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mgversion2>datura mgv2_63 | 09_08 Fall 2008 issue

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Ludovic Kaspar 1973 - 2008

Contents | Sommaire

Thomas Vinau

Marlène Tissot

Henri Cachau

Marie-Eve Guillon

Jean-Christophe Belleveaux

Nelly Bridenne

Jean-Marc Flahaut

Denise Ruest

Eric Allard

Alexandra Bouge

Alain Crozier

Yvette Vasseur

Christophe Siébert

Alain Lacouchie

Cover illustration | Illustration de couverture:Norman J. Olson

Inside illustrations | Illustrations intérieures:Norman J. OlsonClaudio ParentelaPatrice DantardAlain Lacouchie

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Thomas Vinau - Extraits du recueil Briller/S'éparpiller/DisparaitreQuelque chose de sur

Il y a trop d'indifférence icitrop de questionsl'homme est un êtred'amour n'est ce pasun être d'amour qui ne peutcompter sur personne...Dehors le vent souffle fortc'est une belle journée d'automnepleine de soleil je vais rentrerdix stères de bois aujourd'huimon chien restera à côté de moima femme me souriraà travers la fenêtre de la cuisinela lumière sentira la sciurevoilà quelques trucssur lesquels on peut compter.

Claudio Parentela

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Thomas VinauSur la route

Nous avons parlédans la voitureles montagnes défilaientderrière la vitretu m'as montré un aiglepuis nous nous sommes moquésdu nom improbable des bleds perdusque nous traversionsla route était longuetu étais là pour moijuste pour m'accompagner

Ne crois pas qu'un jour tu en sauras plus

C’est commese perdre sur un cheminminusculeau milieu d’une forêt profonde

Observer le ciel, l’horizon bouchépar les arbresne sertà rien

Il n’y a pas d’itinérairepas de planpas de repèrealors nos yeux s’accrochentaux détails du solà la terreaux caillouxaux brindilles

Regarder les étoilesest vainlorsqu’on ne comprendque le langagede la poussière

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Claudio Parentela

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Thomas VinauBriller/s'éparpiller/disparaître

Les pétales blancsdu cerisieront perdula partie

La terre est pleinede leur débâcleparfumée

Claudio Parentela

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Thomas VinauLe clocher sonne

Le clocher sonneJe crois qu’il y a un enterrement aujourd’huiDe ma fenêtre je vois la longue ligne noiredevant l’égliseJe me dis qu’un homme est mortEt la première image qui traverse mon espritC’est la chouette écrasée que j’ai vue ce matinAu bord de la routeLa tache rougeEt l’aile ouverte qui bouge avec le ventEt puis je pense immédiatement aprèsLe prunier est déjà en fleurÇa s’arrête là

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Marlène TissotJ’ai toujours rêvé d’être une hôtesse de l’air

De l’air.Besoin d’air.J’ai ouvert grand mes fenêtres ce matin, en espérant voir s’envoler mes doutes comme des oiseaux sauvages. Ou peut-être des pigeons. Qu’ils aillent chier sur la tête des passants ! Qu’ils me foutent la paix un instant !

J’ai fourré dans mon sac un slip, une brosse à dent. L’essentiel uniquement. Une escapade. C’est juste une escapade. Inutile de me charger davantage. La culpabilité pèse déjà bien assez lourd.

J’ai somnolé, le front contre la vitre du train jusqu’au premier arrêt. Une petite gare de campagne. Quelques personnes sont montées. Un gars s’est assis à côté de moi. Un drôle de type, très grand, très maigre. Un peu flou. Il a glissé son sac sous le siège et déplié sa tablette pour y poser ses mains. Juste ses mains. Bien à plat. Puis il s’est mis à triturer son alliance.

J’ai pensé aux hommes. A celui que je laissais. A celui que j’allais rejoindre. A tous ceux qui étaient passés dans ma vie. Nous les humains sommes des êtres terriblement compliqués, a murmuré mon voisin. Comme s’il lisait dans mes pensées. Il s’est tourné vers moi avec un demi sourire. Vous faites quoi dans la vie, qu’il a demandé. Je suis hôtesse de l’air, j’ai répondu. Un mensonge de plus ou de moins… Je me demande si, quand on voit le monde de haut, les choses sont différentes, à lâché le type. Puis il a recommencé à regarder ses mains bien à plat. Et son alliance.

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Norman Olson

Marlène TissotSur la banquette arrière

I like the peaceIn the back seatI don’t have to driveI don’t have to speakI can watch the country sideAnd I can fall asleep(Arcade Fire)

Papa conduit.En silence. Les yeux rivés sur l’horizon.Maman lime ses ongles en chantonnant un air de vacances.Je regarde les paysages qui défilent, sagement assis sur la banquette arrière. Je regarde l’herbe sur le bord de la route, comme un film en accéléré. Je retiens ma respiration pour essayer de ralentir tout ça. Freiner un peu ma vie qui se tricote. Trop de mailles à l’envers, pas assez à l’endroit. Fermer les yeux ça sert à rien, qu’a éteindre la lumière pour ne plus voir le désordre.

Papa conduit, plongé dans ses pensées.Maman s’étire. Combien de temps encore avant d’arriver ?

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Je demande rien. Je veux pas qu’on me parle. Le silence est plus confortable. Je voudrais être sourd, aveugle. Qu’on ne me raconte plus rien, qu’on ne cherche pas à m’expliquer, qu’on ne me prenne pas à témoin, qu’on me prenne juste par la main, qu’on ne me prenne pas pour ce que je ne suis pas : un adulte. Je ne veux pas grandir. Je ne veux pas devenir ça. Ca vit de sexe, d’argent et de disputes qui claquent comme des orages dans la nuit. Ca oublie avec de l’alcool et de la drogue. Et puis du sexe, encore. Et ça fait des bébés par erreur. Des bébés qui encombrent comme des bagages sur la banquette arrière.

Papa conduit. Il baille.Maman s’est endormie.Je suis un bagage sur la banquette arrière.Je fixe la route pour éviter de penser à la vie. Je voudrais bien qu’un camion arrive en face et qu’il me prenne très fort dans ses bras.

Claudio Parentela

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Henri CachauLe Poteau

En ce temps-là j’étais trop jeune pour y toucher, seul avais-je le droit,

juché sur un tabouret de bar, de regarder ceux de mon équipe se laisser

entreprendre par d’expertes mains féminines, mes parents auraient-ils pris

connaissance des lieux dans lesquels nos dirigeants nous conduisaient, sûr qu’ils

les auraient fait poursuivre pour incitation de mineur à la débauche... J’étais

junior, avant l’âge requis mes talents m’avaient permis de jouer en équipe

première, d’ailleurs hormis le gratifiant apprentissage retiré de ces intermèdes,

ma carrière rugbystique s’en trouva d’autant écourtée par des blessures à

répétition, ces salauds de gros l’abrégèrent alors que les amateurs me

l’envisageaient brillante, internationale !... D’une façon toute aussi brutale j’y

appris le décalogue amoureux, après ce dépucelage visuel plus rien ne

m’étonnerait des pratiques sexuelles, de leurs perversions, nul besoin de Kama

Soutra, de petit livre rouge : celui des coïtales positions !... Donc je n’y touchais

pas, le président se fâchait après les filles souhaitant m’intégrer à leurs orgies : «

