Michel Zévaco-La Fin de Pardaillan-9

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Michel Zévaco LA FIN DE PARDAILLAN Les Pardaillan – Livre IX 1926 – Tallandier, Le Livre national n°551 Grand roman de drame et de l’amour Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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  • Michel Zvaco

    LA FIN DE PARDAILLAN

    Les Pardaillan Livre IX

    1926 Tallandier, Le Livre national n551Grand roman de drame et de lamour

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  • Table des matires

    I

    RUE SAINT-HONOR ........................................................... 7

    II

    AUTOUR DU PILORI SAINT-HONOR ............................. 15

    III

    LA DAME AUX YEUX NOIRS SE FAIT CONNATRE ....... 28

    IV

    LA MARCHE LA POTENCE ............................................. 36

    V

    COMMENT FINIT LALGARADE ....................................... 46

    VI

    LE ROI .................................................................................. 65

    VII

    DANCIENNES CONNAISSANCES ..................................... 81

    VIII

    PREMIER CONTACT .......................................................... 90

    IX

    O LON VOIT ENCORE INTERVENIR LA DUCHESSE DE SORRIENTS ..................................................................... 108

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  • XLANDRY COQUENARD ..................................................... 117

    XI

    CONFIDENCES .................................................................. 135

    XII

    LA FORTUNE SE PRSENTE ........................................... 148

    XIII

    LES PETITS SECRETS DE LANDRY COQUENARD ........ 161

    XIV

    VALVERT SE MONTRE HSITANT ................................. 173

    XV

    REVIREMENT ................................................................... 190

    XVI

    LA DCLARATION ........................................................... 204

    XVII

    O ALLAIT LA PETITE BOUQUETIRE ......................... 215

    XVIII

    MAMAN MUGUETTE ........................................................ 221

    XIX

    LABANDONNE ............................................................... 237

    3

  • XX

    LES AUDIENCES PARTICULIRES DE LA DUCHESSE DE SORRIENTS ..................................................................... 254

    XXI

    PARDAILLAN REPARAT ................................................. 263

    XXII

    FAUSTA ET CONCINI ....................................................... 272

    XXIII

    PARDAILLAN SUIT ENCORE FAUSTA ........................... 293

    XXIV

    LE DUC DANGOULME ET FAUSTA ............................. 300

    XXV

    LE DUC DANGOULME ET FAUSTA (suite) ................. 320

    XXVI

    UN INCIDENT ................................................................... 328

    XXVII

    PARDAILLAN ET FAUSTA ............................................... 338

    XXVIII

    LONORA GALIGA .......................................................... 363

    4

  • XXIX

    CONCINI ............................................................................ 377

    XXX

    ODET DE VALVERT .......................................................... 403

    XXXI

    ODET DE VALVERT (suite) ............................................... 414

    XXXII

    LE CONDUIT SOUTERRAIN ............................................ 433

    XXXIII

    LE PRE ET LA FILLE ...................................................... 457

    XXXIV

    LA PETITE MAISON DE CONCINI .................................. 469

    XXXV

    LA PETITE MAISON DE CONCINI (suite) ...................... 486

    XXXVI

    LA PETITE MAISON DE CONCINI (fin) .......................... 497

    XXXVII

    AUTOUR DE LA MAISON ................................................. 523

    XXXVIII

    LA SORTIE ......................................................................... 532

    5

  • XXXIX

    UN INCIDENT IMPRVU ................................................. 548

    XL

    DE CONCINI FAUSTA ................................................... 569

    XLI

    LALGARADE DE LA RUE DE LA COSSONNERIE ......... 595

    propos de cette dition lectronique .............................. 607

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  • IRUE SAINT-HONOR

    Une matine de printemps claire, caresse de brises folles parfumes par les arbres en fleur des jardins du Louvre proches

    Ctait lheure o les mnagres vont aux provisions. Dans la rue Saint-Honor grouillait une foule bariole et affaire. Les marchands ambulants, portant leur marchandise sur des ven-taires, les moines quteurs et les aveugles des Quinze-Vingts, la besace sur lpaule, allaient et venaient, assourdissant les pas-sants de leurs cris lancs dune voix glapissante, agitant leurs sonnettes ou leurs crcelles.

    lentre de la rue de Grenelle (rue J. -J. Rousseau) moins anime, stationnait une litire trs simple, sans armoiries, dont les mantelets de cuir taient hermtiquement ferms. Derrire la litire, quelques pas, une escorte dune dizaine de gaillards arms jusquaux dents : figures effrayantes de coupe-jarrets daspect formidable, malgr la richesse des costumes de teinte sombre. Tous monts sur de vigoureux rouans1, tous silencieux, raides sur les selles luxueusement caparaonnes, pareils des statues questres, les yeux fixs sur un cavalier autre statue questre formidable lequel se tenait droite de la litire, contre le mantelet. Celui-l tait un colosse norme, un gant comme on en voit fort peu, avec de larges paules capables de supporter sans faiblir des charges effroyables, et qui devait tre

    1 Rouan : cheval dont les crins sont noirs et la robe forme de poils rougetres et de poils blancs.

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  • dou dune force extraordinaire. Celui-l, assurment, tait un gentilhomme, car il avait grand air, sous le costume de velours violet, dune opulente simplicit, quil portait avec une lgance imposante. De mme que les dix formidables coupe-jarrets dont il tait sans nul doute le chef redout tenaient les yeux fixs sur lui, prts obir au moindre geste ; lui, indiffrent tout ce qui se passait autour de lui, tenait son regard constam-ment riv sur le mantelet prs duquel il se tenait. Lui aussi, de toute vidence, se tenait prt obir un ordre qui, tout instant, pouvait tre lanc de lintrieur, de cette litire si mystrieusement calfeutre.

    Enfin, gauche de la litire, pied, se tenait une femme : costume pauvre dune femme du peuple, dune irrprochable propret, teint blafard, sourire visqueux, ge imprcis : peut-tre quarante ans, peut-tre soixante. Celle-l ne soccupait pas de la litire contre laquelle elle se tenait colle. Son il demi ferm, singulirement papillotant, louchait constamment du ct de la rue Saint-Honor, surveillait attentivement le va-et-vient incessant de la cohue.

    Tout coup elle plaqua ses lvres contre le mantelet et, voix basse elle lana cet avertissement :

    La voici, madame, cest Muguette, ou Brin de Muguet, comme on lappelle.

    Un coin du lourd mantelet se souleva imperceptiblement. Deux yeux larges et profonds, dune angoissante douceur, pa-rurent entre les plis et regardrent avec une ardente attention celle que la vieille venait de dsigner sous ce nom potique de Brin de Muguet.

    Ctait une jeune fille de dix-sept ans peine, une adorable apparition de jeunesse radieuse, de charme et de beaut. Fine, souple, elle tait gentille ravir dans sa coquette et presque

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  • luxueuse robe de nuance clatante, laissant dcouvert des chevilles dune finesse aristocratique, un mignon petit pied l-gamment chauss. Sous la collerette, rabattue, garnie de den-telle, do mergeait un cou dune admirable puret de ligne, un large ruban de soie maintenait devant elle un petit ventaire dosier sur lequel des bottes de fleurs taient tales en un dsordre qui attestait un got trs sr. Lil espigle, le sourire relev dune pointe de malice, le teint dune blancheur blouis-sante, capable de faire plir les beaux lis quelle portait devant elle, la dmarche assure, vive, lgre, infiniment gracieuse, elle voluait parmi la cohue avec une aisance remarquable. Et dune voix harmonieuse, singulirement prenante, elle lanait son cri :

    Fleurissez-vous ! Voici Brin de Muguet avec des lis et des roses ! Fleurissez-vous, gentilles dames et gentils sei-gneurs !

    Et la foule accueillait celle qui se donnait elle-mme ce nom de fleur, frais et pimpant : Brin de Muguet, avec des sou-rires attendris, une sympathie manifeste. Et voir lempresse-ment avec lequel les gentilles dames et les gentils seigneurs qui ntaient souvent que de braves bourgeois ou de simples gens du peuple achetaient ses fleurs sans marchander, il tait non moins manifeste que cette petite bouquetire des rues tait comme lenfant gte de la foule, une manire de petit person-nage jouissant au plus haut point de cette chose inconstante et fragile quon appelle la popularit. Il est certain que ce joli nom : Brin de Muguet qui semblait tre fait exprs pour elle tant il lui allait ravir ce nom que daucuns abrgeaient en disant simplement Muguette, voltigeait sur toutes les lvres avec une sorte daffection mue. Il est certain aussi quelle devait faire dexcellentes affaires, car son ventaire se vidait avec rapidit, cependant que senflait le petit sac de cuir pendu sa ceinture, dans lequel elle enfermait sa recette mesure.

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  • Derrire Brin de Muguet, distance respectueuse, sans quelle part le remarquer, un jeune homme suivait toutes ses volutions avec une patience de chasseur lafft, ou damou-reux. Ctait un tout jeune homme vingt ans peine mince, souple comme une lame dacier vivante, fier, trs lgant dans son costume de velours gris un peu fatigu et faisant sonner haut les normes perons de ses longues bottes de daim souple, moulant une jambe fine et nerveuse jusqu mi-cuisse. Une de ces tincelantes physionomies o se voyait un mlange piquant de mle hardiesse et de purile timidit. Il tenait la main un beau lis clatant et, de temps en temps, il le portait ses lvres avec une sorte de ferveur religieuse, sous prtexte den respirer lodeur. Il est certain quil avait achet cette fleur la petite bou-quetire des rues. voir les regards chargs de passion quil fixait sur elle, de loin, on ne pouvait se tromper : ctait un amoureux. Un amoureux timide qui, en toute certitude, navait pas encore os se dclarer.

    La mystrieuse dame invisible, qui se tenait attentive der-rire les mantelets lgrement soulevs de sa litire, ne remar-qua pas ce jeune homme. Ses grands yeux noirs dune angois-sante douceur tout ce que nous voyons delle pour linstant se tenaient obstinment fixs sur la gracieuse jeune fille et ltu-diaient avec une sret qui, avec des yeux comme ceux-l, de-vait tre remarquable. Aprs un assez long examen, elle laissa tomber travers le mantelet, dune voix de douceur trange-ment pntrante :

    Cette jeune fille a lair dtre trs connue et trs aime du populaire.

    Si elle est connue ! sexclama la vieille, je crois bien, sei-gneur ! Quand je suis revenue Paris, il y a une quinzaine, je nentendais parler partout que de Muguette ou de Brin de Mu-guet. Jtais loin de me douter que ctait elle. Quand je lai ren-contre par hasard, quelques jours plus tard, jai t tellement

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  • saisie que je nai pas su laborder. Et, quand jai voulu le faire, elle avait disparu.

    Et tu es sre que cest bien la mme qui te fut remise, en-fant nouveau-n, par Landry Coquenard ?

    Lequel Landry Coquenard tait alors lhomme de confiance, lme damne de signor Concino Concini, lequel n-tait pas alors suffit Oui, madame, cest bien elle ! cest la fille de Concini !

