxième degré�? Les questions s'accumulent. Le premier de­gré auquel nous nous référons comme s'il allait de soi est-il réalité, fiction, mythe�? Il ne s'agit plus simplement de télé-génie, de la réussite de l'effet à la télévision il s'agit proprement de «télurgie» - qu'on me permette l'expression - le spectacle télévisé devient création.

L'histoire est-elle autre chose�? Il est vrai que l'historien ne dispose même plus des «éclairs blancs» que sont pour les spectateurs du Mans les traces des bolides. Le passé est une barrière absolue, tout au moins pour la perception.

Mais la vitesse ne tend-elle pas à le devenir elle aussi�? Quand les bolides rattraperont les élec­trons, nous ne verrons plus rien avec nos yeux�!... Cela dit, c'est avec des documents, des monu­ments et des images prélevés dans le passé que l'historien procède au montage des événements. C'est avec des images et des sons prélevés dans la course automobile que le réalisateur procède au montage du film. On serait tenté de prolonger l'analogie en rapprochant le génie épique d'un Michelet et celui d'un Lelouch... Élargissons plutôt la comparaison.

L'événement, ou l'information communiquée par l'imprimé, implique une série de conditions aux­quelles nous pensons d'autant moins que c'est notre mode de communiquer traditionnel. Le livre exige - c'est un truisme qu'on le possède pour le lire, à défaut, qu'on aille l'acheter ou qu'on l'emprunte à une bibliothèque.

Ce qui implique encore un apprentissage culturel dont se rendent compte ceux qui, n'ayant pas suivi la filière scolaire, le font sur le tard. Quels livres choisir ? Entrer dans une librairie ne va pas sans hésitation. Les heures d'ouverture de la bibliothèque ne coïncident pas toujours avec l'horaire de travail.

La Mutation des signes – 102 – René Berger

C'est dans les pays en voie de développement, qui passent sans transition de l'âge pré-littéraire à l'ère électronique, qu'apparaissent dans leur complexité les procédures, les démarches, les insti­tutions, les habitudes, les perceptions, les modalités attachées au fonctionnement du livre.

Le poste de télévision - qu'il faut par ailleurs aussi acheter ou louer - achemine les programmes à domicile. A la différence de la librairie ou de la bibliothèque, il fournit une matière permanente sans qu'on ait besoin, ni de se déplacer, ni de consulter un fichier, ni de souffrir d'embarras. Il fournit même le ton.*

Entre le libraire chez qui il faut se rendre et la télévision qui a pris possession du foyer, moyen d'exercer un droit souverain, celui de changer de chaîne en tournant le boula lutte est inégale. Les éditeurs réagissent en multipliant les formules de vente par correspondance, en multipliant guil­des, clubs, cercles et communautés.

Pour rattraper l'information à domicile, ils n'hésitent pas à déléguer dans les boîtes aux lettres le prospectus qui, accompagné d'une missive personnelle du directeur, offre gratuitement à l'examen pendant dix jours un volume que suivra bientôt la collection entière, avec ou sans prime...

Par rapport au livre, dont on peut interrompre la lecture quand on veut, la reprendre lentement ou vite à son gré, l'émission télévisée se déroule irréversiblement sur l'écran au rythme psychologi­que du téléspectateur.

La participation est d'autant plus forte que le symbolisme linguistique est remplacé par un me­dium froid, a cool medium, selon l'appellation de McLuhan, qui oblige le spectateur à suppléer, par une plus grande activité, au caractère fruste des images faites de lignes de petits points.

Alors que nos langues, du moins les langues européennes, articulent soigneusement le passé, le présent et le futur, l'articulation du temps s'émousse à la télévision qui privilégie puissamment le présent.

Non seulement l'événement se déroule sous nos yeux, mais, grâce au synchronisme établi entre l'émetteur et le récepteur, il engrène notre sensation sur son déroulement. L'actualisation qui en découle se dédouble elle-même en présent indirect et présent direct.

L'expérience du premier nous a déjà été donnée par le cinéma l'expérience du second est totale­ment nouvelle. La transmission en direct du premier alunissage en reste l'expression la plus bou­leversante : 500 ou 600 millions de spectateurs ont pris pied sur la lune en même temps qu'Armstrong.

Le symbolisme linguistique, qui nous a permis de défier le temps, le cède à la télévision, qui nous permet de nous identifier au temps. La simultanéité, apanage des dieux, est un produit quotidien de la télévision. Nous voilà bientôt contemporains de tout�!

Autre apanage divin, l'ubiquité, dont le petit écran fait aussi son ordinaire.

Tous les jours, le service des informations nous conduit au Palais de l'Élysée, à la Maison-Blan-che en Californie où sévit un cyclone ; dans la grande salle du Kremlin qui compte, ô surprise, autant de lustres que de délégués dans les rues d'Amman qui crépitent du tir des mitrailleuses ; dans l'espace, pour suivre les cosmonautes jonglant avec leur stylo dans le vide au sommet du Mont-Blanc contre lequel vient de percuter un avion - à peine si le speaker change de voix - à la présentation de la nouvelle mode chez Cardin... sans que nous bougions, sans que nous fassions un geste, assis dans notre fauteuil, l'ailleurs et le chez soi confondus.

Articulé et configuré pendant si longtemps par nos trajets au sol, l'espace se déploie dans une plasticité universelle, tout comme le temps. L'événement n'existe pas en dehors du message qui le diffuse. Or, la diffusion ressortit à la fois à la technologie, à la psychologie, à la sociologie, à la politique.

Nous ne pouvons donc plus nous contenter d'envisager les nouveaux media sur le modèle de la langue.

La Mutation des signes – 103 – René Berger

Leur pouvoir d'intervention est tel qu'ils remodèlent notre environnement et nous-mêmes. Un groupe, une société, se caractérisent par ce qu'on pourrait appeler un «indice de cohésion» élevé que leur vaut la pratique de croyances, d'idées, de valeurs, de comportements communs. Par op­position, la masse se caractérise par un «indice de cohésion» faible le mot même de cohésion paraît impropre.

Diverses et intermittentes, les attitudes et les conduites ne se laissent pas structurer dans un cadre social. Pourtant, même si elles se manifestent à l'«état dispersé», elles tendent à établir des con­nexions qui préludent de fait à une homogénéisation progressive. Ni les usagers du téléphone, ni les auditeurs de la radio, ni les lecteurs de la grande presse, ni les téléspectateurs ne constituent d'unités distinctes, il n'empêche que leurs comportements sont tributaires d'impératifs communs.

La communication a beau être «anonyme», comme le dit Jean Lohisse,12 elle est communica­tion. A l'état de dispersion, qui est celui de la masse, correspondent aujourd'hui de nouveaux mo­des de liaison. Les auditeurs et les spectateurs qui se branchent simultanément sur le même évé­nement ne constituent assurément pas une communauté, encore moins une communion, mais il est difficile de se refuser à l'idée qu'ils y tendent. Sans vouloir jouer sur les mots, il est difficile de se refuser à l'idée que les mass media sont en train d'élaborer un nouveau «tronc commun».

Même si les branches qui poussent perdent leur identité individuelle, même s'il devient de moins en moins possible de les désigner par un «je» ou par un «nous», il semble bien que se forme, dans le «on» de la communication anonyme, le «feuillage» de l'arbre universel qui est en train de sup­planter les essences précieuses dont s'enorgueillissaient nos parcs et nos jardins d'antan.

Tout le problème consiste à savoir si nous serons capables de remplacer nos méthodes de jardi­nage par la «culture massive» qui seule peut prétendre, non pas à l'uniformité (comme l'insinuent ses détracteurs), mais à l'universalité.

* Il vaudrait la peine d'en analyser les effets. Qu'on compare seulement le droit de tourner le bou­ton à celui que détient l'automobiliste d'appuyer sur l'accélérateur�!

11. G .S. «TV-critique». L'Express, 23-29 juin 1969

12. Jean Lohisse, La Communication anonyme, Encyclopédie universitaire, Paris, Ed. universi­taires, 1969

La Mutation des signes – 104 – René Berger

CHAPITRE VI DE LA RÉFLEXION SÉCURISANTE A LA RÉFLEXION RISQUÉE

pp. 163-165 Il n'y a pas si longtemps encore, le recul du temps passait (il passe encore) pour être la condition même de l'objectivité. L'historien se faisait un point d'honneur de ne pas juger avant que, comme il disait, «le temps n'ait fait son œuvre». Du respect de cette condition il attendait que l'histoire se transformât en science. Aussi s'est-il gardé pendant longtemps - c'était affaire de dignité, autant que de raison - de se risquer dans le présent. Mais aujourd'hui que l'information de masse pro­cède à un «bombardement permanent», les structures culturelles les plus résistantes éclatent comme les noyaux de l'atome soumis au flux accéléré des particules dans les cyclotrons.

Quand Winckelmann et Mengs s'accordèrent, vers le milieu du XVIIIe siècle, pour discréditer l'art qui se faisait à leur époque et prônèrent la seule beauté de l'art antique «Le caractère princi­pal et général de l'art grec, c'est une noble simplicité ainsi qu'une façon calme et grandiose d'envisager les attitudes et l'expression.»)1 ils ne pensaient probablement pas eux-mêmes que leur attitude, qui conjuguait un archéologue averti et un peintre médiocre, allait exercer une in­fluence aussi déterminante que durable.

Consulte-t-on les histoires de l'art qui se sont succédé jusqu'à notre époque, on constate presque toujours que si les méthodes s'affinent, si les recherches sont plus rigoureuses, au sens historique - elles continuent pour la plupart de s'inspirer de la primauté de l'art grec comme d'un fait. Le phénomène est d'autant plus significatif qu'on le retrouve dans les manuels et, de façon générale, dans tout ce qui sert à l'enseignement, au point que l'on peut parler,d'une véritable imprégnation. Que Winckelmann, comme on le découvrit par la suite, et comme le fait remarquer avec vigueur Lionello Venturi, n'ait en fait jamais vu de statues grecques, mais seulement des copies romaines aurait dû, semble-t-il, ouvrir les yeux. Or, il n'en a rien été tout au contraire, l'excellence classique a continué de prévaloir. Il n'a fallu rien de moins que les coups de boutoir répétés des artistes dits modernes, depuis près d'un siècle, pour que les historiens de l'art remettent en question leurs pré­supposés. Je n'entends nullement dénoncer une erreur j'entends simplement attirer l'attention sur ce que soulignent aujourd'hui à la fois ethnologues et sociologues, à savoir que tout phénomène culturel - une échelle de valeurs en est un au premier chef - résulte d'une adaptation aux condi­tions spirituelles, matérielles et historiques dans lesquelles il se manifeste.*

Quand les historiens de l'impressionnisme parlent en détail de Manet, de Cézanne, de Bazille, de Caillebotte, de Monet, de Pissarro, de Renoir..., ils le font avec une attention et une perspicacité qui sont tout à leur honneur. Qu'ils relèguent les Meissonier, Cabanel, Gérôme, Bonnat, Carolus Duran, Dubufe, Baudry, Gamier, Chaplin, Burette, Biennoury, etc. - «décorés, médaillés, hors concours» - dans un appendice, ou même les suppriment, va de soi, ou a l'air d'aller de soi. Tout se passe comme si seuls les impressionnistes que nous connaissons et que nous reconnaissons comme tels avaient «fait» l'histoire ; inversement, comme si l'histoire avait «fait» les seuls im­pressionnistes que nous connaissons et que nous reconnaissons comme tels. A la réflexion, il s'agit moins de «faits établis» que d'un choix. Précisons l'historien de l'art endosse un choix qu'il n'a pas fait. Qui l'a donc fait à sa place�? Et pour quelles raisons l'endosse-t-il�? Questions redou­tables aussi longtemps qu'on ne s'interroge pas sur l'attitude qu'on prend, sur les instruments intel­lectuels qu'on utilise, sur les modes et les moyens de communication par lesquels se constituent les «objets de connaissance» et la connaissance elle-même... Pouvons-nous encore nous conten­ter de la raison (ou de l'alibi�?) que le temps a «fait son œuvre»�? Le choix - puisque choix il y a - ne doit-il pas être présenté comme tel�? L'attitude de l'historien (c'est peu ou prou celle de tout un chacun) risque de devenir abusive lorsqu'elle prétend se situer sur le seul plan des «faits histori­ques».

De deux choses l'une en effet ou le temps qu'on invoque a le pouvoir, par le recul, de décider de la vérité et de la validité ou il s'agit, avec ou sans recul, d'une fiction dont on ne peut se rendre complice sans danger. A poser le problème de la sorte, il est évident qu'on ne trouvera personne, surtout parmi les historiens et les savants, pour accréditer la version d'un temps magique !

La Mutation des signes – 105 – René Berger

La première partie de l'alternative abandonnée, reste la seconde. A partir de laquelle on découvre que les faits dont se compose l'histoire n'«émergent» nullement du jour au lendemain comme il advient de certaines îles, pas plus qu'ils ne s'imposent par un pouvoir qui leur serait propre ou à la suite d'une intervention divine.

Sans cesse la langue nous trahit, ou plutôt reflète notre disposition inconsciente à confondre, par le choix des verbes, par l'emploi de la voix pronominale, phénomènes naturels et phénomènes humains. Sans doute pour donner à ceux-ci l'objectivité que nous reconnaissons à ceux- là, sans doute aussi pour donner à nos raisons concernant les seconds l'évidence que nous prêtons aux raisons concernant les premiers.

Que nous le voulions ou non, le sentiment du groupe, son orientation, ses jugements de valeur, ses cadres de référence, ses comportements tendent à passer pour l'ordre des choses. La norme se veut nature. Le «recul du temps» n'est finalement rien d'autre que la valorisation dont on accepte qu'elle ait pris rang et figure d'état de fait. Mais une telle acceptation est elle-même un phéno­mène culturel�!...

« En tant que produits de l'histoire reproduits par l'éducation diffuse ou méthodique, les codes ar­tistiques disponibles pour une époque ou une classe sociale données constituent le principe des distinctions pertinentes que les agents peuvent opérer dans l'univers des représentations artisti­ques et de celles qui leur échappent, écrit Bourdieu chaque époque organise l'ensemble des re­présenta- tions artistiques selon un système institutionnalisé de classement qui lui est propre, rap­prochant des œuvres que d'autres époques distinguaient, séparant des œuvres que d'autres épo­ques rapprochaient en sorte que les individus ont peine à penser d'autres différences que celles que le système de classement disponible leur permet de penser.»2

De nos jours, c'est notre système institutionnalisé de classement qui est en cause c'est l'ensemble de nos représentations artistiques qui fait problème ; ce sont nos codes artistiques et, plus profon­dément encore, nos règles du jeu qui sont en train de changer. L'historien de l'art ne peut plus se réfugier derrière ses livres. Ni le passé, ni l'idée qu'il s'en fait, ni ses conceptions ne sont des rem­parts suffisants. Affronté à son époque, il est sur la brèche. Les notions elles-mêmes de vérité, d'objectivité, d'impartialité font figure de citadelles en voie d'abandon.

La communication contemporaine ne limite plus ses échanges à l'intérieur d'un système fixe. Échappant de plus en plus à la stabilisation, elle s'amplifie et s'accélère au point de réclamer une nouvelle stratégie.

Le recul du temps, dont se sont si longtemps inspirés les états-majors intellectuels, pourrait bien céder à l'exclamation de l'économiste américain Galbraith.3

«II faut surtout éviter de chercher l'inspiration dans les livres qui sont toujours en retard de quel­ques années. Personnellement, je n'ai jamais rien fait d'autre que de décrire ce qui se passe déjà sous nos yeux», et dans quoi on aurait tort de voir une simple boutade.

* Ruth Benedict, Patterns of culture. London, Routiedge and Kegan Paul Ltd., 1968. «L'histoire de la vie de l'individu est d'abord et avant tout une adaptation aux patterns et aux critères transmis traditionnellement dans sa communauté… La situation en reçoit l'empreinte des principales con­traintes de notre culture...» (p. 2 et 176)

1. Lionello Venturi, Histoire de la critique d'art. Paris, Flammarion, 1969, coll. Images et Idées (Arts et Métiers graphiques), p. 155.

2. Pierre Bourdieu, «Sociologie et perception esthétique», in Les Sciences humaines et l'Œuvre d'art. Bruxelles, La Connaissance SA, 1969, Exclusivité Weber, coll. Témoins et témoignages/Actualités, p. 161

3. John Kenneth Galbraith, «La frontière entre secteur privé et secteur étatique tend à s'estomper». Interview Gérald Sapey, Tribune de Genève, 28 avril 1967

La Mutation des signes – 106 – René Berger

QUELQUES SOUVENIRS ANONYMES pp. 165-168 On prête toujours quelque peu à sourire quand on évoque son enfance. Si je m'y abandonne un instant, c'est moins pour retrouver des images qui m'appartiennent que celles d'une génération. Comme beaucoup d'autres, j'étais donc entré au lycée comme beaucoup d'autres, je m'étais muni d'un carnet dans lequel je consignais au fur et à mesure que je les découvrais les systèmes philo­sophiques (c'est un bien gros mot pour ce que j'en comprenais) dont s'est honoré l'humanité. Je croyais fermement qu'un Thalès, un Anaxagore, un Socrate, un Platon détenaient la Vérité dont j'imaginais, avec nos maîtres, qu'elle était le banquet auquel nous étions tous conviés. A condi­tion, bien sûr, de le mériter et, comme on nous le répétait, de bien travailler. Quand un système prêtait le flanc à la critique, je ne doutais donc pas, ni moi ni personne, qu'il s'en trouverait un au­tre pour y suppléer. Ce qui se produisait d'ailleurs immanquablement au cours des années, au cours des programmes.

Le doute surmonté, Descartes nous ouvrait la voie royale de la certitude. Les errances du passé surmontées, l'histoire nous désignait le système républicain comme la perfection et la fin bref, la Raison illuminait les nations, les institutions et l'école. Il y avait bien ce qu'on appelait la «dernière guerre» (celle de 14-18), un peu trop proche encore, mais qu'on nous apprenait à reléguer dans un passé révolu il y avait bien la carte de l'Afrique, où se déployaient, hautes en couleur, les colonies françaises, anglaise, italiennes et un petit bout de Togo ex-colonie allemande, placée sous man­dat. britannique et français.

C'était là, nous assurait-on, que se répandaient les bienfaits de la civilisation occidentale, grâce à l'abnégation des missionnaires, au zèle des administrateurs, au dynamisme des colons. Tout prêts d'ailleurs, les uns et les autres, à quitter les lieux c'était ce qu'on répondait à certaines de nos questions - dès que les Noirs seraient jugés suffisamment policés.

Le progrès suivait une double voie parallèle : d'une part, savants et hommes d'État s'employaient à développer le bien-être de tous de l'autre, génies tutélaires, ils invitaient les élèves à prendre place au «tableau d'honneur» qui préfigurait l'élite de demain. On ne parlait ni de cadres, ni de promotion, ni de débouchés. Les études culminaient dans le «prix d'excellence». On sourira de ces souvenirs que je partage, j'en suis sûr, avec la génération d'avant le transistor, d'avant la télé­vision. On peut en schématiser l'esprit en quelques points

1° Le Savoir est fait de l'héritage du passé auquel s'ajoute cumulativement le labeur de nos con­temporains.

2° II constitue un ensemble de connais- sances, un capital, qui se transmet par I'Ecole.

3° Sa transmission est assurée symboli- quement par le «flambeau» qui passe des maîtres aux élèves les plus méritants.

4° Les Institutions sont la figure visible de l'ordre spirituel que ses desservants ont pour office de perpétuer.

5° Les Autorités, émanation du peuple veillent sur le Bien et la Vérité par le truchement de la loi et des institutions.

Ainsi s'imposait une image que notre époque a brisée. Mais qui se résout à voir sa propre image en miettes ? C'est le drame d'une génération, la nôtre, de vouloir recoller les morceaux alors que la génération nouvelle le piétine allègrement, sans même s'en apercevoir. A la surprise indignée des adultes qui ne comprennent pas que les jeunes puissent s'en prendre à l'école et aux voitures... C'est peut-être que la connaissance cesse de coïncider avec le Savoir officiel. C'est aussi que le savoir cesse de se confondre avec une entéléchie ou avec l'institution qui en tenait lieu : les savoirs sont multiples, foisonnants ils se manifestent par des voies nouvelles, à des ni­veaux mal connus, encore inexplorés.

La transmission que prétendaient monopoliser l'École et l'Autorité apparaît soudain comme un système de diffusion lent, que l'existence parallèle et simultanée des mass media met de plus en plus en défaut. La machine didactique peut-elle rattraper le retard�? Le recyclage nous le promet.

La Mutation des signes – 107 – René Berger

Mais on découvre que si l'école est faite pour un environnement stable, elle est de moins en moins bien adaptée à la communication de notre époque.

Les connaissances qu'elle produit sont en retard sur l'«allumage» de l'information. Le change­ment de vitesse modifie les structures. Dans les circuits lents, la validité tend à se confondre avec la vérité. Dans les circuits rapides, les conditions mobiles dans lesquelles s'établit la validité «problématisent» la vérité et changent la configuration des phénomènes.*

* Voir sur ces problèmes l'ouvrage de Margaret Mead intitulé Le Fossé des Générations. Paris, Denoël - Gonthier, 1971, coIl. Médiations. La mobilité des problèmes est mise en lumière par l'auteur dés la préface : «Il y a vingt ans, alors que nous préparions la Conférence de la Maison-Blanche sur l'Enfance, le problème central qui inquiétait la jeunesse et ceux qui s'occupaient de ses difficultés était celui de l'identité... Aujourd'hui, le problème central est celui de l'adhésion : à quel passé, quel présent ou quel futur les jeunes gens idéalistes peuvent-ils adhérer�?»

Salvador Dali sortant du métro Bastille

La Mutation des signes – 108 – René Berger

VITESSES DE TRANSMISSION 4 pp. 168 Le champ d'information généralisé modifie notre sentiment du temps : l'effet de recul, longtemps considéré comme facteur d'objectivité, doit compter aujourd'hui avec le nouvel effet d'actualité, dont le pouvoir est de se confondre, à la limite, avec la perception.

L'aire du perceptible elle-même, qui se limitait, et qui se limite encore, à parler rigoureusement, à la seule portée de nos sens- quelques mètres pour l'ouïe, quelques milliers de mètres pour la vue, quelques centimètres pour le toucher - s'étend à la planète entière, et au-delà.

Qui n'a pas senti «physiquement» le pied d'Armstrong toucher le sol lunaire�?

Mais à côté de cette extension prodigieuse, à laquelle préludaient tant de fictions devenues réali­tés, se produit un autre phénomène, ni moins puissant, ni moins surprenant.

Un message qui s'achemine par les media classiques, relativement lents, que sont la parole, l'écriture, l'enseignement, implique un décalage temporel dont tiennent compte, d'une part, l'émetteur qui confectionne le message, de l'autre, le récepteur qui le déchiffre.

C'est toute la différence, par exemple, entre les propos qu'échangent les témoins sur le lieu même où l'accident s'est produit et la relation qu'on en lit le lendemain dans le journal : «... jeudi, vers treize heures, sur la nationale 7, une voiture qui roulait en direction de Nice a violemment heurté de front...»

Le journal établit les coordonnées temporelles et spatiales qui situent l'événement et l'apprêtent en vue de sa communication journalistique.

De son côté, le récepteur adapte à sa lecture un comportement «décalé», celui qui lui permet sans trop se troubler de lire pêle-mêle accidents, nouvelles politiques, petites annonces.

Même si telle information le touche, le message ne s'actualise que dans une mesure limitée. Le décalage spatio-temporel conditionne à la fois l'événement, sa transmission et le récepteur.

Dans le cas de la presse, qui recourt à l'écriture, de nombreux moyens sont mis en œuvre, selon les besoins, pour activer l'impact : grosseur des titres, mise en pages (cinq colonnes à la une), photos de presse, etc.

Il reste que la transmission décalée ne peut rattraper, par définition, la transmission instantanée ou en direct, qui est le propre de la radio ou de la télévision.

4. Sur le problème du journal, voir en particulier Roger Clausse, Le Journal et l'Actualité, «Comment sommes-nous informés du quotidien au journal télévisé ?», Verviers, Gérard & Co., 1967, coll. Marabout Université, N° 133

La Mutation des signes – 109 – René Berger

CRÉATION ET DIFFUSION pp. 168-169 De nos jours certaines villes - New York, Paris, Londres, Milan... - prennent figure dans le monde de lieux chauds, par opposition aux lieux tièdes ou froids, les degrés de chaud ou de froid servant à mesurer ce qu'on pourrait appeler l'énergie artistique*.

Ce n'est pas que de telles villes comptent nécessairement le plus d'artistes créateurs, ni les meilleurs (en dépit de la loi des grands nombres) c'est que la création artistique s'accompagne de plus en plus des moyens qui la signalent, la diffusent, l'accréditent (presse, radio, TV, etc.). Le lieu chaud se définit par la combinaison de son pouvoir de création ET de son pouvoir de diffu­sion qui détermine sa puissance d'émission.

Le phénomène est d'autant plus difficile à expliquer que, dans leur acception courante, et dans notre situation courante, les termes de création et d'information continuent de recouvrir des signi­fications et des expériences distinctes.

La symbiose qui est en train de se produire (on pourrait reprendre l'expression «amalgame» ou « hybridation ») met à l'épreuve à la fois notre vocabulaire et notre comportement.

Même si les mass media façonnent une communication dans laquelle il n'y a plus, d'un côté, une œuvre (ou un événement), de l'autre, une «information» sur cette œuvre ou sur cet événement, nous avons encore grand-peine à accepter qu'ils sont consubstantiels : c'est pourtant unies dans le même mouvement de diffusion que l'œuvre et l'information viennent à l'existence. Les concepts qui prétendent les isoler ont désormais partie liée.

L'objection qu'on m'opposera (les détracteurs de l'art moderne s'y emploient avec la violence du désespoir), c'est que l'ouvre est de plus en plus faite pour satisfaire les besoins du public et que, répondant aux impératifs de la publicité, elle est sujette aux procédés que dénonce un Vance Packard par exemple.5

Le phénomène dont je parle se situe ailleurs que dans ces extrêmes il ne se situe pas davantage dans le «juste milieu» qu'on est souvent tenté de lui réserver. La difficulté est d'autant plus grande que la langue nous ramène aux relations établies.

Il faut donc faire un véritable effort d'imagination pour accepter, fût-ce à titre d'hypothèse, que la création artistique (mais il s'agit aussi bien de toutes les autres formes d'activité) ne peut ignorer le champ d'information de masse dont elle est aujourd'hui partie intégrante.

New York découvre l'art moderne en 1913, à l'occasion de l'Armory Show. L'école dite améri­caine prend conscience d'elle-même après la seconde guerre et prétend, sous le leadership des artistes pop', à la première place.

On se souvient de la mauvaise querelle qui éclata, il y a quelques années : New York in, Paris out, et dont les retombées continuent...

Quelle que soit par ailleurs la querelle, il est intéressant de noter qu'elle s'est produite, que l'opinion s'est divisée.

Ce qui montre bien que les situations acquises, comme les notions établies, sont contingentes et dépendent aussi des changements qui s'opèrent dans les systèmes de communication.

Il faut donc regarder de près comment fonctionnent les nouveaux media, jusque dans leurs as­pects les plus inattendus.

* Il est bien entendu que ces images tirées de la physique veulent seulement mettre en lumière des indices qui échappent à la formulation courante ; elles n'ont aucune prétention scientifique

5. En particulier dans La Persuasion clandestine. Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1958

La Mutation des signes – 110 – René Berger

LE TÉMOIN INVISIBLE pp. 169-172 C'est devenu aujourd'hui spectacle banal que la vedette descendant de l'avion et se frayant un chemin à travers reporters, photographes, cameramen..., spectacle banal que l'homme d'État descendant de l'avion et s'arrêtant devant la batterie de micros pour faire la déclaration qu'on at­tend, spectacle banal encore que celui des catastrophes pour lesquelles se trouve presque tou­jours à point nommé le «témoin invisible» (on se souvient des «chefs-d'œuvre» du genre qu'ont été les assassinats des deux frères Kennedy, réalisés, l'un par le truchement d'un film d'amateur, l'autre par l'intermédiaire des chaînes de télévision...).

Qu'une cérémonie solennelle ait lieu funérailles d'un roi ou d'un président de la République, défilé militaire ou commémoration patriotique - voici que, jusque dans l'aire sacralisée par le protocole le plus strict, déambulent librement photographes et cameramen dont tout le monde feint, les inté­ressés présents les premiers, de ne pas s'apercevoir.

Jusqu'au Pape qui, célébrant la messe, ou qui se recueillant sur les lieux mêmes qu'ont foulés les pas de Jésus-Christ (rencontre intime du Sauveur et du Père de l'Église !) subit l'assaut des fla­shes sans sourciller.

L'information massive aboutit à la plus curieuse dichotomie qui soit : d'une part les acteurs-parti-cipants d'une cérémonie réglée qui ne souffre ni entorse, ni défaillance ; de l'autre, les reporters qui traversent la même cérémonie, s'arrêtant pour choisir un angle favorable, s'accroupissant ou grimpant sur les sièges, se mouvant aussi impunément que s'ils étaient invisibles.

Dichotomie saisissante quand, la bagarre dégénérant en émeute, on voit les manifestants lancer des pavés, déraciner des arbres, incendier des voitures, les policiers se ruer au pas de charge, lancer des grenades lacrymogènes, assommer les gens à coups de matraques - les reporters, tou­jours présents, mais non moins «invisibles», photographiant et filmant de leur côté policiers et manifestants !...

Droit à l'information. Qu'importent les termes, ce qui est troublant, c'est qu'au cour des cérémo­nies les plus graves, au milieu des désordres les plus violents, la presse soit présente tout en ne participant pas à l'événement, du moins dans le sens où nous l'entendons d'ordinaire.

Les agents de l'information échappent à la localisation. Ni participants, ni même «existants», ils sont «purs regards» plutôt que témoins. La qualité d'«informateur de masse» dont le reporter-pho-tographe du pouvoir d'invisibilité.

La fonction informative est devenue aujourd'hui, avec la diffusion massive et instantanée, une di­mension nouvelle de l'événement et de l'histoire.

A la différence du journaliste ou de l'envoyé spécial qui s'adresse à ses lecteurs au moyen d'articles signés, le reporter-photographe de la radio ou de la télévision se «dissout» dans l'information instantanée qu'il diffuse.

Les mass media 6 tendent à abolir jusqu'à l'intermédiaire qui en est pourtant la condition même.

6. Sur l'ensemble de ces problèmes, encore mal explorés, voir Olivier Burgelin, La Communica­tion de masse. Paris, S.G.P.P., 1970, coll. Le Point de la Question. - Jean Cazeneuve, Sociologie de la Radio-Télévision. Paris, PUF, 1969, coll. Que saisje�? N° 1026. - Wilbur Schramm, MASS Communications. Urbana, University of Illinois Press, 1960

La Mutation des signes – 111 – René Berger

INFORMATION ET MESURE pp. 173-176 Selon Weaver, la communication revêt un sens très large qui inclut «tous les procédés par les­quels un esprit peut en affecter un autre.

Cela, bien sûr, ne concerne pas seulement le discours écrit ou oral, mais aussi la musique, les arts picturaux, le théâtre, le ballet et, en fait, tout comportement humain.

Sous certains rapports, il peut être désirable d'utiliser une définition encore plus large de la com­munication qui, en particulier, inclurait les procédés par lesquels un mécanisme (disons un équi­pement automatique pour suivre un avion à la trace et calculer ses futures positions probables) affecte un autre mécanisme (disons un missile guidé prenant cet avion en chasse).»7

Le système de communication peut être symboliquement représenté par le schéma à propos du­quel Weaver donne les précisions suivantes�:

«La source de l'information choisit un message désiré parmi un ensemble de messages possibles... Le message choisi peut être fait de mots écrits ou parlés, ou d'images, musique, etc.

»L'émetteur change ce message en un signal effectivement envoyé, par le canal de communica­tion, de l'émetteur au récepteur.

Dans le cas du téléphone, le canal est un fil, le signal un courant électrique variable dans ce fil ; l'émetteur est l'ensemble de l'appareillage (appareil téléphonique, etc.) qui change l'intensité de la voix en courant électrique variable.

Dans le cas du télégraphe, l'appareil de transmission code les mots écrits en séquences de cou­rants interrompus de longueurs variables (points, traits, espaces).

Dans le discours parlé, la source d'information est le cerveau, l'émetteur est la voix, mécanisme produisant la pression variable du son (le signal) qui est transmis par l'air (le canal). En radio, le canal est simplement l'espace (ou l'éther, si quelqu'un préfère encore ce mot désuet et trompeur) et le signal est l'onde électromagnétique transmise.

» Le récepteur est une sorte d'émetteur inversé qui retransforme le signal transmis en message et fait passer ce message vers sa destination. Quand je vous parle, la source d'information est mon cerveau, le vôtre est la destination mon système vocal est l'émetteur et votre oreille, associée au huitième nerf, est le récepteur.»

Sans entrer dans le détail de la théorie, il faut retenir e que l'information est la mesure de la liberté de choix quand on choisit un message». Rigoureusement distincte de la signification, avec la­quelle on la confond d'habitude, l'information s'établit sur la probabilité des choix à toutes les éta­pes de la communication.*

Ce qui est transmis est une certaine quantité d'information par laquelle se définit l'originalité du message. Un message est donc d'autant plus original qu'il est moins prévisible; d'autant moins ori­ginal qu'il est plus prévisible. Or, selon Shannon et Weaver et les autres théoriciens de l'information, Brillouin, Bonsack, Moles,** la quantité de l'information ainsi définie correspond à ce que la thermodynamique a établi sous le nom d'entropie, mesure du degré de hasard dont relè­vent les systèmes physiques qui tendent tous avec le temps à devenir de moins en moins organi­sés, à retourner au chaos du «désordre », c'est-à-dire à l'absence d'ordre.

Si donc l'univers évolue des états les moins probables vers l'état le plus probable qu'est le degré zéro de l'énergie, l'information se définit, selon Brillouin, comme une « néguentropie» elle crée en effet des formes qui assurent le passage d'un état probable à un état moins probable ; elle est génératrice d'ordre.

Toute la communication s'inscrit donc entre deux extrêmes qu'Abraham Moles illustre plaisam­ment par l'exemple du chimpanzé qui puiserait dans le répertoire qu'on lui a confié toujours le même signe- c'est le premier cas limite : l'intelligibilité se confond alors avec la banalité ou qui extrairait de ce même répertoire uniquement des symboles sans aucun lien les uns avec les au­tres - c'est le deuxième cas limite - le message serait alors totalement imprévisible.8

La Mutation des signes – 112 – René Berger

Si le message tend à la totale imprévisibilité, son originalité maximum met le récepteur dans l'impossibilité de le reconstruire.

Pour qu'il ait chance d'être reçu, il faut donc que l'originalité s'accompagne d'une certaine struc­ture d'appui qu'on appelle «redondance».

Celle-ci n'est plus définie par le libre choix de l'émetteur ; elle est déterminée par les règles statis­tiques qui gouvernent l'usage des symboles employés dans la communication

L’information Emetteur Recepteur Destination

Message Message

Signal Signal reçu

Bruit

«...cette fraction du message n'est pas nécessaire (et donc répétitive ou redondante), dans le sens que, si elle manquait, l'essentiel du message serait encore complet, ou du moins, pourrait être complété».

Weaver note qu'en gros l'anglais comporte une redondance d'environ 50 % «de sorte qu'environ la moitié des mots que nous sélectionnons en écrivant ou en parlant dépendent de notre libre choix, et environ la moitié (bien qu'ordinairement nous n'en ayons pas conscience) sont contrôlés par la structure statistique du langage».

Si j'écris, pour prendre un exemple simple : «Je me réjouis de vous revoir ; je compte prendre l'avion Swissair qui arrive à Orly à 18 h 7. A très bientôt...», il est clair que je puis aussi bien télé­graphier «Arrive Orly 18 h 7...»; l'essentiel du message subsiste.

La redondance est donc «une entropie relative». Même si elle nous apparaît d'abord sous les traits d'un «gaspillage» de l'information, elle est nécessaire à la communication courante. Que deviendraient nos échanges si nous les rétrécissions au style télégraphique�?

Elle est d'autant plus nécessaire que tout processus de transmission comporte des perturbations qui la détériorent et auxquelles on a donné le nom de «bruit» : distorsions, interférences, erreurs de transmission.

On comprend dès lors pourquoi tout message reste au-dessous de son originalité maximum. Sa redondance est destinée, d'une part, à assurer le fonctionnement de la transmission, de l'autre, à remédier au «bruit» qui la parasite. Si l'on admet que la réalité, au sens le plus large, existe dans et par le processus de la communication, au sens également large défini par Weaver, il semble bien que tout phénomène, tout objet, tout organisme est assimilable à un message dont la forme est constituée par son degré de cohérence.

L'ensemble de la réalité ou, plus précisément, l'ensemble de la connais- sance que nous en avons, est fonction des canaux de communication, naturels dans le cas de notre sens (vue, ouïe, toucher), artificiels dans le cas du téléphone, de la radio, de la télévision, qui sont déterminés par leur «capacité».

Contrairement à son acception courante, l'information est une quantité, et non pas une qualité. Elle désigne la probabilité statistique des messages ; elle ne concerne en rien leur valeur.

Exactement à ce point crucial se produit néanmoins un phénomène entièrement nouveau et pour lequel l'exposé théorique qui précède était indispensable.

La Mutation des signes – 113 – René Berger

Dans l'expérience de la communication massive qui se développe aujourd'hui, on constate en ef­fet que, même si la théorie de l'information distingue rigoureusement entre quantité et qualité, une contamination est en train de s'accomplir entre qualité et quantité.

Nous sommes de plus en plus enclins à valoriser les formes et les messages imprévisibles, inat­tendus, «nouveaux», au détriment des formes et des messages dont la prévisibilité nous donne le sentiment du «déjà vu».

But les pôles de la banalité et de l'originalité, qui mesurent le degré de probabilité d'une informa­tion, semblent de plus en plus en mesurer aussi la valeur. Je ne prétends pas souscrire à la conta­mination, je constate qu'elle a lieu.

7. Cette mesure établie sur le logarithme du nombre de choix disponibles constitue, comme on sait, l'unité d'information appelée bit

** Léon Brillouin, La Science et la Théorie de l'information. Paris, Masson & Cie, 1959. Fran­çois Bonsack, Information, Thermodynamique, Vie et Pensée. Paris, Gauthier-Villars, 1961. «La quantité d'information apparaît comme le nombre d'éléments originaux nécessaires au récepteur pour reconstruire sans ambiguïté la forme du message dans sa pensée, L'information, dimension spécifique de l'assemblage des signes, correspond donc exactement à la complexité, dimension spécifique de l'assemblage d'éléments ou de parties constituant un organisme» Abraham Moles et André Noiray, «La Pensée technique, L'originalité, mesure de la quantité d'information», in La Philosophie, Les Dictionnaires du savoir moderne, Paris, Centre d'Études et de Promotion de la Lecture, 1969, coll. Les Idées, les œuvres, les hommes, p. 514

7. Claude E. Shannon and Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication. Urba­na, The University of Illinois Press. 1964

8. Abraham A. Moles, «Théorie de l'information», in revue Bit international, N° 1, Ed. Galerije Grada Zagreba, Zagreb, 1968, p. 26, 27, 28

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La Mutation des signes – 114 – René Berger

L'EMBARRAS DES JURYS pp. 176-177 Les grandes expositions internationales, telles les biennales de Venise, de Saô Paulo, de Ljublja­na, de Varsovie, de Paris, de Tokyo recourent généralement à des commissaires qui ont mission de choisir les œuvres et à un jury chargé de décerner des prix (quand ils n'ont pas été supprimés). Peu importe d'ailleurs le détail qu'il s'agisse de commissaires ou de jurés, la question qui se pose est celle-ci comment les choix sont-ils opérés?

A ce que l'on constate, les jurés tiennent d'abord compte, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils l'avouent ou le taisent, du facteur de nouveauté. Tout se passe comme si les choix s'opéraient en fonction de ceux qui avaient été faits au cours des étapes précédentes.

Une ligne de partage s'établit donc presque aussitôt : d'un côté, les œuvres qu'on a déjà vues, cel­les qui comportent la plus grande part de redondance de l'autre, les œuvres dont l'improbabilité est la plus forte la distribution s'établit sur l'opposition banal/original. C'est, sur un autre mode, la célè­bre apostrophe de Diaghilev à Cocteau «Etonne-moi�!».

Il est vrai que les jurés n'en restent pas là. Même si le facteur «nouveau» joue un rôle décisif, les délibérations montrent qu'il n'est pas sans appel, ni accepté sans procès. Les échanges de vues -courtois, amicaux, animés, parfois violents - s'attachent à la «qualité esthétique» ; ce qui est gé­néralement l'occasion d'analyser les œuvres une à une. Même si les jurés divergent, tous sem­blent s'accorder sur ce point.

L'expérience des jurys aidant, on se rend néanmoins compte que la quantité d'information expri­mée par le «nouveau » tend à s'imposer à l'intérieur du champ généralisé qu'est devenue l'information de masse, alors que la qualité, dont on maintient qu'elle est un facteur essentiel, tend à faiblir en comparaison.

La coexistence des deux facteurs illustre en tout cas bien le comportement ambivalent du jury la qualité ne se détache plus sur un fond d'art stabilisé par une esthétique établie (comme ce fut le cas aux époques «normatives», jusqu'à la fin de l'art officiel à peu près) elle ne se détache plus sur un fond de connaissance cautionné par l'historien de l'art, par le connaisseur, ou par quelque autre autorité.

De plus en plus, les propositions artistiques (plutôt que les créations ou les œuvres) «valent» et donc existent en fonction de leur plus ou moins grand degré d'imprévisibilité. Alors que la critique traditionnelle dirigeait nos jugements vers le passé, selon les normes et les critères qui y avaient cours, le champ d'information généralisé retourne la flèche du temps en direction de l'avenir.

Quoi qu'on pense d'expressions aussi grossières que : «c'est dépassé...», «ça apporte quelque chose de nouveau», ou «ça n'apporte rien de nouveau», ou, pour parler américain, «c'est encore in, ou c'est déjà out...», etc., leur caractère approximatif et leur fréquence attestent conjointement que les objets se présentent à notre conscience sociale en liaison étroite avec l'information selon un feed-back qui agit à la fois sur l'information, sur l'objet et, partant, sur l'ensemble du système.

Tout se passe dès lors comme si la conscience publique s'activait aux lieux caractérisés par la plus haute teneur en création information. Mais l'énergie qui y est produite, constate-t-on, tend à s'écouler d'autant plus vite que le champ d'information est plus large, les transmissions plus rapi­des.

C'est pourquoi la quantité d'information tend toujours plus à devenir un facteur prévalent. Le sens commun a beau s'insurger, le mouvement ne connaît pas de répit.

Malgré les cris d'alarme, tout se passe comme si l'art changeait bel et bien de nature et avec lui la réalité tout entière.

La Mutation des signes – 115 – René Berger

UN PARTI RADICAL�: L'ESTHÉTIQUE INFORMATIONNELLE pp. 177-180 Pour un auteur comme Abraham Moles, l'issue ne fait pas de doute. «Peinture et musique ont épuisé leur potentiel de nouveauté. Tout le champ de leur possible est définitivement exploré et jalonné». Vouée à l'«anthropophagisme esthétique», «la société consommatrice d'originalité dé­vore les œuvres du passé en les banalisant : elle absorbe par la copie sans fin l'ouvre célèbre dans le kitsch du supermarché. L'œuvre d'art, réservoir de formes originales, s'use sous les regards, elle s'épuise dans la copie multiple, elle est inévitablement vouée au kitsch, elle a un temps de vie du fait de l'expansion de ces conserves culturelles.

A la fin, un chef-d'œuvre n'est plus que la matrice de ses propres copies. Si nous avons cru à l'éternité des chefs-d'œuvre du passé, c'est, tout simplement, parce que ceux-ci étaient grands, mais six milliards d'insectes heureux les dévorant des yeux et des oreilles finiront toujours par les épuiser c'est une question de temps.» Dès lors, il ne reste plus qu'à créer de nouveaux arts, étant entendu que «l'œuvre de l'artiste est toujours programmation sensorielle, construction de séquen­ces dans l'espace ou dans le temps. Elle se différencie par l'ensemble des sensations provoquées et leur disposition dans l'environnement du consommateur artistique, nouvelle figure de l'homme de bonne volonté. Elle représente un équilibre heureux entre la banalité du prévisible et l'originalité du nouveau».

«Ingénieur en émotions», l'artiste «ou ce qui en tient lieu, écrivain, peintre, sculpteur, danseur ou acrobate, réalise un ensemble appelé «message» ou «œuvre isolable» comme une séquence de certains de ces éléments pris dans un certain ordre». L'esthétique informationnelle lui fournira les règles de l'art qui «sont précisément les façons d'assembler ces éléments d'une manière telle qu'elle apporte à l'individu une certaine quantité de nouveauté ou d'originalité... L'établissement de ce juste équilibre entre prévisibilité d'une forme que les informationnistes mesurent par la grandeur appelée «redondance» et origi- nalité d'un apport nouveau est la règle fondamentale de l'artiste, dans la mesure où il s'adresse à un public...

A la limite il peut s'adresser à un seul homme, lui-même, dans une affirmation gratuite et sans preuve de validité ou à un sous-ensemble restreint de la société, la cité des artistes, cénacle, ghetto ou tour d'ivoire, c'est l'Esthétique des dieux. En fait, cette analyse est poursuivie par l'esthéticien informationnel à une série hiérarchique de niveaux de la perception par exemple dans le mouvement du gestème à la figure, de la figure au motif, etc. En explorant, à chaque ni­veau, le mode d'assemblage des superficies énonçables correspondant. Telle est la base de la théorie informationnelle de la perception et de la création des messages.»9

Il m'est difficile de souscrire à des vues aussi extrêmes. Elles ont néanmoins le mérite de provo­quer la réflexion�; c'est le moins qu'on puisse dire�! Elles ont en outre le mérite de nous arracher aux fausses nostalgies. Au cri d'alarme des conservateurs «Il n'y a plus d'art», Abraham Moles ri­poste avec la superbe du mousquetaire : «La belle affaire ! Il ne tient qu'à nous de le fabriquer.» J'exagère à peine. «Désormais, proclame notre auteur, la nature est une erreur, puisque l'être hu­main la reconstruit en simili de toutes pièces, et couvre les espaces en béton, des villes en briques avec des plaques de gazon artificiel en matière plastique. L'environnement est construit totale­ment par l'homme, et s'il y existe quelques résidus (de nature), les touristes se chargent de les ar­tificialiser. Les arts programmateurs des environnements sensoriels seront faits, comme les au­tres environnements, à l'ordinateur sous la surveillance du critique, débarrassés soigneusement de tout romantisme rousseauiste de la Nature. Tout art désormais est voué à l'ordinateur. Nous re­construisons le monde dans sa totalité programmée.»

Ainsi se trouvent clairement posés c'est encore un mérite de ces vues para- doxales - les deux termes du problème : ou l'art est- selon la tradition - affaire de qualité, dont les chefs-d'œuvre de la peinture, de la sculpture et de l'architecture fournissent les modèles; ou l'art est affaire - selon l'esthétique informationnelle et pour l'artiste-ingénieur - de programmation sensorielle établie en­tre la banalité du prévisible et l'originalité du nouveau, affaire de quantité.

A ceux qui imaginent qu'il s'agit là d'une discussion «entre artistes», je ferai remarquer qu'on peut aussi bien substituer au terme d'art celui de réalité : c'est notre situation globale qui est en cause.

La Mutation des signes – 116 – René Berger

Ceux qui sont accoutumés de mettre l'art à part se sentiront-ils enfin concernés? Poursuivons. Tels qu'ils sont posés, les deux termes du problème reviennent-ils à une alternative? Choisir la tradition contre le nouveau, c'est mutiler l'avenir; choisir le nouveau contre la tradition, c'est s'amputer du passé. Le dilemme n'est pas moins dommageable. A l'impuissance du raisonne­ment, nous mesurons la mutation en cours.

Loin de céder aux impératifs de la logique, les manifestations se multiplient partout; jamais les artistes n'ont été si nombreux; jamais il n'y a eu autant d'expositions, autant de visiteurs. Et l'on a beau ironiser sur les troupeaux de touristes qui traversent châteaux, églises, musées, la multiplici­té des expériences, alliée à la généralisation de l'information accélérée, cesse d'opposer «nouveau» et «qualité» en termes antithétiques. L'alternative (ou le dilemme) est en train de se transformer en une structure dynamique dont il est sans doute prématuré de dire en quoi elle con­siste, mais qu'il importe au plus haut point de considérer, comme le fait Michel Conil Lacoste en signalant «sinon l'anxiété du moins la perplexité du commentateur artistique en 1970, même ou­vert à toutes les audaces, face aux plus récentes, aux plus radicales ou aux plus fugitives proposi­tions de ce qu'il est convenu d'appeler l'avant-garde.10

De quelle ressource en effet peuvent être encore le vocabulaire et l'approche traditionnels de la critique devant un simple télégramme, collé au mur, indiquant que le mardi précédent, à telle heure, en tel lieu, son signataire a fait un pied-de-nez en direction du nord-ouest�? (Dans la meilleure hypothèse, on a droit à une photographie de façade indiquant d'une croix le balcon d'où a été fait le geste historique...) «Qui ne voit que ces œuvres ne sont plus analysables en termes de bien ou de pas mal, a fortiori de beau ou de laid, mais ne sont plus justiciables, tout au plus que de l'appréciation «C'est intéressant», ou non, ou encore «Ajoutent-elles au monde ou non.» Parlant de la vache Elsie, exposée en chair et en os, à la Galerie d'art de l'Ontario dans le cadre d'une ex­position intitulée «Réalismes» sous le même toit que les collections de maîtres anciens, et que les gardiens alimentaient stoïquement chaque matin en fourrage, l'auteur prévient l'objection facile : « Elsie, et toute plaisanterie mise à part, ces évolutions dans le sens à la fois de la dilatation de l'œuvre d'art à toutes les techniques et à toutes les échelles, de sa confrontation à toutes les disci­plines qui lui paraissaient hier les plus hétérogènes, de l'amenuisement radical de son contenu et de sa durée, ne correspondent certainement pas à une entreprise de mystification collective. Elles dessinent la physionomie d'un art qui cherche jusqu'au suicide à épouser un monde où désormais, par les raccourcis de l'information, tout communique avec tout dans l'instant, et qui s'enhardit dans la négation ou la démesure à mesure que les formes traditionnelles auxquelles étaient ajus­tée la critique se saturent et se répètent.»

Aussi faut-il prendre garde à l'inquiétude qui perce et dont la gravité dépasse de loin le problème de l'art : «Finalement, on en est au point où le sociologue, le psychiatre, le sémantologue et le spécialiste de l'informatique s'emparent sans façon de l'objet de la critique pour analyser et ratio­naliser ce qui échappe aux critères du goût ou ne s'insère plus dans une hiérarchie des valeurs. Toute la question est de savoir s'ils auront encore besoin des critiques pour leur désigner leur ma­tière première.» Telle est en effet, au carrefour où nous sommes, la question qui se pose. Ce ne sont pas seulement les messages qui changent. L'information de masse met en cause le système tout entier. On n'exagère donc pas en disant qu'elle est au départ d'une nouvelle réalité.

Au sens propre, l'information, répétons-le, in-forme. La quantité qui se mue en qualité est une des mutations les plus bouleversantes qui soit. Choisissons encore un ou deux exemples pour l'illustrer.

9. Abraham A. Moles, Esthétique informationnelle de l'espace et théorie des actes. Communica­tion faite au Congrès de l'Association internationale des critiques d'art, à Ottawa, le 22 août 1970

10. Michel Conil-Lacoste, « Les critiques sont à la croisée des disciplines». Le Monde, 17 sep­tembre 1970, où l'auteur fait le bilan de la XXIIe Assemblée générale de l'Association internatio­nale des critiques d'art qui a eu lieu au Canada, en août 1970

La Mutation des signes – 117 – René Berger

LE «SHOW» PRINCIER pp. 180-185 «Quatre mille privilégiés assistent mardi au «show» d'investiture du prince de Galles» titre Le Monde du le, juillet 1969,11 qui nous apprend que «A l'exception des culottes de satin blanc et des bas de soie, le prince Charles subira mardi au château de Caernarvon les mêmes épreuves que son grand-oncle David il y a cinquante-huit ans. (...) Pendant près de deux heures et demie, il sera sur scène, étouffant sous de chauds vêtements, portant l'épée et tenant à la main le bâton d'or, surmonté d'une petite couronne, et, dans ce lourd accoutrement, il lui faudra entendre trois prières, deux hymnes, deux lectures de la Bible, et, bien sûr, le discours d'investiture... (...) c'est sans armure que le prince Charles tiendra le premier rôle de cette grande revue, à faire pâlir de jalousie les meilleurs metteurs en scène.

Il est vrai que les producteurs de ce show disposent au départ d'atouts exceptionnels : où, sinon en Angleterre, trouver une vraie reine, entourée d'une large figuration de princes, de ducs, de juges, etc., tous avec leurs uniformes et leurs accessoires... Toute la cour est là, en costume d'apparat, mobilisée sur place pour un grand spectacle, monté par un spécialiste, le duc de Norfolk. Ce per­sonnage, haut en couleur, parle avec fierté de son métier de grand chambellan, d'impresario royal...»

Il n'y aurait pas lieu de faire état de ces extraits s'ils ne reflétaient, d'une part, l'esprit et le ton qu'on relève dans toute la presse,* de l'autre, la transformation qui est en train de s'opérer sous nos yeux et dont les mots que j'ai soulignés sont autant d'indices.

Voici donc qu'une cérémonie issue de la tradition et fondée sur un ensemble de valeurs auxquel­les sont censés participer tous les sujets de la couronne devient un grand spectacle, un show. Ce qui se comprendrait mal de la part des quatre mille spectateurs privilégiés qui assistent à la céré­monie, mais qui s'explique quand on sait qu'y participe, comme l'indique l'article, «une audience invisible évaluée à quelque cent millions de téléspectateurs à travers le monde».

L'erreur serait de croire que ceux-ci sont l'extension de ceux-là. En réalité la cérémonie à la­quelle assistent la cour et les invités d'honneur au château de Caernarvon se mue en spectacle pour les téléspectateurs qui, dans leur salon, dans leur cuisine, n'importe où ailleurs, regardent leur petit écran. Les invités d'honneur participent physiquement et spirituellement à la cérémonie. Pour les centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde, dont quantité n'ont aucune idée de la tradition anglaise, l'investiture du prince de Galles est, toutes proportions gardées, une production télévisée, telle la retransmission des 24 Heures du Mans, la retransmission de la messe pontificale, ou celle des Jeux Olympiques...

A la veille de la prouesse qui allait changer, disait-on, l'histoire de l'homme, et qui allait exaucer, en tout cas, l'un de ses plus anciens rêves, les journaux s'accordaient sur ce genre de titres et de commentaires : «Les exigences des cosmonautes... et leur show éblouissant. (...) ... Comment Neil, Mike et Buzz allaient- ils pouvoir intéresser leurs centaines de millions de spectateurs tout en suivant les consignes sévères mais officieuses de la NASA, qui étaient de garder au vol un caractère sérieux en union avec son but, le débarquement de l'homme sur la Lune.

» (...) L'impression générale, à l'issue de cette première émission d'une demi-heure, a été excel­lente. Neil, Mike et Buzz ont su tenir leur rôle. Le sérieux de la mission a été respecté. Mike Col­lins nous a fait visiter son vaisseau, comme personne ne l'avait fait avant lui. (...)

» Et puis, nous avons eu aussi du spectacle. Le coup classique des effets de l'apesanteur- mais là encore, l'équipage d'Apollo 11 a su innover - la facilité avec laquelle Buzz a effectué ses trac­tions, vers le haut et vers le bas avait quelque chose d'étourdissant. (...)

» Et nous avons vu aussi la Terre. Notre Terre à tous. Un spectacle désormais classique, mais toujours aussi beau.»12

On aurait tort de sourire de ces commentaires ou d'accuser le journaliste de désinvolture. Ils re­flètent la métamorphose qui s'opère dans et par les mass media. La télévision engendre une par­ticipation d'un nouveau genre qui met au premier plan l'événement spectacularisé avec lequel changent notre échelle de valeurs et nos comportements.

La Mutation des signes – 118 – René Berger

«Les trois astronautes couverts de confettis. Plus de deux millions de New Yorkais, soit le quart de la population, ont acclamé toute la journée d'hier les cosmonautes d'eApollo 11» au cours 'd'une grande parade, la «Ticket parade», durant laquelle on jette les confettis par poignées sur la tête des héros du jour.

La ville a distribué 150 boîtes de papier dans des bureaux situés à des points stratégiques afin qu'ils ne manquent pas de «munitions)). On déchire tous les papiers, journaux, brochures qui tom­bent sous la main, avec une préférence marquée pour le vieil annuaire téléphonique.

» Le lendemain du «triomphe», les éboueurs évaluent la quantité de bouts de papier recueillis, ce qui est la meilleure manière de mesurer la popularité du héros ou des héros du jour. Cette idée de peser les papiers répandus sur la chaussée remonte au «triomphe» de Lindberg après sa traver­sée de l'Atlantique il y avait environ 3 millions de personnes dans New York pour l'acclamer et 1'750 tonnes de papier.

» Et le record appartient à l'astronaute John Glenn pour qui les New-Yorkais, en 1962, répandi­rent 3'474 tonnes de bouts de papier sur la chaussée.»

Ainsi a commencé une nouvelle geste. «Objet de culte, Apollo devient, mission de routine», jusqu'au coup de tonnerre qui frappe «Apollo 13» le 15 avril 1970�: «...pour les Américains et le reste du monde, vite blasés par l'aventure spatiale et brutalement rappelés à la conscience de ses périls, un inter- minable suspense a commencé... et qui du coup ravive l'intérêt du monde entier...», etc.

Mais qui se rend compte du changement? Grand Chambellan et ordonnateur de la cérémonie d'investiture du prince de Galles, le duc de Norfolk déclare : «Je ne produis pas, je reproduis. Ma tâche est de reconstituer l'histoire.» Sans se rendre compte que, «impresario royal », il est metteur en scène d'une superproduction à l'usage de 500 millions de téléspectateurs.

Que dire de l'abîme qu'il y a entre l'idée que se fait le duc de sa tâche («reconstituer l'histoire») et la réalité de la revue à grand spectacle qui a lieu ?

C'est à la profondeur de cet abîme que se mesure aujourd'hui notre difficulté de comprendre, plus gravementé notre difficulté d'être.

* C'est à dessein que j'ai choisi Le Monde, l'un des journaux les plus sérieux il n'est que de se rapporter aux journaux à sensation ou aux magazines à grand tirage pour juger des dimensions extraordinaires auxquelles atteint cette «revue à grand spectacle»

11. Henri Pierre, Le Monde, 1er juillet 1969

12. Tribune de Lausanne du 19 juillet 1969, «Le câble de notre envoyé spécial à Cap Kennedy», Jacques Tiziou

La Mutation des signes – 119 – René Berger

LA SÉCURISATION PAR LE FOLKLORE pp. 185-187 L'information de masse nous propose une participation qui, quelque «dramatisée» qu'elle puisse être, n'est pas du même ordre que la perception. Tout en livrant l'univers en images à domicile, les mass media nous laissent sur notre faim. Susceptible de prendre toutes les formes, de répon­dre à tous les souhaits, l'image se dérobe au toucher, échappant au sens par lequel nous prenons originellement conscience à la fois des objets et de nous-mêmes, de notre réalité physique. La té­lévision en couleur augmente la participation sensorielle. Reste qu'un certain besoin de toucher subsiste.

Le besoin est d'autant plus sensible que la production industrielle agit dans le même sens que les mass media. Ce qui paraît de prime abord paradoxal. Supermarchés et drugstores regorgent de produits. Comment affirmer qu'ils se dérobent ? C'est plutôt d'étreinte qu'il faudrait parler. A la ré­flexion, l'étreinte est moins ferme qu'on ne suppose. Produits en série, les objets valent moins par leur singularité que par leur fonction. De surcroît, les conditions du marché sont telles que leur existence est aussi éphémère qu'instable. Pour accélérer leur circulation, l'obsolescence les voue au vieillissement prématuré, quand ils ne sont pas purement et simplement condamnés à la pou­belle après usage. Aussi assiste-t-on à ce phénomène combien surprenant les objets passent, l'image publicitaire reste. Tout en multipliant matériellement les objets, la production de masse fi­nit par nous lier au seul imaginaire de la marque.

Le formidable processus de folklorisation auquel nous assistons est un essai de remédier à notre sentiment de frustration. La chasse à l'objet authentique», la chasse à l'«objet qu'on touche» se déroule en tous lieux pour compenser l'expérience décevante de l'information et de la consom­mation de masse. N'est-ce pas quelque chose de ce phénomène que l'on trouve dans l'engouement toujours plus vif pour les antiquités�? Jadis confinées dans les villes, de préférence dans la partie ancienne, voici qu'elles fleurissent le long des grands axes routiers et dans les lieux touristiques. Tout se passe comme si la carcasse d'un fauteuil, la pierre dont on prétend qu'elle provient d'un chapiteau roman, la table garantie «Empire», avaient le pouvoir de nous restituer l'épaisseur du temps, de rendre tangible ce qui, dans la circulation accélérée des images et des signes, ne cesse de nous échapper. Mais les antiquités s'épuisent. Qu'à cela ne tienne, les objets authentiques, hors de prix, sont remplacés par les objets réputés d'époque, eux-mêmes remplacés par les antiquités faites de toutes pièces. Tel est d'ailleurs notre besoin de toucher que, pour pal­lier une frustration grandissante, nous n'hésitons pas à promouvoir au rang d'antiquité l'objet que la technologie moderne vient d'évincer : déjà l'on fait commerce de roues de char, de vis de pres­soir, et l'on ne s'étonne pas de trouver un falot tempête à côté d'une lanterne vénitienne. Menacés par l'irréalisation progressive que produit sur nous le changement accéléré, nous nous agrippons à tout ce qui est susceptible de retenir un passé saisissable. La cuillère en bois et la locomotive à vapeur entrent ensemble au musée. En investissant les objets d'une qualité monumentale, nous les rendons mémorables la mémoire qu'ils nous dispensent nous relie physiquement à la tradition.

La fonction folklorique a pour effet de désigner expressément les objets qui ont encore le pouvoir de stabiliser notre monde. Le bahut qu'on place à côté du poste de télévision conjure, par sa masse, par son poids, par son opacité, par l'éclat sourd de son bois, le film des apparitions qui se déroulent sur le petit écran sans jamais laisser de trace.

A la «réalité irréelle» qu'on allume et qu'on éteint s'oppose l'alentours qu'on touche et dans quoi on se meut. Opposition ou rapport complémentaire�? L'information a beau s'étendre à la planète et au-delà, nous restons attachés au fossile vivant qu'est notre corps, notre chair, notre sang. On comprend que l'outil le plus humble, le plus dérisoire, puisse devenir un «aide-mémoire», un en­gin pour rassembler, entre les images d'un passé irréel et les images irréelles du présent, ce qui subsiste pour assurer nos faits et gestes.

Ce n'est pas par hasard si le tourisme fait une telle consommation de folklore. Où qu'on aille, l'on est assuré tous les prospectus s'accordent sur ce point de voir des danses, des musiques, des cos­tumes, des groupes désignés expressément sous le terme de folkloriques.

La Mutation des signes – 120 – René Berger

On peut sourire de ces pratiques, on peut même soupçonner que les danses « authentique» ne sont guère plus que des «numéros» ; on peut même accuser telle «semaine sainte», tel «cortège de pénitents», telle «Passion» de ne plus être que des moyens de faire affluer les devises... L'important demeure.

Il est frappant de constater que le déplacement rapide produit le même effet d'irréalisation que l'information accélérée. Toutes proportions gardées, les danses folkloriques qu'on va voir près du Hilton ou au Club Méditerranée jouent symboliquement le même rôle que, chez soi, le bahut rus­tique à côté du dernier modèle de télévision en couleur.

Dans la mutation que nous vivons, le folklore exerce une fonction de régulation. Arrachés à des mœurs séculaires, précipités dans l'avenir à la vitesse d'un projectile, notre sort n'est pas si diffé­rent de celui des cosmonautes qui, arrachés à la pesanteur, se disloqueraient si leur cabine ne leur assurait un peu de l'atmosphère familière.

En pleine aventure cosmique, notre monde aménage sa cabine. Mais déjà se profilent les stations orbitales... Ne cédons pas à l'anticipation, d'autant que la comparaison est approximative. La folklorisation a pour fonction d'investir certains objets du pouvoir d'assurer matériellement et symboliquement la transition entre le monde qui s'éloigne et le prodigieux environnement de masse qui s'élabore.

Or la dimension folklorique ne se confond pas avec un continent perdu; elle est elle-même sou­mise au traitement de masse que subissent actuellement les signes. Nous voyons autant de folk­lore par le cinéma et la télévision que nous en «touchons» chez l'antiquaire, dans notre intérieur, au cours de nos voyages.

Aussi le caractère authentique que nous cherchons résulte-t-il moins de nos contacts avec cer­tains objets que d'une certaine idée de l'authentique (ou une certaine image) qui nous est donnée par les mass media. Nous courons donc le risque - c'en est un - de nous attacher plus à ce qui nous est désigné qu'à ce que nous avons personnellement les moyens d'élire. L'«authentique» menace d'être partout remplacé par le «typique».

La valeur des objets dépend moins des objets eux-mêmes que de leur spécification due à la pro­duction, à l'information et à la consommation de masse. La cuisine «typique», le château «typique», les danses «typiques», sont ceux qui sont effectivement «typés» par le guide, par le prospectus, par la publicité�; l'objet que l'on croyait enfin toucher se dérobe dans le jeu de miroirs des signes.

A la limite, l'investiture du prince de Galles est moins une cérémonie télévisée qu'un show dési­gné expressément comme «typique» par la télévision. La récupération du passé est une récupé­ration au second degré; le folklore est susceptible d'être codé; on le code.

Naît alors l'étrange soupçon que l'enseignement tout entier pourrait bien virer à son tour au folklore...

Station Mir

La Mutation des signes – 121 – René Berger

LA RÉALITÉ MANIPULÉE pp. 187-188 La croyance au Savoir, à la transmission du Savoir, à la distribution hiérarchisée du Savoir dé­couvre peu à peu son caractère mythique.

La connaissance n'est plus l'acte pur de la pensée�; pas davantage la science.

Tous ces termes, qu'on se plaisait à situer dans un ciel immuable, désignent en fait des manipula­tions terrestres qui varient considérablement avec les systèmes et les techniques de communica­tion- presse, radio, télévision, voyages. Nous sommes toujours dans un champ de pratiques.

A l'intérieur du champ aujourd'hui «activé» par les mass media se produisent des blocages, des décalages, des distorsions, des déphasages qu'on aurait tort de simplement identifier à un mau­vais fonctionnement. Comme s'il suffisait de rétablir l'état de choses ainsi que nous y invitent des idéologies sécurisantes.

Qui confierait le pilotage d'un avion au philosophe sous prétexte qu'il excelle dans la connais­sance générale ou, comme on aime à le dire, dans la connaissance fondamentale�?

Le tableau de bord de nos engins exige la révision de nos responsabilités.

Toutes proportions gardées, la télévision, la radio ou la presse, ne sont pas tellement différentes de l'avion.

N'est-ce pas maintenant qu'il s'agit d'interroger l'information de masse, de guetter les transforma­tions en cours, de débusquer les nouveaux modes de compréhension, de saisir ce qui nous échappe�?

La réflexion n'est plus assurée de ses balises elle doit prendre ses risques.

La Mutation des signes – 122 – René Berger

CHAPITRE VII DE L'UNI-COMMUNICATION A LA MULTI-COMMUNICATION

pp. 189-190 On peut trouver aventureux, sinon tendancieux, que j'aie préféré, à propos de la langue, le terme de «manipulation» à celui de traitement. Si la réalité se construit dans et par les moyens de com­munication, c'est qu'elle est toujours une activité sociale. L'on peut donc se demander - en tout cas la question ne peut plus être passée sous silence - si chaque langue ne répond pas à une stra­tégie et à des objectifs dont le propre est, pour chaque communauté d'usagers, de se distinguer de la stratégie et des objectifs des autres communautés. L'histoire, faite de combien d'histoires mul­tiples et contradictoires, nous le laisserait supposer. Langues et contenus sont beaucoup plus étroitement associés qu'on ne l'imagine.

On devine l'importance que revêt un tel soupçon au moment où les mass media s'étendent à la terre entière. Déjà les contenus culturels et les faits de civilisation, dont on a longtemps cru qu'ils étaient formés d'une pièce, laissent apparaître leurs lignes de soudure. Jusqu'aux institutions qui ont traversé victorieusement les siècles et semblaient promises à l'éternité ! «Les déclarations du magistère, même si elles sont des dogmes dans le sens strict du mot, ont besoin à nouveau d'interprétations», déclare le cardinal Doepfner, archevêque de Munich, au symposium qui réunit quelque cent quinze évêques à Coire en 1969.

Et même si, avec l'assistance du Saint-Esprit, elles contiennent une vérité qui défie le temps, c'est-à-dire une vérité qui est pour toujours objectivement valable, elles la formulent dans la lan­gue temporelle. Il s'agit là toujours de déclarations soumises à des conditions historiques, enfer­mées dans des concepts conditionnés par telle époque ou tel système et issus de certaines situa­tions concrètes ou d'un événement bien déterminé. C'est pourquoi elles expriment toujours la vé­rité d'une manière inadéquate, sous un certain angle, de façon morcelée, en considération de cer­tains aspects et en fonction d'un destinataire bien précis. Ainsi pour bien les comprendre est-il né­cessaire de bien connaître ce conditionnement.»1

A lire ces propos, on mesure le prodigieux changement qui est en train de s'accomplir. Si la Véri­té religieuse accepte d'être examinée en fonction de la langue temporelle qui la formule, en fonc­tion des conditions historiques dans lesquelles elle a été établie par des hommes et pour des hom­mes déterminés, bref, si le dogme lui-même est socialement le résultat d'un conditionnement, qu'advient-il du magistère laïque qui n'a ni l'excuse, ni le pouvoir, ni l'alibi d'en appeler à la Révé­lation? Qu'advient-il de l'autorité morale, politique ou intellectuelle qui prétend s'instituer au nom de principes dont la transcendance, prétendue, alléguée ou imposée, résulte en fait d'une organi­sation établie ? A défaut de Vérité, le magistère officiel correspond à la plus grande probabilité de certitude. Mais certitude par rapport à quoi�?

