Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
Transcript of Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
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8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
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Andrea Del Lungo
Maurice Blanchot : la folie du commencementIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1998, N50. pp. 343-375.
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Del Lungo Andrea. Maurice Blanchot : la folie du commencement. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes
francaises, 1998, N50. pp. 343-375.
doi : 10.3406/caief.1998.1329
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_622http://dx.doi.org/10.3406/caief.1998.1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1329http://dx.doi.org/10.3406/caief.1998.1329http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_622 -
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Nous
publions ci-dessous
le
texte
de
l article
qui a
mrit le
Prix
annuel
de
l Association, rserv un jeune
chercheur.
Le
laurat,
Andrea Del
Lungo, est italien.
Son
article, dont nous
publions
la version franaise
avec
l aimable autorisation des
di
teurs
a paru pour
la
premire
fois sous
le titre Maurice
Blan-
chot
:
la
follia dell'inizio
, dans
les
Studi di letteratura
francese (XXII, 1997,
pp.
215-237)
(N.D.L.R.).
MAURICE BLANCHOT
:
LA FOLIE
DU
COMMENCEMENT
Les Sirnes : il semble bien qu elles chantaient, mais d une
manire qui
ne satisfaisait
pas,
qui
laissait seulement
entendre dans quelle direction s ouvraient les vraies sources
et
le
vrai
bonheur
du chant.
Toutefois, par leurs
chants
imparfaits
qui n taient qu un
chant
encore
venir, elles
conduisaient
le
navigateur vers
cet
espace o
chanter com
mencerait vraiment (1).
nigmatique
et inhumain,
sduisant
et fatal, le chant
des Sirnes ne peut que reprsenter le symbole d'un
pige
effrayant, celui de
la parole
romanesque,
maintes
fois
vo
qu par
Maurice Blanchot dans
ses premires rflexions
thoriques
(2) : en ouverture du Livre
venir,
ce chant
constitue
la
rencontre de l'imaginaire ,
mtaphore
se
rfrant
moins
l'ide
d'une
parole
errante
et
infinie
qu'au rcit
mme,
dans
sa
tension
vers
l'absence,
vers le
(1) Maurice
Blanchot,
Le
Livre
venir, Paris, Gallimard, 1959 (coll. Folio
Essais
, 1986, pour l indication
des pages), p.
9.
(2) On peut voir,
par
exemple, Le roman, uvre de mauvaise foi , Les
Temps modernes, 19,
1947, pp.
1304-1317
;
et Le
langage de
la fiction , dans
La Part
du
feu, Paris,
Gallimard, 1949,
pp. 79-89.
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DEL
LUNGO
lieu de disparition de la parole,
vers le
vrai commence
ment'une insaisissable uvre venir. D'ailleurs,
l'idal
fantasmatique
du
Livre
absolu
et,
de
toute
vidence,
impossible,
ne peut
qu'assigner au dbut un
caractre de
pure
abstraction, tel un
point d attrait
d'une parole qui, se
situant dans
un avant
indfini, efface l origine et
la
re
sponsabilit
de
tout
acte inaugural.
Et pourtant, si l'on
revient la
parabole
du
chant des
Sirnes,
il
faudrait
rflchir aussi sur la ruse
formidable
et
symbolique
d'Ulysse,
navigateur astucieux qui chappe la sduction
par une
double
feinte minemment fictionnelle : la
sur
dit
tonnante
de
celui qui
est
sourd
parce
qu'il
entend
(3). Tout en croyant donc son
mensonge, ou
mieux en
faisant
semblant
d'y
croire,
Ulysse impose le
silence aux
Sirnes et nous
conduit
dans
la
navigation
du
rcit, jouant ainsi le
rle
mme de
l crivain dont il est
l'emblme
:
Quand Ulysse
devient Homre...
par
la
dtermination de l origine d'une
parole
qui
affirme son
propre
commencement.
C'est
justement
sur
la
base de cette contradiction
inso
luble entre
l'apparence
et
la ralit de la prise de parole
que
la
question du dbut
se
pose
d'une
faon centrale
dans l'uvre
narrative
de Blanchot : une uvre qui,
m al
gr
sa spcificit, ne peut
chapper la
ncessit
de la
dlimitation, ni
la contrainte
du
dbut,
en
tant que
cat
gorie
logique
essentielle
du discours, lieu canonique de
construction de
la
forme et
du
sens
du
texte dans
un
rap
port
communicatif
avec
le lecteur (4).
Cet essai
propose
donc
d'analyser
les
stratgies
d'ouverture
des uvres
narratives de
Blanchot tout
en
essayant
d viter, d'abord,
les tentations
dangereuses
qui
traversent
plusieurs
lec
tures critiques de l'uvre mme : spculation philoso
phique, glorification de
l'hermtisme ou, surtout,
(3) Maurice Blanchot, Le Livre venir, p.
11.
(4)
Pour
une analyse
de
l'uvre
narrative
de
Blanchot, dans sa
spcificit
mais aussi dans sa
conformit
aux rgles du genre romanesque, on peut voir
l'article
de
Christophe Bident, Le
secret
Blanchot , Potique, 99, 1994, pp.
301-320.
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COMMENCEMENT
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recherche
de
conformit entre l'uvre
narrative et
la
rflexion critique de l'auteur
qui est,
en
grande partie,
postrieure.
On
pourrait
au
contraire
affirmer
que
l 'exp
rience d criture narrative - termine en 1962 par L Attent
oubli,
vritable
roman sur
le vide
-
conduit
Blanchot
renverser son point de
vue sur
certaines questions, jus
qu' l branlement, voire
l effondrement de l'idal mme
du Livre. Le
parcours que je voudrais
donc
suivre
se
foca
lised'abord sur ces questions,
aussi
essentielles qu'ind
termines
dans leur contradiction l criture, le
neutre,
le
fragmentaire,
le
commencement
pour
ensuite
analy
ser
es
incipit
de
certaines
uvres
narratives
de
Blanchot,
qui tmoignent d'un
trac
chronologique vident
vers
la
thmatisation de l impossibilit
du rcit ;
et cette
insistan
ceuspecte pourrait
finalement
cacher le
leurre
ultime
d'une parole
narrative
qui, par le creusement absolu du
langage, se
situe sous l attrait
de l'absence
pure
;
d'une
parole, donc,
qui
impose d'abord le
silence
pour
indiquer
et
commenter
ensuite
le vide,
se
dissimulant
jusqu'
la
disparition,
et
interdisant
tout
rle
de
rception
au
lecteur.
Par
le
renversement
d'une
opinion
largement
partage
par
la
critique, qui ne cesse de souligner le caractre frag
mentaire et prcaire de
la voix
narrative des
uvres
de
Blanchot,
la
thse que je voudrais
ici
soutenir est que cette
parole,
notamment lors
de son
acte
inaugural,
relve en
ralit
du mode
autoritaire, par
la force et la
tension conti
nue
ui
sont propres son entreprise d effacement
:
tout
en
exposant
ses piges,
elle
entrane le lecteur dans
un
espace
vide,
dans
ce
point d'absence de la
littrature
o le
silence
nous
conduit
finalement
une mort
symbolique.
Ce jeu insens d crire
L uvre
de Maurice Blanchot, interrogation infinie sur
les
questions du
langage
et de
l criture,
se
situe entir
ement ans la
trace
de cette phrase de Mallarm, mise en
exergue
L Entretien
infini comme figure emblmatique
d'une criture, typiquement moderne,
qui
rflchit
sur
-
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DEL
LUNGO
elle-mme,
sur ses possibilits,
voire
sur
son sens. La
rflexion
de Mallarm rfrence incontournable de ce
livre,
depuis
la note introductive
qui
dfinit,
avec
une
clart tonnante,
les
motivations et les
enjeux
de l criture
prend
chez Blanchot un intrt d'ordre
aussi bien
esthtique
qu'historique
:
d'un ct, elle
affirme la
ncess
it
'un
travail littraire
qui,
tout
en dpassant les dis
tinctions et
les
conventions
gnriques,
ne peut que poser
la
question du
langage,
puis, par
la
question
du
langage,
celle qui
peut-tre
la
renverse et
se rassemble
dans le mot
[...] : crire (5)
;
de
l autre,
en
perspective
historique,
cette
vision
renverse
la fonction mme
de
l criture
qui,
une fois
affranchie
de
la servitude
de
la
pense
dite
idaliste
, peut dgager son pouvoir de
subversion :
une
criture
par laquelle
tout
est mis
en cause,
et d abord l ide
de
Dieu,
du Moi, du Sujet,
puis de
la
Vrit
et
de
l Un, puis
l ide du
Livre
et de
l uvre, en sorte
que
cette
criture [...],
loin
d avoir
pour
but
le
Livre,
en marquerait
plutt la fin
:
critu
reu on pourrait
dire
hors discours, hors langage (6).