    Ceci tait prononc avec la force dune conviction que rien ne pouvait branler. Il y eut un silence bref, au bout duquel la dame invisible posa cette autre question :

    La fille de Concini et de qui ? Le sais-tu ?

    Cette question tait pose avec une indiffrence apparente. Mais linsistance avec laquelle les yeux noirs fouillaient les yeux papillotants de la vieille penche sur le mantelet indiquait que cette indiffrence tait affecte.

    De qui, rpondit la vieille en hochant la tte dun air dpit, voil la grande question ! Vous pensez bien, madame, que jai cherch dcouvrir le nom de la mre. Le diable tem-brouille ! Cest quil en avait des matresses, dans ce temps-l, le seigneur Concini ! Tout de mme jaurais peut-tre fini par trouver. Mais je ne suis pas italienne, moi.

    Pour une misre, une niaiserie, je venais de perdre la place que joccupais dans une noble famille de Florence.

    Tu avais vol ta matresse, interrompit la dame invisible, sans dailleurs marquer la moindre rprobation.

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  • Vol ! sindigna la vieille, si on peut dire ! Voil un bien gros mot pour un malheureux bijou qui ne valait pas cent du-cats ! Quoi quil en soit, madame, non seulement jtais chas-se, mais encore il me fallait quitter la Toscane si je ne voulais tter des geles italiennes. Cest ce moment que Landry Co-quenard, avec lequel jtais lie, vu que nous tions franais tous les deux, me remit la petite que jemportai avec moi. Allez donc faire des recherches dans ces conditions surtout quand on nest pas riche.

    Et avec un soupir de regret intraduisible, elle ajouta :

    Non, madame, je ne sais malheureusement pas le nom de la mre ! Et cest bien dommage car il y avait peut-tre une fortune gagner avec ce secret-l !

    Elle tait sincre, ctait vident. Cest ce que dut se dire la dame invisible, car aussitt ses yeux cessrent de la fouiller pour se reporter sur Brin de Muguet qui continuait son gracieux mange, sans se douter quon soccupait ainsi delle. Et revenant la vieille, attentive, elle insista :

    Tu es bien sre que cest elle ? Tu es bien sre de ne pas te tromper ?

    Voyons, madame, je lai leve jusqu quatorze ans, moi, cette petite. Il ny a gure plus de trois ans quelle ma plante l en me jouant un tour abominable qui Mais suffit, ceci, ce sont mes petites affaires Elle nest pas change, allez. Elle a un peu grandi, un peu renforci, mais cest toujours elle, et je lai recon-nue du premier coup dil.

    Et se tournant vers la jeune fille, une lueur mauvaise dans les yeux, les lvres pinces, la voix sche, menaante :

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  • Tenez, regardez-la faire Cest pourtant moi qui lui ai appris son mtier, moi qui me suis sacrifie pour elle En ramasse-t-elle, de largent, en ramasse-t-elle ! En bonne justice, cest moi quil devrait revenir tout cet argent et il y en a ! La gueuse ! elle me pille, elle me vole, elle massassine ! Je ne sais ce qui me retient daller lui mettre la main au collet et de la ramener au logis grand renfort de bourrades aprs lui avoir subtilis tout cet argent quelle entasse dans son sac de crainte daccident.

    Eh bien, fit la dame invisible, va. Cest en effet le meilleur moyen de massurer quil ny a pas de confusion possible.

    La vieille, avec une grimace de satisfaction hideuse, allait slancer.

    Un instant, commanda la dame, il ne sagit pas daller in-jurier, maltraiter et dpouiller cette enfant. Sur ta vie, je te d-fends de toccuper delle qui mappartient dsormais.

    Ceci avait t prononc sans lever la voix qui avait conser-v son inaltrable douceur pntrante. Mais il y avait un tel ac-cent dindicible autorit dans cette voix, ces beaux yeux sombres, dune si angoissante douceur, eurent soudain une telle fulguration, que la vieille sentit le frisson de la petite mort lui secouer lchine. Et se courbant presque jusqu lagenouille-ment, elle grelotta :

    Jobirai, madame, jobirai.

    Au reste, reprit la dame, tu ne perdras rien. Je tachte les prtendus droits sur cette enfant. Et je te payerai au centuple ce quelle aurait jamais pu te rapporter. Va, maintenant, va, et sois douce si tu peux.

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  • La vieille se courba de nouveau, avec, cette fois, une gri-mace de jubilation intense au lieu de sa prcdente grimace de terreur. Et tandis quelle se coulait vers la rue Saint-Honor, ra-sant les maisons en une dmarche oblique qui la faisait ressem-bler quelque larve monstrueuse, une flamme de cupidit dans ses yeux fuyants, elle songeait part elle :

    Ma fortune est faite ! Cest une vraie bndiction pour moi davoir rencontr cette illustre dame si riche et si g-nreuse !

    Cependant, il faut croire que la cupidit tait insatiable chez elle ; car, aussitt aprs stre rjouie ; elle se lamentait avec un regret amer :

    Si seulement je pouvais faire dire cette petite peste de Muguette puisque cest ainsi quon lappelle maintenant si je pouvais lui faire dire ce quelle a fait de la petite Lose quelle ma vole quand elle sest sauve de chez moi, cest cela qui fe-rait tomber dans ma bourse une apprciable quantit dcus de plus. Et ce nest pas ddaigner. Elle ne sait pas, elle, mais je sais, moi, que cette petite Lose est lunique enfant du sire de Pardaillan quon dit trs riche dans son pays de Saugis, et qui, jen suis sre, nhsiterait pas sacrifier toute sa fortune pour retrouver son enfant bien-aime. Cest voir, cela, cest voir !

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  • II

    AUTOUR DU PILORI SAINT-HONOR

    Cependant Brin de Muguet continuait son frais et dlicat mtier. Son ventaire tait peu prs vide, il ne lui restait plus que quelques bottes de fleurs. Par contre, son petit sac de cuir senflait dune manire imposante. Elle sactivait de son mieux afin de placer ses dernires fleurs aprs quoi sa journe serait acheve. Tout au moins en ce qui concernait la vente.

    Ce fut ce moment que, soudain, la vieille se dressa devant elle, les deux poings sur les hanches. Brin de Muguet plit af-freusement. Elle recula prcipitamment, comme si elle avait mis tout coup le pied sur quelque bte venimeuse. Et elle cria :

    La Gorelle !

    Et il y avait un tel accent de frayeur dans sa voix trangle, que lamoureux, qui la suivait toujours, sapprocha vivement, fixant sur la vieille femme un regard menaant qui lui et donn fort rflchir si elle y avait pris garde. Mais elle ne fit pas at-tention ce jeune homme. Elle ricana :

    Mais oui, ma petite, cest moi, Thomasse La Gorelle. Tu ne tattendais pas me rencontrer, hein ?

    La Gorelle ! rpta Brin de Muguet, comme si elle ne pouvait en croire ses yeux.

    La pauvre petite se tenait devant Thomasse La Gorelle puisquil parat que ctait son nom tremblante et apeure

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  • comme le frle oiselet qui voit fondre sur lui loiseau de proie prt le dchirer des serres et du bec.

    Cest bien moi, rpta la mgre avec son sourire vis-queux. Moi qui tai leve, nourrie, soigne quand tu tais malade, et que tu as carrment plante l quand tu tes sentie mme de gagner ta pte. Ah ! on ne peut pas dire que la recon-naissance ttouffe, toi ! Moi qui, durant prs de quatorze ans, me suis dvoue et sacrifie pour toi, comme et pu le faire une vraie mre !

    Il est probable quelle et continu longtemps sur ce ton doucereux dhypocrites dolances. Mais dj la jeune fille stait ressaisie. Dans la rue, elle tait chez elle. Ctait son domaine, elle, la rue. Elle savait bien quelle y trouverait toujours des d-fenseurs, hommes ou femmes. Pourquoi trembler alors ? Na-vait-elle pas le bon droit pour elle ? Et elle se redressait, et dune voix ferme elle interrompait :

    Que me voulez-vous ? Prtendez-vous mobliger vous suivre dans votre taudis pour my astreindre un labeur au-des-sus de mes forces, my rouer de coups, my faire mourir lente-ment de misre et de mauvais traitements, comme vous lavez fait autrefois ? Dieu merci, je me suis tire de vos griffes, o je serais morte depuis longtemps sil navait tenu qu vous. Vous ne mtes rien, je ne vous dois rien, vous navez aucun droit sur moi ; passez votre chemin et laissez-moi tranquille.

    Elle ne tremblait plus. Elle paraissait dcide se dfendre avec toute la vigueur dont elle tait capable. Une lueur funeste salluma dans les yeux torves de La Gorelle qui oublia les recom-mandations imprieuses de la dame inconnue. Par bonheur, la jeune fille, sans y songer, avait lev la voix. Ses paroles avaient t entendues. Des curieux staient arrts, tendaient loreille, considraient la mgre avec des mines renfrognes qui nan-nonaient pas prcisment la sympathie. Lamoureux, au pre-

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  • mier rang, avait pass son lis dans son pourpoint, dardait sur la vieille deux yeux tincelants, tortillait sa fine moustache nais-sante de lair nerveux dun homme qui la main dmange fu-rieusement. Nul doute quil ne ft dj intervenu si, au lieu dune femme, il avait eu un homme devant lui.

    La Gorelle coula un regard inquisiteur sur les curieux. Elle tait intelligente, la vieille sorcire ; elle se rendit fort bien compte des dispositions peu bienveillantes de ceux qui lentou-raient. Elle comprit quelle allait se faire huer, charper peut-tre, si elle se livrait quelque violence intempestive. Elle frmit de crainte pour sa prcieuse carcasse. Les recommandations de la dame invisible lui revinrent alors la mmoire. Instantan-ment, son attitude se modifia. Elle devint tout miel. Et de son air doucereux, avec un sourire quelle sefforait de rendre enga-geant et affectueux, et qui ne russissait qu la rendre plus hi-deuse encore, elle protesta :

    L ! l ! tu es bien toujours la mme : vive et emporte comme une soupe au lait ! Rassure-toi, je ne veux pas temme-ner. Je sais bien que je ne suis pas ta mre et que je nai aucun droit sur toi. Tu nas donc rien craindre de moi.

    Alors, laissez-moi passer. Je suis presse de finir mon travail, rpliqua Brin de Muguet qui se tenait sur ses gardes.

    Toujours vive, donc ! plaisanta La Gorelle. Tu as bien une minute, une toute petite minute maccorder.

    Et larmoyant :

    Sainte Thomasse me soit en aide, je ne suis pas ta mre, cest vrai Tout de mme, je tai leve si tu loublies, toi, je ne loublie pas, moi, et je taime, vois-tu, comme si tu tais ma propre fille.

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  • Enfin, que voulez-vous ?