La transcendance est remplacée par la loi des grands nombres. C'est ce que l'on serait tenté de répondre si les phénomènes sociaux obéissaient aux seules lois de la physique. Mais les lignes de soudure qu'on aperçoit toujours mieux ne laissent plus de place au doute : la société n'est pas un phénomène «naturel»; sa définition se trouve dans des faits historiques bien déterminés. La struc­ture en classes et en castes (peu importe la distinction pour l'instant) est une évidence. La certi­tude dépend d'un Savoir-Pouvoir (ou d'un Pouvoir-Savoir) qui l'organise et la contrôle.

L'absolu de la transcendance, dans le cas de l'Église, ou de l'objectivité démocratique dans nos sociétés, passe par la contrainte sociale. C'est pourquoi les déclarations du cardinal de Munich sont si importantes.

Tout en ayant l'air de ne concerner que le dogme, elles éclairent en fait toute forme de savoir constitué et institutionnalisé. Sans vouloir tomber dans la démagogie - et même en gardant, ne fût-ce que par provision, l'hypothèse d'un Saint-Esprit qui présiderait aux destinées de la société - on est en droit de s'interroger sur ce «conditionnement». Mais n'est-ce pas plutôt un devoir�?

1. Cf. Le Monde, 9 juillet 1969

La Mutation des signes – 123 – René Berger

APERÇU DU CONDITIONNEMENT pp. 190-191 Même réduit à sa plus simple expression, l'examen du conditionnement social montre que la con­naissance, pour prendre le terme le plus large, qui recouvre aussi bien les notions de savoir, d'autorité que de vérité et de pouvoir, relève d'institutions, qui ne sont pas des lieux d'illumination collective, mais des entreprises humaines dont le but est de grouper des hommes pourvus de qua­lités déterminées en vue d'atteindre certains objectifs.

Qu'on le veuille ou non, la connaissance a donc statut d'entreprise. Non seulement elle relève d'autorités administratives et politiques, mais son existence et son fonctionnement dépendent de moyens financiers sous forme de crédits de construction, de fonctionnement, de développement, de promotion, etc.

Pour nous en tenir à un aspect, prenons le cas de l'Enseignement, qui est le moyen privilégié par lequel le Savoir-Pouvoir établit, maintient et transmet croyances, valeurs et comportements.

L'Entreprise de l'enseignement obéit à une stratégie qui comporte de nombreuses tactiques dont on trouve l'expression dans l'établissement des programmes, dans la formation des maîtres, dans les modalités des examens.

Système dont la complexité, savamment entretenue, nous est presque toujours présentée en fonc­tion de la complexité de la matière à connaître : l'univers et ses mystères. Mais qu'en est-il en fonction de sa finalité�? Dans cette perspective, la complexité se dissipe pour faire place à la simplicité.

Comme l'a fortement montré Friedrich Edding, qui dirige depuis sa création la section d'économie de l'enseignement» à l'institut de recherches pédagogiques de la société Max Planck, l'évolution statistique des dépenses nationales établit que les dépenses consacrées à l'enseignement croissent en proportion du produit national brut.

Ce qui n'a pas été sans provoquer maintes réactions�: l'idée qu'il puisse y avoir un rapport direct entre l'économie et l'enseignement souleva et soulève des résistances, aussi bien de la part des «idéalistes» (penseurs, moralistes et pédagogues), que de la part des «réalistes» (commerçants, industriels, hommes politiques).

Ce qu'on appelle pudiquement la «crise universitaire», qui continue de sévir un peu partout, s'en prend précisément à cette liaison, qu'il n'est plus possible de nier ou de méconnaître. Aussi convient-il de prêter attention à des chercheurs, tels Hellmut Becker, Christian Weizäcker 2, qui trouvent un écho sans merci chez un économiste tel Galbraith : «Les éducateurs ont la vanité de vouloir modeler le système d'éducation sur l'image qui a leur préférence. Il peut se faire que leur influence ne soit pas négligeable, mais la décision appartient bel et bien au système économique.

Ce que l'éducateur prend pour de la latitude, c'est ordinairement la latitude de se plier aux exigen­ces de l'économie.» (...) «Il est inutile de démontrer qu'aujourd'hui l'enseignement supérieur est largement adapté aux besoins du système industriel.»*

L'entreprise du Savoir-Pouvoir met à la disposition de l'Enseignement l'instrument à la fois de force et de prestige qu'est la Tradition. Par quoi il faut entendre l'ensemble des faits, des valeurs, des croyances qui sont tenus pour prépondérants et dont il s'agit d'assurer la transmission. Mo­dèle, au double sens du terme : exemple édifiant proposé à l'imitation, d'une part; système expli­catif, de l'autre.

Ainsi, tout système tend à ériger son propre conditionnement en état de fait. Seuls entrent en ligne de compte les objets, les faits, les relations qui sont compatibles avec lui les autres sont purement et simplement ignorés, rejetés ou occultés. Les choix auxquels procède le conditionnement pren­nent simultanément qualité de faits et de valeurs, le reste est tenu pour quantité et qualité négli­geables ou illusoires.

Les modalités du vrai et du faux sont moins reliées à la notion de vérité qu'aux exigences du sys­tème pour assurer son fonctionnement. A l'instar de l'ordinateur, le système tend donc à tenir pour seule réelle l'information qu'il est en mesure de traiter.

La Mutation des signes – 124 – René Berger

A la différence de l'ordinateur, qui ne se prononce pas, le système, lui, tend à prendre l'information qu'il traite pour l'ensemble de l'information selon un double mécanisme d'une part, les choix, les valeurs et les relations qu'il établit ont seuls qualité d'objectivité; d'autre part, cette qualité d'objectivité garantit en retour la validité du système.

A la limite, validité et vérité se confondent : l'asymptote réussit à devenir tangente�! Le condition­nement oublié - ou qui réussit à se faire oublier - le système débouche dans l'absolu ; le Savoir s'étend à l'universel; les principes et les normes échappent au temps�; le formalisme devient le vêtement visible du Pouvoir, des motards à la mitre, de l'uniforme du facteur à celui du soldat, de la manière de passer un diplôme à celle de se tenir à table.

Connaître le «conditionnement», la tâche n'est pas réservée aux évêques.

* S'interrogeant sur cet état de choses, l'auteur répond�: «il faut aussi y voir l'effet de la conviction profonde des actuels présidents de collèges universitaires que toute tendance regrettable peut être exorcisée par la solennité du discours. L'éloquence aurait autrement de peine à transférer des crédits du chapitre de l'industrie mécanique à celui des beaux-arts�! Pourtant, si vide qu'elle soit, cette rhétorique donne un aperçu du problème.» Ainsi l'exorcisme supplée la critique�; l'aveuglement prend les formes d'une cérémonie officielle. John Kenneth Galbraith, Le Nouvel État industriel. Essai sur le système économique américain, Paris, nrf Gallimard, 1968, coll. Bi­bliothèque des sciences humaines. p. 244, 376, 377

2. Voir en particulier Klaus Hüfner et Jens Naumann, Bildungsökonomie - eineZwischenbilanz. Ed. Ernst Klett, 1969

La Mutation des signes – 125 – René Berger

LA COMMUNICATION TEMPORELLE�: CONTAGION, GESTES, SYMBOLES LINGUISTIQUES pp. 191-198 Par quoi et quand commence-t-elle ? Par le sourire du nourrisson. Mais il y a d'abord ses pre­miers mouvements, ses cris, ses pleurs, ses gestes, ses bruits, ses mimiques. Communication par contagion, qu'on aurait tort de réserver à la prime enfance. Elle se poursuit au fil des années. C'est elle que nous pratiquons avec les êtres qui nous sont chers, avec nos proches�; sans excep­ter les animaux chiens, chats, chevaux�; elle s'étend jusqu'aux objets, comme l'atteste la secrète complicité qui nous lie à nos meubles, à nos bibelots, à nos souvenirs. Communication tout affec­tive qui se dérobe à l'analyse et qu'on est peu tenté d'analyser, même si elle joue un rôle prépon­dérant. C'est que son aire est limitée puisque, par définition, elle implique le contact. C'est aussi qu'elle appartient à l'intimité.

A partir du moment où cesse le contact commence la communication symbolique qui supplée à la distance par le moyen de messages dont la transmission a pour effet d'augmenter considéra­blement l'aire des échanges et d'activer le processus de socialisation. Ainsi se constitue la chaîne de la langue.

Il ne s'agit pas d'une progression linéaire. Tout comme se maintient la communication par conta­gion dans l'intimité de notre vie, la communication par gestes subsiste. Qu'on songe au rôle qu'a joué si longtemps, et pour combien de millions d'êtres, le salut hitlérien ou le salut fasciste�! Qu'on songe à ce qu'est, dans chaque milieu social, le jeu réglé des mouvements et des mimiques par lequel on s'annonce comme «membre à part entière ». Cérémonies universitaires ou sportives, réunions politiques ou mondaines, «ceux qui en sont» se reconnaissent; la manière de marcher, de s'aborder, de prendre un verre, de boire, de s'asseoir ou de parler, autant de signes d'identification plus puissants que la parole.

Quant à la langue proprement dite, «C'est vers 2 ans, note Piaget, que débute une seconde pé­riode qui dure jusqu'à 7 ou 8 ans et dont l'apparition est marquée par la formation de la fonction symbolique ou sémiotique. Celle-ci permet de représenter des objets ou des événements non ac­tuellement perceptibles en les évoquant par le moyen de symboles ou de signes différenciés : tels sont le jeu symbolique, l'imitation différée, l'image mentale, le dessin, etc., et surtout le langage lui- même. La fonction symbolique permet ainsi à l'intelligence sensori-motrice de se prolonger en pensée (...).

» Il s'agit toujours, comme y insiste Piaget, d'une construction qui procède par étapes, au terme desquelles l'enfant est en possession de son instrument.3

Comparée à la communication par gestes, dont peut à la rigueur se satisfaire la cellule familiale, ou le centre étroit, la communication linguistique permet d'émettre un nombre considérable de messages qui franchissent aisément de grandes distances et même les barrières du temps. Avec un nombre limité de phonèmes, la langue assure un nombre infini de significations. En décompo­sant la transmission en multiples unités, elle articule la pensée et précise les modalités des échanges.

Rappelons les six fonctions de base que distingue Jakobson.

1° la fonction «dénotative», «cognitive», référentielle qui oriente le message vers le contexte

2° la fonction «expressive» ou émotive centrée sur le destinateur et qui «vise à une expression di­recte du sujet à l'égard de ce dont il parle >

3° la fonction conative, centrée sur le destinataire et qui répond grammaticalement au vocatif ou à l'impératif

4° la fonction phatique qui sert essentiellement à «établir, prolonger ou interrompre la communi­cation, à vérifier si le circuit fonctionne»

5° la fonction métalinguistique par laquelle les locuteurs s'interrogent sur le code

6° la fonction poétique. 4

La Mutation des signes – 126 – René Berger

L'intérêt de ces distinctions est moins d'établir une typologie rigoureuse que de faire voir com­ment les fonctions «dimensionnent» ou « conditionnent» les messages. La langue ne reprend donc pas purement et simplement en charge la communication par gestes. Les « dimensionne­ments» auxquels elle procède constituent un nouveau système qui conforme le réel à sa nature. Ainsi naît la réalité-linguistique.

Chacune des fonctions que distingue Jakobson (on pourrait d'ailleurs en distinguer d'autres et d'autre manière) constitue une dimension de la réalité-linguistique, un peu à La manière dont chacun de nos sens dimensionne nos perceptions : l'orange est pour nous la combinaison d'une forme et d'une couleur (dimension visuelle), d'une odeur (dimension olfactive), d'une saveur (dimension gustative).

Même si les éléments sont hétérogènes, les uns aux autres - aucun rapport logique entre ce qui est vu et ce qui est touché par exemple - ils constituent finalement la totalité qu'est pour nous l'orange. De même, les éléments qui constituent un énoncé verbal, tout en se référant à des fonc­tions diverses, finissent par constituer, eux aussi, une totalité.

Le conditionnement interne de tout système implique que les pièces du système s'articulent entre elles. L'information «traitée» par la langue - nous l'avons déjà relevé - n'est pas toute l'information ; elle résulte des possibilités de programmation et des conditions de fonctionnement du système.

De surcroît - il faut sans cesse y revenir - les systèmes sont des produits artificiels que les hom­mes ont inventés et construits en vue de certains objectifs. La langue ne se borne pas, comme le laissent entendre les linguistes, à « re-présenter la réalité» au moyen de symboles, elle vise à pro­voquer, comme l'observent en particulier les sociologues, une prédisposition à l'action à venir. «La communication linguistique, comme toute communication, revêt toujours un caractère anti­cipatoire (...), elle devance en quelque sorte les événements.

Et l'information qu'elle fournit est une information en action et pour l'action à l'origine elle n'est ja­mais un «savoir pour le savoir».

Le néo-nominalisme, pour qui les mots sont essentiellement des étiquettes, est à rejeter : il ne rend pas compte de la fusion caractéristique de la théorie et de la praxis dans le langage, ni de ce que la fonction première de celui-ci est la compréhension-pour l'action et pas davantage du fait que le langage doit être envisagé en fonction de ses diverses utilisations».*

Tout système doit donc être considéré à la fois dans son économie interne et dans ce qu'on pour­rait appeler son «économie externe», c'est-à- dire dans ses rapports avec la société qui l'utilise. L'unité linguistique favorise l'unité nationale et réciproquement, à tout le moins le sentiment de la communauté.

Quand le Français dit «arbre», l'Allemand dit « Baum », ils opèrent l'un et l'autre selon un rituel différent. Loin d'être abstraite, la communication verbale correspond à une matière phonique que chaque langue traite différemment en rapport avec le système phonatoire des usagers�; d'où le sentiment de communion buccale et, plus largement, de communion physiologique qu'on retrouve chez ceux qui parlent la même langue.

Les concepts eux- mêmes, loin d'être purement abstraits, se constituent par un long apprentissage au cours d'expériences nombreuses et répétées avec ceux qui ont appris la même langue d'où le sentiment d'évidence naturelle qui se produit quand la pensée trouve à se formuler par les mêmes mots.

La langue finit par être plus qu'un instrument de communication, plus qu'un cadre de référence ou d'échanges, elle devient le lieu même dans et par lequel les usagers sont appelés à exister, une extension à la fois matérielle, physiologique et conceptuelle du corps social.

La force de cohésion propre à chaque système linguistique se renforce encore du fait que chaque système «s'oppose» à un autre non moins solidement structuré.

Tout comme le caractère différentiel semble bien être le fondement de la langue, le caractère différentiel semble aussi être le fondement des langues.

La Mutation des signes – 127 – René Berger

Opposition à la fois «économique» et technique, doublée pendant longtemps (aujourd'hui encore) d'une opposition axiologique. Ces traits se sont fortement accentués avec l'imprimerie, comme le fait observer Marshall McLuhan dans ses thèses à l'emporte-pièce

«Psychologiquement, le livre imprimé, prolongement du sens de la vue, a intensifié la perspective et le point de vue fixe (...).»

«Socialement, le prolongement typographique de l'homme a fait apparaître le nationalisme, l'industrialisme, les marchés de masse, l'alphabétisation et l'instruction universelle (...)»

«L'uniformité et le caractère répétitif de l'imprimé ont imprégné la Renaissance de l'idée que le temps et l'espace sont des quantités continues et mesurables.»5

La langue a longtemps constitué l'appareillage le plus perfectionné mis au point par les commu­nautés pour régler leur activité, mais aujourd'hui les nouveaux media qui se propagent sont en train de procéder à une «opération d'englobement».

Les fonctions de la langue sont elles-mêmes en train de changer. La vitesse et les modalités de la transmission transforment la communication.

* José L. Aranguren, Sociologie de l'information, Paris, Hachette, 1967, coll. l'Univers des con­naissances. N° 19, p. 31. A noter, même s'il s'agit d'une nuance, que les «utilisations » dont parle Aranguren ne se confondent pas avec les «fonctions» que distingue Jakobson. Le sociologue met l'accent sur la praxis que le linguiste tend, sinon à ignorer, du moins à considérer comme secon­daire

3. Jean Piaget, Psychologie et pédagogie. Paris, éd. Denoël, 1969, coll. Médiations N° 59, p. 51­52.

4. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale. Paris, Editions de Minuit, 1963, coll. Argu­ments N° 14

5. McLuhan, Pour comprendre les media, op. cit., p. 194-198 et McLuhan et Quentin Flore, The Medium is the Massage. An Inventory of Effects. New York. Bantam Books, 1967

La Mutation des signes – 128 – René Berger

LA TRANSMISSION DES MESSAGES pp. 198-200 Pendant des millénaires, les messages sont allés au pas du marcheur, tout au plus du coureur, au galop du cheval en cas d'urgence. Pendant des siècles, la communication se maintient pratique­ment en circuit fermé l'information circule peu et lentement son coût élevé la met aux mains des puissants qui ont seuls les moyens de l'émettre et de la recevoir.

Après l'invention de l'imprimerie, qui produit la première communication sérielle, la grande presse crée, vers le milieu du XIXe siècle, la première communication de masse. C'est à elle qu'est due la notoriété des exploits techniques, tel le vol de Louis Blériot le 25 juillet 1909 à elle qu'est dû, presque autant qu'aux pionniers, l'étonnant engouement dont l'aviation fut l'objet dès sa naissance.

Le téléphone permet pour la première fois depuis quelques décennies de converser personnelle­ment à distance : l'intonation, le débit, les accents font partie du message dont ils activent l'affectivité.

En transmettant, en 1912, les appels de détresse du Titanic, la radio provoque - l'expression s'est accréditée comme le phénomène lui-même - «une émotion considérable dans le monde entier». Ainsi le téléphone et la radio sont à l'origine, non seulement d'une accélération du message, mais d'un changement de la conscience réceptrice qui se découvre des dimensions et des modalités insoupçonnées auparavant.

Tout récemment enfin, la télévision convie quelque 600 millions de spectateurs à assister en di­rect au premier débarquement de l'homme sur la Lune. Depuis l'alphabet et le livre imprimé, la grande presse, la radio, la télévision bouleversent la communication mais c'est encore la photo­graphie, le cinéma, le magnétophone, le disque, le magnétoscope qu'il faudrait citer ; sans omet­tre l'automobile, l'avion, le tourisme qui sont à leur manière - nous l'avons vu - des mass media.

Trois remarques suffiront à faire le point�:

1° peu nombreuses, lentes et difficiles, les communications deviennent depuis un siècle très nombreuses, très rapides, au point qu'à la limite (et la limite est atteinte) l'événement et la vision de l'événement coïncident (compte tenu que le message télévisé se déplace à la vitesse de la lu­mière, 300'000 km/seconde, soit une seconde et quart pour franchir la distance de la Lune à la Terre…)�;

2° le nombre sans cesse croissant d'appareils de télévision, la diffusion imminente et généralisée par satellites, font que l'information est désormais susceptible de toucher le monde entier en même temps. Il ne s'agit plus d'une métaphore, à la manière des trompettes de la renommée qui, au dire des poètes, faisaient retentir la terre entière il s'agit d'une réalité techniquement au point�;

3° la multiplication des moyens de transport et l'abaissement du coût font qu'il est possible de se déplacer de plus en plus rapidement dans un rayon de plus en plus large. A la limite - il s'agit d'une situation encore hypothétique - on en vient à penser que la transmission des messages et la transmission des hommes s'opéreront de la même façon, à la même vitesse... «L'impossibilité de télégraphier, d'un endroit à l'autre, le modèle d'un homme, écrit Norbert Wiener, est due proba­blement à des obstacles techniques, en particulier à la difficulté de maintenir en vie un organisme au cours d'une reconstitution complète. Elle ne résulte pas d'une impossibilité quelconque de l'idée elle-même. Quant au problème de la reconstruction totale de l'organisme vivant, on a peine à en imaginer une plus radicale que celle subie effectivement par le papillon au cours de sa mé­tamorphose. «Si j'ai exprimé ces idées, souligne expressément l'auteur, ce n'est pas dans le désir d'écrire un récit d'anticipation scientifique avec la possibilité de télégraphier un homme, mais parce que cela peut nous aider à comprendre que l'idée maîtresse de la communication est la transmission des messages.»6

Ce qui donne toute leur résonance à ces propos tirés du même chapitre, Organisme et message : «l'individualité biologique de l'organisme semble reposer sur une certaine continuité de processus, et dans le souvenir que l'organisme possède de son développement passé. (...)

La Mutation des signes – 129 – René Berger

L'organisme s'oppose au chaos, à la désintégration, à la mort, tout comme le message au bruit.»

Toutes sommaires et partielles qu'elles soient, ces trois observations nous permettent déjà de dé­gager un phénomène important de même que la communication par la langue ne prolonge pas celle par le geste, de même la communication de masse ne prolonge pas la communication lin­guistique elle l'enveloppe dans un nouvel ensemble qui restructure le champ, les usagers et leurs rapports réciproques.

L'évolution n'est jamais linéaire elle procède en spirale, par paliers successifs, sinon par sauts.

6. Norbert Wiener, Cybernétique et société, op. cit., p. 128-125

La Mutation des signes – 130 – René Berger

LE DISCOURS : UN ITINÉRAIRE ACCIDENTÉ pp. 200 Quand j'assiste au lever du soleil et que je suis seul, je ne dis pas « soleil se lève» en général, je me contente de contempler le spectacle ma perception ou ma contemplation restent en deçà de la pensée formulée.

En revanche, quand je m'adresse à quelqu'un, quand je me mets en instance de communiquer (ce qui montre bien, soit dit en passant, le caractère d'intentionalité et d'anticipation de la langue sous sa forme large de collaboration sociale), je dis ou j'écris «le / soleil / se lève», choisissant les mots susceptibles de transmettre par leur assemblage la représentation mentale du lever du soleil.

En disant tout d'abord «le soleil», j'emploie un concept qui le distingue d'autres concepts (lune, ar­bre) simultanément, j'enchaîne trois syllabes qui découpent une «tranche» sonore, distincte d'autres tranches�: le / so / leil.

A cette première étape, différentes directions se proposent : le soleil est rouge le soleil brille - le soleil chauffe - etc. Mais, dès le moment où j'ajoute «le soleil se...», seules se dessinent les direc­tions compatibles avec la voix pronominale.

La correction de trajectoire effectuée, plusieurs suites possibles se présentent, telles : le soleil se couche, se lève, se cache, s'embrase, se ternit, etc. Si la phrase se poursuit par «le jour point», les probabilités de «se ternit», «se cache», diminuent au profit de «se lève» qui confine à la quasi­certitude.

La communication verbale procède au moyen d'opérations partielles et discontinues à l'intérieur d'un camp dont l'information est réglée par un facteur de probabilité.

A chaque étape du discours ont lieu une mise au point, une estimation et une visée qui permet­tent, d'une part, d'éliminer les trajectoires étrangères à l'objectif, de l'autre, d'assurer les relais pour l'atteindre.

Les relais sont donc constitués par des parcours intermédiaires qui, tout en s'écartant de la trajec­toire, finissent par conduire au but.

La transmission verbale obéit aux règles du tir indirect la représentation que véhiculent les mots et les sons n'est ni globale ni directe le code linguistique implique une suite d'opérations com­plexes qui s'accomplissent dans la chaîne parlée.

Ces considérations n'auraient qu'un intérêt théorique si les mass media n'étaient pas en train de changer fondamentalement la situation.

Encore faut-il comprendre que les modes de communication nouveaux ne se bornent pas à pren­dre la relève.

La Mutation des signes – 131 – René Berger

DU TRADUCTEUR A LA MACHINE A TRADUIRE pp. 200-205 «Le soleil se lèves». L'entente est immédiate entre usagers du français. Qu'en est-il quand on va à l'étranger�? Il suffit de changer de code�: «die Sonne geht auf» si l'on est en Allemagne ; «the sun is rising» en Angleterre ou aux États-Unis. On aurait néanmoins tort de croire à une simple opération de transcodage.

Chaque langue n'est pas seulement un ensemble de symboles obéissant à des règles�; elle est aussi un ensemble de comportements liés à des phénomènes physiologiques, psychologiques, économiques. C'est une opération difficile, qui exige un long apprentissage�; c'est une opération «coûteuse», à la fois par le temps et le travail qu'elle exige du traducteur, par le temps et le travail requis pour sa diffusion. Liée aux conditions culturelles, elle l'est non moins aux conditions socia­les et politiques. Paul Hazard observe dans La Crise de la Conscience européenne que l'hégémonie de la France entraîne au XVIIe siècle un rayonnement qui fera longtemps autorité dans tous les domaines : «Tant et tant que pour l'aristocratie intellectuelle de l'Europe, les traduc­tions ne sont même plus nécessaires, et que le français tend à devenir la langue universelle.»7

C'est également le genre de vie de la société française qui s'impose, non par pression, non par contrainte, mais par une sorte de mouvement qui entraîne un consentement universel. La langue «transcendantale» n'est pas seulement celle qui se répand et se promène dans toutes les catégo­ries, pour reprendre l'expression de Bayle, elle est beaucoup plus profondément le modèle de la communauté ou de la société européenne, «l'opinion leader» qui configure les faits, les gestes, et finalement l'histoire.

Faire l'histoire, expression grossière dans son approximation, mais qui met en lumière le fait que l'hégémonie politique tend à modeler à la fois les faits de civilisation et les faits d'expression. C'est aujourd'hui au tour de l'anglais de devenir la «langue transcendantelle» (au point que les billets d'avion, même à Orly, sont libellés en anglais, comme dans la plus grande partie du monde).

La primauté linguistique se traduit sur le plan de l'émission (ce qui est produit en anglais tend de plus en plus à être traduit dans les autres langues)�; sur le plan de la transmission (les États-Unis s'efforcent sans cesse de rendre leurs réseaux de communication plus denses, plus divers, plus rapides, plus efficaces), sur le plan de la réception (l'anglais multiplie les moyens de traduire ce qui est émis ailleurs et dont il y a lieu de tirer parti). Autant de pressions qui modifient les systè­mes environnants.

Etiemble a beau s'insurger, le franglais déferle irrésistiblement : après «week-end» déjà si fami­lier, c'est la vague des termes techniques à quoi rien n'échappe, de la gestion de l'entreprise à l'ordinateur en passant par la médecine. «Marketing», «management», «leasing», «time sharing», «stress», «check-up», «pacemaker», etc.

La traduction ne se borne pas à assurer le franchissement des frontières linguistiques; an ou science, elle est liée au sort global de la communauté ou du groupe qui détient le pouvoir de déci­sion et, partant, l'initiative politique, économique et sociale. En dépit de ce que laisse entendre no­tre tradition humaniste, on ne traduit pas seulement pour «connaître les chefs-d'œuvre étrangers», ou pour «délier son esprit», on traduit d'abord et surtout pour agir. La traduction, comme la lan­gue, répond à un besoin stratégique. Reste à voir comment elle répond au défi de notre informa­tion généralisée et accélérée.

Différents dispositifs et expédients ont été inventés, tel le Basic English. De quoi s'agit-il�? Cha­que langue comporte des énoncés en nombre infini, mais les relations auxquelles elle donne lieu sont en nombre limité, tout au moins dans une situation ou un ensemble de situations donnés. La «basification » consiste à mettre au point dans chaque langue un système de relations de base qui permettent de garantir au message circulant de l'une à l'autre le degré d'équivalence maximum déterminé à partir de la plus grande fréquence d'occurrences. Qu'il soit américain, français, alle­mand ou russe, le «basic» se prête particulièrement aux usages simples, à la traduction de mes­sages univoques tels les messages de type scientifique ou informatif.

La Mutation des signes – 132 – René Berger

A côté du «basic», la traduction simul- tanée semble avoir réponse à tout. On connaît ces installa­tions, fixes ou volantes, dont sont équipées les institutions internationales, l'ONU, l'UNESCO, le Conseil de l'Europe, ou que certaines maisons installent à l'occasion de conférences, de collo­ques, de congrès importants : d'un côté, à moitié dissimulées, les cabines des traducteurs; de l'autre, les écouteurs à boutons qui permettent aux participants de suivre l'exposé des orateurs dans leur propre langue.

Solution combien élégante qui permet théoriquement de supprimer les barrières linguistiques. A condition - et le terme revêt, pour qui a quelque expérience de la chose, une importance décisive- à condition d'avoir des traducteurs hautement qualifiés et de disposer d'installations techniques parfaitement au point.

Or, si celles-ci sont en général d'une «fiabilité» satisfaisante (encore que les pannes ne manquent pas !), ceux-là sont difficiles à trouver; leur formation et leurs services reviennent très cher. En­treprise mi-humaine, mi-mécanique, la traduction simultanée est réservée aux institutions ou aux entreprises qui en ont les moyens et qui s'en tiennent à un nombre limité d'interlocuteurs. Il est hors de question que son usage se généralise.

C'est sans doute pour remédier à ce caractère hybride que la cybernétique s'efforce de mettre au point la machine à traduire dont les premiers résultats sont à la fois déconcertants et prometteurs.

Théoriquement, le problème est simple. Supposons que l'on puisse confier à l'ordinateur toutes les probabilités d'occurrences d'un mot ou d'une suite de mots, il est évident qu'il sera en mesure de traduire sans défaillance; sous réserve que la mise en mémoire s'étende à tout le dictionnaire...

Il suffira alors d'appuyer sur le bouton; mais, contrairement au slogan de Kodak, qui ajoute «...nous faisons le reste», les chercheurs se sont rendu compte que la traduction est impossible sans une théorie «achevée» du langage et que celle-ci n'existe pas, du moins pas encore.

D'où l'élaboration de modèles opérationnels à laquelle ils travaillent.

Selon Melcuk, «la stratégie générale consiste en ceci : d'abord, à chaque mot de la phrase, on ap­plique toutes les hypothèses sur ses relations syntaxiques possibles - c'est-à-dire qu'on relie hypo­thétiquement ce mot à tous les mots auxquels il est susceptible, en principe, d'être relié.

On obtient ainsi un ensemble de structures hypothétiques�; ces structures sont systématiquement vérifiées du point de vue des conditions générales auxquelles doit satisfaire une structure syntaxi­que correcte dans la langue donnée.

Ces conditions jouent le rôle de filtres qui ne laissent passer que les structures correctes. On choi­sit comme structures correctes, seulement celles qui satisfont à tous les impératifs. Aussi appelle-t-on cette méthode la «méthode des filtres ».

Les chercheurs doivent mettre en évidence et formuler toutes les lois générales selon lesquelles sont construites les propositions dans la langue donnée. Un tel résultat se révèle fort intéressant pour la syntaxe «usuelle ».

De plus, l'algorithme général est, dans son principe, très simple ; il s'exprime par une série de lis­tes, énumérant toutes les conditions requises en vue d'une structure syntaxique correcte ; si toutes ces listes sont justes, l'algorithme général garantit une analyse correcte de n'importe quelle phrase, si complexe soit-elle, car toutes les structures possibles sont examinées.»8

7. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, 1, 1680-1715. Paris, Gallimard, 1968, coll. idées nrf N° 173, p. 86

8. Les renseignements dont je fais état sont principalement tirés de «Linguistique et traduction automatique», d'l. A. Melcuk, Revue internationale des sciences sociales, Linguistique et com­munication, vol. XIX, N° 1, 1967, p. 80

La Mutation des signes – 133 – René Berger

QUAND LA COMMUNICATION CHANGE pp. 205-210 Que se passe-t-il en effet quand l'information exige, comme c'est le cas aujourd'hui, de transmet­tre les nouvelles au plus grand nombre de destinataires, le plus rapidement et le meilleur marché possible? Elle peut augmenter et accélérer son rythme de production, augmenter et accélérer son rythme de distribution. C'est ce qui se produit avec la presse à grand tirage qui compte par mil­lions d'exemplaires et qui comprend - pour la plupart des journaux en tout cas - plusieurs éditions quotidiennes. Mais, si bas que soient le prix du papier et son poids, si rapides les moyens de transport (qui vont encore, notons-le, du vendeur pédestre au cycliste, au jumbo jet) la presse, comme le livre, reste un objet écrit qui recourt à une langue particulière et qui de ce fait est con­tenu par les frontières de cette langue. Certains journaux et périodiques remédient à cette situa­tion en publiant des traductions. Pour pallier la limitation des frontières linguistiques et la relative lenteur du message verbal, la presse recourt encore à la photographie.

Changement capital. La communication photographique est exempte de concepts�; elle propose une image globale dans laquelle, après un balayage rapide du lecteur, s'ébauche un message re­lativement diffus. Au contraire de la langue, qui s'articule en séquences et en phrases, qui se dé­veloppe donc dans le temps, l'image s'offre de prime abord comme un champ dans lequel nous pénétrons, non plus par étapes et par visées successives, mais par des opérations «d'ensemblification» et de mise au point quasi instantanées. Aussi le message photographique n'est-il jamais seul dans la presse�; une légende en explicite toujours la signification. D'une part, l'image a un impact qui agit presque instantanément sur le lecteur, à quelque communauté lin­guistique qu'il appartienne; de l'autre, le texte ordonne l'image selon l'intelligibilité propre à la lan­gue du destinataire. Il se produit donc, de l'image à l'imprimé et de l'imprimé à l'image, un double mouvement qui, à la fois, accélère la communication et la modifie. Nous sommes tellement ha­bitués au procédé que c'est à peine si nous nous rendons compte de certains de ses effets.

Cette photographie parue dans la presse rappelle singulièrement le thème de l'iconographie chré­tienne dans lequel on voit Jésus bénir l'un de ses fidèles ou le non moins fréquent Noli me tangere... Le titre de l'article fait table rase de nos réminiscences : «Université de San Francisco. L'aumônier embarqué avec les étudiants...» A l'occasion des nouveaux désordres qui se sont pro­duits à l'Université d'État de San Francisco, rapporte le journaliste, «parmi les arrêtés on remar­que l'aumônier du collège, Jerry Pederson, à droite sur notre photo, au moment où un policier l'immobilise en lui serrant le cou à l'aide de sa matraque.»

Or, si la presse prévient généralement les courts-circuits, la publicité en tire profit en ajustant communication verbale et communication graphique à ses propres fins. Demandez-vous, en ca­chant l'image, quelle est cette «brune légère pour vivre intensément». L'image découverte, la ci­garette vous donne la réponse. Dénotation et connotation se confondent : la cigarette au tabac brun devient la jeune fille aux cheveux bruns comme celle-ci se métamorphose en cigarette à la faveur de l'inscription équivoque en oblique et du saut que fait le jeune homme sous le coup de la révélation... On peut encore faire l'expérience du dessin humoristique dont on masque la légende et qu'on découvre après en avoir imaginé soi-même une. La communication graphique et la communication verbale ne résultent pas de l'addition des deux moyens; elles proposent effective­ment une communication d'un nouveau type dont les journaux, les magazines, les bandes dessi­nées, les prospectus, les affiches, les enseignes font amplement usage.

Qu'advient-il de l'information quand sa vitesse augmente au point de défier la traduction simulta­née et l'hybridation texte-image dont la limite est assez vite atteinte? L'accélération de l'information ne s'accomplit pas, comme on pourrait l'imaginer, par l'accélération de la production et de la diffusion des messages imprimés ou par l'accélération de la traduction : la communica­tion verbale et/ou iconique se transforme en image télévisée.

La visualisation cinétique au second degré produit un «téléenvironnement généralisé». C'est une mutation qui a lieu. On objectera que l'image, fût-elle en mondovision, ne change rien à l'autonomie du système linguistique.

La Mutation des signes – 134 – René Berger

La diffusion du premier débarquement sur la Lune, qui s'adressait en direct à quelque 600 mil­lions de téléspectateurs, a été commentée dans la langue de chacun des pays récepteurs. Prenons néanmoins garde à ce que nous en concluons�!

D'une part, c'est un fait que les images ont été les mêmes pour tous et qu'elles sont arrivées à tous les destinataires dans le même moment. D'autre part, c'est un fait que les commentateurs s'exprimaient chacun dans son système linguistique propre. En rester là serait néanmoins mécon­naître la nature nouvelle du fait qui émerge : quand un événement a une origine verbale, comme c'est ordinairement le cas, et comme cela a presque toujours été le cas jusqu'ici, tout ce qui a trait à cet événement est conçu, transmis, diffusé, expliqué, commenté en fonction du statut verbal qui lui a donné l'existence et qui s'établit dans et par la langue�; mais quand l'événement a, comme ce fut le cas lors de la transmission du débarquement sur la Lune, une origine télévisuelle, les lan­gues des récepteurs respectifs ne suffisent plus à en rendre compte et les images, débordant le traitement du commentaire, entraînent un nouveau statut du message dans lequel tout ce qui est conçu, transmis, diffusé, expliqué ressortit à l'image en mouvement qui en est le principe.

Traditionnellement, le commentaire s'est exercé presque exclusivement sur des textes : gloses, scolies, exégèses, interprétations, etc. En revanche, le commentaire télévisé s'exerce sur des images, à partir d'une information non préalablement «linguistifiée», et dont l'émission en direct met le commentateur le plus volubile, le speaker le plus délié, dans l'impossibilité de «verbaliser» au fur et à mesure.

Le phénomène est nouveau. Au dire des linguistes, les structures de la langue ne changent que fort peu, très lentement, et selon des modalités qu'elles doivent d'ailleurs plus à leur économie in­terne qu'à des actions extérieures : «Le système phonétique et le type fondamental sont conser­vateurs à l'extrême, observe Sapir, quoique les apparences y contredisent (...) Le désir de main­tenir le système, la tendance à contrebalancer une infraction à ce système par une suite compli­quée de transformations supplémentaires, dure parfois pendant des siècles, ou même pendant un millénaire...»9

On peut néanmoins se demander si les conditions des nouveaux media, en particulier les infor­mations visuelles, ne sont pas en train de modifier cet état de choses. A la télévision, c'est d'abord l'image en mouvement qui est le donné, et même si le commentaire continue de passer par les formes linguistiques, le spectateur suit l'émission, sans doute en accord avec les explications ver­bales, mais d'abord sur le fond continu des images auxquelles il est d'autant plus sensible qu'elles ne sont et ne peuvent être que partiellement verbalisées.

On l'a bien vu lors du premier débarquement sur la Lune qui a subi, on s'en souvient, plusieurs re­tards successifs. Dans tous les studios, les commentateurs ont eu à affronter des «blancs», des «trous» qu'on pourrait corn- parer à des pannes de programme et auxquelles ils n'étaient pas pré­parés. Et pour cause! Que s'est- il produit? La «machine verbale» s'est partout grippée, parfois emballée, les mots cherchant vainement, à force de répétitions, d'hyperboles, à combler l'attente devant l'écran béant : «Les images vont arriver d'ici à quelques minutes... Houston nous annonce un nouveau retard... Prenez patience... C'est la première fois dans l'histoire de l'homme... Exploit extraordinaire... Non, les images n'arrivent pas encore... etc.» devant l'écran d'autant plus dévo­rant qu'il restait vide... Et lorsque le pied, puis la jambe de Neil Armstrong sont apparus, les spea­kers les plus bavards ont tous peu ou prou imité celui de la TV polonaise «nous ne ferons aucun commentaire, l'instant est trop poignant».

A partir de quoi l'on se demandera si la langue, mise sans cesse au contact de l'image (d'une image, précisons-le, qui sort tout à fait de son rôle traditionnel d'illustrer un texte ou la parole), restera intacte. L'on peut difficilement se refuser à voir que les nouveaux moyens, en «englobant» le système en vigueur, transforment l'ensemble du champ de la communication. Les notions d'auteur», de «lecteur», voire de «public», qui suffisaient jusqu'ici, sont concurrencées par toute une série de nouveaux termes, «auditeur», «téléspectateur», «destinataire», «destinateur», qui attestent que la communication n'appartient plus exclusivement à l'écrit ou à l'imprimé.

La Mutation des signes – 135 – René Berger

Les problèmes qui la concernent relèvent d'une nouvelle approche que semblent mieux recouvrir encore les termes génériques d'«émetteur» et de «récepteur». Dès que le concept est confronté régulièrement à l'image, c'est l'occasion pour le téléspectateur de prendre conscience d'une cer­taine insuffisance du premier par rapport à la seconde.

La communication verbale se compose d'opérations discursives qui s'ajustent d'étape en étape; instrument de mise au point, le concept fonctionne à partir d'une situa- tion établie. L'image a non seulement un effet global, mais elle possède une qualité de sur- gissement liée à la situation en train de s'établir, avec tous les accidents qu'implique ce qui n'est pas encore accompli. Pensons à l'instant historique où, l'œil rivé à l'écran de télévision, le monde entier attendait d'assister au «splash down» d'Apollo 11, vainqueur de la Lune. Peu avant l'heure prévue, les images ont brus­quement cessé, «panne inexplicable», répétaient les speakers.

La transmission avec le navire Hornet soudain interrompue, des centaines de millions d'écrans ne furent plus qu'une agitation de petits points traversés de brusques éclairs, l'équivalent visuel de la «friture» radiophonique puis quelques parties se sont mises à griser, d'autres à s'éclaircir, et tout à coup l'on a vu que les ombres tremblantes se muaient en marins : la transmission était rétablie avec le Hornet.

L'image passe par un tout autre processus que la discursivité verbale. En opérant dans l'instant, par la distinction figure-fond, elle comporte une immédiateté qui prévient la dissociation du temps et de l'espace à laquelle procède la langue l'analyse linéaire est remplacée par l'impact global. «C'est au cinéma que l'impression de réalité est la plus forte. De fait, quiconque entre dans une salle obscure, perd le contact avec la réalité extérieure aussi bien qu'avec ses plus proches voi­sins, seul compte ce qui se passe sur l'écran», observe Christian Metz 10.

Le cinéma l'emporte sur la photographie parce que, selon l'auteur, il est seul à pouvoir «injecter, dans l'irréalité de l'image, la réalité du mouvement, et réaliser ainsi l'imaginaire jusqu'à un point jamais encore atteint». Mais quand le cinéma n'existait pas�? Question moins absurde qu'il ne pa­raît. Pendant longtemps, c'est au roman qu'on attribuait le mérite de réaliser l'imaginaire «jusqu'à un point jamais encore atteint», aussi longtemps tout au moins que dominait la communication verbale.

Si donc l'imaginaire trouve particulièrement à se satisfaire de nos jours au cinéma, selon Chris­tian Metz, ne convient-il pas d'observer qu'il s'agit, non pas de l'imaginaire en général, mais d'un certain imaginaire relié au medium particulier qu'est précisément le cinéma�? II n'existe sans doute pas plus de «réalité la plus forte» qu'il n'existe d'impression la plus forte» sinon à l'intérieur d'un système de communication déterminé. Il faut vraisemblablement en conclure que plusieurs sortes de réalité coexistent de nos jours. Et l'impression de la réalité la plus forte semble bien ap­partenir à la radio et à la télévision quand elles émettent en direct. Mieux vaut d'ailleurs renoncer à ce genre de comparaison.

Chaque système de communication a sa complexité propre qui contribue à la complexité géné­rale en cours.11

9. Edward Sape, Le Langage, introduction à l'étude de la parole. Paris, Payoi, 1967, coll. Petite bibliothèque Payot N° 104, p. 184-179.

10. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma. Paris, Editions Klincksieck, 1968, col­lection d'esthétique, N°3, chap. I.

11. Au sens cybernétique défini par Robert J. Van Egten dans Automation et cybernétique�: «La complexité d'un système n'est nullement fonction du nombre des éléments constitutifs, ni du vo­lume qu'il occupe dans l'espace, ni du nombre de dimensions de cet espace, mais bien du nombre d'états que peut prendre le système, ce qui revient à dire de la quantité d'informations que contient le système.» In Le dossier de la cybernétique, utopie ou science de demain dans le monde d'aujourd'hui�? Verviers, Ed. Gérard & Co., coll. Marabout Université, N° 150, p. 134.

La Mutation des signes – 136 – René Berger

CHAPITRE VIII UNE DIMENSION NOUVELLE : LA DIFFUSION DE MASSE

pp. 211-212 Une dimension nouvelle la diffusion de masse Au moment où les hommes mettent le pied sur la Lune - événement incroyable, inouï il y a vingt ans encore, tenu pour impossible pendant des mil­lénaires - journaux, magazines et speakers s'accordent à répéter : «la Lune vaincue..., victoire sur la Lune..., conquête de l'espace...» L'esprit guerrier se maintient dans un vocabulaire toujours vi­vace. Quelque exceptionnel que soit l'événement, il n'entraîne pas nécessairement des effets ex­ceptionnels.

Sa configuration reste liée aux conditions qui en assurent la transmission et en avalisent la con­naissance. Sa mise en forme implique moins une adéquation à la nouveauté de l'expérience qu'au modèle d'intégration en vigueur dont la langue est l'instrument privilégié.

«Dans bien des cas nous sommes amenés à voir dans la nature des entités agissantes fictives, pour la simple raison que la forme de nos phrases exige que nos verbes, s'ils ne sont pas à l'impératif, soient précédés d'un substantif. Nous sommes obligés de dire en anglais «it flashed» ou «a light flashed» (il y a eu un éclair), créant ainsi un agent it (cela), ou a light (une lumière) pour réaliser ce que nous appelons une action : flash (éclair).

Mais en l'occurrence l'éclair et la lumière ne font qu'un il n'y a rien qui fasse quelque chose, de même qu'il n'y a aucune action. Le Hopi dit simplement rehpi; il peut avoir des verbes sans sujet, ce qui donne à cette langue le pouvoir, en tant que système logique, de comprendre certains as­pects du Cosmos».1

D'où la conclusion, apparemment téméraire, de l'anthropologue américain : «Un changement de langue peut transformer notre conception du Cosmos.»

Notre savoir résulte finalement de la façon dont telle société établit les conditions dans lesquelles la réalité fait problème. Hors de cette positivité, les phénomènes n'existent tout bonnement pas ils n'ont pas de nom.

On aurait néanmoins tort de confondre positivité et réalité : la première est affaire de règles et de pratiques, au sens large, d'institutions elle recouvre ce «sur quoi l'on peut poser, compter, qui est assuré, constant» (Littré).

On peut dès lors se demander si l'avènement des mass media n'est pas en train de bouleverser les conditions de la mise en forme du savoir et, partant, notre savoir.

Un changement de langue a peut- être déjà commencé à l'échelon planétaire. Déjà les «aberrations» échappent à la répression déjà les «dévia- tions» indiquent de nouvelles voies.

Apparaissent des phénomènes qui, pour être «fuyants», n'en sont pas moins décisifs, phénomènes «pré-, inter-, para- ou infra-scientifiques» dont le propre est de se dérober à l«objet de connais­sance» et au savoir établis.

A l'intérieur de la société se multiplient les groupes et les individus <(aberrants» que la société ignore, ou tolère, pour les «découvrir» ou les réprimer selon les circonstances.

Il ne s'agit pas d'ouvrir la recherche à n'importe quelle fantaisie ; il s'agit de ne pas la fermer à ce qui échappe à la positivité en cours.

1. Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, les origines de la sémiologie. Paris, Edi­tions Denoël, Gonthier, 1969, coll. Médiations grand format, p. 204

La Mutation des signes – 137 – René Berger

UNE EXPÉRIENCE INTERSTITIELLE EN RENTRANT DU MIDI pp. 212-219 C'est par millions que Français et étrangers circulent en voiture aux mois de juillet et août. Ce qui est, pour le gouvernement français aussi bien que pour la gendarmerie, l'objet de nombreux «problèmes».

Mais, pour ceux qui «remontent de la Côte» par exemple, que se passe-t-il ? Apparemment rien de plus que le voyage qui conduit les «vacanciers» de la mer à leur domicile, disons de St-Tropez à Genève, par des routes secondaires (en partie), ou nationales (la fameuse N7 jusqu'à Avignon) halte pour voir l'exposition du Festival ; nuit dans un motel pour couper le voyage départ le lende­main par l'autoroute jusqu'à Valence de nouveau la nationale en direction de Grenoble...

A ce point, le lecteur se demandera s'il ne s'est pas trompé de feuillet, ou l'auteur de direction. Que vient faire ici cette évocation, si c'en est une, et dont il n'a, lui, que faire ?...

C'est juste, et je m'en excuse mais il est difficile d'aborder les lisières de la positivité sans changer d'écriture. Telle qu'elle se pratique d'ordinaire, celle-ci situe en effet d'emblée la pensée à un ni­veau d'«objectivité» qui répond au découpage en «problèmes» et dont la fonction est précisément de transformer la matière éparse en «objets».

Or, ce qu'il convient d'interroger, c'est moins ce que retient notre découpage en objets et en pro­blèmes que ce qui passe au travers et à quoi je donne, pour cette raison, le nom d'expérience in­terstitielle. Au risque de certaines notations que d'aucuns prendront pour des excentricités.

Le dos bien calé contre le dossier, je regarde l'asphalte gris que partage la ligne jaune au milieu de la chaussée. De part et d'autre de la voiture apparaissent des arbres, des rochers, et beaucoup de panneaux que je me mets à observer plus assidûment quand vient l'heure du déjeuner...

Pour le moment, j'aime à poser les yeux sur les pins, les chênes-lièges, les genêts. Encore soixante-dix kilomètres jusqu'à Avignon il fait chaud je consulte de temps en temps le compteur de vitesse quatre-vingt-dix, cent, cent dix je suis bien dans la limite prescrite et qui m'est rappelée tous les deux ou trois kilomètres, je crois.

Ce qui n'empêche pas plus d'une voiture de me dépasser, et moi de m'indigner en prenant à cha­que fois ma femme à témoin... A quoi bon limiter la vitesse ? Il faudrait un système de sur­veillance beaucoup plus efficace... C'est comme ça qu'on provoque les accidents...

Ai-je vérifié l'huile avant de partir ? Et l'eau ? A voir quand je ferai le plein sans trop tarder d'ailleurs ; l'aiguille indique que la réserve est près de s'épuiser. Je n'ai pas fait vérifier les pneus non plus insouciance.

Et pourtant il a fait chaud à St-Tropez. Brusquement je me souviens de l'horrible accident que nous avons vu l'année précédente tout près de Brignolles deux voitures embouties, les morts sur la route je n'ai pas osé regarder en passant.

Le moteur tourne, une bonne petite voiture, cette 204.

«Tu voudrais des fruits?» C'est à ma femme que je m'adresse. Voilà un moment que défilent les étalages de pêches et de melons au bord de la route...

Menus faits, combien insignifiants, que pourraient aussi bien énumérer cent mille, deux millions, cent millions d'automobilistes, avec des variantes, bien sûr, en remplaçant par exemple les pins par des cactus, les chênes-lièges par des lions ou des éléphants (pourquoi pas�? Le safari est de­venu article de consommation), ou par les stations d'essence...

Mais c'est cela, précisément, qui compte l'expérience que font des centaines de mille, des mil­lions d'automobilistes de façon quasi permanente sans qu'aucun éprouve vraiment le besoin de lui accorder une attention particulière et dont aucun ne garde de souvenir (à part les arrêts, pique-ni-ques, déjeuners et, soyons justes, les «curiosités» qu'on a visitées).

Se dissolvent les gestes semi-automatiques, les mouvements de pensée, décisions, réflexions, les sentiments, les observations, tout le mécanisme de la conduite, qui nous occupe des heures du­rant :

La Mutation des signes – 138 – René Berger

regarder le tableau de bord, appuyer sur l'accélérateur, freiner, embrayer, débrayer, ralentir au virage, redresser la voiture, regarder dans le rétroviseur, contempler le paysage, faire le plein d'essence, tourner le bouton de la radio, écouter les nouvelles («Moyen-Orient, la situation s'aggrave un nouveau raid des Égyptiens sur le canal de Suez riposte israélienne») ; le bavardage dans l'automobile ; toute la gesticulation qui met en œuvre muscles et réflexes pour interpréter les signes et les signaux : on veut me dépasser... serrons à droite... devant moi, une file, il faut ralentir... ai-je la place pour me lancer�?... tout le comportement automobile qui est à la fois une suite d'actions spécifiques, innombrables et sans cesse répétées, une série de visions, non moins innombrables et répétées, visions à longue distance quand je me laisse aller à contempler le pay­sage ou à rêver à moyenne distance quand j'observe la circulation, à distance courte quand je vé­rifie les indications du tableau de bord.

Jusqu'au bruit du moteur qui m'accompagne durant des heures, jusqu'au bruit des autres voitures, des coups de klaxon, du crissement des pneus, parfois des coups de freins, qui se dissolvent...

N'y a-t-il pourtant pas quelque chose de notable dans le fait qu'au volant nous utilisons tous le même formulaire de gestes, selon les mêmes principes ?

Nous avons tous droit aux mêmes possibilités : avancer, accélérer, ralentir, dépasser, reculer; nous subissons les mêmes contraintes capacité du moteur, limitation de la vitesse, priorité de droite, arrêt au feu rouge.

Les comportements ont beau varier de cas en cas, les conditions dans lesquelles ils s'exercent sont identiques. En tant qu'automobiliste, chacun de nous met en œuvre des gestes, des pensées, des réponses, des choix, des orientations, des manœuvres du même ordre.

Est-il dès lors déraisonnable de penser que s'élaborent en nous, sinon un langage, du moins une expérience et un cadre de référence dont le propre est de se distinguer de l'expérience et du ca­dre de référence non automobile�?

Certaines expressions, «feu vert», «embrayer», «débrayer», etc., sont déjà passées dans la lan­gue, mais il se pourrait que l'action du comportement automobile soit beaucoup plus profonde et que notre «positivité» de piétons ou de sédentaires soit en train de se modifier.

Que se passe-t-il quand on roule sur l'autoroute d'Avignon à Valence et qu'on cesse comme na­guère de traverser Orange (disparu l'Arc de Triomphe...), Montélimar (plus d'odeur de nougat, si­non ce qui reste attaché au nom lui-même dessiné en lettres blanches sur le panneau bleu) et que, l'autoroute abandonnée à Valence, on découvre que les noyers se sont substitués d'un seul coup aux pins et aux chênes-lièges (disparues, aussi, les cigales).

Dans cette expérience interstitielle (on traverse les localités, sans s'y arrêter), que deviennent en­core ces informations en marge que sont prairies et maisons dont aucune ne se constitue en objet ? A l'espace qu'on arpentait depuis des millénaires se substitue la vision fuyante de l'homme qui roule.

Comble du paradoxe, l'existence de la route semble plus explicite sur la carte qu'au volant C'est de cette connaissance effleurée, traversée, effilochée, mouvante qu'est faite notre expérience d'automobilistes.

Même si elle ne se distribue pas en «objets», en «problèmes», comment ne pas en tenir compte puisqu'elle nous concerne tous au plus profond de nous-mêmes ? Nous apprenons à conduire comme nous apprenons à parler. Les règles de la circulation ne sont pas sans analogie avec cel­les de la syntaxe.

Peut-on aller jusqu'à dire que le trajet que l'on effectue en voiture, avec tous les choix qu'il pro­pose à chaque manœuvre, rappelle la construction d'une phrase, avec la probabilité des choix qui s'opèrent terme à terme ? Mettre en mouvement la langue, les lèvres, les muscles du visage, arti­culer la colonne d'air du larynx aux lèvres, n'est-ce pas un peu ce que fait l'automobiliste quand il manœuvre le levier de vitesse, les freins, les phares, quand il appuie du pied sur l'accélérateur, quand il klaxonne, quand il observe la route pour dépasser ?...

La Mutation des signes – 139 – René Berger

L'automobiliste communique avec les panneaux routiers dont les messages «répondent» à son passage et inversement.

On objectera qu'il n'y a pas de comparaison entre la communication automobile, relativement simple, et la communication linguistique, infiniment complexe.

Pourtant, la situation évolue. Le changement qui s'amorce pourrait se formuler en gros dans la question suivante : si toute communication s'accomplit au moyen d'un code, ensemble de règles et d'échanges qu'on apprend, tel le code linguistique, n'y a-t-il pas au principe de tout code un en­semble de dispositions, de gestes, de manoeuvres, de pratiques, bref, un ensemble d'opérations communes qui tiennent nécessairement aux conditions les plus habituelles dans les quelles on vit�?

Tout code implique donc l'existence d'un autre code, moins explicite, qui lui sert de support, de lieu d'exercice, de champ de manœuvres.

Codes-gigognes qui mettent en lumière l'interdépendance de notre physiologie et de notre psy­chologie- nos mouvements, nos déplacements, nos façons de manipuler les objets, nos façons de marcher, de nous adresser à autrui, d'établir des rapports avec nos semblables, nos façons de rouler, de téléphoner, de télégraphier, d'écouter la radio, de regarder la télévision, de prendre le train, l'avion.

Notre connaissance tout entière (conceptuelle, verbale et non verbale) se trouve initialement et fi­nalement reliée au processus de communication dont les conditions nous échappent d'autant qu'elles sont plus banales.

Mais l'enchaînement d'un code à l'autre n'est pas causal il s'agit toujours d'un conditionnement complexe. C'est pourquoi il est si difficile de changer.

Quoi de plus simple, à première vue, que de passer des francs «légers» aux francs «lourds» ?...

Voilà plus de dix ans que la mesure a été décrétée sans que les Français réussissent à diviser une somme par cent Jusqu'aux termes de «légers» et de «lourds» qui attestent, plus que la difficulté de l'opération, la résistance des usagers !

C'est que le franc lourd n'est pas la centième partie du franc léger, ou plutôt, il ne l'est qu'en appa­rence, dans la mesure où l'on tient le code monétaire pour un système isolé. En fait, le code «franc léger» s'articule sur une multitude d'autres codes, physique, physiologique, psychologique, esthétique, qui constituent la «profondeur codée» ; il s'enracine dans un espace, dans un temps, dans un ensemble d'institutions, d'actions, de faits et gestes qui résultent d'une expérience sociale prolongée.

Ce n'est pas l'effet du hasard si le système métrique a fait table rase de l'Ancien régime : le code décimal exige une autre façon de vivre et de penser*. Les changements de codes impliquent des changements de structures.

Parlements, bâtiments officiels, parviennent de plus en plus difficilement à faire front aux messa­ges des ondes hertziennes, à la circulation des voitures sur la terre, à la circulation des avions dans le ciel...

«Une façade lisible à grande vitesse a été édifiée en utilisant les pare-soleil dont nous avons ac­centué l'effet cinétique par l'emploi du bleu et du rouge appliqué en dégradé», déclare Georges Patrix 2 à propos de l'usine Pernod qui a été construite en bordure de l'autoroute de Marseille.

Usine ou mairie, le fait est que tout bâtiment est aujourd'hui à la fois un édifice, stable par défini­tion, occupant une portion fixe d'espace, et une «surface de passage», liée au mouvement des vé­hicules qui la modifie selon la vitesse.

Aussi convient-il d'être particulièrement attentif à ces «phénomènes» qui, tel celui de l'automobile, n'ont pas encore de nom, et dont certains artistes prennent conscience. «La vitesse, dans notre civilisation moderne, note Vasarely, nous gagne et nous subjugue nous vivons dans le fulgurant, le foudroyant.

La Mutation des signes – 140 – René Berger

Il était donc indispensable de soumettre l'œil à des agressions de plus en plus vives, de plus en plus intenses.

C'est ce que j'ai fait dans mes œuvres. Lorsque le premier être vivant a commencé à quitter la mer pour ramper sur la terre, il y a des millions d'années, il a subi l'agression des rayons ultravio­lets et son organisme a dû s'adapter de façon à pouvoir se protéger et subsister.

Nous sommes devant un problème analogue aujourd'hui, échapper à l'attraction terrestre pour al­ler vers d'autres planètes implique l'utilisation de la vitesse et les agressions qui s'ensuivent.

» C'est cette réalité nouvelle qu'il nous faut faire passer dans la peinture. C'est à ce niveau seule­ment qu'il peut y avoir signification cosmique, non à celui d'une quelconque représentation.»3

Or de nos jours, le déplacement des objets, la circulation des messages et des passagers, plus en­core la circulation de l'information qui, pour la première fois, rivalise avec la lumière, boulever­sent la situation et ébranlent le système tout entier.

D'une part le savoir établi se révèle moins établi qu'il ne paraissait de l'autre, les innovations et les découvertes le mettent en défaut et au défi.

Des phénomènes émergent auxquels rien dans son organisation ne nous préparait à faire face, ni même à soupçonner qu'ils émergeraient. Hier encore symbole du progrès, l'automobile est en train de nous asphyxier.

Phare de notre société industrielle, l'usine empoisonne l'air, l'eau, les plantes, les animaux. «S.O.S. survie», on en est à dénoncer les méfaits du «croissez et multipliez !», à proclamer : «Popollution your baby» Fait plus grave, non seulement la positivité en cours nous empêche de voir les changements qui se préparent**, mais elle continue de façonner une structure mentale qui nous empêche, les ayant vus, de les considérer.

A la dimension écologique qui est devenue nôtre s'opposent encore trop d'écrans culturels.

* C'est l'expérience éprouvante que les Anglais viennent de commencer en introduisant la déci­malisation de la livre sterling

2. «Georges Patrix : le chantre du design». Les Nouvelles Littéraires, 24 juillet 1969

3. Jean-Louis Ferrier, Entretiens avec Victor Vasarely, Paris, Ed. Pierre Belfond, 1969, p. 58

** «... Une planète abandonnée au pullulement vorace de 7'000 millions d'habitants en l'année 2'000...» d'après les projections (hypothèse moyenne) du service compétent des Nations Unies (Cf. Courrier de l'Unesco, février 1967, p. 12 Jean Fourastié, Regards sur la population mondiale d'après-demain)

La Mutation des signes – 141 – René Berger

«L'ACCIDENT N'EST PAS ACCIDENTEL» (CANDAU) pp. 219-220 Six millions de blessés et cent cinquante mille morts en 1969. L'on s'étonnera peut-être de ces chiffres c'est que l'accident (problème ? phénomène ?) montre à l'évidence l'état de «non- évi­dence» dans lequel nous restons enfermés. La constatation dépasse de loin le cas de l'automobile, qui nous sert ici de loupe. Pour être moins spectaculaires, les accidents culturels ne sont peut-être pas moins dommageables ; mais les statistiques font défaut. Revenons donc à l'automobile. Tel que nous le considérons, l'accident peut brièvement être caractérisé comme un événement malheureux, que l'on tient pour imprévisible et qui, selon sa gravité, fait figure soit de fait divers, quand il s'agit de dégâts matériels ou de peu d'importance, soit de catastrophe, quand les victimes et les dommages sont importants ou nombreux, ou les deux à la fois.

Alors qu'on admet une certaine probabilité pour les heurts de carrosseries, bris de glaces, de pha­res et autres faits divers, l'accident, lui, se personnalise : «Qui est fautif ? Lequel des deux roulait trop vite ? Qui est coupable d'avoir bu de l'alcool ?» Mais dès que l'événement atteint la dimen­sion catastrophique, ni la probabilité, ni la responsabilité ne sont senties comme des facteurs suf­fisants, c'est à la fatalité qu'on fait appel, fatalité tenue pour une force à la fois surhumaine, obs­cure, malveillante et qui frappe aveuglément d'où le sentiment de destin qui lui est associé et qu'on retrouve dans les formulations courantes «tragédie fatale», «fatalité tragique», «tragédie de la route», «la route qui tue», etc. Hors ce cas extrême, l'accident est ressenti comme quelque chose qui n'aurait pas dû se produire et donc - c'est le corollaire - qu'on aurait pu ou dû prévenir. Ce qui signifie expressément que dans notre esprit existe et subsiste l'idée d'une circulation dont le propre serait d'être exempte d'accidents. En dépit de ce que nous vivons quotidiennement, en dépit des statistiques, nous entretenons une conception, non pas tant utopique qu'idéale - c'est en quoi elle est pernicieuse - qui nous accule aux contradictions. D'une part, nous «punissons» le ou les fautifs, ce qui permet de localiser, de personnaliser, de dater, et par là même d'isoler le mé­fait, de le tenir en quelque sorte pour non- essentiel, pour «accidentel» : de l'autre, les assurances fixent le montant des primes, non pas sur l'idée qu'elles se font de la circulation, auquel cas elles iraient à la ruine, mais sur les statistiques qui font de l'accident une partie intégrante du phéno­mène automobile.

Alors que chaque week-end compte un pourcentage certain de morts et de blessés, nous conti­nuons de croire à l'imprévisible, à la fatalité, aux concours de circonstances («s'il était parti une minute plus tôt», «ou plus tard,,.») nous continuons d'utiliser le concept d'accident avec ses con­notations étymologique et mythique (l'étymologie suggérant le fortuit le contingent, par opposition à ce qui se produit nécessairement ou de façon intentionnelle le mythe suggérant pour sa part que ceux qui s'installent au volant contractent simultanément l'«essence automobiliste», et les réflexes requis) ; nous continuons de croire à l'exorcisme que constitue la punition de ce que nous conti­nuons encore d'appeler «inattention», «fautes de conduite», «excès de vitesse», «infractions au code de la route», tout en recourant au système des assurances qui monnaient purement et sim­plement morts, blessés, dommages et fautes*.

Or nous participons de plus en plus à une «connaissance automobile», j'entends, sans jouer sur les mots, à la fois une connaissance qui utilise les véhicules modernes, de l'auto à l'avion, de l'avion à l'émetteur de télévision, et une connaissance qui se meut de soi-même, dont le propre est le mou­vement. Dès lors n'est-il pas à craindre que la circulation du savoir ou de la connaissance com­porte des accidents dont les traumatismes ne sont pas moins dangereux que ceux dus aux acci­dents de la route ? A craindre que l'éducation, qui en reste aux structures périmées, soit à l'origine des névroses dont les effets se multiplient sous nos yeux ? La comparaison n'est pas «accidentelle». N'est-il pas singulier de constater avec quel soin nous continuons de «personnaliser» certaines idées, certains faits ? Quelle est la première œuvre impressionniste ? Qui a utilisé pour la première fois le vers libre ? Le besoin de localiser, le besoin de dater, utiles dans une perspective linéaire de l'histoire, ne semblent plus guère de mise quand les phénomènes se manifestent moins comme des points dans un système de coordonnées que comme des forces qui se propagent dans le milieu social et qui, sans pour autant répudier l'originalité de l'artiste, doi­vent être étudiés à l'intérieur du processus de la diffusion et de la réception.

La Mutation des signes – 142 – René Berger

C'est que nos comportements sont configurés par des schèmes qui ne sont ni aperçus, ni sentis comme tels, et qui agissent à la manière des «lois» établies par la Gestalttheorie : les figures prennent forme sur un fond, et grâce à lui. Que le rapport s'altère, que les termes basculent dans un sens ou dans l'autre, apparaissent alors des figures dites ambiguës, qu'on ne peut voir sans ma­laise, et dont on se détourne quand elles deviennent impossibles.

De nos jours, les phénomènes émergents multiplient les situations ambiguës et impossibles d'où les sentiments de déchirement, de rupture, d'écartèlement que nous éprouvons, accompagnés à la fois de souffrance, d'irritation, d'impatience devant les malentendus, les divergences, les gaspilla­ges, les dispersions, les retards, les mesures rétrogrades, les manœuvres dilatoires et contradic­toires. L'écartèlement ne provient-il pas de ce que nous continuons de juger en fonction de réfé­rences fixes alors qu'elles se sont mises en mouvement ?

Ce qui substituerait à l'image d'un objet en instance de rupture celle, plus difficile à conserver, de forces qui se doublent, se croisent, la «réalité» devenant elle-même mobile. Et même si l'analyse a besoin de parler de «situations», de «problèmes», de «positions», tous termes impliquant un point de vue statique, il se pourrait qu'aujourd'hui ces termes doivent être «dynamisés».

L'examen du comportement nous montre que la «banalité» de la conduite est faite de conditions communément acceptées. A la lumière de l'accident, il nous montre comment nous restans assu­jettis à des schèmes dont les contradictions ne sont pas près de nous inquiéter.

Je ne vaudrais pas laisser entendre, que j'assimile le rôle de l'artiste à celui de l'assureur !... Mais il se pourrait bien que la société, sans même s'en rendre compte, investît l'artiste d'une charge pour le moins aussi importante et qui consiste à prévenir des «accidents» peut-être plus graves que ceux de la circulation automobile, autrement que par un systèmes de primes

* N'est-il pas singulier de constater aussi que notre sens de la catastrophe varie selon que les vic­times sont successives ou simultanées, éparses ou rassemblées ?

La Mutation des signes – 143 – René Berger

DE LA TERRE A LA LUNE : UN VOYAGE COLLECTIF pp. 220-228 L'événement que l'humanité a vécu dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969 est d'une telle importance qu'il faut passer outre à la crainte ou au scrupule qu'on pourrait avoir de «tirer parti de l'actualité». Crainte et scrupule qui restent, soit dit en passant, tributaires des attitudes mentales que j'ai déjà dénoncées. En quoi et pourquoi la chute de Byzance, le changement cadastral au XVIIIe siècle, ou même l'évolution de la culture et de l'industrie au XIXe siècle font-ils d'emblée «sérieux» et se proposent-ils d'emblée comme sujets de thèse sinon parce qu'ils sont accrédités ? Par qui ? Au nom de quoi ? Faut-il donc attendre une décennie, le recul du temps, pour aborder les effets du débarquement sur la Lune ? Même s'il est puéril d'affirmer qu'on peut tous les dénombrer, il faut au moins commencer par retenir ceux qui se dégagent. Or c'en est fait maintenant de l'idée que la Lune soit une déesse - depuis longtemps sans doute - qu'elle s'appelle Astarté, Istar ou Séléné c'en est fait de l'idée qu'elle exerce une influence magique ou qu'elle soit, selon les Vedas, «le monde... où l'on reçoit la récompense des bonnes œuvres faites sans avoir renoncé à leur fruit», mais que «cette récompense n'a qu'un temps fixé, ajoutent les Védas, après lequel on renaît dans un monde inférieur...» c'en est fait qu'elle soit, comme chez Dante, «le séjour de la Virginité...», ou, plus simplement, la compagne de notre en- fance, qui marche du même pas, qui s'arrête en même temps, qui nous envoie ses rayons quand on a les yeux mouillés... La mythologie a vécu. Jusqu'à la mythologie familiale : «Tu veux la lune ?»... Tout ce qui faisait d'elle un être, une force, un symbole surnaturels, par définition hors de notre portée, n'est plus. Avec Neil Arms­trong, nous avons tous mis le pied sur la Lune. Tel est le premier renversement.

Deuxième renversement : même si la technologie moderne était allée, dans la foulée de Jules Verne, à l'extrême pointe de l'imaginable, nul n'était vraiment prêt à croire qu'elle réussirait à ar­racher à la Terre une masse de 43'863 tonnes (alors qu'on en était à discuter, il n'y a pas si long­temps encore, de l'avenir des plus lourds que l'air), de propulser cette masse dans l'espace sur près de 360'000 km en déjouant les embûches de l'attraction, de déposer la partie habitée de cette masse sur la Lune et de la ramener sur la Terre, ceci avec trois hommes à bord en guise de pion­niers, de héros et de greffiers, l'exploit homologué portant les noms d'Armstrong, d'Aldrin et de Collins. Que le voyage ait eu lieu, qu'il ait eu lieu selon la trajectoire et les points choisis, qu'il se soit déroulé aux heures, aux minutes, aux secondes prévues, que l'homme ait pu voir la face jusqu'ici cachée de la Lune, et cela aussi nettement et distinctement que la face qu'il contemple depuis des millénaires, voilà qui hisse la technologie à la place occupée par les dieux...