Et
voil
que,
de
faon surprenante,
l'idal
de
l uvre
venir
ainsi
que la tension vers le
Livre
absolu
s'croule
par l'vocation d'une
criture
qui marque just
ement
la
fin de tout idal
: non
par
hasard,
dans
la
note
d ouverture
de L Entretien infini le dernier enjeu de l'cri
ture
oncerne le sens, conu moins comme
signification
car
le propre de l entreprise de
Blanchot
est justement de
dpasser les
principes fondant
notre culture
que
comme direction, attrait irrsistible de l criture vers cet
espace hors-langage qui est
celui
de l'absence et, finale
ment,
du
neutre, terme
qui
revient
incessamment
dans
la
rflexion de
l auteur, sans pourtant
trouver une
vritable
dfinition conceptuelle (7).
(5) Maurice Blanchot,
L'Entretien infini
Paris,
Gallimard,
1969, p.
VII.
(6) Ibidem.
(7) Mme Blanchot avoue
l'impossibilit
conceptuelle du neutre, dans les
notes
finales
de
L'Entretien
infini (cf. p. 629).
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COMMENCEMENT
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Le jeu insens
trouve ainsi
sa direction, par
une
cri
ture
dont le
rle est
la
fois
destructif,
l'gard
du
savoir
qui
en est le prsuppos, et proprement transgressif
:
Invisiblement, l criture est appele
dfaire
le discours
dans
lequel,
si
malheureux
que nous croyons tre, nous res
tons nous qui en
disposons,
confortablement installs. cri
re, ous
ce
point de vue, est
la
violence
la
plus
grande,
car
elle
transgresse la Loi, toute
loi
et
sa
propre
loi
(8).
La
rflexion initiale de
L Entretien
infini semble donc
indiquer
le point
de
dpart
d'un
parcours
possible
vers
l criture du
neutre, par un
trajet qui sera
pourtant de
plus
en plus
incertain au
fil des pages,
jusqu' se
perdre
dans une sorte de vide conceptuel. Sans
vouloir proposer
une analyse systmatique
sur
la
question du
neutre,
qui a
dj fait l objet de
nombreux commentaires (9), il est tou
tefois
ncessaire
de souligner son
indtermination
dlib
reans la
rflexion
critique
de
Blanchot : en
effet,
le
neutre
est gnralement
dfini
l envers ( l'inconnu est
un
neutre
(10)) ou
par un principe
d'exclusion, comme
c est le cas dans les
notes
finales
sur
Ren
Char o,
par
rapport un paradigme
d'oppositions binaires (transpa
rence/opacit
affirmation/ngation,
diffrence /indiff
rence,
ctivit /passivit), le neutre
se
drobe
l infini tout
en
constituant le point
de
fuite et de dpassement du
paradigme mme
(11).
Insaisissable
et
proprement uto-
pique
-
puisque
priv
de toute localisation
- le neutre
se
caractrise
ainsi
par
la
tension du langage vers
un espace
(8) Ibidem, p. VIII.
(9) On peut
voir
ce propos, comme rfrences critiques principales :
Daniel Wilhem, Maurice
Blanchot
:
la voix narrative,
Paris,
U.G.E.,
coll.
10/18 , 1974
(en
particulier
pp. 231-243)
; la contribution italienne de
Gio-
vanna
Bruno,
L assenza
di libro :
il linguaggio e
il neutro in
Blanchot
,
Lectures, 17, 1985,
pp.
127-138 ;
et le livre
rcent de Anne-Lise
Schulte
Nord-
holt, Maurice Blanchot.
L'criture
comme
exprience du dehors, Genve, Droz,
1995.
(10)
Maurice
Blanchot,
L'Entretien
infini
p.
442.
(11)
Ibidem, pp.
447-450.
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inconnu ou, plus prcisment, vers l'absence
;
et, de
ce
point
de
vue, on
peut
lire
l'une des
dernires
uvres
cr
itiques de
Blanchot,
entirement consacre
la
question de
l criture (L criture
du
dsastre,
1980),
comme un parcours
hyperbolique
vers
le neutre : de
la
passivit l oubli, du
silence l'absence.
Ainsi, force est
de
constater que ces
deux
dernires
ides
n'indiquent
pas du
tout
un manque
de
parole
le silence tant au contraire considr comme
la condition
ncessaire
pour
l entente
d'une parole inte
rminable
(12)
mais qu'elles
sont
plutt,
la
fois, le
signe
et
l effet
d'un
creusement essentiel du langage
mme,
d'un
effacement
du
sens.
On
sait
d'ailleurs
que
selon Blanchot
le
neutre
ne pourrait tre que
port
par
la
voix narrative, sur
la
base
d'une dpersonnalisation
prioritaire
de l criture (13), par une
voix qui vise donc
suspendre
la
structure attributive du
langage,
tout en
affranchissant
la
parole de son
origine,
ou
bien,
encore
une
fois,
s absenter
en
celui qui la
porte et
aussi
l e
ffacer lui-mme comme centre
(14).
Or,
c est
justement
cette
ide
d'absence
qui contribue diffrencier
la
rflexion
de
Blanchot
sur
le
neutre
par
rapport
la vision
plus
articule et dfinie
de Barthes,
selon
laquelle l hor
i zon
u neutre
est essentiellement
hors-sens,
avec toutes
les
implications idologiques que cela comporte (15)
;
chez
Blanchot le neutre semble relever d'un
creusement
interne
de la signification,
plutt que
d'une fuite du
sens,
tra
vers
une tension
de la parole
vers
l'absence qui ne
peut
(12) Cf.
Maurice
Blanchot, Le Livre venir, pp. 285 et 290.
(13)
Que
l'on pense
au passage
dterminant
de
je
il
voqu
dans
L'Espace littraire, Paris,
Gallimard,
1955
(coll.
Folio
essais
, 1988,
pour
l'indication des
pages),
pp. 20-23.
(14)
Maurice Blanchot,
L'Entretien infini
p.
566.
(15)
On peut voir, ce propos, l excellente tude gnrale de
Bernard
Comment,
Roland
Barthes, vers
le
neutre,
Paris,
Christian Bourgois,
1991,
et
notamment
le chapitre
Esthtiques
: les critures du neutre
(pp.
133-218),
o l'auteur
dfinit
efficacement la
rponse barthsienne
au
silence
de
Blanchot :
l'exploration esthtique
mene
par
Barthes cherchera donc des
techniques
et des tactiques
dans
le
langage
vers ou
pour
la neutralisation
de
sa valeur assertive et
terroriste
(p. 138).
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creusement du langage
vers
le
neutre
:
la
preuve en
est
que
l criture du neutre ne
procde
pas de la fragmentat
ionu
texte
si
bien qu'aucune des
uvres
narratives
de Blanchot,
sauf L Attente
l'oubli, ne
peut se
dfinir
comme formellement fragmentaire mais du dcoll
ement
bsolu
entre
le signe linguistique
et le
rfrent, par
l'autonomie
d'un
langage
qui tend vers son effacement
(20).
La rflexion mme de l'auteur pourrait finalement
nous
amener
une hypothse interprtative extrme
:
chez Blanchot, tout
porte
croire que
la
fragmentation
et
la
discontinuit
propres
la pense
ne peuvent que s e
xprimer
par une parole
absolument
continue
dans sa
ten
sion,
toujours affirme,
vers
l'absence ;
et
en cela, la vision
du fragment de Blanchot, bien
que
parfois
indfinie,
semble tre vraiment
unique
dans le panorama
contemp
orain,
se
dtachant par exemple de
la
conception barth-
sienne selon laquelle l criture du
fragment
se
caractrise
par
un
re-commencement
infini,
par une
sorte
d itration
ponctuelle
qui vise
justement
djouer
la
linarit invi
table
du discours (21). Au contraire, l'opration de Blan
chot
au
niveau
thorique
aussi
bien
que
pratique
ne
veut
pas
mettre
en cause la
linarit,
s effectuant
plutt
par
un
principe
de creusement paradoxal dont les enjeux
esthtiques
sont
dcisifs
;
en effet, comme
on
le verra
propos de L Attente
l oubli, une fois
l'espace du
fragment
vid, il suffit de
combler les
interstices
pour dpasser
toute forme unitaire, pour
affranchir
le discours de ses
limites, pour effacer enfin le langage mme. Voil com
ment cet
infini
fragmentaire peut
participer l criture du
(20)
On peut voir ce propos les
pages
consacres au langage essentiel
de
Mallarm,
dans
La
Part du
feu
( Le mythe de Mallarm ,
pp. 35-48).