    Mais rien Rien de rien, douce vierge ! Je veux seule-ment te dire que je suis heureuse de te voir si florissante, si ri-chement nippe, en passe de faire fortune Car tu fais des af-faires dor, ma fille En vends-tu des fleurs, en vends-tu ! Cest justice dailleurs, car tu es bien la plus adroite, la plus ha-bile bouquetire quon ait jamais vue ! Et puis, je voudrais te demander une chose une toute petite chose, sans consquence pour toi

    Brin de Muguet, qui se tenait plus que jamais sur la dfen-sive, en entendant ces derniers mots, porta dinstinct la main son petit sac de cuir pour y puiser quelque menue monnaie trop heureuse de se dbarrasser de la mgre si bon compte. Ce geste alluma une flamme dans lil de La Gorelle qui, machina-lement, tendit la griffe. Elle se souvint temps de ce que lui avait dit la dame inconnue. Elle nacheva pas le geste et refusa :

    Mais non, mais non, ma petite, garde ton argent, tu as assez de mal le gagner Dieu merci, jai hrit de quelque pe-tit bien, et sans tre mon aise je nai besoin de rien.

    Il semblait que les mots lui corchaient les lvres en pas-sant. Son regret tait dchirant. Et de leffort quelle faisait pour refuser cette pauvre petite somme dargent qui la tentait, des gouttes de sueur perlaient son front. Ce refus qui la dsesp-rait tait si extraordinaire, si imprvu de sa part, que la jeune fille en fut toute saisie et bgaya :

    Que voulez-vous donc ?

    Te demander un petit renseignement, pas plus, fit La Go-relle avec vivacit et en accentuant encore son air doucereux.

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  • Les curieux, qui staient arrts, sloignrent les uns aprs les autres en voyant que la vieille ne paraissait pas anime de mauvaises intentions. Lamoureux, lui-mme, rassur sur les suites de cette entrevue qui avait dbut dune manire inqui-tante, sloigna son tour. Il nalla pas loin pourtant, il sarrta quelques pas plus loin et reprit sa discrte surveillance.

    Les deux femmes se trouvrent seules, face face. Elles taient au milieu de la rue, entre la rue de Grenelle et la rue du Coq. De lentre de ces deux dernires rues on pouvait, sinon les entendre, du moins les voir aussi loin que le permettait le va-et-vient des passants. Et, en effet, la dame inconnue, toujours aux aguets derrire les mantelets de sa litire, les voyait trs bien. Brin de Muguet tournait le dos la porte Saint-Honor. quelques pas derrire elle se dressait un pilori. Ce pilori tait si-tu presque juste lendroit o la rue des Petits-Champs, qui devait sappeler plus tard rue Croix-des-Petits-Champs, aboutis-sait la rue Saint-Honor, par consquent tout prs de lglise Saint-Honor. Lamoureux se trouvait derrire la jeune fille, entre elle et le pilori. Il se dissimulait derrire le pilier dune maison.

    ce moment, une troupe assez nombreuse savanait de la rue du Coq (devenue rue Marengo) vers la rue Saint-Honor. Avant longtemps elle devait dboucher lendroit mme o se trouvaient les deux femmes qui, au reste, ne sen occupaient pas, ne la voyaient mme pas.

    ce moment aussi, deux gentilshommes qui paraissaient venir de la porte Saint-Honor, approchaient aussi de la jeune fille. Il tait impossible davoir plus haute mine que celle de ces deux gentilshommes. Pourtant ils taient trs simplement vtus tous les deux. Mme les habits de lun deux taient quelque peu rps. Celui-l tait un homme qui devait approcher de la soixantaine, qui paraissait solide comme un roc, qui se tenait droit comme un chne altier. Il avait une faon de porter haut la

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  • tte, de regarder droit en face dun il clair, singulirement per-ant, que, malgr la modestie nous dirons presque la pauvret de son costume , on devinait tout de suite en lui le grand sei-gneur habitu commander. Et, malgr soi, on se sentait pris de respect pour lui. Son compagnon pouvait avoir vingt-cinq ans. Ctait, rajeunie, la vivante reproduction du vieux. Il ntait pas besoin dtre un grand physionomiste pour comprendre quon voyait l le pre et le fils.

    Ces deux gentilshommes savanaient vers Brin de Muguet qui navait garde de les voir, attendu quelle leur tournait le dos. En revanche, derrire son pilier, notre amoureux inconnu les vit fort bien. Et, ds quil les vit, il rougit comme un colier pris en faute et masqua prcipitamment son visage dans son manteau, en grommelant dun air contrari :

    Mon cousin Jehan de Pardaillan et son pre ! Ho ! diable !

    Les deux Pardaillan puisque ctaient eux passrent sans le voir. Du moins, il le crut, et respira, soulag. Seulement, deux pas plus loin, celui quil venait dappeler mon cousin Jehan et que nous avons prsent autrefois sous le nom de Jehan le Brave se pencha sur son pre et lui glissa en souriant :

    Mon cousin Odet de Valvert ! Il veille de loin sur celle quil aime : la jolie Muguette, ici devant nous.

    Le chevalier de Pardaillan posa sur celle quon lui dsignait ce regard perant qui navait rien perdu de sa vivacit et de sa sret, que les ans, au contraire, semblaient avoir rendu plus sr et plus acr que jamais. Il sourit doucement. Mais il bou-gonna en levant les paules :

    Que ne lpouse-t-il, sil est si fru !

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  • Comme vous y allez, monsieur ! se rcria Jehan en riant. Tenez pour assur que le pauvre Valvert na mme pas encore os se dclarer. Et puis, avant de se marier, encore faudrait-il quil ait trouv cette fortune quil est venu chercher Paris.

    Cest vrai quil est gueux comme le Job des Saintes cri-tures, mais si cest ainsi quil la cherche, la fortune, il verra la fin de ses quelques cus avant que de la trouver, bougonna Par-daillan.

    Et avec le mme sourire, qui avait on ne sait quoi de railleur et dattendri tout la fois :

    Vous verrez que je serai encore oblig de men mler pour le tirer daffaire, ajouta-t-il.

    ce moment, les deux Pardaillan taient presque arrivs la hauteur des deux femmes. La Gorelle, qui ne les avait pas vus, sapprochait de Brin de Muguet, presque jusqu la toucher, et baissant la voix, disait :

    coute, quand tu mas quitte, tu as emmen avec toi la petite Lose

    Les deux Pardaillan entendirent. Jehan, ce nom de Lose tombant limproviste, plit affreusement. Et serrant le bras de son pre, dans un souffle :

    Lose ! Pour Dieu, monsieur, coutons.

    Et tous simmobilisrent, tendant loreille.

    Brin de Muguet interrompit vivement la vieille :

    Oui, je lai emmene ! Je laimais, moi, cette petite Lose. Je savais bien que si je vous la laissais, vous la feriez

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  • mourir lentement, petit feu, comme vous me faisiez mourir moi-mme. Vous la laisser ! Mais cet t un crime abomi-nable ! Je lai emmene, je lai sauve de vos griffes Quavez-vous dire cela ?

    Rien, assurment, gmit La Gorelle, tu as bien fait Je ne te reproche rien Mais les temps sont changs Je ne suis plus la mme Cest la misre, vois-tu, qui me rendait mau-vaise Tu vois bien comme je te parle doucement. Je me suis rjouie sincrement de te voir en si florissante sant et faisant de si bonnes affaires que cen est une bndiction Cest pour te dire que je me rjouis pareillement de savoir cette enfant heu-reuse et en bonne sant !

    Si ce nest que cela, rjouissez-vous : elle est heureuse et se porte bien.

    Et o las-tu mise, cette chre petite crature du bon Dieu ?

    Ceci, vous ne le saurez pas, La Gorelle.

    La rponse tait premptoire et le ton trs rsolu indiquait quil tait inutile dinsister. La Gorelle comprit merveille. Une fois de plus, une lueur menaante salluma dans ses prunelles. Malgr tout, comme elle ntait pas femme renoncer si facile-ment, elle allait insister. ce moment, elle aperut les deux Par-daillan qui coutaient. Ses yeux se mirent papilloter perdu-ment comme un oiseau de tnbres que la lumire du jour blouit. Et elle bredouilla :

    Allons, je vois que tu continues te mfier de moi. Tu as tort, ma petite, je ne te veux pas de mal, ni toi ni lenfant. Adieu.

    22

  • Et elle battit prcipitamment en retraite vers la rue de Gre-nelle.

    Un peu bahie de ce dpart si prcipit qui ressemblait une fuite, Brin de Muguet respira plus librement. ce moment, le chevalier de Pardaillan sapprocha delle, rafla les quelques fleurs qui lui restaient et posa une pice dor sur son ventaire. Et, comme elle faisait mine de fouiller dans son sac pour rendre la monnaie, avec un geste large de grand seigneur :

    Gardez, ma belle enfant, gardez, fit-il avec douceur.

    Brin de Muguet remercia par une gracieuse rvrence que Pardaillan et son fils admirrent en connaisseurs quils taient. Et, voyant quelle allait sloigner, Pardaillan larrta du geste et reprit dun air dtach :

    Vous parliez, je crois, dune enfant que vous avez enleve cette vieille femme qui la maltraitait.

    En disant ces mots, il ltudiait, sans en avoir lair, de son regard clair. Et il faut croire que cet examen lui tait favorable car il gardait aux lvres ce sourire trs doux quil ne trouvait que pour ceux qui taient dignes de son amiti. Au reste, Brin de Muguet supportait cet examen sans manifester ni trouble, ni in-quitude. Seulement, elle se fit trs srieuse, srieuse jusqu la gravit pour rpondre :

    En effet, monsieur.

    Une enfant qui sappelle Lose ?

    Oui, monsieur.

    Pardaillan parut rflchir une seconde, et, redoublant de douceur :

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  • Excusez-moi, mon enfant, si je vous pose quelques questions qui vous paratront peut-tre indiscrtes, mais qui me sont dictes par les raisons les plus srieuses, et non point par une curiosit dplace, comme vous seriez en droit de le suppo-ser. Voulez-vous me faire la grce dy rpondre ?

    Trs volontiers, monsieur, fit-elle comme malgr elle, sans rien perdre de sa soudaine gravit.

    Le pre et le fils changrent un coup dil qui disait : Cest une nature franche et loyale, Celle-l ne mentira pas. Elle, elle attendait, toujours grave. Et maintenant ctait elle qui les fouillait de son regard lumineux.

    Savez-vous lge exact de cette petite Lose ? reprit Par-daillan.

    Trois ans et demi.

    La rponse Pardaillan le remarqua tait brve comme toutes celles quelle avait faites jusque-l. Mais, comme les pr-cdentes rponses, elle tombait aussitt aprs la question, sans la moindre hsitation. Et les grands yeux lumineux, dun beau bleu sombre, demeuraient sans ciller, franchement fixs sur les yeux de Pardaillan. Telle quelle tait, cette rponse, il faut croire, ntait pas du got de Jehan qui ne put rprimer un geste de contrarit. Pardaillan, lui, ne sourcilla pas. Il reprit :

    Cette enfant est une parente vous ?

    Cest ma fille.

    Votre fille ! sursauta Pardaillan.

    Oui, monsieur.

