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S O C I OL G I E D' AU J O U R D' HUI. COLLECTION DIRIGÉE PAR GEORGES BALANDIER

MÉMOIRE ET EXPÉRIENCES OLFACTIVES

Anthropologie d'un savoir-faire sensoriel

JOËL CANDAU

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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DU MÊME AUTEUR

Anthropologie de la mémoire, Paris, PUF, 1996, 128 p. (coll. « Que sais-je ? », n° 3160). Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, 226 p. (coll. « Sociologie d'aujourd'hui »).

ISBN 2 13 051140 6 Dépôt légal — 1 édition : 2000, novembre © Presses Universitaires de France, 2000

6, avenue Reille, 75014 Paris

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Introduction

« Les odeurs ! premier témoignage de notre fusion au monde. »

Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960 et 1993, p. 118.

Cet ouvrage ne porte ni sur les parfums ni sur les arômes. Il traite des odeurs ou, plus exactement, de l'expérience olfac- tive en milieu professionnel. Parfums et arômes ne sont que des espèces particulières de produits odorants (perçus soit par voie olfactive directe, soit par voie rétronasale et directe) qui, en tant que tels, relèvent d'une anthropologie de l'olfaction. Ces produits ne seront évoqués ici que dans la mesure où ils sont l'objet de savoirs et de savoir-faire collectifs plus ou moins élaborés.

Si j'ai choisi cet incipit, c'est parce que notre représenta- tion spontanée du monde des odeurs est la plupart du temps réduite à la catégorie des parfums et des arômes. Combien de fois, après avoir expliqué en quelques mots l'objet de ma recherche, ai-je entendu la réponse suivante : « Ah, les par- fums ! » avec, comme complément ou comme variante, l'évocation du vin ou de l'aromathérapie. On peut y voir l'effet d'un environnement socioéconomique où, pour des rai- sons avant tout commerciales, les entreprises « commu- niquent » massivement sur ce registre : les parfums, comme le vin et les produits alimentaires, constituent de fructueux marchés, tant du point de vue de la consommation intérieure que de l'exportation. Mais on peut également supposer qu'il y a là une raison proprement anthropologique : dans le domaine des odeurs comme dans bien d'autres, nos représen- tations et notre mémoire sont éminemment sélectives et pri- vilégient le registre des « bonnes odeurs », meilleures « à pen-

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ser » que les autres. Sans doute y a-t-il une part de vrai dans cette hypothèse, comme on pourra en juger d'après les résul- tats de mon enquête. Cependant, dans plusieurs professions, l'expérience olfactive quotidienne ne peut être restreinte à une sensibilité hédonique ou à une esthétique de l'odorat. Certains de mes informateurs sont régulièrement exposés à des odeurs violentes, agressives, parfois jugées insoutenables. Cette expérience, ils sont plus ou moins capables d'en parler, de la transmettre et de la partager. Je me suis intéressé à cette compétence olfactive généralement négligée tout autant qu'à celle d'un sommelier ou d'un « nez ». C'est donc l'ensemble du champ olfactif que j' aborde dans ce livre, celui de la palette culturellement (et naturellement ?) déterminée qui va des « bonnes » aux « mauvaises » odeurs, sans privilé- gier l'une ou l'autre de ces catégories.

Le verbe aborder n'est pas ici pure rhétorique. Je pense sincèrement être resté à l'orée d'un champ de recherche immense. Il convient de préciser ce que je n'ai pas pu ou pas su faire. Définir un programme de recherche et ses résultats par ce qu'ils ne sont pas est souvent le signe d'une profonde inquiétude épistémologique, bien plus paralysante que le doute, toujours nécessaire. C'est indéniablement mon cas. Comment pourrait-il en être autrement alors que, en sciences humaines et sociales, les travaux sur l'olfaction sont si rares et les chemins si mal balisés ? J'ai donc délibérément écarté certaines voies que j'aurais pu emprunter.