(21) Voir
notamment
Roland Barthes par Roland Barthes, Paris,
Seuil,
1975.
L'criture du fragment se liant au plaisir
du
dbut, Barthes affirme, propos
de soi-mme : aimant
trouver,
crire
des
dbuts, il
tend multiplier ce
plaisir :
voil pourquoi il
crit des fragments : autant
de
fragments, autant
de
dbuts, autant
de
plaisirs (p. 98). Sur cette question on peut
voir aussi
le
commentaire
de Bernard
Comment, dans
Roland Barthes,
vers
le neutre
(op.
cit.,
pp. 163-184).
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COMMENCEMENT 351
neutre. Et
pourtant,
un point de crise
rsiste
la
cohren
ce
t
la
linarit
de
cette
opration,
l
o
le
discours
doit
se
confronter une des catgories
logiques
parmi
les plus
exorcises par
la
rflexion
critique
de Blanchot : le com
mencement
La question du commencement
II
faudrait, a priori, carter toute
implication philoso
phique du
problme,
puisque dans la rflexion mme de
Blanchot
le dbut est gnralement
considr
sous
un
point
de
vue
littraire,
en
tant
que
catgorie
logique
du
discours narratif. La question est en effet d'une
importanc
ritique
au
moment
o
le
dbut
lieu institutionnel et
canonique du
discours, garantissant l origine et
la
vrit
de la parole doit se
confronter
aux deux
tentatives fon
damentales de l criture de
Blanchot
: le
dpassement
de
l unit et l'approche
au neutre.
Le
dpassement de l unit implique de toute vidence
une mise
en question
globale
des limites du discours
et
de
l uvre, s effectuant moins par l effacement des frontires
que
par
leur franchissement
; et
la
stratgie
de
Blanchot,
dans sa rflexion critique, est
justement
celle d'un
dplace
ment
ontinuel
du
dbut, afin
que
celui-ci
ne puisse jamais
concider avec la
prise
de parole. La
clbre
image de la
parole
errante vritable pige de
l auteur,
puisqu'il est
clair qu'un tel bruissement infini
et
impersonnel ne peut
que
se
situer
dans l'espace utopique du neutre
soutient
la
logique
du
dplacement,
tout
en contribuant
vider
de
sens le
dbut
mme
(22).
Or,
c est justement
sur
la
base de
(22) L'ide
d une
parole interminable et sans
origine est
par
exemple
affi
rme
propos
des romans
de
Beckett, dont le
sujet
parlant, selon Blanchot,
semble
tre entr
dans un cercle
o il tourne
obscurment, entran par
la
parole errante, non
pas
priv
de sens, mais
priv
de centre, qui
ne
commenc
as,
ne
finit pas, pourtant
avide, exigeante, qui
ne
s'arrtera jamais,
dont
on ne pourrait souffrir
qu elle s'arrte, car
c'est alors
qu il faudrait faire la
dcouverte terrible
que,
quand elle
ne
parle pas, elle parle encore, quand
elle cesse, elle persvre,
non
pas
silencieuse,
car
en
elle le silence
ternell
emente parle
{Le
Livre venir, p. 286).
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cette image trompeuse que
la
critique a parfois
considr
le
dbut
en
tant
qu'interruption
formelle,
comme
si
la
prise
de parole
n tait que
le prolongement d'un bruiss
ementxtrieur, d'un discours ternellement en
dehors de
l uvre, comme s il s'agissait donc
d'un dbut
apparent,
ne
pouvant
que prparer le vrai dbut
de
l'ineffable
uvre venir, par un dplacement infini
vers
l'idal
que
Blanchot voque d'ailleurs
propos
de
la solitude
de
l uvre,
isolement prophtique qui, en de du temps,
annonce
toujours le commencement (23). Toutefois, au
moment
o la rflexion
sur
les
caractres
de l uvre
d art
amne
la
constatation de
la
ncessit inluctable du
dbut
contrainte
essentielle de la
parole narrative
Blanchot propose
alors un double dplacement :
L uvre dit ce mot, commencement,
et
ce
qu elle prtend
donner l histoire, c est l initiative,
la
possibilit
d un
point
de
dpart.
Mais
elle-mme ne commence
pas.
Elle est tou
jours
antrieure
tout
commencement, elle est toujours dj
finie
(24).
L'vacuation du sens des catgories logiques s effectue
donc
comme
c est
souvent le
cas
chez Blanchot par
une affirmation contradictoire insoluble,
se
rfrant ici
l'vocation d'une
uvre
antrieure et postrieure
la fois,
qui
implique
un
vritable
dpaysement ainsi
qu'une perte
de l'origine de
la
parole. Mais c'est justement
dans
sa
barre
paradigmatique
que
la
contradiction explose : les
dbuts
des
uvres
narratives de Blanchot semblent en
effet
rpondre
une
exigence d affirmation,
par l indiscu-
(23)
Maurice
Blanchot, L'Espace littraire, p. 333. Sur la question
du
dbut
chez Blanchot, on peut
voir l tude de Georges
Prli, La Force
du
dehors.
Extr
iorit limites
et non-pouvoir
partir
de Maurice Blanchot, Fontenay-sous-Bois,
Recherches, 1977
;
et notamment le
chapitre
L'incessant et le
commence
ment(pp.
63-70),
dans lequel l'auteur, tout
en soulignant le
caractre
d'in-
luctabilit du
dbut, en arrive
considrer la
prise
de
parole en tant
qu'in
terruption
de la
parole interminable
,
plutt que
comme
un
vritable
acte
inaugural.
(24)
Maurice
Blanchot,
L'Espace littraire,
p. 304.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
12/34
BLANCHOT ET LE
COMMENCEMENT
353
table
autorit d'une voix qui, bien
loin
de suivre une parol
e
rrante,
impose
au
contraire
le
silence
autour de
son
acte
inaugural
;
une voix, d'ailleurs, rsolument subjective
et
personnelle,
qui fige
son point
de
vue
absolu, en expo
sant
u
niveau thmatique une prcarit
du
discours dont
elle
est tout
fait
exempte.
On verra par la
suite que le
dbut
constitue toujours une vritable prise de
parole,
de
plus en plus autoritaire face l'exigence d'imposer une
direction au
discours,
dans la
tension vers l effacement
de
la parole
mme,
vers le silence.
Donc, pour revenir
la
question
de
l 'approche au
neutre,
le
commencement
reprsente
une
ncessit
fonda
mentale afin d'entrer dans
un
discours que
la
parole
mme
est
appele
dfaire,
ncessit
encore plus inluc
table uisque
tout
dbut
prsuppose
une
stratgie rel
evant non seulement de la dfinition d'un
projet,
mais
aussi et surtout de
la sduction
du
lecteur.
Il est hors
de
doute que le pouvoir
de sduction des
rcits
de
Blan-
chot
se
fonde sur
un effet
de dpaysement initial
du
lec
teur face l indtermination
ou
au brouillage volontaire
du
contrat
de
lecture
dans
ses
lieux
canoniques
(titre,
pi
graphe indication gnrique, incipit, discours mtanarra-
tif), et
face
au
caractre
nigmatique et suspect des signes
d'une criture provocatrice et rsolument
transgressive
(25).
son
acte de prise de
parole, la voix
narrative
semble donc vouloir
enfreindre
toute
loi afin d'imposer
la
sienne, celle du
creusement
du sens dans
la
tension vers
le
neutre ; et
le
lecteur ne
peut que suivre,
au
dbut, cette
parole
d autorit,
pour tre
ensuite exclu,
dfinitivement,
de
toute possibilit communicative. Les pages
qui
suivent
veulent justement
montrer
comment
s effectue,
dans
les
incipit de certains
rcits de Blanchot,
cette
entreprise
d'vacuation du
sens, et
aussi
comment elle
se
transforme
(25)
ce propos, l essai de Christophe
Bident
cit plus
haut
( Le secret
Blanchot , pp. 307-314) dfinit
efficacement
les pratiques
de
l insignifian
ce
de
l'criture narrative
de
Blanchot :
effondrement de
la rfrence, neut
ralisation
de
la signification,
opposition de
la narration
l'laboration du
sens.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
13/34
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
14/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT 355
ment
les mcanismes de
projection
et
d identification
du
lecteur
avec
un
personnage
entour,
ds
le
titre, d'une
obscurit
nigmatique.
Mais
l impression
plus forte d ex
clusion
du lecteur est
rendue par l'autorit d'une
voix
narrative
qui s'impose comme
le seul point de vue pos
sible et
qui n hsite
pas
montrer
son savoir (28), pour le
cacher aussitt, s'en tenant
la simple
relation des vne
ments.