Il est si mignon le petit, on le croquerait »... « Pas touche à Junior ! » leur

intimait-il, ainsi étais-je prénommé, «J’en ai la responsabilité ! » ajoutait

l’entraîneur, tu parles... Tout en sirotant un lait fraise, « Surtout pas d’alcool

pour Junior ! » je ne perdais pas une miette de ce roboratif spectacle en principe

destiné aux militaires du camp, parfois s’y joignaient des individus sortis de nulle

part en cette région perdue des hautes Landes. C’est à regret une fois la

sarabande close que bon dernier je regagnais le bus, avec pour unique

consolation quelques bisous de la part des filles, sachant qu’une prochaine fois

mon tour viendrait... Gentilles ces filles, hélas, lorsque je voulus y retourner en

senior, le Poteau était redevenu désertique, les lumignons éteints, les faux

saloons détériorés, seulement des pins, des pins à perte de vue... Les putes

avaient regagné leurs anciens ports d’attache –un euphémisme – dans lesquels

longtemps j’y recherchai leur compagnie avant d’abandonner ma quête, ceci,

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jusqu’à cette réminiscence d’inoubliables moments réactivés par une émission

diffusée sur France-Culture, sur ce coup-là ayant pu s’annoncer France-cul...

puisque trop prudes, trop hypocrites, les chroniqueurs tournèrent autour du pot

(potin !), biaisèrent, en occultèrent le sujet principal : le sexe...

Le Poteau, un lieu-dit limitrophe des Landes et de la Gironde, situé sur

la D932 entre Captieux et Roquefort, sur plus de deux décades avait bénéficié de

l’installation sur ses terres d’un camp de munition américain, avec les

contreparties que cette concentration de G’I’s apporta à l’économie locale. Un

tel rassemblement de militaires et de civils employés au camp vite attira

souteneurs et prostituées ; le long de la départementale s’érigèrent des cabanes,

leurs aspects de saloons et leurs lumignons indiquant qu’il s’agissait d’un BMC

(bordel militaire de campagne) amélioré ; des fleurs de macadam descendues de

Bordeaux, Nantes, Paris y assuraient de rudes fins de mois, lorsque dollars, bières

et sperme coulaient à flots... Rapidement ce lieu-dit bénéficia d’une renommée

poussant les mâles du grand Sud-Ouest et d’ailleurs à venir s’y débaucher, s’y

rencontraient des VRP, des routiers, des étudiants, des prolos descendus en

bande, des pèlerins qui via Lourdes, assurés de s’y faire pardonner leurs péchés

de chair... Redondants, comme à leur habitude excessifs ou timorés, les

journalistes y rencontrèrent d’anciens élus, des commerçants d’articles de

bouche, des bistrots, desquels ils enregistrèrent complaintes et plaintes : «

C’était le bon temps, celui des vaches grasses ou les dollars, la bière et le sperme

coulaient à flots ! » alors que ces boutiquiers et débitants, de bien braves gens à

les entendre, eux aussi se payaient sur la bête, ces fausses agnelles ou

professionnelles, nymphomanes ou femmes mariées y arrondissant leurs fins de

mois. Par crainte d’attenter aux bonnes mœurs –de quoi prêter à rire ou à pleurer

leurs préventions – ces reporters omirent de s’attarder sur l’actuelle vie de ces

filles passées par ce ‘poteau d’exécution’, victimes de l’abattage, des mauvais

traitements infligés par leurs souteneurs, les rapports non protégés, ceci

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impliquant la traite des blanches, la drogue, des sujets tabous permettant de

mieux comprendre la réserve des chroniqueurs quant à ce brûlant sujet, le cul !

D’autant plus étonnant que selon Ferré il fait les comptes ronds, l’été venu

assure la une des hebdos tant masculins que féminins, donc c’est volontairement

qu’ils ne souhaitèrent pas rencontrer les véritables protagonistes, par leurs

talents et disponibilités ayant assuré la quasi nationale renommée du lieu-dit.

Bizarre qu’aucun d’eux, plus gaillard, plus porté sur la chose, moins cagot n’ait

pensé rencontrer l’une de ces ‘ex’, susceptible de leur narrer de croustillantes

anecdotes, de leur assurer une statistique des pratiques sexuelles des G’I’s, sans

doute craignaient-ils un affrontement direct avec ces anciennes goules...

Parmi ces souvenirs relevés par l’émission, bien qu’éloigné de mes

bases, depuis de nombreuses années Francilien, j’en ai apprécié certains, des

minois, des corps, des attitudes m’ayant profondément marqué lorsque Junior

j’assistais aux ébats de mes équipiers, entraîneurs et dirigeants ; nous n’étions

pas les seuls, ceux du stade montois s’y arrêtaient en montant sur Bordeaux, ceux

de Bègles en descendant sur Bayonne, etc. Notamment d’une prénommée

Josiane, une brune piquante, d’apparence frêle, capable d’engloutir grâce à

naturelles prédispositions, avançaient les connaisseurs, une équipe de rugbyman

à laquelle pouvaient s’additionner ses remplaçants et accompagnateurs. Durant

des mois demeurée à la tête du box-office, à corps et à cris réclamée par la

majorité des mâles –facilement l’on imagine des bagarres de saloon –, ses

compagnes la détestaient, n’assurant que des piges elle y joignait plaisir et

espèces sonnantes, le reste du temps occupait –dixit les habitués – un emploi de

coiffeuse dans une localité proche, Langon ou La Réole. Si encore de ce monde

interviewée, Josiane eut pu leur avancer des pistes, désinhibée, eut été

intarissable sur l’implicite (sexplicite) sujet de l’émission, l’on comprend que

face à un aussi fort tempérament, ces culs, je ne sais pas si bénis mais

assurément serrés, se sentissent débordés... A des lieux elle aurait repoussé les

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scènes de parties fines, encensées en leur temps par la critique officielle,

décrites par Catherine M..., trop intellectuelle sa masturbation d’écrivaine mal

interprétant l’intensité de la jouissance orgasmique où seuls les corps exultent, le

reste ne demeurant qu’insigne littérature...

...« Une nana un peu intello qui l’ouvre sur ce brûlant sujet, forcément

que ça intéresse les gens, ça paraît très fashion alors qu’au fond ce n’est qu’une

couillonade médiatique ! Vous voyez ce que je veux dire ? –me déclarerait l’un

des retraités – Les femmes aiment autant le sexe que les hommes, il n’y a aucune

raison qu’elles en aient honte, même si leur duplicité les pousse à l’occulter sous

le seul aspect romantique, alors que la majorité ne pense qu’à prendre un bon

coup de bite... Comme le leur assura la femme d’un ex gardien polonais, lorsque

faisant allusion à de célèbres gagneuses, et sous ses propos l’on sentait sourdre

des regrets de n’avoir pas su jouir, bénéficier de la présence des amerloques, de

grands enfants ajouta-t-elle, dépensant sans compter... l’éloignement... le

manque de femmes !...

...« Ces filles en profitaient, certaines se sont mariées, sont parties

vivre aux Etats-Unis, d’autres ont monté leur affaire : j’en connais une à Mont-

de-Marsan, faut voir l’établissement, et gagné comment ? Je profite que mon

polonais soit absent, car il me gronderait, honnêtement monsieur le journaliste,

honnêtement ! Tout le monde savait, tout le monde en profitait, pas seulement

les commerçants, même les gendarmes qui disaient rien, ils tiraient leurs coups

gratis et basta ! »...