En premier lieu, je n'ai voulu faire ni une histoire de la sensibilité olfactive ni une ethnologie de l'odorat, domaines beaucoup plus vastes que celui que j'explore dans ce travail : l'anthropologie des savoirs et savoir-faire olfactifs mobilisés à des fins professionnelles. Pour autant, je n'ai pas cherché à appréhender toutes les formes partagées d'expertise olfac-

1. Histoire magnifiquement inaugurée par les recherches d'Alain Corbin (Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, 1982, 336 p.), puis par celles d'Annick Le Guérer (Les pouvoirs de l'odeur, Paris, Éd. François Bourin, 1988, 349 p.) et, dans un registre un peu différent, de Georges Vigarello (Le propre et le sale. L'hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, 287 p.).

2. Comme on peut s'en rendre compte à la lecture des travaux de Constance Classen (Worlds of Sense, Londres, Routledge, 1993, 172 p.) ou de David Howes (« Le sens sans parole : vers une anthropologie de l'odorat », Anthropologie et sociétés, 1986, vol. 10, n° 3, p. 29-45).

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tive : la tâche était trop lourde pour prétendre l'inscrire dans le cadre de ce seul ouvrage. Nombreuses, en effet, sont les professions qui pourraient revendiquer une telle compétence : aromaticiens, bactériologistes, employés du gaz, fourniers fromagers-affineurs éboueurs, égoutiers distillateurs, her- boristes jurys de l'industrie alimentaire métallurgistes abatteurs éleveurs chercheurs de truffes tanneurs et peaussiers, sauniers les sourciers peut-être tous les « reni- fleurs » divers en quête de nuisances olfactives etc. Il fau-

1. Voir Roger Cornu, « Voir et savoir », in Denis Chevalier (sous la dir. de), Savoir faire et pouvoir transmettre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1991, p. 92-93.

2. Voir Catherine Moncoffre, « La maison du fromage », in Catherine N'diaye (sous la dir. de), La gourmandise. Délices d'un péché, Paris, Éditions Autrement, 1993, p. 167-170.

3. Agnès Jeanjean, « Travailler et penser une matière impensable », in Marie- Pierre Julien, Jean-Pierre Warnier (sous la dir. de), Approches de la culture matérielle. Corps à corps avec l'objet, Paris, L'Harmattan, 1999, p. 73-85 ; du même auteur : « Les égouts de Montpellier : mots crus et mots propres », Ethnologie française, XXIX, 1999, 4, p. 607-615.

4. Sur le « coup de nez » des herboristes, voir Raphaële Garreta, « Les arômes des simples : l'herboristerie aujourd'hui », in Danielle Musset, Claudine Fabre- Vassas (sous la dir. de), Odeurs et parfums, Paris, Éditions du CTHS, 1999, p. 125-131.

5. André Holley, Éloge de l'odorat, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 231-232. 6. Selon Edward T. Hall, Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979, p. 182. 7. Noélie Vialles, Le sang et la chair, Paris, Éditions de la Maison des sciences

de l'homme, 1987, p. 95-101. Il s'agit ici moins d'un savoir-faire olfactif — bien que les abatteurs soient capables de distinguer l'odeur des porcs de toutes les autres — que d'un rapport très fort aux odeurs, au point de les incorporer, en particulier celle du sang, si prégnante qu'elle se confond presque avec l'odeur d'abattoir.

8. « Une bonne herbe, ça se sent, ça ne s'explique pas », déclare un éleveur de vaches dans Le Monde du 23 septembre 1999.

9. Boyd Gibbons cite le cas de chercheurs de truffes de l'Oregon capables de les détecter à l'aide de leur seul organe olfactif : « The Intimate Sense of Smell », Natio- nal Géographic Magazine, vol. 170, n° 3, septembre 1986, p. 339. À Belley, dans l'Ain, j'ai rencontré des truffiers capables de la même performance.

10. Sur la perception par les sauniers du parfum floral du sel, et le caractère socialement construit de cette perception qui fut un temps utile « pour déterminer les caractéristiques du processus de la cristallisation du sel marin », voir Laurence Hérault, « L'odeur du sel », in D. Musset, C. Fabre-Vassas, op. cit., p. 191-200.