De
cette
faon, l intrt narratif
faiblit,
alors que
les l
ments thmatiques du rcit gagnent en
ampleur
et en
importance.
Les deux
premiers chapitres
se
focalisent sur
le
rapport
du
sujet
au
monde,
qui
est reprsent
par
deux
de ses
lments
constitutifs : l'eau
(le
bain dans
la
mer, au
cours
du
premier
chapitre)
et
la
terre (l'entre
dans la
caverne,
au
cours
du
deuxime
chapitre)
;
et dans les
deux
cas, le
personnage,
travers
une
exprience d tranget
et
de
sortie
de
soi-mme,
atteint
un
tat
apparent
de neutral
it
conue en tant
que
fusion et
transparence
qui
le
contraint une relation d'opacit, voire d incommunicabi
litvec les autres.
Voyons comment
cette
exprience s articule
au
cours
du
premier chapitre. Au dbut,
un
obstacle visuel (
la
brume
) s interpose
entre
Thomas
et les
autres nageurs,
perturbant
le contact que le personnage semble dsirer
par
la
fixit de son regard.
Ensuite,
atteint par
une vague,
Thomas
se laisse glisser dans l'eau jusqu' l garement
et
la
perte de toute capacit de perception :
II
avait choisi
un
itinraire
nouveau et,
loin
de
distinguer
les
points
de
repre qui lui auraient
montr
la bonne
route,
il
avait
peine
reconnatre
l'eau dans laquelle
il glissait
(p.
7).
Ce
premier contact
a
pour
effet
d'isoler
le
personnage,
lui
interdisant toute possibilit de
communication
: Thomas
(28) Un
exemple
en
est l'omniscience
du
narrateur
quant
aux
habitudes du
personnage :
La
mer tait
tranquille et
Thomas avait l'habitude de nager
longtemps sans fatigue. Il n'avait donc pas s'inquiter
de
l'effort qu il lui
fallait
soutenir,
quoique le but qu il s'tait fix lui part
soudain
trs loign
et qu il prouvt une
sorte de
gne aller vers une rgion dont les abords
lui taient inconnus (p.
7).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
15/34
356
ANDREA
DEL
LUNGO
aperoit
un
nageur et
cherche
en vain l'appeler, mais
l indiffrence
incomprhensible
de
l'autre
lui
fait
croire
qu'il a t ray de
la
ralit (29), comme si
son
corps
se
trouvait dj, en transparence, dans le vide caus par
l i
ndtermination des
lments
(
un
nuage tait descendu
sur
la
mer et
la
surface de l'eau
se
perdait dans une lueur
blafarde qui semblait
la
seule chose
vraiment
relle , p.
8) ;
et
dans
cet
espace
indiffrenci
le personnage s'gare
compltement
(
ses
regards ne
pouvaient s accrocher
rien
et il lui semblait qu'il contemplait le vide dans l i
nt ent i on absurde d'y trouver quelque secours , p.
8), jus
qu' une
illusoire
fusion avec l lment liquide :
Puis
il
s aperut
que
ses membres, soit
cause
de
la
fatigue,
soit pour
une raison inconnue, lui
donnaient
la mme sensa
tion tranget que
l eau
dans laquelle
ils
roulaient.
[...]
il
laissa
son
bras flotter doucement
la
surface, comme
s il
avait nag
avec un corps fluide,
identique
l eau o il pnt
rait.
La sensation
fut d abord
agrable. Tout
ce qu il pouvait
se reprsenter, c est qu il poursuivait, en
nageant, une
sorte
de rverie dans laquelle il
se
confondait avec la
mer ; l ivres
se
e
sortir
de
lui-mme, de
glisser
dans
le
vide, de
se
dis
perser dans la pense de l eau, lui faisait oublier l impres
sion
nible
contre laquelle
il
luttait et
qui
avait pris
possession de
lui
comme une
nause
(pp. 9-10).
Enfin, Thomas
se
confond
compltement
dans
l'eau
-
si
bien qu'il lutte pour ne
pas
tre emport
par
la
vague
qui tait son bras
(p.
10) avant de rentrer lentement
en soi, dans
l'espace
creus,
presque en transparence, des
frontires
de
son
corps
:
c tait
comme
un
creux
imagi
naire o
il
s enfonait
parce
que, avant qu'il y ft, son
empreinte relle
y
tait dj marque
(p.
11).
(29)
Cet pisode, comme celui qui suit de l'apparition d un
bateau, a t
ensuite retranch
dans l dition de 1950 :
signe peut-tre d une
volont
encore
plus explicite de ngation de la
dimension
romanesque
ou,
dans ce
cas,
de
la
tension
motive d un
contact
possible du personnage avec les
autres.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
16/34
BLANCHOT ET LE
COMMENCEMENT
357
On peut donc
aisment
remarquer
que la
fusion
exprience
de
neutralit
par excellence,
fuite
du
symbol
ique ar
un
contact direct
au
rel est
ici
prsente en
tant
que creusement
du
sujet et des
lments
du
monde,
plutt
que comme transformation
fluide
ou symbiose
de deux entits.
Or, ce creusement est parallle
celui
du
langage, par l'isolement
communicatif
du sujet
;
et
d ailleurs,
le contact
avec les
autres n est
nouveau
pos
sible
qu'au moment
du
retour
en soi
du
personnage, mais
il s agit d'un contact distance,
encore
perturb par des
obstacles visuels,
avec
un homme
qui
semble,
lui
aussi, se
fondre
avec
l'eau et partager
la
mme
exprience
que
Thomas
:
II avait
alors
un
vritable
brouillard devant les
yeux
et
il
tait tout
prt
distinguer n importe
quoi dans ce vide
trouble
que
ses regards cherchaient fivreusement percer.
force d pier,
il
dcouvrit un
homme
qui
nageait
trs loin,
demi perdu sous l horizon
et
dont l loignement ne per
mettait pas d observer les
mouvements.
une pareille d is
tance
il
y avait
peu de
moyens
de
faire
des
constatations
srieuses,
et
le nageur
ne
cessait d chapper
la vue, ne
redevenant
visible qu au moment o
son
existence pouvait
tre mise dfinitivement
en
doute.
Thomas
se maintint son
poste avec obstination. Comme si ses yeux fatigus avaient
t
plus perants que
des
yeux en
bon
tat, il continua de
suivre toutes
les volutions de celui qu on
pouvait vraiment
croire disparu
et
qui, mme s il
avait t
l, n aurait pu pas
serque
pour
une
pave
sans intrt. Cette absence,
loin
de
le
gner,
aviva encore
sa curiosit. Non
seulement
il
avait l im
pression
de
le
percevoir toujours
trs
bien,
mais
il
se
sentait
rapproch de
lui d une manire
tout fait intime
et
comme
il
n aurait pu
l tre davantage
par aucun autre contact. Il
resta
plusieurs instants
regarder et
attendre. Il
y
avait
dans cette
contemplation
quelque chose de douloureux,
quelque chose
de
difficilement
supportable
qui
tait comme
le sentiment
d une
libert
trop grande, d une
libert obtenue
par
la
rupture de tous les liens.
Son
visage se troubla
et prit
une expression inusite
(pp.
11-12).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
17/34
358
ANDREA
DEL LUNGO
Ainsi
se
termine, par l'vocation de cette redoutable
et
douloureuse
libert,
le
premier
chapitre
de
Thomas
l'obs
cur, dont
la
narration essentielle
expose
plusieurs
thmes
dcisifs dans l'uvre
narrative
de
Blanchot,
tout en
indi
quant
une premire issue pour sortir du
langage
mme :
l'opposition transparence
/opacit
transparence
du
sujet
dans le monde, opacit dans ses
rapports
communi-
catifs aux autres est en
effet
dpasse et
supprime
travers
le
creusement
du rfrent, de
l univers narratif et,
enfin,
de
la parole romanesque
qui nous raconte just
ement cette exprience
du vide :
premire
mtaphore de
l criture,
et
premire
apparition
d'une
voix
narrative
autoritaire
qui
ne peut
qu'emprisonner
le lecteur
dans
son
espace
creus.
Un
mourir infini (L Arrt de
mort, 1948)
Ces
vnements
me sont
arrivs en 1938.
J prouve
en
par
ler a plus grande gne. Plusieurs fois dj,
j ai
tent de leur
donner
une forme crite. Si
j ai
crit des livres, c est
que j ai
espr par des livres mettre fin tout cela. Si
j ai crit
des
romans, les
romans
sont ns
au
moment
o
les mots
ont
commenc
de
reculer devant
la
vrit. Je n ai pas
peur
de
la
vrit. Je ne
crains
pas
de
livrer un secret.