...Vous voyez ce que je veux dire ? Peuvent s’ y ajouter les déclarations

de ce spectateur parisien rencontré dans les tribunes du Parc des Princes,

réagissant à l’annonce d’un de ses voisins se déclarant de Captieux... ah Le

Poteau !... sûr qu’il y était passé, à savoir si avec les gars du PUC ou du

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Racing !... L’évidence même et ces cuculs de journalistes qui vite refermèrent la

parenthèse, par crainte d’offenser l’auditeur ! Pas étonnant s’ils ne poursuivirent

pas en rencontrant d’anciens michetons : automobilistes de passage, VRP,

routiers, bidasses d’autres garnisons etc., se défaussèrent en arguant que ces

gens-là ne souhaitaient pas témoigner, évitèrent de rechercher la Montoise, quant

aux maquereaux, évidemment ils étaient soit trucidés, emprisonnés ou rangés des

affaires ! »...

Josiane rugissait, bavait, tremblait de tous ses membres, implosait sous

les assauts conjugués de ses amants, après un bref moment de récupération en

redemandait, encore et encore... J’étais, l’on me surnommait Junior, assis sur un

tabouret de bar, ma semence envahissant mon bas-ventre je ne perdais pas une

miette du spectacle, je n’étais pas le seul, momentanément des professionnelles

cessaient leurs activités, spectatrices malgré elles retiendraient de cette leçon

son aspect plus proche du don de soi que d’un calcul tarifaire... Dès les

premières prises de paroles je fus déçu, toutefois au gré de mon enquête me

revinrent en mémoire les traits, les attitudes de celle que j’avais fini par oublier,

m’ayant marqué au fer, puisque dans ma vie amoureuse sans cesse je

rechercherai son type de femme, pour l’ayant trouvé, amèrement constater

qu’aucun de ces faux sosies ne possédaient son coup de rein, je n’oserai avancer

le mot de rendement quoique concernant ce récit il soit louable de l’appliquer à

Josiane...

Je décidai d’aller à sa rencontre, si possible la retrouver, sur place

assurer cette interview que par pruderie les journalistes n’osèrent conclure.

Durant le trajet, via Bordeaux, après avoir regretté mon emballement, mes

réactions de vieux clebs redécouvrant une piste oubliée, amèrement je dus

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constater que j’étais sexagénaire, que Josiane devait avoir... j’hésitai à lui

appliquer des traits correspondant à cet âge, à la savoir ou non en vie, devenue

vieille dame respectable ou respectueuse selon Sartre... qu’un demi-siècle s’était

écoulé, que plus étrange les souvenirs ravivés par l’émission (tronquée) ne

demandaient qu’à l’être. Depuis Langon je me dirigeai sur Roquefort pour y

prendre pension avant d’entamer ce judicieux complément d’enquête, j’y

incluais Captieux et dans ces villages n’y rencontrai ni élus ni commerçants ayant

à l’époque, qui la mainmise sur les pouvoirs, qui sur le monde des affaires. Leur

exclusif goût des honneurs et du lucre m’autorisait à les considérer comme

mauvais clients des filles, ou parfois à la sauvette en remerciement d’un service

bénéficiaient-ils d’une gratification, plutôt m’attachais aux attablées de vieux

joueurs de belote : retraités agricoles, travailleurs du bois, résiniers, débardeurs,

muletiers, ou de la fonction publique parmi lesquels j’y repérai un vieux facteur.

Madré comme peut l’être un Landais, sa sacoche remplie de ragots, d’histoires de

famille donc de fesses, fin connaisseur de la nature humaine et philosophe à ses

heures, qui une fois sa confiance gagnée à coups de blancs limés et la mise à plat

de ma démarche consécutive à l’émission radio finira par m’avancer :

...« Ah oui, les gars de France-cul... de vrais cuculs ceux-là. Visez un

peu, ils sont pas venus nous ‘interviouver’, ils craignaient qu’on les prenne à

contre-pieds avec leur économie locale, que les autres ils pleuraient dans les

micros, que c’était le bon temps, qu’ils s’en foutaient plein les poches, y a qu’à

voir leurs cabanes, du dur monsieur, de la pierre de taille dans notre région non

mais, fallait avoir les moyens pour s’en payer du dur ! C’était d’économie

libidinale qu’il fallait parler, et là, bernique, pas vrai les gars –s’adressant à la

cantonade – sûr que leur émission aurait explosé l’applaudimètre... Quant à votre

Josiane que vous dîtes... hein qu’on les connaît nous autres, les tapineuses

dirons-nous régionales, car les autres, disparues, mortes au champ d’honneur ou

devenues maquerelles ou abbesses, si vous vous voyez ce que je veux... Non, je

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vois pas, une coiffeuse, pas vraiment professionnelle... une occasionnelle... il y

en eut tant... Jusqu’à des équipes de rugby qui lui passaient dessus, dîtes-vous,

pas mal, pas mal ! Mais alors j’y suis, c’est pas de Josiane qu’il s’agit mais de la

Josy ou de la Jo comme l’appelaient les amerloques... Hé les gars, monsieur a

connu la Josy... ça s’arrose ! »... C’était l’heure de la fermeture, le cabaretier

vint nous rejoindre, quoique plus jeune, lui aussi possédait son comptant

d’anecdotes à livrer...

... « Monsieur est un Poteau ! Un pote selon notre jargon... nos femmes

enrageaient lorsque ainsi nous nous interpellions ! »... Les tournées se succèdent,

durant mon récit à diverses reprises mes compagnons s’exclamèrent, oui, oui,

c’est bien ça ! me narrèrent comment ils avaient approché Josy... Il en ressortait

que Josiane possédait un cul dans lequel on se perdait volontiers, y passant, selon

les moyens à disposition, des heures à en goûter les moindres recoins, une

volupté pouvant faire peur aux hommes, parce que trop charnelle, incontrôlée.

Elle offrait une époustouflante représentation du sexe dans toute sa puissance,

plus chair que chair, d’un sexe transpirant, suintant d’effluves aujourd’huis

oubliés... Cependant entre réalité et fiction il me fut difficile de faire un tri,

mais qu’importait pourvu que l’émotion soit au rendez-vous et Dieu sait si nous

étions émus, accompagnée d’alcool la dite émotion nous ressortait par tous les

pores, les yeux. La soirée s’avançant je finis par plus précisément les questionner

: « Mes chers poteaux, dorénavant permettez moi de prétendre faire partie de la

confrérie, pourriez-vous, après en avoir fait l’éloge, me dire ce qu’est devenue

notre chère Jo... ! »... Un silence s’établit, je craignis le pire... l’un d’eux le

rompît, avec l’assentiment de ses compères poursuivit :

... « J’’ai assisté au départ de la dernière section d’amerloques, tous au

garde-à-vous, si vous voyez ce que je veux dire, et Jo, il s’agissait bien de votre

Josiane, passant de l’un à l’autre pendant qu’un clairon jouait ‘Ce n’est qu’un au

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revoir’, du grand art si vous voyez... Parce que des filles il y en avait eu des tas,

de super châssis, de sacrés coups, des blondes, des brunes, jusqu’à des ricaines

venues assurer des piges... Eclipsées ces nanas par notre brunette, si piquante, si

bandante, si... Tous les gars voulaient l’épouser, ils ne se rendaient pas compte

que vite ils auraient été débordés, jusqu’à un colonel, un futur général,

agenouillé il la supplia après l’avoir revêtue de sa veste à galons, du grand art

Monsieur... Ensuite, comme aux journaleux de France-cul le déclarèrent les

collabos –ainsi nous surnommons anciens édiles et commerçants – les affaires

déclinèrent, un certain temps les jeunes, les esseulés, les en manque

continuèrent à visiter les filles, mais leurs souteneurs n’y trouvant plus leur

compte courant (ah ! ah !) ils les rapatrièrent sur leurs ports (un euphémisme)

d’attache : Bordeaux, Nantes, Paris... Quant à Josiane, libre de ses actes, fidèle

à notre région, sur les années soixante-dix elle épousa un vigneron de St Macaire,

ils eurent deux enfants, garçon et fille, j’insiste sur le ‘ils’, vous me comprenez

j’espère ? Le type s’en foutait, il est mort accidentellement en quatre-vingt-sept,

renversé par son tracteur, un classique, depuis Josiane gère le chais, si ça vous dit

d’y aller faire un tour !... »...