11. Sur l'éventualité d'une sensibilité olfactive sourcière, voir Manuel Ivone Cunha et Jean-Yves Durand, « Odeurs, odorat, olfaction : une ethnographie osmolo- gique », in D. Musset, C. Fabre-Vassas, op. cit., p. 161-177.

12. Une renifleuse ou « olfactrice en chef » est employée chez Daimler-Chrysler AG, près de Stuttgart, pour contrôler l'odeur des matériaux nécessaires à la fabrica- tion des Mercedes-Benz (Courrier international, n° 494, 20 au 26 avril 2000, p. 71). Voir encore Vincent Moriniaux, « Les odeurs de levure dans la ville de Maisons- Alfort », in Robert Dulau, Jean-Robert Pitte (sous la dir. de), Géographie des odeurs,

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drait prolonger cette liste et dresser ainsi l'inventaire des mul- tiples métiers faisant appel d'une manière ou d'une autre à l'odorat. Mon projet anthropologique est bien plus modeste : prenant appui sur quelques expertises olfactives seulement, j'essaie d'appréhender les savoirs et les savoir-faire profes- sionnels qui les fondent.

En regard de ce dernier objectif, ma recherche présente encore une limite fâcheuse : souvent, je n'ai pas pu attester la réalité des savoir-faire revendiqués par mes informateurs. La plupart des observations ont été faites sur leur lieu de travail mais, pour de nombreuses raisons (mon incapacité à experti- ser les savoir-faire objectifs des problèmes pratiques, des questions d'hygiène ou de sécurité, etc.), je n'ai pas été en mesure de vérifier en « situation naturelle » que tel chef de cuisine discriminait parfaitement l'odeur de cuisson du beurre ordinaire et celle du beurre au lait cru ou que tel sapeur- pompier diagnostiquait avec une quasi-certitude le degré de dangerosité d'un feu éteint en fonction de son odeur. C'est évidemment un des reproches que l'on peut adresser à ce tra- vail. Il est sérieux mais non décisif, pour trois raisons. D'une part, je n'ai a priori aucune raison de mettre en doute la réa- lité des compétences que s'attribuent les professionnels ren- contrés au cours de cette enquête : dans le contexte d'une recherche dont j'étais le seul instigateur, sans aucun lien avec

Paris, L'Harmattan, 1998, p. 161 : des enquêtes ont été financées par des entreprises dont l'activité est souvent à l'origine d'« odeurs-nuisances » (papeterie, industrie agro-alimentaire, pétrochimie par exemple). Des renifleurs (ou flaireurs) volontaires ont alors évalué sur toute une année l'odeur et la répartition des émanations des usi- nes. Il faut noter que s'il existe des appareils permettant de mesurer le taux de pollu- tion de l'air et la présence d'odeurs (nez électroniques, chimio-détecteurs physi- ques, etc.). le nez humain reste encore indispensable pour évaluer le degré de gêne provoqué par ces odeurs. Dans un autre registre, on peut songer aux renifleurs d'odeurs corporelles employés par des fabricants de produits déodorants : voir B. Gibbons, op. cit., p. 330-331.

1. La difficulté est d'autant plus grande que, d'une part, beaucoup de savoir- faire sont, par essence, informels et, d'autre part, débordent la plupart du temps du cadre strict du travail pour s'inscrire dans une culture quotidienne de la profession. Sur ces deux points, voir Paul Rasse, « La cité aromatique. Culture, techniques et savoir-faire dans les industries de la parfumerie grassoise », Terrain, n° 16, mars 1991, p. 14 et Denis Chevalier, Isac Chiva, L'introuvable objet, in D. Chevalier, op. cit., p. 5.