Mais
les mots,
jus
qu' maintenant, ont t plus faibles
et
plus russ que je
n aurais voulu. Cette ruse, je le sais, est un avertissement. Il
serait plus noble de laisser
la
vrit en paix. Il
serait
extrme
menttile
la
vrit
de ne pas se dcouvrir. Mais,
prsent,
j espre en
finir
bientt.
En finir, cela aussi est
noble et
important (30).
Le
troisime
rcit
de
Blanchot
s'ouvre
par un
incipit
en
ngatif ,
qui expose paradoxalement la
difficult
de la
narration,
la
prcarit
de la
parole
ainsi
que
la
fracture
essentielle
entre
le langage
et
la
vrit inexprimable
; un
langage, d'ailleurs, presque personnifi ( les mots faibles
et
russ ), contre lequel
le
sujet
doit lutter pour
affirmer
(30)
Maurice Blanchot, L'Arrt de mort Paris,
Gallimard,
1948, p. 7.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
18/34
BLANCHOT ET LE COMMENCEMENT 359
son identit, pour donner forme enfin
un
rcit
qui
est
dj, ds le
dbut,
sous le sceau de l'impossibilit
et
de
l'aporie.
Voil la position
vertigineuse
et
intenable
de
cet
nigmatique narrateur, victime de la schizophrnie
propre
la
premire
personne romanesque,
protagoniste
de deux
actions spares,
vivre et
crire
:
ambigut
qui
voque qui
constitue, selon
Barthes,
la
mauvaise
foi de
toute
narration personnelle
(31),
par
un
dcollement
angoissant
que, dans ce cas, seule
l criture
semble pou
voir rsoudre
par l espoir de
mettre
fin
tout cela
. Et
la
question
se
complique,
dans L Arrt de mort, cause du
renvoi
d autres
tentatives
prcdentes
d criture
:
fra
gmentat ion ultrieure
du
sujet, multiplication
exponentiell
'une nigme de plus en plus brouille par l'aveu sui
vant
du
narrateur
:
Cependant je dois le rappeler, une
fois
je russis
donner
une forme ces vnements.
C tait
en 1940,
pendant
les
dernires semaines de juillet ou les premires d aot. Dans
le
dsuvrement que m imposait la
stupeur,
j crivis
cette
histoire. Mais, quand elle
ft
crite, je
la
relus. Aussitt, je
dtruisis
le
manuscrit.
Il
ne
m est
mme
plus possible,
aujourd hui,
de
m en rappeler l tendue (pp. 7-8).
Le parcours de cette histoire de l criture
est clair
: l ob
session
initiale
de la
forme
d'une
forme
qui puisse faire
coller le langage
la
vrit, tout
en
exorcisant
la
mmoire
des
vnements
et
le
retour
du pass ne peut que
conduire une criture de mystification, celle du
roman,
que
Blanchot
dfinit,
dans l'exacte priode de rdaction
du
livre,
uvre
de mauvaise
foi
(32)
;
et
donc,
une
fois
(31) Cf. Roland Barthes, Drame, pome,
roman
, dans Sellers
crivain,
Paris,
Seuil,
1979,
pp.
19-23.
(32) Cf. Maurice Blanchot,
Le
roman,
uvre
de
mauvaise foi ,
dj
cit.
Remarquable,
et en quelque sorte
prmonitoire,
est l'affirmation selon
laquelle
le roman
serait
le
rsultat de la mauvaise foi du langage,
qui russ
it constituer un
monde de
mensonge
ce
point
digne de foi
que son
auteur
mme se voit rduit
rien
force d y croire
(p. 1317).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
19/34
360
ANDREA
DEL LUNGO
l histoire
crite,
le
narrateur
ne peut que
la
dtruire, sans
donner
aucune explication
de son
acte
cause d'un
mca
nisme
vident
de
refoulement
qui
efface tout
souvenir
du
manuscrit. Pourtant, le parcours
s'achve
par
une pro
messe de rcit,
travers
laquelle la
parole
semble retrou
verautorit
qui lui
est propre
:
J'crirai librement, sr
que ce rcit ne
concerne
que
moi.
la
vrit,
il pourrait tenir
en dix
mots.
C est ce
qui
le rend
si
effrayant.
Il y a dix mots
que
je puis dire. ces mots
j ai
tenu
tte
pendant neuf annes. Mais,
ce matin qui
est le 8
octobre
[...], je suis presque sr que les paroles,
qui
ne devraient pas
tre
crites,
seront
crites.
Depuis
plusieurs
mois,
il
me
semble
que
j y
suis rsolu
(p. 8).
Cette
rassurante promesse
proclame toutefois
l intimit
du
rcit
mme, en
dplaant
ainsi
l'nigme du
niveau
mtanarratif au niveau narratif, soit
la
rvlation de ces
quelques
paroles
qui ne devraient pas tre
crites .
Mais ce que le rcit
expose
ensuite n est qu'un renvoi
per
ptuel travers le
labyrinthe
de la mmoire fallacieuse
d'un
narrateur
qui
la
vrit
promise
chappe
chaque
instant.
Non pas
par hasard,
la
question de
la
possibilit
mme de
dire
la vrit se
pose
tous les
points strat
giques
du texte,
c est--dire
au dbut
et
la
fin des deux
parties qui composent la structure symtrique d'une
ngation spculaire. La fin de la
premire partie
semble
en
effet
tmoigner
de l effondrement absolu de la
parole
:
II faut que
ceci
soit
entendu :
je n'ai rien racont
d'extra
ordinaire
ni
mme
de surprenant. L extraordinaire
com
mence au moment
o
je m arrte. Mais je ne suis
plus
matre d'en
parler
(p.
53)
;
alors
que le
dbut
de
la
secon
deartie efface le rcit antrieur, en essayant encore
d exorciser l invitable mensonge
li
l acte
mme
de
la
narration
: Je continuerai cette histoire,
mais,
mainte
nant,e prendrai
quelques
prcautions. Ces prcautions
ne
sont
pas faites pour
jeter
un
voile sur
la
vrit.
La vri
t
era
dite, tout ce
qui
s'est pass d important
sera
dit.
Mais
tout
ne s est pas
encore
pass (p. 54).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
20/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT
361
Naturellement, cette vrit
toujours
promise
est
diffre
sans
cesse
au
cours
du
rcit, jusqu'au
moment
o
le narra
teur
voile
sa tromperie
par la
neutralisation
de l'nigme
et
par l affirmation que
la
vrit n est
pas
dans ces faits
(p.
126). Il est donc vident que le rcit constitue
un vri
table
pige
pour le
lecteur,
dont l'espoir de
pouvoir
pnt
rer
ans le
discours
narratif est
d'abord
motiv
par la fa
iblesse de
la parole
ainsi que par
la dstabilisation du
sujet
parlant, victime de sa
mmoire
dfaillante et contradictoir
mais
cet
espoir
est finalement
frustr par la
clture
autorfrentielle du rcit, qui vide la parole
narrative en
la
privant
de
son
centre
l nigme
jamais indique
et
qui
interdit
toute
participation
du
lecteur.
Or, cette derni
rexclusion ne
peut
qu amener,
encore
une fois, la mort,
puisque
l'nigme
est
reprsente
par le rcit mme,
se
focalisant sur
un acte
de
mort
ternellement suspendu,
sur un
mourir infini
que Blanchot
voque, dans
une
rflexion ultrieure, en tant
qu'exprience de
fuite du
temps et de l'espace, approche vers
la
neutralit
du
l anga
ge
Mais
peut-tre mourir n a-t-il
nul
rapport dtermin
avec
vivre,
la
ralit,
la
prsence
de la
vie . [...] Ainsi crire
peut-tre : une criture
qui
ne serait pas une
possibilit
de la
parole (pas plus
que
mourir n est une possibilit
de
la
vie)
un murmure
cependant,
une folie cependant
qui
se jouerait
la surface
silencieuse du
langage
(33).
Le
rcit se
transforme donc en mtaphore de
l criture,
par l'absolu
creusement
rfrentiel d'une
parole
suspen
due
ans son
mourir,
ne
concdant
ainsi
aucun
appui
la
lecture
;
et
la
structure de
la
narration
spculairement
ngative, dans
la
seconde
partie,
par son
effort
mainte-
(33)
Maurice
Blanchot, Le Pas
au-del, Paris,
Gallimard,
1973,
pp. 131-132.