Le facteur avait dû assurer la transmission, une jeune femme

m’accueillit à l’entrée du chais, vivant portrait de sa mère, aussi brune, aussi

menue, aussi piquante, en la voyant je ne pus m’empêcher de prononcer le

prénom Josiane, même a demi bafouillé la jeune femme comprît, un instant me

dévisagea puis un sourire malicieux aux lèvres me dit : « Je vais aller vous la

chercher, je pense que votre visite lui fera plaisir, vous êtes le seul a avoir osé...

»... Josiane apparut marchant avec l’aide d’une canne, à son tour elle me

dévisagea puis me sourit avant de me déclarer : « Nous avons vieilli Junior, le bon

temps s’est éloigné, ne nous demeurent que les souvenirs ! »... Je passai une

semaine dans la propriété, entre périodes de dégustation et de repos, Josiane me

livra ses mémoires, j’en ai récupéré une cinquantaine de feuillets, une fois

réorganisés je les transmettrai aux producteurs de France-Culture...

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Marie-Eve GuillonLes tables de l’affect

Ces griffures,Sillons béants,Collés-serrés,Cicatrices profondesEntaillent la chairEt la labourent,Gravées à jamaisDans la mémoire,Blessures, gravures,Toutes ces déchiruresQui mènent à la bavure.

Tes ongles acérés déchirentMes sens ébréchés,Ta langue fourchueSerpentine,Aiguise ma cervelleQui, pour l’éternitéSe souviendraDe ces coups qui mutilent.

Au feutre indélébile,Bien involontairement,J'inscris tes gestesSur l’écranDe mon inconscient.Les faits blessantsSont indigestes !Si denses, qu’ils dansentEntre deux eaux !

Un mot, une moue,Voilà qu’ils resurgissentEt se rappellentA mon bon souvenir ;Ils tambourinent,Insistants, agressifs,Aux parois de monCœur,Soucieux d’oublier.Et moi, le souffle

Court,Je halète…

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Jean-Christophe BelleveauxTrop vite passages

1La main s’enfonce dans la poche et s’occupe au contact de clefs. Elle a

caressé des épaules et des visages, s’est émue de peaux frissonnantes.L’index à l’ongle jauni dénonce une consommation excessive de tabac. La

cigarette, d’ailleurs, a pris le pas sur le stylo.Cette main a effleuré des touches de piano sans rien produire d’autre qu’un

attouchement sensuel. Elle a projeté des ombres sur le papier mais n’a jamais menacé. Elle s’est crispée parfois, peut-être pour le simple plaisir de la pose.

La main s’enfonce dans la poche et s’occupe au contact de clefs.

2Nuit de l’aéroport et du dehorsIl y a maintenantla moiteur de l’Indel’empilement des sacs de sable sur la routede vieux fusilsdes soldats fatiguésLes pneus du taxi sont lisses et Delhi prête à exploserLe jour ne se lèvera pas avant quelques heures Attendre

le cul par terreau travers des sommeils alignés sur les trottoirs

Une horde de chiens surgit de nulle partet s’arrêtantpropose d’emblée sa hargne silencieuse

3Fumerpuis regarder les aigles de l’après-midiau-dessus du lac voler très haut

Encoreappuyer paresseusement sur les pédalesd’une vieille bécane déglinguée

Aspirerau profond des alvéoles pulmonairesla fumée prohibée

Se goinfrerdu seul nom de Srinagar

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avec un peu de thé

4Cet adolescent gringalet a tranché net ou presque la tête du veau noirIl aura fallu deux coups seulement de sa large lame Le sang cherche son aval partout au hasard des ruelles de Katmandu

Hier c’étaient les percussions carnavalesquesaujourd’hui le sang pour Kalile sang des poulets ou des oiesle sang sur les mobylettes les portes les chaussures les outils les doigts les jeux de carambole

Le barbier n’avait pas l’air étonné de me voirSa main n’a pas tremblé et il a massé ma nuque comme à son habitude

5Deux vaches au ventre gonflé obscènecouchées sur le flanc mortes400 Asa pour une photo de femmesqui lavent leur linge à proximitéZoom sur le Népalsur les marchés sur la misèresur les sourires et les templesDes enfants jouent dans la poussière du soleil

6 Le train s’éloigne en haletant dans la touffeur du matin. La lumière tropicale, l’eau fraîche à peine colorée de thé ; des herbes jettent leurs silhouettes étriquées au travers des rails... Ce pourrait être aussi bien ailleurs mais c’est l’Asie.Midi apporte sa somnolence dans l’air immobile, avec la bière et le curry de poisson.Les lattes de bois des banquettes font des ombres de persiennes au sol du compartiment. Un buffle déplace sa nonchalance au loin.Plus tard, le train siffle en coupant l’immensité des rizières et c’est une image à conserver.

7La pluie martèle la tôle ondulée des toitures (les gamins qui tiraient les oiseaux au lance-pierres se sont enfuis).L’oeil s’attache au gecko, collé sur le mur, dont les flancs se soulèvent en une pulsation inquiète. Ou bien les voix des enfants répètent la leçon dans la même scansion unanime.

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Paï Naï : où vas-tu ?Façon de politesse qui n’attend pas de réponse précise.Justement,

je n’ai pas de réponse.