2. Jacques Theureau, « Cours d'action et savoir-faire », in D. Chevalier, op. cit., p. 46.

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leur entreprise, leur institution ou leur hiérarchie, il n'y avait de leur côté, me semble-t-il, aucun intérêt particulier à sures- timer ces compétences. D'autre part, l'expertise dont ils font preuve quotidiennement dans l'exercice de leur métier, par- fois depuis dix ou vingt ans, plaide en faveur du professionna- lisme qu'ils se prêtent et représente à mes yeux une garantie suffisante. Enfin et surtout, maintenir une semblable exi- gence d'attestation dans le domaine de l'anthropologie des sens reviendrait en fin de compte à s'interdire toute re- cherche : en effet, la plupart des savoirs sensoriels consistent en des perceptions qu'il est illusoire de prétendre attester sans les expérimenter soi-même. Voilà des perspectives de recherche stimulantes mais qui demanderaient à l'anthro- pologue bien plus qu'une seule vie ! Je suis donc incapable de distinguer avec une certitude absolue les savoirs réels des croyances dans la réalité de ces savoirs mais tout me porte à créditer mes informateurs des premiers.

En définitive, je n'ai pas procédé à une description des savoirs olfactifs mais à la collecte des discours qui les décri- vent, c'est-à-dire à l'interprétation de ce que Jacques Theu- reau appelle des cours d'action : « Ce qui, dans l'activité d'un (ou plusieurs) acteur(s) est significatif pour ce (ou ces) der- nier(s), c'est-à-dire racontable et commentable par lui (ou eux). »' Il s'agit par conséquent de ce qu'on pourrait appeler une ethnographie de surface, si cette expression ne choque pas trop. Si elle est impropre à restituer toute la chaîne opéra- toire de l'expérience olfactive et si, par sa nature même, elle tend à présenter sous leur seule forme linguistique des savoirs qui ne s'y réduisent pas, elle n'en constitue pas moins un aspect essentiel à leur compréhension : le discours sur les savoirs et savoir-faire, olfactifs ou autres, fait partie de ces savoirs et savoir-faire, ce que les représentants des professions intellectuelles savent d'ailleurs fort bien.

L'odorat est un sens discrédité, dit-on. Comme on le verra, cette enquête tend à prouver le contraire. Je discuterai ce point de vue largement répandu — au point de devenir un lieu commun — dans le premier chapitre, consacré aux fondements théoriques d'une anthropologie de l'olfaction. Le second cha-

1. J. Theureau. op. cit., p. 45.

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pitre donne les informations sur la physiologie de l'odorat indispensables à l'anthropologue dès lors qu'il défend un point de vue matérialiste, ce qui est mon cas. Dans le troi- sième chapitre, j'entre de plain-pied dans le domaine des représentations. J'aborde en effet la notion de perception olfactive. Dans cette perspective, il est logique que je com- mence à rendre compte des résultats de l'enquête empirique. En effet, si celle-ci ne nous apprend rien sur la sensation pure, elle peut nous renseigner sur les percepts : ceux-ci sont le pro- duit d'une première information de la sensation qui passe entre autres par sa nomination. Je poursuis cette discussion dans le quatrième chapitre en essayant, toujours à partir de données ethnographiques, de préciser les modalités de la mémorisation des odeurs et de leur catégorisation. Dans le cinquième et dernier chapitre, je traite la question selon moi essentielle pour l'anthropologie : celle de la réalité du partage. Partage des sensations et des perceptions, partage des savoirs et des savoir-faire olfactifs, partage d'un lexique et des signi- fications qu'il revêt pour les locuteurs : autant de questions dont les réponses conditionnent l'existence de ce qu'on pourra peut-être appeler une culture olfactive.

Les différents moments de toute expérience sensorielle ayant vocation à être partagée se distribuent ainsi tout au long des chapitres de l'ouvrage : sentir, percevoir, nommer, mémoriser, catégoriser, transmettre. Il ne faut pas y voir une chronologie stricte de cette expérience mais les dimensions d'un processus au cours duquel ces diverses dispositions cognitives sont parfois mobilisées de manière séquentielle, d'autres fois en parallèle ou, encore, de manière récursive ou rétroactive. La nomination du stimulus olfactif, par exemple, est généralement transversale à la sensation, sa mémorisa- tion, sa catégorisation et sa transmission. La mémoire, de même, est présente à chaque instant d'une expérience senso- rielle Au-delà de « la diversité de l'expérience sensible » dont ont largement fait état les ethnologues, on a là quelques illustrations de sa complexité. J'espère ne pas en donner une image trop réductrice dans cet ouvrage.