Pour
l'analyse
de
cet aspect
du rcit
on
peut voir les lectures de
Jacques Der-
rida
(Parages,
Paris,
Galile,
1986) et
de
Stefano
Agosti (
Enunciazione e
strutture
del rinvio nell' Arrt
de
mort , dans Semini Pasquali ai analisi
testuale, 6,
Pisa, ETS, 1991).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
21/34
362
ANDREA
DEL LUNGO
nir
en vie
la
mort
ne peut que conduire une
aporie
conceptuelle,
un
vritable vide smantique
; si
bien que,
de
ce
point
de
vue,
le
titre mme
reprsente
un
pige
cause de la duplicit de
cet
indfinissable arrt
pouvant
indiquer aussi
bien une suspension qu'une sentence. Or, il
est important de
souligner que, au niveau
de
la
lecture,
cette duplicit
smantique
correspond
effectivement au
pige de
la parole
narrative : une
parole
qui est,
la fois,
suspension de
la
mort,
du
sens,
du
langage et arrt
de
mort pour
le
lecteur,
puisque dans
son acte ultime,
la
fin
du
mourir,
elle
nous condamne inexorablement une
lecture
post
mortem.
L autorit du pige
(Le Trs-Haut, 1948)
Je suis un
pige
pour
vous. J aurai
beau tout
vous
dire ;
plus je serai
loyal,
plus je
vous
tromperai : c est
ma
franchise
qui vous attrapera.
Je vous supplie de le comprendre, tout ce
qui
vous vient
de
moi n est
pour
vous que
mensonge, parce
que
je suis
la vri
t (34).
La
perverse captatio benevolentiae de
l'pigraphe anony
me
u
roman
qu'on
pourrait peut-tre rapprocher de
Yincipit fulgurant des
Chants
de Maldoror
de
Lautramont
(35) expose de faon
paradoxale
le pige de
la
parole,
constituant
ainsi
une
sorte
d'emblme de
l uvre narrati
vee
Blanchot
dans
son
ensemble.
Le
paradoxe,
comme
d'habitude, est
le fruit d'un
renversement
: la parole
est
un
pige en
vertu de
sa loyaut mme, puisqu'elle captur
e
elui
qui l'coute dans
le
mensonge
d'une
vrit
hypo
thtique ou
prsume. Toutefois, l avertissement est sus-
(34) Maurice Blanchot, Le
Trs-Haut,
Paris,
Gallimard,
1948, p. 7.
(35) Toutefois, l'
avertissement
de Lautramont
insiste
davantage
sur
le
caractre dangereux
de
la
parole, par
une stratgie d'interdiction
de
la
lectu
re
ui
ne
peut
que
susciter l'attraction
propre
la censure ou, comme le sou
tient
Michel Charles,
le got du risque
(voir Michel Charles,
Rhtorique de
la
lecture, Paris,
Seuil,
1977,
pp.
13-31).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
22/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT 363
pect
cause
justement
de l indication claire du
pige,
qui
semble dissimuler
un renversement
ultrieur,
tant
donn
que la franchise de
la parole
pourrait ne
pas
correspondre
l affirmation de
la
vrit. Ce doute est d'ailleurs renforc
par l'nigmatique verbe tre de
la
dernire
phrase,
je
suis la
vrit ,
renvoyant de toute vidence l'image
divine
voque
par le
titre
(36)
;
par ce recours l autorit
suprme,
le
sujet
se
fait incarnation d'une vrit inexpri
mable
puisque
situe en
dehors du
langage
alors
que la
parole
ne peut chapper
son caractre invitable
de
mensonge,
de pige
ultime
et
absolu.
Pourtant,
la
question de l origine de cette voix autoritai
re
este ouverte,
l'pigraphe tant anonyme
et mise entre
guillemets,
suivant les
normes d'un lieu
paratextuel
de
citation du discours d autrui, au caractre souvent suspect
(37). Or, l'aspect le plus paradoxal de cette pigraphe
est
qu'il
s agit en ralit
d'une citation
interne ou,
plus prci
sment,
d'une double citation
rapportant le discours
du
narrateur
homodigtique
de l histoire :
la
premire phra
se
st tire
d'un dialogue
entre le narrateur
et
son
interlo
cuteur
principal,
Bouxx,
et
la
seconde
d'une lettre
adres
se ce dernier
(38). La
voix autoritaire et divine est donc
celle d'un
narrateur qui, par
la
transgression des rgles de
dlimitation de
l'espace
fictionnel, indique
avant mme le
dbut l'imposture
propre la parole romanesque : ses
phrases
dcontextualises ne peuvent en
effet que
prendre une fonction d avertissement, en vertu
du
para
doxe sur
la
vrit qui
sera
d'ailleurs
confirm
par le creu
sement
du
discours
du
narrateur pendant le rcit, jus-
(36) La duplicit smantique
de la phrase est
vidente,
tant donn
que
je
suis est
une forme
du prsent du verbe tre aussi
bien que
du verbe
suivre
;
dans ce
dernier cas,
la parole serait caractrise par sa
tension
vers la
vrit, ce qui
est d'ailleurs
une hypothse
ne
pas
carter
dans la
vision de
Blanchot.
(37) Que l on pense, par
exemple,
aux
citations parfois
inventes ou
fau
ssement
attribues que
Stendhal
met en
exergue plusieurs chapitres du
Rouge et
le
Noir.
(38)
Voir Maurice Blanchot, Le Trs-Haut,
pp.
84
et
171.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
23/34
364
ANDREA
DEL LUNGO
qu'au moment de
concidence entre
le sujet
narrant et
le
sujet
de l'pigraphe
(39).
Il s'agit
donc d'un
avertissement
aux
piges
multiples,
surtout si
on
le
met
en relation avec l ouverture du rcit
;
le
premier
pige est
reprsent pas
le
passage qui s opre,
au
seuil
du texte,
de l'image de
Dieu
la parole d'un
nar
rateur
qui n'a
vraiment
rien de divin, ds sa premire
phrase
: Je
n'tais
pas seul, j'tais un homme
quel
conque. Cette
formule,
comment l'oublier
? (p. 9). La
voix
autoritaire de l'pigraphe
devient alors
une parole
fragile,
dont
la
faiblesse
extrme ne peut que multiplier
chaque
instant
les nigmes (40), dfaisant
peu
peu
l identit
mme
d'un sujet aux perceptions confuses,
qui
raconte sa maladie interminable ainsi que son
impossible
communication avec ses interlocuteurs. L attraction du
vide pourrait tre encore une fois fatale
dans
cet
croul
ement
ertigineux
de
la parole,
qui ne fait pourtant que
cacher
un
pige ultrieur
la dissimulation de
l identit
que
le narrateur semble
avouer
la
fin de sa lettre
adresse
Bouxx, lorsqu'il suggre, tout en parlant de son
rle
d'employ,
une
nouvelle
mtaphore
de
l inexpr
imablerit :
Rflchissez ceci
qui
est
terrible.
C est
que moi-mme,
par
bien de
cts,
je
ne
suis qu une
figure. Une figure
?
Pouvez-
vous pntrer
quelle
manire
de vivre,
dangereuse, perfide,
sans espoir, un tel mot
suppose
?
Je suis
un masque. C est
d un
masque que
je tiens lieu et,
ce titre,
je
joue
un rle
de
mensonge dans cette
affabulation universelle
qui,
sur l hu-
(39) Sur ce point, je ne
peux pas
suivre la lecture
de
Christophe
Bident, qui
semble nier
la
fonction
d'avertissement :
Acte de repli
du texte
sur
lui-
mme, l'pigraphe
du
Trs-Haut signifie encore l vacuation
du
genre (sacr,
romanesque, qu'importe) comme
lieu d'entente. Il
n'y aura de contrat deecture
que
celui
que
le
texte
rendra possible ( Le secret Blanchot , art.
cit., pp.
304-305).
(40) Mme
l nigmatique
formule , voque dans Vincipit, revient au
cours du rcit,
sous
la
forme
d'injonction
de
la part
de
l'autorit au narra
teur,
humble
fonctionnaire qui
est,
la fin presque
dpourvu
de toute capac
it
e
parole (voir p. 122).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
24/34
BLANCHOT
ET LE COMMENCEMENT 365
manit trop
complte de
la loi,
tale
ainsi
qu un lger ver
nis,
pour
en
adoucir
l clat
une
humanit
plus
grossire,
plus nave, rappel des tapes antrieures
dans
une volution
qui, arrive son terme, tente
en
vain
de
revenir
en
arrire
(p. 174).
Ce masque, on le sait, tombe la fin du rcit :
malgr
la
dissimulation ritre du narrateur
qui
ne cesse de
rpter sa
phrase
d ouverture,
je suis
un homme
quel
conque
c est
justement
dans
son corps
malade
que
l infirmire reconnat
le Trs-Haut
(41),
figure d'un
Dieu
mpris
et
mourant,
qu'elle
va
tuer
d'un
coup
de
pistolet
final
:
Lentement,
l arme
se redressa. Elle me regarda
et
sourit.
Eh bien, dit-elle, adieu. J essayai
de
sourire, moi aussi.