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  • Malgr eux, les deux Pardaillan lancrent un coup dil furtif du ct du pilier derrire lequel se cachait toujours Odet de Valvert qui sans la comprendre, assistait de loin cette scne. Et ils ramenrent leurs regards sur Brin de Muguet, qui attendait trs calme. Pardaillan ne doutait pas de la sincrit de cette jeune fille ; ses rponses taient si nettes, si prcises, son attitude si tranquille. Mais il stonnait :

    La vieille femme que vous avez appele La Gorelle ne paraissait pas souponner que cette petite Lose est votre fille dit-il.

    Elle lignore en effet. Et je me garderai bien de le lui faire savoir.

    Vous tes bien jeune, il me semble, pour avoir un enfant de trois ans et demi.

    Je parais plus jeune que je ne suis. Je vais avoir dix-neuf ans, monsieur.

    Vous men direz tant ! Je vous rends mille grces, ma-dame, de lobligeance avec laquelle vous avez bien voulu me r-pondre. Quand vous passerez rue Saint-Denis, entrez de temps en temps lauberge du Grand Passe-Partout. Cest l que je loge. Vous demanderez le chevalier de Pardaillan et, que jy sois ou que je ny sois pas, vous laisserez quelques-unes de vos fleurs qui embaument, en change desquelles on vous remettra une pice dor.

    Je ny manquerai pas, monsieur le chevalier, promit Brin de Muguet en rpondant par une rvrence au large coup de chapeau que lui donnaient trs poliment les deux Pardaillan.

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  • Le pre et le fils, se tenant par le bras, sloignrent. Quelques pas plus loin, dun mme mouvement ils sarrtrent et se retournrent. Brin de Muguet tait toujours la mme place o ils lavaient laisse. Elle les regardait dun air profond-ment rveur. Ils ne la virent pas. Ils cherchaient plus loin. Ils cherchaient Odet de Valvert qui, les voyant toujours l, nosait pas sortir de derrire son pilier.

    Pauvre Odet, murmura Jehan, le coup sera dur pour lui quand il saura.

    Oui, dit Pardaillan assombri, et cest grand dommage car il est capable den mourir. Corbleu ! qui aurait dit cela de cette petite qui on donnerait labsolution sans confession !

    Elle est peut-tre marie, monsieur. Elle ne paraissait ni honteuse ni gne.

    Jai remarqu, en effet, quelle navait pas lair dune cou-pable. Il nen est pas moins vrai que la voil perdue pour Valvert et que cela me chagrine pour lui, qui est un brave et digne en-fant que jaime.

    Ils reprirent leur marche et tournrent gauche dans la rue dOrlans (absorbe par lactuelle rue du Louvre). Au bout de quelques pas, Jehan soupira :

    Encore une fausse motion. Ah ! monsieur, je commence croire que jamais je ne retrouverai ma pauvre petite Losette.

    Et moi, chevalier, je te dis que nous la retrouverons. Je ne suis venu ici que pour cela, corbleu ! Et puis, je ne la connais pas, moi, cette petite Losette, et je veux la connatre avant de partir pour le grand voyage dont on ne revient jamais. Par Pi-late, il ferait beau voir quun grand-pre sen aille sans avoir em-brass sa petite-fille. Nous la retrouverons, te dis-je.

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  • Dieu vous entende, monsieur.

    Bon, dit Pardaillan de son air railleur, nous nous remue-rons tant, nous ferons un tel bruit quil faudra bien quil finisse par nous entendre. Dieu, vois-tu, et cest assez naturel tant donn son grand ge, est un peu dur doreille. Mais jai toujours vu quil entendait ceux qui savent se remuer pour se faire en-tendre de lui. Nous nous remuerons, chevalier, et je te rponds quil nous entendra.

    Ils tournrent encore une fois gauche, dans la rue des Deux-cus, ce qui devait les ramener forcment rue de Grenelle.

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  • III

    LA DAME AUX YEUX NOIRS SE FAIT CONNATRE

    Eh bien, madame, disait La Gorelle revenue prs de la li-tire, vous avez vu ? Elle aussi, elle ma reconnue tout de suite.

    Oui, rpondit la dame invisible, elle ta reconnue, non sans frayeur. Cette enfant ne me parat pas avoir gard un ex-cellent souvenir de toi et des soins que tu prtends lui avoir pro-digus.

    Cest une ingrate, pronona La Gorelle en manire dex-cuse.

    Dis plutt que tu as d la martyriser. Elle sen souvient, la pauvre petite. Cest assez naturel.

    La dame invisible relevait, comme on voit, la mchante ac-cusation porte par La Gorelle. Pourtant sa voix gardait la mme immuable douceur. Vraiment, on naurait su dire si elle plaignait la pauvre petite , comme elle venait de dire, et si elle sindignait de la conduite de La Gorelle. Pareille un juge souverain, elle semblait noter avec impartialit le bien et le mal, le pour et le contre, avant de rendre son jugement. Elle reprit :

    Je tai observe pendant que tu lui parlais. Je crois que tu nas pas tenu compte comme il convenait des recommandations que je tavais faites. Je te le rpte, et cest la dernire fois : nentreprends jamais rien contre cette enfant si tu tiens la

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  • vie. Ni en bien ni en mal, ne toccupe jamais plus delle. vite-la, agis comme si elle nexistait plus pour toi. Je te conseille de ne jamais oublier ces recommandations comme tu as oubli les prcdentes. Je te le conseille dans ton intrt, tu comprends

    Cette fois encore, elle navait pas jug ncessaire de hausser la voix. Mais cette fois encore, le ton et le regard qui souli-gnaient les paroles taient tels que La Gorelle, pouvante, se le tint pour dit et promit sincrement :

    Je ne loublierai pas, madame, je vous le jure sur mon sa-lut ternel. Et se htant de changer un sujet de conversation qui devenait trop dangereux pour elle, elle ajouta de son air ob-squieux :

    Jespre, madame, que vous tes convaincue, mainte-nant, quil ne peut y avoir derreur. Brin de Muguet est bien la fille de Concini.

    Oui, je crois maintenant quil ny a pas derreur possible, reconnut la dame invisible.

    Cest bien elle, allez madame. Cest elle qui me fut remise autrefois, alors quelle avait quelques jours peine, par Landry Coquenard, lancien homme de confiance du signor Concini.

    La dame ne rpondit pas. Elle tait convaincue et elle rfl-chissait.

    La Gorelle tenait toujours les yeux fixs sur Brin de Muguet demeure la mme place, au centre du carrefour, et regardant dun air rveur du ct o les deux Pardaillan avaient disparu. La vieille sefforait de montrer un visage indiffrent. Il est cer-tain cependant quelle navait pas renonc son ide de dcou-vrir la retraite de la petite Lose. La petite Lose quelle disait tre la mme enfant que Jehan de Pardaillan, son pre, cher-

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  • chait vainement, et que Brin de Muguet avait affirm tre sa propre fille avec une assurance telle, quelle avait russi convaincre le chevalier de Pardaillan, lequel, pourtant, ntait pas un homme facile tromper.

    tait-ce la vieille qui se trompait ?

    tait-ce la jeune fille qui avait menti ?

    Anges du paradis ! scria soudain La Gorelle, je ne me trompe pas ! Cest lui ! Cest bien lui !

    Et agitant le mantelet que la dame avait laiss retomber, avec une motion joyeuse :

    Madame, cest lui ! Cest lui ! De nouveau, le mantelet scarta peine.

    De nouveau, les yeux noirs se montrrent. Et, avec le mme calme souverain, la douce et harmonieuse voix de linconnue sinforma :

    Qui, lui ?

    Landry Coquenard, madame ! Landry Coquenard en per-sonne ! jubila La Gorelle.

    Et avec une joie frntique quelle ne se donnait pas la peine de dissimuler, elle expliqua avec volubilit :

    Voyez, madame, ce hre dpenaill, tran la corde au tour du cou Cest lui ! Cest Landry Coquenard !

    Mais ce malheureux est conduit au supplice !

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  • Cela men a tout lair, exulta lhorrible mgre. Sans doute le mne-t-on la potence, ici, prs, devant Saint-Honor Ah ! pauvre Landry Coquenard, devais-tu finir si mi-srablement ! Et qui maurait dit que jaurais la j la la dou-leur de te voir brancher ! Car, si nous avanons un peu, nous le verr Eh mais, je ne me trompe pas ! Cest le seigneur Concini lui-mme qui le mne Jsus, de quel regard de sollici-tude inquite il le couve ! Ha ! je devine ce quil en est : Landry Coquenard aura eu la fcheuse ide de se rappeler au souvenir de son ancien matre qui est, autant dire, le roi de ce pays. Oui, bien fcheuse ide que tu as eue l, pauvre Landry Coquenard, et je taurais cru desprit plus dli !

    La dame ncoutait plus depuis longtemps. La Gorelle sa-perut que ses yeux noirs ne regardaient plus, que le mantelet tait retomb, et elle entendit sa voix qui, au mantelet oppos, appelait doucement :

    DAlbaran.

    Cet appel sadressait la formidable statue questre dont nous avons signal la prsence de ce ct. Ce cavalier avait le teint bronz, des yeux noirs superbes, une magnifique barbe noire, admirablement soigne, et des cheveux dun beau noir de jais : tous les signes visibles de lEspagnol pur sang quil tait, en effet. Seulement, lencontre de ses compatriotes qui, en g-nral, sont de taille plutt petite, don Cristobal de Albaran tait un vritable gant. lappel de son nom, il se courba sur lenco-lure de son cheval en murmurant :

    Seora ?

    Vois-tu ce condamn, l-bas, au milieu de ces gardes ? demanda la dame inconnue.

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  • DAlbaran redressa la tte, jeta un coup dil sur la rue Saint-Honor, et, en franais, avec une pointe daccent :

    Je le vois, madame.

    Il ne faut pas quil soit excut, reprit la dame. Il faut le dlivrer, le laisser aller, savoir o il gte, pouvoir le retrouver. Va.

    Bien, madame, rpondit dAlbaran sans stonner, avec un flegme admirable.

    Sans plus tarder, il mit pied terre en faisant un signe ses hommes. Aussitt ceux-ci limitrent. Deux palefreniers, char-gs de conduire les mules de la litire, sortirent du coin o ils se tenaient lcart, et prirent la garde des chevaux. DAlbaran ras-sembla ses hommes autour de lui et commena leur donner ses instructions voix basse.