8Des pattes de pouletscoupées en morceaux dans le bouillon de rizUne lampe de poche éclaire alternativementce festin de décembreet les visages sans nez de la lèpreNouvel an HmongDe l’autre côté du fleuvela nuit recouvre le LaosDe ce côté-cidans le hasard misérable des collinesles patrouilles de soldats ne sont pas rassuréesqu’il s’agit d’éviter

9Pi-Maï serait une ville fantômeavec des habitants et sans saloonLe temple est en ruine et khmer

Des femmes accroupies sous leur grand chapeau côniquetaillent l’herbe à l’aide de gigantesques cisailles

Sept ou huit bonzes ont étalé au soleilpour les sécherleurs grandes robes safran récemment lavéesLeur crâne aussi est nu

10Singapore Sling cocktail glacéau retour du bowlingL’orage quotidien d’équateurenfle sûrement dans l’air

Au dortoir du sixième étagela moiteur a pris le lingeCinq dollars pour un litQuelqu’un dort qui doit être une femmedes plaques de crasse sur sa peau de rousseles joues creuses les bras troués

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11Les bicoques de bois aux planches disjointes :junglesur les toitsd’antennes de télé

Les immenses filets de pêcheen étoile au-dessus de la rivièreLes forêts d’hévéassans charme

Quelques jours plus tardreste le cheval ailéqu’à Singapour j’ai fait tatoueravec son allure de licorne un peuet par-dessusdu sang séché

12Georgetown (Malaysia)Le ventilateur tourne au ralenti dans la chambre sans fenêtre

Hong-Kong BarLa patronne a des airs de puteUn vieux Chinois branle inlassablement ses doigts fripéssur un boulier

Anchor BeerDes marins australiens s’abîment la figure à coups de poings

Anchor BeerDeux verres plus loin je suis saoulJe rentre dans le soir faire la gueule à mon ventilateur

13Bateau de nuit pour SumatraAccoudé au bastingagecomme pour un possible photographe

Les étoiles chaloupent doucement au-dessus des têtesLe diesel mâchonne les secondes avec parfois des hoquetsAu matin le port de Belawan aligne ses hangars rouillésLe pont du bateau est brûlant

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14La main tient le billet d’avionla carte d’immigration le passeportLa main est encombréenéanmoins passe sur la jouepour en éprouver la rugosité

Norman Olson

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Nelly BridenneUn grand Noir avec un cigare

Un grand Noir avec un cigare,me fumait d'un drôle de regard.Manque de bol, j'étais pas d'humeurà escorter ce Cubain au grand cœur.

Sa Merco, pourtant, me cligna de l'œil :mal garée, rouge, flambant neuve."Tu montes, chérie ?" furent ses derniers mots,je démarrais, mais sans lui, manque de pot…

Son effluve de Havane me rattrapa,il était dans mon sillage, trop près de moi.Pas rancunier, Raoul m'offrit son cœur,et un bout de trottoir, rue de la sueur.

Il m'a couverte de bijoux, de bracelets,de quelques gnons aussi, faut bien l'avouer."Désolée, Raoul, je dois me tirer,le passage à tabac me file la nausée…"

Je décarrais au volant de la Mercedes,enfin un cadeau digne d'une princesse.De toute façon, j'm'inquiète pas pour lui,le rhum, les cigares, c'est toute sa vie…

Je m'éclipsais dans une volute de fumée,à cause du pot d'échappement, mal réglé.Le Latino disparut de ma vue,pour toujours cette fois, n'en parlons plus !

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Jean-Marc FlahautLe cœur repassé à la calandre

j’ai accepté( je sais déjà ce que vous allezdire ) de faire quelques pasavec toi dans la rueavant de me rendre compte à quel point enbien tu avais changé

tellementqu’à présent je me demandesi je ne t’ai pasconfondue avec une autretout à l’heure

quand je lui ai ouvertma porte.

Norman Olson

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Denise Ruest

icr

crireÉcrireÉcr ireÉcr ireÉcr ireÉcrireÉcrireÉcrire

Besoin d’écrire et de se direcomme le besoin d’être aimée

la bouche qui n’ose direce que la main peut imposerbesoin d’imbiber sa plumedans l’encrier de son passéles souvenirs dans la brumen’en finissent pas de défiler

quand l’encrier se videc’est l’invention d’un scénario

celui-là même qui décidedes personnages de trop

tremper la plume dans ses blessurestaches d’encre ou de sang

délavées ou en éclaboussuresmêlées aux larmes en corrigeant

jusqu’au matin pluvieuxet jusqu’au dernier mégotbesoin de ranimer ses feux

besoin de confronter les motspages fleuries ou barbouilléespapier velours, on s’en fiche

on prend bien soin de camouflerun nom aimé en acrostiche

mots tendres, phrases incomplètess’arrêtent au point d’interrogationvoilà qu’encore la main s’arrête

après trois points de suspension...écrire... écrire la page révélatrice

parler de soi, ouvrir son âme jusqu’au bout se dévêtir jusqu’à l’exhibitionnisme d’autres l’ont bien fait, après tout?

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besoin de dire les choses sans pudeur la vérité étouffe entre les lignes avec soin on retouche le malheur

on le corrige et on signe écrire de rage, par peur, par besoin

pour retenir le temps qui passeou pour regarder de loin

sa propre image qui s’efface.

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Eric Allard

Vent de sable

Du sable au coin des lèvres, tu forces l’écume des mots. La foi en ta blancheur me gonfle d’éloquence. Lourd comme une barque, mon désir chavire dans l’œil que dépose chaque caresse sur les pointes de ta peau. Les plages débordent de phrases d’eau salée : tout ce qui doit se dire se retient au bastingage. Sur le corail de tes hanches, je vois l’aube poindre. Et le verbe s’étaler sur le temps continu de ton corps. Dans les dunes, le vent se fragmente en lames d’air. Coupantes comme des minutes bleutées trop froides arrachées à un souvenir-stalactite.

Brumes et lueurs

Dans ta bouche mon cri empêché. Et sur mes doigts l’or de ta peau. Brumes et lueurs, incandescentes famines. Tes dents broient ma langue sous la surveillance sage du sang. Le cheval de foudre brûle ses fers dans le sillon de l’aube. Tes fesses chauffent mes nuits jusqu’au soleil.Je jongle avec tes seins. La voie est droite jusqu’au jour. Je te vole un mot, tu me gaves de livres, je te lis toute entière dans le noir.Vêtus d’air, les arbres étincellent.Et des corps de joie tombent dans la lumière. Tisons de bruine, fleurs brûlées. Dans l’absence de mer je construis une maison de sable où les fenêtres ouvrent sur ta gorge. Pluie de graines, jets de vent, rages. Nul n’ose franchir le pas de tes lèvres sans délivrer le nom d’un songe. À présent la chambre danse. Pandémie du souvenir, le temps libère l’odeur du large. Les secondes coulent dans le grain. J’avance dans le matin odorant, une main entre tes jambes.

Foi de charbonnière

Partout où le train de mots est passé, des lettres en forme de lèvres ont brillé. Le soleil a brûlé des caresses que le vent pour purifier ta poitrine avait portées haut. Des cimes d’un présent aboli, j’ai précipité l’odeur de tes cheveux à la mer. Dans les grands froids, j’ai griffé ta peau pour obtenir ta peur. Des frissons d’écume ont zébré ton ventre. Buvant pour ne plus avoir à boire l’olive noire de ton âme, j’ai boucané les couleurs de l’aube. Du sel plein la bouche, j’ai frémi quand tu as juré que, foi de charbonnière, je deviendrais plus ombrageux qu’une ombre.

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Duel au soleil

T’avait-on prévenue qu’inondée de soleil, la lumière te demanderait des comptes ? Que la nudité seule ne suffirait pas à laver tous tes crimes ? Que tes doigts un à un arrachés-jetés aux flammes n’ouvriraient pas l’appétit du feu ? Qu’une légende marquée au fer rouge ne marque pas les images crues ? Qu’il te faudrait creuser les os de brebis à la recherche d’une âme blanche et d’un peu de pulpe pour le repos des roses ? Qu’un secret logé dans une bouche ne souffre aucun baiser? Que lors des funérailles du jasmin une odeur de soufre suffit à enflammer la cérémonie des fleurs ? Que toutes les pommes ont ta saveur et que le cri de la gonade rappelle des explosions de murmures ? T’avait-on prévenue que la clarté qui sommeille se repaît d’ombres pareilles à de la mémoire éclatée contre un mur d’oubli ?