Le troisième renversement est plus étonnant s'il se peut : des opérations qui, par définition, se si­tuent hors de la portée de notre vue, dans l'obscurité du cosmos, et dont une partie se déroule der­rière la Lune, de telles opérations ont pu être suivies en direct de façon presque permanente par quelque 500 à 600 millions de téléspectateurs alors que pendant des millénaires la connaissance a toujours été un phénomène différé, réservé sélectivement à certaines classes.

Prenons l'exemple simplifié à l'extrême d'une éclipse de Lune, telle que l'ont vécue les premières sociétés. L'événement suscitait crainte et tremblement, que suivaient des cérémonies, souvent des sacrifices destinés à rétablir le cours normal des choses. Dans les sociétés de type archaïque traditionnel, l'événement n'était pas simplement subi la magie à laquelle il était fait appel fournis­sait le schème causal et les comportements tenus pour efficaces. Mais à presque toutes les épo­ques il est avéré que les prêtres - tout au moins une partie d'entre eux- avaient réussi à établir que l'éclipse était une occultation provisoire de la Lune qu'on pouvait décrire et, à partir d'observations naturelles, dans une certaine mesure même prédire. On sait le parti qu'en ont tiré les prêtres mé­sopotamiens et égyptiens en particulier. A côté de la connaissance magique, la seule connue du peuple et vécue par lui comme telle, existait un savoir, sinon scientifique, du moins préscientifi­que. L'éclipse était donc, non pas un seul et même événement, mais deux événements distincts se/on la connaissance qu'on en avait et qu'on pouvait en prendre :

1° l'événement surnaturel qui provoquait l'épouvante et contre lequel prévalaient les exorcismes

2° l'événement «naturel» que le prêtre- astronome comprenait en coordonnant des observations selon un mode de penser rationnel.

La Mutation des signes – 144 – René Berger

Même si cette description est beaucoup trop schématique, il n'est pas inexact de dire que, dans la même société, dans la même structure de civilisation, les événements étaient loin d'être les mê­mes pour tous.

Si l'on passe sans transition des éclipses primitives à l'aube du XXe siècle, que trouve-t-on ? A travers les vicissitudes des siècles et des civilisations, pour finir (ou presque) un système bien établi, celui de Newton, qui répondait depuis le XVlle siècle à toutes les questions et qui, partant de la loi de la gravitation universelle, de l'espace et du temps tenus pour absolus, donnait satisfac­tion à tous. Sauf à certains frondeurs, dont Einstein qui mit en cause la théorie «parfaite» de Newton pour établir d'abord la théorie de la relativité restreinte, puis la théorie de la relativité gé­néralisée d'où est sortie la notion nouvelle du continuum espace-temps. En formulant les lois de la physique pour n'importe quel système de coordonnées, la théorie de la relativité généralisée éta­blit que la loi de Newton, qu'on imaginait universelle, s'applique en fait au seul système de coor­données d'inertie de la physique classique. II s'ensuit, déclare expressément Einstein que «l'ancienne théorie est un cas limite spécial de la nouvelle» et que «notre monde n'est pas eucli­dien. La nature de notre monde est façonnée par les masses et leurs vitesses�(...)»4

Chacun connaît la célèbre formule dans laquelle Einstein enferme le secret de l'univers : E = mc2 et selon laquelle la matière et l'énergie sont interchangeables. Chacun sait le rôle qu'a joué cette équation dans les démarches qui ont été faites auprès du Président Roosevelt pour l'avertir des conséquences formidables qui pourraient résulter de la désintégration de la matière. Chacun sait, mieux encore, ce qu'il en est depuis la nuit du 16 juillet 1945, date à laquelle eut lieu dans le désert d'Alamogordo la première transformation de la matière en énergie, et que symbolise de­puis le nom tristement célèbre d'Hiroshima.

Mais, quelque illustre qu'ait été Einstein, quelque populaire sa tête aux cheveux ébouriffés, quel­que terrifiantes qu'aient été les premières explosions thermonucléaires et celles qui se poursui­vent, on peut affirmer que la théorie de la relativité générale est quasiment inexistante pour le pu­blic. La connaissance scientifique reste inaccessible à qui ne dispose pas de l'outillage intellec­tuel requis, à qui manque l'apprentissage scientifique, même si ses effets nous concernent. Tou­tes proportions gardées, la situation n'est pas tellement différente de celle qui avait cours dans les sociétés archaïques.

Mais voici que notre époque est le siège d'un phénomène entièrement nouveau : pour la première fois dans l'histoire, un événement non perceptible est vécu simultanément et collectivement de la même manière par les usagers des mass media. Je n'entends pas dire que tout le monde inter­prète les choses de la même façon (il n'est que de penser aux «contrôleurs» de Houston qui sui­vent sur l'écran les images en vue d'une intervention éventuelle), mais il reste que la télévision, et la radio dans une certaine mesure, ont réussi pour la première fois à établir, à pareille échelle, si­non exactement une connaissance commune, du moins, et ceci indubitablement, une dimension commune.

Physicien, géomètre, tourneur, mathématicien, dactylo, gardien de musée, vendeur, chacun a éprouvé, ou a pu éprouver par l'image et/ou le son dans son propre corps, qui est à sa manière son «module de service», ce que c'est que d'être libéré des quatre cinquièmes de son poids, ce que c'est que de faire des «sauts de kangourou» sur la Lune (à preuve qu'aussitôt dite, l'expression s'est imposée), ce que c'est que de voir dans la visière de l'autre le reflet de son propre masque...

Alors que la connaissance scientifique tend toujours plus à se formaliser et à s'axiomatiser, donc à devenir plus abstraite, il se trouve paradoxalement que ses effets tendent toujours plus, grâce à la communication de masse, à faire l'objet d'une expérience plus large et, pourrait-on dire, plus concrète. Si l'apesanteur en tant que phénomène physique reste un mystère pour la plupart, le spectacle de l'apesanteur est chose courante aujourd'hui. Sans discussion ni question, nous ac­ceptons la pesanteur diminuée telle que nous l'avons éprouvée par procuration à chaque pas d'Armstrong, à chaque geste de Collins ; elle est désormais pour nous un cas particulier de l'attraction terrestre, qui nous semble à son tour devenir, par comparaison, un cas particulier de la pesanteur en général.

La Mutation des signes – 145 – René Berger

Même si les savants attachent à ces images, répétons-le, une signification qui nous échappe sur le plan scientifique, c'est un fait qu'ils voient les mêmes images que nous, en même temps que nous et qu'ils les reçoivent comme nous au niveau de leur corps, de leurs sens, de l'imaginaire.

Quelque abstraite que soit la science, l'expérience prend une dimension sensorielle et collective par les mass media. Ceux-ci ne sont ni de simples diffuseurs, ni de simples «vulgarisateurs»; ils créent une dimension de l'objet ou de l'événement inconnue auparavant. Faut-il se risquer à l'appeler, après les trois dimensions du solide euclidien et la quatrième dimension de l'espace-temps : dimension de la diffusion massive�? La dichotomie abstrait-concret cesse d'être rigou­reuse. Entre les deux termes opposés se profile un troisième terme qui fournit, par le truchement de l'image, une sorte de continuum abstrait-concret. C'est ainsi que l'expérience de l'homme ex­terré, ex-centré, ex-anthropomorphisé, c'est ainsi que l'expérience de l'homme qui voit la Terre, sa Terre, comme un objet, et qui soudain découvre le clair de Terre à la place du clair de Lune, n'est plus affaire de calculs réservés aux seuls initiés, mais un vécu global. «Les mass media sont des multiplicateurs de mobilité psychique», observe Daniel Lerner.»5

Ils augmentent en nous ce qu'il appelle l'«empathie», le pouvoir que nous avons de nous adapter à des situations sans cesse changeantes. Entre le raisonnement, qui relève de la pensée scientifi­que, et l'empirisme quotidien du bon sens, prend désormais place la communication par empathie dans laquelle se retrouvent le savant et l'homme du commun. Une nouvelle médiatisation se pro­pose un nouveau champ se dessine, ouvert aux événements «en voie de constitution», aux «phénomènes en émergence». Ce n'est pas un hasard si le premier débarquement sur la Lune suscita la réunion à l'écran de toute une série de spécialistes le physicien expliqua l'événement par rapport à la physique le biologiste par rapport à la biologie, le sociologue par rapport à la so­ciété, l'ecclésiastique par rapport à Dieu, l'artiste par rapport aux formes imaginaires... Chacun d'eux domestiquant la connaissance sauvage à sa manière chacun d'eux, pour employer une au­tre image, branchant l'événement sur sa discipline chacun d'eux suppléant à l'irruption du direct par l'organisation différée de son propre savoir. Le fait remarquable est néanmoins qu'en l'occurrence l'événement défia jusqu'au bout chacun des spécialistes, la conscience publique n'ayant pourtant pas trop de tous pour «mettre en ordre» ce qui dépassait les cadres de la connais­sance établie et même de l'imagination. Ainsi naît le sentiment à la fois confus et complexe que les perspectives et les disciplines particulières pourraient se compléter sans se nuire. C'est de cela que le public - homme de science ou de la rue commence de prendre conscience devant l'écran de télévision, à l'écoute du transistor et, de façon générale, au contact des mass media.

La communication de masse n'est pas seulement un phénomène quantitatif elle est une autre forme de communication dans laquelle la connaissance nous parvient, non plus seulement par les voies sélectives des disciplines établies, mais dans le jaillissement d'une information «native». Encore qu'il ne faille pas abuser de l'épithète. En matière d'information il n'y a pas de donnée ori­ginelle, ni de degré zéro, puisque la communication est toujours un processus à la fois technique et social. Les mass media ne se bornent pas à fournir une information brute et approximative que les disciplines instituées seraient appelées à raffiner ou à dégrossir par la suite ils nous font «découvrir» un état différent de la réalité qui précède la mise en forme disciplinaire et qu'il était impossible de connaître avant eux puisque c'est avec eux que cet état vient au jour. N'est-il pas singulier que l'entreprise la plus coûteuse de tous les temps ait été consacrée à réaliser un rêve et que les images de ce rêve aient pu apparaître simultanément sur des centaines de millions d'écrans ? Ainsi les hommes d'aujourd'hui savent qu'ils ont émergé dans le cosmos comme autre­fois ils avaient émergé de l'océan.

4. Albert Einstein et Leopold Infeld, L'évolution des idées en physique. Des premiers concepts aux théories de la relativité des quanta. Paris, Pavot, 1963, coll. Petite bibliothèque Payot, N°47, p. 224

5. Daniel Lerner, The passing of traditional Society. Moderning the Middle-East. New York, The free Press. 1958

La Mutation des signes – 146 – René Berger

UNE PETITE PHRASE QUI EN DIT LONG pp. 229 «C'est un petit pas pour l'homme, un grand bond pour l'humanité.» J'ignore si les paroles qu'a pro­noncées Neil Armstrong dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969 à 3 h 56 en posant le pied sur la Lune étaient préméditées (télécommandées, se demanderont les malveillants...) ou si elles lui sont venues spontanément à l'esprit.

Quoi qu'on pense de la «spontanéité» de ces paroles, on ne peut s'empêcher de sentir - et des centaines de millions d'êtres l'ont senti - qu'il se passait quelque chose d'unique et de nouveau, à savoir que, même si Armstrong est Américain, même s'il a planté, comme l'avait décidé le Con­grès, les couleurs américaines sur la Lune, c'est en tant qu'humain qu'il a mis le pied sur notre sa­tellite.

A la différence de tant de déclarations d'intention qu'on lit dans les journaux ou qu'on entend quo­tidiennement sur les ondes, nous avons tous éprouvé en même temps qu'il s'agissait d'une décla­ration de situation.

Autre chose est de faire profession d'humanité, autre chose d'être en «situation d'humanité», telle que l'«humanité» cesse d'être un concept, une représentation, pour devenir, comme ce fut le cas, un état d'existence.

C'est avec leur corps d'hommes, leur coeur d'hommes, leur intelligence d'hommes - sans doute propulsés par la technologie américaine (mais que serait la technologie, fût-elle américaine, sans les savants et les inventeurs qui l'ont précédée, d'Archimède à Einstein, sans les rêveurs et les poètes de toutes les civilisations ?), c'est donc avec leur corps chargé d'humanité qu'ils ont fait acte d'émergence sur la Lune.

Il y a gros à parier que tous, Noirs, Blancs, Jaunes Africains, Asiatiques, Européens Tchèques, Hollandais, Américains, Suisses, Italiens ont éprouvé la limite de leurs déterminations nationales respectives et senti, par-delà les lignes de partage que constituent les traditions et les cultures, leur solidarité fondamentale.

Un sentiment global et enveloppant nous a tous liés «empathiquement» aux cosmonautes. Une notion nouvelle s'est fait jour.Que serait-il advenu de notre histoire si la Passion avait pu être télé­visée en direct et si la moitié des habitants de la terre avaient pu suivre sur leurs écrans la montée au calvaire, la mise en croix et entendre de leurs propres oreilles (dans quelle langue ? par quel truchement ?) les dernières paroles du Christ ?

Qu'on songe au chemin qu'il a fallu parcourir, le temps qu'il a fallu, simplement pour que les apô­tres, qui se déplaçaient à pied ou en bateau, puissent se rendre d'une communauté à l'autre.

Qu'on songe aux guerres et aux massacres qui se sont multipliés pendant des siècles (le fidèle égorgeant l'infidèle et réciproquement l'orthodoxe exterminant l'hérétique et réciproquement...) pour que la charité chrétienne devienne une idée-phare dont on ne sait pas toujours si elle éclaire davantage le Ciel ou ceux qui sont morts pour elle, par elle, à cause d'elle...

Si la Passion du Christ avait été transmise en direct, l'histoire du christianisme eût-elle été moins sanglante ou se fût-elle réduite au fait divers que l'émetteur de Ponce Pilate eût peut-être diffusé, mais que l'émetteur impérial de Rome eût peut-être négligé («nouvelle régionale») ?

Neil Armstrong

La Mutation des signes – 147 – René Berger

DES PERSPECTIVES QUI BOUGENT�: ANTHROPOLOGIE ET FUTUROLOGIE pp. 229-234 Il n'y a pas si longtemps encore, l'anthropologie désignait, selon la définition de Broca «l'histoire naturelle du genre humain», soit, d'une part, la paléontologie, qui inventorie, classe et analyse les restes humains ; de l'autre, l'anthropologie dite physique qui s'attache à déterminer les caractères physiques et biologiques par lesquels nous nous distinguons des autres espèces (stature, longueur des membres, indice nasal, indice céphalique). Il est significatif que le sentiment général (qui est en quelque sorte l'aura de la positivité sociale en cours), acceptait de telles recherches dans la mesure où elles s'adressaient à un passé suffisamment lointain pour que nous conservions nos distances, dans la mesure où l'anthropologie physique confirmait notre spécificité humaine par opposition à celle de l'animal. Aussi l'opinion s'alarmait-elle à chaque fois qu'un savant annonçait que nous «descendons du singe» ou qu'on était sur la trace «du chaînon manquant»... Bref, nous admettions de faire de l'homme un «objet de connaissance» à condition de maintenir les barrières entre les espèces et d'affirmer la primauté de l'homme. Connaissance stratégique C'est ce qu'on trouve particulièrement affirmé dans l'attitude occidentale qui, comme l'a remarqué G. Durand 6 oppose à l'idée d'une anthropologie comme «science de l'homme total», l'idée d'un humanisme, plus précisément de l'humanisme établi par les Européens à partir de l'Antiquité classique et de la tradition chrétienne et qui a configuré notre cadre de référence et notre système de valeurs. C'est si vrai que l'ethnologie s'est constituée, non pas pour étudier toutes les ethnies, mais expressément «les autres», les peuples lointains ou exotiques qualifiés encore tout récemment de «primitifs», de «sauvages» et dont le colonialisme avait fait des inférieurs.7

Mais l'«homme qui juge», l'homme qui «transforme les autres en objets de connaissance» a bien senti qu'il ne pouvait se retrancher indéfiniment dans la citadelle de son humanisme. Ce n'est pas un hasard si l'Européen a «inventé», à peu près au même moment que l'ethnologie, réservée dans son esprit «aux autres», la sociologie, dont il a accepté progressivement qu'elle le concerne. Le choix des deux termes est d'ailleurs significatif d'une attitude préférentielle. «La science ethnolo­gique a pour fin l'observation des sociétés, pour but la connaissance des faits sociaux», déclare Marcel Mauss.8 Guidé par le principe d'objectivité, aidé de tout l'équipement technique que l'Occident met à sa disposition (écriture, appareil photographique, magnétophone, caméra, moyens de transport, groupe électrique, etc.) l'observateur étudie tous les phénomènes que le sa­vant regroupe sous trois grandes rubriques :

1° Morphologie sociale (démographie, géographie humaine, technomorphologie) ;

2° Physiologie (technique, esthétique, économique, droit, religion, sciences) ;

3° Phénomènes généraux (langue, phénomènes nationaux, phénomènes internationaux, éthologie collective).

L'ethnologie traite l'«objet» sous tous ses aspects et dans tous ses détails. Ainsi est postulé d'entrée de jeu le fait, d'une part, que la matière à connaître peut prendre tout entière figure et forme d'objet; de l'autre, que l'ethnologue peut et doit «épuiser» le phénomène ethnologique. Sont mis sur le même pied la cueillette, la pêche, la chasse, l'organisation de la famille ou du clan, les représentations religieuses : mythes, légendes, divination, magie... Lorsqu'il s'agit de sociétés ar­chaïques, primitives ou sauvages, répétons-le.

Mais lorsqu'il s'agit de nous, Européens ? Auguste Comte a beau définir la sociologie comme «étude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux» ; Marx a beau répéter que «le mode de production de la vie matérielle conditionne, d'une façon générale, le processus social, politique et intellectuel de la vie» et qu'ainsi «ce n'est pas la conscience de l'homme qui détermine son existence, mais son existence sociale qui détermine sa conscience» ; Durkheim a beau affirmer que «les faits sociaux doivent être traités comme des choses», c'est-à- dire être étudiés «par voie d'expérimentations et d'observations», la sociologie telle qu'elle se constitue ne met pas exactement sur le même pied tous les faits qui nous concernent. La sociolo­gie moderne a beau étendre son domaine, tout se passe comme si nous n'y étions jamais totale­ment impliqués.

La Mutation des signes – 148 – René Berger

L'observateur lui-même échappe par quelque côté à ses propres observations. Contre notre aveu nous entretenons le sentiment d'une part irréductible qui continuerait de nous distinguer. L'assaut des statistiques a beau démanteler notre système défensif, il reste toujours un donjon pour donner refuge à l'amour-propre. Aussi ne manque-t-on jamais d'être un brin surpris par des déclarations telles que celle-ci : «Puisque l'homme est un animal domestique et qu'il est le plus répandu parmi toutes les espèces de mammifères, l'étonnant n'est pas qu'il affecte des formes variées, mais plu­tôt que ces formes ne soient pas plus variées.» Ou encore : «Si l'anthropologie a réussi à prouver quelque chose, c'est, à coup sûr, que les peuples et les ethnies sont fondamentalement identiques. Si l'on veut comprendre la nature de la société et de la culture, la première société venue, la pre­mière culture fera l'affaire.»9

Il devient pourtant de plus en plus difficile de faire de notre culture l'observatoire privilégié. Les rôles ne se répartissent plus entre un observateur et des observés. L'effet boomerang des mass media rompt les classifications établies. Un mouvement se dessine à la faveur duquel l'anthropologie physique, l'ethnologie, l'anthropologie sociale et culturelle, plus généralement les sciences humaines, s'acheminent vers une anthropologie globale à laquelle semble vouée la civi­lisation à venir, celle qui a déjà commencé avec nous. Au lieu de partir d'une «nature humaine» supposée ou postulée, en fait imposée par un humanisme qui se croit d'autant plus légitime qu'il ne doute ni de sa raison d'être, ni de son histoire, ni de ses décrets - au point de se prendre lui­même pour le modèle de cette nature humaine - nous tendons à renverser ce monopole et cette perspective pour développer une attitude différentielle qui, tout en tenant compte des particulari­tés sociales, fasse apparaître ce qu'il y a de commun, moins dans les contenus que dans les struc­tures et, peut-être encore davantage aujourd'hui, dans l'orientation de l'action.

«La saisie de la richesse et de la diversité foisonnante de l'expérience humaine paraît de plus en plus essentielle à la formation de l'homme moderne. Elle conditionne le développement de sa ré­flexion sur lui-même, qui doit franchir les limites que sa tradition culturelle particulière lui impo­sait. Les données de l'anthropologie lui permettent d'écouter cette «partition jamais entendue» que constitue toute l'histoire culturelle de l'homme, de connaître toute culture plus précisément et plus complètement que ne la connaissent ceux mêmes qui la vivent. Elles l'invitent à mesurer l'étendue du possible humain.» 10

Cette révision conceptuelle est l'œuvre des savants. Mais serait-elle possible, du moins dans une telle mesure et avec une telle force, si n'y participaient pas l'«état général» des esprits, un certain «air du temps» qui tiennent l'un et l'autre aux conditions dans lesquelles la communication se constitue et se propage aujourd'hui ? Si l'anthropologie nous permet d'écouter, selon l'expression de Lévi-Strauss, cette «partition jamais entendue» que constitue toute l'histoire culturelle de l'homme, est-il exagéré de dire que les mass media, en nous faisant participer en direct au pre­mier débarquement sur la Lune, nous font écouter la «partition jamais entendue» de l'histoire à venir?

L'accélération de l'information, l'extension du champ de masse modifient nos structures sociales et mentales. Commençant à vivre quotidiennement en situation anthropologique, nous commen­çons à sentir et à penser «anthropologiquement». Les conditions actuelles de la communication sont au départ d'une nouvelle positivité qu'il nous appartient d'aménager au mieux du «possible humain».D'autant que l'anthropologie, contrairement à la plupart des disciplines issues de l'humanisme classique et qui se veulent désintéressées - dont l'ambition, l'aspiration et l'objectif tout à la fois se trouvent, selon leurs déclarations expresses et sans cesse répétées, dans la seule Vérité - a été associée très tôt à des fins pratiques. Avec elle cessent de se dissocier la connais­sance et l'action avec elle se trouve posé le problème de leur articulation. Problème fondamental dont il serait vain de chercher la solution dans une révision conceptuelle, c'est-à-dire, comme on a accoutumé depuis si longtemps de le faire, sur le seul plan cognitif.

Les anthropologues ont très tôt été sollicités par les administrateurs coloniaux. Des organismes tels le Rhodes-Livingstone Institute ou le Bureau of Indian Affairs ont régulièrement fait appel à leurs services en vue d'harmoniser les rapports entre populations d'origines différentes.

La Mutation des signes – 149 – René Berger

Liée à la colonisation, l'anthropologie se transforme après la dernière guerre pour s'associer, d'une part, aux entreprises d'assistance technique dans les pays en voie de développement, de l'autre, aux organismes internationaux qui, tels l'ONU, l'UNESCO, l'OMS, le Conseil de l'Europe, s'efforcent de redéfinir l'homme et la culture, non pas seulement en théorie, non pas seulement en vertu de la mise en lumière du relativisme culturel, mais par la préparation et la réalisation de programmes. Quittant la perspective dichotomique dans laquelle elle a été maintenue si long­temps entre la théorie et la pratique (avec ses variantes «scientifique», «technique»...) la connais­sance prend la forme d'une stratégie qui répond plus aux besoins d'un programme que d'une défi­nition. Selon le schéma classique, chaque étape comportait un arrêt à la faveur duquel il était d'usage de faire le point, d'une part pour calculer le chemin parcouru, de l'autre, pour procéder à la visée permettant d'entamer l'étape suivante. Or il semble bien que s'impose aujourd'hui, abs­traction faite de toute autre considération, et du seul fait de l'accélération généralisée, ce qu'on pourrait appeler la «méthode des étapes imbriquées» selon laquelle sont mis en chantier les tra­vaux d'une étape avant que les résultats de l'étape précédente soient définitivement connus.

A la connaissance de position fait place une connaissance de mouvement (comme on parle de guerre de position, de guerre de mouvement). Les opérations, pour la première fois, se portent toutes sur le front de l'avenir. Si l'image est trop militaire, en voici une autre sous la plume du Dr Escoffier-Lambiotte : «L'architecture et la physiologie humaine ne sont adaptées qu'à des condi­tions précises de pesanteur terrestre ; elles se trouvent manifestement désuètes dans l'espace, où l'homme devient un être différent, une sorte de «plancton flottant librement», encombré d'un squelette inutile, d'un rythme biologique trop lent, de reins affolés et d'un cour trop puissant.» Et d'ajouter «Le système nerveux central, l'esprit, et lui seul, semble pouvoir franchir sans dommage et sans reconversion cette étape nouvelle de la condition humaine.» 11

Sans vouloir tirer abusivement parti de tels propos, on est en droit de se demander si nos connais­sances, telles qu'elles se sont constituées, ne sont pas un corps élargi, à la manière de notre pro­pre corps physique. Si «notre architecture et notre physiologie humaine» sont «adaptées à des conditions précises de pesanteur terrestre», nos connaissances en tant que corps élargi pourraient bien s'être structurées en fonction de conditions précises de pesanteur intellectuelle ou spirituelle, et se trouver manifestement désuètes dans l'espace anthropologique qui s'ouvre aujourd'hui. Dès lors notre savoir acquis ne risque-t-il pas, dans l'aventure qui est la nôtre, de se retrouver «plancton flottant librement» encombré du squelette que sont les classifications trop rigides (fussent- elles «scientifiques»), encombré d'un rythme de réflexion trop lent, encombré par nos institutions d'un sang trop épais et trop lourd ? Reste le système nerveux central. Mais pourra-t-il franchir l'étape nouvelle si nous le confinons à ce qu'il a été jusqu'ici ?

N'est-ce pas à une restructuration qu'il en appelle, dans laquelle la communication de masse, étendant ses filaments et ses messages à l'univers entier, jouera un rôle décisif�?

6. Voir en particulier, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris, Bordas, 1969

7. Si l'on croit que j'exagère, imaginons ce qui serait advenu d'un homme qui, il y a dix ans en­core, se fût rendu de son Tchad natal ou de sa Pampa brésilienne à Paris ou à Londres et, calepin dans la main, magnétophone en bandoulière, se fût mis à frapper de porte en porte pour étudier notre système de parenté, on caméra braquée sur la messe, eût prétendu faire des films «ethnographiques »... La scène paraîtrait encore incongrue de nos jours, peu vraisemblable en tout cas. Mais que signifie l'«incongruité» ? Pourquoi «invraisemblable» ?

8. Marcel Mauss, Manuel d'ethnographie, Paris, Pavot, 1967,coll. Petite Bibliothèque, Payot N°102

9. Ralph Linton, De l'homme. Paris, éd. de Minuit, 1968. coll. Le sens commun, p.42 et 21

10. Paul Mercier, Histoire de l'anthropologie. Paris, 1966. coll. SUP, Le sociologue, N° 5, p. 218

11. Voir Le Monde, 20-21 juillet 1969

La Mutation des signes – 150 – René Berger

CHAPITRE IX DE L'ESSENCE A LA COMMUNICATION

pp. 235-236 Les conditions examinées jusqu'ici nous mettent en présence d'une situation nouvelle. Et donc de difficultés d'un genre nouveau qu'on peut tenter de préciser à partir du thème qui nous a servi d'introduction. Qu'en est-il donc de l'art ?

Ouvrons le dictionnaire. L'art y est généralement lié à la «représentation du beau», et les beaux- arts, dont c'est l'objet, comprennent notamment la musique, la peinture, la sculpture, l'architecture, la poésie, l'éloquence, la chorégraphie, etc. Notre mouvement spontané à l'égard du dictionnaire est de nous confier à lui comme à un guide éminemment compétent. Littré, dont le dictionnaire connaît de nombreuses rééditions, jusqu'en livre de poche, n'assure-t-il pas que ce genre d'ouvrage est un «recueil des mots d'une langue, des termes d'une science, d'un art, rangés par ordre alphabétique ou autre, avec leur signification»�?

A la limite, l'auteur s'efface, dévoré par sa fonction omnisciente. On s'étonne presque que «le Lit­tré» ou «le Petit Larousse» aient d'abord été M. Littré et M. Larousse...

Aujourd'hui nous vivons la métamorphose de M. Robert en «grand Robert» et en «petit Robert».

On peut de l'essence à la communication sourire de ces notations préliminaires. En fait, elles re­flètent le changement fondamental qui s'amorce : le dictionnaire est moins lié à la nature des choses qu'à un état social déterminé.

Le contenu des dictionnaires (ils sont plus de 10'000 rien qu'en français) «est particulièrement ré­vélateur de l'état de civilisation que le vocabulaire consigné dénote et de la représentation qu'une communauté se fait d'elle-même». 1

Lié, faut-il ajouter, à un comportement qu'il s'agit d'étudier. Consulter le dictionnaire, c'est donc faire acte de confiance : le dictionnaire sait mieux et plus que moi. C'est à la fois sa compétence et son autorité qui déterminent ce sentiment.

D'autant plus et mieux que ce genre d'ouvrages s'auréole de nos souvenirs scolaires qui restent vivaces dans notre inconscient. Notre comportement se caractérise aussi au plan cognitif le dic­tionnaire bénéficie auprès de nous de la présomption qu'il détient et fournit les clés de la connais­sance.

Nous savons certes qu'il n'en est pas exactement ainsi - les encyclopédies sont faillibles et lacu­naires, tout comme les dictionnaires dont la liste des mots et des significations n'est jamais ex­haustive, il n'empêche que nous les tenons pour les détenteurs et les dépositaires de ce que nous avons de plus précieux (ce n'est pas par hasard qu'on a parlé d'abord de «thesaurus»).

A l'instar des «garde- temps» que sont les horloges et les montres, dont personne ne doute qu'elles nous donnent l'heure réelle, nous nous comportons à l'égard des dictionnaires comme s'ils étaient des «garde-réalité» que nous léguons à nos enfants sous la forme de «garde-patrimoine».

La pratique du dictionnaire détermine des rapports précis : l'usager consulte le dictionnaire ; l'inverse n'est pas vrai. D'un côté donc, celui qui ne sait pas, qui n'est pas sûr, qui hésite, qui véri­fie, bref, qui apprend ; de l'autre, celui qui sait, décide, accepte, rejette... Rapport magistral, de maître à élève, selon la transmission verticale du savoir.

Rapport d'autant plus impérieux que le dictionnaire est investi d'une autorité et d'une fonction nor­matives il sait ce qui est juste, vrai, propre, impropre il connaît et dénonce les abus, les erreurs, les vices, les contresens.

Son pouvoir de discrimination est sans appel. Le dictionnaire distingue ceux qui savent, ceux qui se rallient à son savoir et se réclament de lui il condamne ceux qui «ne savent pas», qui «n'apprennent pas» ou «apprennent mal» il exerce une censure qui expose les contrevenants à la réprobation, au rire ou, ce qui est plus grave, à la déconsidération,

La Mutation des signes – 151 – René Berger

La pratique du dictionnaire n'est ni inoffensive, ni neutre elle s'accompagne d'un comportement à la fois affectif et cognitif soumis à la sanction de la triple autorité de «ce qui est» (plan ontologi­que : le dictionnaire «couvre» l'ensemble des connaissances) de ce qui est «vrai, juste, correct» (plan normatif) de ce qui est bienséant, dont la classe cultivée donne l'exemple (plan socio-axio-logique).*

Ce comportement se manifeste au niveau de la verbalisation puisque le dictionnaire est, par défi­nition, un répertoire d'énoncés. Son pouvoir s'établit et se vérifie sur la manipulation des concepts.

Il est d'autant plus invétéré qu'il résulte! de l'apprentissage le plus prégnant qui soit, celui de l'école, dont il est convenu qu'il «somme» tout ce dont l'élève a besoin pour prendre place dans la société.

A la faveur d'un glissement imperceptible, on passe de l'idée que les notions de base ou «essentielles» sont celles-là mêmes qu'on trouve dans les programmes scolaires et donc que les modèles et les pratiques de l'école - cours, leçons, exercices, corrections - résument la transmis­sion du savoir tout comme les instruments manuels, dictionnaires, histoires, abrégés en consti­tuent l'outillage.

Sans vouloir le moins du monde se livrer à des critiques faciles, on peut néanmoins se demander si l'ensemble du processus ne constitue pas un conditionnement qui, à la fois, nous forme et nous déforme notre vie durant...

L'excellence des ouvrages scolaires - manuels, dictionnaires, encyclopédies - dépend-elle plus de l'adéquation de ces instruments au réel ou à la fonction didactique ? La mise en mémoire 'au moyen de concepts, qui aboutit à la «récitation», à la capacité de «dire sa leçon», ne reflète-t-elle pas l'organisation de la connaissance dans une société donnée ?

Et le fait que la récitation sanctionne la «pleine possession» n'aboutit-elle pas à la conclusion iro­nique que posséder sa leçon, c'est être aussi possédé par elle ?...

L'école façonne nos connaissances très différemment selon les matières. Une comparaison per­mettra de le préciser.

1. B. Quemada, Les dictionnaires du français moderne, Paris 1968

* Pensons à ce que nous ressentons à l'égard de ceux qui confondent «acception» et «acceptation», ou qui prononcent «rénumérer» au lieu de «rémunérer»... et à la manière dont nous les jugeons.

La Mutation des signes – 152 – René Berger

ART ET LITTÉRATURE pp. 236-243 Qu'en est-il de l'art quand, le dictionnaire refermé, nous nous demandons comment nous accé­dons à l'art, comment il prend place en nous, comment la notion d'art se constitue ? Première constatation : à part quelques cas privilégiés, on peut dire que la presque totalité des programmes scolaires ignore l'art. Il y a bien des écoles des beaux-arts, des écoles d'art appliqué, des écoles d'architecture ou d'art décoratif dont le but est de former des artistes, des artisans ou des techni­ciens. En revanche, il n'existe nulle part, que je sache, d'enseignement institutionnalisé de la con­naissance de l'art à la façon dont la littérature fait presque partout l'objet d'un enseignement dû­ment organisé. Pour quelles raisons ?

Délaissant les considérations historiques, examinons le problème du point de vue de la communi­cation. L'enseignement de la littérature bénéficie d'une technologie «compacte». Expliquons­nous. L'oeuvre littéraire est faite de mots les mots sont rassemblés dans des livres ces livres exis­tent dans les bibliothèques et dans les librairies. La plupart d'entre eux, les «classiques», font l'objet d'éditions scolaires à bon marché et préalablement «traitées» introduction, notes, appareil critique. Grosso modo, la littérature est affaire de représentation «mentale», son enseignement affaire de «communication verbale».

L'ensemble du matériel requis prend son origine et s'achève dans les mots stockés par l'imprimé. Les œuvres littéraires sont donc aisément accessibles les élèves peuvent les conserver elles font partie de leur entourage et de leur équipement. Ils peuvent les emporter de la maison à l'école, de l'école à la maison, sans qu'on puisse à proprement parler de transport. Au cours de la leçon, tous les élèves disposent de la même œuvre en même temps, dans le même lieu et sous le même an­gle de lecture.

La classe constitue un groupe dont l'homogénéité se fortifie avec les années. D'autant qu'elle s'accomplit à la faveur de programmes communs et dans un établissement fixe qui domicilie le groupe généralement dans une salle.

Quant au maître, il enseigne comment les signes permettent de manipuler les choses, de les ré­partir en catégories dans le temps et dans l'espace, de les ordonner en genres dûment caractéri­sés. Les explications et les commentaires de textes auxquels s'ajoutent les multiples exercices de! rédaction et d'appréciation, circonscrivent progressivement la «distance symbolique» que le! maître a précisément pour but de réduire et l'élève pour tâche de maîtriser.

La littérature devient ainsi «objet de connaissance» grâce aux textes et à la technologie mise en œuvre par l'école selon le schéma approximatif suivant Les sous-ensembles que constituent les cercles concentriques appartiennent au même espace, celui de la communication verbale ils se développent grâce au même medium, celui de la langue, qui sert aussi bien aux maîtres qu'aux élèves et à l'institution scolaire tout entière. Le but est d'opérer, au contact de la littérature tenue pour une valeur sociale, une action en commun susceptible de préciser et de transmettre des mo­dèles de comportement. Ainsi se constitue la communauté scolaire qui implique l'identification d'un objet et la pratique de certaines activités.

L'enseignement culmine dans ces moments de communion par lesquels, la distance symbolique maîtrisée et mise en commun, s'invétère le sentiment de communauté qui est l'agent par excel­lence de l'homogénéisation sociale. L'enseignement de la littérature ou de toute autre forme de la communication verbale opère l'intégration des valeurs symboliques à la faveur d'une verbalisa­tion généralisée dont le support est ou la voix ou le papier, l'un et l'autre économiquement avanta­geux.

En revanche, l'art pose un tout autre problème à la solution duquel la technologie scolaire se ré­vèle particulièrement inapte. L'œuvre peinte ou sculptée, l'église, le temple, l'hôtel de ville, occu­pent un lieu déterminé, distinct et séparé du lieu de la classe. A la différence des ouvrages litté­raires, qui existent aussi valablement en éditions de luxe qu'en livre de poche ou en brochures scolaires, ni La Joconde, ni les colosses de Memnon, ni les églises romanes ne peuvent changer impunément de condition. Leur existence matérielle les assigne, pourrait-on dire, à résidence.

La Mutation des signes – 153 – René Berger

Inamovibles, ou difficilement amovibles (seules certaines catégories, peintures légères, gravures, peuvent s'expédier), ils restent à distance. Distance géographique d'abord, qui se double d'une distance économique il est impossible de transporter une cathédrale il est relativement difficile, en tout cas coûteux, de transporter une classe entière pour la visiter. Alors que les «ouvrages de langue» sont bon marché, la visite du Louvre est hors de prix pour les élèves brésiliens, celles des temples japonais hors de prix pour les élèves européens.

Aux difficultés que comportent la distance géographique et la distance économique s'ajoute le fait qu'un groupe stabilisé dans une école, dans une classe, pratiquant les mêmes lieux, les mêmes exercices, s'homogénéise mieux et plus vite qu'un groupe occasionnel qui se constitue pour visiter un musée, une exposition ou un monument. Les chances d'intégration diminuent à la fois parce que le groupe est en mouvement et que son activité ne s'ordonne pas ni ne se prolonge, comme c'est le cas dans l'enseignement de la littérature, en travaux collectifs organisés.

Les règles propres à la dissertation et aux études de textes obéissent à des principes et des mé­thodes qui constituent la discipline, ensemble de notions, de pratiques et de procédures. Qu'un maître entraîne ses élèves au musée, ou à une exposition, qu'il leur montre des reproductions ou un film - ce qui est plutôt, répétons-le, hors programme ou facultatif dans la plupart des établisse­ments scolaires -les opérations sont, non seulement circonstancielles, mais peu ou mal structu­rées : les «problèmes», quand ils existent, restent flottants met-on l'accent sur la biographie ? sur l'histoire ? sur la technique ?...

Après quelques échanges, on en vient à des questions du genre qu'est-ce qui vous plaît le plus ? L'«objet d'étude» fait défaut, les principes et les méthodes, si tant est qu'on puisse employer ces termes, relèvent de pratiques empiriques et personnelles, au contraire de celles qui ont cours dans l'enseignement de la littérature et dont la validité est sanctionnée à la fois par les examens et les diplômes. Institution traditionnelle par excellence, l'école s'en tient à la verbalisation qui permet de conjurer toutes les distances dans cet espace abstrait qu'est le concept et dans lequel tout peut se dépouiller au préalable de ses particularités.

On pourrait dès lors s'attendre que l'art, ignoré ou délaissé de l'école officielle, n'ait qu'une exis­tence précaire dans la conscience publique. En l'absence de toute «discipline» (aux niveaux pri­maire, secondaire en tout cas, abstraction faite du niveau universitaire dont je parlerai ultérieure­ment), on s'attendrait qu'il y joue un rôle mineur. Sans aller jusqu'à affirmer que le contraire est vrai, on ne peut néanmoins manquer de s'étonner de l'intérêt qu'il suscite.

L'art existe On le sait personne n'en doute. Il bénéficie même curieusement d'une sorte de pres­tige occulte que l'opinion personnalise en noms-phares : Rembrandt, Raphaël... Picasso. Situation paradoxale sur laquelle on passe ordinairement à la légère. A défaut d'une connaissance réglée par l'école, la société l'intègre par ce qu'on pourrait appeler un «processus d'ontologisation», en l'assujettissant à l'idée du Beau. Processus astucieux qui débouche sur le jeu des définitions -qu'est-ce que l'art?- et qui rejoint la démarche scolaire par excellence : la verbalisation. Les dis­tances géographiques, matérielles, économiques écartées, on peut à la limite se décharger du soin de voir les œuvres d'art.

L'essence supplée l'existence. Encore faut-il préciser : l'essence verbalisée, ce qu'on entend par le beau, le laid, le sublime, le vrai, etc. Se qualifie pour parler d'art précisément celui qui excelle dans le maniement de la parole ou de l'écriture. On surprend ici sur le vif comment la technologie verbale de la communication scolaire «récupère» ce qui tend à lui échapper. L'on peut dès lors se demander - et c'est une des questions fondamentales de ce livre - si la technologie verbale et la communication scolaire ne sont pas liées à une certaine forme de culture.

Les épreuves destinées à mesurer les aptitudes de différents groupes socio-culturels montrent que les classes favorisées obtiennent des résultats moyens supérieurs aux résultats moyens ob­servés sur des groupes défavorisés, principalement lorsqu'il s'agit de tests verbaux impliquant le maniement du langage, alors que cette inégalité diminue de beaucoup pour les épreuves qui font appel à des données non verbales.

La Mutation des signes – 154 – René Berger

Le changement qui se produit aujourd'hui dans la diffusion de l'information n'est-il pas en train de provoquer une révision des épreuves et de leur conception�?

La communication audio-visuelle et la communication audio-tactile ne sont-elles pas en passe de battre en brèche l'organisation traditionnelle du savoir ? Le problème est d'autant plus grave que la communication relève toujours d'une dimension axiologique. Le choix des valeurs opéré à l'intérieur de la technologie verbale risque donc bien d'être mis en cause, tout comme la culture et les cadres de référence qu'elle implique. N'est-ce pas déjà chose faite ?

Les jugements de valeur, qu'on croyait pouvoir ériger en normes, font figure de phantasmes, et l'ontologie dont ils s'autorisaient ressemble plus à un rêve périmé qu'à la réalité. Faisons le point.

La comparaison que j'ai introduite entre la littérature et l'art n'était nullement affaire de contenu. Elle visait à montrer comment les conditions de l'imprimé, en homogénéisant mots, livres, édi­tions, déplacements et transports, favorisent l'enseignement de la première.

En revanche, l'art, dans la mesure où on le considère sous l'aspect des œuvres, s'y prête beau­coup moins puisque, outre la distance «symbolique» qu'il a en commun avec la littérature, la dis­tance «géographique» (dispersion des œuvres), la distance «économique» (difficulté et coût des transports et des déplacements), constituent des obstacles malaisément surmontables.

On comprend que dans cette situation! la définition ontologique joue encore un rôle! qu'elle a tout à fait perdu dans les sciences dites exactes et qu'elle perd de plus en plus dans les sciences so­ciales et humaines. Sans doute les conditions sont en train de changer mais c'est seulement de­puis une décennie ou deux que les reproductions en couleur, le voyage et le tourisme culturels sont devenus accessibles. Encore le changement ne se produit-il ni d'un seul coup, ni uniformé­ment.

C'est à dessein que dans les pages qui précèdent, j'ai traité de l'art et de la littérature! en fonction de notre expérience courante, celle! que chacun peut vérifier à l'occasion de ses! propres souve­nirs scolaires, même s'il les a tout à fait oubliés.

L'intégration culturelle à laquelle! procède l'école est en effet d'autant plus forte! que si les conte­nus s'effacent, les relations-supports qu'on nous a enseignées subsistent notre vie durant dans nos cadres de référence, dans nos façons de penser et de sentir et jusque! dans notre comportement quotidien.

C'est si vrai que l'opinion, qui applaudit aux performances de la science et de la technologie mo­dernes, distingue entre «art» et «art moderne».

Le premier se dispense de toute spécification, même si le terme s'accompagne parfois de l'épithète «classique», comme si l'art reçu transcendait l'historicité et enveloppait effectivement tout l'art. Au contraire, les termes qui composent l'expression «art moderne» sont loin de se con­fondre. De crainte de souscrire à une reconnaissance implicite, l'opinion tend à substantiver l'adjectif : «c'est du moderne», entend-on, le «moderne» s'opposant au «classique» ou au «traditionnel» tenus pour seuls solides, sérieux, valables. Formulations approximatives, tout justes bonnes pour les gens incultes!

Qu'on se détrompe. Nombreux sont ceux qui, appartenant aux classes favorisées, se montrent d'autant plus réfractaires que leur éducation, leur position et leur autorité leur font un devoir de se prononcer. C'est chez eux que se retrouve - avec quelle assurance ! - la conviction que l'Art ré­pond à une définition ontologique dont les dictionnaires fournissent le libellé, les philosophes la caution, l'art du passé le modèle. Et la bourse la garantie : 2 millions pour un Sisley, 3 millions pour un Renoir, 5 millions pour un Monet, 8 millions pour Cézanne L.. Comment douter d'une on­tologie qui s'exprime en chiffres ? (A côté de quoi celle de Platon paraît bien pâle !) Ainsi l'art transcendantal, qui répond aux normes et au standing d'une classe, entre dans le circuit du mar­ché où sa cote tient lieu de valeur.

Il se pourrait néanmoins que cette attitude appartienne plus à la «clôture» d'une classe qu'à la cul­ture. Et donc que la culture, en éclatant, fasse éclater les cadres, scolaires et sociaux.

La Mutation des signes – 155 – René Berger

L'ART ET L'ATTITUDE PHILOSOPHIQUE pp. 243-250 La plupart des philosophes, qu'ils soient d'Occident ou d'Orient, qu'ils appartiennent à l'Antiquité, au Moyen Âge ou aux temps modernes, se sont généralement occupés d'art, ou, plus exactement, lui ont consacré, dans des proportions diverses, une partie de leurs réflexions : dialogues, traités, cours, aphorismes.

Que l'art y occupe une place centrale ou marginale, on constate généralement que les philoso­phes s'attachent avant tout à définir le Beau ou un concept équivalent dont la réalité objective, même quand elle est mise en doute par un Kant, n'est pas récusée.

En instaurant une essence de l'art, ils établissent des critères à partir desquels s'opère le départ entre ce qui est beau et ce qui ne l'est pas. Par là même sont posées les normes dont l'artiste et l'esprit qui juge doivent tenir compte.

Or, même si, comme la critique l'a établi, tout système philosophique appartient à une époque qui, à la fois le date et l'éclaire, il n'est pas peu curieux de constater des analogies qui semblent faire fi du temps et de l'espace.

Platon et Aristote, qui vivent dans une société esclavagiste, et qui sont contemporains, ou pres­que, du Parthénon de Phidias, déclarent, le premier, que «le Kalokagathon est l'objet de l'amour» et, dans Le Banquet, que «Le génie est une force d'amour qui tend à l'immortalité» le second, que l'artiste imite l'idéal «Le poète, comme le peintre, imite les choses sous quelqu'une de ces trois formes, ou telles qu'elles existaient ou existent, ou telles qu'on dit ou qu'on croit qu'elles sont, ou enfin telles qu'elles devraient être.»

L'un et l'autre s'accordent à dire que l'art est imitation, que le Beau et le Bien sont un, que le Beau réside dans l'ordre, la proportion, l'unité et qu'il y a une connaissance objective du Beau.

Quelques siècles plus tard Plotin assure que l'artiste n'imite pas, mais qu'il fait «resplendir l'unité». Les arts «remontent aux raisons idéales dont dérive la nature des objets (...) ils ajoutent ce qui manque à la perfection de l'objet parce qu'ils possèdent en eux-mêmes la beauté». 2

Quinze siècles après Platon et Aristote, dix siècles après Plotin, saint Thomas, contemporain des premières cathédrales gothiques, résume sa doctrine dans la claritas pulchri le resplendissement du Beau. «Une propriété des choses, explique De Wulf, en vertu de laquelle les éléments objec­tifs de leur beauté, à savoir l'ordre, l'harmonie, la proportion, se manifestent avec netteté et provo­quent dans l'intelligence une contemplation facile et plénière.»

Quatre siècles plus tard, c'est Boileau, historiographe du Roi- Soleil, courtisan à perruque, qui écrit : «Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.»

Mais voici que Kant 3 déclare hardiment qu'«Il ne peut donc y avoir de règle d'après laquelle qui­conque pourrait être forcé de reconnaître la beauté d'une chose», parce que le Beau est «ce qui plaît universellement sans concept logique de la chose» ce qu'il appuie sur cinq conditions principales�:

«1° Le jugement de goût est désintéressé ;

2° La contemplation esthétique n'engendre aucun désir ;

3° La contemplation esthétique est un libre jeu�;

4° Le plaisir esthétique est la réalisation d'une harmonie intérieure ;

5° Enfin, le jugement de goût est universel.»

Pour Hegel «Le Beau est la manifestation sensible de l'idée...». Et si l'on saute d'un bond jusqu'à notre époque, c'est Etienne Gilson qui écrit en 1958 dans Peinture et Réalité . «Être et être beau c'est la même chose, le Beau n'étant que l'Être comme bon à percevoir.» 4

Me pardonnera-t-on des aperçus aussi sommaires�? C'est qu'il s'agit, dans mon propos, non pas de rendre compte d'une pensée philosophique, ni même de la résumer (auquel cas je n'aurais fait que la caricaturer) mais, à la faveur de quelques repères, de situer une attitude.

La Mutation des signes – 156 – René Berger

On peut en effet se demander comment des hommes aussi divers, appartenant à des époques aussi éloignées les unes des autres, dans l'espace et dans le temps, vivant dans des milieux histo­riques souvent sans rapport les uns avec les autres, et qui ont vu naître des œuvres aussi différen­tes que le Parthénon, les manuscrits enluminés du Moyen Âge, les retables de Van Eyck, les pla­fonds peints du Tintoret, les papiers collés de Picasso, ont, à travers les siècles, les pays, les arts, une certaine «façon de philosopher», un certain tour de main et d'esprit, bref, une attitude en commun.

Une telle attitude et les conduites qu'elle implique débouchent sur des discours dont les contenus peuvent varier et varient considérablement, mais qui mettent tous en œuvre, même lorsqu'il s'agit de langues différentes, des procédures du même type.

Quelle que soit par ailleurs la sensibilité personnelle du philosophe, sa démarche se fonde sur l'entendement et le langage. Il s'agit en effet d'établir en substance une conception, c'est-à-dire un ensemble de propositions suffisamment générales pour recouvrir, non seulement les faits obser­vés - quand ils sont observés - mais également ceux qui échappent à l'observation, à condition de se conformer à la généralité définie par le concept.

Celui-ci occupe une place centrale, qu'il prenne nom de Beau, de Vrai, de Bien, de Dieu, de Na­ture, de Culture, etc.

Aussi le philosophe s'attache-t-il moins aux artistes, aux œuvres en particulier, qu'à l'art tenu pour une réalité unitaire.

De surcroît, au contraire de l'homme de science, il n'est guère tenté de faire ni de proposer des expériences puisque l'Art est pour lui le donné (on ne refait pas une œuvre).

Ce n'est pas un hasard si la nature de l'art, l'origine de l'art, constituent pour lui des problèmes pri­vilégiés. Ce sont eux, en effet, qui répondent le mieux à la démarche et à la formulation concep­tuelles.

Dans cette perspective, on comprend que la spécification spatiale, qui est un aspect du particu­lier, ne joue qu'un rôle limité, de même la spécification temporelle.

Pour le philosophe, l'important est moins de distinguer la variété des expressions artistiques dans les différentes cultures, moins de distinguer la diversité des millénaires et des siècles que d'en dé­gager l'«essence» sur laquelle les concepts ont durablement prise en vue d'élaborer à la limite un système intemporel.

Même s'il est grossier, le schéma éclaire l'attitude et la démarche philosophiques dont on peut en­core se rendre compte par les excès qu'elles engendrent.

Le dogmatisme par exemple, pour lequel la nature du Beau étant conceptuellement établie, l'art doit en tous points lui être conforme.

Mais comme les idées ne sont pas visibles par elles-mêmes, il se trouve que leur «évidence» est le fait de ceux qui ont le pouvoir de décréter en quoi elle consiste.

D'où les «normes», qui fournissent les modèles à suivre, les «critères», qui fournissent le moyen de reconnaître si elles ont été suivies, et les sanctions, si elles ne l'ont pas été.

Le dogmatisme pousse à la limite les conditions contenues dans l'attitude philosophique quand celle-ci tend elle-même à la limite de l'idéalisme. *

Kant lui-même ne modifie pas fondamen- talement cette attitude. Certes, à l'encontre du dogma­tisme, il montre que le Beau est sans concept, que tout critère est donc subjectif, mais un critère purement subjectif n'est plus un critère du tout.

Aussi bien Kant, s'il renonce à l'objectivité du concept, ne renonce-t-il pas à la nécessité de l'objectivité�; mais au lieu de la faire porter sur le Beau, il la fait porter sur les conditions univer­selles du jugement «Chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes... car sinon les hommes ne pourraient pas se communiquer les représentations et leurs connaissances.»

La Mutation des signes – 157 – René Berger

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Avec la connaissance effective que nous avons aujourd'hui des hommes, il est certes difficile de souscrire à l'affirmation que «chez tous... les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes...»

Kant pose le problème en philosophe; même si l'objectivité est transférée de l'objet au sujet, sa démarche reste fondamentalement conceptuelle.

Néanmoins, le postulat de Kant contient un élément auquel les mass media donnent une réso­nance inattendue : «( ...) sinon les hommes ne pourraient pas se communiquer les représentations et leurs connaissances.»

Si les conditions de la faculté de juger postulées par Kant ne sont pas les mêmes chez tous les hommes, il se pourrait bien que la communication de masse soit en train de faire en sorte qu'elles le deviennent...

A bien considérer les choses, l'attitude, la conduite et les procédures philosophiques, en dépit de divergences notoires, et même d'orientations aussi extrêmes que l'objectivisme d'inspiration pla­tonicienne et le subjectivisme d'inspiration kantienne, restent tributaires du discours sur l'art.

L'analogie est donc moins étonnante qu'il ne paraît au premier abord, puisque toutes les positions se constituent en gros sur le même terrain et par les mêmes moyens.

La révolution actuelle consiste principalement en ceci que, pour la première fois, ces conditions «constitutives» sont ébranlées.

Pour la première fois, les problèmes, les procédures, les pratiques ne se formulent plus exclusi­vement, ou surtout, à l'intérieur du champ philosophique.

L'information multiforme change les règles du jeu de la connaissance.

2. Paul Fierens, Les grandes étapes de l'Esthétique. Bruxelles-Paris, Editions Formes. 1945. coll. Bibliothèque du séminaire des arts. Platon p. 43, Aristote p. 57-58, Plotin p. 101. De WuIf p. 118

3. Kant. Le Jugement esthétique. Textes choisis. Paris, PUF 1955, coll. Les grands textes, p. 219­

4. Etienne Gilson, Peinture et Réalité. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1958, coll. Problèmes et Controverses

* Sur le plan de l'art, c'est ce qu'on appelle l'académisme les normes deviennent les modèles ex­clusifs la doctrine du Beau est imposée aux artistes ceux-ci et le public (du moins la partie très li­mitée qui s'occupe d'art) forment un système dans lequel l'École, les Maîtres, les Autorités, les Censeurs sont seuls habilités, avec le concours de jurys officiels, à décerner jugements, mé­dailles et distinctions

Immanuel Kant (1724-1804)

La Mutation des signes – 158 – René Berger

L'ART ET L'ATTITUDE HISTORIQUE pp. 250-251 Sans remonter trop avant dans le temps, il est utile de rappeler que c'est à Vasari que nous de­vons une première ébauche. Dans ses Vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architec­tes, qu'il publie avant 1550, se trouvent déjà distingués

1° la détermination d'un objet, As œuvres d'art, à savoir ce qui est considéré tel par les contempo­rains ;

2° la classification explicite des arts en peinture, sculpture, architecture ;

3° l'établissement d'une succession réglée et articulée : il s'agit des artistes qui s'échelonnent, sur près de trois siècles ;

4° la classification des œuvres de chaque artiste : projet chronologique ;

5° la détermination d'un système explicatif élaboré à partir de la biographie, des propos prêtés aux artistes et des jugements portés sur ceux-ci, soit par des contemporains, soit par des gens d'époques différentes ;

6° la détermination d'un système axiologique qui allie la connaissance de l'Antique à la maniera moderna Michel Ange apparaît à Vasari comme le point de perfection vers lequel culmine la puissance surhumaine de l'art ;

7° la détermination d'une évolution l'apex étant Michel Ange, ce qui le précède est tenu pour des étapes du progrès; ce qui suit pour des étapes du déclin.

Le célèbre ouvrage de Winckelmann, Histoire de l'art chez les Anciens (1764) étend, deux siè­cles après Vasari, la connais- sance de l'art au bassin méditerranéen. L'intérêt se porte désor­mais, non plus sur la peinture, mais sur la sculpture, en particulier sur la sculpture grecque et ro­maine. L'auteur précise sa conception en ces termes : «Les arts qui se rattachent au dessin ont commencé, comme toutes les autres inventions humaines, par le pur nécessaire. Ensuite ils aspi­rèrent au beau. Puis ils passèrent à l'excessif et à l'outré. Ce sont là les trois périodes principales... On décrira dans ce livre les arts du dessin tels qu'ils furent à leur l'origine ; puis on traitera des dif­férentes matières sur lesquelles travaillèrent les artistes, et ensuite de l'influence des climats sur ces artistes.» Selon lui, l'art se développe en quatre grandes périodes :

1° antique, jusqu'à Phidias,

2° sublime, chez Phidias et ses contemporains,

3° beau, de Praxitèle jusqu'à Lysippe et Apelle,

4° d'imitation, jusqu'à la mort de l'art. Ce qui l'entraîne à adopter par analogie une division sem­blable pour l'art «moderne» : «période antique - jusqu'à Raphaël ; période sublime - l'art à l'époque de Raphaël et de Michel Ange ; période belle l'art avec Corrège et Guido Reni; période d'imitation - l'art de Carracci à Maratta.» Le schème explicatif comprend trois phases ascendan­tes et la quatrième déclinante.

Un siècle plus tard, Morelli en Italie, Rumohr en Allemagne, Tame en France, s'efforcent, avec des orientations d'ailleurs diverses, de préciser les problèmes : attributions, critique des sources, méthodes comparatives, influences, élaboration de cadres, tant spatiaux que temporels - le but étant de constituer l'histoire de l'art à l'instar des autres disciplines. Ce dont témoigne le Cicerone de Jakob Burckhardt, publié en 1885, ainsi que la célèbre Civilisation de la Renaissance en Italie (1860) qui situe les faits artistiques à l'intérieur de l'histoire de la civilisation.

Avec le XXe siècle s'ouvre une période qui met l'accent sur les problèmes formels, en particulier avec les travaux de Wölfflin et de Focillon. Il n'est pas question de donner un aperçu de notre siè­cle, ni de signaler le contraste entre la conception «raciste» d'un Strzyowsky et l'apport combien fécond d'un Riegl dont le Kunstwollen (volonté d'art), en s'opposant au «pouvoir d'art», à la capa­cité d'imitation, libérait le jugement des préjugés académiques (critères de la perfection hérités du formalisme gréco-romain) et ouvrait la connaissance aux arts dits «barbares» et à ceux réputés «mineurs».

La Mutation des signes – 159 – René Berger

Il n'est pas davantage question de suivre Croce ni ceux qui s'opposent à son intuitionnisme, ou qui y reviennent.

Sur quoi repose donc l'histoire de l'art ?

En gros, et malgré les différences fort nombreuses qu'on y constate, sur un certain nombre de présupposés et de postulats : d'abord qu'il y a un objet, l' «art», distinct du «non art» ensuite que cet objet est susceptible d'une définition, ou de plusieurs (d'où l'idée, ou plutôt le sentiment, même chez ceux qui se refusent à tout idéalisme, d'une essence et de critères) enfin des œuvres dont l'ensemble constitue un corpus.

Or, qu'on se fonde sur celui-ci, sur une idée ou sur une conception, ou sur les trois à la fois, reste que le choix des «ouvres d'art» est celui qu'on a accoutumé de tenir pour tel.

Choix dont l'historien, avons-nous vu, n'est généralement pas l'auteur, mais qu'il entérine et ava­lise moins à partir de faits que de «valeurs établies».

C'est ce qu'a fort bien mis en lumière Francastel dont les travaux ouvrent une perspective socio­logiquement féconde.

D'autres recherches, de types psychanalytique, linguistique, structuraliste - nous y reviendrons at­testent la remise en question que résume André Chastel : «Tous ces développements ont conduit l'histoire de l'art à se présenter aujourd'hui, non plus comme une discipline unitaire, mais comme un complexe de disciplines fortement définies».

Il s'en est fallu d'une décennie ou deux pour que l'histoire de l'art amorce un changement radical. Et qui se poursuit.

L'on peut en effet se demander si une discipline qui, tout en se réclamant d'un corpus et qui se déploie dans la pensée verbalisée, répondra encore longtemps aux conditions dans lesquelles l'art se constitue et se communique de nos jours.

Plus que les méthodes et les définitions, c'est l'objet lui-même qui est en train de changer.

One Second Before Awakening from a Dream Caused by the Flight of a Bee Around a Pomegranate, 1944, Salvador Dali (1904-1989)

La Mutation des signes – 160 – René Berger

DE L'OBJET A L'INFORMATION pp. 251-254 Toute science, l'histoire de l'art comprise, implique un objet - ce dont il est question aussi bien qu'un point de vue déterminé à partir duquel la pertinence distingue entre l'information générale et ce qui doit être retenu.

Contrairement à ce qu'on imagine parfois, l'objet ne tombe pas sous les yeux ; il résulte d'une éla­boration complexe qui répond elle-même à une motivation non moins complexe. Les hommes parlent sans doute depuis leur origine ce n'est pourtant que très récemment qu'ils se sont mis à s'interroger sur le langage, plus récemment encore qu'ils en ont fait l'objet d'une science.

Qu'il s'agisse de linguistique, de biologie ou de chimie, l'objet n'est pas ce qui se présente sponta­nément à l'esprit, mais ce que l'esprit vise en fonction d'un objectif déterminé. Selon que je me promène ou que je chasse, les buissons m'apparaissent tantôt comme des agréments de la nature, propres à alimenter- la rêverie, tantôt comme des abris ou des cachettes d'où peut jaillir inopiné­ment le lapin ou la perdrix.

Ce qu'il est convenu d'appeler «buisson» se transforme effectivement avec l'attitude que je prends : le promeneur admire le feuillage ou cherche l'ombre dans laquelle il pourra s'asseoir ; le chas­seur repère d'un coup d'œil le gibier probable qui peut en sortir.

Au sens large, toute activité est une entreprise stratégique qui aboutit à une double systématisa­tion réciproque. D'une part, je m'ajuste aux lieux et aux objets en fonction de l'action que j'entreprends d'autre part, les lieux et les objets s'ajustent à l'objectif de mon entreprise.

C'est ce que Uexküll observe à propos de la tique, animal rudimentaire s'il en est, dont l'entreprise consiste purement et simplement à se laisser tomber sur sa proie dès que l'acide butyrique que dégagent les mammifères lui signale l'approche de sa nourriture. «L'objet ne participe à l'action qu'en tant qu'il doit posséder les caractères nécessaires qui peuvent servir, d'une part, comme porteurs de caractères perceptifs, lesquels doivent être en connexion structurale les uns avec les autres», note le savant naturaliste qui précise : «Tout sujet tisse ses relations comme autant de fils d'araignée avec certaines caractéristiques des choses et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.» 5

Ainsi de la tique, ainsi du chasseur qui fait feu dès que débouche le lièvre attendu, ainsi du lin­guiste qui attend le signal linguistique déclenché par le principe de pertinence pour épingler sa proie...

Qu'on ne voie pas malice si je cite encore Uexküll ; mais il est difficile de résister au plaisir d'une description en tous points exemplaire. «La tique reste suspendue sans mouvement à une pointe de branche dans une clairière.

Sa position lui offre la possibilité de tomber sur un mammifère qui viendrait à passer. De tout l'entourage aucune excitation ne lui parvient.

Mais voilà que s'approche un mammifère dont le sang est indispensable à la procréation de ses descendants. C'est à ce moment que se produit quelque chose d'étonnant de tous les effets déga­gés par le corps du mammifère, il n'y en a que trois, et dans un certain ordre, qui deviennent des excitations.

Dans le monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants brillent comme des signaux lumi­neux dans les ténèbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans dé­faillance.

Pour cela la tique est pourvue en dehors de son corps avec ses récepteurs et ses effecteurs, de trois signaux perceptifs qu'elle peut transformer en caractères perceptifs. Et le déroulement des actes de la tique est si fortement prescrit par ces caractères perceptifs qu'elle ne peut produire que des caractères actifs bien déterminés.

La richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l'essentiel en trois caractères perceptifs et trois caractères actifs - son milieu.

La Mutation des signes – 161 – René Berger

Mais la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l'action, et la sûreté est plus importante que la richesse.»

Négligeons les différences qu'on serait tenté de multiplier en remontant de la tique à l'homme pour conclure sommairement : l'objet n'est pas un donné, il existe toujours pour nous à l'intérieur d'un rapport qui le fait «porteur de signification», ensemble de signaux que j'utilise en fonction de mon entreprise. Plus le rapport est simple, plus le porteur de signification est lui-même simple.

Pour la tique, deux possibilités :

O = pas d'odeur d'acide butyrique, pas de mammifère, pas de nourriture ;

1 = présence d'acide butyrique, sang chaud, nourriture et vie.

Le code binaire fonctionne à l'état pur ! Au fur et à mesure que croît la complexité, la complexité du milieu, du sujet et de l'objet croît simultanément.

Pour le chasseur, les probabilités de trouver un lièvre ou une bécasse au bout de son fusil sont beaucoup plus grandes en Sologne qu'en Laponie ; dans les deux cas néanmoins, il est à peu près exclu qu'il abatte un buffle ou un lion, tout à fait exclu qu'il tue un mammouth... (ce qu'on pourrait calculer en unités d'information que sont les bits..).

Or, plus grandes sont les probabilités qu'un ensemble de signaux se reproduise, plus grande est la probabilité pour le sujet que cet ensemble de signaux se transforme en objet ; plus une situation est répétitive, plus la signification s'objective.

C'est d'ailleurs grâce à cette condition que les êtres d'une même espèce créent un milieu com­mun dans lequel ils peuvent précisément communiquer.

Toute perception nous renvoie à l'espèce dont nous faisons partie. L'homme qui aurait indiffé­remment la chair de poule au passage d'un poisson, d'un nuage ou d'un navire ne serait pas un homme; il serait un oursin.

Ce qui est vrai de la perception l'est de la signification dont elle est d'ailleurs un prolongement.

Aussi bien comprend-on que les signaux symboliques de notre langage s'identifient aux objets qu'ils désignent : la suite de sons ve / rre, - prononcée d'un ton de commandement ou plaintif, en appuyant sur la première syllabe ou la seconde, avec l'accent bourguignon ou marseillais - éveille chez tous l'idée ou l'image du récipient à boire.

De même si la plume trace un ou plusieurs dessins dont les formes répondent à la fonction de l'objet destiné à contenir une boisson.

Ce qui est vrai du verre à boire ne l'est pas moins de l'objet de la chimie ou de l'objet de la linguis­tique concrets ou abstraits, les objets sont les ensembles de signaux que commande la stratégie de l'entreprise et qui leur donne forme et signification.

Les ensembles des ensembles de signaux constituent notre connaissance. Or celle-ci n'est pas un produit naturel ; elle provient d'une information qui s'est stabilisée dans un certain lieu et pour un certain groupe.

Ainsi l'objet qui, dans une culture donnée, va de soi, devient dans une autre société un système de signaux qu'il faut apprendre à déchiffrer.

C'est la situation qu'affronte tout ethnologue, tout archéologue, aujourd'hui la plupart des touristes... : la signification étrangère est pour chacun une énigme.

Tout objet socio-culturel existe donc, non pas tant en vertu d'un statut ontologique ou seulement existentiel, mais par sa situation à l'intérieur d'un système de références qui est lui-même produit par le système de communications de ce groupe.

Aussi longtemps que l'«œuvre d'art» a bénéficié, par la force des choses, ou plutôt par l'accord ta­cite (quelquefois explicite) d'un statut privilégié, qui mêle, non sans ambiguïté, ontologie et axio­logie, on peut dire qu'elle a constitué un «objet».

La Mutation des signes – 162 – René Berger

Mais il n'est plus certain que ces conditions, dues à la fois à des circonstances historiques et tech­niques se maintiennent. Toute discipline, qu'elle se veuille ou se dise scientifique, ou qu'elle passe pour telle, est en question.

Comment l'«art» s'est-il constitué pour devenir un «objet» de connaissance ? Par quelles voies ? Par quels moyens ? Comment se sont constituées les «notions» sur lesquelles nous prenons appui�? Quelle est leur validité ? Qui les établit ? Au nom de quoi ?...

A y regarder de plus près, on finit par constater que l'apprentissage des connaissances importe moins que l'apprentissage du système de communications par lequel les connaissances s'élaborent et se transmettent.

Or, de nos jours, l'«objet» est menacé d'éclatement par une information ininterrompue et multi­forme.

Les messages verbaux, non verbaux, audio-visuels, audio-tactiles se propagent à courte et à lon­gue distances. L'éparpillement, la dispersion, sont de règle.

Ne méprisons pas trop vite le «pêle-mêle».

Les distinctions que nous avions accoutumé de faire reflétaient un état de la culture dans lequel prévalaient des réseaux fortement articulés.

Le retour au passé est interdit.

Rien de plus tentant que la cécité qui frappe l'intellectuel et dont il fait - c'est pourquoi il lui est si difficile d'en guérir - sa «dignité».

Or, le problème n'est pas de changer de point de vue.

Le problème est de changer de vue, ce qui est le plus difficile, de changer d'attitude : en l'occurrence d'accepter que le problème ne se pose plus dans les données habituelles.

Il est aussi vain d'opposer un programme universitaire aux sommaires de Match, Epoca ou Time Magazine que de s'alarmer des adaptations que le cinéma ou la télévision font du théâtre ou du roman.

C'est dans une perspective élargie que les phénomènes émergents ont chance d'être aperçus.

5. Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, suivi de Théorie de la signification, Paris, Editions Gonthier. 1966, coll. Médiations N°37

Jacob von Uexküll (1864-1944)

La Mutation des signes – 163 – René Berger

DÉFINITION NOUVELLE DE LA CULTURE OU CULTURE NOUVELLE�? pp. 254-256 Comme l'a mis en évidence Ralph Linton, tout phénomène prend une dimension culturelle dès que par un changement d'attitude on ne le considère plus dans une perspective utilitaire, mais en tant qu'expression d'une certaine forme de la vie sociale.

Aussitôt que les notions cessent d'être retenues par les cadres de référence, eux-mêmes définis par l'ontologie en cours (en fait l'idéologie propre au groupe, à la classe ou au clan capable de l'imposer), on assiste à un relâchement des liens. Les notions les plus fermes se défont.

Les pièces du système prennent du jeu. La culture cesse d'être ce dosage d'instruction, d'éducation et de bonnes manières auquel se reconnaissait l'humaniste de naguère qui se récla­mait encore de l'idéal de l'honnête homme dont l'esprit «cultivé», au dire de Littré, était celui «d'un homme instruit et orné de connaissances agréables».

De nos jours, la culture se fait autant au cinéma qu'à l'université, autant à la télévision qu'à l'école. Librairies et bibliothèques comptent désormais avec les marchands de journaux les livres, de leur côté, avec les affiches, les prospectus, les tracts...

L'appareil photographique, la radio, les diapositives, les cartes postales, les journaux, les magazi­nes, les disques, les dictaphones, les machines à écrire relèvent non seulement de la technique et de l'économie ; ils sont chacun, par les activités qu'ils conditionnent, des facteurs de culture puis­que chacun d'eux contribue, à sa manière, à élaborer la communication.

Tout comme les boutiques, les supermarchés, les hôtels, les garages, les routes, les autoroutes, les stations d'essence, les aéroports, les restaurants qui sont lieux de rencontres et d'échanges.

Sans oublier les vêtements, le mobilier, le logement, les machines, les produits industriels qui tous façonnent nos conduites, nos manières de sentir et d'agir.

Sans omettre non plus les guerres, les violences, les tortures, les souffrances, les malheurs, les catastrophes dont les images parfois insoutenables hantent plus souvent les écrans que notre con­science.

Planétaire, la culture est tout ce qui à quelque degré, nous concerne et par quoi nous sommes concernés.

Cultureme, Jacques-Edouard Berger, inédit © 12.12.1989

La Mutation des signes – 164 – René Berger

UNE OPPOSITION DÉPASSÉE : VERS UNE CULTURE D'ENVIRONNEMENT pp. 256-258 A la culture de classe, dit-on, s'oppose aujourd'hui la culture de masse. Prenons garde à la termi­nologie, qui n'est jamais inoffensive C'est à partir de la «culture de classe» (qui seule juge, parle, écrit) que s'établit la notion de «culture de masse».

L'opposition débouche sur la dichotomie : d'une part, la culture de classe ou d'élite, qui est la cul­ture, et dans laquelle se résument les valeurs traditionnelles du vrai, du beau et du bien d'autre part, la «culture de masse», qui est expressément spécifiée et dont les guillemets attestent à la fois l'à peu près, le caractère populaire, fruste, inférieur.

Quel qu'il soit, le phénomène nouveau est toujours vu, jugé, évalué et mis en perspective par le système établi, avec le vocabulaire et dans les formes de communication qui sont les siennes. La dichotomie entraîne la dénaturation : la culture de masse se définit comme une réalité dégradée à la manière dont chez Platon les apparences disputent leur vie chétive aux Idées que le Ciel garde inaltérables.

Aussi longtemps que la culture de masse (employons encore le terme par provision) est en ins­tance d'émergence, elle tend à se calquer sur la culture de classe. Mais elle se développe si puis­samment de nos jours qu'elle devient de plus en plus le lieu de communication, non seulement du grand public, mais de tous, hommes dits «cultivés» compris. Que nous le voulions ou non, nous sommes toujours plus appelés à partager les mêmes situations.

Ce n'est pas que la culture de masse supplante la culture de classe ou culture «cultivée», comme l'appelle Edgar Morin. Il faut se méfier des oppositions linguistiques, encore plus des comporte­ments qui en sont la conséquence. En imposant la hiérarchie du supérieur et de l'inférieur, de l'élite et de la masse, la culture de classe impose des valeurs et des termes dont l'opposition ap­partient au fondement du système lui-même.

Or la situation qui se dessine aujourd'hui remet en cause le système dans lequel on avait accoutu­mé de poser les problèmes et de les résoudre. Les moyens de masse, qui interviennent partout et toujours dans notre vie quotidienne, sont en train d'«envelopper» les cultures traditionnelles.

Il n'est plus possible de les rejeter, ni de les négliger il est périlleux de les tenir à l'écart ou de feindre, comme le font encore bon nombre d'esprits distingués, qu'ils sont sans importance. Pro­poser l'étude des mass media à une instance universitaire paraît, aujourd'hui encore, sinon incon­gru, du moins modérément utile.

Et pourtant, c'est dans le champ des mass media que se formule, au sens le plus rigoureux, la «mise en commun». Sans risque d'être démenti, on peut affirmer que nous sommes en présence d'une culture d'environnement à laquelle il n'est plus possible d'appliquer nos anciens critères.

Edgar Morin (1921- )

La Mutation des signes – 165 – René Berger

«EST-CE ENCORE DE L'ART ?» pp. 258-260 Dans une société caractérisée par la stabilité des conditions et des institutions ou, pour être plus exact, car toutes les histoires sont fertiles en vicissitudes, dans une société caractérisée par un système de communication relativement stable, comme ce fut le cas dans notre culture occiden­tale jusqu'à une époque toute récente, on constate que la catégorie conceptuelle d'«art» sert de cadre de référence aux émetteurs et aux récepteurs selon les modèles, les normes et les critères de transmission établis. Système de valeurs et système de communication s'accordent pour faire respecter un classement hiérarchique qu'on retrouve aussi bien dans l'organisation sociale que dans la distinction des genres par exemple.

Mais quand le système de communication met en œuvre comme c'est le cas aujourd'hui, des moyens sans cesse plus nombreux et plus divers qui multiplient les échanges et les étendent en tous sens, principes, normes, critères, cadres de référence quittent leurs distinctions spécifiques pour se fondre dans le champ d'information généralisé. Telle est la révolution copernicienne qui s'accomplit sous nos yeux et que nous n'apercevons, faut-il dire et répéter, que par éclairs. Même si le terme «art» continue d'être défini dans le dictionnaire, à l'école ou à l'université, l'art se cabre devant les définitions. Fuyant «l'encadrement philosophique et historique», il cherche de plus en plus à se lier à une expérience sociale totale dont le propre est d'échapper à la classification, au double sens de «classement» et de «mise en classes». Les tendances sont déjà suffisamment sensibles pour que des lignes de force se dessinent. Au lieu que l'artiste se conforme au statut de ses prédécesseurs, on voit presque partout qu'il le remet en question. Comme est remise en ques­tion la distinction même des arts. En dépit des difficultés terminologiques ! Poor art, art cinétique, art psychopathologique, art conceptuel, art d'environnement, art écologique... Jusqu'à la tapisse­rie, art décoratif par excellence, dont un Lurçat avait redécouvert la vocation murale et monu­mentale, jusqu'à la tapisserie qui, depuis quelques années, éclate...

«Est-ce encore de la tapisserie ?», s'interrogent peintres cartonniers, liciers, critiques, philoso­phes, historiens, dont l'embarras ne se distingue guère de celui du public. La question est exem­plaire. Doublement : d'une part, elle atteste le changement radical qui s'opère de l'autre, elle at­teste - le terme de tapisserie pouvant être remplacé par n'importe quel autre - que c'est de la con­naissance tout entière qu'il s'agit. Est-ce encore ce que nous savons ? Telle est la grande ques­tion. Mais revenons à notre exemple demander si «c'est encore de la tapisserie» implique

1° Le fait de croire qu'il existe un art, qui a nom tapisserie et qui se distingue des autres arts (sculpture, peinture, céramique, broderie, etc.)

2° Que cet art se définit par une essence particulière, ou ensemble de caractéristiques, qui relève d'une définition contenue dans le dictionnaire et garantie par lui : «ouvrage d'art en tissu, effectué au métier, dans lequel le dessin résulte de l'armure même et qui est destiné à former des pan­neaux verticaux», dit le Robert, «grand ouvrage fait au métier, avec de la laine, de la soie et de l'or, et servant à couvrir ou à parer les murs...», selon le Larousse du XXe siècle

3° Que la tapisserie comporte une double extension; dans le temps : toutes les œuvres qui s'échelonnent depuis les origines jusqu'à nos jours ; dans l'espace : toutes les œuvres qui répon­dent aux qualités spécifiques énoncées parla définition

4° Que la tapisserie se distingue selon des degrés de valeur qui la conduisent de l'ouvrage médio­cre au chef-d'œuvre...

Ainsi la tapisserie se définit en fonction de certaines variables, variables de l'histoire, des qualités spécifiques, des degrés de valeur, constituant un ensemble qui prend lui-même place dans l'ensemble plus vaste des arts dits décoratifs ensemble à son tour inclus dans l'ensemble des arts plastiques, etc. On comprend qu'une question apparemment aussi inoffensive, et d'un intérêt après tout très limité, comme : «est-ce encore de la tapisserie ?», ait en fait une telle portée. Non seulement l'art de la tapisserie est mis en défaut ce qui serait peu de chose - mais le système tout entier sur lequel nous prenons appui. Plus encore que le système, l'attitude par laquelle nous sous­crivons au système.

La Mutation des signes – 166 – René Berger

«L'objet nouveau» ne s'intègre plus. Il défie notre capacité d'assimilation. L'intonation qui accom­pagne la question reflète, au-delà de l'étonnement, au-delà même de l'indignation, un profond bouleversement. C'est que la connaissance n'est pas seulement affaire de notions elle est che­villée à notre corps elle fait partie de notre affectivité. Toute atteinte grave nous touche dans notre tréfonds. Ne plus pouvoir nous conformer nous expose à perdre notre sécurité, peut-être notre identité. La menace déclenche des systèmes d'alarme, des systèmes défensifs ou offensifs qui se traduisent sur le plan individuel par l'incrédulité, l'irritation, le sarcasme ou, sur le plan social, par l'intervention de la loi, de la censure, jusqu'à la répression policière. Quelle qu'elle soit, la con­naissance n'est jamais purement théorique. Les conflits d'idées n'en restent jamais aux idées ils s'inscrivent toujours dans la pratique sociale. *

Est-ce encore de la tapisserie ? Est-ce encore de la sculpture ? Est-ce encore de l'art ? Est-ce encore de la culture ? L'insistance de la question, dans sa répétition même - et qui s'applique à tous les domaines - atteste bien que nous sommes en plein dans un processus nouveau.

La réalité traditionnelle, manifestée en particulier par la combinaison de l'ontologie et de I'axiologie, et que transmettait la culture de classe par le truchement privilégié de la parole et de l'écrit selon les disciplines et les distinctions établies par l'idéologie régnante, cède à une réalité en formation dont les activités et les moyens, sur les plans technique, social, économique, politi­que, semblent se développer plus vite que les activités et les moyens par lesquels on avait accou­tumé de les symboliser jusqu'ici.

L'enseignement auquel était confiée la tâche de transmettre les comportements sociaux est dé­bordé de toutes parts. Va-t-on livrer notre raison, qui a ordonné le monde, aux démons des com­munications de masse ? On comprend l'inquiétude. La question est mal posée. L'alternative ap­partient déjà à un mode de penser périmé. Dans les musées, les tableaux continuent d'être expo­sés selon l'ordre chronologique, chacun d'eux muni de l'étiquette qui indique son identité : nom de l'artiste, dates de naissance et de mort, titre de l'ouvre, date d'exécution, etc.

Mais déjà l'ensemble que constituent les tableaux sous le nom de «peinture» cède à de nouveaux ensembles dans lesquels se dissout la notion «objective» de beaux-arts. De nouvelles structures s'élaborent, celle des arts visuels par exemple, dans lesquels commencent à voisiner des objets naguère encore hétérogènes, peintures de maître, photographies, films, diapositives, bandes des­sinées, affiches, publicité, défilés de mode...

A l'instar de l'ethnologie, la communication de masse met l'accent sur tout ce qui atteste la pré­sence énonciatrice des hommes. La culture n'est plus seulement ce qu'on possède ou dont on fait commerce ; elle devient plurielle ; elle nous invite à une lecture plurielle. A une action plurielle. Dans une situation en mouvement, et dont le mouvement ne peut que s'accélérer, la connais­sance ne peut plus attendre... elle doit marcher de pair avec l'action. Le vocabulaire, la syntaxe, la langue tout entière sont appelés à se réorganiser. La définition ne prétendra plus à découper le réel elle se bornera à un rôle d'indicateur.

L'essence renoncera à sa prétention ontologique pour se transformer en «lieux de rencontre» tels que nous les proposent déjà colloques, tables rondes, congrès. La destination reste inconnue. Mais peut-être importe-t-il, au point où nous en sommes, moins de la connaître que d'assurer les moyens de marcher en contact les uns avec les autres, la volonté de communiquer étant aujourd'hui le seul moyen d'avoir un avenir.

* «Même à l'intérieur des limites que je viens de fixer, il n'est pas facile de formuler avec préci­sion et clarté les buts et les méthodes de l'anthropologie sociale, du fait que les anthropologues eux-mêmes professent des opinions différentes. Il arrive qu'ils soient unanimes sur un certain nombre de points, mais sur d'autres les avis divergent comme c'est souvent le cas lorsqu'il s'agit d'un sujet relativement neuf et limité les conflits d'opinion deviennent alors des conflits de person­nalité car les savants Ont une forte propension à s'identifier à leurs opinions.» E.E. Evans-Prit-chard, Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1939, coll. Petite Bibliothèque Payot, n° 132, p.8.

La Mutation des signes – 167 – René Berger

CHAPITRE X UN PHÉNOMÈNE DE TRANSCULTURATION GÉNÉRALISE

pp. 261 L'art tend de nos jours, nous venons de le voir, à échapper aux «notions» pour s'orienter de plus en plus vers l'expérience multiforme à laquelle nous participons, et qui relève d'approches diffé­rentes.

L'objet de la connaissance esthétique se dérobe à la définition traditionnelle.

Indissociable de l'activité artistique en cours, il se formule à l'intérieur de la triple action que mè­nent concurremment les artistes, le public et les moyens de diffusion de masse.

De transcendant qu'il a été si longtemps, son statut devient de plus en plus social.

Au regard rétrospectif d'antan succède un regard résolument prospectif.

La connaissance-action qui est devenue nôtre s'attache moins à reconstituer un objet qu'à déter­miner des objectifs.

C'est dire l'importance que prend le public d'aujourd'hui, avec lequel s'opère cette mutation, et sans lequel elle ne se produirait pas.

La difficulté aussi de déceler ce que recouvre ce terme.

La Mutation des signes – 168 – René Berger

UNE QUESTION D'USAGE pp. 261-263 Entre public et grand public, les relations sont loin d'être claires. Contrairement à la sémantique qui veut qu'un grand homme soit un homme insigne, quelle que soit par ailleurs sa taille (Napoléon et de Gaulle s'y trouvent côte à côte), le «grand public» ne désigne pas un public «insigne», qui l'emporte sur un autre, mais au rebours, un rassemblement mal déterminé d'êtres dont les liens sont plutôt lâches, la qualité vague, sinon douteuse.

Cette incohérence, qu'on serait d'abord tenté d'attribuer à la langue, mérite réflexion.

Comment se fait-il que le «grand homme» soit proposé en exemple à notre admiration et à notre estime alors que le «grand public» nous inspire une défiance teintée de condescendance ? La langue n'y est évidemment pour rien.

C'est affaire d'usage, donc de rapports sociaux. Dans notre esprit, la notion de «grand public» s'oppose à celle de «public», dont il est significatif que le dictionnaire Robert retient, entre autres, la définition suivante : «L'ensemble des gens qui lisent, voient, entendent les oeuvres (littéraires, artistiques, musicales), les spectacles...»

Ainsi l'on entend par le terme de public un ensemble de personnes choisies qui partagent des oc­cupations elles-mêmes choisies et qui, même quand elles font profession de goûts, d'inclinations et de jugements différents, «se reconnaissent» au fait d'appartenir à une «communauté de réfé­rences normatives, cognitives et actives» 1 et dont le privilège est de manipuler en commun les signes qui représentent les valeurs privilégiées de la «culture».

Par contraste, le terme de «grand public» rassemble des êtres qui, s'ils lisent, voient et entendent parfois les mêmes choses, ne lisent, ni ne voient, ni n'entendent généralement les oeuvres «culturelles» que produisent au premier chef la littérature, les arts, le théâtre, la musique, etc.

Toute définition est une «mise en situation» double et réciproque qui se lie à des conditions socia­les déterminées.La connotation péjorative attachée à la notion de «grand public» provient du fait que «le public» tient ses propres valeurs, non pour meilleures, mais pour les valeurs. La culture est à la fois prescriptive et normative, affaire de privilégiés, dont le mouvement naturel est de faire oublier l'existence de ses privilèges.

Aussi comprend on que la «nature humaine» y joue le rôle de thème directeur : d'où venons-nous�? que sommes-nous ? où allons-nous ?…

«Maîtres et apprentis culturels» en ont fait leur sujet d'étude des siècles durant, aujourd'hui en­core, sans trop s'occuper de ceux qui - laboureurs, meuniers, soldats, forgerons, ouvriers, - étaient trop empêtrés dans leurs servitudes matérielles de chaque jour pour s'enquérir de leur âme, en­core moins d'en disserter.

Le «cogito» vaut pour ceux qui ont les moyens et le loisir de penser, de parler et d'écrire pour les autres, la question ne se pose même pas.

Telle est la ligne de démarcation, invisible, faut-il souligner, puisque les problèmes, les discus­sions, les échanges n'existent que d'un seul côté.

C'est sur le seul versant de ceux qui ont le pouvoir de formuler les questions que se fait l'histoire, par eux et pour eux.

A eux qu'appartiennent la «nature humaine)) et le pouvoir de la définir. Certes, le tableau est plus nuancé.

Les conflits sont monnaie courante dans l'histoire, mais l'image qu'on nous en donne tend à en at­ténuer la violence et la portée, sinon sur le plan militaire (on escamote difficilement une bataille�!), du moins sur celui des idées (les philosophes matérialistes du XVlle et du XVIIIe siè­cle ne figurent guère dans les programmes scolaires, non plus que les économistes et ceux qui, avant les sociologues, prétendent s'occuper de la société).

Le formidable ébranlement de la Révolution française n'a permis aux «inexistants» de faire sur­face qu'un temps très court.

La Mutation des signes – 169 – René Berger

A peine avaient-ils émergé en posant des questions au bout de leurs haches ou de leurs piques que la bourgeoisie les arrêtait net et confisquait à son profit et au profit des siens la «nature humaine».

Si l'on craint que je cède à la polémique, je ne produirai qu'un témoignage, celui d'Olivier Gui­chard, Ministre de 'Éducation nationale, qui n'est certes pas suspect de gauchisme.

Dans un exposé qu'il a fait en septembre 1969 devant la Commission des Affaires culturelles de l'Assemblée nationale, 2 le ministre déclarait :

«Notre ancien système avait bien mis en place une éducation pour le peuple l'instruction pri­maire.

A côté et au-dessus, ce qu'il est convenu d'appeler la bourgeoisie avait également son système d'enseignement. La réforme de 1959 a sanctionné le mouvement de démocratisation qui tendait à la fusion de ces deux «ordres».

Mais à cette fusion le peuple a manqué de tout perdre. On a prétendu enseigner tous les Français comme on enseignait les fils d'une élite bourgeoise du XIXe siècle.»

Et ce mouvement est intervenu au moment où le modèle culturel de l'humanisme des lycées cra­quait sous la poussée de phénomènes qu'il n'avait pas su intégrer : irruption des mass media, re­connaissance de la pluralité des civilisations, obsession des sciences et des techniques.

En sorte que la démocratisation invitait les enfants du peuple à venir en masse occuper des ruines.»

On nous accusera, pour vouloir une promotion collective, de sacrifier celle des élites, de cons­truire l'enseignement autour des moins bons après l'avoir construit autour des meilleurs. On nous accusera de sacrifier la culture.

Mais où est donc la culture que nous pourrions sacrifier? Elle a perdu son unité et elle est aussi étrangère à 90 % des enfants des classes aisées qu'aux enfants du peuple.

En revanche, si nous savons trouver le langage qui convient, tout héritage auquel elle donnait ac­cès peut être celui de tous les Français.»

Promouvoir l'homme, c'est vouloir éduquer plutôt qu'instruire, éduquer la sociabilité plutôt que l'individualisme, l'initiative plutôt que le mimétisme (...).»

L'autorité bourgeoise développe un enseignement dont le but est de transmettre en priorité aux enfants de bourgeois les comportements, les croyances et les valeurs sur lesquels elle se fonde et qu'elle tient pour la «réalité».

Mais au fur et à mesure que se développent les sciences et particulièrement la technologie, se produit dans «ce qu'il est convenu d'appeler la bourgeoisie» un clivage significatif.

Le savoir constitue progressivement un terrain ouvert aux techniciens et aux technocrates. Aussi la bourgeoisie tend-elle, tout en établissant sa mainmise sur lui, à constituer la culture en «domaine réservé», lieu-refuge et valeur-refuge de ses privilèges.

Et comme elle conserve le monopole sémantique, «la culture» désigne progressivement ce qui est gratuit (sous- entendu affaire de grâce), ce qui orne, ou embellit (l'esprit comme la maison), bref, tout ce qui distingue ou peut distinguer.

D'où la réputation des «lettres» par opposition à l'enseignement «scientifique», «technique» ou «professionnel», dont on sait qu'il est encore tenu, sous ces deux derniers aspects tout au moins, pour inférieur. Mais le pouvoir s'est-il jamais embarrassé de contradictions ?

D'une part, il exige que le savoir de ce qui est utile soit, poussé à sa limite ; de l'autre, il établit, maintient et perfectionne le système de signes qui permettra de s'en distinguer.

Ceux qui ont fait leurs études avant la guerre ne manque- ront pas d'y reconnaître le modèle di­chotomique qui présidait alors à l'éducation.

La Mutation des signes – 170 – René Berger

Toute grossière qu'elle est, cette description résume assez bien la situation jusqu'en 1968.

La «contestation», quels que soient le nom qu'on lui donne et le rôle qu'on lui assigne, a brusque­ment précipité le processus.

A la manière du doute cartésien, qui récusait l'ensemble des connaissances établies sur l'autorité pour s'en tenir à la seule évidence de la raison, elle nous a fait prendre cons- cience du caractère «historique» de la culture bourgeoise, c'est-à-dire de son caractère «conditionnel» et «autoritaire». Pour proposer quelle évidence ?

C'est ici que les tenants de la tradition triomphent «Qu'est-ce qu'ils veulent exactement ?… ils n'ont même pas de programme».

Certes, les réponses manquent et quand elles se formulent, elles sont souvent diverses et confu­ses.

Mais quand on pense aux précautions qu'a prises Descartes pour garder secrète sa réflexion ré­volutionnaire, au temps qu'il a fallu pour qu'elle se divulgue, aux oppositions qu'elle a dû réduire avant que s'accrédite son rationalisme, on ne peut qu'admirer la puissance du phénomène qui se produit aujourd'hui en dépit de sa confusion même.

Tout se passe en effet comme si s'élaborait une sorte de «cosmotropisme», par quoi j'entends, non seulement un idéal, mais une véritable locomotion orientée qui nous engage, nos cadres de référence et nos modes traditionnels bourgeois et nationaux dépassés, à «émerger» dans le cos­mos que nous avons commencé à explorer et dans lequel s'établissent à un rythme accéléré les communications de masse.

Émergence combien difficile et complexe !

Mais celle de la raison l'était-elle moins ?

1. Cf. René Kaés, Images de la culture chez les ouvriers français. Paris, éd. Cujas, 1968, coll. Temps de l'histoire, dirigée par H. Bartoli et M. David

2. Le Monde, 12 septembre 1969

La Mutation des signes – 171 – René Berger

ENCULTURATION, ACCULTURATION ET TRANSCULTURATION pp. 263-270 L'ethnologie moderne a le mérite de nous purger l'esprit de l'ethnocentrisme. En nous affranchis­sant de la hiérarchie des cultures, en reconnaissant à chacune son organisation et sa cohérence propres, elle a fait justice des notions de supérieur et d'inférieur.

Ce qui l'a mise dans la nécessité de forger de nouveaux concepts pour échapper à la valorisation implicite qui connote presque toujours ceux qui ont cours. C'est pour bénéficier de leur qualité opératoire que je ferai appel à quelques-uns d'entre eux.

Si l'on se reporte à la description qui précède, on constate que la culture bourgeoise établit des comportements-modèles, des croyances et des valeurs dont l'éducation est chargée d'assurer la transmission par les voies de la famille, de l'école, des institutions, des élites, etc.

C'est le processus d' «enculturation» défini par Herskovits : «...par lequel l'individu assimile durant toute sa vie les traditions de son groupe et agit en fonction de ces traditions. Quoiqu'elle com­prenne en principe le processus d'éducation, l'enculturation procède sur deux plans, le début de la vie et l'âge adulte.

Dans les premières années l'individu est «conditionné» à la forme fondamentale de la culture où il va vivre. Il apprend à manier les symboles verbaux qui forment sa langue, il maîtrise les formes acceptées de l'étiquette, assimile les buts de vie reconnus par ses semblables, s'adapte aux insti­tutions établies.

En tout cela, il n'a presque rien à dire il est plutôt instrument qu'acteur.» Mais plus tard, l'enculturation est plutôt un reconditionnement qu'un conditionnement.

Femmes-girafe en Birmanie

Dans le processus d'éducation le choix joue un rôle, ce qui est offert peut être accepté ou rejeté. Un changement dans les procédés reconnus d'une société, un nouveau concept, une orientation nouvelle, ne peuvent survenir que si les gens s'accordent à désirer un changement. C'est à la suite de discussions entre eux que les individus modifieront leurs modes individuels de pensée et d'action s'ils l'acceptent, ou marqueront leur préférence pour la coutume établie, en la refusant.»

La Mutation des signes – 172 – René Berger

Le mécanisme de l'enculturation nous porte ainsi au cour de ce problème du conservatisme et du changement culturels. Le «conditionnement» préalable est l'instrument qui donne à toute culture sa stabilité, qui l'empêche de se disloquer même dans les périodes de changement le plus rapide.

Dans ses aspects ultérieurs, lorsque l'enculturation opère au niveau de la conscience, elle ouvre la porte au changement, en permettant l'examen de possibilités diverses et le reconditionnement à de nouveaux modes de pensée et de conduite.» 3

Picasso “Les demoiselles d’Avignon) (détails) 1907

Où que nous soyons, à quelque ethnie que nous appartenions, à quelque groupe, il s'agit encore et toujours d'établir et de maintenir les moyens de contact qui assurent la stabilité en conformant les nouveaux venus aux modèles et en assurant l'adaptation au changement.

Quant à l'«acculturation», le terme désigne «l'ensemble des phénomènes qui résultent du contact direct et continu entre des groupes d'individus et de cultures différentes avec des changements subséquents dans les types culturels de l'un ou des autres groupes.» 4

Schématiquement encore - et quelle que soit la thèse : diffusionnisme, fonctionnalisme, etc. - eth­nologues et anthropologues constatent que, lorsque deux cultures entrent en contact et agissent l'une sur l'autre, en gros trois situations se produisent : dans la première, la population la plus vul­nérable cède et finit par s'effondrer (c'est le cas aujourd'hui de presque toutes les sociétés dites primitives) ; la seconde aboutit au compromis «socio-culturel» des populations les plus solides dans la troisième, une nouvelle prise de conscience s'opère au passage d'une culture dans l'autre.

Ces phénomènes se sont manifestés et se manifestent par un processus continu d'interactions, d'échanges, de résistances, de tensions. Au cours de son histoire chaque société à la fois s'«enculture» et s'«acculture». Il en résulte le découpage dont la carte du monde nous donne aujourd'hui l'image.

Pas exactement. L'«acculturation» moderne est en train d'opérer une transformation radicale. Il ne s'agit en effet plus de la rencontre de deux cultures singulières, mais de la contamination de toutes les cultures par la technologie industrielle.

La Mutation des signes – 173 – René Berger

Le phénomène est si nouveau qu'il prend nos certitudes au dépourvu. Jusqu'à ces dernières an­nées, nous avons vécu de l'idée que les structures articulées en nations constituaient le terme, pour beaucoup le couronnement, de la civilisation occidentale.

Le sentiment général nourrissait la conviction qu'elles étaient dotées d'une vigueur biologique. Et l'on ne doutait guère que le «progrès» aurait pour effet, à la fois de les fortifier et de les élargir ; la démocratisation aidant, le modèle national et bourgeois se ferait accessible à tous et pénétrerait partout. Fleurissant dans les nations dites avancées (on disait : civilisées), il s'imposerait tout natu­rellement aux pays sous-développés qui constituaient les empires coloniaux, et se proposerait non moins naturellement aux pays en voie de développement qui se seraient émancipés…

Mais voici que les structures nationales et bourgeoises sont remises en question, non par une cul­ture «étrangère», comme c'est le cas dans le processus d'acculturation classique, mais par un phénomène auquel semble mieux répondre le terme de transculturation utilisé par le savant cu­bain Ortiz : «Je crois que le mot transculturation exprime mieux les différentes phases du proces­sus de transition d'une culture à l'autre, parce que ce processus (...) comprend aussi nécessaire­ment la perte ou l'extirpation d'une culture précédente, ce qui pourrait s'appeler une déculturation. Il entraîne en outre l'idée de la création subséquente de phénomènes culturels nouveaux, ce qui s'appellerait une néoculturation.» 5

Tout se passe en effet comme si les sociétés et les groupes particuliers se «déculturaient» pour s'acheminer, à des vitesses et selon des moda- lités fort diverses, vers une néoculturation généra­lisée. La civilisation moderne devient une destinée commune. Jusqu'à la dernière guerre, on pou­vait encore croire à un phénomène d'acculturation, à la rencontre de deux cultures. Les change­ments ne provenaient-ils pas tous des États-Unis ?

Aussi libelles et pamphlets ne se faisaient-ils pas faute de dénoncer les méfaits de l'américanisme. Pendant une décennie ou deux, Civilisation, de Duhamel, fut tenu pour un maître-livre par les intellectuels qui en savouraient la verve caustique et qui, en bons tenants de l'humanisme, la faisaient savourer à leurs élèves.

Mais il apparaît de plus en plus, surtout depuis la dernière guerre, que l'américanisme est moins un produit importé que le résultat de l'évolution technique dont tous les pays sont à la fois l'objet et l'agent. La technologie moderne - même si elle est issue des États-Unis - est un processus géné­ralisé qui, d'abord exogène, devient de plus en plus endogène. Il ne s'agit plus simplement d'emprunts qu'on assimile. Tout se passe comme si la technologie changeait la nature du code social.

Peut-on aller jusqu'à dire qu'un système «téléonomique» général se substitue aux systèmes tradi­tionnels particuliers ? Ce serait évidemment excessif, mais il ne faut pas craindre parfois certains excès qui nous obligent à ouvrir les yeux. La conscience a sur le code génétique la supériorité de substituer à la nécessité la contingence, de penser le monde et la pensée elle-même. C'est aussi sa faiblesse : elle peut continuer de penser là où il n'y a plus à penser et, prise au piège de sa pro­pre contingence, se heurter à la nécessité. Pour dire les choses simplement, le problème consiste à aborder de front la transculturation qui nous met pour la première fois dans l'obligation d'intégrer les moyens que nous fabriquons et de nous intégrer à eux.

Ne nous contentons pas de proposer des concepts. S'ils ont qualité opératoire, quelles opérations désignent-ils ?

3. Melville J. Herskovits, Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris, Payot, 1967, coll. Petite bibliothèque Payot N°106 p. 183

4. R. Redfield, R. Linton et M. J. Herskovits, «Memorandum on the study of acculturation», in American anthropology. 1936, p. 38

5. Ortiz cité par Herskovits, op. cit, p. 222

La Mutation des signes – 174 – René Berger

NOUVEAU PUBLIC OU CULTURE NOUVELLE pp. 271 On se félicite que les mass media gagnent le grand public à la culture. La radio a révélé la musi­que aux masses qui l'ignoraient. Grâce au livre de poche, n'importe qui peut acheter Héraclite ou Camus en même temps que son paquet de cigarettes. Par le truchement de la télévision les prix Nobel se rendent personnellement à domicile, tout comme les colporteurs de jadis. La culture à la carte pour le bien de tous.

Présenter les choses de la sorte, c'est a priori souscrire à deux idées dont on croit qu'elles sont des évidences alors qu'elles sont des postulats : la première, que la culture est un ensemble de valeurs et de biens établis ; la seconde, que les mass media sont, et ne sont que des techniques de diffu­sion de la culture ainsi définie.

Dans cette perspective, le grand public est considéré comme le prolongement pur et simple du public dit cultivé. Cette vue correspond à une partie de la réalité, à une partie seulement.

Le Victor Hugo, le Beethoven, le Velasquez qui passent aujourd'hui par l'antenne sont-ils le Vic­tor Hugo, le Beethoven, le Velasquez qu'on a appris à connaître dans les manuels, à l'école, dans les musées? Est-ce bien de la même connaissance qu'il s'agit ?

Supposé que ce soit la même, qui expliquera pourquoi Beethoven et Johnny Halliday figurent au même programme télévisé, que l'hommage à de Gaulle soit suivi de la publicité pour la lessive OMO, que les «dossiers de l'histoire» réunissent en vrac artistes, poètes, savants, voleurs, crimi­nels, que les résultats des enquêtes les plus rigoureuses sur l'effet cancérigène de la cigarette soient publiés dans le journal qui consacre simultanément cinq ou dix fois plus de place à la gloire de la fumée, et en couleurs ?...

A un ethnologue qui exposait que ses notes étaient non seulement le fruit d'observations, mais de vérifications auxquelles il procédait en soumettant ses notes aux indigènes, Lévi-Strauss faisait remarquer que l'approbation d'une société à ce qu'elle dit et ce qu'on dit d'elle ne garantit nulle­ment qu'on atteint sa réalité profonde. 6

Si toute société a des règles, il faut se garder de croire qu'elles s'identifient à celles dont elle com­pose son image*.

Nos observations sur la société actuelle donneraient matière à une réflexion analogue. Dans ta plupart des pays se maintiennent les structures et les programmes qu'on retrouve à l'intérieur de la culture nationale et que diffusent les moyens de transmission traditionnels que sont les écoles, les universités, bref, la culture établie. Image trompeuse, en tout cas partielle.

Où s'accomplissent les échanges dans notre société ?

Avant de se formuler en messages, la communication réside dans la mise en contact.

6. Propos tirés de la conférence de France-Culture, «Les siences humaines, recherches actuel­les». Entretien du 4 septembre 1969 : Les changements culturels, entre Claude Lévi- Strauss, Maurice Godelier, Pierre Maranda et Jean Pouillon

* «Nous nous proposons, en effet, de montrer ici que la description des institutions indigènes don­née par les observateurs sur le terrain - y compris nous- même - coïncide sans doute avec l'image que les indigènes se font de leur propre société, mais que cette image se réduit à une théorie, ou plutôt une transfiguration de la réalité qui est toute différente. ( ... )

Nous sommes amenés à concevoir les structures sociales comme des objets indépendants de la conscience qu'en prennent les hommes (dont elles règlent pourtant l'existence), et comme pou­vant être aussi différentes de l'image qu'ils s'en forment que la réalité physique diffère de la re­présentation sensible que nous en avons, et des hypothèses que nous formulons à son sujet.» Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, PIon, 1958 (p. 134). Qu'en est-il aujourd'hui de l'image qu'on «vend» ?

La Mutation des signes – 175 – René Berger

DU SALON A LA COMMUNICATION DE MASSE pp. 271-274 Tous ceux qui ont une teinture d'histoire littéraire savent l'importance des salons que les historiens étudient avec attention depuis que Madame de Rambouillet ouvrit le sien au XVlle siècle pour y deviser avec ses amis des choses de l'esprit. Que dirait-on du maître qui proposerait aujourd'hui à ses élèves d'étudier les cafés, les bars, les bistrots, les restaurants, les autobus, le métro, ou qui demanderait à ses étudiants de faire une thèse sur les trains, les automobiles, les aéroports, le mobilier industriel, les hôtels, les campings, les banques, du point de vue cultu-rel?

Sommes-nous donc si loin du salon de Mme de Rambouillet ou de Mile de Scudéry dont Gustave Larron affirme qu'il fut à l'origine un nouveau principe de distinction à l'aide duquel tout se jugera et se classera : ce principe est l'idée des convenances, qui crée un genre nouveau de beauté, la distinction»; et dont sort l'idéal de «l'honnête homme» ?

Structurellement et fonctionnellement, le salon est un émetteur qui diffuse l'«esprit mondain», in­formation privilégiée dont les «relais» sont assurés par les autres salons de Paris et de province. Et Lanson d'en préciser le caractère «La nouveauté était de réunir fréquemment les mêmes hommes et mêmes femmes, dans une égalité momentanée et dans une liberté parfaite, non point pour la cérémonie, mais pour le plaisir, non point pour un plaisir extérieur et précis, danse, sou­per, spectacle (quoique ces plaisirs naturellement ne fussent pas exclus), mais pour le simple et essentiel plaisir qui se pouvait tirer de la réunion des esprits, s'excitant mutuellement par le con­tact, (...) les salons furent comme des marchés d'idées où les échanges ne languissaient pas, et la fonction propre de l'homme du monde fut la conversation. Il en fut ainsi jusqu'à la Révolution.»�7

La conversation remplit plusieurs fonctions qui constituent le groupe et le caractérisent : la fonc­tion «définitoire», par laquelle les interlocuteurs se mettent d'accord sur les mots et les choses; la fonction «normative», par laquelle ils démêlent les critères et fixent les écarts; la fonction «éducative», par laquelle s'établissent les connaissances et se règlent les bienséances; la fonction «esthétique», qui confère aux échanges une' certaine forme tenue pour «belle», etc.

A l'époque de Mme de Rambouillet, l'«émetteur» est topographiquement le salon ; la conversa­tion, le medium. Imité par les duchesses, les marquises et bientôt les bourgeoises, le salon-con-versation impose un modèle à la fois intellectuel, moral et esthétique qui se transmet de généra­tion en génération. La société-modèle impose à son tour ses valeurs, ses croyances, ses mœurs, ses rites, ses techniques par les groupes de référence et de prestige qu'on trouve tant en France que dans le reste de l'Europe. Jusqu'à la Révolution, dit Lanson.

Bien au-delà en fait, puisque la distinction de l'esprit mondain, les salons disparus, s'installe au cour de l'enseignement. Jusqu'à la Révolution des mass media�?

Le salon est donc une réunion de beaux esprits qui s'activent mutuellement par le contact et la circulation des idées. Il s'agit bien, même si le terme paraît lourd en l'occurrence, d'une technolo­gie de la communication : sont mis en œuvre, d'une part, un certain nombre de locuteurs, généra­lement des familiers, dont les échanges sont réglés par la langue, principalement par la parole, et dont l'activité est contenue dans un cercle qui ne peut excéder certaines dimensions.

Hors de la portée de la voix, la conversation devient impossible. Billets, sonnets, madrigaux, bouts rimés, lettres suppléent à la distance et à l'absence, encore que le medium privilégié du sa­lon reste la conversation. Dans le schéma classique de la communication, le salon se situe en amont, à la source de l'émission. Au fur et à mesure qu'il sera imité, son action s'exercera de plus en plus en aval, dans le processus de la diffusion. C'est alors que les valeurs mondaines prennent un tour prescriptif, que les bienséances deviennent belles manières, que le tact se fait étiquette. La mondanité finit dans les mondanités.

De nos jours, les moyens de reproduction permettent à quiconque d'entrer en contact direct avec pratiquement tout le monde. Les groupes de référence bénéficient d'une audience quasi infinie, tout comme les valeurs de prestige. L'imitation de jadis est remplacée par la diffusion instantanée de masse.

La Mutation des signes – 176 – René Berger

Les revues féminines, les revues de mode en parti- culier, font éclater le salon à la dimension de la planète. Mme de Rambouillet s'appelle Marie-Claire ; Mile de Scudéry Vogue ou Elle...

Métamorphosées par les mass media, elles convient à leur guise reines, princesses, vedettes, ac­trices, stars et starlettes, en noir et en couleur. Pouvoir d'autant plus grand que le «modèle» porte sur tous les plans : vêtements (ce qu'il faut porter; comment on le porte), cuisine (ce qu'il faut pré­parer; comment on l'apprête), logement (ce qu'il faut construire; comment on construit), amour (ce qu'il faut en savoir, comment on séduit un homme, comment on conserve un mari), éducation (comment avoir des enfants, comment ne pas en avoir, comment les élever), vacances (comment les préparer, comment économiser, comment en profiter)*.

Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, c'est un fait culturel capital, mais dont il faut bien consta­ter qu'on le voit d'autant moins que la culture continue de se définir par les valeurs héritées du passé.

Le processus de transculturation se dérobe à l'investigation traditionnelle. On ne s'étonne déjà plus que journaux et magazines consacrent tant de pages à la mode enfantine. Les enfants man­nequins posent devant l'appareil photographique ou défilent sous le feu des projecteurs. Gauches ou gracieux, ils s'essaient aux gestes et aux mimiques des adultes.

L'image de référence consacre l'existence d'une réalité nouvelle qui modifie jusqu'à la structure de la famille **

Inutile de s'insurger ou de déplorer; il faut ouvrir les yeux : la culture ne se limite pas aux modèles dits culturels ; elle s 'élabore dans les échanges, là où les échanges ont lieu. De la déculturation à la néoculturation, la transculturation nous invite à observer de près les structures naissantes.

C'est aux points de contact que passe le courant.

7. Gustave Lanson, Histoire de la littérature française. Paris. Hachette, 1912, p. 378 et 376

* «Les magazines publiés spécialement pour les femmes et les jeunes filles sont actuellement très importants par les images qu'ils forment du monde, Dans la plupart d'entre eux le contenu pu­blicitaire est élevé.» Raymond Williams, Communications, Harmondsworth, Penguin Books, 1962, coll. Pelican Book Nr A831, p. 55

** «Si les enfants posent souvent seuls, parfois avec une jeune femme, il est assez rare de les voir en compagnie d'un «père». Faut-il en déduire que l'image de la famille nouvelle nous est im­posée à travers cette publicité ? Famille qui se composerait en premier lieu du couple, toujours uni, de la mère et de l'enfant (deuxième cellule) et, accessoirement du père et de l'enfant...» Thé­rèse Enderlin, «La Publicité Prisunic», in Communication et langages, No. 9. Paris, Centre d'étude et de promotion de la lecture, mars 1971 , p. 118

La Mutation des signes – 177 – René Berger

LE TOURISME. FACTEUR DE CULTURE pp. 274-275 Plus un seul pays qui ne s'attache à développer son tourisme. La publicité se transforme à l'échelon national et international. Des agences «vendent» stations, séjours et forfaits.

Plus puissants que les bâtisseurs de cathédrales, les architectes urbanistes modèlent les littoraux pour édifier villes de vacances et ports de plaisance.

La solitude millénaire des montagnes les plus escarpées est livrée à l'industrie des promoteurs. Les pentes neigeuses se débitent en pistes; les pistes se balisent; la circulation des skieurs sera bientôt réglée par des agents.

Les courants touristiques dépassent en volume et en fréquence les migrations d'autrefois. Le «club» devient un mode d'existence, avec ses mœurs, ses rites, ses croyances, ses valeurs, ses animateurs. On «produit» et on «consomme» du tourisme.

Le troisième âge y a pris goût, comme les enfants. Le tourisme est beaucoup plus qu'un phéno­mène économique, technique ou social. Or, c'est presque toujours sous l'un de ces aspects qu'on l'étudie.

En fait, il appartient au processus de transculturation qui change les communications traditionnel­les et développe de nouvelles chaînes de contact.

Tantôt en famille, tantôt en groupes organisés, les hommes se déplacent par centaines de mille, par millions. Selon les modes de locomotion, selon les moyens, selon le temps dont on dispose, se dessinent les itinéraires, se construisent les autoroutes, se répartissent les hôtels. Énoncé de la sorte, tout cela a l'air d'aller de soi.

Mais qu'on pense un instant au changement de contact qui en résulte dans le salon d'autrefois se nouaient des liens fortement structurés autour de la maîtresse de maison qui rassemblait réguliè­rement des hôtes choisis.

Aujourd'hui, le bar, le grill, la cafétéria, le restaurant, les chambres d'hôtel sont des lieux de pas­sage ou de séjour provisoire. Les temples les plus sacrés changent de nature : «Les temples d'Abou Simbel; vous les avez sauvegardés; maintenant venez les contempler; vous y séjournerez comme un prince et vous vous amuserez comme des fous.» 8

Comment ne pas tenir compte de ces agrégats qui se forment en été et en hiver le long des côtes ou à la montagne?

Le fait d'utiliser les mêmes moyens de communication (voiture, train) ; le fait de se retrouver dans les mêmes genres de lieux; le fait de partager les mêmes modes de vie, les mêmes vête­ments, de goûter en gros aux mêmes nourritures, d'accomplir presque ensemble les mêmes ges­tes (déshabillage, maillot de bain, bronzage; habillage, descentes à ski, bronzage) ; le fait d'utiliser les mêmes produits cérémoniels (huile, crème, lunettes, accessoires de saison) crée une communication dont le pouvoir n'est pas moins grand, ni l'effet moins sensible que celui de la communication linguistique.

Pour les habitués de la plage, la blancheur du nouveau venu est ressentie comme un hiatus (un solécisme?) à quoi remédie le prébronzage à domicile.

Nouveaux modes d'être, nouveaux comportements, qu'il faudrait longuement étudier et qui pro­duisent ce qu'on pourrait appeler des situations communicantes.

C'est pourquoi le terme même de masse paraît insuffisant. II désigne en effet un nombre relative­ment considérable d'êtres vivants qui se rassemblent généralement à la faveur d'une circons­tance, pour un temps limité, dans un lieu indéterminé.

L'idée qu'on s'en fait s'oppose à celle de public, qui désigne dans notre esprit un nombre plus ou moins grand dont le rassemblement, même quand il est circonstanciel et pour une durée limitée, comme au théâtre ou au concert, implique, sinon une fixité des lieux, du moins de la part de ses membres une communauté d'intérêt qui porte à la fois sur un objet, sur sa qualification, et qui en­traîne par là même des pratiques et des processus réguliers.

La Mutation des signes – 178 – René Berger

Selon Roger Clausse, qui reprend dans un sens un peu différent la terminologie de Georges Gur­vitch «La masse, la communauté et la communion ne correspondent pas à des groupes ou à des collectivités, mais seulement à des degrés de fusion mentale dans le «Nous» (totalité du public considéré) : degré minimal pour la masse, moyen pour la communauté, maximal pour la com­munion.» 9

La distinction des états de fusion mentale fait faire un progrès considérable à l'analyse. Mais la communication de masse ne se borne pas à la fusion mentale qu'elle déborde et traverse de tou­tes parts.

Fusions tactile, visuelle, olfactive; fusions audio-visuelle, cinesthésique, etc., autant de modes de cohésion ou de coalescence nouveaux, ou qui prennent tout au moins aujourd'hui une dimension nouvelle.

Les problèmes se posent dans des termes qui débordent les catégories de «public», de «grand public», de «masse». Est-il possible de les poser en termes de situations ?

8. Publicité parue dans Le Monde du 28 novembre 1970

9. Roger Clausse, «Le grand public aux prises avec la communication de masse», in Revue inter­nationale des sciences sociales, Unesco, Vol. XX, N° 4 Les arts dans la société, 19 p. 679-697

Abou Simbel

La Mutation des signes – 179 – René Berger

MISE AU POINT MÉTHODOLOGIQUE pp. 275-279 Toute étude exige qu'on se fixe préalablement un objet et qu'on établisse une classification des phénomènes. Nous avons déjà vu que la notion d'objet n'est plus guère compatible avec notre ex­périence multidimensionnelle.

De même la classification n'apparaît plus comme une opération dont l'évidence aille de soi. Pour qui s'occupe de culture, elle mérite d'être examinée comme les phénomènes dont elle dispose et qu'elle dispose.

Tant que la distribution par classes, par catégories, a un caractère instrumental, c'est-à-dire qu'elle vise à faciliter l'analyse, la mise en ordre à laquelle elle procède est à la fois hautement utile et légitime.

Mais dès que la classification tend à se prendre pour une fin en soi, elle convertit une démarche stratégique en un découpage ontologique. «Ce danger est toujours présent, note Herskovits, quand une classification, surtout une classification établie, est critiquée ou quand elle a été employée depuis si longtemps qu'elle est admise sans discussion.

L'histoire de l'étude des races en offre un cas frappant, surtout lorsqu'il s'agit de la distinction classique des peuples par l'indice céphalique.

Celui-ci devint presque le caractère essentiel de l'anthropologie physique pour le savant tra­vaillant à établir la catégorie «raciale» de chaque peuple.

Ces catégories furent si bien admises qu'elles prirent dans l'équation raciale la fonction de cause.

Ainsi le nordique dolichocéphale, par exemple, fut considéré comme guerrier parce que nordique - c'est-à-dire parce que dolichocéphale. On perdit de vue que la catégorie «nordique» n'existait que comme une partie de l'appareil conceptuel du savant; aussi devint-elle un argument en science, pour ne rien dire du rôle malheureux joué par ce système de classification dans la philo­sophie raciste.» 10

Or, si les suites fâcheuses n'apparaissent guère, et ne sont donc pas fâcheuses dans les périodes de stabilité, elles deviennent dangereuses, voire catastrophiques dans une période de mobilité in­cessante et multiforme comme la nôtre.

Mais comment passer d'une systématique statique à une systématique dynamique? Nous y som­mes si peu préparés que nous préférons nous détourner. D'où le malaise général.

Les erreurs d'appréciation se multiplient. Les données n'ont de «donné» que le nom. Sans cesse des facteurs dits nouveaux ou impondérables changent la situation. Le phénomène est à la fois si important et si mal connu qu'il faut prêter attention à tout ce qui peut nous aider, fût- ce par analo­gie. «Les catégories qui distinguent les religions sont trop simples, écrit encore Herskovits. Leur valeur provient seulement du fait qu'elles désignent certains types de croyance et de comporte­ment que nous nommons religieux.

Mais les problèmes que nous cherchons à résoudre dans cet aspect de la culture concernent la nature de l'expérience religieuse, les relations entre ses nombreuses manifestations, sa fonction dans l'ensemble de la vie d'un peuple.

Ce sont des problèmes dynamiques, qui dépassent la simple classification. En termes dynami­ques la religion peut se définir comme un processus d'«identification à une force ou puissance su­périeure». Les formes dans lesquelles se manifeste ce processus doivent fournir les bases de l'analyse comme dans tout autre aspect de la culture. Le premier pas à faire est de réduire la va­riété à un ordre. Mais la classification des formes religieuses n'est qu'un premier pas. Au-delà de la forme se trouve le processus, et là, comme dans tous les aspects de l'étude de la culture, il faut chercher la clé dans le dynamisme, non dans les descriptions.» 11

C'est de la même manière que nous avons tendance à inscrire «public», «grand public», «foule», «masse» dans des formes arrêtées et de les étudier dans un système de caractère statique, tou­jours plus aisé à manipuler au moyen de concepts.

La Mutation des signes – 180 – René Berger

Or il s'agit de dépasser l'identification des formes pour viser l'exploration des processus. Ce n'est pas dire qu'il faille renoncer à la classification, mais que celle-ci doit être tenue pour un point de départ.

Aussi bien les concepts qu'elle met en œuvre et les relations linguistiques auxquelles elle fait ap­pel doivent-ils être traités comme un équipement en vue d'assurer la recherche.

Celle-ci consiste moins à décomposer un ensemble en parties, comme le voulait l'analyse classi­que, qu'à procéder par approches méthodologiques en vue de saisir le dynamisme dans son mou­vement même.*

Il en découle une attitude nouvelle qu'on pourrait schématiquement caractériser comme suit d'une part, écarter l'idée selon laquelle «public», «grand public», «masse» répondent à des espèces dis­tinctes (d'où le rejet de toutes considérations ontologique, axiologique, raciste) ; d'autre part, s'ouvrir à l'idée que ces termes quittent leurs références et connotations habituelles pour s'associer à des phénomènes de caractère global.

A notre époque de «déculturation» et de «néoculturation» intenses, ce qu'on appelle encore «public» se détermine de moins en moins en fonction de la communication traditionnelle (avec ses rails, ses aiguillages, ses gares et ses passages à niveau...), de plus en plus en fonction d'un va-et-vient d'ondes, d'images et de messages qui enveloppe villes, villages, pays et continents.

Telle est l'hypothèse de recherche. Deux exemples éclairent les perspectives qu'elle ouvre.

10. M. J. Herskovits, op. cit., p. 287

11. M. J. Herskovits, op. cit., p. 291-292

* Citons entre autres la méthode fondée sur le principe de polarité, telle que l'a développée Hers­kovits dans Les bases de l'Anthropologie culturelle; la méthode des «modèles», telle que la définit Lévi-Strauss dans l'Anthropologie structurale ; la méthode de Lazarsfeld qui vise à mesurer les phénomènes au moyen d'indicateurs (v. Vocabulaire des sciences sociales, publié sous la direc­tion de R. Boudon et P. Lazars- feld) ; ainsi que, de Raymond Boudon, Les méthodes en sociolo­gie

Acculturation

La Mutation des signes – 181 – René Berger

LA PRIMAUTÉ DE L'ÉCRITURE�: HISTOIRE ET PRÉHISTOIRE pp. 279-280 La division en histoire et en préhistoire reste encore de nos jours pour la plupart une «évidence» alors qu'elle s'établit seulement sur le fait qu'on a distingué et qu'on distingue entre les civilisations et les sociétés qui nous ont laissé des documents écrits et celles qui n'en ont pas laissé.

Distinction qui procède moins d'un fait, même s'il est allégué tel, que d'un jugement de valeur im­plicite.

Le document écrit constitue pour l'historien un message privilégié. En revanche, l'absence de do­cuments écrits nous met dans l'embarras et, même quand une société sans écriture est relative­ment plus proche de nous, comme c'est le cas de la civilisation de La Tène par rapport à l'Ancien Empire égyptien, cette absence est ressentie à la fois comme distance et altérité.

Une société sans écriture nous paraît autre, séparée de nous, éloignée de nous dans l'espace et dans le temps, retranchée de nos cadres de référence. On comprend que les peuples dits «primitifs» et qui sont nos contemporains ont été pendant si longtemps présentés comme des ves­tiges préhistoriques.

Mais une telle attitude, que j'ébauche sommairement, prévaut autant que durent la primauté de l'écriture et celle de la communication linguistique.

Or c'est précisément ce qui est en train de changer. Il se pourrait donc que cesse de prévaloir la division entre histoire et préhistoire et que les évidences sur lesquelles nous fondions nos distinc­tions s'effacent progressivement. Les préhistoriens s'y emploient, tel Leroi-Gourhan, qui met en œuvre des systèmes d'observation et de classification nouveaux.

Pendant longtemps s'est imposée l'explication utilitaire dérivée de l'interprétation de l'abbé Breuil et selon laquelle les peintures rupestres étaient avant tout des représentations destinées à capturer magiquement le gibier.

C'était lire ces peintures sur le modèle de l'écriture en attachant une signification présumée à chacune des représentations, comme le dictionnaire attache une signification aux vocables. Se fondant sur une tout autre démarche, de type structural, Leroi-Gourhan interprète les oeuvres pré­historiques en fonction d'associations et de groupements d'où il tire que la grotte est plus un sanc­tuaire destiné à célébrer des croyances de nature religieuse que le repaire magique de gens en mal de nourriture.

A son tour l'ordinateur bouleverse les méthodes classiques. Susceptible de traiter une information abondante selon des paramètres complexes et dans un laps de temps très court, il permet de di­minuer le caractère privilégié de la communication linguistique et de mettre en lumière des phé­nomènes qui échappaient à celle-ci. Ce n'est pas que l'écriture se soit épuisée.

C'est que la technologie actuelle a le moyen de «traiter» des facteurs infiniment plus nombreux et divers. Ainsi sont nées par exemple les recherches concernant l'histoire quantitative et qui procè­dent par mise en séries selon la méthode des corrélations.

Ainsi naît l'histoire sans textes qui procède à l'exploration de nouveaux objets, en particulier ceux de la culture orale.

Ainsi naît une histoire comparée qui, grâce à l'électronique, peut multiplier et varier les aires d'investigation au point que la tradition de l'enseignement historique, au dire de chercheurs tels que Michel Foucault, Michel Serres, se réduit à une fonction symbolique.

Ce qui entraîne non seulement des travaux scientifiques nouveaux, mais le changement de l'image que nous nous faisons de l'humanité dont la division en préhistoire et en histoire tend à s'effacer.

La Mutation des signes – 182 – René Berger

LE POIDS DE L'ÉCRITURE: ALPHABÈTES ET ANALPHABÈTES pp. 280-281 Dans le même ordre d'idées, on constate que l'opposition écriture/non-écriture est, sinon à l'origine, du moins en grande partie au principe de notre ethnocentrisme occidental. C'est récem­ment qu'ethnologues et linguistes ont établi l'arbitraire d'un tel critère. Certaines langues unique­ment parlées témoignent d'une complexité et d'un raffinement qui ne le cèdent en rien aux nôtres.

Or si l'on réfléchit à ce qui précède, en particulier au fait que, d'une part, les historiens tendent à effacer progressivement la frontière entre histoire et préhistoire; que, de l'autre, les anthropolo­gues nous montrent toujours plus et mieux que les sociétés sans écriture constituent des cultures à part entière (au lieu qu'on les reléguait naguère encore aux confins de la civilisation), on peut se demander si l'aide que nous prétendons apporter aux pays dits «en voie de développement» et les moyens que nous mettons en œuvre sous le nom d'alphabétisation sont adéquats.

Ne prêtons-nous pas la main, à notre insu peut-être, à une stratégie dont l'ambiguïté nous cache, précisément, qu'elle est ambiguë? Ou même contradictoire? Si les sociétés sans écriture se sont effectivement révélées à l'analyse aussi complexes que notre propre civilisation, d'où l'on a con­clu, à de rares exceptions près, que les cultures sont en quelque sorte équivalentes, n'est-il pas paradoxal que nous consacrions tant d'efforts et de moyens à leur apporter nos modes de penser, de communiquer, de produire, de consommer, et sans doute d'autres encore ?...

En même temps qu'elle favorise et subventionne les recherches ethnologiques- dont la raison d'être, l'existence de populations dites primitives ou sauvages n'est plus affaire que de quelques décennies, menacée qu'elle est par l'irruption de la société industrielle - l'Unesco ne précipite-t-elle pas, par les éducateurs, et les experts qu'elle envoie, la ruine des populations qu'elle prétend sauver ? Il n'est pas jusqu'à l'appellation de «pays en voie de développement» substituée à celle, tenue pour offensante, de «pays sous-développés», qui «induise en erreur et ne fortifie l'équivoque. La substitution de l'une à l'autre signifie en clair que le développement est lié à notre idée de développement, à l'alphabétisation, à l'écriture, à tous les moyens techniques, industriels et scientifiques qui s'y associent. Contradiction enveloppante dont il serait naïf de croire qu'elle se dissipe à la seule lumière de la raison.

A mieux la considérer, on se rend compte qu'elle fait partie de nos jugements, qu'elle est au cour de nos certitudes et de nos comportements. C'est un aspect de cette dissimulation que Michel Foucault a mis en lumière dans son cours inaugural au Collège de France «... je suppose que, dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et re­distribuée par un certain nombre de procédures, qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser l'avènement aléatoire, d'en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. (...) Le discours n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pourquoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s'emparer.» 12

Au niveau de la connaissance nous accordons, avec les préhistoriens, les ethnologues et les an­thropologues que l'écriture n'a pas de rôle privilégié, qu'elle est un trait culturel parmi d'autres. Au niveau de la pratique et des procédures, nous accordons avec les industriels, les hommes d'affaires, les techniciens, les scientifiques, les experts, que l'alphabet et le calcul sont les condi­tions et les instruments du développement industriel. Attitude paradoxale : ce que nous accordons aux primitifs et aux sauvages sur le plan anthropologique, nous le leur retirons sur le plan techno­logique Mais une observation non moins paradoxale y fait écho : la société qui impose au monde la toute-puissance de sa technologie est la même qui cherche à s'en échapper en privilégiant des modes de vivre non verbaux qui, tels le jazz, l'art psychédélique, les communautés hippies, sont liés d'une façon ou d'une autre à l'existence sauvage.

Contradictions et paradoxes font partie du processus de transculturation.

12. Michel Foucault, «Eloge du discours interdit», cours inaugural au Collège de France, voir compte rendu du Monde, 4 décembre 1970

La Mutation des signes – 183 – René Berger

ÉCLAIRAGES ET ANGLES DE VUE pp. 281-284 L'intervention grandissante de la machine restructure l'ensemble de la situation. D'une part, l'automatisation réduit l'intervention des opérateurs humains jusqu'à la supprimer; d'autre part, l'automation combine la machine-transfert, la commande automatique et les ordinateurs électro­niques pour finalement intégrer les automatismes. Comme l'observe A. Philip «On ne fait pas la même chose autrement, on fait désormais autre chose... On conçoit désormais la machine, non pas d'après les produits à fabriquer, mais d'après les fonctions à exécuter.» 13

De même, le public n'est plus seulement constitué des personnes ou des groupes formant tels pu­blics particuliers; il n'est pas davantage constitué de leur somme; il comporte lui aussi une dimen­sion nouvelle qui les enveloppe tous sans d'ailleurs les confondre. C'est aussi que de nos jours ce qu'on appelle du mot beaucoup trop simple d'information provient moins de ce que nous avons appris que des communications de masse issues de la technologie.

Depuis quand parle-t-on de télévision?Depuis toujours, semble-t-il, alors que le phénomène date à peine de 1939 pour la France et qu'en Europe il est entré dans les mœurs quelque vingt ans après la guerre ! Tout comme les matières synthétiques, les avions supersoniques, le laser, les satellites artificiels...

Les jeunes qui sont nés avec eux imaginent qu'ils existent depuis toujours; les adultes eux-mêmes doivent faire un effort de réflexion La signification du mot «connaître» est en train de changer. Il ne s'agit plus simplement de distinguer ceux qui savent de ceux qui ne savent pas. Même si la biologie, la chimie, la cybernétique, l'économie, la fusée, le radar relèvent des spécialistes qui seuls savent comment fonctionnent la science et la technique, les mass media développent une connaissance d'un nouveau genre qui tend à l'universalité et à l'instantanéité, et dont on aurait tort de croire qu'elle reste simplement superficielle ou qu'elle se confond avec la vulgarisation. La té­lévision seule a les moyens de réunir à l'écran et pour des millions de spectateurs les meilleurs spécialistes du pays ou du monde; et d'obtenir que les meilleurs spécialistes du pays ou du monde se rendent à son appel.

Au cour de l'information de masse s'élabore un nouveau modèle d'autant plus puissant qu'il im­prègne notre existence quotidienne et que, intervenant dans chacun de nos faits et gestes, il nous échappe comme nous échappent nos faits et gestes familiers. Qui s'étonne aujourd'hui d'écouter les nouvelles à son transistor en même temps qu'il se rase avec son rasoir électrique? Qui s'étonne de confier son courrier au dictaphone, d'appeler Londres ou Tokyo en formant directe­ment un numéro sur son propre téléphone?

Un aller-retour Paris- New York surprend à peine. Qu'une grève des journaux surgisse, on s'irrite d'être «retranché» du monde. Aux milieux distincts et séparés dans lesquels s'élaborait naguère la connaissance selon des pratiques et des procédures choisies succède une sorte de macromiieu qui n'est pas plus une extension des milieux particuliers qu'une extension simplement numérique.

La culture-environnement réorganise nos comportements et nos structures. Ni le «public», ni le «grand public», ni la «masse» ne peuvent désormais se définir en termes de tradition. La culture­environnement est d'autant plus urgente à connaître qu'elle devient chaque jour davantage une technoculture d'environnement : «La tâche de l'homme est terminée lorsque le but est choisi et communiqué, écrit Aurel David, le reste est question de machines qui se construisent les unes les autres». 14

«Si le donneur de finalité», selon l'expression de l'auteur, «apparaît obligatoirement au commen­cement de toute opération cybernétique et marque ses limites», il faut se garder de le voir à l'image du capitaine, maître à son bord après Dieu.

Car il y a de moins en moins de bord.

13. A, Philip, E. U. Automation (Introduction)

14. Aurel David, La Cybernétique et l'humain. Paris, Gallimard nrf, coll. idées N°67, p. 132-168

La Mutation des signes – 184 – René Berger

CHAPITRE XI L'AVÈNEMENT DES INTERFÉRENCES

pp. 285--291 Presque tous les journaux consacrent périodiquement une ou plusieurs pages à l'activité cultu­relle. En voici une à titre d'exemple.1

Les rubriques d'abord : Théâtre, Jazz, Lettres; dénominations traditionnelles à côté desquelles s'en trouvent d'autres, plus arbitraires ou fantaisistes, du moins qui échappent à l'usage consacré, telles que : «Aujourd'hui ce livre», «La Bourse du disque»�; enfin des rubriques non expressément désignées : le feuilleton et la bande dessinée.

Les titres.

Théâtre : Le Théâtre de Zurich en visite à Lausanne. Un Cosi fan tutte en allemand, légère dis­torsion de l'original.

Jazz: Première soirée Pop à Montreux.

Lettres : Le centre culturel du Jorat rend hommage à G. Roud.

La Bourse du disque : Récital de guitare classique. Chants et danses d'Amérique latine.

Feuilleton : Ma vie entre vos mains.

Bande dessinée : Monsieur Abernaty.

Au hasard, quelques phrases pour situer le contexte

Théâtre : «...Dans le cadre des manifestations qui marquent le cinquantième anniversaire du Comptoir suisse, le Théâtre de Zurich l'avènement des interférences s'en est venu présenter à Lausanne - plus exactement au Théâtre municipal - Cosi fan tutte de Mozart. La salle de Geor­gette était archicomble pour la circonstance, et les mélomanes de notre ville réservèrent à nos hôtes l'accueil le plus chaleureux...»

Jazz : «...Mais les personnes de plus de trente ans furent rares, et ce sont de très jeunes admira­teurs qui ont constitué le gros du public de samedi, préférant à juste titre s'asseoir par terre autour de la scène, plutôt que de s'installer dans les sages et inconfortables fauteuils de l'établissement...» La musique «Pop», ouverte aux sens, liée à l'usage de la drogue, n'est pas une musique d'invention, de création...»

Lettres : «Toutefois, le Centre culturel étant, et centre culturel du Jorat en plus, il a fallu accepter tous ces bouquets, discours de corps constitués, projection d'un film de la Télévision romande, ré­citals, etc.» Nous l'avons dit plus haut : Gustave Roud n'est pas un poète de la foule, ou des foules. Il est l'homme de la solitude. Mais il y a en lui tellement de sagesse...» Aujourd'hui ce livre : «...On a fêté avec éclat, récemment, le centenaire de la mort du général Antoine-Henri Jomini(1779-1869), citoyen de Payerne .Suite d'intéressantes «contributions à sa biographie»...

Feuilleton : «- J'étais au service d'un maquignon, dit Henri un peu trop vite. Vain métier par le temps qui court. Mais qui m'a appris à connaître les chevaux ! - Et à monter�? - Dame! Ils se me­suraient du regard�; l'un, gouailleur, cynique; l'autre furieux, secrètement inquiet...» C'est le début. Voici la fin «Delphine se laissa retomber sur son lit, toute pâle - Mon Dieu! Fuir de nouveau ! Et pour où aller? Janou se laissa glisser à genoux au chevet de la jeune femme.»

La Bourse du disque : «Récital de guitare classique : l'éminent guitariste anglais interprète des pages de Son Giuliani, Diabelli et Mozart...» - «Chants et danses d'Amérique latine : voici une petite anthologie des folklores sud-américains qui vient s'ajouter à celles que nous ont déjà offer­tes les Guaranis...», etc.

Bande dessinée : «Quelle guigne, Monsieur Abernaty, l'arbre est juste sur votre parcours�! - Cela ne me gêne pas du tout!», etc.

J'abuse de la patience du lecteur�? On ne peut lire ces extraits sans sourire.

La Mutation des signes – 185 – René Berger

L'on me soupçonnera même de les avoir choisis délibérément. Pourquoi ce sourire? Pourquoi ce soupçon? Pourquoi cette impatience?

Parce que ce qui apparaît dans cette page sous le nom de culture est pour le moins saugrenu. Passe encore de rapprocher Théâtre et Lettres, mais le Jazz?' Et si l'on tolère qu'un général, à condition d'être historique, voisine avec un poète, le plus délicat, le plus solitaire qui soit, on voit mal ce que fait le poète du silence et du recueillement à côté, ou, selon la mise en page, juste au­dessous de l'article consacré à la musique pop' par laquelle «s'exprime, au dire du journaliste, l'hédonisme auquel tendent les jeunes auxquels elle s'adresse».

Il est vrai que le Cosi fan tutte, en dépit d'une légère distorsion de l'original, est une sorte de com­pensation. Mais que dire de l'héroïne de Ma vie entre vos mains, ou de M. Abernaty qui s'est fait fabriquer un club spécialement pour contourner les arbres - (c'est l'exploit auquel est consacrée la bande dessinée de ce jour) ?

A la réflexion, on se prend à douter du titre qui coiffe la page : Actualité culturelle. A supposer que les rubriques soient conservées, ne conviendrait-il pas qu'elles adoptent un ordre plus con­forme à ce qu'on entend par culture?

D'abord la poésie, ensuite la musique ou inversement, chacun de ces arts pouvant légitimement prétendre à la place d'honneur, en deuxième lieu, le général Jomini qui, stratège et écrivain, ap­partient à la fois à l'histoire et aux lettres, après quoi le récital de guitare classique, les chants et danses d'Amérique latine, la première soirée pop', le feuilleton et/ou la bande dessinée pour finir...

Refonte hypothétique sur le mode traditionnel ! Certains articles sont reçus à l'intérieur de catégo­ries culturelles agréées; d'autres en question ; feuilleton et bande dessinée tout juste tolérés... L'ensemble présenté sous le titre «Actualité culturelle» apparaît comme un faux ensemble, tout au moins un ensemble composite qu'il s'agit de rectifier. La rectification consiste à filtrer les sous-ensembles correspondant aux catégories et aux normes culturelles, d'une part, à rejeter cel­les qui ne s'y conforment pas, d'autre part.