    Les mantelets demeuraient ferms, les yeux de la dame in-visible ne se montraient plus. La Gorelle attendait patiemment. Elle avait entendu lordre donn. Elle suivait le conciliabule tenu par dAlbaran dun il furieux. Et les lvres pinces, lair mauvais, elle bougonnait :

    Aprs la fille de Concini qui elle ma dfendu de tou-cher, voici quelle veut sauver Landry Coquenard ! Ah ! mais, cette noble dame sauve donc tout le monde ! Cest donc une sainte descendue sur la terre !

    ce moment, les deux Pardaillan dbouchaient de la rue des Deux-cus. Visiblement, ils allaient sans but prcis, au ha-sard

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  • Du ct de La Gorelle, le mantelet scarta une seconde. Une petite main blanche parut, tenant une grosse bourse gon-fle en clater de pices dor. En mme temps, la voix disait :

    Prends. Ceci nest quun acompte.

    blouie, les yeux luisants comme des braises, la mgre fondit sur la bourse qui disparut en un clin dil. Et tandis quelle se cassait en deux dans une humble rvrence de re-merciement, elle songeait avec ravissement :

    Jsus Dieu, ma fortune est faite ! Que la bndiction du ciel soit sur cette excellente dame qui est si gnreuse.

    Le mantelet stait aussitt rabattu. Les yeux noirs ne de-vaient plus se montrer. Mais La Gorelle entendit la voie harmo-nieuse qui disait :

    coute. Je sais o te trouver. Cela ne suffit pas. Tu peux avoir besoin de me communiquer des choses importantes. En consquence il est ncessaire que tu saches qui je suis et o je demeure. Je suis la duchesse de Sorrients et je demeure lh-tel de Sorrients. Sais-tu o est situ lhtel de Sorrients ?

    Non, madame. Mais soyez sans crainte, je minformerai, je trouverai. !

    Ne tinforme pas. Je vais texpliquer : lhtel de Sorrien-ts est situ derrire le Louvre, au fond de la rue Saint-Nicaise, pass la chapelle Saint-Nicolas, laquelle il touche. Il fait langle de trois rues : la rue Saint-Nicaise, la rue de Seyne qui longe la rivire, et un cul-de-sac qui part de cette rue de Seyne. Il a trois entres : une sur chaque rue. Si tu as besoin de me voir, tu te prsenteras la petite porte du cul-de-sac. Tu frapperas trois coups, lgrement espacs et la personne qui se prsentera, tu diras simplement ton nom. Retiendras-tu bien tout cela ?

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  • Jai bonne mmoire, sourit La Gorelle. Voyez plutt : Mme la duchesse de Sorrients. Lhtel de Sorrients au bout de la rue Saint-Nicaise. La petite porte du cul-de-sac qui part de la rue de Seyne. Frapper trois coups lgrement espacs cette porte et donner mon nom. Est-ce bien cela ?

    Cest bien. Tu peux te retirer.

    La Gorelle salua profondment la litire. Elle allait se ruer dans la rue Saint-Honor pour voir ce qui allait arriver ce Lan-dry Coquenard, auquel elle paraissait en vouloir particulire-ment. Mais en se redressant, elle aperut les deux Pardaillan. Et le mme trouble qui stait dj manifest chez elle leur vue sempara de nouveau delle. Elle se fit aussi petite quil lui fut possible, ne bougea pas, se dissimula le plus quelle put derrire la litire.

    Parvenus rue de Grenelle, les deux Pardaillan avaient tour-n machinalement gauche une fois de plus. En approchant de la litire, ils avaient aperu La Gorelle. Ils lavaient aussitt re-connue et leur attention stait concentre sur elle. Ils taient encore trop loin pour entendre la voix de la duchesse de Sor-rients, toujours invisible derrire les mantelets baisss. Ils pas-srent juste point pour entendre La Gorelle rpter les indica-tions quon venait de lui donner pour prouver quelle navait rien oubli.

    dire vrai, ces paroles frapprent seulement loreille du chevalier de Pardaillan, qui, dailleurs, ny attacha aucune importance. Pour ce qui est de son fils Jehan, il nentendit que vaguement : en regardant la mgre, il avait lesprit proccup comme un homme qui fait un effort de mmoire pour se souvenir dune chose ancienne, depuis longtemps oublie. Et il ny parvenait pas sans doute, car il continuait avancer : silen-cieux et rveur ct de son pre.

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  • Les Pardaillan sloignrent. La Gorelle, renonant satis-faire sa curiosit, tourna rsolument le dos la rue Saint-Hono-r, se coula vivement dans la rue des Deux-cus et disparut avec cette rapidit particulire ceux qui la peur semble attacher des ailes aux talons. Les Pardaillan revinrent dans la rue Saint-Honor. Ils tombrent en plein sur cette troupe dont nous avons signal la prsence rue du Coq et qui conduisait un condamn, lequel, sil faut en croire La Gorelle, ntait autre que ce Landry Coquenard dont elle venait de parler la duchesse de Sorrien-ts, laquelle, pour des raisons elle que nous ne tarderons pas connatre sans doute ne voulait pas quil ft pendu.

    Lencombrement tait norme cet endroit, car la foule stait immobilise pour voir passer le cortge. Nous devons mme ajouter que, parmi cette foule, il rgnait une certaine ef-fervescence. grand renfort de coups de coude, les Pardaillan se frayrent un passage et sloignrent de ce gros rassemble-ment. Quand ils se trouvrent hors de la cohue, Jehan sarrta tout coup et, sortant de sa rverie :

    Cest curieux, dit-il, cette femme comment donc la jolie Muguette la-t-elle appele dj ?

    La Gorelle, rappela Pardaillan, qui avait toujours son extraordinaire mmoire.

    La Gorelle ! cest cela ! Eh bien, il me semble que je lai dj vue je ne sais o et quand. Jai beau chercher, je narrive pas me souvenir.

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  • IV

    LA MARCHE LA POTENCE

    Il est temps de nous occuper de cette troupe dont la pr-sence dans la rue Saint-Honor causait une si forte motion parmi le populaire.

    Cette troupe, elle tait entirement compose de gens appartenant Concino Concini, marchal et marquis dAncre. Concino Concini, qui conduisait ses gens en personne, les cou-vrait de son autorit, les excitait

    Cet homme tait la reprsentation vivante de la puissance sans limite, de lorgueil sans frein, de la cupidit insatiable, du luxe infernal. Suivant lexpression de La Gorelle qui, nen pas douter, navait t quun cho, il tait, autant dire, le roi de ce pays . Ce pays, ctait le royaume de France, le plus beau de la chrtient. Et il tait tout cela de par la volont dune femme quune passion insense courbait sous son despotique empire. Il tait tout cela parce quil tait lamant de Marie de Mdicis : la reine rgente. Et parce quil tait autant dire roi , Concini avait cru pouvoir permettre ses gens de samuser. Ses gens, ici, ctait ceux que lon appelait les ordinaires de M. le marquis dAncre, et quil appelait, lui, ddaigneusement, ses coglioni di mille franchi.

    Voici en quoi consistait ce jeu :

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  • Deux ordinaires, chefs dizainiers2, de Roquetaille et de Longval, avaient pass deux nuds coulants autour du cou dun pauvre hre. Les deux extrmits des longues cordes passes sur leurs paules, avec de bruyants clats de rire, ils le tiraient bru-talement comme un veau quon trane labattoir. Ils avaient soin de scarter le plus possible, de faon ce que leur victime demeurt bien visible au milieu de la chausse, expose aux railleries de la populace. Car ils ne doutaient pas que la popu-lace se divertirait de ce jeu atroce qui leur paraissait des plus plaisants. Et, imitant la voix glapissante des crieurs jurs, ils criaient :

    Place ! Place ce mauvais garon que nous menons la potence !

    Derrire le pauvre hre marchaient une douzaine dordi-naires parmi lesquels (parce que nous aurons loccasion de les retrouver) nous citerons : dEynaus, de Loucignac, autres chefs dizainiers, de Bazorges, de Pontrailles, de Montreval et de Chalabre, simples ordinaires. Ces messieurs menaient grand ta-page, accablaient leur victime de plaisanteries normes, din-jures aussi truculentes que varies, tout en la surveillant de trs prs. Et quand elle faisait mine de sarrter, avec de grands clats de rire, ils lobligeaient marcher en la piquant impitoya-blement dans le dos avec leurs immenses rapires. Derrire ces messieurs, Concini venait sappuyer au bras du baron de Rospi-gnac3, son homme de confiance, et capitaine de ses quarante or-dinaires. Concini, toujours jeune, toujours somptueusement vtu et dune lgance suprme, tait le seul qui ne riait pas. Ctait avec une sombre inquitude quil surveillait son prison-nier, lui. Il ne disait rien, lui, mais quand il ouvrait la bouche,

    2 Les chefs dizainiers : magistrats municipaux des anciennes subdi-visions de quartiers de Paris.

    3 Tous ces personnages et dautres galement ont figur ou descendent de personnages qui ont figur dans nos prcdents ouvrages. (Note de M. Zvaco).

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  • ctait pour ordonner dune voix brve, impatiente, de hter la marche. Peut-tre regrettait-il dj davoir permis cet abomi-nable jeu.

    Or, Roquetaille et Longval, en tirant par secousses vio-lentes sur les nuds coulants, menaaient chaque instant d-trangler net linfortun Landry Coquenard. Heureusement pour lui, soit oubli, soit raffinement, on lui avait laiss les mains libres. Ses mains se crispaient dsesprment sur les cordes, et, avec une force dcuple par limminence du pril, sefforaient de rduire la tension de ces cordes, dattnuer la violence de la secousse. Il ny russissait pas toujours. Alors, il trbuchait, un rle douloureux fusait de ses lvres contractes. Et lhilarit de ses bourreaux redoublait. Ctait si drle les contorsions quil faisait quand la pointe acre des rapires pntrait dans sa chair ! Si drles les grimaces de ce pauvre visage contract par langoisse et la douleur, congestionn par la suffocation ! Les misrables brutes samusaient comme elles ne staient jamais amuses. Et pour prolonger cet amusement, prolongeaient sans piti le supplice du malheureux.

    Pourtant, malgr tout, il trouvait moyen de se retourner de temps en temps. Alors il se redressait. Ses yeux sanglants al-laient chercher Concini derrire ses coupe-jarrets, et il dardait sur lui un regard, o flamboyait une suprme menace. Et alors Concini plissait, frissonnait, se cramponnait au bras de Rospi-gnac et, dune voix qui grelottait, commandait :

    Plus vite ! Plus vite !

    Et la bande obissait, pressait le pas, riant plus fort, discu-tant trs haut quelle potence il convenait de se rendre pour y accrocher le coquin. Car leur intention tait bel et bien de pendre haut et court linfortun Landry Coquenard. Et le mal-heureux ne se faisait pas la moindre illusion. Il se savait condamn, irrmissiblement perdu. Concini avait donn lordre

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  • de mort, Concini prsidait lui-mme cette affolante marche la potence. Concini paraissait trop redouter celui quil avait condamn pour lui faire grce.

    Or ctait un jeu terrible quils jouaient l, dans cette voie, une des plus animes du Paris dalors, o, cette heure de march, grouillait tout un monde dacheteurs et de marchands. Ctait une imprudence folle, une imprudence qui pouvait avoir des suites mortelles pour les insenss qui la commettaient. C-tait se demander par suite de quelle inconcevable aberration Concini lavait permise, cette imprudence. Il connaissait pour-tant bien ltat desprit des Parisiens exasprs par sa morgue insolente, ses exactions sans frein, son luxe scandaleux. Il le connaissait mme si bien que, pour mater la rvolte qui gron-dait sourdement, il avait multipli les potences tous les carre-fours, presque tous les coins de rues. Et ces potences ntaient pas plantes en si grand nombre uniquement pour intimider le populaire. Elles, servaient, hlas ! Elles servaient mme si bien que, malgr leur effrayante multiplication, leur nombre deve-nait sans cesse insuffisant.