Mais
brusquement son visage se figea,
et
son bras se dtend
itvec une
telle
violence
que
je sautai contre la cloison en
criant :
- Maintenant, c est maintenant
que
je parle (p. 243).
Pige suprme de
la
parole
:
au
moment exact
de
la
mort, la fin d'un
interminable
mourir qui a vid toute
possibilit
communicative,
le narrateur
dvoile
sa diss
imulation pour prendre
la parole quand
il est dsormais
trop tard, quand
sa
voix
ne peut que sombrer dans le
blanc silencieux de la page ; et
sa
mort,
comme toujours,
est
simultane
celle du
lecteur.
La
folie
du
dbut (Un rcit
?, 1949)
Je ne suis ni savant ni ignorant. J'ai connu
des
joies. C est
trop
peu
dire :
je vis,
et
cette
vie me fait
le
plaisir
le
plus
grand. Alors, la mort ? Quand je mourrai (peut-tre
tout
l heure), je connatrai un
plaisir immense.
Je
ne
parle
pas
de
l avant-got de
la mort qui est fade et
souvent
dsagrable.
Souffrir est
abrutissant.
Mais telle est
la
vrit remarquable
(41)
Maurice Blanchot, Le
Trs-Haut, pp. 223-224.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
25/34
366
ANDREA
DEL LUNGO
dont je
suis sr :
j prouve
vivre un plaisir sans limites
et
j aurai
mourir
une
satisfaction
sans
limites
(42).
Paru pour
la
premire fois dans
la revue
Empdode, ce
bref rcit de
Blanchot
a ensuite fait l objet d'une rdition
autonome, identique
l original,
sous le titre
de
La Folie
du
jour ;
je reviendrai plus loin
sur
la
question
du
titre,
vraiment
essentielle dans le cadre d'un rcit qui transgress
e travers
ses
paradoxes, toute
logique de
dlimitation
du
texte.
Pour s'en
tenir
Vincipit, il
faut
souligner que
la
rflexion liminaire
du
narrateur
prsente
deux aspects
dsormais
habituels
et
propres
la
prise
de
parole
: d'un
ct, l indtermination du sujet,
partir
de
la
dngation
nigmatique du dbut,
ouvrant
un
rcit
minimaliste
et
autorfrentiel, dpourvu
de
tension communicative et
donc inaccessible au
lecteur,
mme dans sa vrit subjecti
ve
de l autre, la
thmatisation
de l acte du
mourir, exp
rience d'un
plaisir
illimit
qui semble ainsi
tre le but de
la
vie, du
rcit,
de l criture. Or, la conjugaison
paradoxale
de
la
vie
et
de
la
mort
sous
la
forme
d'actions
ritres,
plutt que d'vnements reprsente
une
anticipation
thmatique
importante,
puisque
les rflexions sur l 'exp
rience de la
mort
se
multiplient
dans la
suite
du texte,
en
s'enchanant au
rcit,
nigmatique et fragmentaire, de
cer
tains moments
de
la vie
du
narrateur.
Cependant, le
vritable
paradoxe
est
dans la
structure
mme du
texte,
puisque vers
la
fin du rcit Yincipit est
rpt
identique,
et
donc doubl par un
dispositif de
mise
en
abyme,
en
tant
qu'incipit
d'un
rcit
dans
le
rcit.
Voyons de plus prs ce
parcours
compliqu. Dans le rcit
premier,
le
narrateur
voque
un
accident qui
pouvait
le
rendre aveugle
( je faillis
perdre
la vue, quelqu'un ayant
cras
du
verre sur mes yeux
, p. 21)
;
or,
c est
justement
(42)
Maurice
Blanchot, Un
rcit ? ,
Empdode,
2, 1949.
L'indication des
pages renvoie cependant
la
rdition
portant
le
titre
La
Folie du jour, Montp
ellier,
Fata
Morgana,
1973
(p. 9
pour
le dbut).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
26/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT
367
le rcit de cet
vnement
qui lui est demand par
les
mdecins, reprsentants de l autorit et de
la
loi :
On m avait demand : Racontez-nous
comment
les choses se
sont
passes
au juste .
Un
rcit ?
Je
commenai :
Je
ne
suis ni
savant
ni ignorant. J'ai
connu des
joies. C est trop peu
dire (p.
36).
L identit
des deux incipit conduit
une confusion
des
niveaux
narratifs, qui
bouleverse
toute
attente
logique du
lecteur
;
mais l interprtation de ce paradoxe ultrieur
n est
pas
des
plus simples.
Dans
un
commentaire import
ant, acques Derrida parle
ce
propos
d'
invagination
incorporant
l intrieur la
bordure
suprieure du texte
,
pour
affirmer
ensuite que
la
premire ligne
du rcit
[...]
se
trouve
n tre
que le double, ni
l original
ni
la
citation,
du mme
faux incipit qui, l intrieur,
si on
pouvait
dire, du rcit , rpond la requte
des mdecins
lgistes
(43).
Or, il faut souligner que l hypothse inver
se
st
aussi envisageable : au lieu
d'imaginer
un
repli
ementde
la
bordure suprieure,
on
pourrait voir dans cette
rptition un
effet
de d-bordement, puisque la demande
de rcit, dans le niveau narratif principal,
semble
prcder
chronologiquement le premier incipit, par
un
effet d ex
pansion temporelle qui, partir de
l intrieur,
dpasse les
frontires du texte.
Pourtant,
le rcit second, qui
est
demand
et
amorc,
n est
pas
insr
dans
le
texte, si
bien qu'aprs
la rptition
de Yincipit le discours
du
narrateur nous ramne immd
iatement au rcit premier :
Je leur
racontai l histoire
tout
entire qu ils
coutaient, me
semble-t-il,
avec intrt, du moins au dbut. Mais la fin
fut
pour
nous
une commune
surprise.
Aprs ce commencem
ent,isaient-ils,
vous
en
viendrez au
fait.
Comment cela Le
rcit
tait
termin (p. 36).
(43)
Jacques
Derrida,
Titre
prciser ,
dans
Parages,
p. 242.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
27/34
368
ANDREA
DEL LUNGO
La
non
reconnaissance du
rcit,
de
la
part de l autorit,
amne enfin le
narrateur
avouer l'chec
de son entrepri
se
Je
dus
reconnatre
que je n'tais
pas
capable
de
fo
rmer
un
rcit avec ces vnements. J avais
perdu
le sens de
l histoire, cela arrive dans bien des maladies (p. 37). Le
rcit
second est donc
omis,
mais en
mme
temps son pr
tendu incipit nous
reconduit
au point de
dpart
du rcit
premier,
dessinant ainsi une
structure circulaire de
rpti
tionnfinie
;
mais
la
dernire
phrase du rcit
nie justement
cette possibilit :
Un rcit ?
Non,
pas de rcit, plus
jamais
(p.
38). Derrida voit dans cette
phrase
le
signe
d'une
nouvelle
invagination
de
la bordure
infrieur
e est--dire
de
la
fin
puisque la
question pose par
le
narrateur (
un
rcit
?
)
semble
tre
la
rptition
de
celle
qui,
un
peu plus haut,
fonctionnait
comme
charni
re
entre
le rcit
premier et
le rcit
second.
L hypothse
d'un double
repliement,
qui
amnerait
de toute vidence
l indtermination
totale des
limites
du
texte,
pourrait
tre fascinante
(44).
Il est pourtant clair
que, d'une
part,
la
question
finale
renvoie au
titre
original
du
rcit, dessinant
nouveau
la
figure
du
cercle
; et
que,
d autre
part,
la
der
nire phrase
explicite l impossibilit
du rcit second, tout
en bouclant parfaitement le
rcit
premier,
lui
aussi vou
l chec ;
la fin n est donc que
la
constatation de l'impossib
ilite
poursuivre un rcit qui
a eu pour objet l'impossib
ilit'un rcit
(45).
(44) La
dfinition
qu en
donne Derrida me semble
cependant un
peu
hasarde : double invagination chiasmatique des
bords
(Jacques Derrida,
La loi du genre , dans Parages, p.
272).