La réflexion, dans ce cas à dominante rétrospective, s'en tient à la culture qu'elle connaît et telle qu'elle la connaît. En omettant de s'interroger sur elle-même, une telle réflexion exclut jusqu'au doute. Quant à l'esprit qui juge de la sorte, il représente, non pas la pensée, l'entendement, l'intellect, comme on est tenté de le Croire et lui de le faire accroire, mais un comportement so­cial statistique affecté en l'occurrence d'un fort indice de fréquence. Il se pourrait que l'esprit, ou ce qu'on désigne de ce nom, ne soit pas autre chose qu'un certain facteur de probabilité...

Envisageons l'hypothèse que la démarche s'inverse : au lieu de rectifier la page en fonction d'une réflexion simplement rétrospective, l'esprit prend l'initiative, et donc la liberté, de considérer la page comme une donnée dont il y a lieu d'abord de tenir compte telle qu'elle se présente.

Ce faisant, il constatera l'existence de rubriques traditionnelles Théâtre, Lettres, Jazz, ainsi que d'autres dénominations telles que «Aujourd'hui ce livre», «La Bourse du disque», «Ma vie entre vos mains», «La bande dessinée»...

Au lieu de se conformer à la classification et aux normes établies, il poursuit son examen à partir du sentiment «qu'il se passe quelque chose», par exemple que ces dénominations hors classifica­tion pourraient jouer le rôle de catégories en voie de formation.

D'où le postulat que ce qui n'apparaît pas d'emblée conforme n'est ni dénué de valeur, ni de sens, mais peut au contraire avoir de la valeur et du sens. La réflexion à dominante prospective prenant le pas, l'examen s'approfondit. Ce qui était auparavant ignoré ou négligé devient matière à obser­vation; donc commence à exister...

Les titres, constate-t-on, n'obéissent ni à la même discipline, ni aux mêmes dimensions; leurs physionomies respectives font l'objet de typographies différentes : les rubriques sont imprimées dans un corps relativement petit, en lettres minuscules et sur un fond grisé qui en tempère le con­traste.

La Mutation des signes – 186 – René Berger

Les rubriques établies (Théâtre, Lettres, Jazz) figurent comme en sourdine, alors que les déno­minations non spécifiées, qui répondent à une intention de classification (Aujourd'hui ce livre, La Bourse du disque) sont mises en évidence par un corps plus grand qui supplée, semble-t-il, à la détermination moindre du concept.

Autre observation les titres sont composés dans un corps plus important que celui utilisé pour les rubriques ou les dénominations qui figurent dans les bandeaux grisés : ainsi «Théâtre» et «Un Cosi fan tutte» en allemand mais cette différence est moins sensible dans le rapport entre les ti­tres et les dénominations non traditionnels : «Aujourd'hui ce livre» et «Le général Antoine-Henri Jomini» ; «La Bourse du disque» - «Récital de guitare classique».

Quant au feuilleton, le terme même a disparu du titre en gros caractères. Dans la bande dessinée, nouveau changement : les trois images se juxtaposent en une séquence qui se lit de gauche à droite, la fin de la bande butant sur l'écran-titre ou l'écran-synopsis.

Ce qui montre bien, à la lumière de cet exemple, que le titre est moins affaire de définition que de fonction.

Appliqué à la communication verbale, de type conceptuel, le titre indique plus ou moins explicite­ment le propos de l'auteur.

Dans la perspective du journal, il est souvent un point d'accrochage destiné à retenir l'attention du lecteur.

La bande dessinée, quant à elle, organise la lecture en fonction des images et des ballons qui se passent le plus souvent de titre, surtout lorsqu'il s'agit d'une séquence courte comme c'est le cas ici.

Observons encore, toujours à propos des titres, que, non seulement ils diffèrent de grandeur, mais que les uns sont en minuscules italiques sur fond gris, les autres en romain, soit sur fond blanc, soit sur fond gris; que certains sont en caractères gras, d'autres maigres, que les intervalles va­rient entre les lettres («Un «Cosi fan tune» en allemand» se déploie largement, alors que «Première soirée pop' à Montreux» se tasse de lettre en lettre) comme ils varient entre les lignes, aussi bien entre les articles qu'à l'intérieur des articles : l'interligne du feuilleton est plus grand que celui des autres articles; d'où l'impression qu'on y respire plus à l'aise.

C'est que la page du journal répartit l'espace en cinq colonnes et que le feuilleton à lui seul en oc­cupe quatre, réparties en deux «feuillets»; l'impression de livre est accrue par le filet et la pagina­tion (63, 64), comme si les pages du volume étaient en quelque sorte «en abîme» dans le corps du journal. La bande dessinée occupe la même surface en largeur (quatre colonnes), mais seule­ment un peu plus du tiers de la hauteur du feuilleton.

Ainsi les titres, les caractères, les corps, le gras, le maigre, l'interligne, l'interlettrage, l'utilisation de filets, les intervalles entre les textes, l'utilisation des fonds, leurs découpes (bords droits : cf. Ma vie... ; bords obliques théâtre, jazz, la Bourse du disque), le rapport des illustrations et du texte, le rapport des illustrations entre elles (photo de reportage pour Cosi fan tutte, reproductions de pochettes de disques pour la guitare classique et l'anthologie des chants et danses d'Amérique latine, les dessins au trait de la bande dessinée), nous conduisent à considérer la page, non plus seulement sur le plan de la culture établie en fonction de catégories et de concepts ordonnés hié­rarchiquement (poésie, musique, théâtre, divertissements), mais comme une organisation nou­velle, faite à la fois d'images, de mots qui concernent simultanément des activités aussi diverses que le jazz, le feuilleton, le disque, la bande dessinée, et qui met en œuvre une technologie à la fois aussi variée et spécifique que celle du journal : papier, format, mise en page, typographie, clichés.

L'information est partie intégrante du support, comme elle est partie intégrante du medium.

S'étonner ou s'indigner qu'une page de journal groupe sous le titre Actualité culturelle des articles aussi disparates que ceux que nous avons abordés, ou les «rectifier» par élimination selon la hié­rarchie culturelle établie, constitue une égale méconnaissance du problème.

La Mutation des signes – 187 – René Berger

La réflexion rétrospective est d'autant plus dangereuse qu'elle favorise le refuge dans les seules situations répétitives, à l'image du labyrinthe*.

En revanche la réflexion prospective accepte d'envisager les faits à la faveur d'une démarche ex­ploratoire. S'affranchissant des catégories, des écrans et des balises, elle se met à la recherche, hors labyrinthe, d'indicateurs et d'indices. L'examen d'une page de journal, exemple combien dé­risoire de prime abord, conduit à un élargissement singulier de l'enquête.

La radio, la télévision, le cinéma, mais aussi bien les affiches, les annonces que la voiture, la ville, le chemin de fer, l'avion nous font entrer en communication avec le monde.

On pressent à quel point nos observations les plus aiguës, nos prévisions les plus rigoureuses ris­quent de rester bien en deçà de la culture qui se prépare et dont les «disparates» font partie du processus d'intégration auquel nous soumet la technologie.

La connaissance qui prétend s'en tenir à l'orthodoxie conceptuelle tombe aux mains des sectes et des sectaires.

Or rien n'est plus dangereux que l'orthodoxie quand se dégradent les structures sur lesquelles elle s'appuie et que, d'autre part, elle légitime.

D'abord en porte-à- faux, elle surplombe bientôt le vide qui finit par l'engloutir. Et l'on s'étonne après coup de ne plus même en voir la trace. Mais le désarroi devant la béance risque de nous laisser définitivement démunis.

L'avenir nous somme de réinventer les cadres de notre pensée. «On peut enfin imaginer l'homme d'un avenir proche, déterminé par une prise de conscience, dans la volonté de demeurer «sapiens»�!.

Il lui faudra alors repenser le problème des rapports de l'individuel au social, envisager concrète­ment la question de sa densité numérique, de ses rapports avec le monde animal et végétal, ces­ser de mimer le comportement d'une culture microbienne, pour considérer la question du globe comme autre chose qu'un jeu de hasard.» 2

1. Tribune de Lausanne, 24 septembre 1969

* Sans vouloir s'en tenir au behaviorisme ni comparer de trop près l'homme au rat, il est difficile de ne pas voir une analogie entre la promenade du lecteur dans la page «culturelle» et celle du rongeur dans son labyrinthe «Il est probable que vous pourrez observer chez lui une promenade verbale... L'organisation verbale antérieurement acquise lui servira de stimulant tout comme le cul-de-sac du labyrinthe pour le rat, Le sujet s'engagera dans des culs-de-sac verbaux, reviendra en arrière, s'embrouillera, s'arrêtera, repartira, vous demandera tel ou tel détail pour son informa­tion.

Dès qu'il aura atteint au cours de sa progression un point où cesseront les excitations de la recher­che, une adaptation se produira. La pensée aura trouvé son terme momentané... L'adaptation si­gnifie le problème résolu - et le problème est résolu dès que l'homme fournit une réponse verbale (ou autre) qui apaise et fait évanouir les stimuli intra-organiques qui le poussaient à une activité verbale ultérieure.

C'est de la même façon que le rat, ayant trouvé la nourriture, cesse de parcourir le labyrinthe. Il se jettera d'ailleurs sur l'aliment, qu'il soit digestible ou empoisonné, tout comme l'homme se con­tentera de son jugement, quel qu'il soit.» Pierre Naville, La psychologie du comportement. Le be­haviorisme de Watson. Paris, Gallimard, 1963, coll. idées nrf No 26

2. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. T. II La mémoire les rythmes. Ed. Albin Michel, Paris, 1965, coll. Sciences d'aujourd'hui, p. 267

La Mutation des signes – 188 – René Berger

REPENSER LE PROBLÈME OU REPENSER LA PENSÉE�? pp. 292-293 On en arrive en effet à constater que le concept, dont nous ne pouvons nous passer pour commu­niquer, relève moins d'un cadre de référence définitif ou absolu que d'une activité opérationnelle.

Comme l'écrit fort clairement P. W. Bridgman : «... Nous devons reconnaître en principe qu'en changeant les opérations, nous 'avons vraiment changé le concept, et qu'utiliser le même nom pour ces différents concepts dans tous les cas n'est dicté que par des considérations de conve­nance, qui peuvent quelquefois montrer qu'elles ont été achetées à un prix trop élevé en termes d'univocité.» 3

Le changement d'attitude qu'impliquent ces lignes ne peut se formuler d'emblée en mots, puisque ceux-ci restent tributaires des conditions dans lesquelles et des fins pour lesquelles ils ont été constitués. Il porte sur une découverte si fondamentale qu'il faudra encore beaucoup de. temps pour qu'elle se dévoile dans toute son évidence.

La connaissance communiquée par la langue est cautionnée par une réalité tenue sinon pour ab­solue, du moins pour stable réciproquement cette réalité est cautionnée par la communication lin­guistique tenue pour, sinon parfaite, du moins pour apte à s'en prétendre l'image ou le double fidè­les.

Or la connaissance apparaît de plus en plus liée aux opérations qui servent à établir la première et simultanément aux opérations qui servent à faire fonctionner la seconde.

Dans le premier cas, l'esprit (ou ce qui en tient lieu dans l'organisation sociale) postule l'adéquation de la réalité et de la langue, compte tenu de variations et de degrés selon les circons­tances.

Dans le second cas, le rapport métaphysique s'efface devant la relation opératoire le concept n'a de sens que dans la mesure où il rend compte des opérations qu'il met en œuvre.

Il ne s'agit plus de le prendre au terme du processus élaboré en signifié que la culture transmet sous la forme d'un produit fini ; il s'agit de le saisir en cours de fonctionnement, en cours de fa­çonnement, au cour même de l'expérience en train de se faire. La réalité change en même temps que changent nos instruments pour travailler et pour communiquer.

S'interrogeant sur ce moment crucial de la préhistoire au cours duquel nos ancêtres chasseurs s'accrochent pour la première fois à la terre, Leroi-Gourhan observe : «Le nomade chasseur­cueilleur saisit la surface de son territoire à travers ses trajets ; l'agriculteur sédentaire construit le monde en cercles concentriques autour de son grenier.» 4

Au plein sens du terme, la sédentarisation organise l'ensemble des faits et gestes, des pensées et de l'imaginaire à partir desquels l'agriculteur construit sa réalité : l'espace rayonne autour d'un centre le temps alterne avec les saisons on est assuré de retrouver son champ comme on est as­suré de voir refleurir les arbres à chaque printemps, mis à part rapines et tempêtes. Après les millénaires qui ont fortifié la stabilité du rythme agricole, il se pourrait bien que nous retrouvions aujourd'hui quelque chose de ce qui fut la condition du chasseur-cueilleur préhistorique. Non pas que nous manquions d'abri ou que nous soyons exposés à toutes les intempéries.

Notre technologie peut se vanter d'être venue à bout de tous les dangers, ou presque la nature nous est entièrement soumise, ou presque. Mais il se trouve curieusement que, nous détachant de l'espace rayonnant de l'agriculteur, nous affranchissant du rythme des saisons, nous voilà comme le chasseur-cueilleur à déchiffrer notre territoire à travers nos trajets, ou plutôt, nos engins étant devenus si puissants, à travers nos trajectoires... Vers quelle cible ?

A défaut de le savoir, vers quelle échéance ? «L'an 2000 est un thème qui concerne chacun, et force a été de reconnaître que personne n'est expert de l'an 2000», telle est l'une des conclusions de la réunion-confrontation qui s'est tenue en septembre 1970 à Hässelby, dans le cadre du Plan Europe 2000. 5

La Mutation des signes – 189 – René Berger

Ce qui est certain, c'est que le dispositif social et conceptuel qui a été le nôtre si longtemps, cède à un autre qu'il est aussi urgent que difficile d'établir.

La sédentarisation agricole a aggloméré les hommes en villages, en cités elle a mis la connais­sance en concepts qu'elle a engrangés dans les écrits dictionnaires, encyclopédies, bibliothèques. Mais les notions sur lesquelles s'est fondée une existence millénaire se maintiendront-elles en cercles concentriques autour du «grenier» ?

Certes, nous ne courons plus après le gibier, mais la «recherche» dont notre société technicienne a fait une activité décisive n'est-elle pas une manière de chasse ? De même que la sédentarisa­tion a correspondu à l'émergence en bloc «des arts du feu» (métallurgie, verrerie, céramique), de l'écriture, de l'architecture monumentale, de la hiérarchie sociale à échelons très larges, qui font de la capitale du groupe ethnique un noyau totalement humanisé au centre d'un territoire d'où il tire sa masse nutritive» 6 de même la mobilité qui est devenue nôtre est grosse de profonds bou­leversements.

«La lecture gardera pendant des siècles encore son importance, malgré une sensible régression pour la majorité des hommes, mais l'écriture est vraisemblablement appelée à disparaître rapide­ment, remplacée par des appareils dictaphones à impression automatique. Doit-on voir en cela une sorte de restitution de l'état antérieur à l'inféodation phonétique de la main ? Je penserais plu­tôt qu'il s'agit là d'un aspect du phénomène général de régression manuelle et d'une nouvelle «libération»...

Quant aux formes nouvelles elles seront aux anciennes comme l'acier au silex, non pas un instru­ment plus tranchant sans doute, mais un instrument plus maniable.» 7

L'évolution ne consiste pas dans l'adjonction d'une technique à une autre, pas plus que dans la substitution de l'une à l'autre. C'est pourquoi la prédiction, quelle qu'elle soit, est si difficile : l'imagination elle-même fonctionne au présent.

3. Percy William Bridgmann, The logic of modern physics.New York. McMilan, 1927, p.23

4. André Leroi-Gourhan, op. cit., T. Il, p. 157

5. Conseil de l'Europe, Faits nouveaux, Centre de documenion pour l'éducation en Europe, N° 5/70. C'est à dix-sept auteurs éminents ; parmi lesquels J. Tinbergen, B. de Jouvenel, D. de Rou­gemont, M. Young qu'a été confiée la responsabilité d'élaborer un cadre de référence

6. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, op. cit., p. 161

7. Ibidem, T. II, p.262

Renoir “La liseuse”

La Mutation des signes – 190 – René Berger

L'INDUSTRIE DU FAUX-SEMBLANT pp. 293-297 Dans un livre percutant que l'éditeur présente ainsi «Le professeur Boorstin nous renseigne sur la manière dont les journalistes créent des nouvelles non existantes, les compagnies de films fabri­quent des stars, les agences de voyages offrent l'aventure sans risque, les publicitaires enflent un rien en un quelque chose et les nullités deviennent des héros par la célébrité et le celluloïd» 8, l'auteur s'en prend avec force à tous les fabricants de «fausses réalités», aussi coupables à ses yeux, sinon plus, que les faux-monnayeurs dont la loi réprime sévèrement les crimes.

Dénonçant les «pseudo-événements» qui nous submergent quotidiennement, en particulier par les mass media, stigmatisant les «pseudo-événements» humains que fabriquent les marchands de vedettes («Le héros se distinguait par sa perfection la célébrité par son image de marque. Le hé­ros se faisait lui- même la célébrité est créée par les media») flétrissant le tourisme moderne qui a perdu l'art du voyage au profit des masses qu'on déplace à l'échelon industriel («Nous n'allons pas mettre l'image à l'épreuve de la réalité, mais mettre la réalité à l'épreuve de l'image»), Bo­orstin analyse longuement la dissolution des formes qui en est la conséquence pour mettre en lu­mière «les prophéties qui s'accomplissent elles-mêmes» par la vertu de l'image («Ce qui nous préoccupe, enfin, n'est pas Dieu comme un fait de nature, mais en tant que fabrication utile à une société craignant Dieu. Dieu lui-même devient, non pas une puissance, mais une image.»)

Le réquisitoire se termine par une sévère mise en accusation de la «Magie auto-trompeuse du Prestige», qui a ravalé le Rêve américain au niveau des illusions de l'Amérique... («Cet âge est celui de l'artifice. L'artificiel devient si commun que le naturel commence à paraître fabriqué.») Il est difficile de ne pas être ébranlé, d'autant que la virulence de l'attaque rejoint un sentiment gé­néral à notre époque : comment ne pas s'alarmer de l' artificialisation» qui déferle comme un fléau ? «Soyez naturelle, la tame vierge vous y aidera signé Woolmark», chuchotent les écrans de télévision quant au maquillage X (ils sont plusieurs à l'assurer) sa vertu est d'être plus vrai que nature�!... Ce que l'éditeur résume pittoresquement dans sa prière d'insérer : «Pensez à une image. Multipliez par dix. Faites le carré du produit. Ajoutez du prestige. Enlevez la chose à la­quelle vous pensiez tout d'abord. Vendez-le. Imprimez-le. Filmez-le. Diffusez-le sur les ondes... Et la réponse est IRRÉALITÉ.»

On comprend que ce livre mérite une attention exemplaire. Il est lui-même exemplaire de notre situation. Ne sommes-nous pas quotidiennement partagés entre le sentiment de réalité et le senti­ment d'irréalité qu'engendre notre société technologique ? Comment faire le départ entre le vrai et le faux-semblant�? C'est tout notre passé traditionnel (et platonicien) qui est remis en cause celui de notre bon sens aussi.

Mais quels sont les pseudo-événements qui, à l'instar de la fausse monnaie, altèrent et dénaturent notre monde ? La manière dont Boorstin les caractérise correspond si bien à ce que pensent, di­sent et répètent tant de gens qu'il vaut la peine de citer en entier le passage dans lequel il fait le point :

1. Les pseudo-événements sont plus dramatiques. Un débat télévisé entre candidats peut être préparé afin qu'il ait plus de suspense (par exemple en réservant des questions qui sont ensuite posées à brûle-pourpoint) qu'une rencontre improvisée, ou le résultat de discours officiels prépa­rés séparément par chacun.

2. Les pseudo-événements, étant prévus pour la diffusion, sont plus faciles à répandre et à ani­mer. Les participants sont choisis en fonction de leur intérêt journalistique et dramatique.

3. Les pseudo-événements peuvent être répétés à volonté, ce qui permet d'en renforcer les effets.

4. La création des pseudo-événements exige de l'argent donc quelqu'un a intérêt à les diffuser, les grossir, faire leur publicité, les exagérer afin de les présenter comme des événements dignes d'attention et de confiance. Dans ce but, ils sont l'objet d'une publicité préalable, puis répétés suf­fisamment pour justifier la dépense.

La Mutation des signes – 191 – René Berger

5. Les pseudo-événements, étant construits en vue de leur intelligibilité, sont plus compréhensi­bles et donc plus rassurants. Même si nous ne pouvons discuter en connaissance de cause les qualifications des candidats ou les conclusions compliquées, nous pouvons au moins juger de l'efficacité de la performance télévisée. Qu'il est réconfortant d'être informé d'une affaire politi­que que nous pouvons comprendre

6. Les pseudo-événements se prêtent mieux à la vie de société, à la conversation, il est plus fa­cile d'en être témoin. Le moment où ils se produisent est prévu selon notre convenance. Le jour­nal du dimanche paraît quand nous disposons pour lui d'une matinée oisive. Les programmes de télévision paraissent quand nous sommes installés avec notre verre de bière. Le lendemain matin au bureau, le spectacle régulier de fin de soirée de Jack Paar (ou de toute autre vedette) prévau­dra, à l'heure habituelle de la conversation, sur un événement imprévu qui surgit soudain et dut frayer son passage parmi les nouvelles.

7. La connaissance des pseudo-événements - de ce qui a été rapporté, ou de ce qui a été mis en scène, et comment - devient la preuve qu'on est «informé». Les magazines d'actualités nous po­sent régulièrement des devinettes, non pas sur ce qui s'est produit, mais sur les «noms dans l'actualité» - ce qui a été relaté dans les magazines d'actualités. Les pseudo-événements com­mencent de four- fir ce «discours commun», celui que certains de mes amis à l'ancienne mode ont espéré trouver dans les classiques populaires.

8. Enfin, les pseudo-événements provoquent la prolifération d'autres pseudo-événements selon une progression géométrique. Ils dominent notre conscience simplement parce qu'ils sont nom­breux et qu'il y en a toujours plus. 9

8. Daniel J. Boorstin, L'Image, ou ce qu'il advint du Rêve américain. Harmondsworth (Middlesex), Penguin Books, 1963. A Pelican Book A 611, p. 4 de couverture.Traduit en français aux Editions Julliard, Paris, 1963. Nouvelle édition, coll. 10/18, 197l

9. Daniel J. Boorstin, ibidem, p. 70, 123, 186, 188, 241

La Mutation des signes – 192 – René Berger

UN EXEMPLE : POIL, PAROLE ET PRÉSIDENT pp. 297-298 Reprenant l'exemple étudié par T.H. White dans The Making of the President, 10 Boorstin ana­lyse ainsi les pouvoirs de la télévision :

«La grande force de Kennedy dans le premier débat critique, selon White, fut en fait non pas du tout qu'il ait eu à «débattre», mais de saisir l'occasion de s'adresser à la nation entière tandis que Nixon, s'en tenant étroitement aux points soulevés par son adversaire, les réfutait un à un. Nixon, de plus, souffrait d'un handicap qui n'est sérieux qu'à la télévision : il a une peau claire et naturel­lement transparente.

Avec une caméra ordinaire qui saisit les images par projection optique, cette peau se photogra­phie bien mais une caméra de télévision projette électroniquement, par un tube cathodique qui a un effet de rayon X.

Cette caméra pénètre la peau transparente de Nixon et fait apparaître (même s'il vient de se ra­ser) les plus petits poils poussant dans les follicules sous l'épiderme. Pour le premier programme décisif, Nixon n'était fardé que d'un «lazy shave», sans effet dans de telles conditions. C'est pour­quoi il paraissait hâve et mal rasé, contrastant avec Kennedy, net et rasé de près.

»Ainsi rata la plus belle occasion de l'histoire américaine d'instruire les électeurs en débattant des grands projets de la campagne. La raison principale, ainsi que le fait remarquer White, vint des contraintes du medium.

» Par leur nature, la TV et la radio abhorrent le silence et les «temps morts». Tous les program­mes de radio et de TV comportant une discussion sont contraints de tancer questions et réponses en un va-et-vient continu, comme si les partenaires étaient les adversaires d'un match de tennis intellectuel.

Tandis que tout journaliste ou enquêteur expérimenté sait qu'une réponse bien pensée et consé­quente à une question difficile ne vient qu'après une longue pause et que, plus la pause est longue, plus la pensée qui suivra sera éclairante, néanmoins les media électroniques ne peuvent endurer une pause de plus de cinq secondes une pause de trente secondes de «temps mort» sur les ondes semble interminable.

Donc, projetant de part et d'autre leurs réponses-en-deux-minutes-et-demie, les deux candidats ne peuvent que réagir en fonction des caméras et des gens ils ne peuvent pas penser.

»Quel que fût le candidat, chaque fois qu'il se sentit en présence d'une pensée trop vaste pour une réflexion de deux minutes, il battit rapidement en retraite.

Finalement, l'électeur-spectateur de la télévision devait juger, non sur des sujets examinés par des hommes responsables, mais sur la capacité respective des deux candidats de résister au «stress» de la télévision.

»Donc les pseudo-événements conduisent à amplifier de pseudo-compétences. C'est encore la prophétie s'accomplissant par elle-même. Si nous jugeons des candidats présidentiels sur les ca­pacités dont ils font preuve dans la précipitation des émissions télévisées, nous choisirons évi­demment nos présidents précisément pour ces qualités-là. Dans une démocratie, la réalité tend à se conformer au pseudo-événement. La Nature imite l'art.»

Comment ne pas frémir à l'idée que le choix d'un président dépend de la qualité de son poil ou de l'efficacité de son maquillage, d'abord et surtout de sa façon de réagir devant les caméras de la télévision ?

De quoi donner le vertige à l'esprit le moins prévenu contre les mass media Et l'on comprend que tant de gens éprouvent une inquiétude croissante en présence d'une société dont la technologie li­vre les valeurs les plus chères, les plus vénérables, les plus précieuses aux impératifs tout-puis-sants d'un instrument qui ne tolère ni temps morts, ni discours, ni réflexion et dont le seul souci est de retenir l'attention du plus grand nombre.

La Mutation des signes – 193 – René Berger

On comprend que l'auteur s'alarme d'une pseudo-réalité qui met à mal nos critères rationnels les plus fermes, et qui confond objets, titres, honneurs et fonctions hors des règles de la bienséance la plus élémentaire.

On comprend que les milieux «responsables» vivent dans la crainte et se sentent menacés. Avec tout esprit cultivé, on pouvait encore sourire du nez de Cléopâtre qui, «s'il eût été plus court, au dire de Pascal, eût changé la face du monde».

Le sourire devient angoisse quand la face du monde tient aux poils qui poussent sous la peau ino­pinément transparente d'un candidat à la présidence des États-Unis...*

10. Theodore H. White, La victoire de Kennedy ou Comment on fait un président. Paris, Laffont, 1960, coll. Ce jour-là. Cité par D. J. Boorstin dans L'lmage

* Selon l'enquête classique faite par Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, pu­bliée sous le titre Le Choix du peuple, New York, Columbia University Press, 1944, «La campa­gne de propagande a pour effet de renforcer la décision originale du vote».

Il s'agirait donc moins d'un effet direct que d'un effet de renforcement. Il importe néanmoins d'observer que cette enquête, toute scientifique qu'elle est, a été faits à l'occasion de la campagne présidentielle de 1940. Le livre lui-même a paru en 1944.

Or les choses changent vite et considérablement en trois décennies de télévision ainsi qu'en té­moignent en particulier sur ce point les travaux de Wilbur Schramm, Mass Media and Education, 1954, Theodore H, White, The Making of the President 1960, 1961, Vance Packard, The Hidden Persuaders, 1957, John K, Galbraith, The Affluent Society, 1958

J-F. Kennedy (1917-1963) et Nixon

La Mutation des signes – 194 – René Berger

QUANT A McLUHAN pp. 298-303 Des considérations de ce genre eussent été saugrenues il y a quelques années encore. Elles sont devenues presque familières aujourd'hui que les ouvrages de McLuhan ont attiré l'attention sur les mass media, malgré l'ire des humanistes et des esprits réputés avertis. C'est d'ailleurs à eux que s'adresse l'auteur dans le chapitre désormais célèbre intitulé «Le message c'est le medium» :

Marshall McLuhan (1911-1980)

«Il y a quelques années, à l'Université Notre-Dame, qui venait de lui décerner un titre honorifi­que, le général David Sarnoif tint les propos suivants : «Nous sommes trop portés à faire de nos instruments technologiques les boucs émissaires des fautes de ceux qui s'en servent. Les réalisa­tions de la science moderne ne sont pas bonnes ou pernicieuses en soi : c'est l'usage que l'on en fait qui en détermine la valeur.»

Voilà bien la voix du somnambulisme courant. Imaginons un peu que l'on déclare «La tarte aux pommes n'est pas en soi bonne ou mauvaise : c'est ce qu'on en fait qui en détermine la valeur.» Ou encore «Le virus de la petite vérole n'est pas en soi bon ou mauvais : c'est la façon dont on s'en sert qui en détermine la valeur.» Ou, plus justement : «Les armes à feu ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi : c'est l'usage qui en est fait qui en détermine la valeur.»

En somme, si les balles atteignent les bonnes victimes, elles sont bonnes. Si le tube-écran projette les munitions qu'il faut aux gens qu'il faut, il est acceptable. Je ne suis pas de mauvaise foi. Il n'y a rien dans les propos de Sarnoff qui résiste à l'analyse, parce que leur auteur ne tient pas compte de la nature des media, de tous et de chacun des media.

Narcisse est hypnotisé par le prolongement et l'amputation de son propre être dans une forme technologique nouvelle. Pour expliquer son point de vue, le général Sarnoff citait l'exemple de l'imprimé, précisant que l'imprimerie avait disséminé beaucoup de camelote, mais qu'elle avait aussi diffusé la Bible et la pensée des prophètes et des philosophes. Le général Sarnoif n'a jamais vu que s'il est une chose dont les technologies sont incapables, c'est bien de s'ajouter à ce que nous sommes déjà.» 11

Le somnambulisme que dénonce McLuhan chez le général Sarnofi et qu'on retrouve curieuse­ment chez beaucoup d'intellectuels qui font profession de penser, c'est, d'une part, de distinguer arbitrairement entre le bon et le mauvais usage, d'autre part, de ne pas tenir compte de la nature propre des media. Fort de sa découverte, dont il reconnaît que le mérite revient d'abord à H. Innis

La Mutation des signes – 195 – René Berger

12

McLuhan en a longuement développé les conséquences à propos de l'alphabet et de l'imprimé. Le changement de perspective qui en résulte est néanmoins si important par rapport à notre for­mation traditionnelle que quelques citations paraissent indispensables : «Psychologiquement, le li­vre imprimé, prolongement du sens de la vue, a intensifié la perspective et le point de vue fixe. De l'insistance visuelle sur le point de vue et le point de fuite qui donne l'illusion de la perspective naît une autre illusion : celle que l'espace est visuel, uniforme et continu.

La linéarité, la précision et l'uniformité de l'ordonnance des caractères mobiles sont inséparables de ces importantes inventions et formes culturelles de l'expérience de la Renaissance. Le pre­mier siècle de l'âge de l'imprimerie a vu s'allier l'intensité nouvelle de l'orientation visuelle et du point de vue personnel, et les moyens d'expression de soi qu'avait créés le prolongement typogra­phique de l'homme.» Socialement, le prolongement typographique de l'homme a fait apparaître le nationalisme, l'industrialisme, les marchés de masse, l'alphabétisation et l'instruction universelles. L'imprimé, en effet, était un exemple de précision reproductible qui inspira des façons totalement nouvelles de prolonger l'énergie sociale.

A la Renaissance, comme aujourd'hui au Japon ou en Russie, l'imprimé a libéré des forces socia­les et psychologiques immenses en dégageant l'individu du groupe traditionnel et en montrant, en même temps, comment additionner les individus les uns aux autres en une massive aggloméra­tion de puissance. L'esprit entreprenant et individualiste qui poussait les artistes et les écrivains à s'exprimer eux-mêmes dans leurs œuvres aiguillonnait d'autres hommes vers de grandes entre­prises, militaires ou commerciales. - ­

» ...L'imprimerie transforma à la fois l'enseignement et le commerce. Le livre fut la première machine à enseigner ; il fut aussi le premier article produit en série... L'imprimé mit fin rapide­ment au régime scolastique de la discussion orale...» ...

L'uniformité et le caractère répétitif de la page imprimée eurent aussi pour conséquence impor­tante d'imposer la «correction» de l'orthographe, de la grammaire et de la prononciation. L'imprimé eut aussi l'effet, plus notable encore, de séparer la poésie du chant, la prose de l'éloquence, et le parler populaire du langage des gens instruits. On pouvait lire de la poésie sans l'entendre : on se rendit compte qu'il était possible de jouer d'un instrument de musique autrement qu'en accompagnant de la poésie...

» ...L'uniformité et le caractère répétitif de l'imprimé ont imprégné la Renaissance de l'idée que le temps et l'espace sont des quantités continues et mesurables. Cette idée eut pour effet direct de désacraliser le monde de la nature et celui du pouvoir.

» ...Des nombreux effets inattendus de la typographie, la montée du nationalisme est peut-être celui qui nous est le plus familier.

» ...La typographie a imprégné tous les aspects des arts et des sciences. Il serait facile de citer des exemples des processus par lesquels les principes de continuité, d'uniformité et de répétition sont devenus les principes de base du calcul infinitésimal, de l'organisation des marchés, de la production industrielle, de la science et des divertissements.

Qu'il suffise de signaler que la répétition donnait au livre imprimé le caractère étrange et nouveau d'un article à prix fixe et ouvrait ainsi la porte aux systèmes de prix. Le livre imprimé, de plus, avait deux qualités qui faisaient défaut au manuscrit : il était facilement accessible et transporta­ble.

» ..La typographie (...) a créé un medium qui permettait de parler haut et fort et de s'adresser au monde lui-même, tout autant que de parcourir et d'explorer l'univers des livres jusque-là gardés sous clé dans le monde pluraliste des cellules de couvents.

Les caractères donnaient du caractère et l'audace de s'exprimer.» 13

Quels que soient par ailleurs les paradoxes et les outrances, McLuhan a l'incontestable mérite de mettre en pleine lumière le phénomène que l'humanisme traditionnel méconnaît, ignore ou né­glige, à savoir que la connaissance n'est pas seulement affaire de contenu, mais que les condi­tions de la communication en sont partie intégrante.

La Mutation des signes – 196 – René Berger

«La plupart des technologies ont un effet d'amplification qui sépare clairement les sens. La radio est un prolongement de l'auditif; la photographie de «haute fidélité», un prolongement du visuel. La télévision, elle, est avant tout un prolongement du sens du toucher, qui est celui qui permet le plus d'interaction de tous les sens.

Pour l'homme occidental, toutefois, c'est l'écriture phonétique qui a constitué le prolongement uni­versel, et c'est là une technologie qui prolonge le sens de la vue. Toutes les formes d'écriture non phonétique, par contraste, sont des modes artistiques qui conservent une orchestration sensorielle d'une très grande richesse.» 14

McLuhan n'est pourtant pas l'apôtre inconditionnel des mass media. Tout au contraire, il multiplie les cris d'alarme, mais comme il ne le fait pas de la manière traditionnelle, en se bornant à distin­guer entre le bon et le mauvais usage, il se trouve qu'on les ignore ou qu'on les entend mal.

A la différence du moraliste qui, remarque-t-il, s'indigne ou se met en colère au lieu de travailler à se rendre compte, McLuhan répète inlassablement qu'il faut porter son effort de réflexion d'abord et avant tout sur la nature du moyen de communication «L'étude de la dynamique opéra­tionnelle des différents media me semble particulièrement intéressante, en ce sens qu'au lieu de les exploiter elle les calme. Si vous contrôlez cette dynamique, vous pouvez contrôler les media, préserver le milieu de leurs effets. Et c'est particulièrement souhaitable...» 15

11. Marshall McLuhan, Pour comprendre les media, op. cit., p. 27

12. Harold Innis, The bias of communication. University of Toronto Press, 1968

13. Marshall McLuhan, op. cit., p.194, 196, 197, 198, 199, 200

14. Marshall McLuhan, op. cit., p. 304

15. Gerald Emmanuel Steam, McLuhan Hot and Cool, Londres. Penguin Book, 1968. (Trad. fr.�: Pour ou contre McLuhan. Paris, Seuil, 1969)

René Berger et McLuhan (au Canada, en 1970)

La Mutation des signes – 197 – René Berger

UN NOUVEAU POINT D'APPUI pp. 303-305 Grosso modo la position de Boorstin consiste à mettre en évidence par tous les biais et au moyen de très nombreux exemples le fait que les media actuels altèrent le monde comme ils nous aliè­nent nous- mêmes.

La réalité devient irréalité ou, pour éviter ce qu'a de simpliste une opposition linguistique, elle de­vient pseudo-réalité, à l'instar de la fausse monnaie. L'image multipliée à l'échelon industriel pro­duit simulacres, faux-semblants, «effets» de toutes sortes dont le propre est à la fois de séduire, de tromper et de nous enfermer dans un monde sans cesse plus adultéré.

Ce que Boorstin résume dans une métaphore saisissante : «Nous pourrions dire maintenant que le chewing-gum est la télévision de la bouche. Il n'y a pas de danger, aussi longtemps que nous ne pensons pas que le chewing-gum nous apporte une nourriture.» 16

Le jugement que formule Boorstin pour dénoncer l'illusion se fonde sur la position classique qui distingue le vrai du faux, le réel de l'irréel, le bien du mal et qu'on trouve dans la ligne de l'humanisme, de Platon au général Sarnoif, à des degrés divers, il va sans dire...

Jugement et position qui s'inscrivent l'un et l'autre en fonction d'un passé tenu pour exemplaire et dont l'excellence joue le rôle de pierre de touche. C'est pourquoi l'on retrouve si souvent chez cet auteur les oppositions adverbiales : «formerly / now...» auparavant / aujourd'hui ; avant / mainte­nant. Posé en ces termes, le problème établit et consacre sur le plan philosophique et éthique le partage entre, d'une part, les vraies valeurs, de l'autre, les erreurs, les impostures, les illusions sur le plan terminologique le partage entre des concepts tels que, précisément, «valeur», «bon», «vrai», «beau», etc., et des concepts tels que «erreur», «faux-semblant», «illusion», «altération», etc. (terminologie reconnue qui accrédite le partage et inversement).

Que s'y ajoute un brin de nostalgie (dont nous sommes toujours friands !), et la conscience d'avoir raison, appuyée sur les témoignages et l'autorité du passé, nous met en devoir de dénoncer les menaces et les dangers de la situation présente, pis, d'instruire le procès d'une évolution dont les maux sont jugés a priori redoutables et funestes.

Les traits dans lesquels je résume la situation peuvent paraître exagérés ils caractérisent néan­moins assez bien l'attitude générale qu'illustre en particulier notre comportement à l'égard de l'art moderne. Comment rompre la méfiance ?

Et si nous devons, comme l'écrit Boorstin en conclusion 17 : «d'abord nous réveiller avant de sa­voir dans quelle direction marcher», il est certain que nous sommes arrivés à un carrefour, avec tous les risques du choix.

La position de Boorstin, dont la noblesse d'intention ne saurait être mise en doute, pèche par une méconnaissance inconsciente, mais périlleuse.

D'autant plus périlleuse qu'elle flatte en nous le sentiment d'une culture «idéale», intemporelle, à laquelle il suffirait de revenir pour que tout rentre dans l'ordre.

Quant à McLuhan, abstraction faite de ses excès ou de ses prophéties, son apport consiste essen­tiellement dans la mise en lumière du caractère actif de la communication qui, en prolongeant nos sens, conditionne notre connaissance.

Celle-ci ne s'accomplit pas dans quelque lieu idéal mais dans des conditions matérielles, techni­ques, sociales et politiques déterminées.

Mais il est encore un autre aspect, non moins important, de sa découverte. «Ce n'est pas au ni­veau des idées et des concepts que la technologie a ses effets, précise-t-il ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu'elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre ré­sistance» 18

C'est au tréfonds de notre corps que le changement opère, dans les zones les moins accessibles aux concepts. Aussi n'est-il pas étonnant que les nouveaux media frappent notre pensée d'«anesthésie», terme qui revient souvent sous la plume de McLuhan.

La Mutation des signes – 198 – René Berger

La pensée conceptuelle tend à juger la télévision comme si elle était une simple extension du journal, de la conversation, ou du cinéma.

Anesthésiés, nous réduisons la télévision à un problème de contenu.

Ce qui nous vaut cette remarque sarcastique : «Le «contenu» d'un medium peut être comparé au savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de garde de l'esprit pour endor­mir son attention.» 19

Dans la mesure où le public et les «intellectuels» continuent de juger la télévision sur le modèle des media traditionnels, non seulement ils en apprécient mal la nature, mais ils en renforcent en­core les effets

16. Boorstin, op. cit., p. 259

17. Boorstin, op. cit., p. 262

18. McLuhan, Pour comprendre les media, p. 35

19. Ibidem, p. 34

La Mutation des signes – 199 – René Berger

MOQUERIE ET CÉCITÉ OU LES EMBARRAS D'UN INTELLECTUEL pp. 305-310 Boorstin met en épigraphe à son premier chapitre l'histoire suivante :

L'amie admirative : «Mon Dieu, quel beau bébé vous avez là !»

La mère : «Oh, ce n'est rien, vous devriez le voir en photo ! » 20

Qu'une mère qui, par définition, a donné le jour à son enfant, qui le soigne et l'observe à chaque instant, puisse en venir à trouver l'image photographique supérieure à l'original... la cocasserie touche à l'absurdité. On ne peut qu'en rire.

A moins d'en tirer, pour satisfaire le moraliste que chacun porte en soi, la leçon à savoir qu'un tel comportement met à nu l'influence pernicieuse des mass media contre laquelle il s'agit désormais de lutter avec tous les moyens à disposition. Quitte, l'indignation tarie, à ouvrir son poste de télévi­sion pour voir les nouvelles. Ce qui invite à reprendre l'histoire en examinant de plus près ce qui se passe.

A l'exclamation admirative : «Quel beau bébé vous avez là !» succède la réponse déconcertante de la mère. Déconcertante en quoi ? Pourquoi ? C'est évidemment que notre attente est «déçue» : que la mère, à l'ouïe du compliment, se mette à regarder son enfant, à lui faire risette, voilà qui nous paraîtrait «normal», voilà qui recevrait approbation et louange de notre part. Mais voici que, rompant avec ce «qui devrait avoir lieu», la mère se détourne de l'enfant qu'elle tient dans ses bras pour se référer à l'image mentale, produit de l'appareil photographique qui l'emporte à ses yeux sur la réalité même de la perception.

Tout se passe comme si elle se retranchait de la nature et de sa nature de mère, comme si le me­dium photographique la faisait entrer dans le monde de l'artifice, pseudo-événement débouchant sur un pseudo-monde dans le vocabulaire de Boorstin.

Quittons un instant cette mère dénaturée. Nous voici dans un salon par un après-midi d'automne ensoleillé. Après le déjeuner, notre hôte nous invite à regarder les diapositives qu'il a faites au cours de son dernier voyage. On installe l'écran. On charge le «carrousel Kodak» (quatre-vingts vues). On ferme les volets. Assis dans d'excellents fauteuils, il n'y a plus qu'à laisser défiler les projections que ponctuent de brefs commentaires : «notre arrivée à Athènes» - clic * - «première vue du Parthénon, bien cadré, le premier plan...» - clic «Mikonos, étonnant le bleu de la mer...».

Dans la suite des projections, tout à coup une série sans rapport avec le voyage : «les pommiers du verger, j'ai pris ça l'autre jour; est-ce que ce n'est pas beau ?» Et c'est vrai que les diapositives sont remarquables. Dans la frondaison verte se détachent des sphères rouges et lisses comme des lampions : de près, de loin, en gros plan, en surplomb.

Notre hôte s'est dépensé ; sa joie fait plaisir à voir. Fin de la séquence imprévue. Et personne n'éprouve le besoin ni même l'envie d'aller voir le verger où se trouvent les pommes que la photo­graphie vient de magnifier en couleurs (trop) somptueuses sur l'écran.

Toutes proportions gardées, l'histoire est-elle si différente de celle de la mère qui provoquait notre rire tout à l'heure ? Dans les deux, l'artifice l'emporte sur la nature.

Changeons encore une fois de décor. Nous voici dans un auditorium universitaire. Le professeur fait un cours sur la Renaissance italienne ; il situe la vie et les œuvres de Masaccio. Les étudiants prennent des notes : les dates, les problèmes que posent la chronologie, les attributions, les in­fluences, etc. Le professeur appuie sur un bouton ; la salle s'obscurcit la lampe s'allume. Sur l'écran, le Tribut de la chapelle Brancacci : l'ensemble d'abord, puis chacune des trois scènes qui composent la fresque :

1° Jésus ordonne à Pierre d'aller chercher la pièce de monnaie pour payer le péager ;

2° Pierre extrait la pièce de monnaie de la bouche du poisson ;

3° Le paiement du tribut...

La Mutation des signes – 200 – René Berger

Inutile de poursuivre. On n'imagine pas plus un cours d'histoire de l'art sans projections qu'un livre d'art sans reproductions.

Entre nos trois exemples, quelle analogie ? Aucune. Aucune raison de grouper dans le même en­semble la mère, les pommes et le professeur d'histoire de l'art. En fait, ne serait-ce pas plutôt que nous adoptons à chaque fois une attitude différente?

Dans le premier cas, le comportement de la mère nous semble être le résultat déplorable de l'intoxication produite par les mass media substituer l'artifice à la nature, le simulacre à la réalité, c'est faire preuve de déviation, d'aliénation, de dénaturation. Dans la mesure, faut-il ajouter, où la nature et le naturel constituent les coordonnées de notre système de référence, ou sont tenus pour tels.

Dans le deuxième cas, les pommes rouges qu'on projette sur l'écran et dont les modèles sont dans le verger voisin ne provoquent guère de réactions. Par rapport à la situation précédente, notre atti­tude n'est que peu ou pas caractérisée. Pommes artificielles, pommes naturelles, notre système de référence s'accommode également des unes et des autres.

Dans le troisième cas, non seulement il paraît souhaitable de recourir à la projection des œuvres de Masaccio, mais encore l'idée qu'un cours d'histoire de l'art pourrait s'en passer ne nous vient même plus à l'esprit. Photographies, clichés, diapositives, films font partie intégrante de l'enseignement.

Personne n'objecte qu'il ne s'agit pas des originaux, que ceux-ci sont transformés une première fois par la photo, une deuxième fois par la projection - quand ce n'est pas une troisième ou une quatrième fois avec les dias qu'on tire à partir des œuvres reproduites dans les livres, elles-mê-mes fabriquées à partir de la combinaison classique des quatre couleurs en usage dans l'imprimerie, elles-mêmes manipulées par le chromiste et que le maquettiste ajuste en fonction de la mise en pages etc.

Serait-il outrecuidant d'affirmer, au prix d'une métaphore désuète, que le professeur qui chérit l'art comme son enfant ne se distingue finalement guère de la mère à laquelle notre rire réglait si bien son compte tout à l'heure ? Nous sommes tellement habitués à vivre simultanément dans des cir­cuits isolés et fermés qu'il faut atteindre certaines situations-limites pour apercevoir, comme par éclairs, la restructuration qui est en cours.

Quand par exemple la mère rétorque en toute sincérité que la photo de son bébé est encore bien plus belle�!... Un processus est amorcé qui, à la faveur des mass media, déplace le centre de gra­vité de notre système de référence poser le problème en termes de «réalité» et de «pseudo-réali-té», c'est sous-entendre qu'il y a une ligne de démarcation rigoureuse entre, d'une part, la «vraie réalité», de l'autre, les images qui en dérivent, apparences, reflets, simulacres, faux-semblants...

Le dos tourné à la lumière, les prisonniers de la caverne de Platon ne voient pas les choses réel­les ils aperçoivent seulement les ombres que projettent sur les parois les modèles éclairés par le foyer qui se trouve à l'extérieur. Aujourd'hui que la connaissance échappe au circuit exclusif des Idées ou des concepts selon le processus de la communication verbale, il semble bien que la «vraie réalité» ne s'oppose plus aussi simplement au monde des apparences.

Les mass media font éclater la caverne. Ou plutôt, c'est la caverne qui éclate aux dimensions de l'univers. Dans le nouvel environnement «audio-scriptovisuel», pour reprendre l'expression de Cloutier, les mass images cessent d'être des reflets. Elles transforment notre perception, notre sensibilité, notre compréhension.

La mère qui nous faisait sourire pourrait bien indiquer la voie qui s'annonce. Au lieu de tirer sa fierté de l'enfant qu'elle tient dans les bras, elle la tire des photos en couleur qu'elle a de lui et qui, comparées dans son esprit à d'autres photos en couleur d'autres enfants, donnent la supériorité à son rejeton qu'elle compare encore mentalement avec les photos de magazines, de films, avec les images de télévision dont sa mémoire est remplie.

Certes, rien de cela n'est précisé, ni même dit, et l'on serait en droit d'invoquer la schizophrénie.

La Mutation des signes – 201 – René Berger

Ce serait oublier que l'amie à qui s'adresse la mère appartient elle-même à ce nouvel environne­ment où le medium-image joue un rôle si important. On peut donc supposer à la limite que les deux femmes disposent déjà du système de référence et d'appréciation que la technologie photo­graphique est en train d'instaurer.

Toute réalité nouvelle, est-on tenté de conclure, apparaît d'abord comme pseudo-réalité - aussi longtemps que prévalent les schèmes établis - pour devenir progressive- ment protohistoire, et bientôt elle-même histoire...

«Les hommes sans nom», titre le chroniqueur du Monde. «M. le Ministre des PTT, pour moder­niser l'acheminement et la distribution du courrier, propose de remplacer les adresses par un code numérique semblable à celui du téléphone...» 21

L'attitude du ministre des PTT est-elle moins «scandaleuse» que celle de la mère Proposer de nous dépouiller de notre nom et de notre prénom, de nous priver du nom de notre ville, de celui de notre rue pour s'en remettre au seul code numérique !

C'est que l'augmentation du volume du courrier et l'accélération de son acheminement obligent les PTT à se restructurer ou à périr. La technique traditionnelle est trop coûteuse, trop encom­brante.

Le grand nombre - qu'il s'agisse de destinations, de messages ou d'images entraîne un change­ment de structure et l'adoption de nouveaux codes.

De l'un à l'autre, les interférences sont aussi inattendues que nombreuses.

En même temps que les hommes sont menacés de perdre leur nom, «l'homme de masse», que personne n'a jamais vu et que personne, à parler selon nos modes de compréhension tradition­nels, ne peut voir, prend figure à millions d'exemplaires, tels les Américains moyens que présente en couverture le Time Magazine du 5 janvier 1970, tels nous tous dans notre nouvelle condition statistique.

20. Boorstin, op. cit., p. 19

* Le clic signale le passage d'une diapositive à l'autre, il est suivi d'un bourdonnement (bzzz) qui intrigue d'abord. Quand on a compris qu'il s'agit de la mise au point commandée à distance (au bout du cordon, une petite poire qu'on presse selon les besoins), la surprise se dissipe. Expérience menue, mais qui montre comment la technique nous soumet sans cesse à de nouveaux ajuste­ments

21. Le Monde, 25 octobre 1969

La Mutation des signes – 202 – René Berger

CHAPITRE XII LE CORPS, LA LANGUE, LES MULTIMÉDIA

pp. 311-313 Quelque évolués que nous soyons et que nous croyions être, notre sensibilité première est liée à notre condition animale, à l'exercice de nos sens, aux mécanismes profonds de notre être physi­que. Mais il s'agit tout autant d'un phénomène sociologique.

Nos façons de manger, de dormir, de boire, de respirer, relève Marcel Mauss, nos manières de grimper, de courir, de nous reposer sont des techniques enseignées par l'éducation, «techniques du corps ainsi qu'il les appelle, parce que «le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme» 1 et qu'il précède les techniques à instruments.

Affirmation d'autant plus capitale qu'elle est sans cesse occultée ou négligée à la fois par l'enseignement que nous avons reçu et la rationalité sur laquelle les sociétés prétendent se fonder, en particulier les sociétés occidentales.

C'est aussi que la «connaissance», telle que nous la concevons et la pratiquons, procède surtout de la communication conceptuelle et de la technologie verbale.

Or si la technique est, selon Mauss, un «acte traditionnel efficace», les techniques du corps assu­rent l'adaptation, la régulation au moyen de montages symboliques que le groupe fixe en définis­sant les attitudes qui sont permises ou interdites, la signification des gestes, des postures et des mouvements.

Le problème n'est pas d'entrer dans les détails. Il est plutôt de montrer que si la communication non linguistique et la communication linguistique opèrent l'une et l'autre au moyen de montages symboliques, le corps, dans le premier cas, la langue, dans le second, y jouent un rôle décisif.

Et dans la mesure où l'instrument de communication «reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre», 2 l'on est en droit d'attendre, en forçant quelque peu l'opposition, d'une part, une organisation «non linguistique», de l'autre, une organisation «linguistique» du monde, ou peut- être de deux mondes...

Même si le problème ne peut être abordé dans son ensemble, il convient de le poser à la faveur de quelques aperçus, avec l'appui d'un ou deux exemples.

C'est qu'il prend de nos jours une importance d'autant plus grande que les instruments dont nous nous servons traditionnellement se révèlent moins efficaces sans doute parce qu'ils appartiennent à des modes de communiquer inadéquats, et donc à une structure sociale en question.

1. Marcel Mauss, «Les Techniques du Corps», Journal de Psychologie, 1935, p. 271 à 293. Texte repris dans Ethnologie et Anthropologie, Paris, PUF

2. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, op. cit., p. 55, p. 25

La Mutation des signes – 203 – René Berger

LA LANGUE, DEUXIÈME INSTRUMENT pp. 314-315 Si nous aimons à croire, avec Baudelaire, que

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent

la langue courante tient peu compte de ces correspondances, et quand le poète ajoute :

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfant, Doux comme des hautbois, verts comme des prairies.

l'admiration que suscitent ses vers montre assez que nous les tenons pour d'exceptionnelles réus­sites poétiques. Ce n'est pas que nous ignorions tout à fait la synesthésie. On parle couramment d'un «jaune acide», d'un «rouge strident », d'un ton «velouté» les épithètes tactiles ou thermiques ne sont pas rares : telle peinture est qualifiée de «molle» ou de «ferme» ; telle couleur de «chaude» ou de «froide»...

Le registre de ces expressions se limite au fur et à mesure qu'on s'approche des sensations gusta­tives ou olfactives il s'élargit en revanche au fur et à mesure qu'on s'approche des sensations vi­suelles (ce qui est significatif d'une affinité particulière de la langue avec la vision et réciproque­ment). D'autre part, des expressions telles que «jaune acide» ou «rouge strident» passent très vite pour des stéréotypes leur caractère hybride les rend suspects à la pensée logique.

Il s'ensuit que la connaissance qui se constitue à partir de la langue tend plus à mettre en lumière les valeurs intellectuelles que les valeurs sensibles. Ce dont on peut s'étonner lorsqu'il s'agit d'art, dont l'objet est d'abord offert à la perception et à la jouissance mais ce que prouve éloquemment l'histoire de l'art, dont le propos est plus de définir, de classer, de situer que d'évoquer, de faire sentir ou participer. On pourrait alléguer que c'est à cause du parti délibéré que prend cette disci­pline. Mais si l'on s'interroge, on ne voit rien qui en établisse définitivement le bien-fondé. Aussi en vient-on à se demander s'il s'agit bien d'un parti, ou plutôt d'un accommodement, voire d'une contrainte.

Techniques du corps ou «techniques de l'esprit» (pour employer un terme imagé qui correspond en gros à ce qu'on appelle «sciences humaines»), on constate encore dans les deux cas que les procédés et les pratiques qui ont cours s'imposent à la faveur du prestige ou de l'autorité qu'exercent les personnes et les groupes influents.

Nos «manières», nos «façons», rappelons-le, sont des montages qui résultent de l'éducation. Se servir de son corps ou se servir de son esprit consiste, non seulement à adapter le corps ou l'esprit à leurs usages respectifs, mais aussi à répondre aux impératifs sociaux.

Dans la mesure où s'est développée, comme c'est le cas en Occident, l'idée que la connaissance est au premier chef le fait des savants et des esprits cultivés, il est «naturel» que se soient accré­dités les méthodes et les principes établis par eux. Toute autorité, fût-elle réputée objective ou scientifique, se fonde sur une certaine attitude, sur certaines valeurs structurantes.

L'histoire de l'art, plus que les autres sciences humaines peut-être, éclaire les conditions d'une si­tuation qu'on a toujours tendance à masquer partiellement. Qu'il s'agisse de sociologie, de démo­graphie, ou même d'histoire, on peut en effet, à la limite, grouper tous les phénomènes dans des ensembles et des sous-ensembles tels que seuls ces ensembles et ces sous-ensembles entrent en ligne de compte.

En revanche, même si l'histoire de l'art groupe les œuvres en fonction de leurs influences ou se­lon leur distribution chronologique ou topologique, ou encore en créant ces vastes ensembles que sont l'iconographie ou l'iconologie, avec les nombreux sous-ensembles qu'ils comportent, elle s'expose toujours à la revendication de celui qui, spectateur singulier en présence d'une œuvre singulière, fait abstraction de cette formalisation et se trouve, non pas devant rien, mais précisé­ment devant une œuvre qui subsiste telle et qu'on reconnaît telle.

Sans pousser ces considérations à l'excès, il est difficile de feindre qu'elles n'existent pas.

La Mutation des signes – 204 – René Berger

On comprend mieux dès lors pourquoi savants, historiens et érudits se servent de techniques qui, pour être celles de l'esprit, n'en sont pas moins des techniques cours magistral, leçon, conférence, publication (articles, chroniques, livres, thèses, essais) dont la langue, sous sa forme orale, mais surtout écrite, constitue le principal instrument.

Or, même si la langue n'est pas vouée à la seule transmission conceptuelle, il est certain que, du fait de son caractère linéaire et discret, elle s'y prête particulièrement bien. Il s'ensuit que les techniques de l'esprit, fondées sur la logique, trouvent en elle une alliée précieuse et réciproque­ment.

Il est dès lors «naturel» que la connaissance de l'art, mais aussi bien la connaissance tout entière, s'oriente de préférence vers l'intelligible, au moins vers le compréhensible, en délaissant les va­leurs sensibles qui échappent autant à sa saisie qu'à sa visée.

Ce qu'illustre d'ailleurs clairement notre prédilection pour les «ismes». Classicisme, romantisme, expressionnisme, orphisme, cubisme, etc., la liste est longue.

Le suffixe -isme semble bien être un procédé privilégié des «techniques de l'esprit» par lequel on convertit des manifestations qui présentent une certaine convergence d'abord en «mouvement», en «courant», finalement en doctrine et en théorie pourvues de concepts ad hoc.

L'abstraction et la généralisation répondent éminemment au besoin fondamental que nous avons de «mettre les choses en ordre», à la fois pour nous rassurer, pour les retrouver, et aussi pour les manipuler sous forme de symboles à l'intérieur de la communication sociale.

Bruegel Pieter (~1525-1569) “La tour de Babel” (1563)

La Mutation des signes – 205 – René Berger

UN TABLEAU. DEUX APPROCHES pp. 315-318 La Prise de Constantinople par les Croisés en 1204, de Delacroix, faisait l'objet, dans le livret du Salon de 1841, de la notice suivante : «Baudouin, Comte de Flandre, commandait les Français qui avaient donné l'assaut du côté de la terre, et le vieux doge Dandolo, à la tête des Vénitiens, et sur les vaisseaux, avait attaqué le port. Les principaux chefs parcourent les divers quartiers de la ville, et les familles éplorées viennent sur leur passage invoquer leur clémence.» 3

La première phrase rappelle le fait historique : les deux chefs Baudouin et Dandolo As deux ma­nœuvres victorieuses : l'assaut du côté de la terre, l'attaque du port.

Ces indications n'ont pratiquement pas de répondants sur la toile ; elles s'adressent à l'esprit du spectateur, plus spécialement à sa culture historique. Techniquement elles établissent le cadre de référence :

1° l'événement : prise de Constantinople par les Croisés (c'est le titre) ;

2° la date : 1204 ;

3° le lieu : Constantinople ;

4° les acteurs : les Croisés avec leurs chefs respectifs.

Eugène Delacroix (1798-1863)

Le spectateur situe l'oeuvre et se situe par rapport à ces coordonnées qui lui permettent d'établir la toile en «objet culturel», lui-même en «sujet culturel».

Dans l'un et l'autre cas, il s'agit aussi bien - car on pourrait fermer les yeux - d'objet et de sujet mentaux.

La Mutation des signes – 206 – René Berger

La deuxième phrase indique à quoi se rapporte ce qu'on a sous les yeux : d'une part, les princi­paux chefs victorieux qui parcourent les divers quartiers de la ville ; d'autre part, les familles éplorées qui implorent leur clémence. A quoi se rapporte, plutôt que ce qu'on voit la seconde phrase se soucie en effet moins de décrire, comme on le croit de prime abord, que d'établir un rapport d'inclusion avec ce qui est dit dans la première la scène qu'a peinte Delacroix fait partie d'un ensemble dans lequel elle est prélevée.

A parler rigoureusement, aucune de ces indications ne tient compte de ce qu'on a sous les yeux, du fait, par exemple, que les principaux chefs sont à cheval (combien frappante au premier plan la torsion de la monture que le cavalier arrête sans doute brusquement pour répondre à l'appel du vieillard !) du fait encore que la fille qui soutient le vieillard s'agenouille devant le vainqueur, ou de la femme qui, à droite, s'affale sur un cadavre ou encore de l'homme qui, à l'extrême gauche, lève une main menaçante devant le soldat qui l'arrête...

On n'en finirait pas de détailler ce que représente la toile et que le livret néglige. Au vrai, il ne s'agit pas de négligence. Les indications que donne le livret satisfont au besoin de fixer des no­tions; elles écartent les notations, qui relèvent de la description. Son propos s'inscrit dans un cadre de référence qui, à la faveur du processus d'abstraction et de généralisation, vise à identifier un sujet pour le situer dans un ensemble défini préalablement par la culture.

Le catalogue publié à l'occasion de l'exposition du centenaire (1963) développe dans la notice consacrée à ce tableau, après le rappel de la notice parue dans le catalogue de 1841, quelques points dont voici l'essentiel :

«HISTORIQUE. Commandé par Louis Philippe pour les galeries de Versailles le 30 avril 1838 pour la somme de 10.000 francs. En 1883, une copie fut exécutée par Ch. de Serres et exposée à Versailles tandis que la peinture de Delacroix était envoyée au Louvre en 1885 pour y demeurer. INV. 3821.(...)

»Le sujet commandé à Delacroix est inspiré de la quatrième croisade (1202-1204). Celle-ci fut organisée sous l'impulsion du pape Innocent Ill, dont le but était la libération de Jérusalem tenue par les Musulmans depuis 1187. Mais diverses intrigues politiques fomentées en partie par les Vénitiens et le doge Dandolo amenèrent les croisés devant Zara, puis devant Constantinople.

»On a parfois appelé par erreur la peinture de Delacroix la Prise de Jérusalem par les Croisés, confondant avec la première Croisade et la Conquête de Jérusalem par les chrétiens, le 15 juillet 1099. (...)

»En 1852, Delacroix réalisa une réplique plus petite et comportant de nombreuses variantes du tableau exposé au Salon de 1841 (voir n°430).

»Le Musée Condé à Chantilly, conserve d'autre part une petite esquisse (H. 0,37 L. 0,48) ayant appartenu au peintre Dauzats. On la date des environs de 1840. Elle offre cependant, notons-le, de très nombreux rapports, malgré quelques variantes, avec le tableau de 1852 beaucoup plus qu'avec celui du Salon de 1841,etc.»

Ces indications poursuivent la même fin il s'agit encore et toujours de situer l'œuvre de Delacroix, d'une part, de façon plus précise quant aux dates, de l'autre, par rapport à un nouveau groupe de sous-ensembles tels que celui des répliques et des copies, celui des prix, celui des lieux de desti­nation et de conservation, celui des numéros d'inventaire, etc. L'intention qui sous-tend toutes ces indications est de nature systématique il s'agit de reporter le plus de points caractéristiques dans un canevas à la fois spatial et temporel.

Les opérations consistent donc en une mise en place aussi précise que possible de telle sorte que l'objet occupe la position qui lui assure la plus grande intelligibilité à l'intérieur du système choisi.

Que la date change, nous n'avons plus affaire au même tableau, tout au moins par rapport à celui qui fut présenté au Salon de 1841 que les dimensions se modifient, et c'est peut-être la réplique qui entre en ligne de compte que la date d'exécution et le lieu de conservation soient différents, et c'est peut-être la copie de Ch. de Serres à laquelle nous avons affaire.

La Mutation des signes – 207 – René Berger

Le caractère conventionnel ou artificiel de ce traitement apparaîtra mieux si nous le comparons à ce qu'écrit Baudelaire dans le «Salon» de 1855�:

«... Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre !

Quel ciel et quelle mer Tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, s'allonge avec une presti­gieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l'atmosphère transparente !

Toujours la foule agissante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des vêtements, la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie !

Ces deux tableaux (Baudelaire parle aussi de la Justice de Trajan) sont d'une beauté essentielle­ment shakespearienne. Car nul, après Shakespeare, n'excelle comme Delacroix à fondre dans une vérité mystérieuse le drame et la rêverie.»

Delacroix “La justice de Trajan”

Baudelaire rompt d'entrée de jeu avec la technique du livret. Il écarte à la fois le rappel de l'événement historique et l'indication de la scène («abstraction faite du sujet...»). A la place, des exclamations en chaîne (harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer dans l'atmosphère transparente !... les grandes circonstances de la vie�!...), des notations, aussi préci­ses que concrètes, liées à des actions que l'auteur décrit («les drapeaux se déroulent et claquent la foule est agissante, inquiète) et qu'il rend sensible en articulant le rythme des, phrases sur le mouvement des formes (toujours la foule agissante / inquiète / le tumulte des armes / la pompe des vêtements / la vérité du geste dans les grandes circonstances de la vie»).

3. Eugene Delacroix, 1798-1863, Exposition du Centenaire à Paris, catalogue de l'exposition au Louvre, Paris, éd. Ministère des Affaires culturelles, 1963

La Mutation des signes – 208 – René Berger

UN DÉTOUR QUI N'EN EST PEUT-ÊTRE PAS UN pp. 318-326 «Soit un tableau peint par un Vénitien du XVIIe siècle, Francesco Maffei 4 ; il représente une belle jeune femme qui de la main droite tient une épée, de la gauche un plateau portant la tête d'un homme décapité on l'a publié comme étant : «Salomé avec la tête de Jean-Baptiste», attribu­tion due à G. Fiocco et dont Panofsky va démontrer qu'elle est fausse.*

L'enquête commence par l'examen des sources littéraires : «En fait la Bible dit que la tête de saint Jean-Baptiste fut apportée à Salomé sur un plateau. Mais l'épée ? Salomé n'a pas décapité saint Jean- Baptiste de ses propres mains. Or la Bible nous parle d'une autre belle jeune femme dont l'histoire est en rapport avec un homme décapité : Judith. Mais ici la situation est tout à fait inverse l'épée convient puisque Judith décapita Holopherne de ses propres mains le plat ne con­vient pas, puisque le texte affirme expressément que la tête d'Holopherne fut mise dans un sac.

Voilà donc deux sources littéraires, qui s'appliqueraient au tableau avec un droit égal et un égal manque d'à-propos. Si nous interprétons cette peinture comme représentation de Salomé, le texte rend compte du plateau, non de l'épée comme représentation de Judith, le texte rend compte de l'épée, non du plateau.»

Francesco Maffei (1605-1660, Judith

Les sources littéraires nous laissent dans le «pire embarras», conclut l'auteur, qui s'adresse en se­cond lieu aux sources iconographiques. «Dans le cas présent, nous devons nous demander s'il y eut, avant que Francesco Maffei ne peignît ce tableau, des représentations incontestables de Ju­dith (incontestables, parce qu'elles comportaient, par exemple, la servante de Judith), où figurât mal à propos le plateau ; ou d'incontestables représentations de Salomé (incontestables, parce qu'elles comportaient, par exemple, les parents de Salomé), où figurât mal à propos l'épée.»

Enquête faite, «...voici que nous ne pouvons alléguer une seule Salomé armée d'une épée mais nous trouvons en Allemagne et en Italie du Nord plusieurs tableaux du XVIe siècle représentant Judith avec le plateau.» D'où la double déduction que tire l'auteur, générale d'abord, particulière ensuite «Il existait donc un type de «Judith avec le plateau», mais non un type de «Salomé avec l'épée». De là nous pouvons en toute certitude conclure que le tableau de Maffei représente Ju­dith, et non, comme on l'a prétendu, Salomé.»

La Mutation des signes – 209 – René Berger

L'appartenance de l'épée et/ou du plateau à la classe de Judith (cercle A) et sa non appartenance à la classe complémentaire des «sans épée» (couronne B - A) permet d'établir que la jeune femme peinte avec l'épée et/ou le plateau appartient à la classe de Judith (cercle A') et n'appartient donc pas à la classe de Salomé (couronne B'-A').

«L'ensemble de tous les messages admis par un signal déterminé ou par un autre signal apparte­nant au même code constitue, écrit Prieto, ce que nous appellerons le «champ noétique» de ce code. (...) L'ensemble de tous les signaux appartenant à un code déterminé sera appelé le «champ sémantique» de ce code.» 5

Le code est essentiellement le système qui permet d'établir la correspondance entre les deux champs. Dès lors, il est bien évident qu'il échappe à la décision individuelle. Ce sont les membres du groupe (pas de n'importe quel groupe) qui se mettent d'accord «sur les classes à distinguer et sur les correspondances à établir entre elles» 6 est clair que quiconque interviendrait dans la dé­monstration de Panofsky, en relevant, par exemple, le côté charnel de la jeune femme peinte par Maffei, provoquerait à proprement parler un court-circuit.

Une considération de ce genre serait parasitaire, non pertinente. Si elle se développait, elle en­traînerait la nécessité de modifier les classes et leurs correspondances respectives, donc un changement de code.

Un exemple tiré de la signalisation routière permettra d'éclairer ce point. Deux voitures côte à côte dans un cercle blanc bordé de muge signifient «dépassement interdit». Si j'augmente ou di­minue le diamètre du disque, la signification ne change pas. Si j'enlève en revanche le bord muge et que je le remplace par un jaune ou un orangé ou encore par des hachures, j'altère fondamenta­lement le rapport de ce panneau avec les autres.

C'est le code lui-même qui est rompu. Au principe du code et de son fonctionnement se trouve donc l'attitude qu'on prend et qu'on maintient.