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Alexandra BougeFelice

Felice voulait abandonner son enfant depuis un moment déjà. Elle avait essayé de

lâcher sa main à plusieurs reprises et s’était cachée dans le parc mais l’enfant

avait pris cela comme un jeu. Une fois, elle n’alla pas le chercher à la crèche,

mais la directrice l’appela sur son portable pour connaître la cause de son retard.

Elle avait bafouillé, s’en souvenait très bien et s’est plié à l’idée le reprendre. La

mère était distante, le moindre regard sur lui l’emplissait d’une indicible haine,

mêlée de dégoût et de crainte. Un jour, elle décida de tenter de l’empoisonner,

mais elle eut peur des conséquences et appela un médecin. Il avait la peau dure.

A la crèche, il passait pour un enfant taciturne, qui ne parlait pas beaucoup. La

mère se persuada que l’enfant ne pouvait être le sien parce qu’elle l’avait eu par

césarienne. Devant la directrice, elle ne sut quoi répondre aux questions quant au

silence de son fils. Devant la directrice, elle ne sut quoi répondre aux questions

quant au silence de son fils. Elle tourna sa tête des questions, surprise de

l’intérêt porté à cet être auquel elle n’accordait d’habitude aucune attention et

découvrit dans les yeux de la directrice quelqu’un dont elle ignorait l’existence.

Alors ce fils prit racine en elle, mais c’était un étranger, et elle refusait de le voir

de ses propres yeux. Un jour, prévenu par l’école, la police fit obstruction dans

son appartement. Son fils fut placé dans un foyer.

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Claudio Parentela

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Alexandra BougeL’adultère

Jean s'est dit que la mort avançait à pas de géant vers lui. Son corps flirtait avec

elle. Felice n'était pas en mesure de lui dire la vérité. Elle lui avait promis,

pourtant, les mots s'étaient désagrégés sur le bout de sa langue. Jean tenait à

savoir comme pour percer un mystère, en savoir plus sur ce qu'il ne pourra jamais

détenir de cette réalité.

Elle aurait pu penser que pour lui c'était un soulagement, il allait amener avec lui

ce secret dans la tombe, au lieu de ça, elle tournait les mots dans sa tête,

incapable de se décider, comme si elle doutait à la fin de la véracité de ce qu'elle

s'apprêtait à lui dire. Était-ce si important, après tout, qu'il sache que son passé

avait été une sinistre farce, qu'elle s'est abandonnée à lui comme par un coup du

sort, à bout de soi-même, harcelée par le manque d'argent et l'angoisse.

Elle n'avait jamais pu lui dire des mots qui restaient étouffés dans leurs grains,

étrangère à lui et par la force des choses à elle-même car elle s'est mise en tête

de remplir son rôle d'épouse à la perfection. Venir l'emmerder sur son lit de mort,

le harceler, jusqu'à ce qu'il parte, la chambre lugubre, la peur de la mort installée

dans la pièce lui ôtait ses moyens.

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Alexandra Bouge

Nous nous séparâmes, De Monicault, elle et moi dans la bouche de métro. De

jeunes banlieusards, la radio hurlant du rap, éparpillés sur le quai, baga spaima

les passagers : « Trous du cul », « sales français », un de ceux qui étaient tout

près de moi cracha sur un jeune punk, et me demanda si la station Montparnasse

était bien dans la direction du quai. J’acquiesce, le visage marqué par une

expression copiée sur le sien. Nous entrâmes dans le compartiment, une histoire

de dingues les poursuivait qu’ils avaient pioché dans l’espace vide entre le quai

et le perron. « Tu l’as baisé ? Tu l’as baisé » tu l’as baisé dans le couloir infini

d’un train postal. Les passagers se firent les témoins d’une scène, absents,

révoltes, racistes, dépassés par des flirts quotidiens avec l’innommable. Ils

vivaient depuis toujours entre Marseille et Paris, dit la chanson, dans les mêmes

banlieues pourries de-ci de-là aménagées aux pauses d’un café aux odeurs qui

reposent depuis toujours sur des vertus magiques qui font se réveiller le matin du

lit. D’un litre de café dont l’odeur attire comme un filtre les somnambules du

matin sur le seuil d’une nouvelle journée.

- baga spaima : en roumain se prononce “ bagua spaïma ” : terrorisait

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Alexandra Bouge

Au foyer

Première sonnerie. Il fait chaud. Des gouttes de sueur percent à travers

l’entrebâillement des portes. Nous avançons. L’aiguille de la machine à coudre

repique du tissu. Le balancement du pied sur la pédale est toujours le même.

Nous recommençons une autre chemisette. La buée a opacifié les vitres. Un

homme ramasse les vêtements. Nous recommençons à coudre. Deuxième

sonnerie. Le bruit est étourdissant, mais nous ne l’entendons plus. La personne

qui s’est arrêtée de travailler revient de l’infirmerie. Nous prenons une autre

chemisette. Troisième sonnerie. Les portes se referment le soir et s’ouvrent le

lendemain. Les mimiques sont rares, l’ambiance tendue. Quatrième sonnerie. Le

garçon a commencé à vomir et il est ramené une nouvelle fois à l’infirmerie. Ce

fut la dernière fois que nous le vîmes. Teints livides, visages impersonnels, figures

trouées par l’aiguille de la machine à coudre, ils se dirigent vers l’ascenseur et

passent à côté de moi sans me voir. Le garçon qui fut amené à l’infirmerie fut

transféré en maison spécialisée où on lui administra un traitement

médicamenteux lourd à base de tranquillisants, qu’il suit toujours. Ils sont en

retard. “ Qu’est-ce qu’ils foutent ? Fait chier ! ” s’exclame une résidente du

foyer.

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Claudio Parentela

Alexandra BougeLa ville

Les rues sont des impasses solitaires, ciuntite la capatul lor, vides, comme un

storyboard déchiré. Une femme debout, maigre, se clatina. La boutique a été

saccagée. Une lumière rouge couleur sang demeure. Les os de la femme sont

éparpillés par terre, alentour. Le parement des immeubles est sale : sang, fiente

de pigeons, pisse. Les enfants griffonnent.

On matte mais on touche pas. On ne peut pas acheter ; même à un euro, c'est

trop pour nous. Les produits sont agglutinés dans les rayons. "C'est pas cher". Tout

est cher ! La faim nous dévore. Les rues sont des impasses puantes. Des mares de

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larmes infestent les pauvres. Ce sont des coupes gorges, parsemés d'indigents,

d’exclus.Un homme marche. Il n'a pas de nom. Tout de noir vêtu, miséreux, il

fouille pour trouver des objets de valeurs dans les appartements, parasite. Il va

mourir bientôt.

La ville est malade. Les yeux sont brouillés par la misère. Le paysage est

barbouillé de saletés. Le regard gît dans l'amas de déchets. Un homme s'assoit et

parle au soleil, en le pointant du bout de sa canne.

Les mêmes mots résumaient sa pensée, ceux-ci ne remplissaient plus la fonction

de la parole. Il les gardait dans ses poings fermés. Son expression fut apportée

par le vent à l'oreille de quelqu’un d'autre.