(45)
Le
mot
rcit
est
d ailleurs
d une
ambigut vidente,
puisque
dans
ce
cas
il peut dsigner, comme
le souligne encore Derrida,
la
fois le
thme,
l'histoire,
le
contenu
et le genre
du
texte
; mais
il
se trouve
en
tre aussi
le
titre, dans la premire
version
parue
dans Empdocle. Titre doublement pro
blmatique, tant
donn
qu il change a
l'intrieur de
la revue :
sur
la page
de
couverture on lit en effet Un rcit ? mais le point d'interrogation dispar
at deux
reprises (dans le rappel
du
sommaire
de
la page
de
couverture,
et dans le titre
au-dessus de
la premire ligne
du
texte), pour rapparatre
dans le rappel
en
titre courant,
en haut
droite des belles pages du
texte. Dis
cordance difficilement fortuite, qui
comporte
une
ambigut
remarquable
quant au statut du titre mme : alors
que
Un rcit ? est
un
titre
thmatique,
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
28/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT 369
Voil le paradoxe
de
La Folie du jour
: rcit
circulaire et
infini,
mais en mme temps rcit dclar impossible. Et le
lecteur,
dans
ce cas,
est
vraiment
ananti par une
parole
qui
brouille volontairement les niveaux
narratifs, interdi
santinsi l entre dans le discours
du rcit :
une parole
dont l'autorit relve d'une faiblesse dissimule
par
laquelle
elle
peut tromper
toute autorit autre (repr
sente dans le rcit par les personnages qui entourent le
narrateur), ainsi que transgresser
toute
loi de la doxa,
comme par
exemple
celle
qui
dclare possible
un
rcit
travers
un
acte
de
parole
(46).
La
dstabilisation
totale
des
frontires
du
texte
a donc
pour
effet de
miner
toutes
les
catgories logiques du discours
narratif, ainsi
que
de
dtruire la
rfrentialit
d'un rcit vou l chec ds
son
commencement. Et le commencement ne pourrait tre
qu'un acte de folie, la folie trompeuse
et
dlibre
d'une
parole qui expose des paradoxes
sans
solutions et qui, par
le
creusement
et par
la
dmolition du
langage
auquel
elle
appartient,
ne
peut que dclarer
enfin l impossibilit du
rcit.
Le vide
fragmentaire
(L Attente l oubli, 1962)
Ici,
et
sur
cette
phrase
qui lui tait peut-tre aussi destine, il
fut contraint
de
s'arrter.
C est
presque en
l coutant
parler
qui porte
donc
sur
le contenu du texte (la possibilit d un
rcit),
la
variante
sans
point
d'interrogation est
plutt un
titre
Thmatique,
qui dsigne
la
forme et le
genre du
texte (je
fais ici rfrence la
terminologie propose par
Grard
Genette
dans
Seuils,
Paris,
Seuil,
1987,
pp. 73-85).
Et surtout, la dis
position
discordante des lments paratextuels
semble
reproduire le par
cours
du rcit second :
le
rcit est
d'abord
demand (Un
rcit ?), ensuite il
est
effectu
(Un
rcit),
mais
finalement
il
n'est
pas
reconnu,
ce
qui
amne
l i
nterrogation finale sur sa
possibilit
mme (Un rcit
?).
Comme
on
peut
le
remarquer, les relations entre le titre, les dbuts et les niveaux narratifs
sont
multiples et complexes,
ne
pouvant
ainsi tre ramenes la
seule
hypothse
du
repliement.
(46) Cette
situation,
qui
est
celle
du
narrateur,
est
elle
aussi
mise en abyme
l'intrieur
du
texte, quand les deux
mdecins,
auxquels s ajoute la
fin
un
personnage
fantomatique
reprsentant
l'autorit, rclament un
rcit de la
part du narrateur,
sur
la base d une
opinion
commune :
un
crivain,
un
homme qui parle
et
qui
raisonne
avec distinction, est
toujours
capable de
raconter
des faits dont il se
souvient
(p.
38).
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
29/34
370
ANDREA
DEL LUNGO
qu il
avait
rdig
ces
notes.
Il entendait
encore sa voix
en
crivant. Il les
lui
montra. Elle ne voulait pas lire.
Elle
ne lut
que quelques passages
et
parce
qu il
le
lui
demanda
douce
ment.
Qui
parle ? disait-elle. Qui parle donc ? Elle
avait le
sentiment
d une erreur qu elle ne
parvenait
pas
situer. Effacez ce
qui
ne
vous
parat pas
juste
. Mais elle ne
pouvait rien effacer
non
plus. Elle
rejeta tous les papiers tri
stement Elle
avait
l impression que, bien
que lui
ayant assur
qu il
la
croirait en
tout, il
ne
la
croyait pas assez, avec
la
force
qui et rendu
la
vrit prsente (47).
Le dbut de la
dernire uvre narrative
de
Blanchot
expose
les ruines
d'un
rcit,
l'croulement
vertigineux
d'une tentative
d criture,
ou
mieux de transcription,
cause
de l'impossibilit
du
contact
entre
deux person
nages ompltement dpourvus d'identit, dsigns
et
diffrencis
seulement par
une notation
minimale, le pr
onom personnel ;
et
au
moment
o la parole
n'est pas
reconnue,
sa
transcription se
rduit
une faible trace,
mensongre
et sans origine, impossible
effacer
en raison
justement
de son
impersonnalit,
de
la
non
appartenance
au
sujet parlant.
L acte
de
raconter
se
transforme
alors en
exprience douloureuse,
se caractrisant
par une perte
tragique de
la
parole,
de l identit, de la
signification
;
le
triste aveu du
personnage fminin en est le tmoignage le
plus
vident
:
Et maintenant
vous
m avez arrach quelque chose que
je
n ai plus
et que
vous
n avez
mme pas . N y avait-il pas des
mots
qu elle
acceptait
plus
volontiers
?
qui s cartaient
moins
de ce
qu elle
pensait ? Mais
tout
tournait devant ses
yeux
:
elle avait
perdu
le
centre
d o
rayonnaient
les
vne
ments et qu elle
tenait
si
fermement
jusqu ici
(pp.
7-8).
Les
premires
pages
de
L Attente
l oubli
formellement
autonomes pour leur continuit,
s'opposant
la disposi
tion
ragmentaire de
la suite proposent encore une fois
(47)
Maurice
Blanchot, L'Attente l'oubli,
Paris,
Gallimard,
1962, p. 7.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
30/34
BLANCHOT
ET
LE COMMENCEMENT
371
une
mtaphore
de
la parole
narrative, de son creusement,
de sa
tension vers le silence,
suivant un parcours qui, par
la
thmatisation
des deux lments du titre, conduit de
l attente
du rcit
l'oubli
:
situation
neutre
par
excellence,
immobile et
immuable,
lieu de perte de l identit, de
la
mmoire
et
de
la
parole, espace de l informe, de
non
prsence, non absence ,
comme
le
dirait
Blanchot
(48).
Il
s agit ici, en ralit,
d'un
parcours conduisant d'un
silence
qui
prcde
un
silence qui suit
;
le premier est
celui
de
l attente, d'une demande de
rcit, muette et pressante,
de
la
part
du personnage masculin :
II pensa qu il avait,
un
certain moment,
commis
une
faute.
Il
l avait interroge
trop brutalement. Il ne se souvenait pas
de l avoir questionne,
mais
cela
ne
le justifiait pas,
il
l avait
questionne d une manire plus pressante par son silence,
son attente, par les signes qu il
lui
avait faits.
Il
l avait
am e
ne
dire trop ouvertement la vrit, c tait une vrit direct
e sarme,
sans
retour (p. 9).
Alors
que le silence
qui
suit est au contraire celui de
l oubli,
de
l croulement
de
la parole
sur
lequel dbouche
cette tentative obstine de transcription, jusqu'
la
dispar
ition
de
la
voix :
II reprit les
feuillets
et
crivit :
C est la voix qui
t est
confie,
et
non pas ce
qu elle
dit.
Ce
qu elle
dit, les secrets
que
tu recueilles
et que
tu
transcris
pour
les faire valoir,
tu
dois les
ramener
doucement, malgr
leur
tentative
de
sduct
ion,
ers
le
silence que
tu as
d abord
puis
en
eux.
Elle
lui
demanda ce qu il venait
d crire.
Mais c tait quelque chose
qu'elle
ne
devait
pas
entendre,
qu'ils
ne
devaient
pas
entendre
ensemble (pp.
11-12).
Ainsi
se
termine le premier
long
fragment
du
rcit
:
et
encore
une
fois,
ce
qui est dissimul est le centre,
la
parole
entre les
silences, le rcit.
Il
s agit donc d'un ultime
arrt
(48)
L'Entretien
infini p. 289.
-
8/12/2019 Maurice Blanchot La Folie Du Commencement
31/34
372
ANDREA
DEL LUNGO
de
mort
pour le
lecteur, puisqu'il est
en effet
vident
que
le
dbut
rflchit,
par
une
spectaculaire mise en
abyme, le
parcours mme de l acte de
lecture,
se
fondant sur
l 'atten
tet
tendant la
sortie
de la
ralit, vers l'oubli dans
la
parole
narrative.
Mais
ce
qui
est
le plus
tonnant dans
L Attente
l oubli
dernier pige formi