La Mutation des signes – 210 – René Berger

Il ne s'agit en effet jamais d'une nécessité «naturelle» il s'agit toujours d'une «contrainte» sociale (qu'on pourrait aussi bien appeler «facilité» sociale) dont l'effet «contraignant» (ou «facilitant») résulte des institutions qui expriment elles-mêmes l'organisation sociale.**

Si l'on s'interroge sur l'opération fondamentale de ce mécanisme, on découvre aussi bien à l'origine qu'au terme et en cours de fonctionnement qu'il s'agit encore et toujours de classement. Tout indice, tout signal désigne toujours une classe. La réussite ou l'échec de l'acte sémique, par quoi se définissent la communication et, plus largement, la «compréhension», commence et finit par une opération de classement, ainsi que le montre le schéma de Prieto.

Pour l'émetteur aussi bien que pour le récepteur «le premier pas est une opération de classement : une entité concrète est reconnue comme étant un membre d'une classe. Le message est reconnu par l'émetteur comme étant un membre du signifié d'un sème, le signal est reconnu par le récep­teur comme étant un membre du signifiant d'un sème.

C'est également par des opérations analogues que se termine l'acte sémique pour l'émetteur et pour le récepteur : l'opération finale consiste pour l'un aussi bien que pour l'autre en la sélection d'un membre d'entre tous ceux qui composent une classe. L'émetteur sélectionne d'entre tous les membres d'un signifiant le signal qu'il produit le récepteur sélectionne d'entre tous les membres d'un signifié le message qu'il attribue au signal.

Le passage du concret à l'abstrait a donc lieu sur le plan de l'indiqué pour l'émetteur, sur le plan de l'indiquant pour le récepteur. Naturellement, le passage de l'abstrait au concret a lieu, au con­traire, sur le plan de l'indiquant pour l'émetteur et sur le plan de l'indiqué pour le récepteur.» 7

Texte abstrait, mais qui correspond à ce que nous faisons «spontanément» tous les jours.

Ranger une bibliothèque en livres reliés et livres brochés, ranger une armée en forces terrestre, maritime, aérienne, dépouiller un vote en rangeant d'une part, les «oui», de l'autre, les «non» et les abstentions, ou, plus simplement, conduire sa voiture en tenant compte des signaux routiers. En dépit de leur grande variété et de leurs innombrables applications, tous les codes se ressem­blent à la fois dans leurs principes et leurs mécanismes respectifs.

Or la détermination des classes, condition du fonctionnement des codes, n'est pas davantage «naturelle». Elle est, elle aussi, l'effet de l'organisation sociale. Détiennent les clés ceux qui ont pouvoir de déterminer les classes. Ce que ne soupçonnent presque jamais les usagers, tout occu­pés qu'ils sont au fonctionnement des codes, et qu'éclaire, mieux qu'une démonstration, le poète du «non sense», Lewis Caroli.

Chacun se souvient de l'étonnante rencontre entre Alice et Humpty Dumpty et au cours de la­quelle Humpty Dumpty se glorifie de la cravate qu'il a reçue du Roi comme «un cadeau de non­anniversaire». Ce qui vaut à Alice, outre l'abasourdissante démonstration que les cadeaux d'anniversaire sont moins avantageux que les cadeaux de non-anniversaire, la réflexion suivante à propos du mot «gloire» : «Quand j'emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins.

» - La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez faire, que les mêmes mots signifient tant de choses différentes.

» - La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître- c'est tout.» 8

Les codes sont donc, non seulement affaire de règles, de fonctionnement et d'usage, mais aussi et au premier chef, de pouvoir. ***

Un autre point mérite d'être examiné. Qu'il s'agisse de la langue ou de la signalisation routière, un code ne fonctionne pas dans l'abstrait. Les classes que l'usager manipule s'établissent dans cer­tains matériaux : matière vocale, signes écrits, panneaux de métal, couleurs, etc. Ces matériaux eux- mêmes dépendent d'une certaine technique. L'appareil phonatoire ne change guère (il s'agit toujours d'articuler la colonne d'air fourni par l'appareil respiratoire au moyen de la glotte, de la langue et des lèvres, etc.), mais les autres codes se modifient considérablement avec le dévelop­pement des techniques.

La Mutation des signes – 211 – René Berger

Si Panofsky avait disposé des seules sources littéraires, c'est-à-dire des textes imprimés de la Bi­ble, il n'aurait de son propre aveu pu établir que le tableau de Francesco Maffei représente Judith.

C'est l'examen des types, c'est-à-dire des sources iconographiques, qui lui a permis de conclure avec certitude.

Mais comment s'opère cet examen ? Panofsky nous dit bien qu'il s'agit pour lui de rassembler des «représentations incontestables» de Salomé, auxquelles sera confronté le tableau de Maffei mais il ne nous dit pas comment il procède effectivement. La phrase qui commence par : «Or voici que nous ne pouvons alléguer une seule Salomé armée d'une épée, mais nous trouvons en Alle­magne et en Italie du Nord plusieurs tableaux du XVIe siècle représentant Judith avec un plateau...», nous conduit directement à la conclusion.

Que s'est-il passé dans l'intervalle�? Il a bien fallu ou que Panofsky se rende en Allemagne, en Italie du Nord pour recenser tous les tableaux du XVIe siècle qui se rapportent aux types Salomé ou Judith ou qu'il ait trouvé un moyen plus économique que le voyage pour faire une telle recen­sion.

C'est exactement à ce point qu'intervient le facteur technique. Même si Panofsky ne le dit pas, il est à peu près certain qu'il ne s'est pas déplacé de lieu en lieu, mais qu'il a utilisé des publications, et surtout le matériel photographique qu'elles contenaient.

C'est en effet à partir de photographies en noir (la couleur n'était pas nécessaire à son propos) que sa démonstration a pu avoir lieu et a lieu. La distribution en classes, opérée à partir des seules sources littéraires, a abouti à un rapport d'exclusion entre les types Salomé et Judith.

En revanche, la distribution en classes, opérée à partir du matériel photographique, a permis une redistribution dans laquelle le rapport d'union (et/ou) fournit à l'auteur le moyen de conclure avec certitude.

Les traits pertinents ne dépendent donc pas seulement de la logique conçue comme un ensemble de principes abstraits; ils dépendent aussi des mc yens techniques mis en œuvre. Seul l'examen attentif de ce matériel «économique» (qu'on songe au temps et aux descriptions qu'il aurait fallu si ce moyen n'avait pas existé) lui a permis de repérer les indices dont son enquête fait état.

Toute connaissance se constitue bel et bien à partir de conditions, non seulement théoriques, mais aussi matérielles et techniques. ****

L'usage que fait Panofsky du code de la photographie correspond à l'usage qu'il fait du code de la langue.

Il s'agit dans les deux cas d'utiliser ce que les linguistes appellent la «discrétion», qui permet de déterminer des unités discrètes. «De même qu'on ne peut rien concevoir qui soit un peu moins «bière» et un peu plus «pierre», observe Martinet à propos des phonèmes, on ne saurait envisager une réalité linguistique qui ne serait pas tout à fait /b/ ou serait presque /p/ ; tout segment d'un énoncé reconnu comme du français sera nécessairement identifiable OU comme /b/ OU comme /p/ OU comme un des 32 autres phonèmes de la langue.» 9

De même, relève Mounin à propos des monèmes : «le mot cheval ne peut pas renvoyer à quel­que chose qui soit plus ou moins cheval.» 10

Le propre de la «discrétion» ainsi entendue est de distribuer les signaux en deux classes, et seule­ment en deux classes ; partant, de les faire correspondre à deux classes de signifiés, et seulement à deux classes. Dans ses Essais d'Iconologie, Panofsky reproduit côte à côte la Judith de Fran­cesco Maffei, qui est une peinture sur toile, et une Tête de saint Jean-Baptiste, qui est un bas-re-lief néerlandais sur bois. Or, ni la technique, ni la forme, ni la matière, ni la couleur, ni les dimen­sions, ni l'éclairage n'entrent pour lui en ligne de compte. Autant de traits qu'il tient pour non perti­nents. La pertinence consiste tout entière pour lui dans la seule présence ou la seule absence de l'épée ou du plateau, seules «unités distinctives», seules «unités discrètes». L'alternative exclut tout message intermédiaire.

La Mutation des signes – 212 – René Berger

La certitude à laquelle atteint Panofsky n'est pas absolue, elle est relative aux principes logiques qui le guident, ainsi qu'aux conditions matérielles, techniques et linguistiques dans lesquelles il opère.

Une telle attitude et un tel cade sont propices à la solution de certains problèmes non pas de tous. Est ainsi privilégié tout ce qui ressortit à un traitement binaire identifier une œuvre (ou un groupe d'œuvres) l'authentifier, la localiser, la dater, établir son attribution.

Ce qu'on appelle «objectivité» dépend étroitement, non seulement de la rigueur de l'esprit, mais aussi de la technique employée pour transposer le signal en signifiant, le message en signifié.

Opération capitale : le signal et le message sont des faits concrets le signifiant et le signifié sont des entités abstraites qui désignent des classes*****.

Pour fonctionner, le code a donc toujours besoin d'un savoir préalable qui lui sert à la fois d'appui et de caution, et qu'il prolonge.

4. Erwin Panofsky, Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance. Pa­ris nrf Gallimard, 1967, coll. Bibliothèque des sciences humaines, p. 26. Les Essais d'iconologie, parus en 1939, furent réimprimés en 1962 ; ils ont été traduits en 1966 en français par Bernard Teyssèdre et publiés en 1967

* Il est clair que les Essais d'iconologie se développent dans de nombreuses directions et sur plu­sieurs plans. La démarche de l'auteur ne saurait donc être réduite au passage que j'ai utilisé. Celui-ci rend néanmoins bien compte de l'esprit qui y préside et de la technique qui en découle

5. Luis J. Prieto, Messages et Signaux. Paris, PUF 1966, coll. Le Linguiste N° 2, p. 35 et 37. L'essentiel de ce livre a été repris dans Le Langage. Chapitre «La Sémiologie », Encyclopédie de la Pléiade

6. Ibidem, p.58

** Sans vouloir pousser l'analogie jusqu'au paradoxe, on peut dire que l'organisation sociale se présente à la limite sous un aspect sémiologique' Un sème se définit comme la correspondance entre une division déterminée du champ sémantique en classes complémentaires et une division analogue du champ noétique de même, sans aller aussi loin, le rapport social établit la correspon­dance entre les différents groupes et les distribue en «classes complémentaires»

7. Ibidem, p.58

8. Lewis CarolI, De l'autre côté du miroir. (Alice au pays des Merveilles.) Verviers, éd. Gérard & Co. 1963, coll. Bibliothèque Marabout géant illustré, p. 246

*** Nous le verrons plus longuement dans les deux derniers chapitres mais il est nécessaire de le garder à l'esprit pour éviter la tentation, comme c'est toujours le cas en pareille matière, de s'en tenir à l'aspect formel

**** Se rend-on -compte que depuis une décennie ou deux les archives «collection de pièces, ti­tres, documents, dossiers anciens» comme les définit encore le dictionnaire (Petit Robert 1967) subissent une mutation dont on n'a pas encore pris conscience ? C'est en effet les films et les ban­des magnétiques de la TV qui fourniront aux futurs historiens le plus clair de leur documentation. Pierre Schaeffer ne se prive pas de dire leur fait à ceux qui l'ignorent «Depuis des années et des années, des dizaines de milliers de gens dans le monde filment et enregistrent. Des foules, des hommes politiques, des accidents, des discussions, des visages.

C'est un matériel prodigieux, Il paraît qu'il existe dans les universités ou au C.N.R.S. des person­nalités qui s'occupent des sciences de l'homme' Elles ont les yeux fixés sur de menues enquêtes et des domaines réservés, bretons ou dogons. Pourquoi ne pas porter l'investigation dans cette masse de documents filmés ? Je vous assure que lorsque je regarde ces kilomètres d'images pendant des heures, j'ai l'impression, le soir, d'en savoir un peu plus sur l'homme : ceux qui fil­ment autant que ceux qui sont filmés.»

La Mutation des signes – 213 – René Berger

Pierre Schaeffer, L'Avenir à reculons. Paris, Casterman, 1970, coll. Mutations-Orientations, N° 8, Et que nous réservent magnétoscopes, vidéo-cassettes, etc. ?

9. André Martinet, Eléments de linguistique générale. Paris. Librairie Armand Colin, 1967, coIl. U2, N° 15, p. 23

10. Georges Mounin, «Langage», dans La Linguistique. Guide alphabétique. Paris. Editions De­noel, 1969, coll. Médiations Grand Format, p. 168

***** L'acte sémique, avons-nous vu, consiste, au moyen de signaux conçus et produits pour servir d'indices, à nous faire connaître quelque chose de certain à propos de quelque chose tenu de prime abord pour incertain.

Dans la communication ainsi conçue et produite, l'opération capitale résulte d'une distinction que nous omettons presque toujours de faire : «Le sens et le signifié d'un signal sont deux choses dif­férentes, met en garde Prieto le sens est un rapport social concret, le signifié par contre est une classe de rapports sociaux, c'est-à-dire une entité abstraite.»

La distinction entre sens et signifié comme phénomènes concrets et entités abstraites se retrouve dans le signifiant et le signal «...qu'il ne faut à aucun prix confondre : le signal est un fait concret ; le signifiant par contre est une classe de faits concrets, c'est-à-dire une entité abstraite.» Luis J. Prieto, La Sémiologie, in Le Langage. Paris, Gallimard, NRF, 1968. Encyclopédie de la Pléiade, pp. 114, 122

Judith ou Salomé ?

La Mutation des signes – 214 – René Berger

LA MÉTHODE DU OUI OU NON pp. 326-328 Les boîtes de blocs logiques dont disposent aujourd'hui les enfants pour apprendre la mathémati­que moderne offrent une analogie commode. Ces jeux de blocs logiques, composés de 48 objets, tous différents, accèdent au statut d'objets mathématiques par quatre sortes de relations:

1° de couleur (objets jaunes, rouges, bleus) ;

2° de forme (objets rectangulaires, triangulaires, ronds ou carrés) ;

3° d'épaisseur (objets minces ou épais) ;

4° de grandeur (objets petits ou grands).

Pour mettre en évidence la distinction entre, d'une part, collection d'objets et, d'autre part, ensem­ble d'éléments associés, c'est-à-dire d'objets mathématiques accompagnés d'attributs liés à des relations, on peut supposer qu'à la suite d'une erreur de l'éditeur une boîte de blocs logiques con­tienne, non pas 48 éléments, mais 49 objets, deux objets étant identiques (deux petits carrés min­ces bleus, par exemple). 11

«En tant qu'objets, ces deux petits carrés minces bleus ne sont pas confondus. On peut les mettre l'un à côté de l'autre, ils sont deux. Mais ils sont tous les deux les représentants concrets du même objet mathématique (B, µ, m, ß). L'ensemble d'éléments associés à la boîte de blocs logiques est, lui, encore formé de 48 éléments, 48 objets mathématiques.» 12

Le passage de l'objet singulier à l'objet mathématique est donc une opération capitale dans la­quelle l'objet perd sa singularité au profit des ensembles d'éléments associés, c'est-à-dire des re­lations dans lesquelles il entre en tant qu'élément et seulement en tant que tel. Sans reprendre en détail la démonstration de Panofsky, il importe de bien se rendre compte que le point de départ n'est pas le tableau de Maffei en tant qu'objet singulier, mais en tant qu'élément d'un ensemble de relations susceptibles de décider l'appartenance, soit à la classe «Judith», soit à la classe «Salomé». X est-il élément de l'ensemble E�? Tel est le fondement de la démarche qui n'admet que deux réponses, l'une excluant l'autre. Qu'il s'agisse de mathématiques ou de sémiologie, le fait est que la connaissance, ou, plus exactement, une certaine connaissance, se fonde sur l'acceptation préalable qu'un phénomène appartient ou non à une classe, c'est-à-dire à une unité abstraite à partir de laquelle la communication est possible, ou, plus exactement, à partir de la­quelle les opérations d'une certaine communication se révèlent possibles. Il s'agit là d'un véritable traitement de l'information qui nous échappe presque toujours, tellement il a l'air d'aller de soi. C'est pourquoi l'on ne prend généralement pas la peine de rendre compte du «traitement» qu'on choisit.

Panofsky se dispense de préciser qu'il mène son enquête, sur la base de documents photographi­ques. Ce qu'il cherche, trouve et démontre, tout en se rapportant à l'art, au tableau de Mate, donc à une œuvre déterminée, ne requiert pas la présence de l'ouvre originale. A la manière du 49 ob­jet du jeu de blocs logiques, pourrait-on dire, le tableau est ramené d'emblée par l'historien à l'un des éléments de l'ensemble qui se décompose en deux sous-ensembles, celui de «Judith» et celui de «Salomé». Les reproductions imprimées fournissent un matériel suffisant, qui peut même se révéler avantageux par son manque de fidélité... Paradoxe insoutenable Il faut pourtant convenir que des reproductions mécaniques ou des photographies en noir, qui sont approximativement du même format, permettent une manipulation plus aisée et des comparaisons plus sûres. Sont éli­minés les couleurs, le modelé, l'éclairage, la touche, la matière picturale, les pigments, la nature du support, que l'auteur tient tous pour des traits non pertinents. Ainsi, et ainsi seulement, peut-il conclure par oui ou par non. le tableau de Maffei représente Judith et ne représente pas Salomé (X appartient à J implique X n’appartient pas à S).

11. Je me réfère à l'exemple choisi par Christian Corne et François Robineau dans Les mathé­matiques nouvelles dans notre vie quotidienne, Paris, Casterman/Poche 1970, coll. Enfance- Education- Enseignement E3, N° 512. Ibidem, p. 57

La Mutation des signes – 215 – René Berger

UNE APPROCHE EXTRA-SÉMIOLOGIQUE pp. 328-330 Tout en recourant à la langue, l'attitude de Baudelaire se fonde moins sur la «technique de l'esprit» qu'est la logique que sur les «techniques du corps» dont parle Mauss. Il serait évidem­ment aussi arbitraire de les opposer que de réduire ce qu'on appelle traditionnellement la «contemplation esthétique» à la seule intervention corporelle.

Mais il est de fait que pour Baudelaire le point de départ est le contact avec l'ouvre. Il s'agit, au sens propre, d'établir entre les deux une relation de corps à corps. Sans réduire celle-ci au seul toucher, les positions respectives impliquent la contiguïté, en tout cas la proximité.

Au contraire de Panofsky, qui vise à intégrer le tableau de Mate à un ensemble d'éléments, Bau­delaire vise l'objet dans sa singularité, non pas son appartenance ou sa non-appartenance à telle classe, mais ce qui constitue sa présence.

En reprenant l'exemple du jeu des blocs logiques, on peut schématiquement dire que pour l'historien seuls comptent les «caractères relationnels» des éléments associés, alors que l'écrivain s'attache au caractère concret de l'objet singulier.

En reprenant encore la distinction fondamentale établie par Prieto, on constate que Baudelaire s'en tient au «signal», et se garde du «signifiant», c'est-à-dire de l'entité abstraite que représente une classe de faits concrets.

De même, c'est au «sens» qu'il s'adresse, considéré comme un rapport social concret par opposi­tion au «signifié», qui est une entité abstraite représentant une classe de rapports sociaux.

L'action de communiquer ne se limite pas à «l'acte sémique» tel que le définit la sémiologie, pas plus qu'elle ne se limite à la correspondance entre champ noétique et champ sémantique.

Pour lui l'objet existe avant de faire partie d'une classe dont il serait l'un des éléments, avant que son statut soit déterminé par des attributs liés aux relations de la classe.

L'existence logique fondée sur la question clé : X est-il élément de l'ensemble E ? et à laquelle deux réponses, et seulement deux réponses peuvent être faites, oui ou non, est donc précédée de quelque chose qui n'est pas IX résultant de la transformation logique des objets concrets en élé­ments.

C'est au niveau du corps (le mot étant pris dans un sens élargi), que se situe cette existence, dis­tincte de l'existence mentale ou logique. Il ne s'agit pas de réduire l'intervention du corps à la per­ception. C'est par une véritable technologie que le corps opère, lui-même étant à la fois instru­ment et connaissance.

Ainsi Baudelaire dispose phrases et mots en fonction du contact physique qui s'établit entre la toile de Delacroix et lui. La ville peinte n'est pas une entité abstraite ; elle «s'allonge avec une prestigieuse vérité». L'impression d'allongement n'est pas seulement désignée parle verbe elle est mimée par la composition de la phrase entre le sujet et le verbe se trouvent les Croisés qui «échelonnent» la distance ; la reprise du verbe «s'allonge», après la pause indiquée par la virgule, produit comme un effet de rejet qui en accentue la prégnance.

De même, la nature de ce qui est représenté sur la toile est rendue sensible par une phrase telle que «tout y est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand événement», dans laquelle se combinent le contraste, sinon la contradiction, contenu dans le premier membre (tumultueux et tranquille) et l'équilibre majestueux de l'évocation : «comme la suite d'un grand événement», ainsi que par la distribution générale de la phrase en deux parties de poids sensiblement égal. Le texte de Baudelaire opère en deçà et au-delà de la signification logique.

A la différence de Panofsky, qui établit le «signifié» au moyen d'une suite de déductions procé­dant toutes de la relation binaire oui/non (1-O), Baudelaire élucide le «sens» en admettant d'entrée de jeu une marge de probabilité. Au lieu de s'en tenir à des unités «discrètes», il relève des facteurs qui, tels les accords, les accents, l'harmonie, les proportions, la couleur, sont émi­nemment susceptibles de degrés, de variations.

La Mutation des signes – 216 – René Berger

Un rouge et un jaune peuvent passer insensiblement de l'un à l'autre, tout comme le contour peut se fondre dans la lumière, ou une forme dans une autre («et toujours ces drapeaux miroitants, on­doyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l'atmosphère transparente !

C'est ce qui se produit au niveau de la perception et du sensible. Les «messages intermédiaires» ne sont pas simplement des approximations ou des rudiments de connaissance. Ils opèrent à la manière de relais qui dotent l'expérience d'une dimension temporelle.

La probabilité dont use l'interprétation ne signifie pas une moindre certitude elle signifie que la certitude elle-même relève de niveaux différents. Au lieu de s'organiser en fonction des règles lo­giques à partir d'un savoir constitué, les propositions s'enchaînent à la faveur de l'assouplissement des règles qui correspond au savoir qui se cherche.

Chaque démarche a donc, non seulement ses principes et ses méthodes, mais également son champ d'application propre. L'une et l'autre répondent à des questions différentes qui se posent à propos d'un objet dont l'unité n'est jamais simple.

C'est le concept d'«objet» qui fait illusion par son unicité verbale. Perçu comme «quelque chose», ou élaboré en élément d'un ensemble, tel est le carrefour...

Cela dit, et sans diminuer en rien les travaux de Panofsky, il importe de voir que sa conception et ses méthodes, toutes rigoureuses qu'elles sont, s'appliquent à une zone limitée de l'art.

Que le sujet cesse d'être prépondérant ou s'efface, comme dans la peinture abstraite, aujourd'hui déjà classique, ou qu'il passe, selon certaines tentatives récentes, à l'état olfactif * ou de «concept»**, le système cesse de fonctionner ; non qu'il soit imparfait - il est difficile de pousser la rigueur plus loin que Panofsky mais il produit ses objets et leur mode d'intégration en même temps qu'il fonctionne.

Sur le plan de la biologie, c'est la conscience aiguë de ce phénomène majeur qui rend l'ouvrage de François Jacob saisissant : «Ce qui a peut-être transformé le plus profondément l'étude des êtres vivants, c'est l'accès à l'analyse d'objets nouveaux. Pas toujours comme conséquence de l'apparition d'une technique nouvelle qui vient accroître l'équipement sensoriel. Plutôt comme ré­sultat d'un changement dans la manière de regarder l'organisme, de l'interroger, de formuler des questions à quoi l'observation doit répondre. Bien souvent, en effet, il s'agit d'un simple change­ment d'éclairage qui fait disparaître un obstacle, qui fait émerger de l'ombre quelque aspect d'un objet, quelque relation jusque-là invisible.»

Ce qu'il illustre d'un exemple aujourd'hui célèbre : «De ceux qui, tout au long du xlxe siècle, s'intéressent à l'hérédité, jusqu'à Mendel, il n'y a rien d'autre qu'une légère différence dans le choix des objets d'expérience, dans ce qu'on y regarde et surtout dans ce qu'on y néglige. Et si l'œuvre de Mendel reste ignorée pendant plus de trente ans, c'est que ni les biologistes de profes­sion, ni les éleveurs, ni les horticulteurs ne sont encore en mesure d'adopter son attitude.» D'où la conclusion qu'il tire et qu'on peut étendre : «Pour qu'un objet soit accessible à l'analyse, il ne suffit pas de l'apercevoir. Il faut encore qu'une théorie soit prête à l'accueillir.» 13

Aussi longtemps que l'art a été tenu, comme ce fut le cas au cours des derniers siècles (c'est en­core souvent le cas aujourd'hui), pour une «activité idéaliste», son étude s'est inscrite dans une perspective idéaliste ou à dominante idéaliste, notions et concepts s'attachant de prime abord et de préférence aux définitions du beau ou aux problèmes qui, tels ceux de l'identification, de l'attribution, de la datation, des influences, de la classification, sont susceptibles d'une explication de type historico- idéaliste.

C'est depuis peu que le marxisme, la psychanalyse, la sociologie se mêlent d'art. C'est depuis peu tout au moins qu'on accepte qu'ils se mêlent d'art. Ce qui entraîne, après de nombreuses résistan­ces, qui sont loin d'être vaincues, de nouvelles orientations.

De nouveaux modèles opératoires voient le jour, qui tiennent compte de facteurs émergents, tels l'inconscient, les éléments sociaux, les conditions matérielles, techniques, économiques, politi­ques. If devient en tout cas de plus en plus certain qu'on ne peut plus dissocier la connaissance des facteurs avec lesquels elle se constitue.

La Mutation des signes – 217 – René Berger

L'enquête doit se faire en fonction d'une situation en mouvement.

La critique en mouvement qu'elle implique ne peut plus s'en tenir aux catégories classificatoires.

Tout au plus peut-elle prendre appui sur elles pour assurer sa progression.

* «Je choisis un site, déclare le peintre Titus-Carmel : «La Chaussée des Géants», et j'en recom­pose artificiellement l'odeur en laboratoire. Il est évident que ce qui se retrouvera dans la galerie, ça ne sera pas la «Chaussée des Géants» - le site - mais sodium, potassium, iode, etc. - l'imitation du site. Il y a donc deux modes d'approche, aussi subjectifs l'un que l'autre d'ailleurs : l'un qui a été pour moi de me trouver un jour sur le lieu véritable (d'y avoir éprouvé une certaine émotion, mais là n'est pas le propos) et l'autre qui résidera dans son approche subjective - artificielle. Dans les deux cas on est renvoyé à une même réalité, Catherine Millet, «Gérard Titus Carmel «une approche olfactive». Lettres françaises, 14 janvier 1970,

** Cf. l'exposition «Quand les attitudes deviennent forme ; œuvres - concepts - processus - situa­tions - information» qui a eu lieu en 1969 à la Kunsthalle de Berne et l'exposition Information (New York, 1970)

13. François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l'hérédité. Paris. Gallimard nrf, 1970, coll. Bibliothèque des sciences humaines, p. 22, 23, 24.

Chaussée des géants en Irlande du Nord

Charles Baudelaire (1821-1867)

La Mutation des signes – 218 – René Berger

VERS UNE COMMUNICATION INTER-MEDIA OU SYNESTHÉSIQUE pp. 330-336 On a dit et répété un peu trop vite que notre civilisation est celle de l'image. Comme si l'image supplantait purement et simplement le message verbal. Une telle opposition trahit bien sa prove­nance. Calquée sur la démarche linguistique, elle procède au moyen d'unités «discrètes» qui ne laissent pas place à la possibilité de messages intermédiaires. Or, pas plus si elle semble tout en­vahir aujourd'hui.

En fait, ce n'est pas seulement à «l'audiovisuel» que nous avons affaire, bien que l'exque le mot n'a jamais régné seul, même s'il a été prédominant, l'image ne règne seule, même pression soit en voie de s'accréditer un peu partout, mais plutôt à ce que Jean Cloutier appelle «audio-scripto-visuel» 14

Les messages écrits n'ont nullement disparu. Ils occupent, même en dehors du livre traditionnel, une place considérable, au prix, il est vrai, d'une profonde transformation.

Qu'on observe la grande presse, les magazines, la télévision, la publicité omniprésente, ce qui frappe, c'est d'abord et avant tout la combinaison des media. Les moyens de communication de masse mettent en œuvre une synesthésie permanente. Alors que les correspondances n'existaient guère que pour quelques élus et le poète qui chantait

La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles...,

voici qu'aujourd'hui la ville est devenue pour tous, non plus seulement le temple sonore de Baude­laire, mais l'«opéra fabuleux» naguère réservé au seul Rimbaud, aujourd'hui notre lot quotidien. Les affiches ne se bornent pas à nous escorter dans la rue, elles nous suivent dans les couloirs du métro, elles collent à nous jusque sur la route que nous prenons pour nous échapper. Liées au tra­fic des automobiles, aux trains, aux avions, elles évoquent les bruits et les odeurs de la ville aussi sûrement que les arbres évoquaient, il n'y a pas si longtemps encore, les effluves compagnards et le chant des oiseaux... Comme l'a bien vu Roland Barthes, l'image publicitaire est polysémi-que.�15

Analysant l'affiche Panzani, qui représente «des paquets de pâtes, une boîte, un sachet, des to­mates, des oignons, des poivrons, un champignon, le tout sortant d'un filet à demi-ouvert, dans des teintes jaunes et vertes sur fond rouge», il distingue trois messages.

Le premier, de nature linguistique, se compose des textes imprimés sur les étiquettes et qui de­mandent, pour être déchiffrés, la seule connaissance de la langue française.

Le deuxième, de nature iconique, combine une série de signes discontinus évoquant l'idée d'un retour du marché, l'idée d'«italianité», l'idée de service culinaire ou celle de «nature morte».

Le troisième est ce que l'auteur appelle le message iconique non codé dont les signifiés «sont for­més par les objets réels de la scène, les signifiants par ces mêmes objets photographiés».

L'analyse se termine par la distinction entre l'image dénotée et l'image connotée, la première ayant en quelque sorte pour fonction de «fixer» la seconde «...c'est très exactement le syntagme du message dénoté qui «naturalise» le système du message connoté.» 16

On pourrait tenter une analyse d'un autre type à partir de l'affiche de Panzani ou à partir de l'annonce du fromage Boursin (voir fig.). Si je me borne à lire le texte : «Quand on mange du Boursin on mange du Boursin», il est clair que la tautologie touche à l'absurdité. Comment peut­on dire deux fois la même chose et en si gros caractères ? Regardons plus attentivement l'image avant de répondre. Elle représente en gros plan le visage, ou plus exactement la face (d'ailleurs une partie seulement de la face) d'un homme qui s'apprête à mordre dans une tranche de pain re­couverte d'une épaisse couche de Boursin. Tout comme le visage, la tartine est vue en très gros plan. Elle occupe presque le tiers de la surface. Prise entre le pouce et l'index, eux-mêmes en très gros plan, la tartine approche sa masse neigeuse et persillée de la bouche entrouverte.

La Mutation des signes – 219 – René Berger

A la manière d'une gigantesque hostie, elle s'offre à l'appétit gourmand de l'homme qui, langue à demi sortie, s'est déjà visiblement barbouillé de Boursin. L'intensité de la convoitise se lit dans la fixité du regard.

Par un étrange retournement, c'est l'épiderme du visage qui prend une consistance pâteuse, comme si la peau devenait elle-même (cela dit sans irrespect, ni ironie, ni jeu de mots) fromage, alors que la masse blanche du Boursin étendu sur la tranche de pain échappe à sa détermination matérielle.

La double métamorphose se développe d'un bout à l'autre de l'annonce. D'une part le caractère physique du visage est souligné par le grain de la peau, les plis, les rides, le détail des cils et des sourcils, l'embroussaillement des cheveux d'autre part, le caractère paradoxalement «immatériel» du Boursin, sa pureté s'expriment par le léger flou qui enveloppe la tartine en dis­solvant les détails de la tranche de pain et les accidents de la pâte.

La niche carrée dans laquelle apparaît le Boursin cerclé de son auréole contribue à la mise à dis­tance symbolique qu'on trouve si souvent en peinture. A poursuivre l'analyse, on arriverait très certainement à conclure, à l'inverse de Roland Barthes, que c'est le message connoté qui «naturalise» le message dénoté.

Un tel résultat serait d'un intérêt médiocre. Ce qu'il importe de dégager, c'est moins le fait d'opposer une conclusion à une autre que l'inversion des signes par laquelle deux conclusions op­posées deviennent également possibles.

Dans la mesure en effet où l'on se réfère, pour parler d'une annonce publicitaire, à une perspec­tive linguistique, comme c'est le cas dans un article de revue, ce sont les concepts opératoires de la communication linguistique qui prévalent, plus particulièrement dans leur aspect sémiologique, puisqu'il s'agit d'analyse et de démonstration. En revanche, pour qui n'analyse pas l'annonce et qui, feuilletant son magazine, tombe sur l'image de l'homme qui s'apprête à dévorer sa tartine de Boursin, ce sont d'abord des sensations qui s'éveillent.

L'eau lui vient à la bouche, comme lui revient, moins à la mémoire qu'à son propre palais, cette «saveur corsée dans une pâte de velours». Expression d'autant plus heureuse que les qualificatifs gustatifs sont peu nombreux. C'est donc au niveau du corps, au niveau de la physiologie, que s'«accomplit» le message. Si tant est que le mot de «message» convienne encore dans ce cas ! Pourtant, c'est bien d'une information qu'il s'agit. Mais, à la différence de ce que nous entendons généralement par ce terme, la communication linguistique n'a qu'un rôle réduit.

C'est presque entièrement l'image qui fait sens. Au point de changer la nature du message lin­guistique. Située dans le contexte de l'image, l'inscription «Quand on mange du Boursin on mange du Boursin» cesse d'être intelligible selon la logique pour devenir comme mimétiquement l'équivalent de la manducation.

Préhension, mastication, insalivation, déglutition se manifestent analogiquement dans les mots «Quand on mange du Boursin on mange du Boursin», non pas tels que l'esprit les comprend, mais tels que la bouche les prononce, la répétition des mêmes sons se modelant sur la répétition des mouvements dans l'acte de manger, le «sens» se formant moins par le symbole linguistique qu'au contact de la traduction physique. L'image a donc le pouvoir de signifier par des moyens qui lui sont propres.

Mais plutôt que de l'opposer à la langue, mieux vaut admettre que la communication est un phé­nomène complexe qu'on ne saurait limiter à la parole ou à l'écriture. Dès lors, il devient néces­saire d'ouvrir en quelque sorte le concept.

De même que le prisme fait apparaître le spectre lumineux qui juxtapose de façon continue les couleurs dont se compose la lumière, de même, pourrait-on dire, le prisme des media fait appa­raître le spectre de la communication qui développe les différents degrés et niveaux auxquels les signes prennent forme et sens. A l'un des extrêmes se situe le corps, avec toutes les techniques dont il use pour communiquer à l'autre extrême, l'esprit, avec toutes les techniques qu'il a mises au point, dont la principale est la technique symbolique. *

La Mutation des signes – 220 – René Berger

Du corps à l'idée se déploient toutes les possibilités qu'impliquent les degrés intermédiaires avec les moyens dont nous disposons aujourd'hui.

De même qu'il y a une «logique linguistique», qui correspond à l'élaboration et à la transmission des messages au niveau des phonèmes et des morphèmes, il y a une «logique corporelle» (ou physique) dont le geste, les mimiques, les images, immobiles ou en mouvement, en noir ou en couleur, servent d'agents.

Le problème qui se pose est donc d'étudier le spectre de la communication dans toute son éten­due tel qu'il apparaît en particulier dans les moyens de communication de masse, en prenant garde de ne pas l'envisager du seul point de vue auquel nous sommes habitués.

C'est pourquoi le modèle linguistique, tout utile qu'il est et peut être, n'est pas d'une application gé­nérale. De nouvelles méthodes doivent être inventées.

D'autant que la communication massive opère, au contraire de la communication linguistique qui procède par sélections, sur plusieurs plans à la fois en produisant une synesthésie qu'il n'est pas toujours facile de distinguer de la confusion, ni des idées reçues.

Peut- être est-il réservé à la prochaine décennie d'établir une théorie de la communication qui tienne compte de toute la complexité du spectre.

C'est du moins à quoi il est urgent de travailler.

14. Jean Cloutier, «L'audio-scriplo-visuel», dans Communication et Langages N° 7. Paris, Centre d'étude et de promotion de lecture, septembre 1970 p. 78-86

15. Roland Barthes, «Rhétorique de l'image». In Communications, Paris, Centre d'Etudes des Communications de Masse, Seuil, 1964, N°4, p. 40-51

16. Ibidem, p. 50

* Il est évident que cette image du spectre «corps-esprit» ne désigne pas des entités opposées se­lon la distinction qui a été faite pendant si longtemps entre eux par la philosophie les deux termes appartiennent au même phénomène

La Mutation des signes – 221 – René Berger

CHAPITRE XIII DE L'UNIDISCIPLINAIRE AU MULTIDISCIPLINAIRE

pp. 337 Traditionnellement, la connaissance consiste à déterminer un «objet» que l'on entreprend de défi­nir de telle sorte que les éléments et les relations entre les éléments ne laissent aucune obscurité.

Cette entreprise d'élucidation procède à partir de principes et de méthodes susceptibles de poser l'objet en termes de problème. L'ensemble constitue une discipline qui, dans la mesure où son fonctionnement satisfait les conditions de la vérification expérimentale, prend nom de science.

En schématisant à l'extrême, on peut dire que la connaissance, en ordonnant les faits ou les phé­nomènes, permet à la fois de prévoir et de prédire.

Elle répond fondamentalement au besoin de cohésion qui assure à la fois l'unité de chacun de nous et celle du groupe. Faute de cadres communs, nous serions incapables de lier nos observa­tions, nos actions, ou seulement de communiquer.

Auteur du schéma illustrant l’interdiciplinaire : Christophe Tricot

Nous voilà entrés dans l'ère qui ouvre l'humanité à une Nouvelle Alliance. Désormais, c'est avec la Machine que se scelle notre destinée. Non pas la Machine mécanique d'autrefois, mais la Machine qui apprend, qui se repro­duit, qui partage notre sort, bref la Machine consoeur. Hyperbole ? (…) Quand la métaphore atteint son point de perfection, elle devient, sinon la Réalité, du moins la Vision annonciatrice. L'outredisciplinaire s'ouvre sur l'Outrehumain.

René Berger, Téléovision, 1991

La Mutation des signes – 222 – René Berger

LE PRINCIPE DE PERTINENCE pp. 337-340 Chercher son chemin dans une ville étrangère est presque toujours malaisé. Un lieu dominant fa­cilite la tâche, la cathédrale de 1'unidisciplinaire au multidisciplinaire par exemple. C'est tout na­turellement à elle qu'on se réfère ou que se réfère l'informateur consulté ; («...à partir de la cathé­drale (bras tendu), la deuxième rue à droite, près de la fontaine...»). Tout autre la cathédrale quand, le lendemain, guide en main, on entreprend d'en suivre l'histoire, puis d'admirer tel chapi­teau qui subsiste, telle peinture signalée pour sa beauté. Point de repère, monument historique, œuvre d'art, c'est sous ces trois aspects (ou avatars?) entre autres, qu'apparaît la cathédrale. La même? Pour dégager l'objet de la linguistique, Martinet met en lumière le «principe de pertinence»�: «Toute description sera acceptable à condition qu'elle soit cohérente, c'est-à-dire qu'elle soit faite d'un point de vue déterminé.

Une fois ce point de vue adopté, certains traits, dits pertinents, sont à retenir : les autres, non perti­nents, doivent être écartés résolument. Il est clair que, du point de vue du scieur de long, les cou­leurs ou la forme des feuilles ne sont pas pertinentes, non plus que, du point de vue du peintre, le pouvoir calorifique du bois. Chaque science présuppose le choix d'un point de vue particulier : seuls pertinents en arithmétique sont les nombres, en géomé- trie les formes, en calorimétrie les températures... Soit une fraction quelconque d'une chaîne parlée, poursuit l'auteur; on peut la con­sidérer comme un phénomène physique, une suite de vibrations que l'acousticien enregistrera grâce à ses machines et qu'il décrira en termes de fréquence et d'amplitude. Un physiologiste en pourra examiner la production; il notera quels organes entrent en jeu et de quelle façon. Ce fai­sant l'acousticien et le physiologiste contribueront probablement à faciliter la tâche du descripteur, mais, pas un seul instant, ils n'auront amorcé le travail du linguiste.» 1

C'est à l'application de ce principe qu'est dû le prodigieux essor des sciences. Non sans luttes, ni sans danger, comme le rappellent les propos de Galilée : «Aussi me semble-t-il que, dans la dis­cussion des problèmes de physique, on ne devrait pas prendre pour critère l'autorité des textes sa­crés, mais les expériences et les démonstrations mathématiques. En effet, c'est également du Verbe Divin que procèdent l'Écriture Sainte et la Nature : l'une, comme dictée par le Saint-Esprit; l'autre, comme exécutive obéissante des ordres de Dieu. Mais, alors que les Écritures, s'accommodant à l'intelligence du commun des hommes, parlent en beaucoup d'endroits selon les apparences et en des termes, qui, pris à la lettre, s'écartent de la vérité; la nature, tout au con­traire, se conforme inexorablement et immuablement aux lois qui lui sont imposées sans en fran­chir jamais les limites et ne se préoccupe pas de savoir si ses raisons cachées et ses façons d'opérer sont à la portée de notre capacité humaine.»* En récusant l'autorité de l'Écriture en ma­tière de sciences naturelles, Galilée change radicalement de point de vue et fonde la physique moderne.Or, si la linguistique est devenue de nos jours une science-pilote, il s'en faut que les au­tres sciences dites sociales ou humaines partagent son sort. Peut-être y a-t-il certaines raisons à cela, le fait que nous sommes à un nouveau tournant et que, dans la société globale qui est la nô­tre, le principe de pertinence lui-même est remis en question. L'hypothèse que je formule est qu'il ne saurait en tout cas plus être considéré isolément. Quelles que soient par ailleurs sa raison d'être et son utilité, il exige d'être interrogé, Il serait abusif de parler d'un principe de «multipertinence», qui semblerait contradictoire dans les termes. Il n'est pourtant pas inutile de se demander si les conditions actuelles de la communication ne favorisent pas une connaissance «multidimensionnelle». D'autant que, comme nous le verrons encore, connaissance et action se lient toujours plus étroitement dans une stratégie en prise.

1. André Martinet, Eléments de linguistique générale. Paris, Librairie Armand Colin, 1967, coll. U2, N° 15. «2-5. La pertinence», p.31

* Cité par L. Rougier, Histoire d'une faillite philosophique : la scolastique. Paris, Jean-Jacques Pauvert éd., 1966, coll. Libertés No. 39 (p. 158-159). II est intéressant de rapprocher ce passage de Gaulée de la déclaration faite quelque trois siècles et demi plus tard par le cardinal Doepfner, archevêque de Munich au Symposium de Coire en 1969

La Mutation des signes – 223 – René Berger

L'ART, LIEU D'OBSERVATION PRIVILÉGIÉ pp. 340-342 La notion même d'art, tout comme le concept, est un phénomène relativement récent, même si l'un et l'autre nous paraissent aller de soi. Il a fallu que «quelqu'un» groupe des «choses» sous le nom d'œuvres» pour constituer l'ensemble «art». Ce qui implique foule de préliminaires et de conditions :

Qui a pris l'initiative? Dans quelles circonstances? Au nom de quoi? Pour quelles raisons? Qui a mis au point la technique pour réunir les objets en ensembles et en sous-ensembles?

Inutile d'invoquer, répétons-le, quelque décret divin ou une illumination collective. C'est seule­ment dans un certain contexte social et historique qu'est née l'«idée d'art» et que l'on» s'est mis à distinguer certaines catégories en classes d'objets.

Selon Jacques Lavalleye, les Grecs sont à l'origine, par l'invention de trois genres littéraires qui connurent tous trois la faveur jusqu'au XVllIe siècle et au- delà «Il s'agit, d'une part, de la biogra­phie d'artistes, comme Douris de Samos en compose au cours de la seconde moitié du IVe siè­cle, et, d'autre part, du traité de technique dans lequel l'auteur multiplie conseils pratiques et re­marques judicieuses.

Les traités écrits au début du IIIe siècle par Antigone de Carystos et Xénocrate de Sicyone en sont des exemples... Enfin les guides de voyage sont un troisième genre littéraire créé par l'Antiquité. Le guide de Pausanias décrit les peintures qu'il y avait en Grèce au ll siècle.» 2

Biographies, traités techniques, guides pour voyageurs, tout en répondant à des besoins surtout pratiques, témoignent d'une sensibilité sur laquelle s'exerce la réflexion philosophique d'un Platon. Au XVIe siècle, Vasari ébauche avec ses Vies la première histoire de l'art. *

Le facteur biographique et le style «idéal» de Michel Ange lui fournissent le point de vue déter­miné à partir duquel les phénomènes se groupent à l'intérieur d'un «domaine» qui s'élabore pro­gressivement en une discipline spécifique dont Winckelmann est l'un des premiers à définir les principes et les méthodes.

Quels que soient les avatars de l'histoire de l'art depuis Vasari, il ne semble pas que la discipline connue sous ce nom soit remise fondamentalement en question. L'historien de l'art continue, en général tout au moins, à postuler une attitude axiologique dont il n'éprouve pas le besoin de rendre compte.

Faut-il rappeler que l'objet même de son étude résulte d'un choix qu'il n'a pas fait, qu'il s'en tient de préférence aux œuvres «classiques», qui bénéficient de la double autorité de la tradition et de l'enseignement ?

Ainsi s'établit entre le corpus ** sur lequel il se fonde et la structure élaborée par la discipline un mécanisme d'adaptation réciproque.

C'est donc «tout naturellement», que le corpus tend à la clôture, en refusant ou en déclinant ce qui n'a pas été recensé ou authentifié (combien de temps n'a-t-il pas fallu pour admettre l'art de la préhistoire ou pour intégrer les œuvres cubistes�!), en s'interdisant de céder au changement (combien de temps n'a-t-il pas fallu pour venir à bout de la hiérarchie des genres et des sujets !), ou encore en «naturalisant» à sa façon l'inévitable...

L'historien hostile à l'art abstrait finit par «découvrir», quand s'est imposée l'oeuvre d'un Kan­dinsky, d'un Klee, d'un Delaunay, d'un Malevitch, que l'innovation est après tout moins grande qu'il ne paraît.

Les motifs décoratifs de la préhistoire n'attestent-ils pas une orientation aussi vieille que l'humanité ? Le recours au «précédent historique» a le double effet d'amortir la nouveauté et d'assurer la continuité.

Sans prétendre faire le procès de l'histoire de l'art, il est difficile d'accepter de telles procédures sans examen. D'autant que la terminologie, combien rigoureuse sur certains oints (date, prove­nance, attribution) reste des plus floues sur d'autres.

La Mutation des signes – 224 – René Berger

Que signifient exactement «sources», «influences», sans parler du Beau? Selon les auteurs, Mondrian et Courbet sont également désignés du terme de «réalistes», attaqués ou loués comme tels...

Peu s'embarrassent de rendre compte de leur outillage conceptuel.

2. Jacques Lavalleye, Introduction aux études d'archéologie et d'histoire de l'art. Tournai-Paris, Casterman, 1946, coll. Lovanium (p. 33), dont l'essentiel a été repris dans la récente Histoire de l'art, IV, Paris, Gallimard, nrf, 1969, coll. Encyclopédie de la Pléiade (direction Bernard Dorival) sous le titre «Histoire de l'histoire de l'art»

* Voir ch. 9, p. 250 «L'art et l'attitude historique». Je rappelle brièvement quelques points pour si­tuer une nouvelle étape de l'enquête. Si je continue à prendre l'exemple de l'histoire de l'art, c'est parce qu'il est particulièrement éclairant. Mais les observations auxquelles il donne lieu ont, si je ne me trompe, une portée générale. C'est elle que je vise

** «Mais de plus en plus, des équipes d'historiens d'art spécialisés s'attellent à publier des Corpus, vastes répertoires qui font connaître, d'après les normes de la critique scientifique, des œuvres analysées à tous les points de vue matière et identification, origine et histoire d'après les sources écrites contemporaines des faits, iconographie avec références aux sources littéraires, technique, avec examens et analyses de laboratoire, état de conservation, restauration, comparaison avec les projets, les copies ou interprétations...» Histoire de l'art. Encyclopédie de la Pléiade, Jacques Lavalleye, p. 1'365

Equipo Chronica, Las Meninas, 1970

La Mutation des signes – 225 – René Berger

UN EXEMPLE : LE MANUEL pp. 342-344 Dans la collection «Lovanium», collection de culture générale, publiée sous la direction de pro­fesseurs de l'Université de Louvain, figure l'introduction aux études d'archéologie et d'histoire de l'art *, de Jacques Lavalleye. L'ouvrage est un «manuel de méthode» destiné, selon les termes de son auteur, «aux étudiants, aux collectionneurs et au public, attirés par les études d'archéologie et d'histoire de l'art».

Sur d'autres ouvrages du même genre, il a le mérite de poser au préalable les conditions et les principes, ce qu'on pourrait appeler d'un mot la «théorie», ou, moins ambitieusement, les règles du jeu. L'histoire de l'art y est présentée comme une branche de l'histoire, expressément désignée comme «science», au même titre que les autres classes que sont l'histoire des littératures, l'histoire des sciences, l'histoire économique, etc. Selon l'auteur, l'historien de l'art s'appuie, d'une part, sur les «données» dégagées par l'archéologie, celles-ci étant exemptes de jugement de va­leur; de l'autre, sur le monument en tant qu'il reflète un «aspect de beauté» qui relève et ne peut relever que du jugement de valeur. L'historien de l'art se distingue pourtant du critique et de l'esthéticien, car lui seul dispose de la totalité des faits grâce à son allié naturel qu'est le recul du temps.

Entrent donc en ligne de compte, d'un côté les données de l'histoire de l'art que fournissent, outre l'archéologie, les sciences auxiliaires que sont la philologie, la paléographie, l'épigraphie, l'héraldique, la scigillographie, la numismatique, la chronologie ainsi que certaines connaissances élémentaires, mais précises, de la technique de chaque branche de l'art, peinture, céramique, or­fèvrerie, tapisserie, etc. ; de l'autre, des jugements de valeur dont plus rien dans l'ouvrage n'indique ni d'où ils naissent, ni comment on les établit, ni vers quoi ils nous mènent.

Manuel, l'ouvrage de Lavalleye a l'ambition d'être scientifique. La méthode qu'il établit exige de l'étudiant un apprentissage précis et rigoureux. L'auteur divise le champ d'étude en quatre classes�: chronologique, géographique, technique, logique. Après avoir retracé une brève historio­graphie de l'Antiquité à nos jours, il étudie les «lieux de conservation des monuments et œuvres d'art» - dans le sol, «in situ», dans les musées publics, dans les bibliothèques publiques, dans les collections privées, dans les expositions - pour répondre à la question : l'ouvre d'art est-elle inédite ou non? Un chapitre intitulé «La Critique» étudie nomment s'établit la vérité et/ou l'authenticité de l'ouvre à partir de la critique externe, la critique interne ayant de son côté pour objectif de révéler, selon l'auteur, «l'effort créateur de l'humanité dans le passé».

Or cet objectif, qui met expressément en question le second point d'appui, la valeur, est précisé comme suit : «Afin de bien apprécier une œuvre dont on a poussé à fond l'analyse, il convient de la situer dans l'ensemble de la production d'un artiste. Pour bien juger l'artiste, il faut le comparer à ses contemporains et le remettre dans la suite historique dont il forme un chaînon. Pour bien ca­ractériser une école, un mouvement, il est nécessaire de les replacer dans l'évolution artistique générale.» 3

Ce qui revient à tenir pour acquise la suite historique dont on dispose, pour acquis l'emplacement des chaînons dont elle se compose. L'ouvrage n'indique nulle part comment les valeurs qui struc­turent l'ensemble s'élaborent, s'accréditent et se transforment. La méthode apparaît ainsi comme les règles d'un jeu qu'il appartient au maître d'enseigner, à l'élève d'appliquer correctement jusqu'au moment où il sera à son tour en mesure de contribuer à la science en rédigeant soit un article de revue, soit une «monographie», soit une «dissertation» soit encore une «synthèse». **

Voilà, très sommairement résumés, les principes et les méthodes destinés à l'étudiant d'archéologie et/ou d'histoire de l'art et qui restent la base de l'histoire de l'art traditionnelle. Or il faut bien voir qu'outre le rapport magistral, le système postule une situation historique, sociale et politique dans laquelle s'accréditent les principes et les méthodes, non pas de la connaissance, mais d'une connaissance à partir de laquelle certains «objets», certains «faits» apparaissent comme tels, à l'exclusion d'autres, dans laquelle certains problèmes, à l'exclusion d'autres, occu­pent le champ que structurent méthodologie et idéologie liées.

La Mutation des signes – 226 – René Berger

Aussi longtemps que les conditions restent stables, l'ensemble du système fonctionne sans diffi­culté. C'est ce qui s'est produit jusqu'à une date récente, au prix de certaines adaptations il est vrai.

C'est ce qui a cessé de se produire aujourd'hui. L'art contemporain (ce n'est ni un pléonasme ni une pétition de principe) cesse de revendiquer son appartenance à l'Art. La génération actuelle transforme les conditions, les comportements, les modes d'attente.

Combien nous apparaissent vulnérables les jugements de la plupart des historiens de l'art d'il y a une décennie ou deux seulement ! C'est qu'ils dépendent moins - nous le constatons à l'évidence - d'un ensemble de faits que d'un ensemble de représentations constitués par le système culturel en vigueur.

L'état de crise qui affecte toutes les disciplines met au jour le caractère problématique de cha­cune d'elles; II fait de chacune d'elles une problématique. Toute connaissance est invitée ou som­mée de dévoiler sa positivité limitée et conditionnée en avouant ses postulats comme tels.

Quelle que soit l'efficacité du principe de pertinence qu'on lui applique, tout phénomène se dé­ploie aujourd'hui dans une complexité que le principe de pertinence lui-même ne peut ignorer ou écarter et qui le met en question.

C'est ce qu'il convent de voir, non seulement du point de vue des idées, mais au niveau des prati­ques et des procédures où se joue effectivement la partie.

* L'ouvrage est un des rares manuels dont on dispose ; publié d'abord chez Casterman en 1946, il a été réédité à Louvain et Paris en 1958 ; pour l'essentiel, comme je l'ai rappelé, il a été repris dans Histoire de l'Art, T. IV, Paris Gallimard, 1968, Encyclopédie de la Pléiade dans le chapitre intitulé «Histoire de l'histoire de l'art» (p. 1'320-1'366). Il s'agit d'ailleurs du chapitre final de l'Histoire de l'art en quatre volumes établie sous la direction de Bernard Dorival pour l'Encyclopédie de la Pléiade. La bibliographie qui accompagne le chapitre cite expressément l'«Introduction». Ce Tome date de 1969

3. Lavalleye, ibidem, p. 168

** ° Grosso modo, les opérations se déroulent comme suit :

1° Le choix d'un sujet «…en vue d'apporter une contribution originale, de préciser des aspects neufs, d'éclaircir des problèmes compliqués, confus et discutés en présentant des arguments in­édits» ;

2° «La bibliographie du sujet étant établie, le chercheur se doit alors de découvrir les documents archéologiques ou artistiques, ainsi que les sources écrites ou imprimées qui pourraient s'y rap­porter» (p. 172) ;

3° L'étude des documents : voir, classer, décrire («Pour être parfaite une description doit être pré­cise, complète et lisibles») (p. 174) ;

4° La synthèse, dans laquelle «Les documents analysés, critiqués, classés, doivent être enfin mis en ouvre» en vue de la monographie qui comprend, à partir du titre «minutieusement établi» et qui circonscrit «en une formule lapidaire tout ce que contient le travail», le «status quaestionis», l'état historique de la question, l'exposé du sujet qui fait le corps de l'ouvrage où «les faits sont analysés, critiqués et classés, les causes expliquées, leur enchaînement démontré... », enfin la bi­bliographie précise et complète (p, 178). Lavalleye, ibidem

La Mutation des signes – 227 – René Berger

SITUATION NOUVELLE. PERTINENCE NOUVELLE L'APPROCHE SOCIOLOGIQUE pp. 344-350 Sans entrer dans le détail des travaux fondamentaux, on peut dire que ce qui se propose aujourd'hui sous le nom de sociologie de l'art a mis au jour le fait que l'histoire de l'art tradition­nelle est avant tout liée à l'existence d'une classe dominante pour laquelle le corpus des œuvres s'organise en ensembles que légitiment, valident et accréditent les idées, les jugements et les va­leurs établis par cette classe. C'est dans ce sens que Lukacs, Goldmann, Lefebvre, bien d'autres encore, s'inspirent également de Marx. **

A la conscience issue de la nature humaine s'oppose la conscience de classe «Une idée, une œu­vre ne reçoit sa véritable signification que lorsqu'elle est intégrée à l'ensemble d'une vie et d'un comportement», écrit Lucien Goldmann, pour qui le sujet de l'action est, non pas un JE ou la rela­tion de sujet à objet qu'implique le rapport du JE à TU, mais une relation de communauté qu'il ap­pelle NOUS et qui exprime l'existence du groupe. Dès lors, les significations ne sont plus cher­chées au niveau de la conscience individuelle ou de celle d'une élite, mais dans la «vision» du monde qui oriente la conscience collective et l'explique. 4 Abstraction faite des nuances et même des différences entre les auteurs, l'accord s'établit sur la primauté et la priorité du phénomène so­cial. L'adoption d'un nouveau point de vue déterminé entraîne le changement des traits pertinents. L'ensemble du système se transforme.

Certains objets, qui n'«existaient» pas, se mettent à émerger. Certains problèmes qui occupaient le premier plan s'effacent ou disparaissent. Le problème de l'«essence» de l'art subit une désaf­fection progressive. Les catégories qui lui étaient traditionnellement associées s'oblitèrent à leur tour. Le beau, le sublime, le gracieux, qui ont si longtemps occupé philosophes, esthéticiens et essayistes, tombent en désuétude. Le débat entre classicisme et romantisme n'existe plus guère que dans certaines écoles attardées.

Les notions d'«art» et de «valeur esthétique», qui allaient relativement de soi tant qu'elles apparte­naient à la même classe cultivée, tout comme le corpus sur lequel elles étaient fondées, sont sys­tématiquement mis en question.

L'histoire elle-même n'est plus conçue ni acceptée comme une suite de chaînons aux mains de ceux qui ont le pouvoir de les assembler. Des enquêtes d'un nouveau type, telles celles de Bour­dieu et de ses collaborateurs en France, découvrent que la délectation, le goût, l'appétit des belles choses, la fréquentation des musées sont avant tout l'effet de l'éducation ; que la sensibilité, la dé­licatesse, le tact sont moins affaire de mérite personnel que le privilège d'une partie de la société.

Ainsi «la pratique de la sociologie de l'art consiste, écrit Duvignaud, *** à préciser des concepts opératoires qui ne soient ni des présupposés intellectuels ni des définitions dogmatiques, mais des outils servant à l'analyse sans en définir préalablement les termes ou les contenus.» De son côté Francastel déclare : «On considère, parmi les sociologues et les historiens, qu'une société pos­sède intrinsèquement sa structure économique, politique, sociale.

Les artistes ne font alors que matérialiser les valeurs du milieu où ils vivent ils les expriment avec plus ou moins de bonheur ils ne jouent pas de rôle dans l'élaboration des impératifs économiques, institutionnels ou sociaux. Et comme, de leur côté, les «historiens de l'art» se flattent d'avoir accès aux œuvres sur un plan immédiat, par l'intuition d'une Beauté qui échappe aux misérables contin­gences de la vie, on comprend le peu d'attention et de progrès réalisés dans l'étude des rapports qui unissent l'art aux autres activités...» 5

D'où la mise au point qui a l'accent d'une mise en garde «L'art n'est pas seulement le domaine des satisfactions faciles et imaginaires, il informe des activités fondamentales». Ce qui équivaut à donner à la pensée plastique la même importance qu'à la pensée mathématique ou à la pensée politique par exemple. «Une sociologie de l'art ne consiste donc pas nécessairement dans la con­frontation d'une série d'œuvres avec certaines vues historiques ou théoriques sur les valeurs ayant cours dans une société donnée.

La Mutation des signes – 228 – René Berger

Elle peut prétendre à dégager des relations qui nous échapperaient si l'on continuait à exclure tout ce secteur des activités humaines qui, depuis les origines de l'histoire, a engendré d'innombrables monuments et d'innombrables figures.

Elle n'est pas une justification de l'histoire ou de la sociologie, elle en est un complément; elle nous apporte des éléments originaux de connaissance aussi bien au sujet de l'apparence actuelle ou ancienne des cultures qu'en ce qui concerne un mécanisme important de l'esprit.»

La perspective sociologique engendre une problématisation progressive. Des activités naguère encore négligées, ignorées, voire méprisées, font l'objet de travaux importants, tels ceux déjà classiques de Prinzhorn 6 et de Volmat. 7 Jusqu'à la folie qui remet en cause la raison elle-même «Tandis que le malade mental est entièrement aliéné dans la personne réelle de son médecin, le médecin dissipe la réalité de la maladie mentale dans le concept critique de folie», écrit Foucault ; 8 à quoi fait étrangement écho cette réflexion finale : «Il n'y a de folie que comme instant der­nier de l'ouvre - celle-ci la repousse indéfiniment à ses confins ; là où il y a œuvre, il n'y a pas fo­lie; et pourtant la folie est contemporaine de l'ouvre, puisqu'elle inaugure le temps de sa vérité. (…)

» Ruse et nouveau triomphe de la folie ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la psycholo­gie, c'est devant elle qu'il doit se justifier, puisque dans son effort et ses débats, il se mesure à la démesure d'œuvres comme celles de Nietszche, de Van Gogh, d'Artaud.»

Dans une suite d'ouvrages parfois tapageurs, mais toujours vigoureux, Dubuffet, contempteur de la culture, s'est fait le champion de l'«art brut», terme qui s'applique à «des productions de toute espèce - dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées- présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l'art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères au milieu artistique profes­sionnel.» ****

De la «culture de masse» Edgar Morin écrit de son côté qu'elle «cesse d'être un univers clos s'opposant radicalement à la culture artistique traditionnelle» et qu'elle prépare «peut-être un ter­rain de formation à ce qui pourrait devenir une troisième culture».

A partir de quoi apparaît comme «objet d'étude», ou tout simplement comme objet, non plus seu­lement «l'objet de qualité» (comme on dit homme de qualité) tel celui que considère et dont tient compte l'esprit cultivé, mais l'objet courant produit en série : affiche, prospectus, bande dessinée, annonce, film, émissions télévisées, etc., pour en rester aux techniques visuelles.

Avec le changement de point de vue, c'est le découpage qui se transforme. Les objets se déga­gent sous de nouveaux traits qui entraînent, non pas un complément de cohérence, mais une réor­ganisation de la cohérence. Catégories, cadres, relations, le système entier se modifie.

Ce qui ne va pas sans étonnement ni stupeur, comme l'observe avec humour Lowie par exemple�: «Cette manière de penser a pris pour moi toute sa netteté le jour où j'ai tenté de racon­ter un conte de nourrice en Crow classique : je parlais d'une petite fille qui ne possédait que le pain qu'elle tenait à la main et As habits qu'elle avait sur le dos, lorsqu'on m'arrêta pour me dire que les deux choses ne pouvaient aller ensemble ; dans l'esprit des Crow il n'existait pas de lien entre la nourriture et les vêtements...

Il n'était donc pas possible d'exprimer ma pensée en une seule phrase; il fallait la diviser en deux affirmations séparées, la première relative à la rareté des aliments, la seconde à cette catégorie de biens mobiliers que représente l'habillement.» 9

Pour la majorité des gens cultivés, pour la plupart des gens aussi bien, subsiste, comme dans l'esprit des Crow, une division «naturelle» entre la culture traditionnelle et valorisée par les élites et les produits de grande consommation qui appartiennent à la vie courante. Les deux champs ont chacun leur structure propre et requièrent des formulations séparées.*****

Il faut se méfier autant de la fausse clarté du bon sens que de la lumière spécieuse de notre cul­ture acquise.

La Mutation des signes – 229 – René Berger

L'approche sociologique met au jour le fait que l'histoire de l'art traditionnelle se fonde sur des présupposés, tel l'accord plus ou moins tacite de ceux qui pratiquent le jugement de valeur à l'intérieur d'une classe ou d'une profession déterminée.

Il serait évidemment erroné d'en conclure que la sociologie de l'art l'emporte sur l'histoire de l'art. La «problématisation» de celle-ci par celle-là n'est ni définitive, ni absolue.

Elle prouve simplement que les différents systèmes de connaissance se révèlent opérants et opé­ratoires à l'intérieur de conditions qui déterminent leur portée et leur champ d'action respectifs. Reste qu'ils ont une égale ambition d'être «scientifiques».

Que signifie cette ambition? Un bref retour à Taine,****** qui fut l'un des premiers à l'énoncer clairement, permettra d'en juger.

** «La société bourgeoise est l'organisation historique de la production la plus développée, la plus différenciée.

Les catégories qui expriment ses conditions, la compréhension de son organisation propre per­mettent de comprendre l'organisation et les rapports de production de toutes les formes de socié­tés disparues, avec les ruines et les éléments desquelles elle s'est édifiée, dont les vestiges en partie encore non dépassés traînent en elle, tandis que ce qui avait été simplement indiqué s'est épanoui et a pris toute sa signification, etc.» Karl Marx, Introduction à la critique de l'économie politique. Paris, éd. M, Girard, 1928, p.342

4. Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Etudes sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine. Paris, Gallimard, nrf, 1959, coll. Bibliothèque des Idées, p. 16

*** Ainsi, pour cet auteur, le concept de «drames» : il s'agit de «comportements rassemblés dans un tout en mouvement p. 35) ; de «signe polémique» (p, 37), selon lequel «toute activité signi­fiante imaginaire est une «communication à distance qui ne se résigne jamais à cette distance» (p. 39) ; ou encore l'«anomie» ou l'«atypisme» (le premier emprunté à Durkheim). Jean Duvi­gnaud, Sociologie de l'art. Paris, PUF, 1967, coll. Le Sociologue No. 8

5. Pierre Francastel, La Réalité figurative, Elements structurels de sociologie de l'art. Paris, Edi­tions Gonthier, 1965, p. 10, 11, 21

6. H. Phmhorn, Bildnerei der Geisteskranken, ein Beitrag zur Psychologie und Psychopathologie der Geschung. Berlin, Julius Springer, 1922

7. R. Volmat, L'Art psychopathologique. Paris, Presses Universitaires de France, 1956. Expres­sions plastiques de la folie, 10 planches en couleurs commentées. Médecine de France. N° 61 à 70, 1955. Paris, M.C.F., 1956

8. Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique. Paris, Librairie PIon, 1961 et Union gé­nérale d'édition, 1964, coll. Le monde en 10/18, p.289 et 304

**** Dubuffet a fondé une Compagnie de l'art brut ainsi qu'un Musée de l'art brut

9. Robert-H. Lowie, Traité de sociologie primitive. Paris, Payot, 1936, coll. Bibliothèque scientifi­que, et 1969, coll. Petite Bibliothèque, Payot, p. 234

***** Nombre d'esprits distingués s'étonnent que le western, le roman policier, le roman feuille­ton, la bande dessinée, la publicité, etc. commencent à faire l'objet d'études sérieuses. Voir : Oli­vier Burgelin, La communication de masse. Paris, S.G.P.P., 1970. coll. Le point de la question. Jean Lohisse, La communication anonyme, Paris, Éditions universitaires. 1969. coll. Encyclopé­die universitaire

****** Mon propos, je le répète, n'est pas historique Je n'entends nullement retracer les étapes d'une discipline. Je cherche seulement à dégager, à partir de quelques cas, la «construction systé­matique» à laquelle procède chaque discipline et dont on s'avise toujours mieux aujourd'hui qu'elle est une construction problématique

La Mutation des signes – 230 – René Berger

LE PRINCIPE SCIENTIFIQUE, MAIS DE QUELLE SCIENCE ? pp. 350-354 A l'ancienne esthétique qui «donnait d'abord la définition du beau et disait, par exemple, que le beau est l'expression de l'idéal moral, ou bien que le beau est l'expression de l'invisible, ou bien encore que le beau est l'expression des passions humaines puis, partant de là comme d'un article de code, absolvait, condamnait, admonestait et guidait», Tame oppose sa méthode, à la fois mo­derne, historique et scientifique : «La méthode moderne que je tâche de suivre, et qui commence à s'introduire dans toutes les sciences morales, consiste à considérer les œuvres humaines, et en particulier les œuvres d'art, comme des faits et des produits dont il faut marquer les caractères et chercher les causes rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne elle cons­tate et explique.» 10

Normes et préceptes écartés, le principe de causalité permet d'établir des dépendances constan­tes entre les faits. Fidèle à son esprit «scientifique», Tame applique et vérifie sur l'exemple de la peinture en Italie, «la loi générale selon laquelle se produisent en tout temps les œuvres d'art, c'est-à-dire la correspondance exacte et nécessaire que l'on rencontre toujours entre une œuvre et son milieu». 11

Après s'être interrogé sur les caractères et les conditions * de l'art italien, il constate�: «De ce faisceau de conditions dépend tout art qui représente les formes du corps. De ce faisceau de con­ditions dépend la grande peinture. Selon qu'il manque ou se décompose, elle manque ou se dé­compose. Elle ne s'est point produite, tant qu'il n'a pas été complet. Elle s'est altérée, sitôt qu'il a commencé à se défaire.» 12

Et l'auteur d'observer : «Par cette correspondance exacte et continue, on voit que, si le grand art et son milieu sont contemporains, ce n'est pas qu'un hasard les assemble, c'est que le second ébauche, développe, mûrit, gâte et dissout avec soi le premier, à travers les accidents du grand pêle-mêle humain et les jets imprévus de l'originalité personnelle. Le milieu apporte ou emporte l'art à sa suite, comme le refroidissement plus ou moins grand dépose ou supprime la rosée, comme la lumière plus ou moins faible nourrit ou étiole les portions vertes des plantes.» 13

Il s'agit bien d'une démonstration dont le but est d'établir pas à pas un rapport déterminé entre deux termes ou deux séries de termes. Le grand art se définit par l'ensemble des principaux artis­tes de la Renaissance, le milieu par les conditions et les circonstances de l'époque. En première approximation, la conclusion formule un rapport de dépendance à partir d'un «faisceau de condi­tions)> en seconde approximation, la dépendance devient une «correspondance exacte et conti­nue» et les conditions, préalablement rangées en faisceau, se constituent en termes homogènes. Enfin, toute approximation dépassée, la démonstration s'achève : «...et l'on peut conclure avec certitude que, pour amener de nouveau sur la scène du monde un art semblable, il faudra mainte­nant que le courant des siècles y établisse d'abord un pareil milieu.» 14

La dépendance, devenue correspondance, prend définitivement forme dans une loi. Cette struc­ture se révèle à vif dans la table des matières qui s'articule sur les termes «cause», «effet», «opposition», «analogie», «différence», etc. Ainsi à propos de la peinture dans les Pays-Bas (troisième partie) «Les causes permanentes. I. La race. Opposition des races germaniques et des races latines. Il. La nation. - Influence du climat et du sol. - Caractères physiques des Pays-Bas. -Formation de l'esprit positif et du caractère calme... Ill. L'art.- ... Cause de son insuffisance en Al­lemagne et en Angleterre. - Excellence de la peinture des Pays-Bas. - Causes de sa supériorité. - Analogie du climat de Venise et du climat des Pays-Bas. - Différence du climat de Venise et du climat des Pays-Bas. - Analogies et différences correspondantes chez les peintres.» 15

Quant à la démarche, un exemple permettra de la suivre. Parlant des peintres des Pays-Bas, laine écrit : «D'autre part, ces tons sont pleins et riches. Un pays sec et terne d'aspect, la France du Sud, la partie montagneuse de l'Italie, ne laisse à l'œil que la sensation d'un échiquier gris et jau­nâtre (...) Au contraire, dans une contrée humide comme les Pays-Bas, la terre est verte et quan­tité de taches vives diversifient l'uniformité de la prairie universelle. (...)