Les immeubles étaient recouverts de poussière de laitance. Aveuglante. Le béton

respirait la propreté. Ses yeux clipeau. Elle parlait une autre langue que tout le

monde. Cette dernière se trouvait dans de la bave. Les traces étaient celles d'un

fumeur. Sa fumée brouillait la vue et était pernicieuse pour la santé.

Il arrive qu'il fasse pas beau ici-bas, que les nuages enferment le monde dans une

chambre à gaz. Seuls les yeux se déposent en buée sur les vitres, comme une

trace du dernier souffle.

Son mari lui avait arraché les yeux. Il ne s'en souvenait plus.

- ciuntite la capatul lor : en roumain se prononce “ tchiounetïté la quapatoule

laure ” : mutilées au bout, tronquées

- se clatina : en roumain se prononce “ sé quelatïna ” : chancelait

- clipeau : en roumain se prononce “ quelipéaou ” : cligna des yeux

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Alain CrozierNM (extraits)

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La première visionDe cette montagne,Dans le brouillard…Ce soir il manqueJuste quelques amis,Et cette ardeurNée de la dernière nuit.A la tombée du jourEt de l'été,J'ai surtout envie deRegarder vers le sud,Derrière les collines.Essayant de la sentir.

****

J'ai le cœur rouge,Marine,Nos feux intérieursSe voient sur nos corps.Elle va encore partirVers le Sud.Je vais encore la rêverDans d'autres nuits.Ce sera encore plus fortLa troisième fois.Blues Marine

3

Il était une fois,Au fond d'une combe,Des moments agréables,Une purification.Cherchant la fraîcheur,La tranquillité,Se donnant de l'amour...

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Conte d'été,Combe d'été.Téter.Mmm...

4

Le cavalier s'entête à avoir des nouvelles.Un cavalier sans tête,Aussi.Elle ne veut pas me donner de nouvelles.Elle n'aime pas en dire de mauvaises.Peut-être encore plus à moi.Peut-être, peut-être...Peut-être que je ne la reverrai plus jamais.Peut-être que je ne l'entendrai plus au téléphone.Peut-être qu'elle a encore de l'affection pour moi.Peut-être,Peut-être pas.Peut-être alors qu'elle fait ça pour moi.Mais je l’M.Peut-être que peut-être…

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Yvette Vasseur - Pensez pour moi

Pensez pour moi « j’n’ai pas l’temps »Dit le représentant au Président

J’ai un rendez-vous crucialPour augmenter le capital

De ma société commerciale…

Pensez pour moi « j’n’ai pas l’temps »Dit le routier au Président

Je vous accorde ma confiancePour les choses qui ont de l’importance

Moi je ne fais que roulerJ’nai pas le temps de parlementer…

Pensez pour moi « j’n’ai pas l’temps »Dit l’ouvrier au Président

J’ai des cadences à respecterSi je ne veux pas faire chuter

Les primes de production d’atelierQui font mon SMIC amélioré…

Pensez pour moi « j’’n’ai pas l’temps »Dis la ménagère de moins d’cinquante ans

Il faut que je fasse mon marcherEt puis ma séance d’UV

Et je serais à peine rentréePour l’nouveau jeu télévisé…

Pensez pour moi « j’n’ai pas l’temps »Dit le président à son secrétaireJ’ai tellement de choses à faireJ’ai rendez-vous au ministère

Pour le «briefing » hebdomadaireEt puis ma femme et en colère

Que je ne puisse satisfaireAux exigences du protocole

Alors que c’est elle qui s’y colle…

Et c’est ainsi que l’secrétaireFait tourner la terre

A sa manièreEn écrivant avec amour

Moultes discours !

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Christophe SiebertHolocauste

Quelques mots du rédac' chef.

En avril dernier, je publiais dans ces pages les neuf premiers chapitres du roman La nuit noire dont les épisodes étaient envoyés, de façon sauvage ou avec le consentement des récipiendaires, par courrier électronique.

Vous pouvez maintenant télécharger ce roman au format pdf aux éditions Léo Scheer.

Son auteur, Christophe Siébert, chef de file d'un collectif , Konsstrukt, presque aussi ancien que cette revue (1998), est encore une fois présent dans les pages de mgv2>datura avec un extrait de son nouveau roman: Holocauste.

La nuit noire est un roman sombre qui malmène ses lecteurs. Je préfère ici vous avertir: ce roman touche à tous les interdits et lorsque Morgane, Bzone et moi, à l'époque, cherchions ces textes qui bousculent plutôt qu'ils n'endorment, sans doute aurions-nous aimé avoir ce texte entre les mains. Je me souviens de la nouvelle Butagaz de Samuel, publiée dans le numéro 31 en février 1999, notamment, qui à l'époque était déjà un coup de pied dans la fourmilière.

Christophe Siébert va encore plus loin, dans un tout autre genre.

Plus de dix ans après, je choisis seul d'en faire la promotion et de publier ici les extraits d'un autre texte de cet auteur, parce que je crois que Christophe a du talent et que je ne peux que l'encourager à poursuivre son oeuvre déjà si vaste.

Il dit les choses, crûment, là où d'autres ne font que les suggérer, sans assumer totalement leurs propos.

Je sais que beaucoup d'entre vous risquent de ne pas apprécier ce que Christophe Siébert écrit, et je comprendrais. J'ai moi-même eu du mal à aller jusqu'au bout de ma lecture. Il nous traumatise tellement. Mais pour notre plus grand bien.

Et comme je le lui écrivais il y a quelques temps, je ne peux que me réjouir qu'il ait trouvé son exutoire dans l'écriture plutôt que dans la réalisation des actes qu'il décrit.

Bonne lecture.

WR

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Christophe SiebertHolocauste (extraits)Photographies de Patrice Dantard

15 juin

Vincent arriva chez lui sans encombre. Ici plus qu’ailleurs, les

immeubles et les parkings portaient la marque de combats à l’arme automatique

et à la grenade. Des appartements ravagés dégorgeaient encore une fumée

anthracite. Toutes les voitures avaient brûlé. L’air, saturé de molécules de

plastique fondu, de poussière et de suie, provoquait toux et larmoiements. Nadia

regardait par la fenêtre. Elle aperçut Vincent. Elle manifesta de la joie.

C’était un bistrot traditionnel. L’enseigne (chez Dédé) n’avait pas été

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corrigée quand le bar avait changé de main, passant par héritage du père au fils.

L’incendie avait calciné la façade depuis le sol jusqu’au premier étage. Il ne

restait plus de la vitrine brisée que des éclats polis et noircis. A l’intérieur tout

avait brûlé. Les tables, les chaises, le comptoir, le flipper, les bouteilles, les

verres, l’alcool, la télévision, les posters, tout était détruit. Le sol était jonché

de débris, de cendres, de morceaux de bois et de plastique carbonisés, de verre

brisé. A travers la pellicule noire, froide et collante qui couvrait tout on

distinguait l’ancienne couleur des choses. Une amère odeur de cendre, de brûlé

et d’alcool imprégnait le lieu.

Trois corps allongés grouillaient d’asticots. Deux hommes en civil, un en

uniforme de la gendarmerie, aucun n’avait d’arme visible. Un civil reposait sur le

dos et une bouillie rose vif remplaçait son visage et la partie supérieure de son

crâne, l’autre avait un tee-shirt raide de sang séché et des orifices d’entrée de

balle aux bras, le gendarme n’avait plus de tête. Les traces sur le sol indiquaient

que l’affrontement s’était déroulé après l’incendie.