    Ce fut ainsi que le sinistre cortge dboucha rue Saint-Ho-nor, en pleine foule. Cette foule lavait vu venir de loin. Mais comme elle ne stait pas rendu compte de la ralit, elle ny avait prt quune mdiocre attention. Quand il fut l, elle com-prit. Nul ne connaissait le condamn. Ce quil avait fait, o, quand, comment il stait laiss prendre, pourquoi on allait le pendre, nul nen savait rien. Nous devons mme dire que nul ne songeait se le demander. Si Landry Coquenard avait t, suivant les formes ordinaires, encadr par les archers de la pr-vt, mme suivi par Concini et ses sicaires, la foule blase par la frquence journellement renouvele de ces spectacles, la foule se fut ouverte avec indiffrence pour laisser passer.

    Mais, en loccurrence, il tait manifeste quon se trouvait en prsence dune insolente bravade, dune inqualifiable violence.

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  • Landry Coquenard pouvait tre un affreux coquin coupable de tous les crimes. Par lodieux traitement quon lui infligeait, il apparut comme une victime. Il fut sympathique sans quon st qui il tait. Pourtant la foule ne se rvolta pas. Ce fut dabord, chez elle, un sentiment dindicible stupeur qui la paralysa. Un silence de mort plana sur cette chausse si bruyante linstant davant. Le mouvement ne sarrta pas, mais la foule afflua de ce ct. Et elle tait si compacte que Roquetaille et Longval ten-trent vainement de tourner droite sans doute pour aller la croix du Trahoir, o se dressaient deux potences toutes neuves. Ils ne se faisaient cependant pas faute de glapir :

    Place ce coquin qui va tre pendu selon ses mrites.

    La foule demeurait toujours silencieuse. Mais elle ne livrait pas passage. Non pas que lide de rvolte ft dj en elle. Sim-plement parce quune stupeur immense la paralysait.

    Brin de Muguet, qui tait demeure au milieu de la chaus-se, lentre de la rue du Coq, se trouva tout naturellement place au premier rang. Ce fut elle qui, la premire, retrouva lu-sage de la parole.

    Pauvre homme ! scria-t-elle.

    Dans le silence angoissant qui pesait sur cette scne, cette parole de commisration clata comme un coup de tonnerre. Tout le monde lentendit. Landry Coquenard comme les autres.

    Ctait assurment un brave, ce Landry Coquenard. Malgr la situation effroyable dans laquelle il se trouvait, il navait pas perdu la tte. Il fixa sur celle qui venait de parler deux yeux que bouleversait une poignante motion et il murmura :

    Cest elle, la fille de Concini, elle qui me plaint ! Ah ! la brave petite !

    40

  • Concini aussi avait entendu

    Rospignac, son capitaine des ordinaires, avait entendu

    Et Concini et Rospignac, en mme temps, fixrent un re-gard charg dune passion sauvage sur Brin de Muguet. Et Concini, serrant nerveusement le bras de Rospignac, lui glissa loreille dune voix ardente :

    Cest elle, Rospignac ! Per la madonna, il faut que je la suive que je lui parle Et si elle me repousse encore Tu se-ras avec moi, Rospignac, tu maideras !

    Cette fois, ce fut sur son matre que Rospignac coula un re-gard la drobe. Et ce regard tait charg dune expression de haine effrayante. Et Rospignac gronda en lui-mme :

    Oui, compte sur moi, misrable ruffian dItalie ! Plutt que de te la livrer, je tarracherai le cur avec les ongles ! Je laime aussi, moi ! Je la veux ! Et, sang diable, nul que moi ne laura !

    Cependant, tout haut, avec une indiffrence affecte :

    Je veux bien, moi, monseigneur. Mais votre prison-nier ? Je croyais que vous aviez des raisons particulires de vous assurer de vos propres yeux quune bonne cravate de chanvre lavait rendu muet tout jamais.

    Concini grina des dents en regardant tour tour Landry Coquenard et Brin de Muguet. Il dbattait en lui-mme lequel des deux il devait suivre. Brusquement, il se dclara :

    Bah ! tes hommes feront bien la besogne sans nous. Je veux lui parler.

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  • Rospignac ne rpondit rien. Avec un sourire aigu, il son-geait :

    Si la foule nous laisse passer Ce qui ne me parat pas bien sr. Odet de Valvert avait entendu. Il se trouvait assez loin. Il se mit jouer des coudes avec une force imptueuse pour se rapprocher de la jeune fille.

    Enfin, la foule aussi avait entendu. Et la foule, loin de s-carter, comme ne cessaient de le demander Roquetaille et Long-val, la foule serra les rangs et se mit murmurer. Oh ! un mur-mure trs bas, indistinct encore. Mais qui peut jamais dire da-vance jusquo ira une foule qui commence sexciter elle-mme par de lgers murmures ?

    Ce Landry Coquenard, qui ne perdait pas la tte, devait tre brave, avons-nous dit. Ctait de plus un homme desprit et de rsolution. Concini et ses estafiers, dans leur infatuation, ne se rendaient pas compte des dispositions de la foule. Il sen rendit trs bien compte, lui. Il se mit aussitt beugler :

    moi ! laide ! Braves gens, laisserez-vous donc as-sassiner misrablement un bon chrtien qui na aucun crime se reprocher ?

    Le rus matois avait eu soin de dire quon le voulait assassi-ner. Il savait fort bien ce quil faisait, et il faisait preuve l dune prsence desprit vraiment admirable. Ce mot produisit une im-pression norme sur la foule. Les murmures se haussrent dun ton, devinrent des grondements prcurseurs dorage. Mais lo-rage nclata pas encore ce coup-ci. Nous voulons dire que la foule ne bougea pas encore. Elle attendait, pour passer lac-tion, que quelquun de rsolu donnt le branle.

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  • Ce fut encore Brin de Muguet qui le donna, sans rflchir, dans un lan de son bon cur :

    Il ny a donc pas un homme ici ? scria-t-elle.

    Il y en a au moins un, mademoiselle, rpondit aussitt une voix claironnante.

    Ctait Odet de Valvert qui avait enfin russi se glisser prs delle, qui parlait ainsi.

    Chose trange, une ombre de contrarit passa sur le vi-sage expressif de la jeune fille qui ne put rprimer un mouve-ment dhumeur. Comme de juste, lamoureux ne vit rien : il sin-clinait gracieusement devant elle. Et ce salut et le sourire qui laccompagnait, si respectueux quils fussent, disaient claire-ment que ctait uniquement pour elle quil intervenait.

    Odet de Valvert ne perdit pas de temps. Aprs avoir salu sa dame comme faisaient autrefois les preux avant de char-ger, la lance en arrt, il vint se camper devant Roquetaille et Longval et, dune voix mordante, il pronona :

    Pourquoi maltraitez-vous ainsi cet homme ? Il est indigne de gentilshommes dabuser ainsi de leur force contre un pauvre diable sans dfense.

    Les deux spadassins se hrissrent.

    De quoi se mle cet tourneau ? mugit Longval.

    Ce drle va se faire triller dimportance ! beugla Roque-taille.

    Drle ! tourneau ! vous tes trop gnreux, messieurs ! railla Odet de Valvert.

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  • Il dit cela. Mais en mme temps il projetait ses deux poings en avant avec une force irrsistible. Il navait pas fini que les deux ordinaires allaient staler sur le dos, quatre pas de l.

    Vive le damoiseau ! cria la foule enthousiasme.

    Landry Coquenard se tenait prt tout. Lui non plus, il ne perdait pas une seconde. Il fit un bond prodigieux et tomba dans les bras que lui tendait Odet de Valvert. Avec une force quon net jamais souponne chez un jeune homme dapparence si dlicate, il lenleva, le passa derrire lui, et lui glissa une bourse dans la main en disant :

    File vivement.

    Landry Coquenard lana un coup dil dinexprimable re-connaissance sur son sauveur et, sans sattarder, sans pronon-cer une parole, fona au milieu de la foule qui souvrait delle-mme pour lui livrer passage.

    ce moment le colosse de la duchesse de Sorrients accou-rait, la tte de ses dix hommes. Il trouva la besogne toute faite. Cependant les ordres de la duchesse taient formels : il fallait non seulement dlivrer le prisonnier, mais encore savoir o il gtait pour pouvoir le retrouver. Landry Coquenard, ahuri, se sentit happ, enlev, pass de main en main, port dans la rue de Grenelle, derrire la litire. Il se trouvait assez loin de ses bourreaux, hors datteinte. Il fila, sans demander dexplications personne. Il fila grands pas, sans courir toutefois, encore tout berlu de son heureuse et rapide dlivrance, serrant dans sa main crispe, sans trop savoir ce quil emportait, la bourse que Valvert avait eu la gnreuse pense de lui glisser dans la main.

    DAlbaran sapprocha de la litire.

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  • Cest fait, madame, dit-il en espagnol. Mais lhomme avait dj chapp ceux qui le tenaient. Nous navons eu qu faciliter sa fuite.

    Jai vu, rpondit la duchesse de Sorrients dans la mme langue.

    Quordonnez-vous, madame ?

    Attendons, dit la duchesse, jattends quelquun et je veux voir ce qui va arriver ce jeune homme qui a os braver en face le tout-puissant matre de ce royaume.

    Et avec un sourire indfinissable, elle ajouta :

    Et puis je suis curieuse de voir aussi ce que va faire ce brave peuple de Paris qui gronde l-bas.

    DAlbaran sinclina respectueusement, sauta en selle et re-prit sa garde patiente et attentive prs de la litire. Ses hommes avaient dj renfourch leurs chevaux et repris de leur ct leur attitude raide de soldats sous les armes. Ils ntaient plus que neuf maintenant. Le dixime stait mis aux trousses de Landry Coquenard et ne devait plus le lcher.

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  • VCOMMENT FINIT LALGARADE

    Revenons Odet de Valvert et la bande de loups enrags avec laquelle il allait se trouver aux prises.

    Son geste avait t si rapide, si imprvu, que les hommes de Concini neurent conscience de ce qui stait pass quen voyant leurs deux camarades rouler dans la poussire. De son ct, Landry Coquenard avait t si prompt saisir loccasion aux cheveux quil tait dj dans la rue de Grenelle lorsquils sa-perurent de sa fuite.

    Concini et Rospignac, eux, ne staient aperus de rien. Ils navaient dyeux que pour Brin de Muguet quils dvoraient lit-tralement du regard.