La Mutation des signes – 231 – René Berger

Tout au rebours du pays sec, ce n'est pas le ciel, c'est la terre dont ici la valeur est prépondé­rante... En Italie, un ton reste fixe la lumière immuable du ciel le maintient pendant plusieurs heu­res, et le même hier que demain... En Flandre, il varie nécessairement avec les variations de la lumière et de la vapeur ambiante, etc.» 16

Qu'il s'agisse de la race, du milieu, du moment qu'il s'agisse de la peinture de la Renaissance en Italie, de la peinture dans les Pays-Bas çu de la sculpture en Grèce, la méthode consiste à établir des dépendances constantes entre les faits. Quant au principe qui l'inspire, la fonde et la guide, le voici «... La découverte de ces dépendances dans les sciences physiques a donné aux hommes le moyen de prévoir et de modifier jusqu'à un certain point les événements de la nature (...) une dé­couverte analogue dans les sciences morales doit fournir aux hommes le moyen de prévoir et de modifier jusqu'à un certain degré les événements de l'histoire car nous devenons d'autant plus maîtres de notre destinée que nous démêlons plus exactement les attaches mutuelles des choses. Lorsque nous sommes parvenus à connaître la condition nécessaire et suffisante d'un fait, la con­dition de cette condition et ainsi de suite, nous avons sous les yeux une chaîne de données dans lesquelles il suffit de déplacer un anneau pour déplacer ceux qui suivent. En sorte que les der­niers, même situés en delà de notre action, s'y soumettent par contre-coup dès que l'un des précé­dents tombe sous nos prises. Tout le secret de nos progrès pratiques depuis trois cents ans est en­fermé là.» 17

Ce principe est celui-là même que professent les savants d'aujourd'hui. Pas un mot à retrancher. Il s'agit encore et toujours de connaître la condition suffisante et nécessaire en vue de prévoir et, partant, d'agir en connaissance de cause. II peut paraître d'autant plus singulier que la méthode «scientifique» de Tame soit tombée dans une telle désuétude. C'est peut-être que les «sciences humaines» n'ont de scientifique que leur nom, plus exactement qu'elles ne peuvent s'exercer scientifiquement que dans certaines aires qui varient et dans des conditions elles-mêmes varia­bles car l'établissement de fait sur lequel elles reposent dépend toujours de facteurs sociaux, cul­turels, techniques et politiques associés à des valeurs en mouvement. C'est ainsi que la psycholo­gie des profondeurs par exemple a opéré de profonds bouleversements.

10. Hippolyte Taine, Philosophie de l'art. Paris, Hachette, 1948 (2 vol.), T. I., p.12

11. Ibidem, p. 111

* "La table des matières suffit à en donner quelques exemples : Condition primaire (ch. Il) : «Circonstances dans lesquelles cette peinture s'est produite. - La race. - Caractère propre de l'imagination italienne. - Différence de l'imagination latine et de l'imagination germanique - Diffé­rence de l'imagination italienne et de l'imagination française. Concordance de cette aptitude na­tive et du milieu historique. - Preuves. - Les grands artistes de la Renaissance ne sont pas isolés. - L'état de l'art correspond à un certain état d'esprit. Conditions secondaires (ch, III) 4. : II Cortegia­no de Balthasar Castiglione. - Les personnages. - Le Palais. - Le salon. - Les divertissements. -Les entretiens. - Le style. Portraits du cavalier parfait et de la dame accomplie... Conditions se­condaires (suite) (ch. IV) 5. : Preuves tirées du costume et des mœurs. - Les mascarades, en­trées, cavalcades et magnificences. - Les triomphes de Florence...» Ibidem (T.I., 2-3-4. pp. 285, 286)

12. Ibidem, p. 218

13. Ibidem, p. 220

14. Ibidem, p. 221

15. Ibidem, p. 288. C'est moi qui le souligne

16. Ibidem, p. 271, 272, T.I.

17. Hippolyte Tame, préface aux Essais de critique et d'histoire. Essais de critique et d'histoire précédés d'une préface inédite. Cité par Jean-François Revel. Paris. Herman, 1964, coil. Miroirs de l'Art, p. 188

La Mutation des signes – 232 – René Berger

CONTENU MANIFESTE, CONTENU LATENT pp. 354-355 Au risque de schématiser à outrance, on peut résumer la situation comme suit quelle que soit l'idée qu'on se fait de la causalité, principe métaphysique capable de connaître la vérité et l'être même des choses, ou concept épistémologique désignant la manière d'organiser systématique­ment les faits de l'expérience, on constate que la tradition occidentale, depuis les Grecs tout au moins, a mis l'accent sur la raison, celle-ci étant tenue pour le caractère distinctif mme de l'homme.

Aussi n'est-il pas étonnant que le champ auquel a été appliqué le principe de causalité se soit ré­vélé conforme à la nature de ce qui le fondait et le déterminait la raison éclaire le rationnel tout comme le rationnel reflète la raison. Rapport de symétrie, ou plutôt symbiose : dans le divers qui lui est proposé, la raison élit ce qui lui est propre et dont elle peut se sustenter d'un autre côté, seuls s'offrent dans le divers les éléments propres à alimenter la raison. Le système se fonde sur le conscient avec l'appui des principes d'identité, de non-contradiction et de tiers exclu qui organi­sent le raisonnement logique.

C'est à l'ensemble de ce dispositif que s'en prend Freud en mettant au jour le triple étage du Moi, du Ça et du Sur-moi qui s'édifie à partir de la libido selon la double postulation d' Eros et de Tha­natos à partir de la découverte de l'inconscient dans lequel se jouent à notre insu la vie de chacun de nous et, partant, l'histoire des hommes : «Nous qualifions d'inconscient tout processus psychi­que dont l'existence nous est démontrée par ses manifestations, mais dont par ailleurs, nous igno­rons tout, bien qu'il se déroule en nous. Nous sommes vis-à-vis de lui comme devant le phéno­mène psychique qui s'accomplit chez notre prochain.» 18

Partant de ce que l'esprit rationnel tient pour dérisoire ou marginal, il élargit le champ d'exploration aux rêves, aux actes manqués, aux oublis, aux mots d'esprit, aux menus actes de la vie quotidienne. Renouvelant le matériel d'observation, il renouvelle la manière d'établir faits et significations. Au contenu manifeste tel qu'il apparaît à la conscience, il oppose le contenu latent, caché dans l'inconscient, le plus souvent refoulé, et qu'il met au jour par l'analyse. Ce n'est pas qu'il récuse le principe de causalité il l'applique ailleurs et autrement.

L'explication scientifique n'est pas modifiée dans son principe l'apparition d'une dimension nou­velle provoque néanmoins le bouleversement de la structure établie. C'est à partir de cette décou­verte capitale que la psychanalyse s'est étendue, au-delà de la thérapeutique, aux phénomènes de la vie individuelle et collective. «De l'exploration des rêves on fut conduit, par une autre voie, à l'analyse des créations poétiques d'abord, des poètes et des artistes eux-mêmes ensuite. La pre­mière constatation fut que les rêves imaginés par les poètes se comportaient souvent, à l'égard de l'analyse, comme des rêves authentiques.» 19

Depuis lors, innombrables sont les travaux qui se sont inspirés de la psychanalyse, au point que les sciences humaines en sont tout imprégnées. C'est qu'elle apporte à toutes, à la sociologie, à la linguistique, à l'histoire, au droit, à l'ethnologie, un élargissement tel que les disciplines qui s'en tiennent au rationalisme traditionnel paraissent étriquées. Et ce n'est pas le moindre paradoxe que la psychanalyse, dont l'influence commence à décroître depuis une décennie ou deux aux États-Unis sur le plan médical, affirme au contraire un peu partout une vigueur accrue sur le plan épis­témologique. Forteresse du rationalisme, l'Université lui ouvre ses portes. Faisant éclater les limi­tes de la raison traditionnelle, elle fournit un modèle que des auteurs de plus en plus nombreux tiennent pour scientifique.

Comme l'écrit Ernst Kris : «En parlant de psychanalyse nous nous référons à un ensemble com­plexe de constructions et de notions générales sur lesquelles sont basées des hypothèses spécifi­ques, à un cadre d'étude élargi du comportement humain et qui permet l'examen d'un grand nom­bre de facteurs interdépendants.

Les propositions psychanalytiques satisfont aux exigences générales de la théorie en science. El­les groupent des notions particulières en de plus générales, indiquent quels tests sont significatifs pour la validation et la réfutation d'hypothèses spécifiques et facilitent la formulation de nouvelles hypothèses qui, à leur tour, peuvent être vérifiées.

La Mutation des signes – 233 – René Berger

Après quoi, constructions et notions de base peuvent être révisées de temps en temps pour en maintenir l'utilité...

» ...Le système complet de la psychanalyse offre actuellement les meilleures chances de com­préhension et de prévision du comportement humain. C'est un «système ouvert» obtenu en syn­chronisant des hypothèses qui ont été formulées tout au long du développement de la psychana­lyse - un système, non seulement susceptible d'un élargissement et d'un amendement constants, mais basé sur la clarification de certaines contingences sémantiques.» 20

De prime abord on serait tenté de croire que l'explication de type logique ou rationnel de laine et l'approche psychanalytique de Freud n'ont aucun rapport entre elles.

A y regarder de plus près, on constate que l'une et l'autre visent à établir et établissent des dépen­dances constantes entre les faits.

L'exigence causale est la même, mais alors qu'elle s'exerce sur un matériel «conscient» chez le premier (race, milieu, moment), elle s'exerce sur un matériel «inconscient» chez le second (rêve, lapsus; jeu de mots, etc.). La notion de fait subsiste, le contenu du fait change.

Les méthodes qui appartiennent au conscient-rationnel mettent aussi «naturellement» au jour le conscient que le modèle psychanalytique met «naturellement» au jour l'inconscient.

Le principe de pertinence indique un choix qui révèle lui-même l'attitude à partir de laquelle l'étude est entreprise.

Il assure la validité d'une démarche, non pas sa vérité.

18. Pour l'ensemble des termes utilisés par Freud, voir le travail de mise au point exemplaire de J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, sous la direction de Daniel Laga­che. Paris, PUF, 1968, coll. Bibliothèque de Psychanalyse

19. Sigmund Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, suivi de Contribution à l'histoire du mouve­ment psychanalytique. Paris, Payot, 1968, coll. Petite Bibliothèque Payot, N° 84 P. 11

20. Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art. New York, Schocken Books, 1967, coll. Schocken SB 76, p. 13 et 16

Ernst Kris (1900-1957) et Sigmund Freud (1856-1939)

La Mutation des signes – 234 – René Berger

ÉPISTÉMOLOGUE EN HERBE OU «PERVERS POLYMORPHE» ? pp. 355-360» ?

Pour Piaget, dont l'épistémologie génétique fait aujourd'hui autorité, l'intelligence dérive de l'action : «Connaître un objet c'est agir sur lui et le transformer, pour saisir les mécanismes de cette transformation en liaison avec les actions transformatrices elles-mêmes. Connaître c'est donc assimiler le réel à des structures de transformations, et ce sont les structures qu'élabore l'intelligence en tant que prolongement direct de l'action.»21

Comme l'ont montré les travaux du savant et de son équipe, l'enfant construit activement son psy­chisme par étapes. «Jusqu'à dix-huit mois à peu près (période sensori-motrice) l'enfant cherche à reproduire un résultat obtenu par hasard, puis intentionnellement. L'effort de compréhension des situations dans lesquelles il se trouve aboutit à la construction de schèmes d'action dont le princi­pal est le schème de conservation par lequel il s'assure de la permanence des objets solides. Cer­taines opérations causales s'établissent en liaison avec l'espace et le temps ; ce qui l'incite à faire des expériences «pour voir» (jeter un jouet, chercher à le ramasser, etc.).

» C'est vers deux ans que commence la seconde période qui dure jusqu'à sept ou huit ans et qui se caractérise par la formation de la fonction symbolique, en particulier par le langage. Les sym­boles permettent de suppléer à l'absence, mais la pensée en reste au stade préopératoire. Les opérations ne s'intériorisent pas encore en notions. Présenté sous forme de boule ou roulé en bâ­ton, le même morceau de pâte sera jugé différent, tout comme une dizaine de jetons donneront l'impression d'être plus nombreux lorsqu'ils sont largement espacés.

» La troisième période débute vers sept, huit ans. Elle se caractérise par des intériorations, des coordinations et des décentrations croissantes qui permettent une réversibilité opératoire progres­sive.

Les opérations de réunion, de dissociation conduisent à la classification et à la sériation. Mais à ce stade, les opérations restent tributaires des objets et procèdent encore de proche en proche ; elles sont donc concrètes.

» C'est vers onze, douze ans que se manifeste la quatrième et dernière période dont le palier d'équilibre s'établit au niveau de l'adolescence. Le raisonnement relaie les opérations concrètes; l'esprit prend appui sur des hypothèses.

Les opérations dites «proportionnelles» se développent selon une combinatoire qui permet de se poser des problèmes et de les résoudre. L'intelligence se développe donc à partir des actions sensori-motrices élémentaires jusqu'au système de transformations que constitue le raisonnement abstrait.» 22

Tout autre la démarche de Freud pour qui le développement de l'enfant s'accomplit selon un cer­tain nombre de stades en fonction de l'organisation de la libido.

Le stade oral, premier stade de la sexualité, a pour siège la bouche. Lié au plaisir que l'enfant tire de l'excitation buccale dans sa relation intime avec la mère au moment de l'allaitement, il est centré sur l'alimentation et a pour but l'incorporation.

Le deuxième stade de l'évolution libidinale, qui se situe approximativement entre deux et quatre ans, est lié à la fonction de défécation (expulsion-rétention) et à la valeur symbolique des fèces.

C'est pendant cette période que s'affirme chez l'enfant le sado-masochisme qui correspond au développement de la maîtrise musculaire. C'est également à ce stade que se rattachent les va­leurs symboliques de don et de refus selon l'équivalence�: fèces = cadeau = argent.

Quant au stade phallique, qui succède aux stades oral et anal, il se caractérise par l'unification des pulsions partielles opérées par les organes génitaux. A ce stade, commun à la fille et au gar­çon, se manifeste le complexe d'œdipe, mais leurs évolutions respectives ne sont pas les mêmes. Le garçon subit d'autant plus vivement la menace de castration qu'il prend intérêt à son propre pénis et découvre que la fille en est dépourvue.

La Mutation des signes – 235 – René Berger

De son côté, la fille, en découvrant son sexe, subit une «envie de pénis» qui l'entraîne à choisir son père comme objet d'amour.

Le stade phallique se divise lui-même en un certain nombre de phases : auto-érotisme, choix ho­mosexuel, choix hétérosexuel dont l'individu opère successivement l'intégration de façon plus ou moins cohérente, mais sans faire disparaître les pulsions infantiles qui se manifestent continû­ment et qui, si elles sont généralement maîtrisées, sont toujours prêtes à intervenir, comme le montrent la psychopathologie de la vie quotidienne et l'analyse des rêves.

Pour sa part, Piaget envisage le développement de l'enfant en fonction d'une «opérativité» qui n'est ni préformée ni explicable par la seule expérience ou la transmission sociale.

«Elle est le produit de constructions successives et le facteur principal de ce constructivisme est une équilibration par autorégulations permettant de remédier aux incohérences momentanées, de résoudre les problèmes et de surmonter les crises et les déséquilibres par une constante élabora­tion de structures nouvelles que l'école peut ignorer ou favoriser selon les méthodes employées.»23

Freud en revanche situe le développement en fonction de l'organisation de la libido qui achemine les transformations de la pulsion sexuelle aussi bien vers son objet que vers son but.

Le premier s'attache aux opérations qui conduisent l'enfant de la manipulation hasardeuse à la construction logique au moyen de concepts en vue d'élaborer une connaissance rationnelle ; le second s'attache aux manifestations de la sexualité, que révèlent aussi bien la présence du Ça que celle du Surmoi dans l'inconscient.

Il serait évidemment ridicule de conclure que l'un l'emporte sur l'autre - ou encore que l'un est dé­passé par l'autre... Il s'agit plutôt de voir qu'avec Piaget la partie «consciente» s'éclaire à la faveur des étapes qu'il distingue ; qu'avec Freud c'est la partie «inconsciente» qui s'éclaire à son tour, mais d'une autre lumière.

Ce n'est pas que Freud «rationalise» l'inconscient il découvre ce que le rationalisme dissimulait. L'approche étend le champ d'investigation. Elle «enveloppe» la recherche rationnelle tout comme elle «enveloppe» l'observateur lui-même.

21. Jean Piaget, Psychologie et pédagogie. Paris, Edition Denoél, 1969, coll. Médiations, N° 59, p. 48

22. Ibidem, p. 50-55, passim

23. Ibidem, p. 66

La Mutation des signes – 236 – René Berger

SCIENCE OU PARA-SCIENCE�? pp. 360-362 En regard de l'épistémologie génétique, la psychanalyse peut apparaître moins scientifique, quelle que soit par ailleurs la prétention de Freud à faire de la science. A dire vrai, c'est bien le sentiment qui domine.

Les milieux scientifiques ne sont pas prêts à mettre sur le même pied les travaux de Piaget, dont les conclusions sont affaire de preuves, et les recherches de Freud, qui échappent à la vérifica­tion expérimentale, du moins telle qu'on l'entend traditionnellement.

Dès lors, on s'étonnera non seulement que la psychanalyse se propage dans les sciences humai­nes, mais que les grandes entreprises lui consacrent des fonds considérables par le truchement de la publicité.

Si les publicitaires réussissent à augmenter le chiffre des ventes grâce au parti qu'ils tirent de la psychanalyse, c'est donc qu'elle leur fournit ce qu'on attend de la science, prise au sens le plus ri­goureux, le moyen de prévoir les comportements et, partant, d'agir sur eux.

Paradoxalement, la «sanction publicitaire», dont on ne s'avise guère sinon au plan économique, et qu'il paraît presque incongru d'invo- quer, accède au plan épistémologique : elle fait office de «vérification expérimentale» à laquelle la science classique doit son statut.

Le propos est-il excessif? Il mérite en tout cas d'être examiné.

Le statut scientifique ne paraît plus relever exclusivement de la démonstration logique il semble aujourd'hui s'étendre aux conditions dans lesquelles l'expérience est en train de se faire.

C'est donc à l'intérieur de notre changement de situation que les problèmes se posent et doivent être abordés. Dès lors, on peut encore se demander si la culture qu'engendrent les mass media ne constitue pas, par rapport à la culture traditionnelle, une sorte d' extension» équivalente à la dé­couverte de Freud.

De même qu'il n'est plus possible de compter sans l'inconscient, il ne sera bientôt plus possible de compter sans la masse des messages qui nous enveloppe de toutes parts - mémoire ou incon­scient planétaire ?

De même, si le développement intellectuel est dû, selon l'épistémologie génétique de Piaget, aux connaissances que nous tirons «... des actions et non pas des objets comme tels» 24 ne peut-on se demander si après des siècles, voire des millénaires d'opérations relativement les mêmes pour tous les enfants toucher, manipuler, classer, sérier, assembler, ranger, etc., les mass media, en particulier la télévision, mais aussi l'automobile, le voyage accéléré, l'avion, ne sont pas à l'origine d'opérations nouvelles qui vont à leur tour agir sur notre façon d'établir les faits et de les enchaî- ner ?

Tourner le bouton et voir surgir sur l'écran des scènes provenant du monde entier, et même hors du monde, n'a pas d'équivalent dans le passé.

La problématisation généralisée qui se développe rompt avec notre positivité traditionnelle elle met en cause les notions d'objet, de classification, de méthode elle met en cause jusqu'aux princi­pes. S'il est exact que chaque science présuppose le choix d'un point de vue particulier à partir duquel seuls comptent les traits dits pertinents qui permettent de faire une description acceptable, c'est-à- dire cohérente s'il est vrai que le prodigieux développement des sciences et des techni­ques tient essentiellement à l'application de ce principe - ainsi Galilée arrachant ses observations à l'«environnement religieux» pour les soumettre à la seule vérification de l'expérience - il serait néanmoins erroné de conclure à une «illumination» progressive entraînant dans son sillage vérité et bonheur.

«Toute théorie scientifique est un mythe relatif à l'interprétation des forces de la Nature», met en garde Spengler, qui précise : «chaque théorie est aussi dès l'origine une hypothèse de travail. Une hypothèse de travail n'a pas besoin d'être «vraie» : tout ce qu'on lui demande est de pouvoir être mise en pratique. Elle a pour fin, non d'embrasser et de dévoiler les secrets de l'univers, mais de les rendre utilisables à des fins déterminées.» 25

La Mutation des signes – 237 – René Berger

14

On peut juger excessif le pessimisme dont fait profession l'auteur du Déclin de l'Occident.

Reste qu'il est difficile de lui refuser le discernement. Il est certain que l'entreprise de connais­sance est liée à des fins déterminées et intéressées.

Pour l'essentiel, Marx a montré qu'il s'agit des forces productives et des rapports de production.

Sans aller jusqu'à souscrire au déterminisme qu'on a tiré du passage célèbre de L'idéologie alle­mande selon lequel «les pensées des classes dominantes sont à toutes les époques les pensées dominantes, c'est-à-dire que la classe, qui est la puissance matérielle dominante de la société, est également sa puissance spirituelle dominante», force est de constater que la connaissance fait partie intégrante du système dans lequel nous vivons.

La science cesse de nous apparaître dans sa «positivité supérieure» comme le seul fruit des ef­forts héroïques qui arrachent la vérité à des siècles de superstition. Une nouvelle étape s'amorce aujourd'hui. La connaissance de type scientifique ne semble plus suffire à elle seule. Tout se passe comme si était requise une «connaissance-pilote».

En pleine aventure dans l'espace et dans le temps, il s'agit de se guider sur un tableau de bord à inventer ! La culture n'est plus un supplément, elle devient ce par quoi l'ensemble des techniques, des sciences, des appareils (et finalement des hommes) fonctionne ou ne fonctionne pas.

24. Jean Piaget, Logique et connaissance scientifique. Les méthodes de l'épistémologie. Paris, Editions Gallimard, 1967. Encyclopédie de la Pléiade, p, 98

25. Oswald Spengler, L'homme et la technique. Paris, Gallimard, 1958, coll. Idées, nrf, N° 194, p,

Piaget (1896-1980) et Freud (1856-1939)

«Science sans conscience n'est que ruine de l'âme»� écrivait Rabelais

(1494-1553)

La Mutation des signes – 238 – René Berger

CHAPITRE XIV DE L'AGRICULTURE A LA TECHNOCULTURE

pp. 363 Depuis quelques décennies, les changements sont si nombreux, ils se succèdent à un rythme tel­lement accéléré qu'il paraît aventureux de les classer ou seulement de les distinguer par rang d'importance.

On peut néanmoins se demander si la «mutation», dont il est si souvent question (et qui comporte au moins l'avantage de les grouper tous sous le même vocable) ne doit pas être cherchée du côté de la culture, ou plutôt de l'idée/image que nous nous faisons d'elle.

Il est significatif que les organisations internationales et nationales, les organisations non gouver­nementales et gouvernementales la mettent au premier plan. Le souci lui-même de la culture est relativement récent.

C'est seulement à la fin du XIXe siècle que la culture a commencé à être envisagée dans son as­pect global.

La relative obscurité ne doit néanmoins pas nous retenir, ni surtout nous faire porter le regard sur les seules zones claires sous prétexte qu'elles seules seraient susceptibles de définition et d'investigation scientifiques.

En dépit de l'emploi souvent impropre ou abusif qui est fait du terme, la culture est devenue notre lieu commun à une échelle inconnue jusqu'à ce jour.

Toutes les nations, tous les milieux cherchent à le situer et à se situer par rapport à lui, le tiers monde avec une ardeur accrue.

Dans son approximation même, cette topique en formation englobe les phénomènes les plus di­vers. Ce qui ne va pas sans contradictions, malentendus, absurdités.

Mais telle est la vigueur du phénomène qu'il surmonte tous les obstacles et nous somme de ré­pondre à son défi.*

* «Grande Presse, Radio, Télévision, Cinéma, Publicité, Chansons et Romans populaires : par toutes ces voies massives d'information et de rêve, dont le développement étonnant caractérise le monde moderne, l'homme de la civilisation technicienne est en train d'élaborer une nouvelle cul­ture.

Quels en sont les contenus ? les langages ? les fonctions ? les valeurs les effets ?

Comment se définit-elle par rapport aux autres cultures ?

Sur ce sujet, situé au carrefour même de la grande actualité et de la science sociologique, la re­vue Communications publie les travaux, les réflexions et les questions des chercheurs du Centre d'Études des Communications de Masse (École pratique des Hautes Études), ainsi que de spé­cialistes du monde entier.» Tels sont les objectifs définis dès le premier numéro par Georges Friedmarin en 196l

Techno-culture, techno-urgie, multimedia sont des neologismes inventés par René Berger

La Mutation des signes – 239 – René Berger

UN CHANGEMENT NUCLÉAIRE pp. 363-366 Dans l'introduction à l'étude qu'il a menée auprès des ouvriers français, René Kaës montre que les représentations de la culture se groupent généralement sous quatre faisceaux d'homologies entre les différents sens agricoles et les sens intellectuels

a) Ensemble de soins apportés à : la terre-l'esprit, pour perfectionner leur état naturel.

b) État de : la terre-l'esprit, ainsi modifiés par l'action volontaire de l'homme.

c) Modalité ou forme particulière du développement de : la terre-l'esprit.

d) Soins et entretiens apportés à des pro- duits de : la terre-l'esprit, dans le but d'améliorer le ren­dement - la connaissance d'un objet particulier1

Fonds, semence, fertilité, travail, mûrir, etc., aujourd'hui encore les termes de branches, de tronc commun, pendant des siècles la culture a été représentée et communiquée sur le mode de l'agriculture ancestrale. L'homologie terre-esprit s'est peu modifiée avec l'avènement de l'industrie. C'est que les «noyaux imageants» traditionnels sont réfractaires aux nouveaux modes de penser. Pourtant la culture se propose de moins en moins comme le défrichement de la «nature humaine» en vue d'obtenir des fruits dont on s'attache à améliorer la qualité et le rende­ment.

Elle apparaît de plus en plus comme un produit artificiel qui dément la permanence d'une «nature humaine». Ces phénomènes sont loin d'être distincts, les changements terminologiques qui les accompagnent loin d'être univoques.

De leur côté, sociologues et anthropologues concourent à souligner le fait que les cultures sont di­verses et qu'elles ont chacune leur cohésion propre. L'ethnocentrisme qui a été le nôtre pendant si longtemps se voit partout démenti. Notre culture ne se confond plus avec la culture, pas plus que notre esprit avec l'esprit.

Nos convictions les plus arrêtées s'ébranlent. De nouveaux ensembles de valeurs et de comporte­ments se profilent, qui à la fois mettent en question notre culture et revendiquent pour eux la légi­timité du terme.

Le grand changement (qui est d'ailleurs encore loin d'être une évidence pour la plupart) consiste dars le déplacement de la culturel agriculture vers un nouveau complexe que j'appellerai d'un mot : «technoculture». La rupture touche nos schèmes d'assimilation les plus invétérés.

Au lieu que nous prenions conscience du changement de façon progressive, selon le comporte­ment de l'agriculteur qui laboure, sème, arrose et récolte au rythme des saisons, les phénomènes nouveaux nous assaillent par «paquets», par quanta. Il ne s'agit nullement de forcer l'analogie avec la physique.

On pourrait aussi bien évoquer le «flash électronique». Les choses mutent sous nos yeux à la lu­mière d'un éclair. L'enchaînement des étapes fait place aux trouées fulgurantes, aux coups de projecteurs dont la circulation urbaine donne le spectacle, et qu'on retrouve chez soi dans son journal ou à l'écran de télévision.

Nos modes d'appréhension quotidiens sont affectés nos comportements pris en défaut. Partout l'éducation est remise en cause.

Comment «répondons-nous»�?

Grosso modo, il y a ceux qui défendent l'ordre établi et se défendent - qu'il s'agisse des institu­tions, du pouvoir public, de l'enseignement, etc.

Même quand ils font profession d'ouverture, c'est aux valeurs traditionnelles qu'ils s'attachent. Leur arme ultime est la répression.

Viennent ensuite «ceux qui critiquent» et qui, occupant généralement une situation, dénoncent les insuffisances, les abus. Leur visée est «réformiste».

Il s'agit pour eux de remédier à un état de choses ou de le corriger par une adaptation progressive.

La Mutation des signes – 240 – René Berger

Quant à «ceux qui contestent», ils révoquent en doute jusqu'à l'existence et à la raison d'être de notre société.

Délaissant la voie réformiste, écartant le doute méthodique, ils mettent tout en œuvre pour venir à bout du «système». Les uns s'en tiennent surtout aux discussions les autres n'hésitent pas à recou­rir à la violence.

En marge, les hippies, fleuris ou non, amateurs de drogue ou non, qui cultivent la joie dans la non­violence et dont l'existence apparaît à beaucoup à la fois comme une accusation et une tentation de salut.

Ainsi en est-il de ceux qui «échappent»...

On ne saurait. en dire autant de ceux qui - chercheurs, artistes, savants, mais aussi gens de toutes sortes - prétendent être «en dessus», ou «à côté»,

à la faveur d'une vocation consacrée tout entière à leur science, à leur art, ou à l'indifférence.

L'erreur serait de conclure à une typologie. Il s'agit seulement d'indications, Il est d'ailleurs proba­ble que nous participons tous, dans des proportions variables, et selon les moments, à ces attitu­des différentes, sinon toujours en acte, du moins en pensée. Cela dit, ce serait une autre erreur de s'en tenir au constat, au regret ou à la condamnation. L'appréciation moraliste prend sa bonne conscience pour alibi.

Puisque nous voilà en présence d'une culture comme artefact, c'est comme telle qu'il faut la con­sidérer. Le propre de la culture, font observer les ethnologues, est de s'opposer à la nature. C'est grâce à cette opposition, organisée en système, que la société se doit d'exister. Rappelant la dé­monstration de Radcliffe Brown, Lévi-Strauss déclare que «...les espèces naturelles ne sont pas choisies parce que «bonnes à manger» mais parce que. «bonnes à penser».»*

Mais si la cohésion du groupe est obtenue au prix d'une cohérence «artificielle» (marquant une différence avec la nature), la culture moderne se caractérise, non plus seulement par l'intervention d'une règle ou d'un système de règles, mais par l'existence symbiotique des hom­mes et des machines.

Après les outils ou les instruments qu'on pouvait quitter, la tâche terminée, l'organique et le méca­nique ont désormais partie liée. La machine calcule, pense et décide.

Qu'un incident survienne à la fin du compte à rebours (c'est ce qui s'est produit avec Apollo XIV à - 8h02') seul un gros ordinateur est en mesure de faire les innombrables calculs dont dépend la détermination de la nouvelle trajectoire.

Le problème n'est pas de céder à la machine il est de compter avec elle. Voilà des millénaires que nous avons les deux pieds sur la Terre. Nous nous réveillons cosmonautes, avec pour seul habitacle la surface du globe et son enveloppe atmosphérique. Vaisseau précaire errant dans l'espace.

Sommes-nous assurés de continuer le voyage ? Ce n'est pas parce que les cultures se sont succé­dé pendant des siècles que nous sommes assurés de les voir fonctionner toujours.

L'écologie nous assigne à une culture planétaire.

* Cf. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui. Paris, 1965, p. 128. «Le passage de la nature à la culture a eu pour condition l'accroissement démographique ; mais celui-ci n'a pas agi directement et comme une cause naturelle. Il a d'abord contraint les hommes à diversifier leurs manières de vivre pour pouvoir subsister dans des milieux différents, et à multiplier leurs rapports avec la na­ture. Mais, pour que cette diversification et cette multiplication pussent entraîner des transforma­tions techniques et sociales, il fallait qu'elles devinssent pour l'homme objet et moyen de pensée.» p. 128

1. René Kaës, Images de la Culture chez les ouvriers français. Paris, éd. Cujas, 1968, coll. Temps de l'Histoire, dirigée par H. Bartoli et M.David, p, 45. C'est moi qui souligne

La Mutation des signes – 241 – René Berger

ÉCLATEMENT DE LA PHILOSOPHIE OU ÉCLATEMENT PHILOSOPHIQUE�? pp. 366-368 La philosophie a passé longtemps pour détenir le savoir, en tout cas pour en être le couronne­ment. Depuis que les sciences exactes se sont constituées, on s'est avisé qu'elle était plutôt le couronnement de ce qu'on appelait naguère encore les «humanités». Non sans résistance�!*

«Si l'on songe qu'aux points de vue de l'opinion publique, de l'administration et des traditions uni­versitaires, la profession de philosophe est sanctionnée par un respect indiscuté, se traduisant par l'octroi d'enseignements couvrant un champ immense, écrit Jean Piaget encore en 1967, il fau­drait un véritable héroïsme pour opposer à ces usages multiséculaires la conviction d'une insuffi­sance des méthodes philosophiques elles-mêmes au lieu d'invoquer modestement ses propres li­mitations personnelles.»2

Depuis plus d'un lustre ou deux, tant la sociologie, la psychologie que l'épistémologie s'attribuent des domaines qu'elles contrôlent moins par la spéculation que par des méthodes de démonstration et de quantification susceptibles de vérification expérimentale. La philosophie a bel et bien éclaté en tant que connaissance totale. De son côté la science, sollicitée de façon ininterrompue par la société qui la met à contribution, exige des installations de plus en plus vastes, des expériences de plus en plus coûteuses. Aussi la voit-on presque partout prendre la forme d'une pensée technique qui s'appuie à la fois sur la cybernétique et la théorie de l'information : «La cybernétique tend à remplacer le procédé heuristique par l'algorithme, donc à établir de bons itinéraires menant avec certitude jusqu'au but.»**

La médecine, l'industrie, le commerce, la défense nationale, jusqu'aux bibliothèques, aux musées qui y recourent de plus en plus afin de rendre l'action toujours plus «efficace» par le guidage et le contrôle des opérations d'un bout à l'autre de la chaîne.

Efficacité par rapport à quoi ? S'agit-il d'obtenir le meilleur résultat au moindre coût, ou de la con­formité de l'action à une fin tenue pour «meilleure» ? Un certain éclatement de la philosophie ne va pas sans un certain éclatement philosophique. Il n'y a pas si longtemps encore, science et sa­voir passaient pour synonymes et la philosophie les réunissait dans le même phénomène global de la Connaissance.

Le but était de déchiffrer l'univers, de rendre compte par étapes du réel, bref d'atteindre à la li­mite l'adéquation du sujet connaissant et de l'objet à connaître en sorte que, toute obscurité dissi­pée, l'objectivité «ne laisse rien en dehors d'elle de ce qui existe dans la réalité à laquelle elle s'applique»!

L'entreprise était tenue unanimement pour bonne elle jouissait de l'estime publique, en tout cas de la considération des esprits éclairés. Sans renier cette démarche ni la volonté d'objectivité qui l'anime, les savants d'aujourd'hui sont plus prudents.

Ils limitent leurs ambitions à déterminer les phénomènes en séquences qui, dûment établies dans le langage de la science et vérifiées par l'expérience, permettent de prévoir les phénomènes et, partant, de les manier.**

Si l'on réfléchit au passage du «savoir-vision» ou «savoir-spéculation» (dans lequel s'enveloppait la philosophie et qui l'enveloppait) au «savoir-prévision» de la science, on constate un change­ment d'attitude capital.

Alors que le premier vise à atteindre l'univers dans son intégrité pour le rendre comme transpa­rent à notre raison, à notre foi ou à notre esprit, le second se préoccupe avant tout d'ajuster l'action à un monde sur lequel il est possible d'avoir toujours mieux prise.

La recherche d'une vision correspond plutôt à la situation d'un homme (ou d'un groupe) qui, assu­ré de son existence matérielle, exempt de soucis, aspire à marcher dans la voie qu'éclairent tradi­tionnellement les trois phares du Bien, du Beau et du Vrai.

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Pour sa part, la prévision répond plutôt à la situation de celui (ou de ceux) qui veut, non plus seu­lement voir ou contempler, mais utiliser une information en vue d'un but, d'un objectif précis : avoir prise sur les événements. Le «projet» qu'on trouve à l'origine de la science et qui l'anime dans l'ensemble de ses activités, c'est la volonté de dominer, de développer le pouvoir jusqu'à la toute-puissance.

L'attitude prévisionnelle est une attitude. de conquérant précisons, de conquérant prudent.

L'orientation de la science et de la technique d'une part, l'orientation de la société et de la recher­che d'autre part, tendent à faire du savoir, sous toutes ses formes, d'abord et avant tout un instru­ment d'action qui définit un univers des buts, l'un et l'autre s'impliquant réciproquement.

Dénonçons au passage, sans nous y attarder, l'équivoque de la recherche «fondamentale», qui serait totalement désintéressée, seule soucieuse de vérité «pure», par opposition à la recherche dite appliquée dont le but avoué est de servir.

La distinction est-elle pertinente ? Ne reflète-t-elle pas une idéologie résiduelle ? Sans enlever à la recherche fondamentale la volonté de «gratuité» qu'allèguent ceux qui s'y livrent, il est clair que les résultats obtenus seront utilisés, sinon à court terme, du moins à moyen ou à long terme.

Comment pourrait-il en être autrement ? La recherche fondamentale requiert, souvent plus que la recherche appliquée, des installations si coûteuses, des crédits si élevés qu'on voit mal quelle so­ciété, quel État, quel gouvernement les lui accorderaient sans escompter à la longue des avanta­ges par ailleurs légitimes.

A moins d'accorder ces crédits aux poètes, penseurs, prophètes, rêveurs, qui, tels Bouddha, Jé­sus, Mahomet, Shakespeare, Rimbaud, ont vraiment changé quelque chose de fondamental ! Il ne s'agit pas de plaisanter.

La politique suivie par les «fonds scientifiques», dans quelque pays que ce soit, montre assez la disproportion de traitement entre les sciences exactes, la recherche fondamentale ou appliquée d'une part, les sciences dites morales, sociales ou humaines d'autre part.

L'ambiguïté de la situation, l'embarras dans lequel nous nous trouvons, l'équivoque d'une certaine terminologie montrent assez que nous sommes arrivés à un point critique. L'auto-justification ne va plus sans autopollution.

L'industrialisation n'est plus synonyme de bien-être et de bonheur. La fumée et les déchets se ré­vèlent de plus puissants anti-mythes que les calculs, les cris d'alarme et les prophéties pris en­semble.

* Il y a plus d'un demi-siècle, Bertrand Russel s'en prenait déjà à elle dans La Méthode scientifi­que en philosophie qui date de 1914 et qui déclare sans ambages à la première ligne «Depuis les temps les plus reculés, plus que toute autre branche du savoir, la philosophie a eu le plus d'ambition et atteint le moins de résultats.» Paris, Payot, 1971

2. Jean Piaget, Logique et connaissance scientifique, Paris Gallimard. 1967. Encyclopédie de la Pléiade, p, 12-13

** Aurel David, La Cybernétique et l'Humain. Paris, Gallimard, 1965, coll. Idées, NRF, n° 6, p. 135. On se rappelle la définition élargie de la communi­cation donnée par Waren Weaver, cf. chap. 6

3. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie. Paris, PUF, 1956

*** Rappelons la formule lapidaire d'Einstein «les traits caractéristiques de l'œuvre créatrice de la science : prévision de certains faits par la théorie et leur confirmation par l'expérience.»

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LES DEUX SYSTÈMES pp. 368-370 Car il faut à tout prix les démêler d'une part, le système des buts�; de l'autre, le système des fins.

Pour éviter les multiples connotations qui accompagnent le mot but, mieux vaut utiliser le terme de «performance» qui met l'accent, dans son acception anglo-saxonne, sur l'idée d'exécution, sans préjuger d'une valorisation plus ou moins implicite.

Une machine est dite d'autant plus «performante» qu'elle atteint ses objectifs plus rapidement et plus économiquement. Dans ce sens, le «progrès» consiste dans l'«optimisation».

Ainsi les chaînes de montage sont, par rapport au travail individuel ou en équipe, une «amélioration» dont le taylorisme a fixé la théorie en rationalisant au maximum le travail ouvrier­machine.

Le système des buts ou des performances se compose d'une multitude de sous-ensembles ou de sous-systèmes qui se caractérisent tous par la «performancialisation» (si l'on me permet ce terme) qui subordonne éléments et relations à la seule efficacité techno-économique.

Le second système, celui des fins, se distingue du premier (avec lequel, répétons-le, on le con­fond trop souvent) en ceci qu'au lieu de considérer son action terminée une fois l'objectif atteint, il assigne ou propose une direction d'action générale qui, attribuée à l'intelligence divine, au destin, à la volonté d'un monarque, d'un groupe ou du peuple, se caractérise par la polarisation des com­portements au nom de valeurs socio-culturelles.

D'où les normes, les consignes, les commandements, les conseils, les interdits, les tabous, les condamnations, les exclusives qui font partie du système et en conditionnent le fonctionnement.

C'est ce qu'on pourrait appeler, pour enlever au terme de système une certaine connotation stati­que, le «projet culturel», c'est-à-dire l'en- semble des conduites effectives d'un individu, d'un groupe ou d'une société.

Quelle que soit la diversité des activités, il désigne sous le nom de valeurs des directions préfé­rentielles.

A considérer l'histoire, le système des «performances» et celui des fins ont fait relativement bon ménage jusqu'à une époque toute récente.

Même si les guerres, les destructions, les révolutions n'ont pas manqué, elles ne semblent pas- l'avoir mis en cause dans son principe.

On a longtemps pu croire que les événements, à défaut de s'inscrire dans le dessein général de la Providence tel que l'imaginait Bossuet, se développait dans le «meilleur des mondes possibles».

Or c'est une chose d'accepter la concordance ou l'équilibre des deux systèmes, c'en est une autre de savoir sur quoi elle se fonde, une autre encore de constater qu'elle doit peu sinon rien à l'observation directe, tout à une représentation qu'on se fait d'une «harmonie préétablie».

Émise par qui ?

Transmise par qui ?

Reçue par qui ?

Se poser la question c'est quitter la métaphysique. Tenter d'y répondre, c'est découvrir les mythes derrière l'ontologie.

Mais c'est d'abord et avant tout tenir compte du changement apporté par l'information.

Aussi longtemps que celle-ci a été lente et coûteuse, seul un certain nombre de privilégiés y avaient accès.

Aujourd'hui les masses sont pour la première fois en mesure d'y prendre part, de douter de ce qu'elles croyaient ou de ce qu'on leur faisait accroire, bref, de juger.

Elles découvrent ainsi peu à peu que les mythes font office de charnière entre le système des buts et le système des fins. Découverte qui ne va pas sans inquiétude ni malaise.

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1971

La distinction des disciplines scientifiques ne serait-elle pas elle-même un mythe ?

C'est en tout cas la question que se posent de nombreux élèves architectes.

La ségrégation dans l'habitat, la ségrégation des classes, des groupes d'âge ou «socio-profession-nels» soudain fait problème.

Peut-on continuer de construire en aveugles ? «Ils répètent ne pas être d'accord avec l'orientation du Département d'architecture et réaffirment leur désir de voir l'aspect sociologique traité sérieu­sement. - Non pas pour nous muer en sociologues, mais afin d'établir, avec le sociologue, un lan­gage et des outils de travail commun, dans le but de répondre à des problèmes de plus en plus ur­gents. (...) Dessiner, construire un bel objet sans travail pluridisciplinaire, c'est construire en aveu­gle. C'est pourquoi le langage de base de la sociologie doit être appris à l'école.»4

Et comment comprendre autrement les paroles de «l'un des personnages les plus respectés à Wall Street», que rapporte l'enquêteur du Monde «Pendant vingt ans, nous avons englouti d'énormes ressources dans notre programme d'armements au détriment d'investissements so­ciaux indispensables.

D'où ce que nous appelons notre crise urbaine. Il n'est pas facile de rattraper vingt- cinq ans de retard...»5

Le temps d'un «réveil universel», comme l'écrit Lewis Mumford, est-il venu ?

Il est d'autant plus difficile de répondre que, selon l'auteur, ni la pensée rationnelle, ni même l'endoctrinement par l'éducation ne suffisent.

Tout se passe comme si les contradictions, les symboles et les mythes, réduits à leur état essen­tiel, entraînaient un mouvement cumulatif tel que la confusion entretenue entre buts et fins appa­raissait désormais insupportable.

L'accélération technologique aidant, la critique n'a plus le temps d'analyser, ni la volonté politique celui de réformer.

Nous voilà pour la première fois en demeure d'inventer notre finalité.

4. «Le temps d'un certain malaise», Tribune de Lausanne, 1er mai 1970

5. Enquête de Claude Julien, « Inquiète Amérique.» Le Monde 28, 29, 30, 31 janvier et 2 février

La Mutation des signes – 245 – René Berger

MANUELS ET MASS MEDIA pp. 370-373 Dans la mesure où l'on agrée que l'«harmonie pré-établie» se rattache à une attitude idéaliste que battent en brèche non seulement le marxisme, mais les faits quotidiens, force est d'accepter que la connaissance doit être examinée telle qu'elle existe effectivement, dans ce qu'on pourrait ap­peler son «état de diffusion».

Les livres d'histoire en usage dans les écoles analysent les faits au moyen du schème «causes-conséquences» qui vient à bout des phénomènes les plus complexes, tels les «transformations de l'industrie et du commerce», le «mouvement intellectuel dans la seconde moitié du XIXe siècle» (ou le «mouvement ouvrier» dans la même période : les termes sont commutables)�?*

Pourquoi s'en prendre à des ouvrages qui relatent avec toute l'honnêteté dont ils sont capables les événements dont se sont nourris des millions d'enfants et qui continuent d'en nourrir d'autres mil­lions ?

Parce que c'est dans les manuels scolaires que se forme la représentation collective à laquelle s'attachent les adultes leur vie durant, l'autorité du maître, la sanction des examens, et qui prend à la fois figure et poids de réalité.

Faut-il encore s'étonner que la plupart des manuels considèrent l'histoire de l'Afrique avant tout en fonction de la conquête des Blancs ? La colonisation apparaît comme le fil conducteur légitime avec toutes les auto-justifications que comporte une telle optique.

Ni la traite des Noirs, ni l'histoire des peuples noirs, ni l'apport culturel de l'Afrique à la préhis­toire** ne sont tenus pour des traits pertinents.

A part le moralisme de rigueur, les manuels et l'imagerie qu'ils contiennent s'en tiennent à notre ethnocentrisme européen.

On comprend que l'UNESCO ait pris l'initiative d'une histoire de l'Afrique qui renverse les pers­pectives et se fonde sur l'Afrique, non plus comme prétexte, mais comme objet d'histoire. «Les Mémoires de l'Afrique» retraceront la première histoire vue du dedans d'un continent dont le des­tin est lié au nôtre, annonce l'éditeur.6

Or si le manuel ne s'interroge guère sur les objets en dehors de la représentation qu'il véhicule -on vient de voir ce qu'il en est de l'Afrique, du reste du tiers monde aussi bien c'est un autre para­doxe de constater que le manuel ne s'interroge pas davantage sur sa propre existence, qu'il tient pour acquise et que l'on tient apparemment pour hors de question.

Une étude historique - c'est le cas de le dire - se devrait d'éclairer comment le programme sco­laire a été arrêté, par qui, au nom de quels principes, par quelles voies et à quelles conditions sont réglés les rapports entre les ministères et les institutions d'une part, les éditeurs et les diffuseurs de l'autre.

Le même souci d'objectivité exigerait que l'on s'enquît rigoureusement sur les prix de revient, les prix de vente, sur les conditions faites aux auteurs, aux traducteurs.

L'illustration (droits photographiques, choix des documents, reproductions en noir ou en couleur) devrait être analysée ainsi que le phénomène de la diffusion (sur quelles bases et à quelles condi­tions les ouvrages s'acheminent-ils du producteur à l'usager?).

Il n'est pas jusqu'aux bilans de l'éditeur, du diffuseur, du libraire que l'historien ne se devrait d'interroger pour satisfaire aux principes dont il se réclame.

Combien d'autres questions dont on ne souffle mot ou qui sont traitées seulement à l'intérieur des activités professionnelles

Si la connaissance relève de la diffusion, il n'est pas possible d'écarter les facteurs économique, technique, social, culturel, politique qui la constituent.

Les notions dépendent de leurs modes d'action et donc de leur intervention.

La connaissance n'est pas une enclave privilégiée.

La Mutation des signes – 246 – René Berger

Changement d'autant plus notable qu'il ne procède pas d'un nouveau système philosophique ré­servé aux seuls intellectuels, mais de l'avènement de la communication de masse qui fait éclater les schèmes traditionnels en multipliant les expériences à une échelle encore inconnue jusqu'ici.

On commence seulement à s'interroger sur le pouvoir économique de l'«industrie culturelle», se­lon l'expression de Morin, alors que la concentration de la presse a déjà eu pour effet de provo­quer, comme ce fut le cas en Allemagne, de véritables troubles sociaux.

Mais qu'adviendra-t-il quand, avec les satellites de télécommunication, les éditeurs-diffuseurs se­ront en mesure, du ciel, d' «arroser» le globe? Intelsat, fondé en 1964, se propose la définition, le développement et la mise en œuvre de systèmes de communication à l'échelle mondiale.

La gérance de la société est confiée à une société privée américaine, la COMSA. En fait, les 77 pays membres d'Intelsat sont soumis au monopole des U.S.A. qui détiennent la majorité absolue.*** Faisons le point.

1° Les événements ne se présentent plus dans une dimension unique tels qu'ils apparaissaient à la connaissance traditionnelle. Le «découpage disciplinaire» s'achemine vers le «multidisciplinaire» pour tenter de rendre compte de la complexité constitutive de notre situation.

2° Les «dimensions» scientifique, économique, sociale, culturelle, politique, technique doivent être abordées, non plus séparément, mais concurremment et, même s'il convient de les isoler pour les besoins de l'analyse, il importe de ne pas perdre de vue qu'elles opèrent en interaction et que c'est dans leur interaction que les faits doivent être à la fois établis et considérés.

3° Le phénomène est d'autant plus important qu'il atteint aujourd'hui, par les mass media, à une échelle planétaire et qu'il concerne, non seulement un public étendu, comme on serait tenté de conclure, mais des configurations multiples, diverses et variables qui débordent même la somme des publics particuliers.7

4° Les phénomènes relèvent de dimensions multiples qui doivent être étudiées dans leur multidi­mensionalité et en fonction de la multidimensionalité des masses. Il ne s'agit pas de substituer un nouveau découpage à l'ancien. Il s'agit d'étudier des rapports complexes à l'intérieur même d'une information qui les transforme et se transforme.

5° Enfin il devient de plus en plus évident que toute activité sociale ressortit par quelque côté au statut de l'entreprise, c'est-à-dire d'un ensemble d'opérations organisées en vue d'un but à attein­dre et d'un rendement à obtenir.

Comme le relève Pierre Viansson-Ponté à propos de la onzième édition du manuel de Maurice Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, la tradition universitaire a pendant long­temps maintenu le mythe du caractère désincarné du droit et plus particulièrement du droit cons­titutionnel.

Cours et manuels s'attachaient avant tout à définir les institutions et à en montrer le mécanisme.

Or, Maurice Duverger a, dans l'édition parue en 1970, non seulement modifié, mais bouleversé l'économie de son ouvrage.

Ne subsistent de ses quelque neuf cents pages que le quart du texte primitif, consacré surtout aux descriptions; les trois autres quarts sont une refonte de la conception elle-même.

L'analyse des démocraties libérales ne constitue plus le centre privilégié. Les autres régimes po­litiques sont également étudiés.

L'extension du champ correspond à la remise en question du système comparatif.

Il est non moins significatif que les institutions ne sont plus seulement présentées dans leurs pers­pectives technique et juridique.

Situées dans leur contexte social, elles font intervenir la dimension sociologique et la dimension économique.

La Mutation des signes – 247 – René Berger

Plus de système intangible définitif!

S'agissant de la France «la description des anciennes Constitutions est éclairée de l'intérieur par la confrontation avec les problèmes de fond qu'elles s'efforçaient de résoudre, et l'on saisit plus clairement la nature de la solution apportée par les institutions actuelles.»8

Au lieu de se replier sur soi, la connaissance s'articule sur la vie et l'action. L'exemple d'un ou­vrage apparemment aussi spécialisé et austère qu'un manuel de droit constitutionnel éclaire d'un jour singulier l'orientation nouvelle.

Mais il est un autre aspect du phénomène qu'il but éclairer à son tour.

* Ce sont quelques-uns des titres qu'on trouve dans les manuels français les plus connus. L'équivalent, est-il besoin de le dire, existe dans tous les pays.

Ce que je vise, ce n'est pas tel éditeur ou tel titre de manuel, mais la nature de la connaissance historique telle que la diffusent la plupart des manuels

** Le rôle de l'Afrique a été mis en évidence par les recherches des paléontologues, en particu­lier par les trouvailles du Dr Leakey au Kenya. Selon Jules Caries, les paléontologues divisent le genre humain en trois espèces : homo habilis, homo erectus et homo sapiens, et s'accordent sur le fait que c'est «dans les montagnes orientales de la partie équatoriale de l'Afrique, parmi les Aus­tralopithèques qui comme lui vivaient debout, (qu') apparut et s'installa l'Homme habile.» Jules Caries, Le Premier Homme. Paris, PUF, 1970, coll. Que sais-je ? n°1413, p. 29

6. Robert Cornevin, Mémoires de l'Afrique. Paris, Ed. Laffont 1971, L'on trouve même, dans l'annonce de l'ouvrage des affirmations aussi radicales que celle-ci : «A partir du seizième siècle, la tradition orale devint une source historique majeure�: de nos jours encore se constituent, avec le concours de griots traditionnistes, dépositaires du patrimoine historique de leurs peuples, des ar­chives orales dans des conditions bien supérieures à celles qui ont présidé à la transcription ma­nuscrit des événements du Moyen Age européen.» Dans la même perspective commence chez le même éditeur la publication de «Mémoires de l'Europe» Le Monde, 26 janvier 1971

*** L'Europe cherche bien à s'en dégager : ainsi le programme franco-allemand «Symphonie» entend maintenir la présence européenne. Mais le coût des lanceurs est si élevé qu'on ne voit guère que les États-Unis pour propulser le satellite artificiel... Voir l'union internationale des télé­communications (U.I.T.)

7. Cf. Les analyses de Roger Clausse, Revue internationale de sciences sociales, Vol. XX, N° 4, 1968 «Les Arts dans la Société», p. 679-697 et Le Journal et l'actualité. «Comment sommes-nous informés, du quotidien au journal télévisé�?» Verviers, Marabout Université, N° 133, 1967

8. Pierre Vianson-Ponté, Le Monde, 11 février 1970

Niccolè Machiavelli, Prince de Machiavel (1469-1527)

La Mutation des signes – 248 – René Berger

LA CULTURE. ACTIVITÉ INTÉRESSÉE OU DÉSINTÉRESSÉE ? pp. 373-375 On a cru longtemps, on a longtemps fait croire à la séparation d'une part de l'industrie, du com­merce, du travail manuel, bref, de tout ce qui dans l'entreprise relève du monde des buts, du mé­tier, du savoir professionnel, en un mot de l' «utilitaire» ; d'autre part, de la Culture, apanage* de ceux dont les aspirations les «élèvent» au-dessus de la routine quotidienne pour les acheminer à la vie spirituelle, «aux vraies valeurs»** (et subsidiairement aux honneurs dont la société cultivée les assortit).

La distinction entre l'utilitaire et le culturel constitue un schéma toujours vivace. Ce n'est pas que les deux termes s'y opposent symétriquement.

Du point de vue de l'entrepreneur ou du patron - surtout par rapport à ceux qu'il emploie -l'entreprise exige à la fois intelligence et intrépidité, le sens de l'organisation et le goût du risque. Pour les ouvriers, l'entreprise apparaît plus souvent sous le jour de l'aliénation, en tout cas d'un travail assujetti qui n'est exempt ni de difficultés, ni d'humiliations, même si certain plaisir au tra­vail reste réel.

Mais si le chef d'entreprise se prévaut auprès des travailleurs des qualités d'homme d'action qui sont les siennes, il n'est guère d'usage qu'il en fasse de même à l'égard de ses pairs. Chaque pa­tron croit en être assez bien pourvu pour qu'il soit inutile d'en faire mention dans son propre mi­lieu.

C'est la Culture, tenue pour «domaine réservé», qui fait office de signe distinctif. En établissant une ligne de démarcation nette avec les occupations professionnelles, elle fournit un système de repérage social, le tout mêlé d'un certain goût de la poésie, des arts, de la spéculation. «Culture party», comme on dit «garden party»?

Ce n'est pas le moindre des paradoxes qu'une telle culture apparaisse également comme un bien à ceux qui en bénéficient et à ceux qui en sont privés.

Les premiers la tiennent pour un patrimoine auquel leur donnent droit leur naissance, leur milieu, leur éducation, leurs études, leur mérite personnel. Les autres y voient l'aboutissement de longs efforts, la récompense de privations répétées, l'espoir de prendre la parole et d'être écoutés...

Cette considération quasi unanime à l'égard de la Culture se retrouve (jusqu'à ces derniers temps tout au moins) dans la révérence que l'on porte à ses agents et à ses instruments : professeurs, écoles, universités, maîtres, manuels, examens, diplômes, titres, etc. (On entrait naguère dans l'enseignement par «vocation». Enseigner passait encore pour un «sacerdoce»).

C'est la représentation «idéaliste» de cette culture qui est en train de changer de fond en comble. Il ne s'agit pas seulement de l'opposition entre culture «cultivée» et culture de masse. Le phéno­mène de la diffusion, encore mal exploré, découvre qu'à l'intérieur du champ développé par les nouveaux circuits se manifestent toutes sortes de cultures parallèles - subculture, paraculture, épiculture, culture underground, contreculture.9

Dès lors, la culture traditionnelle nous apparaît, non plus sous les seuls traits de la Vérité, ainsi que nous le proposait une image trop flatteuse, mais aussi sous les traits de l'Entreprise. Derrière le miroir prend figure l'Organisation qui, au moyen d'un personnel spécialisé, met en œuvre une stratégie et une tactique en vue d'atteindre des objectifs déterminés par les preneurs de décisions, et d'abord à leur avantage.

L'entreprise-culture, c'est ce que Marx, sinon toujours le marxisme, analyse avec lucidité. C'est elle que dénonce Les chiens de garde de Nizan. C'est elle encore que Mai 68 a mise en accusa­tion. Dans quelle mesure la culture établie sert-elle effectivement les intérêts économiques et po­litiques?

La question peut appeler, soit une étude historique, soit une recherche orientée vers l'avenir. C'est dans cette recherche que s'engagent les pages qui suivent. Le XXIe siècle est lié pour nous à la façon dont nous jouerons les prochaines décennies.

La Mutation des signes – 249 – René Berger

Les «jeux de stratégie»10 ne sont plus seulement à l'usage et au bénéfice de la General Motor ou des gouvernements. Ils interviennent à l'échelle de la planète. Or, pour prévoir le jeu des parte­naires, ii faut d'abord les identifier�!

L'évidence a d'autant plus de peine à se faire jour que dans notre monde sans cesse plus artificiel, plus «fabriqué», le destin pourrait bien être un terme commode pour masquer et/ou désigner ceux qui le fabriquent, et qui prennent figure de «dieux» à proportion de notre aveuglement.

Ouvrir les yeux, c'est renoncer au confort académique si souvent confondu avec la science.

Mais il faut d'abord combattre d'étranges résistances - toujours extrêmement vives - d'autant plus difficiles à vaincre qu'il n'est ni de bon ton, ni même séant de les aborder.

* Le mot est significatif : faut-il rappeler qu'il résume d'abord la portion du domaine royal qui était accordée aux cadets de la Maison de France et que par extension il signifie privilège, bien exclu­sif ?

** Autant de termes qui procèdent d'une attitude idéaliste qui apparaît en clair dans une certaine rhétorique culturelle

9. Théodore Roszak, The making of a counter culture. Reflections on the technocratic society and its youthful opposition. New York, Doubleday & Company, Inc., 1969, coll. Anchor Books Nr. A 697. (Trad. fr. Vers une contre-culture. Paris, Stock, 1970)

10. Cf. l'ouvrage fondamental de J. von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of games and economic behavior. Princeton University Press, 1944. Voir également : A. Kaufmann, R. Faure et A. Le Graf, Les jeux d'entreprises. Paris, PUF, 1964, coll. Que sais-je ? N° 892

Gérard Philippe (1922-1959) dans Ruy Blas, au T.N.P., février 1954 et Buck Rogers (1930)

La Mutation des signes – 250 – René Berger

DÉRIVE, ESQUIVE ET CAMOUFLAGE pp. 376-380 La connaissance est un processus sélectif puisqu'il s'agit toujours d'abstraire et de généraliser; mais le surprenant est que, selon les objets, la sélection opère toujours dans la même direction. Comme s'il y avait des tropismes épistémologiques. Par quel «logotropisme» par exemple les considérations économiques s'émoussent-elles au point de se dissoudre dès qu'il s'agit d'«objets culturels»�?

On ne confond pas Gallimard avec le Bon Marché, ni le budget des Affaires culturelles avec ce­lui de la Défense nationale, ni une piscine avec une maison de la culture. Le mot culture détourne l'attention (avec l'assentiment ou la complicité de qui�? pourquoi�?). Comme si l'adéquation de l'objet à la pensée, par quoi se définit la connaissance intellectuelle, suffisait à rendre compte des opérations dans l'acte de connaître�! Qui se contenterait de définir le voyage comme la mise en rapport du point de départ et du point d'arrivée en omettant les opérations intermédiaires liées au véhicule, à l'équipage, au carburant, au personnel, aux frais�? Logotropisme dont il n'y avait pas lieu de s'alarmer aussi longtemps que le fait culturel appartenait aux affiliés�: parents, instituteurs, professeurs respectant tous peu ou prou le même cadre de références et de valeurs.

Mais aujourd'hui que «l'effet de masse» se produit aussi bien à l'émission, à la transmission qu'à la réception, il est difficile, sinon impossible, en tout cas préjudiciable, de maintenir la fiction d'une parole ailée qui se nourrirait du seul génie et se propagerait dans l'éther. Il n'y a pas plus d'éther dans la culture qu'en physique.

La théorie de l'information a suffisamment montré que tout message est un produit qui coûte�; ce que la culture établie finissait par nous masquer, à savoir que, vînt-elle du lait maternel, de la fa­mille, des ancêtres, de la patrie, des maîtres d'école ou de toute autre source, elle ne se distingue pas essentiellement des entreprises économiques, tels les réseaux de téléphone ou de télévision, ou même les réseaux que tissent autour de la terre la grande industrie, le commerce, les hyper­marchés...

Déclaration qu'on n'est pas près d'accepter de si tôt�! Faut-il être ignorant ou barbare pour mettre Aristote et Ford côte à côte�? Et les «humanistes», leurs cours ou leur colloque terminés, de s'indigner en se mettant au volant de leur voiture. Il est temps de prendre conscience que si l'un a modelé l'esprit des intellectuels pendant des siècles, le second est en train, depuis quelques dé­cennies, de modeler le comportement de millions d'automobilistes partout sur la terre.

S'il est judicieux d'enseigner la logique à l'école, il est non moins judicieux - encore plus nécessaire�? -�d'apprendre à conduire. Au point qu'on peut se demander sérieusement si les rè­gles de la circulation ne sont pas en train de l'emporter sur les règles du syllogisme. Lequel de la technologie de Détroit ou de l'Organon compte le plus dans notre environnement�? Platon a mis les idées au ciel, Aristote sur terre. Ford les a mises sur roues. Désinvolture ou absurdité�?

Ainsi, non seulement la culture appartient à une dimension économique, mais l'économie elle­même - c'est l'autre aspect capital à dégager - est un facteur culturel. Non seulement elle permet la diffusion d'une culture établie, mais elle est elle-même à l'origine de phénomènes qui se dévoi­lent dans une dimension culturelle.

Lire Aristote, conduire une voiture, dans les deux cas le problème consiste à traiter des informa­tions, à coordonner des messages (enchaînement de propositions dans le premier cas, séquences de signaux dans le second : aiguille qui se déplace sur le cadran, voyant qui s'allume...).

Dans tous les cas, sans aucune exception, interviennent des codes, c'est-à-dire des systèmes ré­glés d'échanges.

C'est donc bien dans l'acte de communiquer, au sens le plus large, que se rejoignent toutes les di­mensions qui composent effectivement notre culture.

La Mutation des signes – 251 – René Berger

CHANGEMENT DES MOYENS ET DES CIRCUITS DE COMMUNICATION pp. 380-381 Je n'insisterais pas aussi lourdement sur ces phénomènes s'ils ne revêtaient de nos jours une im­portance qui nous échappe. C'est que nous procédons encore, en dépit des changements accélé­rés, d'une société de type traditionnel dans laquelle la communication opère à l'intérieur de «micro-circuits» qui, famille, groupe, clan, tribu, village, petite ville, fonctionnent en gros sur le même type.

La circulation de l'information n'y exige qu'une dépense d'énergie limitée. Les situations forte­ment structurées tendent à la répétition.

Les usagers se connaissant plus ou moins entre eux s'en tiennent surtout à la parole (rumeurs, commérages, bruits...) ou à des attitudes et des comportements qu'on pourrait grouper sous le terme de «codes de connivence».

Les limites du champ se retrouvent dans le temps. La tradition fixe dans les mœurs normes, pres­criptions, interdits. Le système fonctionne presque intact d'une génération à l'autre. Ainsi, la com­munication traditionnelle est relativement peu coûteuse (sous réserve de la «haute culture», pro­duit de luxe réservé aux élites et qui fait intervenir des relations intergroupes).

Sans mettre fin d'un coup à cette situation (la famille subsiste, comme l'esprit de clocher et les stéréotypes nationaux, mais les mœurs changent à une allure vertigineuse), les mass media en­gendrent des «macro-circuits» qui, tels la grande presse, le cinéma, la radio, la télévision, font apparaître une structure qu'on pouvait encore méconnaître tant que la communication en restait à la famille ou à la petite ville, mais dont l'émergence bouscule jusqu'à l'idée que nous nous faisons d'une structure.

D'autant que, à la différence des Américains, nous sommes mal préparés à l'aborder. Des cinq W's désormais classiques de Lasswell : Who / says what / in which channel / to whom, / with what effect*, (Qui / dit quoi / par quel canal / à qui / avec quel effet).

l'Européen est tenté de retenir surtout les quatre derniers qui se prêtent le mieux à formuler les problèmes en termes dont il a l'habitude en «objets de connaissance».

Cette prédisposition à envisager l'«objet» provient très probablement du fait qu'en Europe, à la différence des États-Unis, l'Église et l'État ont longtemps joué un rôle prédominant, comme le re­lève Margaret Mead : «Mais la conscience du pouvoir potentiel de ta communication a des con­séquences particulières aux États-Unis, dans un pays où aucune institution, ni l'Eglise, ni l'État, ne détient un monopole des organes de communication.»

Or, les effets d'une telle situation, relativement peu perceptibles à l'échelon de la communication traditionnelle, ont pris avec l'avènement des mass media une importance telle qu'il serait à peine exagéré d'y voir une coupure épistémologique : «Dans notre système américain de communica­tion, n'importe qui, désirant «vendre» ses produits ou son message au public, peut utiliser la batte­rie complète des techniques de communication disponibles, radio et film, presse et affiche.

Il est caractéristique de ce système que les symboles utilisés pour éveiller l'émotion, attirer l'attention et produire une action, sont tombés dans les mains de ceux qui n'éprouvent aucune res­ponsabilité à leur égard. Dans une société comme celle de Bali il est tout bonnement impossible qu'un symbole comme «Le Village», qu'on dit aussi «M. Village» ou «Dieu Village», puisse être utilisé par n'importe quel vendeur ou agitateur.

Les symboles qui impliquent une responsabilité sont utilisés par ceux dont les différentes posi­tions dans la société les mettent en demeure d'en faire un usage responsable.

Mais aux Etats-Unis la plupart des symboles des valeurs traditionnelles américaines sont à portée de main du fabricant du produit le plus trivial et le plus vil, ou du conseiller en relations publiques des organisations les plus insensées et subversives.»11

La Mutation des signes – 252 – René Berger

Contrairement aux circuits restreints de la communication traditionnelle, les mass media impli­quent, non seulement des fonds considérables, mais - nous commençons seulement à nous en rendre compte en Europe - la mise en question de ceux qui détiennent le pouvoir d'émettre et de manipuler les signes.

Qu'on le veuille ou non, on ne peut plus s'en remettre à l'État ou à l'Église, ni affirmer ou feindre que c'est à leur autorité ou à leur providence qu'incombe ce contrôle.

Qu'on le veuille ou non, l'étude de la communication de masse ne peut s'en tenir aux aspects techniques ou culturels elle se doit d'embrasser la chaîne de la communication d'un bout à l'autre.

Ce faisant, il n'est plus possible de se dissimuler que le facteur économique est indissolublement lié au facteur politique.

Il s'agit donc d'établir au préalable où sont les questions, où sont les problèmes ce qui revient à mettre en cause à la fois les perspectives et les formulaires traditionnels.