La proclamation de l’état d’urgence déclencha des émeutes qui

durèrent plusieurs heures et eurent pour conséquence une centaine

d’arrestations, plusieurs dizaines de blessés et une vingtaine de morts du côté des

émeutiers, et des pertes militaires négligeables. Après avoir pacifié la ville

l’armée entreprit de la quadriller de check points, en commençant par les ponts

qui traversaient le fleuve. A partir de six heures du matin, des camions de

l’armée patrouillèrent. Leurs haut-parleurs diffusaient en boucle les instructions :

interdiction de se rassembler à plus de trois personnes ou de conduire un véhicule

sans autorisation spéciale à demander à la mairie de son arrondissement de

résidence habituelle, application du couvre-feu de dix-huit heures à six heures,

obligation de posséder des papiers d’identité et de les présenter à chaque point

de contrôle, interdiction de détenir des armes ou des objets dangereux,

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arrestation des contrevenants et usage de la force en représailles à tout acte de

rébellion. La liste des immeubles vidés de leurs habitants et déclarés zone

militaire était disponible dans les commissariats et les gendarmeries. Des soldats

en tenue de combat encerclaient certains locaux de France Télécom avec ordre

d’abattre à vue et sans sommation quiconque tenterait de forcer le périmètre de

sécurité matérialisé par des chevaux de frise. Depuis le milieu de la nuit, l’armée

avait réquisitionné et sécurisé tous les bâtiments qui abritaient dans leurs sous-

sols les nœuds de raccordement d’abonnés et par conséquent contrôlait

l’utilisation et la distribution des lignes de téléphonie fixe. Elle détenait le

monopole de l’unique mode de transmission qui fonctionnait encore et le

répartissait entre les différentes composantes de la sécurité civile, rétablissant

ainsi les chaînes de commandement et restaurant les hiérarchies. Plus personne

d’autre ne pouvait communiquer à distance.

Partout chacun parvenait à la certitude que tous les autres étaient

également touchés ; partout des gens dont c’était le métier tentaient de

comprendre les causes de ce dérèglement et des gens dont c’était le métier

tentaient de découvrir un remède, aucun ne servant à rien.

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Kévin, en caleçon et tee-shirt blancs, accoudé au balcon, regardait

devant lui. Sa peau se couvrait de chair de poule. Il fumait une Camel. Les

cendres tombaient dans le vide. Il masquait de sa main le rougeoiement de la

fraise. Le vent dispersait la fumée. Une bouteille de rhum blanc Saint Dominique

aux trois quarts pleine était posée à ses pieds. Carrefour se situait à deux cent

mètres à vol d’oiseau de son poste d’observation. Le parking était dégagé de tout

piéton et de tout véhicule, à part trois jeeps de l’armée et une dizaine de soldats

en tenue de combat entourant un camion citerne garé près de la station essence.

Un tuyau et une pompe reliaient la citerne à la cuve qui stockait le carburant.

Elle était creusée dans le sol, blindée et aux dimensions d’une piscine

domestique. Son niveau baissait lentement.

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Kévin lampa une dernière gorgée puis reposa la bouteille sur la terrasse.

Il quitta l’appartement, descendit aux caves par l’ascenseur, rencontra trois

hommes charpentés comme des amateurs de musculation, joggings sombres,

capuches sur le crâne, armés. L’un d’eux tendit un sac de sport contenant trente

kilos de matériel à Kévin, qui le remercia et retourna à l’ascenseur. Il en sortit au

dernier étage, crocheta une trappe, jeta le sac sur le toit et y grimpa ensuite. Il

vit le cadavre d’un militaire reposer sur le ventre. Sous sa tête, une mare de sang

s’élargissait à vue d’œil. Courbé en deux, Kévin trotta jusqu’au bord ouest et

s’accroupit de sorte à ne pas dépasser le garde-fou. Il sortit du sac les différentes

pièces d’un lance-roquettes MILAN. Assembler tous les éléments lui demanda

quinze minutes. Il travaillait sans schéma technique. Une fois l’arme

opérationnelle et chargée, il s’installa au poste de tir et régla les paramètres de

visée. Il enfonça des tampons de cire dans ses oreilles. L’adolescent reproduisait

des gestes qu’il avait répétés pour un travail annulé à cause de la catastrophe et

remplacé par celui de ce soir.

Il déclencha le tir. La brutalité de la détonation l’étourdit malgré ses

bouchons, l’arrière de l’arme cracha une gerbe de feu plus longue que le toit de

l’immeuble, une roquette filoguidée de soixante-quinze centimètres de long et

cent quinze millimètres de diamètre jaillit vers le camion-citerne en déployant

ses ailettes. Les militaires levèrent la tête. Elle percuta sa cible trois quarts de

seconde plus tard. L’explosion arracha le camion au sol. Il se disloqua, l’essence

s’embrasa en une vaste boule aveuglante, les hommes moururent sur le coup, le

feu se propagea aux autres camions, aux pompes et à la cuve, les trois cent mille

litres qu’elle contenait s’enflammèrent, tout ça en moins de cinq secondes. Kévin

laissa son arme et rampa vers la trappe. Des balles ricochaient assez loin de lui

sur le ciment. L’éclat de l’incendie gênait les snipers. Il quitta le toit et retrouva

en bas les trois hommes. Ils s’enfermèrent dans une cave.

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Les radieux - Textes & illustrations Alain Lacouchie

Un éleveur de crocodiles donneen pâture à ses petits protégésles corps bouffis et palpitants de victimes aux tripes encore chaudessurnageant au fil de l’eau,et que des aliénés en armesont catapultés dans le fleuve, après en avoir dégusté le sexe,façon marinière ou frit aux petits lardons.Rien ne se perd :c’est la juste loi de la nature.

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Dans les chambres du Grand Hôtel,des chiens à colliers d’or reniflent des squelettesgris de vieillards oubliés dans des placards,les sodomisent, les écartèlent, les déchirent, avec la bienveillance de leurs maîtres au Champagne qui,pour préserver leur jeunesse claudicante,adoucissent des angelots fessus avec de la crotte de pigeon vaticane diluée dans un lait de princesse orientale au jasmin.Cette impatience d’être jeune lorsqu’on est vieux mérite le respect.

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Un notaire gras, à l’abri dans son coffre-fort, ouvrait,à coups de marteau, le crâne des moineaux,puis jetait, chaque matin à la même heure,leurs cervelles à son iguane domestique.Mais, au bout de sa chaîne,celui-ci bavait et gémissait, couinait,nuit et jour et même le dimanche,en pleurnichant sur son pays natal…Son maître, aussi sensible qu’un couloir d’hôpital,décida bientôt, au bord de ses larmes d’oignons frais,de détacher le reptileet de l’abandonner dans les égouts.L’amour des bêtes, c’est comme l’amour des êtres humains :c’est inné !

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Suspendu, tel un cerf-volant,au vent violent des ardents,un violoniste poudré et enrubanné,plane, claque, se perd d’amourpour une princesse chauve, empailléeen majesté sur son alezan d’orages,qui, au galop des délires, s’est engouffréedans l’océan et s’est perdue d’ivresse.Les amoureux transis m’émeuvent toujoursquand je suis trop oisif.

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mgversion2>daturaISSN: 1365 5418

mgv2_63 | 09_08edited by: Walter Ruhlmann

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Un hommage àA tribute to

Ludovic Kaspar