1. «Le souvenir de nombreuses choses, c'est ce qu'on nomme expérience » : Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Sirey, 1971, p. 16.

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Si, à la fin de ce texte, le lecteur juge que cet espoir n'était pas vain, je le devrais essentiellement à tous ceux que, dans le jargon de notre discipline, nous désignons d'un terme dont la connotation policière m'a toujours gêné : les « informa- teurs ». J'exprime ici à chacun d'entre eux ma plus sincère gratitude : David Baggs, Claire Béranger, Jean-Pierre Bian- cheri, Félix Bottin, Bernard Clair, Jacques Chibois, Pierre Dalmasso, Olivier Dourthe, Louis et René Fognini, Fabrice Frion, Robert Galli, Jean-Marc Gelot, Jean-Claude Guillon, Philippe Iemmi, René Isakovitch, Jean-François Issautier, Jean-Marc Janin, Serge Kalouguine, Valérie Massardier, Jérôme Paquette, Brigitte Petit, Patrice Philipoteaux, Jacqueline Pulcini, Gérald Quatrehomme, Jean Rivolet, Michel Roudnitska, Jean-Christophe Rovella, Marie- Christine Semat, Mathieu Solé, José Sozzani, Franck Tho- mas, Bruno Tingali, Jean-Luc Vergari, Thierry Viotti, Alain Xerri.

Dans mes remerciements, je ne saurais oublier Jane Cobbi, Claude Gaignebet, Jean-Michel Marchetti, Marcel Vuillaume et Françoise Zonabend pour leurs suggestions de lecture, Alain Audibert, Pierre Gouirand, Michèle Ducerisier, Yves Garidel et Michèle Merowka pour l'aide pratique à la réalisa- tion des enquêtes. Jean-Pierre Jardel, Jean Poirier et Paul Rasse ont bien voulu lire le manuscrit avec un soin scrupu- leux : je leur dois plusieurs améliorations apportées à ce texte, toutes ses imperfections incombant naturellement à moi seul.

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Chapitre 1

Un sens méconnu

« Du charme des parfums je ne me mets guère en peine. Absents, je ne les recherche pas ; présents, je ne les repousse pas ; je suis prêt à m'en passer toujours. C'est du moins ce qui me semble ; peut-être suis-je dupe. »

Saint Augustin, Les Confessions, livre dixième, XXXII.

L'organe le plus ingrat, soutient Kant, est celui de l'odorat. Il ne vaut guère la peine de le cultiver. Cependant, ajoute-t-il, ce sens n'est pas dénué d'importance « comme condition négative du bien-être » En effet, grâce à lui, on peut éviter de respirer un air nocif ou de consommer des nour- ritures avariées. Sans enthousiasme, Kant concède ainsi au sens olfactif les vertus qu'il prête en dernière analyse à la sensibilité : « Aucun objet ne peut nous être donné d'une autre façon. » L'ambivalence kantienne rejoint la perplexité augustinienne qui, elle-même, fait songer aux interrogations

1. Emmanuel Kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique in Œuvres phi- losophiques III, Paris, Gallimard, 1986, p. 977.

2. E. Kant, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophiques III, Paris, Galli- mard, 1980, p. 782. Sur ce point précis, on pense évidemment au mot d'ordre de l'empirisme — nihil in mente quod non prius, in sensu —, à l'intuition ockhamienne sur la localité sensible comme seul mode d'être de l'étant singulier (les sensations seules donnent la certitude de l'existence de la chose), aux thèses humiennes assimilant l'homme à un faisceau de sensations (Enquête sur l'entendement humain), à l'atomisme russellien réduisant les fictions logiques que sont les objets physiques à un ensemble de données sensorielles, ou encore, pour la philosophie d'une conscience qui s'incarne dans l'immédiateté du senti, à Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, 531 p.

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