On a beaucoup raillé les scolastiques qui continuaient d'égrener leurs syllogismes alors que la lu­nette de Gaulée s'était déjà emparée du ciel.

On continue de citer aux étudiants en exemple la décision de Descartes de renoncer à tout ce qu'il savait pour interroger le «grand livre du monde».

Mais alors que la ville se substitue à la campagne, que les machines envahissent la planète à l'instar d'un nouveau «règne», que les satellites visitent la Lune et pointent de plus en plus loin dans l'espace, n'est-il pas temps de nous rendre compte que nous avons changé de lunettes comme nous avons changé de nature�?

* «Les savants qui étudient le «who», le communicateur, examinent les facteurs qui prennent l'initiative et guident l'acte de la communication. Nous appelons cette subdivision du champ de la recherche analyse du contrôle.

Les spécialistes qui se concentrent sur le «dire quoi» s'engagent dans une analyse de contenu, ceux qui envisagent en premier lieu la radio, la presse, les films et autres canaux de communica­tion font de l'analyse de media.

Quand l'intérêt principal se porte sur les personnes atteintes par les media, nous parlons d'analyse d'audience. Si la question est posée à propos de l'impact sur les audiences, le problème est l'analyse de l'effet.» Wilbur Schramm, MASS communications, Urbana, University of Illinois Press, 1960, coll. Illini Books 62, p. 117

11. Margaret Mead, «The control of communications» , in Fontenilles et Marty, The mass media, Paris, Dunod, 1967, coll. Université et technique, N° 10, p. 50

Margaret Mead (1901-1978)

La Mutation des signes – 253 – René Berger

TÉLÉVISION, PUBLICITÉ ET PRÉJUGÉS pp. 381-386 Inconnue il y a un demi-siècle*, la télévision a pris un tel essor depuis l'après-guerre que les pos­tes se comptent aujourd'hui par centaines de millions** et si l'on a pu dire que les enfants améri­cains sont «la première génération qui ait trois parents, le père, la mère et la télévision», la bou­tade augure d'une réalité planétaire.

Mises à part les chaînes purement commerciales, la télévision est généralement tenue pour une sorte de «service public», assez mal défini et difficilement définissable, dans lequel se mêlent des motivations diverses.

La Société suisse de radiodiffusion (SSR) est au bénéfice d'une concession dont l'article 13 pré­cise ainsi la mission : «Les programmes diffusés par la SSR doivent défendre et développer les valeurs culturelles du pays et contribuer à la formation spirituelle, morale, religieuse, civique et artistique. Ils doivent donner une information aussi objective, étendue et rapide que possible, et répondre au besoin de divertissement. Les programmes doivent servir l'intérêt du pays, renforcer l'union et la concorde nationale et contribuer à la compréhension internationale... ***

L'ORTF, fondée sur le principe du monopole, a fait l'objet d'un rapport dit Paye qui précise de son côté : «Cultiver, distraire, informer, éduquer, missions actuelles de l'ORTF, doivent demeurer les objectifs de la radio- télévision. Chacun de ceux-ci comporte des exigences particulières aux­quelles s'ajoute le double impératif de l'ouverture vers l'étranger et de la préparation de l'avenir. Toutefois, ces diverses missions ne se situent pas sur le même plan : la culture ne constitue pas un domaine particulier et réservé. C'est une résultante. L'information, l'éducation et bien des for­mes de la distraction y concourent.»12

Sans multiplier les exemples ni entrer dans trop de détails, on constate que le rapport Paye intro­duit, du moins dans les termes, un changement de conception notable. La culture échappe à sa définition traditionnelle. Elle est expressément désignée comme une «résultante» dans laquelle l'information et le divertissement jouent leur rôle. Il est néanmoins significatif que les télévisions, qui accordent une place plus ou moins large à la publicité, n'en font pas mention dans la détermi­nation des missions ou des objectifs, encore moins dans celle des exigences.

Quoi qu'elles en tirent généralement le plus clair de leurs ressources et qu'elles consacrent aux annonces les heures de forte écoute, l'idée qu'on continue de se faire de la culture empêche de lui accorder un statut autre que comptable. On loue l'écran au publicitaire ; on méprise le «spot» ou on l'ignore ; et on encaisse.

Le préjugé culturel aboutit à la schizophrénie. Je n'entreprends ni une apologie, ni une «défense et illustration» de la publicité ! J'aimerais seulement attirer l'attention, toujours détournée, sur le détournement dont nous sommes victimes et complices.

Toutes proportions gardées, les croyances religieuses, en dépit de la hauteur de leurs vues et de la noblesse de leurs idéals, se sont manifestées plus souvent par des entreprises de conditionne­ment collectif que par des effusions d'âmes éprises du même amour. Pourtant, ni les croisades, ni les massacres, ni les tortures n'ont empêché que la «civilisation chrétienne» ne dure depuis deux millénaires. Le «péché de consommation», auquel nous entraîne la publicité, est-il plus grave que le péché originel? Lequel est le plus peccamineux : manger la pomme ou des fruits surgelés ?... Comparaison sacrilège Mais qu'on ouvre les yeux et qu'on pèse les conséquences

Des guerres aussi barbares et meurtrières que les guerres de religion, les historiens retiennent moins les atrocités et les meurtres que l'apport culturel : la Réforme, nous apprend-on, remédie aux abus de l'Église et produit la Renaissance, tout comme la Contre-Réforme remédie aux ex­cès de la Réforme en produisant, après le Beau idéal, le maniérisme, l'École de Fontainebleau, le début du baroque. Entre autres Il est fâcheux que les publicitaires aient commencé par l'immanence, avouant d'emblée que la publicité est faite pour vendre et faire vendre. Imaginons un instant qu'ils aient fait profession de transcendance en offrant, non plus des marchandises, mais le bonheur !...

La Mutation des signes – 254 – René Berger

C'est la voie dans laquelle ils s'engagent aujourd'hui. C'est peut-être ce que nous retiendrons quand, les produits disparus, nous considérerons l'invention à laquelle ils ont donné lieu. La publi­cité ne se réduit pas au seul objectif de vendre. Elle entraîne une activité créatrice qui met en jeu l'imagination des artistes, des graphistes, des imprimeurs, des ingénieurs, des producteurs de tou­tes sortes et à laquelle nous devons- que nous le déplorions ou non notre environnement urbain (il faudrait longuement parler du discours ininterrompu des affiches et des vitrines), notre environne­ment domestique (qui change quand on ouvre son poste de radio ou de télévision, ou qu'on lit son journal ?...), peut-être jusqu'à notre «environnement de rêve»...

La conclusion provisoire que j'aimerais tirer de ces considérations apparemment paradoxales, et qui auraient aussi bien pu prendre pour objet d'autres manifestations de notre monde moderne, c'est qu'il est temps de rompre avec la culture-alibi, j'entends celle qui prétend maintenir les va­leurs dites spirituelles tout en composant avec les avantages de la société de consommation. Contre l'anachronisme de complaisance, j'émets l'hypothèse d'une technoculture qui décide en toute lucidité de rompre, non pas avec le passé (ce qui serait aussi sot qu'impossible) mais avec les marchan- dages et les compromis auxquels la représentation intéressée du passé donne lieu, qui décide résolument de préparer l'avenir avec tous les facteurs à l'ouvre dans notre civilisation, en particulier avec les mass media.

Ce n'est pas que je souscrive tout uniment à ce qu'ils proposent, bien au contraire. Mais je vois mal qu'on persiste à vouloir «croiser le fer» sous prétexte que l'épée a ses titres de noblesse. Si l'outillage et l'armement des intellectuels sont périmés, il faut les mettre au rebut. Mais comment demander aux bretteurs professionnels de renoncer aux bottes, aux appels, aux écharpes, aux es­tocades, aux feintes, aux moulinets, à toute la rhétorique de l'escrime�?

Il faudrait d'abord sortir de la salle d'armes dans laquelle on s'enferme avec ses pairs, consentir à descendre dans la rue, à regarder autour de soi, à mettre le nez dans toutes sortes de choses aussi insignifiantes, à ce qu'on dit, que la mode, les salons d'automobiles, les variétés, les journaux, les émissions sportives, les prospectus, les produits industriels, les emballages, ou encore la publicité.

* La première image télévisée a été transmise aux États-Unis en 1923 entre New York et Phila­delphie. Fontenilles et Marty, The Mass media, op. cit. p. 35

** 236 millions en 1969 selon l'Annuaire statistique de l'UNESCO

*** Conseil fédéral CONCESSION pour l'usage des installations électriques et radioélectriques de l'entreprise des postes, téléphones et télégraphes suisses en vue de la diffusion publique de programmes de radiodiffusion sonore et de télévision. Berne, 27 octobre 1964. Art. 13 : Principes 1) et 2). A noter que l'Art. 13 a été rédigé par un philosophe�!

12. Rapport Paye. Documentation française, 1970 (Cf. Le Monde, 24juillet 1970)

télévision

"Télévisor", avec Russe

de l'Américain René BARTHELEMY (1899­Selfridge's

Le mot apparaît à l'Exposision universelle de Paris en 1900, c'est un système de transmission de l'image à distance, la technique n'est cependant pas encore au point . Un élément déterminant pour son apparition sera l'invention du tube cathodique utilisant le principe du ba­layage électronique de l'image à transmettre ; c'est un Russe Boris ROSING qui le conçoit entre 1907 et 1911. Mais ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard qu'un Anglais, John Logie BAIRD (1888-1946), réussit en 1923 à créer une première image télévisée avec un balayage sur 18 lignes. Il améliorera ensuite son télé­viseur ; son l'apport de nouveaux moyens techniques de ses confrères : tube électronique analyseur d'images du Wladimir Kosma ZWORYKIN (1899-1982), lampe au néon à cathode plate

Charles JENKINS (1867-1934), disque à image du Français 1934) et fait une première démonstration publique en 1925 à Londres dans le magasin . Il fondera l'année suivante la première société de télévision : la "Baird Television Company" et transmet l'image d'un visage d'une pièce à l'autre. Le 9 Février 1927, il transmet son visage à longue distance, d'Angleterre à New York avec une résolution de 30 lignes ; aujourd'hui elle est de 625 lignes.

La Mutation des signes – 255 – René Berger

CHAPITRE XV ÉDUCATION ET NOUVEAUX DÉMIURGES

pp. 387-388 Il est banal de répéter que la crise sévit partout il est plus banal d'en rester au constat, ou pis d'excuser, comme sont tentés de le faire tant d'hommes politiques et de responsables, les désor­dres qui ont lieu dans leur pays en alléguant que ceux des autres pays ne sont ni moins graves, ni moins nombreux. Tout se passe aujourd'hui comme si la transmission des règles de comporte­ment devenait suspecte.

C'est pourquoi la crise touche l'école, mais aussi bien la famille. Les études dites supérieures, de même que la recherche fondamentale ou appliquée, sont mises en cause. C'est d'abord sur les campus et dans les universités qu'étudiants blancs, noirs, jaunes dénoncent le «système». La cul­ture a longtemps passé pour une activité désintéressée à laquelle se livrait toute personne bien née comme à une sorte de jardinage de l'esprit. On découvre aujourd'hui qu'elle relève initiale­ment et finalement d'un projet qui livre nature et hommes aux puissants. Non sans surprise, les Français se souviennent que les lycées ont été créés par Napoléon pour préparer les cadres de son armée. De leur côté les Américains apprennent que leurs universités sont liées au sort du pouvoir industriel-militaire.*

Les contestataires ne se recrutent pas seulement parmi les étudiants. Nombre d'enseignants s'interrogent sur une situation qui passait naguère encore pour satisfaisante. La défiance se mani­feste à l'égard de tout ce qui est officiel.

Les finalités humaines que l'Éducation transmettait traditionnellement par les circuits établis - fa­mille, cercle local, village, province, nation, école, université - et dont les discours de promotion fournissaient périodiquement les formules et les images, apparaissent de plus en plus, en dehors même de la contestation, sous les traits d'un système. «On ne s'étonne guère des habitudes men­tales qui associent définitivement la pédagogie aux établissements scolaires et qui transforment indûment en une nécessité ce qui n'est que la systématisation, heureuse sans doute, d'une contin-gence»1 écrit Michel Tardy. La systématisation mise au jour, il apparaît de plus en plus nette­ment que sous le couvert des valeurs transcendantales se joue une partie existentielle très précise**.

Quelles que soient les retouches à faire selon les pays, le procès est général. Or c'est au moment où il s'instruit un peu partout que se produit un phénomène aussi paradoxal que significatif : se dé­tournant apparemment des seules visées économiques, l'Entreprise industrielle se met de plus en plus à assumer des tâches éducatives. En attendant d'en revendiquer seule la responsabilité ? Im­possible de le dire, mais les signes sont assez nombreux, à condition de les voir, pour que l'orientation prise ne prête pas au doute ; et d'ailleurs, au grand jour, la publicité aidant, une publi­cité «tous azimuts». Mais qui regarde la publicité autrement que pour la subir ou la condamner�?

C'est pourtant de tout autre chose qu'il s'agit.

*«S'il est accepté par le Congrès, la moitié du nouveau budget fédéral de R et D sera attribuée au DOD. L'essentiel de l'augmentation des fonds de ce nouveau budget est consacré à des program­mes militaires (909 millions contre 273 aux programmes civils). » François cambau, Nixon entre les militaires et les chômeurs de la science, La Recherche, Avril 1971.

**Henri Janne, Le temps du changement. Une image de la société. Une opinion politique pour l'an 2000. Verviers, Gérard and Co,, 1971, coll, Marabout Université N, 212. Ancien professeur d'université et ancien ministre de l'Education nationale et de la culture de Belgique (de 1963 à 1965), l'auteur préside actuellement le «Plan 2000 pour l'Éducation de la Fondation européenne de la Culture»

1. Michel Tardy, Le professeur et les images. Essai sur l'initiation aux messages visuels. Paris, PUF, 1966, coll. SUP, L'éducateur N° 11, p. 116.

La Mutation des signes – 256 – René Berger

L'ÉTHIQUE EN PANTALONS pp. 388-390 «Pour vivre libre. Apprendre aux Suisses à vivre libres ? Allons donc ! Mais, les informer d'une révolution... Peut-être RICA LEWIS révolutionne l'habillement des loisirs. RICA LEWIS, le cou­turier de I'Evasion, ne fabrique plus que des week-ends de toutes les couleurs, des moments de détente dans tous les tissus, de la liberté qui prend la ligne de votre corps, le sens de votre vie... Alors, essayez RICA LEWIS, pour vivre encore plus libre !» 2

Une affaire de pantalons ne mérite guère qu'on s'y arrête. C'est ce préjugé qui est dangereux. Sans procéder à l'analyse de l'annonce*, je constate cette chose combien troublante que la publi­cité réussit le tour de force à la fois de désarmer le regard critique et d'escamoter la marchandise. Rien à vendre !...

Aussi ne peut-on que s'incliner devant des termes à résonance éducative tels que «liberté », «sens de votre vie» qui se teintent de nuances tantôt intellectuelles, tantôt morales : «informer», «révolution» le tout assaisonné de la psycho-sociologie des loisirs «l'évasion», «moments de détente».

RICA LEWIS réussit donc le tour de force de révolutionner à la fois le marché et l'expression. Il ne vend ni articles, ni marchandises.

II fabrique directement des «week-ends» et des ellipses il crée à la fois des moments de détente et de la rhétorique. La photo fonctionne à la fois comme une image, une évocation et une proso­popée.

II faudrait finalement presque avoir l'esprit mal fait pour voir dans cette annonce autre chose que l'éthique généreuse de son « auteur», RICA LEWIS ! (Tribune de Lausanne, 29 avril 1970)

La Mutation des signes – 257 – René Berger

LE PÈLERINAGE AUX SOURCES OU COMMENT L'IMPLANTATION SE FAIT ENRACINEMENT Au fur et à mesure que se développent les entreprises multinationales, elles risquent de se heur­ter, sinon aux souverainetés nationales, du moins aux représentations qui demeurent souvent vi­ves dans les croyances populaires. Aussi sont-elles tentées d'appliquer ce qu'on pourrait appeler la «tactique des Ptolémées ». D'origine grecque, les Ptolémées eurent l'habileté de rénover les cultes égyptiens les plus anciens, non seulement pour affermir leur pouvoir sur le trône égyptien, mais pour être progressivement considérés comme les successeurs légitimes des pharaons.

C'est ainsi qu'IBM n'hésite pas à se servir d'entrée de jeu des paroles liminaires du pacte fédéral de 1291, qui passe pour le monument le plus vénérable de l'antique démocratie : «Les gens des vallées d'Uri, Schwyz et Nidwald, considérant la malice des temps, ont juré de se prêter appui et assistance de tout leur pouvoir et de toutes leurs forces.»** A la suite de quoi l'annonceur poursuit sans sourciller : «Cet exemple d'assistance mutuelle date de près de 700 ans. Depuis lors, le noyau des paysans de la Suisse primitive est devenu une nation industrielle, petite bien sûr, mais hautement modernisée. » Les temps sont-ils pour autant devenus moins malicieux ? Appui et assistance sont-ils moins nécessaires ? » Aujourd'hui comme jadis, rien ne peut se faire sans la coopération... » Et le texte d'enchaîner qu'elle a pris une figure nouvelle. Celle par exemple qu'évoque la carte des centres de calcul IBM en Suisse... » Ce qu'on ne lit pas sans un sursaut, d'ailleurs vite réprimé, puisque l'attention est aussitôt requise par la carte, et l'amour-propre calmé par l'éloge qui est fait des PTT suisses..., sans lesquels «IBM Suisse n'aurait pas pu mettre sur pied une organisation de traitement de l'information aussi efficace ».Maintenant, que signifie tout cela ?

Avec ou sans guillemets, la question se pose. L'ambiguïté est telle qu'on ne sait plus qui parle au juste. La phrase-clé du pacte fédéral est purement et simplement annexée par IBM. Je cite : «D'abord, que nous mettons à la disposition de l'économie suisse «tout notre pouvoir et toutes nos forces», dans la mesure où elle en a besoin pour rester compétitive sur le marché mondial.» Les fils sont si étroitement mêlés qu'on ne sait plus si le texte est à la gloire de la Suisse primitive ou de la moderne IBM. A la réflexion, il est étrange qu'une telle publicité ne provoque pas de réac­tion, pas même dans les journaux où paraît l'annonce et qui se montrent pourtant prompts, comme il est d'usage dans la presse, à faire place aux interventions des lecteurs.

Tout se passe de nouveau comme si l'effet d'engourdissement dû à notre culture traditionnelle nous empêchait de prendre conscience de ce qui est pourtant écrit ici noir sur blanc : que l'assistance mutuelle des premiers cantons suisses, placée dans le pacte fédéral sous le signe de la Providence, passe aujourd'hui sous le signe d'IBM, les trois majuscules de la firme américaine évinçant les trois mains levées du serment. «L'usurpation» n'est pas explicite. Aussi convient-il de mettre le terme entre guillemets mais on ne saurait contester qu'on joue sur des valeurs tenues pour sacrées.

Mon observation n'est pas d'ordre moral. J'entends seulement attirer l'attention sur le processus par lequel l'Entreprise assume aujourd'hui une fonction «éducative », et donc culturelle.

*De telles analyses devraient faire l'objet d'une recherche systématique, Outre les ouvrages bien connus de Vance Packard, il faut signaler le livre récent de David Vicomff, Psychologie de la publicité. Paris, PUF, 1970, coll. Sup.

**«Vu la malice des temps, et afin de mieux se défendre et de se maintenir, les hommes de la vallée d'Un, la commune de la vallée de Schwytz, celle de la vallée supérieure d'Unterwald, s'associent contre quiconque voudrait les molester, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays.» Cf. Maxime Reymond, Histoire de la Suisse. Des origines jusqu'à nos jours. T. I Lausanne, Ed. Haeschel-Dufey, 1931, p. 231.

La Mutation des signes – 258 – René Berger

Il est curieux de constater que la citation faite par IBM porte Nidwald alors qu'il s'agit d'Unterwald ; il est plus curieux de noter que cette substitution a passé inaperçue.

2. Tribune de Lausanne, 29 avril 1970, Publicité

La Mutation des signes – 259 – René Berger

AVENIR. PROVIDENCE ET PRÉVISION pp. 390-392 De même que l'Entreprise cherche à s'enraciner dans le passé le plus lointain, le plus honoré des nations, de même elle fait appel aux motivations «futurogènes» qui constituent de plus en plus, par delà les limites nationales et celles du présent, l'avenir supranational auquel nous tendons tous. C'est ce que proclament de nombreuses industries, BASF entre autres, qui «participe à la création du monde nouveau ».3

Titre général : « Recherche et croissance» ; premier sous-titre : « La création du monde de de­main. »« La chimie pénètre de plus en plus dans la vie de tous les jours. Grâce aux matières plastiques, aux colorants et fibres synthétiques, aux engrais, aux produits phytosanitaires et pharmaceutiques, elle est devenue un des principaux facteurs d'amélioration du niveau de vie. Or, près de la moitié du chiffre d'affaires de la chimie revient à des produits qui ont été mis au point au cours des dix dernières années.» La recherche industrielle et l'ouverture permanente aux besoins du marché sont les deux princi­pes essentiels sur lesquels BASF a bâti sa politique de croissance. »

Deuxième sous-titre : « Presque aussi vite démodés qu'une collection haute couture.» 200 des 5'000 produits commercialisés par BASF sont remplacés chaque année. Pourquoi les produits chimiques se démodent-ils si vite ?» D'abord, comme tous les produits, parce que les besoins évoluent...» Une concurrence très vive, des « générations » de produits.» Ensuite parce que les besoins évoluant et la concurrence étant très vive, les différentes firmes sont conduites à améliorer sans cesse la qualité de leurs produits. A ce titre, le secteur des matiè­res plastiques fournit un bon exemple de «générations» de produits qui se succèdent en présentant des qualités sans cesse améliorées...»

Et pour terminer : «Le budget de plusieurs universités.

» L'effort financier est à la mesure de l'effort de recherche. La BASF y consacre chaque année 5% environ de son chiffre d'affaires. Près de 500 millions de F ont été ainsi investis en 1969, soit l'équivalent du budget de plusieurs universités... »

Suit un tableau comme on en trouve dans les livres d'histoire, intitulé « Quelques grandes décou­vertes BASF. 1870 Premier succès de BASF, synthèse industrielle du colorant alizarine.1968 Polymérisation directe d'une matière textile à partir du monomère. Nouveau procédé d'impression par clichés typographiques en matière plastique (R) Nyloprint.»

Toutes proportions gardées - mais y a-t-il lieu de faire cette réserve ? - BASF «fabrique» le monde de demain comme RICA LEWIS «fabrique» des week-ends et de la liberté. BASF «fabrique» le « monde nouveau» comme RICA LEWIS «fabrique» le «sens de votre vie».

BASF révolutionne la chimie comme LEWIS révolutionne «l'habillement des loisirs». N'est-il pas significatif que BASE déclare elle-même que ses produits chimiques sont «presque aussi vite dé­modés qu'une collection haute couture�?»

Comme RICA LEWIS est « le couturier de l 'Évasion». BASF est l'alchimiste de l'avenir ou plu­tôt le chimiste, en consacrant à la recherche «l'équivalent du budget de plusieurs universités». Pa­rallèle saugrenu de prime abord, mais qui s'impose très vite. L'Entreprise Industrielle interfère de plus en plus avec l'Éducation et la Culture.

Ce phénomène, dans lequel il serait simpliste de ne voir qu'astuce, illustre une orientation géné­rale dont les manifestations se retrouvent dans tous les domaines et à tous les niveaux.

3. Campagne publicitaire (voir Le Monde du 24 avril 1970)

La Mutation des signes – 260 – René Berger

LES FONDATIONS CULTURELLES pp. 392-394 Créées par voie de donations ou de legs, elles sont des établissements d'intérêt public ou d'utilité sociale. Les plus importantes se trouvent aux États-Unis, telles les fondations Ford, Rockefeller, Carnegie dont les moyens sont respectivement de l'ordre de $ 3 milliards, $ 632 millions, $ 268 millions.4

Quels que soient leurs buts humanitaires et désintéressés, elles ont pour origine les grandes entre­prises qui les alimentent et dont elles portent généralement le nom. Ce n'est pas dire qu'elles fi­nancent étroitement, comme on les en accuse, les seuls objectifs des maisons mères.5

Bénéficiant de nombreux privilèges, dont le principal est l'exonération d'impôts, elles répartissent leurs fonds à l'éducation, aux sciences, aux beaux-arts, aux humanités, au bien-être, à la santé, etc. Il est néanmoins significatif que l'éducation occupe la première place.

Sans aller jusqu'à prétendre, avec l'idiot international, que les «fondations jouent un rôle détermi­nant dans la concentration capitaliste», qu'elles «servent donc schématiquement les entreprises de la façon suivante :

1. Pour accumuler les profits sans payer d'impôts.

2. Comme «holding» pour effectuer les concentrations et l'élimination des concurrents.

3. Pour faire les recherches en sciences fondamentales et appliquées, les études de marché, les transactions financières pour les «Corporations» à l'intérieur et à l'étranger.

4. Comme service de «public relations» avec la masse des consommateurs et des producteurs»6 il est légitime de s'interroger sur les raisons de cette priorité.

Sans aller jusqu'à conclure, à la façon de L'idiot international, que les fondations «contrôlent par­là politiquement les masses par des organisations réformistes»7,

qu'«en réalisant des programmes philanthropiques, elles cachent leur vrai visage et celui de l'impérialisme 8,

enfin qu'au service de la CIA et du Pentagone, elles contrôlent les systèmes éducatifs : écoles, universités, institutions, instituts de recherche, instituts de diffusion des connaissances, etc., on ne peut tout à fait écarter une réflexion de ce genre :

«Cet effort dans le domaine de l'éducation, est un élément important de la régulation du système. Il permet le contrôle direct sur les individus avec leur consentement. Transmettre ses propres re­présentations devient déterminant, car elles deviennent celles de ceux que l'on domine ».9

Réflexion qui, même si elle s'inspire de l'activité des fondations spécialement orientées vers l'étranger, rejoint curieusement le rapport de travail du Commissariat au Plan français qui af­firme, sous la responsabilité de son président, Bertrand de Jouvenel, que c'est dans la définition même de la culture à laquelle on se réfère qu' «il faut chercher l'une des causes principales des hiérarchies sociales traditionnelles.

Cette culture continue, malgré les efforts entrepris, à valoriser un type aristocratique de relation entre l'homme et la connaissance, privilégie un langage d'accès et de participation au savoir qui est par ailleurs celui des catégories sociales prépondérantes. Ce fait a une série de conséquences sur le rôle exclusif reconnu à l'école, sur les méthodes de formation, sur les relations entre ensei­gnants et enseignés, sur la dichotomie entre travail intellectuel et travail manuel...»

Conclusion : «Ouvrir l'école à tous, c'est assurer la domination d'un modèle culturel actuellement dominant, de sorte que, dans des structures fortement inégalitaires, l'égalité de droit devant l'enseignement a toutes chances de produire un effet de conservation plutôt que de changement social».10

Il serait consolant d'imaginer que les paradoxes s'annulent, tout au moins se neutralisent. Il est plus raisonnable de penser qu'ils s'ajoutent et se combinent. A la manière des mélanges instables qui soudain explosent !

La Mutation des signes – 261 – René Berger

Est-il encore temps, entre l'abdication ou la trahison dont on accuse les systèmes éducatifs et la prétention de l'Entreprise à s'instituer maître à penser, est-il encore temps de réfléchir ?

Oui, à condition de considérer que la culture n'est plus désormais le champ exigu qu'on nous a lé­gué.

C'est dans le monde nouveau, avec les idées, les hommes et les machines qui y sont ensemble à l'ouvre, qu'elle peut et doit se définir. Non pas que les «week-ends de toutes les couleurs» rem­placent la liberté, que les ordinateurs tiennent lieu de providence, ou que l'avenir se mesure à la durée de la vie des matières synthétiques...

Mais le confort d'un certain humanisme est désormais caduc.

4. Michel Pomey, Les fondations en France et aux Etats-Unis. Fondation Royaumont. Paris, Mi­chel Pomey, 1966, p. 13

5. L'idiot international, avril 1970, N° 5, qui contient un dossier consacré aux fondations culturel­les

6. Ibidem, p. 30

7. Ibidem, p. 30

8. Ibidem, p. 32

9. Ibidem, p. 34. C'est moi qui souligne

10. Voir Le Monde du 7 avril 1970

“Aristote contemplant le buste d'Homère” (1653), Rembrandt (1606-1669)

La Mutation des signes – 262 – René Berger

PARIER SUR L'ENCÉPHALE pp. 394-397 Au risque de simplifier, recensons les forces en présence. D'abord l'Etat-Nation qui dispose du pouvoir doublement établi sur l'institution et la Tradition. Issues de l'une et de l'autre, l'Éducation et l'Administration conduisent les citoyens de l'école à l'armée, au mariage, jusqu'à la mort in­cluse.

La «monnaie culturelle» (non pas la monnaie de l'absolu) constitue un marché contrôlé dont le fonctionnement permet, tel le marché de l'argent, d'assurer l'équilibre social et, parallèlement à la circulation des biens et des services, la circulation des idées et des valeurs.

Même si la conscience politique des gouvernés n'est que rarement homogène, l'unité qui s'établit au niveau des institutions fait que l'État-Nation n'est guère prêt à douter du système.

Que se passe-t-il quand cette reconnaissance est mise en doute, attaquée, contestée?

La première réaction, après une période de tolérance plus ou moins brève, est de dénoncer les contempteurs de l'autorité qui, devenus fauteurs de troubles, entraînent la répression.

La seconde, qui n'est pas nécessairement postérieure, se caractérise par un comportement ambi­gu : d'une part, l'État cherche à exalter l'ordre sur tous les plans, par tous les moyens, au nom de la raison, de la tradition, du bien commun, etc. de l'autre, il entame une série d'opérations qui vont des enquêtes partielles aux consultations, pour aboutir à des projets de réforme.

Il suffit de regarder autour de soi et chez soi pour voir que si la plupart des États commencent par la première «réponse », la seconde les incline, les uns à accentuer la répression, les autres, à multiplier les réformes, presque simultanément !

Il serait tentant de donner des noms si le jeu n'était aussi dangereux et aussi mouvant.

De leur côté, les institutions internationales, tels l'ONU, l'UNESCO, le Conseil de l'Europe, ainsi que les associations internationales de toute nature, ou encore les rencontres internationales tels que débats, congrès, tables rondes, attestent qu'une certaine conscience, encore mal déterminée, s'élabore pour dépasser le cadre des frontières nationales.

Quelles que soient les difficultés, les obstacles et même les échecs, il est significatif qu'institutions fixes, bénéficiant d'un lieu d'ancrage (Paris, Strasbourg, New York, Genève) et ins­titutions «flottantes », dont le propre est de se déplacer avec tout juste parfois un secrétariat pour point d'attache, s'efforcent de lutter ensemble contre l'ethnocentrisme pour élargir la connais­sance à une dimension planétaire.

A cette fin, les uns et les autres recourent généralement à des experts dont les rapports, suivis d'échanges de vues, de colloques, de discussions, permettent d'apprécier la situation et, selon le cas, de faire des recommandations. Sans minimiser le travail de ces institutions, par ailleurs nombreuses et variées, il faut néanmoins reconnaître qu'elles en restent surtout à un modèle intel­lectuel et à un mode optatif. On ne voit guère comment il pourrait en être autrement. Elles n'ont ni moyens, ni territoire, ni juridiction propres. A la différence de l'État, dont les décisions ont force exécutoire, elles doivent se contenter d'une autorité morale.

Du congrès annuel aux organisations permanentes que sont l'Unesco ou le Conseil de l'Europe, ces institutions (au sens large que j'ai indiqué) ont pour trait commun le fait de grouper périodi­quement, en un endroit déterminé, des «paquets de matière grise» qui, au bout d'un certain temps, regagnent les structures nationales dont ils font partie.

Ces rassemblements périodiques d'énergie ont néanmoins pour effet d'amorcer des ensembles nouveaux qui, même s'ils sont provisoires, même s'ils ne s'intègrent pas organiquement, superpo­sent des réseaux de communication nouveaux aux systèmes nationaux et régionaux.

Au prix d'une image dont la hardiesse peut paraître excessive, on serait tenté de dire qu'à côté du paléocéphale qui nous relie à notre plus lointain passé animal et du néocéphale qui a permis aux hommes de vivre en société au moyen de la communication symbolique11 commence à se constituer ce que j'appellerais le cosmocéphale.

La Mutation des signes – 263 – René Berger

«Tout ce que nous connaissons du monde, écrit Laborit, ce n'est point un environnement siégeant «autour» de notre organisme, mais seulement l'activité relationnelle que les neurones de notre système nerveux entretiennent entre eux.»12

Ne peut-on parler aujourd'hui d'une activité relationnelle d'un nouveau type que nos neurones étendent par les mass media, selon McLuhan, à l'échelle du monde ?

La mutation est en passe de s'accomplir avec les «machines à informer» qui, tel l'ordinateur, en­registrent, mémorisent, classent, raisonnent, transmettent, proposent des choix et dont la capacité n'est pas plus limitée par le temps que celle des satellites artificiels ne l'est par l'espace.

Encore ne faut-il pas s'en tenir aux mass media dans le sens étroit de moyens d'information. La technologie moderne tout entière est à l'origine de cette nouvelle activité relationnelle dans la me­sure où ce sont partout approximativement les mêmes gestes, les mêmes démarches, les mêmes contrôles, les mêmes réflexes qu'elle entraîne, souvent aussi les mêmes pensées, les même sentiments...

Information de masse et technologie de masse se révèlent également facteurs d'intégration. Entre le poste de radio ou de télévision qui dispense aux peuples lointains les discours, la musique, les images, bref, les représentations des pays émetteurs d'une part, et l'automobile, le tracteur, la centrale électrique, le bulldozer, d'autre part, la différence est moins grande qu'il ne paraît.

Pour être reçues, les informations exigent des récepteurs une adaptation des structures mentales qui ne le cède en rien à l'adaptation requise de qui se met pour la première fois au volant d'une voiture. Information et objets techniques sont à la fois des modèles culturels et des processus structurels.

Le «primitif» peut invoquer les dieux pour mettre en marche son auto elle n'obéira qu'à partir de l'action conjuguée de l'essence et de l'étincelle électrique, quand il adoptera un comportement technique en fonction du déterminisme mécanique.

De même quand l'Européen décrète au nom de la raison et de l'économie «que les Indiens n'auraient qu'à manger leurs vaches sacrées» pour supprimer la famine, il oublie que les vaches sont précisément immangeables du fait qu'elles sont sacrées. La causalité mécanique est aussi impérieuse que le déterminisme religieux.

Tout comportement est lié à une culture, à un ensemble de représentations étroitement intégré. La réciproque n'est pas moins vraie.

Tout hypothétique qu'il est, le «cosmocéphale» en voie de formation est appelé à satisfaire trois fonctions principales :

1 ° Régler l'appareillage homme-machine qui est notre condition quotidienne, de l'appel télépho­nique au cœur artificiel�;

2° Régler, non plus seulement des ensembles relativement stables et limités, mais des masses fluides et mouvantes�;

3° Traiter, non plus seulement l'information établie par la vérification expérimentale en «domaines distincts », mais, par-delà, rassembler en réseaux-carrefours les associations aptes à renouveler les structures de l'imagination. En tout état de cause, c'est dans la technoculture de masse que s'élabore aujourd'hui le cosmocéphale dont le monde a besoin, et qu'on pourrait aussi bien appeler «technocéphale»13

Rien qui ressemble à un processus biologique Les images que j'utilise ont qualité heuristique et pédagogique. Elles facilitent l'approche au prix d'un certain risque dont je suis le premier à con­venir. On aurait néanmoins tort d'attendre que la connaissance soit pleinement objective pour constituer les phénomènes en «objets scientifiques». Comme le relève Werner Heisenberg, la théorie quantique se fonde sur un paradoxe. Nous ne connaissons pas la Nature en soi nous con­naissons se avec notre méthode d'investigation : «Cette fonction de probabilité représente un mélange�: elle est en partie un fait et en partie notre connaissance d'un fait... ».14

La Mutation des signes – 264 – René Berger

Par ailleurs, s'il avait fallu d'abord observer tous les phénomènes qui se sont succédé à bord d'Apollo XIII pour, ensuite, analyse des renseignements faite, garantir scientifiquement la sécuri­té des vols ultérieurs, les trois astronautes ne seraient plus qu'un souvenir, ou le monument qu'on aurait élevé à leur mémoire...

Au lieu de quoi les ordinateurs, les contrôleurs de Houston, les savants, l'équipage ont dû rivaliser d'intelligence, de rigueur et d'imagination pour faire face à une situation nouvelle au fur et à me­sure qu'elle se déroulait. Sans renier l'objectivité classique, qui se fonde sur le postulat d'une si­tuation indéfiniment répétitive, la connaissance est de plus en plus liée à une action en cours qui comporte toujours le risque d'une aventure singulière.

Que la terre ait réussi à maintenir sa course pendant quelques milliards d'années, l'humanité à s'y maintenir depuis un million d'années ou deux, n'empêche pas que nous sommes et restons «probables».

C'est dans les tensions engendrées par une tradition qui se périme et les phénomènes qui émer­gent, entre un corps de certitudes qui se disloque et les probabilités qui se profilent, entre nos fa­çons invétérées de juger et de sentir et les paradoxes qui se multiplient sous nos yeux, qu'il faut essayer de se frayer une «voie exploratoire».

Encore importe-t-il hautement de dire, et même de proclamer, que cette voie ne se formule pas seulement en termes de connaissance, mais aussi et simultanément en termes d'action.

L' «âge démiurgique» a déjà commencé.

11. Cf' Henri Laborit, Biologie et structure. Paris, Gallimard, 1968, coll. idées nrf N° 156. Henri Laborit, L'homme imaginant. Essai de biologie politique, Paris, Union générale d'éditions, 1970, coll. 10/18. Henri Laborit, L'agressivité détournée. Introduction à une biologie du comportement social. Paris, Union générale d'éditions, 1970, col 10/18 N°527.

12. H. Laborit, L'agressivité détournée, op. cit., p. 55

13. Jacques Lafitte, «Réflexions sur la science des machines», in numéro spécial des Cahiers de la Nouvelle Journée. Paris, Bloud et Gay, 1932 et Colloque sur la Mécanologie, Paris, Centre Culturel Canadien, mars 1971.

14. Werner Heisenberg, Physique et philosophie. Paris, Aibin Michel, 1971, coil. Sciences d'aujourd'hui N° 3, p. 37.

La Mutation des signes – 265 – René Berger

LES NOUVEAUX DÉMIURGES pp. 397-398 «Nous avons grandi parce que nous n'avons pas dévié de notre politique de recherche et de déve­loppement ; nous n'avons pas attendu que la recherche fondamentale ou appliquée de nos labora­toires produise une invention ou une découverte. Nous avons commencé par décider de créer un certain type de produit sur lequel nous avons concentré tout notre effort, tels la radio et le télé­phone à transistors, sans qu'au départ la technique en soit connue.»*

Cette déclaration du président de la compagnie japonaise Sony résume, dans son laconisme, les observations qui ont été faites sur les grandes firmes américaines, en particulier par Galbraith.�15

Le problème consiste, non pas tant à répondre à des besoins ressentis comme tels qu'à procéder, après enquêtes et sondages, à ce que l'auteur appelle le «conditionnement de la demande spécifi­que». Le consommateur éprouvera effectivement comme un manque ou une frustration le fait de ne pas avoir un produit auquel il ne pensait même pas et pour lequel les techniques de fabrication n'existaient pas davantage ! Ne sommes-nous pas en pleine affabulation ?

Côté public, l'«X», qui tient à la fois du désir, du rêve, de l'imagination, du mythe (et qui deviendra après coup l'objet-marchandise identifiable par une marque et répondant à un besoin) côté entre­prise, l'«X» encore inexistant et pour lequel les procédés techniquès sont encore à inventer�!**

C'est à partir d'un fantasme que l'industrie tout entière se met en marche ; à partir du fantasme qui a pris forme et force dans le défi de Kennedy que le rêve millénaire de conquérir la Lune est de­venu réalité. Dans quelle mesure le Concorde ou les avions supersoniques à l'étude correspondent-ils vraiment au besoin de raccourcir le temps de déplacement, compte tenu de la difficulté de modifier l'infrastructure et du danger croissant de la pollution ? Dans quelle mesure les voitures sont-elles produites pour répondre au mythe de la vitesse, ou à la vitesse qu'on limite partout ? La question reste ouverte. Le reste-t-elle quand il s'agit des engins balistiques interconti­nentaux ? Les réserves sont telles que nous avons les moyens, statistiquement parlant, d'anéantir plusieurs fois la planète.***

La peur ayant atteint un seuil difficilement franchissable, nous nous comportons comme si elle n'existait pas !... L'absurdité est aussi flagrante dans un cas que dans l'autre. D'un côté, fabriquer quelque chose en fonction d'un fantasme, et non pas d'un besoin. De l'autre, stocker des engins si meurtriers qu'ils en interdisent l'emploi. La toute-puissance débouche sur un rêve dont on ne sait pas très bien s'il préfigure le bonheur ou l'Apocalypse, peut-être les deux à la fois.

*Gérard Morice, «L'industrie a-t-elle besoin de la science ?» Science et vie n° 629, février 1970, pp. 113-114. M. Masaru Ibuka résume non moins laconiquement le rapport d'un nouveau produit au marché : «Le poids de l'invention et de la découverte dans le succès est de 1, le poids de l'application et du développement est de 10, le poids de la fabrication et du marketing est de 100.» Réflexion qui en dit long sur la situation nouvelle de la recherche et de la science dans le monde actuel !... (p. 112).

** Cf. la citation de la revue Fortune de février 1967 que Galbraith met en épigraphe à son chapi­tre XVIII : «En général, la Bristol-Myers ne fabrique pas de produits dans ses laboratoires avant de déterminer leur lancement sur le marché. Ordinairement, elle procède d'abord à des sondages approfondis auprès du consommateur et à diverses autres études de marché, puis elle met au point une certaine conception de la vente qui va même jusqu'à envisager des campagnes publici­taires. C'est seulement alors qu'elle se tourne vers les laboratoires pour mettre en fabrication des produits susceptibles de répondre à ces spécifications.»

***Rappelons que, selon l'institut de la Paix à Stockholm, chacun des quelque trois milliards d'habitants a quelque 15 tonnes d'explosif suspendues au-dessus de sa tête

15. John Kenneth Galbraith, Le Nouvel Etat industriel. Essai sur le système économique améri­cain. Paris, Galhmard nrf, 1968, coll. Bibliothèque des sciences humaines

La Mutation des signes – 266 – René Berger

L'INVERSION DES FILIÈRES pp. 398-401 Tel est, selon Galbraith, le phénomène auquel nous assistons : la Grande Entreprise Multinatio­nale* GEM, tend de plus en plus, de par la technostructure, à planifier sa production de sorte que, sa sécurité financière assurée, elle peut se consacrer à sa croissance.

Les thèses de l'économie classique sont remises en question, ainsi la souveraineté des consom­mateurs, la loi de l'offre et de la demande, la primauté des marchés, la maximisation des profits, l'indépendance de l'État, l'indépendance de l'éducation nationale, etc. Sans prétendre que ces principes sont purement et simplement révolus, l'auteur affirme qu'ils sont en train de passer à l'état de mythes. En fait, le pouvoir dépend de plus en plus de qui prend l'initiative ET a les moyens de réaliser les initiatives qu'il prend.

L'expression elle-même manque de rigueur : elle laisse entendre, à la faveur de la conjonction ET, qu'on peut à volonté joindre ou disjoindre les deux termes elle laisse encore entendre que, le but fixé, on peut à volonté chercher et mettre en œuvre les «moyens» propres à l'atteindre. S'il est possible de raisonner ainsi dans certains secteurs et à certains niveaux, le raisonnement cesse d'être valable au niveau de la production industrielle.

Ni les choix, ni les stratégies, ni les tactiques ne dépendent plus d'une seule volonté. Même si l'entrepreneur individuel ou familial continue d'exister, la technologie moderne est passée aux mains des «organisations» dont la croissance est liée à une planification telle que, les options pri­ses, il n'est pratiquement plus possible de faire machine arrière. L'exploration de l'espace est l'une de ces options qui, née d'un défi, entraîne inéluctablement l'Amérique et le monde vers les astres. L'industrie militaire en est une autre, et il y a de fortes présomptions que la culture ne fasse pas exception.

Pendant des siècles, on a vécu de l'idée que la géométrie euclidienne correspondait à la réalité, tout comme la physique semblait définitive depuis que Newton l'avait mise au point. Or les géo­métries non euclidiennes, tout comme la théorie de la relativité et la physique quantique, ont prouvé qu'il n'en est rien.

Ce qui ne signifie nullement que le théories modernes ont ruiné les théories classiques. Loin de s'exclure, elles se complètent. Chaque théorie est valable à l'intérieur de conditions données. Sont ainsi mises en évidence, d'une part, la vanité de toute prétention à l'absolu de l'autre la limitation de la notion de validité.

A l'échelle de la maison qu'on construit, la géométrie d'Euclide reste valable à l'échelle de l'univers, c'est celle de Riemann, telle que l'a agencée Einstein, qui prend le relais.

De même, la physique classique continue de rendre compte des phénomènes macroscopiques. Pour les phénomènes électromagnétiques, c'est à la théorie quantique qu'on recourt.

Je ne prétends pas que ces considérations s'appliquent telles quelles aux problèmes de la culture je crois seulement qu'elles permettent de faire une mise au point : dans la mesure où nous conti­nuons à appliquer à la culture et à l'éducation une «théorie humaniste », nous pouvons faire et fai­sons des réflexions intéressantes, voire utiles, mais qu'il faut se garder de croire absolues ou même générales. Elles relèvent, tout comme les concepts liés à cette théorie, de ce qu'on pourrait appeler la limite d'applicabilité. Dans la mesure où nous acceptons que les conditions ont radica­lement changé,comme c'est le cas aujourd'hui, il devient évident que les concepts et l'ensemble de la théorie doivent changer à leur tour.

Tel est le point que nous avons atteint. Peut-être même dépassé. Au-delà de la culture «classique», au-delà de la culture de masse, ne sommes-nous pas entrés dans la «culture démiur­gique» qui est déjà en train de se programmer et de nous programmer à notre insu? Science-fic-tion ? Les indices ne manquent pourtant pas.

Dissimulés dans les nouvelles éparses de la presse, de la radio, de la télévision, il est vrai qu'ils deviennent indices ou signes seulement au contact de «phénomènes catalyseurs ainsi qu'on pour­rait les appeler, telle la concentration industrielle par exemple.

La Mutation des signes – 267 – René Berger

Pas de jour qui ne nous annonce une nouvelle fusion, dont la culture et les responsables de la cul­ture ne s'occupaient guère jusqu'ici,et se préoccupaient encore moins. Les produits industriels ne relèvent-ils pas de la seule économie ?

Mais les conditions changent. Pour le nouveau règne de la Grande Entreprise Multinationale, la planification exige une programmation toujours plus rigoureuse de l'avenir, c'est-à-dire l'élimination progressive de tout facteur d'incertitude.

Dans la mesure où s'élève le niveau de vie et alors que les besoins élémentaires et même secon­daires sont couverts, apparaît un phénomène inconnu jusqu'ici : la nécessité pour l'entreprise,non plus simplement de guider le processus de la consommation, mais d'intervenir à son point d'origine.

C'est en effet à ce point que coïncident la production, dont l'entreprise tire sa raison d'être, sa ca­pacité d'exister, de se développer et la consommation qui répond aux besoins, aux désirs, aux as­pirations des masses.

Or, si la coïncidence cesse et que l'écart dépasse une marge tolérable, l'ensemble de l'entreprise est menacé de désintégration (à la manière de la colonie pénitentiaire de Kafka ou des machines qui se détruisent elles-mêmes de Tinguely?).

Pour que la coïncidence se maintienne, il faut que le point d'insertion entre production et consom­mation subsiste, que la planification soit reçue de la masse, que les consommateurs désirent d'eux-mêmes l'avenir qu'on leur «produit». A la limite, il serait souhaitable que le code génétique, qui assure la réplication des vivants, soit assorti d'un code culturel qui permît la réplication indéfi­nie et infinie des consommateurs�!...

On voit à quoi nous sommes conduits. La «conversion à la consommation» n'est pas moins impé­rieuse que la conversion religieuse. On peut raisonnablement hésiter entre les détergents, les whiskies et les voitures c'est l'office de ta publicité de nous faire préférer 0mo à Ajax, Johnnie Walker à Black & White, Citroën à Alfa-Romeo ou vice versa.

Mais s'il advenait que la propreté cesse d'être tenue pour un bien, que la crasse soit promue va­leur sociale s'il advenait qu'à la suite d'une alarme collective l'alcool soit déclaré nocif, voire con­damné s'il advenait encore qu'un nouveau Jean-Jacques Rousseau nous persuade de laisser là voitures, whisky, cigarettes, détergents, réfrigérateurs pour retrouver les seuls biens de la Nature�?

A défaut d'un Rousseau, le yoga, le zen, la drogue... S'il advenait... Il n'est donc pas exclu qu'un tel «fléau» puisse advenir. A condition que le changement de disposition soit massif et conta­gieux.

Que dix personnes renoncent à la cigarette ou à l'auto, on les félicitera ; cent personnes ? on con­clura que les nuisances font réfléchir mais si la presse, la radio, la télévision, l'école, les gouver­nements s'accordaient à dénoncer les «maux de la consommation» dont nous sommes atteints ?...

C'est donc pour l'Entreprise une affaire de vie ou de mort que de contrôler les organes de décision individuels et les organes de diffusion collectifs, en un mot de contrôler l'éducation et les mass media, c'est-à-dire la culture envoie de développement pour laquelle a déjà été forgé le concept d'Éducation permanente.

Encore une fois, gardons-nous du manichéisme mais on ne saurait assez porter attention à l'interférence des buts et des fins.

*«A notre avis, un groupe d'entreprises accède vraiment à la multinationalité lorsque sa prospéri­té cesse de dépendre d'une seule nation ; c'est sans doute le cas lorsqu'une seule nation ne repré­sente pas plus de 30% de son profit, et pas plus de 50% de sa capacité d'innovation» Octave Géli­nier, «La grande armée et l'entreprise multinationale». Le Monde, 16 février 1971

La Mutation des signes – 268 – René Berger

INDICES ET SIGNES pp. 401-406 A l'occasion de l'ouverture du Salon de l'Audio-visuel qui a eu lieu au début de 1970 à la Porte de Versailles. Le Monde du 5 février annonce, dans sa rubrique «Sciences », que «Thomson-C.S.F. a regroupé les activités du groupe en ce domaine en une seule société, Thomson-C.S.F. Audio­visuel.

Elle rassemble les moyens de deux sociétés : Thomson-TéléIndustrie, d'une part, spécialisée dans la télévision en circuit fermé et ses applications pédagogiques, industrielles et commercia­les, et Hortson, d'autre part, principal constructeur français d'équipements professionnels de pro­jection et de studio cinématographiques au format 16 mm. A ces deux sociétés s'ajoute un dépar­tement dont l'activité principale porte sur les projecteurs de vues fixes et de films en cassettes (...).»

Double vocation : «Thomson-C.S.F. Audio-visuel, indique un communiqué de la Compagnie, aura une double vocation. Son premier aspect sera de mettre à la disposition des utilisateurs la quasi-totalité des auxiliaires électroniques audio-visuels utilisables pour l'éducation et la formation professionnelle circuits fermés de télévision en noir et blanc et en couleur, moyens d'enregistrement et de reproduction(magnétoscopes et E.V.R.), projecteurs de vues fixes et de films, télécinémas, etc.»

Son second aspect concernera la conception et la réalisation de « systèmes audiovisuels allant des laboratoires de langues aux installations complexes faisant appel à l'informatique et pour les­quels elle bénéficiera de l'appui des filiales et unités spécialisées du groupe Thomson-Brandt (...).»

Organisation multinationale : «ThomsonC.S.F. Audio-visuel fait partie, avec la Librairie Hachette et la Banque de Paris et des Pays-Bas, d'un consortium qui est sur le point de conclure un accord avec I'E.V.R. Partnership pour l'exploitation en France de I'E.V.R. (Electro Video Recorder). L' E.V.R. Partnership est actuellement composé de la société américaine C.B.S., de la compagnie anglaise Imperial Chemical Industries et de la société suisse Ciba. Thomson-C.S.F. fabriquera dans ses usines, pour le marché français, les lecteurs de films spéciaux permettant la diffusion, sur l'écran de téléviseurs standards, de programmes pédagogiques ou récréatifs enregistrés sui­vant le procédé E.V.R. La Librairie Hachette assurera, pour la France, la mise en cassettes E.VR. de programmes de toutes provenances (films, bandes magnétiques, etc.) et éventuelle­ment leur diffusion. »

Sans vouloir le moins du monde prêter des intentions autres que légitimes au consortium qui groupe des entreprises américaine, anglaise, suisse, française, hollandaise, dont chacune a elle­même une dimension multinationale et compte avec ses participations des activités diverses qu'elle contrôle, il est significatif que de telles organisations concentrent leurs moyens précisé­ment en vue de l'éducation, de la formation professionnelle, de l'information spécialisée et de l'information de masse.

Faut-il prêter moins d'attention à la nouvelle que la firme américaine I.T.T. a lancé en novembre 1969 (voir Le Monde, 27.XI.69) « une offre publique d'achat sur les actions des Etablissements Pigier (cours privés de formation professionnelle, de secrétariat et de comptabilité principale­ment)» ?

Ce qui peut sembler de prime abord curieux de la part d'une entreprise qui, la vingt-et-unième d'après le classement de Fortune, fait un chiffre d'affaires de quelque 25 milliards de francs, même si les cours Pigier disposent de cinq succursales et de deux cents écoles en France et dans les pays francophones et que, d'autre part, ils alimentent quelque cinquante mille élèves en France et à l'étranger, dont dix mille par correspondance. C'est sans doute que l'enseignement par correspondance est un secteur en plein essor en Europe, mais probablement aussi qu'il est l'une des voies par lesquelles s'établit à moyen et à long terme une possibilité de «contrôle ».

La Grande Entreprise ne se borne plus à la production de produits industriels, comme elle l'a fait jusqu'à ces dernières décennies elle s'oriente de plus en plus vers l'éducation et l'enseignement.

La Mutation des signes – 269 – René Berger

Ce n'est donc pas non plus un hasard si l'informatique met tout en œuvre pour y jouer un rôle dé­cisif. A l'occasion de la 10e Foire européenne de matériel didactique DIDACTA, qui a eu lieu à Bâle en mai-juin 1970, IBM Suisse et IBM Allemagne ont montré dans un stand commun les possibilités d'utilisation d'équipements électroniques : « - Utilisation de l'IBM 1130 à l'aide du lan­gage de programmation APL, comme «ordinateur de table». - Application du traitement graphi­que des données au moyen d'une unité d'affichage et d'un traceur de courbes dans les domaines technico-scientifiques et de gestion d'entreprise (Planned Graphic Support). - Simulation d'un cal­culateur analogique (CSMP -Continuous System Modeling Program). »

Comme le relève le communiqué, l'ordinateur «est en mesure de résoudre de nombreux problè­mes dans l'enseignement et l'administration scolaires. Les causes de ces problèmes sont par exemple, l'effectif croissant d'écoliers, les écoles et les classes bondées, le manque d'enseignants et une évolution extrêmement rapide des matières.

Non seulement nous avons besoin d'apprendre toujours davantage, mais encore ces connaissan­ces vieillissent aujourd'hui plus vite que jamais.»

Tout cela est parfaitement exact, à condition de ne pas en rester là. Il est urgent de comprendre que si l'enseignement de maître à élève a développé et développe une communication et une réa­lité de type «magistral», la communication qui s'élabore à l'instigation des ordinateurs va « mouler » l'esprit des usagers à la fois par les structures de l'appareil, le hardware, davantage encore par la structure des programmes, des packages, du «software»�: «C'est la preuve que le software per­met d'exporter les structures, sans que l'on y prenne garde. Au départ, il porte la marque de la structure où il a été conçu... ; à l'arrivée, lors de son application dans un autre contexte, il pousse à mettre en place des structures identiques à la sienne, car le dialogue hommes-machines qu'il exige commande la distribution des responsabilités dans l'organisme l'utilisateur ainsi, cet orga­nisme finit par ressembler à celui qui a réalisé le programme ou à celui pour lequel il a été conçu. Avec le software, les structures se transmettent donc par moulage.» 16

« Mettez un tigre dans votre ordinateur», conseille CAP, le plus important groupe européen de Software, comme Esso. On ne saurait être plus explicite.

De son côté la SOVAC, «la grande banque française de financements spécialisés, consciente de l'accession du software Computer Service au niveau industriel le plus élevé, assure désormais le financement de cet investissement au même titre que celui d'une machine ou d'un avion d'affaires». «Ceci constitue, ajoute-t-elle,une étape essentielle dans l'histoire de l'informatique. » Après la « préhistoire de l'informatique», qui date des années 1960 et dont l'important était le sys­tème électronique, une décennie a suffi pour faire du software,comme le dit encore l'annonce, <un produit industriel ».

On comprend dès lors qu'UNIVAC n'hésite pas à publier : «Un clair de terre sur l'horizon lunaire... L'avenir est une tradition UNIVAC » sur la foi des « 101 ordinateurs UNIVAC pour les missions Apollo.» Puissance et fiabilité s'allient pour faire de l'ordinateur le père, la mère, le pro­fesseur, le guide, le pilote, la Providence. Aucun domaine ne lui échappe, ni la médecine, ni le droit, ni l'histoire, ni l'esthétique.

Plus et mieux que le directeur de conscience ou le conseiller, il peut intervenir et intervient par­tout, dans tout et à tout moment, aussi bien pour choisir un menu qu'un époux, une épouse, ou des vacances à la carte. Ordi-Vacances, «premier système informationnel offrant au grand public des informations personnalisées pour leurs vacances» jusqu'aux loisirs, aux divertissements, il se mêle de tout.

C'est dans ce nouveau champ que s'élaborent options, attitudes, décisions, initiatives, bref, nos comportements. Chacun de nous est une sorte de «terminal» branché sur la presse, la radio, la té­lévision, bientôt sur les ordinateurs.

16. Richard Armand, Robert Lattès, Jacques Lesourne, Matière grise année zéro. L'aide à la dé­cision. Paris, Ed. Denoèl, 1970, p. 294.

La Mutation des signes – 270 – René Berger

L'ENTREPRISE «SÉMIURGIQUE» pp. 406-409 Le problème est d'autant plus important et grave que si la pauvreté a été le lot de tous les pays au cours de l'histoire, si la faim continue à tuer hommes, femmes et enfants par millions, si les habi­tants des pays dits en voie de développement ne cessent de voir leur sort aggravé, à la fois parla démographie, l'inflation générale et la disproportion grandissante avec les sociétés «post-indus-trielles», il est de fait que les pays riches, quelles que soient les disparates (l'apparition d'un nou­veau prolétariat par exemple), sont entrés dans une ère nouvelle, à la fois sur le plan économique et sur le plan culturel.17

Les produits étant en abondance sur le marché et, relativement, à la portée de tous (du point de vue statistique tout au moins, qui commande le marketing), les désirs, les besoins, les aspirations se portent de moins en moins sur tel objet, sur tel produit que sur les signes dont tel objet, tel pro­duit est affecté en fonction d'une représentation valorisée.

La pan-culture (si l'on me permet ce monstre) est à la mesure, non plus seulement de l'opulence, mais de l'émission «pan-sémique» qui correspond à l'industrialisation et à la communication de masse. Dès lors que la relation a cessé d'exister entre le produit et le besoin, elle s'établit sur l'idée ou l'image qu'on se fait du produit, voire sur la marque...

«...Dans la mesure où la langue reflète la mentalité d'une société, l'abondance de mots communs issus de noms de marque (fermeture éclair, cellophane, frigidaire, secotine, vaseline, klaxon, etc.), atteste la place singulièrement importante que la marque occupe dans l'esprit de nos con­temporains. Tout porte à croire que l'expansion du phénomène de marque est étroitement liée à l'émergence de structures sociales et économiques propres à la civilisation moderne. Conclusion que les enquêtes corroborent pleinement : la préoccupation de la marque croît avec l'extension de l'urbanisation, des moyens de communication de masse, de la participation sociale.

»(...) Les images de marque sont des représentations collectives chargées d'aspirations, d'idéaux,de sentiments plus ou moins obscurs. Elles s'apparentent par là aux mythes. Ainsi, éla­boré à l'aide de techniques scientifiques, s'appuyant constamment sur elles, le message publici­taire aboutit - paradoxe qui jusqu'à présent n'a pas été, à notre connaissance, suffisamment mis en lumière - à l'émergence d'une sorte de mythologie de l'objet quotidien. C'est à travers cet uni­vers mythique, comme à travers un écran,que l'homme d'aujourd'hui perçoit et juge le monde des objets.»18

Aussi ne s'étonne-t-on plus que le tourisme «vende» stations et services, que les hommes politi­ques et les gouvernements cherchent à «améliorer leur image », que les villes s'emploient à «modifier » la leur pour attirer plus d'hôtes, que les « berceaux de l'art et de la culture» soient of­ferts « à partir de F... » par les compagnies aériennes.19

De son côté, la mode est devenue une puissance émettrice qui ne se distingue pas essentielle­ment de la radio, de la télévision, ou même de l'école, sauf qu'elle est plus habile à produire et à manipuler les signes. Est émetteur tout ce qui a pouvoir d'élaborer des messages et de les diffu­ser.

La «pan-sémie» n'est donc pas un néologisme qu'on peut accueillir avec le sourire de circons­tance; elle est la réalité quotidienne dans laquelle nous avons commencé à vivre.

Jamais ne s'est posée autant qu'aujourd'hui, avec une telle acuité, la double question Qui «contrôle» les émetteurs et les diffuseurs�? Qui les dirige�?

Question à laquelle on aurait tort de croire que le recul du temps ou la postérité apporteront la ré­ponse. La pan-sémie produit des messages rapides et massifs à côté desquels les circuits sélec­tifs de la culture traditionnelle sont relativement lents et limités.

Il faut donc espérer que ceux qui font profession de réfléchir, ou qui ont accepté la mission de ré­fléchir, bref, les éducateurs, ne seront pas pris de vitesse par les émetteurs de masse d'autant que «être pris de vitesse» ne signifie plus simplement, comme on le croit encore, être en retard. La vitesse devient elle-même émettrice.

La Mutation des signes – 271 – René Berger

Ceux qui sont à la traîne se trouveront immanquablement devant une culture toujours plus diffé­rente de la leur, qui se sera constituée sans eux, et qu'il sera de plus en plus difficile de rattraper.

Telle est la menace «médusante» à laquelle nous expose le pouvoir grandissant des mass media.

Aussi faut-il prêter la plus grande attention à ceux qui, déjouant les pièges de la «science», osent s'interroger sur elle et sur ses rapports avec l'axiologie, car : «Il n'y a pas de sciences de l'homme où n'intervienne la notion de valeur», déclare Jean La croix. 20

A quoi fait écho l'affirmation non moins nette d'Auguste Salazar-Bondy : «Tout discours réel, or­dinaire ou scientifique, sur l'homme comporte en conséquence une option de valeurs et une inter­vention dans le réel.» 21

La formulation de telles déclarations a l'inconvénient de susciter une adhésion d'autant plus im­médiate et générale que le problème reste posé en termes traditionnels auxquels ne se refuserait de souscrire aucun humaniste digne de ce nom.

En sera-t-il de même quand un économiste, tel François Perroux, en dévoile sans fard les présup­posés et les conséquences ?

«Les conceptualisations de l'économie contemporaine expriment (avec un certain raffinement et dans des systèmes de symboles dont l'apparente rigueur fait illusion) une norme qui doit bien res­ter implicite, parce qu'elle n'est pas démontrée et parce que, si sa discussion commençait, toute l'architecture logique de l'économie orthodoxe menacerait ruine.

» La norme de celle-ci : la contradiction entre l'avantage de l'individu et l'avantage de la collecti­vité est surmontée par le marché laissez faire le marché, consultez son prix et le reste vous sera donné par surcroît.

» De cette forme fondamentale découlent de nombreuses normes-conséquences (du théorème, dirait-on, s'il était démontré, descendent de nombreux corollaires).

» La conceptualisation économique en son état présent n'est pas neutre : elle est une idéologie dissimulée dans un système de concepts apparemment nets, distincts et opérationnels.

» Quant aux modèles économiques, utilisés comme substituts de l'expérimentation (impossible) et comme moyens de l'observation (difficile à organiser scientifiquement), ils sont l'instrument prin­cipal de la libération de la pensée et de l'analyse économiques.

A condition toutefois qu'ils ne soient pas employés eux-mêmes pour justifier et consolider la coa­lition présente des intérêts, les alliances et coalitions actuelles des pouvoirs.

» Une critique serrée de leur structure décèle la contradiction majeure qui les sépare.

» D'un côté, ils admettent la maximation (optimation) tirée des choix supposés rationnels et effi­caces des individus et exprimée en termes de marché, de concurrence.

» De l'autre, ils impliquent nécessairement une combinaison capitaliste de pouvoirs (épargne,investissement, entreprise), sans procurer les moyens de décrire et d'évaluer objective­ment les effets économiques de ces pouvoirs.» Si, comme l'écrit encore l'auteur

« ... Le marché n'est pas intelligible hors de la société où il fonctionne », et qu' «une disproportion éclatante s'accuse entre, d'une part la persistance d'hypothèses de base qui sont dépassées et in­tenables, mais qu'on garde par commodité et, de l'autre, la masse des calculs conduits par des moyens toujours plus puissants et plus rapides»..., «continuer, comme beaucoup le font, sur cette voie, c'est renoncer à contrôler scientifiquement le savoir économique.

C'est participer activement au mensonge social et à la mauvaise foi sociale et mettre en équa­tions (simples, du reste et peu adaptées à l'objet) une idéologie de justification et une apologie in­directe du capitalisme actuel.»

La fausse neutralité de l'orthodoxie et la pseudo-objectivité d'un certain savoir démystifiées, «il reste que l'homme est pour l'homme la ressource unique.

La Mutation des signes – 272 – René Berger

Ce n'est pas dire seulement que la production tend à la consommation.

C'est dire que toute l'activité économique tend à la valorisation de tout l'homme, dans sa double capacité de porteur d'énergies productrices et de porteur de besoins et d'aspirations.

» Le maximum maximorum du rendement économique d'un ensemble social ne peut donc pas être évalué ni même entrevu tant que n'ont pas été entreprises la mise en valeur et la mise en œu­vre systématique de la Ressource humaine.»22

17. Cf. John K. Galbraith, L'ère de l'opulence. Paris, CalmannLévy, 1961, coll. «Liberté de l'Esprit».

18. David Victoroif, Psychosociologie de la publicité. Paris, PUF, 1970, coll. SUP, Le Psycholo­gue N°48, p. 128 et 134.

19. Annonce PIA, Le Monde, 24 mars 1971. «Les hommes d'affaires peuvent aujourd'hui dispo­ser pour le succès de leurs réceptions, pour la satisfaction de leurs clients, et pour le prestige de leurs entreprises, du cadre de plusieurs grands monuments historiques français...

Sous ses magnifiques voûtes gothiques, la salle Saint-Louis de la Conciergerie peut réunir 1200 personnes.» Cf. Annonce de la Caisse Nationale des Monuments historiques, Paris.

20. Cahiers de l'institut de science économique appliquée, Laboratoire du Collège de France as­socié au C.N.R.S., Economies et Sociétés, Tome IV, N° 12, décembre 1970, Genève, Librairie Droz. Jean Lacroix, «Avant-propos », p. 224l

21. Auguste Saiazar-Bondy, «La science appliquée à l'homme peut-elle se passer d'axiologie�?», Ibidem, p. 2251.

22. François Perroux, «Les conceptualisations implicitement normatives et les limites de la mo­délisation en économie». Ibidem, p. 2257-2290, passim

Univac 1

La Mutation des signes – 273 – René Berger

LOGIES ET / OU URGIES? pp. 410-412 Un combat entièrement nouveau a commencé, celui des «-logies» et des «-urgies ».

Le premier suffixe sert généralement à désigner les sciences - archéologie, ethnologie, géologie, théologie... - avec les dérivations en «-logue» et «-logiste» appliquées aux savants qui s'en occu­pent.

L'idée sousjacente ou plutôt le schème qui sous-tend cette conception, c'est que les phénomènes sontappelés à devenir «objets de connaissance», à faire partie d'un ensemble de relations. Dans l'étude raisonnée qui en résulte l'accent portesur la mise en forme réglée de la pensée, de la con­naissance, et de l'information, sur la mise en forme réglée du discours et du comportement du sa­vant.

Toutes les sciences obéissent à ce modèle, qui relève de «l'attitude cognitive».

Le suffixe «-urgie» désigne en revanche ce qui a trait à l'action, à la mise en oeuvre, ainsi qu'on le voit dans métallurgie, sidérurgie, démiurgie par exemple.

L'idée ou le schème qui le soustend se réfère d'abord et avant tout à ce qu'on pourrait appeler par hyperbole «création », ce qui fait que quelque chose qui n'existait pas se met à exister.

Or si les «-logies »se sont multipliées et ont pu prospérer dans des conditions socio-historiques re­lativement stables et à la faveur de circuits de communication eux-mêmes relativement limités et stables, il se pourrait bien qu'aujourd'hui nous soyons aux prises avec des «-urgies» qui ne cessent à leur tour de se multiplier et de proliférer à la faveur du développement des mass media.

S'agit-il d'un combat singulier�? Ou l'issue doit-elle être cherchée dans une complémentarité d'un nouveau type, action et connaissance alliant leurs ressources dans une attitude qui ferait sa part à l'une et à l'autre en même temps�?

En tout état de cause, il semble bien que la sémiologie, «qui étudie la vie des signes au sein de la viesociale» telle que la définit Saussure, doit aujourd'hui se doubler d'une «sémiurgie» qui, non seulement «étudie en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent », mais participe à leur production, à leur transmission, bref, à la réalité produite par les signes.

L'éducation de notre époque est à ce prix.

Elle prend de plus en plus figure de créativité.

Suite et fin avec "POUR UNE ATTITUDE NOUVELLE”

Aperçu d'une démarche nouvelle / Vitesses différentielles et dimensions nouvelles / Les environnements-gigognes / Le nouveau défi (cf. le texte ou la version pdf sous la partie Conseil de l’Europe du site de René Berger)

René Berger

La mutation des signes 1972

J'exprime ma gratitude à ma femme, à mon fils, à mes collaborateurs et amis, ainsi qu'à mon assistante Mme Marie-Thérèse Ketterer, dont le dévouement et l'attachement sont pour beau­

coup dans la réussite de cet ouvrage.

La Mutation des signes – 274 – René Berger