    Odet de Valvert sattendait tre charg sance tenante et il se tenait sur ses gardes. Ce court instant de rpit que la stu-peur de ses adversaires lui accordait, il le mit profit pour les observer. Tout naturellement, son attention se porta dabord sur celui quil savait tre le chef : sur Concini. Il ne put pas ne pas tre frapp de lardent regard de brutale passion que Concini et Rospignac dardaient sur la jeune fille. Ce regard, qui semblait dshabiller celle quil considrait comme une pure et chaste en-fant, le fit rougir de colre. Lamoureux venait de flairer en ces deux hommes deux rivaux contre lesquels il aurait lutter. Sa main tortilla nerveusement sa moustache et, aprs avoir rougi, il plit : la jalousie venait dabattre sur lui sa griffe acre et lui dchirait le cur.

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  • Il ne fut pas le seul remarquer ce regard enflamm des deux hommes.

    Dans la foule, une femme de petite taille sappuyait au bras dun homme qui paraissait dune longueur dmesure. La femme senveloppait dans une ample cape de drap trs simple, comme en portaient les femmes du peuple. En sorte quil tait impossible de reconnatre quelle condition elle appartenait. Il tait galement impossible de voir son visage, qui disparaissait sous le capuchon soigneusement rabattu. Quant lhomme, aussi long quelle tait petite, il cachait aussi soigneusement quelle son visage dans les plis du manteau relev jusquau nez. Tout ce que lon pouvait voir, sous le large chapeau orn dune touffe de plumes rouges, ctaient deux yeux de braise qui paraissaient singulirement vifs et perants.

    Cette femme navait dyeux que pour Concini. Comme Odet de Valvert, elle fut frappe du regard quil attachait sur la jolie bouquetire des rues. Elle suivit la direction de ce regard et d-tailla la jeune fille avec une attention aigu de femme jalouse observant une rivale. Et elle serra fortement le bras de son cava-lier, et elle gmit, dune voix plaintive

    Stocco, voil celle quil aime ! La voil !

    Lhomme long, lhomme quelle venait dappeler Stocco, fixa tour tour sur Concini et sur Brin de Muguet un regard go-guenard et leva familirement les paules de lair de quelquun qui dit : Que voulez-vous que jy fasse ? Seulement son re-gard, lui, se fixa un instant sur Rospignac ce que la jalouse inconnue navait pas daign faire. Et alors un sourire railleur souleva son immense moustache noire, et son regard, qui revint se fixer sur Concini, se fit plus goguenard encore. Si bien que nous pouvons en dduire, sans crainte de nous tromper, que ce singulier personnage se rjouissait de la rivalit amoureuse quil

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  • devinait entre Concini et Rospignac, entre le matre et son servi-teur.

    Cependant les ordinaires se remettaient de leur stupeur. Ce fut dabord une effroyable borde de jurons o tous les diables denfer figuraient la place dhonneur. Cette furieuse explosion arracha Concini sa contemplation passionne et le ramena au sentiment de la ralit.

    Quest-ce ? fit-il.

    On le lui apprit en quelques mots brefs. En apprenant que le damn Landry Coquenard venait de leur fausser compa-gnie, grce lintervention de ce jouvenceau quon lui dsignait, Concini devint livide. Un tremblement convulsif le secoua des pieds la tte. Ivre de colre, il clata dabord en jurons af-freux :

    Sangue della madonna ! Cristaccio maledetto ! Santi ladri !

    Mais, se remettant aussitt, dune voix quune fureur ter-rible faisait trembler, il commanda :

    Saisissez-moi cet homme ! Quil prenne la place de ce-lui quil vous a enlev !

    Eh ! mon brave, lana Odet de Valvert dune voix ddai-gneuse, que ne venez-vous me saisir vous-mme ? Je serais cu-rieux de voir ce que pse la rapire dun ruffian dItalie contre lpe dun loyal gentilhomme de France.

    La vrit est quil grillait denvie de se mesurer contre le rival quil avait devin et quil dtestait dj dinstinct. Aussi toute son attitude tait-elle une insulte, un dfi.

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  • La foule attentive nen vit pas si long. Pour la premire fois, elle trouvait un homme qui osait jeter la face de Concini effar cette pithte insultante de ruffian dItalie que chacun lui prodiguait tout bas. Elle se sentit souleve, cette foule. Elle exul-ta. Et elle clata en une formidable acclamation :

    Vive le damoiseau !

    Ctait la deuxime fois quelle la lanait, cette acclamation. Mais, cette fois, soulignant linjure de ce jeune inconnu, elle pre-nait une signification dune loquence terrible. Tout autre que Concini et compris, se ft gard, et cherch un moyen hono-rable de battre en retraite. Mais Concini tait gris par sa fabu-leuse fortune. Concini tait aveugle et sourd. Concini ne comprit pas, ne voulut pas entendre Rospignac qui, plus clairvoyant, lui conseillait la prudence et la modration. Concini hurla :

    Porco Dio ! quattendez-vous pour obir, quand je com-mande ? Saisissez-moi cet homme, vous dis-je.

    Dailleurs, il faut leur rendre cette justice, ils nhsitaient pas. Tous ces coupe-jarrets taient braves, ctait incontestable. Ils staient mis en mouvement avant que leur matre et fini de donner son ordre. Roquetaille et Longval, qui venaient de se relever, foncrent les premiers, lpe haute :

    Il faut que je te saigne ! hurla Roquetaille.

    Je veux te mettre les tripes au vent ! mugit Longval.

    Ils pensaient bien ne faire quune bouche de cet adversaire dont lapparence tait plutt dlicate, La vigueur des deux matres coups de poing qui les avait envoys mordre la pous-sire aurait d cependant leur donner rflchir. Mais ils comp-taient sur leur science profonde de lescrime. Car, tous, ils taient des escrimeurs redoutables, Et puis, les scrupules ne les

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  • touffaient pas, puisquils chargeaient deux contre un. Ils avaient donc toutes les raisons de croire quils seraient facile-ment plus forts et quils expdieraient promptement leur homme. Car ils ne songeaient pas larrter, eux. Ils voulaient sa peau :

    Malgr tout, et contre leur attente, ils trouvrent un fer souple et vif qui para comme en se jouant toutes leurs attaques. Peut-tre mme eussent-ils reu la leon que mritait leur pr-somption, si toute la bande, avec des clameurs pouvantables, ntait venue leurs secours. Tous, en mme temps, tombrent sur linsolent qui, exploit tout fait imprvu, quon net certes pas attendu de lui, soutint sans faiblir leffroyable choc.

    Il tait clair, cependant, que, malgr sa folle intrpidit, malgr sa force et son adresse, ce jeune homme ne pourrait pas rsister longtemps aux quinze spadassins qui, sans vergogne, lassaillaient de toutes parts.

    Cest ce que comprit la foule que Concini et les siens ddai-gnrent, et en qui Odet de Valvert navait mme pas eu lide quil pourrait trouver un secours. Elle stait indigne, elle avait grond sourdement linstant davant. Mais nous avons vu quelle navait pas os intervenir. Cette fois, le branle se trouva donn. Lorage clata. Pour avoir t retard un instant, il nen fut que plus terrible. Ce fut dabord, en rponse aux clameurs des ordi-naires, une clameur formidable qui couvrit tous les bruits :

    bas les trangers ! Quils sen aillent chez eux ! bas les affameurs !

    Et la foule sbranla. Les hommes de Concini durent lcher Odet de Valvert, faire face cette multitude dadversaires quils ne sattendaient pas rencontrer. La foule, cependant, stait contente de dgager le damoiseau dont lattitude crne

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  • avait eu le don de soulever son enthousiasme. Elle stait contente de paralyser les hommes de Concini sans les frapper.

    Concini ne comprit pas encore. Cette modration de la foule qui venait du sentiment quelle avait de sa force, il lattri-bua la peur. Il acheva de senferrer : il rugit :

    Chargez-moi cette canaille ! Sus, sus, frappez, as-sommez ! Ses hommes obirent, frapprent en effet. Quelques malheureux tombrent, moiti assomms. Alors la colre du populaire clata dans toute son irrsistible imptuosit. La du-chesse de Sorrients avait dit dAlbaran quelle voulait voir ce quallait faire le brave peuple de Paris. Elle fut fixe.

    Des hues, des coups de sifflet stridents couvrirent sa voix. Et un immense cri sleva :

    mort ! mort Concini ! leau le ruffian ! mort les assassins !

    Et, en mme temps quelle criait, la foule agissait. Comme par enchantement, des armes surgirent on ne savait do. Les coups se mirent pleuvoir drus comme grle. Mais cette fois, ctaient les gens de Concini, presss, fouls, touffs, dbords de toutes parts, qui les recevaient. Jusque-l, ils avaient agi individuellement, chacun sa guise. Le baron de Rospignac comprit ltendue du pril et quils allaient tous tre charps par ces moutons que leur insolente brutalit venait de changer en fauves dchans. Il prit aussitt le commandement de sa troupe. Et il accomplit la seule manuvre qui pouvait, non pas les sauver, mais leur permettre de tenir assez longtemps pour donner le temps des secours de leur arriver : il rassembla ses hommes en peloton compact et battit en retraite vers la rue du Coq, en tenant tte, entranant Concini momentanment labri au milieu de sa bande.

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  • La manuvre russit assez bien. Sans trop de dommage, sans avoir perdu un de ses hommes, il put regagner la rue du Coq. Quand ils furent l, il conseilla :

    Si vous voulez men croire, monseigneur, dtalons au plus vite. Il ny a pas de honte cela : nous ne sommes que quinze, ils sont deux ou trois cents.

    Le conseil tait bon, et comme lavait trs bien dit Rospi-gnac, on pouvait sans dshonneur battre en retraite devant des forces aussi crasantes. Intrieurement, Concini le reconnut. Mais son orgueil se rvolta.

    Et il grina :

    Fuir devant des manants ! Porco Dio ! nous crverons tous ici plutt !

    Bon, dit froidement Rospignac, nous nattendrons pas longtemps, en ce cas ; notre compte est bon.

    Et avec un sang-froid merveilleux, il se mit donner ses ordres, tout en ferraillant avec vigueur, car ceci se passait au mi-lieu de la mle qui devenait de plus en plus furieuse. Dailleurs il ne sexagrait nullement le pril. Il tait vident que lui et sa poigne dhommes ne pseraient pas lourd devant la multitude maintenant dchane qui sacharnait contre eux en redoublant ses cris de mort. Comme il lavait dit : leur compte tait bon. Comme il lavait prdit, dans quelques secondes ils seraient tous briss comme ftus emports par la tourmente.

    Santa Maria ! Stocco, ces forcens vont me tuer mon Concino ! se lamenta la petite femme au bras de lhomme long.

    Et cette fois elle parlait en italien.

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  • Et Stocco, dans la mme langue, avec ses yeux luisants dune joie mauvaise, avec cet air goguenard qui paraissait lui tre particulier, rpondit :

    Ma foi, signora, je crois, en effet, que vous pouvez prpa-rer vos voiles de veuve.

    Et avec une familiarit narquoise quautorisait sans doute de mystrieux services :

    Aussi, signora, cest vraiment tenter le diable que de pousser limprudence aussi loin que le fait votre noble poux ; Per Dio, les dispositions de cette foule taient bien visibles. Il tait inutile de lexasprer davantage.

    Stocco, fit Lonora Galiga puisquil parat que ctait elle , regarde donc l-bas, si tu ne vois pas venir le roi ? Cest l-heure o il rentre de sa promenade.

    Par-dessus les ttes quil dominait de sa longue taille, Stoc-co jeta un coup dil du ct de la porte Saint-Honor. Et avec la mme indiffrence narquoise :

    Je crois que le voil, dit-il.

    Lonora Galiga lui glissa rapidement quelques mots brefs loreille. Stocco leva irrvrencieusement les paules. Mais il obit sans discuter. Il laissa tomber les plis de son manteau. Ce geste mit dcouvert une figure longue, maigre, au teint basa-n, avec des pommettes saillantes, coupe en deux par une paire dnormes moustaches noires. Il quitta sa matresse. Et grands coups de coude, en saidant du pommeau de son immense ra-pire dont il se servait comme dun coin de fer en le glissant entre les ctes des gens pour les carter, il se fraya un chemin vers Concini. Et comme il se rendait compte que la manuvre ne suffirait pas elle seule. Il criait de sa voix rude, narquoise :

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  • Le roi ! Voici le roi ! Place au roi !

    Ces mots lui facilitrent sa tche, ainsi quil lavait prvu. Ou, pour mieux dire, ainsi que lavait prvu Lonora, car il ne faisait que suivre ses instructions. Ces mots, ils taient ma-giques, alors. La colre de la foule ne tomba pas pour cela. Mais son attention fut dtourne. Concini et ses hommes, qui se voyaient perdus, eurent un instant de rpit. Stocco arriva facile-ment devant celui vers qui on lenvoyait.

    Monseigneur, lui dit-il en italien, filez prestement. Voici le roi.

    Et que mimporte le roi ! gronda Concini en promenant un regard sanglant sur la foule, comme sil cherchait quelquun.

    Stocco se cassa en deux dans un salut exorbitant. Et, de sa mme voix rude, sans quil ft possible de dmler sil parlait srieusement ou sil se moquait :

    Per Dio, signor, dit-il, je sais bien que le vritable roi de ce pays, cest vous. Tout de mme, vous navez pas encore le titre ni la couronne. Le titre et la couronne, cest lenfant qui vient de l-bas qui les a. Croyez-moi, monseigneur, il nest pas prudent de vous montrer lui dans une situation aussi humi-liante que celle-ci. Vous allez lui donner une petite opinion de votre puissance Et si lentourage du petit roi se met douter de votre force, cen est fait de vous, monseigneur.

    Corbacco ! tu as raison, Stocco ! reconnut Concini.

    Et il donna lordre de la retraite Rospignac qui, si brave quil ft, laccueillit avec un vritable soulagement. Quand mme, pendant que la manuvre saccomplissait avec une faci-lit relative la foule, avec cette mobilit qui la caractrise, se

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  • dtournait de plus en plus deux pour se prcipiter sur le pas-sage du roi il se mordait les poings avec rage, et son regard tincelant cherchait toujours quelquun. Tout coup il trouva. Et serrant fortement le bras de Stocco :

    Tu vois ce jeune homme ? fit-il dune voix rauque.

    Il dsignait Odet de Valvert qui, quelques pas de Brin de Muguet, la couvait dun regard charg dadoration muette.

    Je le vois, rpondit Stocco de son air gouailleur :

    Mille livres pour toi, Stocco, si tu me fais savoir son nom et o je pourrai le prendre.

    Vous le saurez demain matin, promit Stocco, dont les yeux de braise avaient lanc un clair lnonc de ce chiffre de mille livres.

    Mille livres de plus si tu mapprends o loge cette jeune fille.

    Cette fois, Concini, dune voix que la passion rendait hale-tante, dsignait Brin de Muguet. Cette fois, Stocco, avec une froideur visible, en hochant la tte, rpondit :

    La petite bouquetire des rues ! Difficile, monseigneur, trs difficile ! Cette petite, et je veux que le diable memporte si je sais pourquoi, cette petite fait un mystre du lieu o elle se loge. Et, jusqu ce jour, elle a su si bien se garder que nul ne peut dire o est situ ce logis.

    Cinq mille livres, insista Concini, cinq mille livres pour toi si tu russis.

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  • Diavolo, fit Stocco dont lil fulgurait, vous avez des ar-guments irrsistibles, monseigneur.

    Et rsolument :

    Va bene, on tchera de vous satisfaire.

    La promesse tait vague. Cependant il faut croire que Concini avait une absolue confiance en lhabilet de cet homme, car un sourire de satisfaction passa sur ses lvres. Il faut croire quil avait galement confiance en sa fidlit, car on remarquera quil ne jugea pas ncessaire de lui recommander la discrtion.

    La retraite de Concini et de ses hommes seffectua sans trop de dommages. Rospignac, qui avait dirig la manuvre, ramenait bien quelques clops, qui devraient garder la chambre plus ou moins longtemps, mais, en somme, il avait sor-ti tout son monde de ce gupier o ils staient stupidement fourvoys et do ils avaient pu croire un instant que pas un deux ne sortirait vivant.

    En ralit, ils devaient tous la vie la prsence desprit de Lonora Galiga, qui avait dtourn deux la fureur de la foule en lui annonant lapproche du roi et en faisant valoir aux yeux de Concini le seul argument assez puissant pour le dcider cder. Au reste, Concini ignorait cette intervention si opportune de sa femme. Comme on la vu, Stocco, suivant les instructions de sa matresse, avait nglig de lui dire que ctait elle qui la-vait envoy.

    Pendant que nous les tenons, poussons Concini et sa bande jusquau bout.

    Ils revinrent lhtel dAncre, lequel touchait pour ainsi dire au Louvre. L, il runit dans son cabinet MM. de Rospi-gnac, son capitaine des gardes, dEynaus, de Longval, de Roque-

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  • taille, de Louvignac, lieutenants ou chefs dizainiers, de Ba-zorges, de Montreval, de Chalabre et de Pontrailles, simples or-dinaires que les circonstances poussaient dans la confiance du matre.

    Messieurs, leur dit-il dune voix tranchante, je suppose quil nest pas un de vous qui ne pense que laffront que nous ve-nons de recevoir ne saurait demeurer impuni.

    Une explosion terrible suivit ces paroles. Concini les consi-dra un instant avec une sombre satisfaction. Et les apaisant du geste, il reprit :

    Quelques bonnes pendaisons nous vengeront comme il convient de linsolence de cette vile populace et la ramneront, je lespre, un sentiment plus net du respect quelle nous doit. Ceci me regarde et jen fais mon affaire. Linsolence de ce gentil-homme qui a os nous braver, nous insulter, doit tre galement chtie. Et il faut que ce chtiment soit tel quil donne dsor-mais rflchir ceux qui seraient tents de suivre cet insup-portable exemple. Ceci est indispensable parce que le respect quon nous tmoignera sera en proportion directe de la crainte que nous inspirerons. Cest vous quil appartient, sans plus tarder de rechercher, de saisir et de mamener le coupable.

    Deffroyables bordes de jurons, dintraduisibles menaces suivirent ces paroles. Naturellement, Longval et Roquetaille, qui avaient eu le dsagrment dexprimenter leurs dpens la vi-gueur des poings dOdet de Valvert, se montrrent les plus enra-gs.

    Moi, dabord, grina Longval, je naurai de cesse ni de trve que je ne lui aie sorti les tripes du ventre !

    Et moi, jura Roquetaille, je veux lui fouiller le cur avec mon poignard !

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  • Non pas, protesta Concini, il faut me lamener vivant. Vivant, entendez-vous ?

    Et comme ils secouaient la tte dun air farouche, il ordon-na dune voix rude :

    Je le veux !

    Et avec un sourire livide, il ajouta :

    Soyez tranquilles, le chtiment que je lui rserve, moi, sera tel que tout ce que vous pourrez imaginer dhorrible vous paratra bnin ct.

    Ceci tait prononc sur un ton tel que Roquetaille et Long-val nhsitrent plus :

    Peste, monseigneur, dirent-ils avec un rire froce, maintenant que nous connaissons vos bonnes dispositions lgard de cet insolent, nous nous garderons bien de le sous-traire votre bienveillance par un bon coup dpe qui, en effet, serait trop doux.

    En chasse, commanda Concini avec une bonne humeur sinistre, en chasse, mes braves limiers. Dpistez-moi la bte, ra-battez-la moi je me charge de labattre, moi.

    Il les congdia du geste, en faisant signe Rospignac de de-meurer. Ds quils furent sortis en tumulte et avec de bruyants clats de rire, Concini abattit la main sur lpaule de Rospignac et, lil stri de sang, la lvre retrousse dans un rictus froce, il gronda :

    Rospignac, veille ce que tes hommes mamnent ce jeune homme vivant Veilles-y sur ta tte.

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  • Et comme Rospignac le considrait avec tonnement, il r-vla le secret de cette haine subite qui se manifestait du premier coup terrible, mortelle :

    Il laime aussi, comprends-tu, Rospignac ? Et qui sait si ce nest pas par amour pour lui quelle me mprise, moi ?

    Vous men direz tant, monseigneur rpliqua Rospignac. Et avec une froide rsolution :

    Soyez tranquille, monseigneur, je vous rponds quil ne vous chappera pas.

    Tu es un bon serviteur, Rospignac, complimenta Concini. Va et sois sans inquitude de ton ct : ta fortune est faite.

    Rospignac sinclina et sortit son tour. En rejoignant ses hommes il songeait, avec un ricanement diabolique :

    Fais ma fortune, je ne demande pas mieux ; et il serait vraiment temps. Pour ce qui est de ce jeune homme, puisque cest un rival, il mappartient, moi seul Jen fais mon affaire. Quant toi, Concini stupide et aveugle, qui me prends pour confident sans tapercevoir que, cette jeune fille, je laime plus follement que toi, que je me laisserais arracher le cur plutt que de me la laisser voler, quant toi, fais ma fortune dabord nous rglerons notre rivalit amoureuse ensuite. Et quand je de-vrais appeler Satan mon aide, je te jure bien que tu ne lem-porteras pas sur moi et que la bouquetire nappartiendra pas un autre que moi !

    Rospignac rassembla autour de lui ses quatre lieutenants : Longval, Roquetaille, Eynaus et Louvignac.

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  • Messieurs, leur dit-il, retournons rue Saint-Honor et mettons-nous la recherche de Muguette, la jolie bouquetire des rues.

    Tiens ! stonna Roquetaille, se faisant linterprte de tous, je croyais que lordre de monseigneur tait de rechercher cet insolent damoiseau ?

    Sans doute, sourit Rospignac. Aussi, soyez tranquille, Ro-quetaille, en retrouvant la bouquetire, nous retrouverons du mme coup le damoiseau. On est toujours sr de le trouver l o elle est.

    Revenons maintenant Stocco, le cavalier servant et le confident de Lonora Galiga, la femme de Concini.

    Stocco, en reven