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  • L'identit ngocie: "rapports de place(s)" dans un entretien tldiffus

    M. Burger Universit de Genve

    0. Introduction J'aimerais, par cet article, soumettre la discussion quelques hypothses sur les processus identitaires structurant l'interaction communicationnelle. Partant d'une conception de la communication comme activit conjointe supposant la mise en relation d'agents empiriques, je m'intresserai l'ar-ticulation des aspects situationnels et discursifs de l'identit pour aborder plus prcisment, partir de l'extrait d'un entretien tldiffus, la gestion des rapports de places motivant les comportements communicationnels des agents empiriques' plusieurs niveaux, et qui se construisent et se modi-fient par le processus d'interaction.

    1. L'identit comme produit interactionnel Plusieurs travaux rcents consacrs la communication verbale fondent l'identit des agents dans l'exprience pratique de la communication2. Plus prcisment, l'identit reprsente la somme intriorise des "sois" (Goffman 1973) successivement (in)valids dans la dialectique d'une re-connaissance intersubjective. L'espace de l'interaction consutue donc un lieu d'ajustement relationnel o les accomplissements d'actions se ngo-cient sur la base de critres identitaires qui en fondent la lgitimit suppo-se.

    1 Les agents empiriques, ci-aprs "agents", renvoient aux instances agenves

    effectivement engages par les interactions. 2 Voir notamment Shotter (1989). Ghiglione (1990), Harr (1991), Charaudeau (1991).

    Vion (1992). Trognon & Larruc (1994).

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    2. L'identit "mise en places" Ds lors, conue comme le produit des interactions passes, l'identit d'un agent prfigure en quelque sorte les bases relationnelles de nouvelles ren-contres sociales, lesquelles comportent tout la fois des aspects ritualiss et d'autres qui en font un vnement unique. Dans cette optique, les agents amens communiquer dans un espace dtermin orientent leurs activits partir d'une perception propre de leur tre-en-relation qui surdtermine la communication.

    Par leurs activits, les agents instituent ainsi par degrs, et plus ou moins consciemment, un cadre relationnel cens lgitimer leur agir et en permettre l'interprtation. De fait, ce cadrage s'actualise sous la forme d'une multitude de rapports de places articulant diffrents aspects situa-tionnels et discursifs de l'identit des agents (Flahault 1978).

    3. L'identit situationnelle Les proprits situationnelles de la relation situent les agents l'un par rap-port l'autre comme acteurs sociaux, comme sujets communicants et comme des instances dotes d'une histoire, d'un style et d'un projet inter-actifs propres (Charaudeau 1991, Vion 1992, Ciliberti 1993. Burger 1994). Si elles renvoient des attributs plus ou moins stables, inscrivant ceux qui s'en trouvent dots comme membres "idaux" de diffrents groupes d'ap-partenance3, leur caractre conventionnel, gnrateur d'attentes comporte-mentales, ne peut se concevoir que comme le rsultat d'une appropriation cognitive diffrencie propre aux habitudes relationnelles des agents.

    En d'autres termes, la perception du cadre d'interaction (les "objets" du champ rfrentiel et les schmas d'action chez Roulet 1991 ) favorise et discrimine a priori les modalits de construction de la relation pour installer les interactants dans un rapport de places dominant (Vion 1992), impli-quant l'attribution de proprits spcifiques. Trs gnrales et anonymes du type pour une transaction d'achat en libr^rie (Roulet, ici-mme), celles-l peuvent en tout temps donner lieu des positionnements

    3 Les statuts et les rles qui sont attachs chacun d'eux, y compris les rles

    aimmunicaiionnels.

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    beaucoup plus dtaills et personnaliss au fur et mesure du droulement de l'interaction.

    Par ailleurs, comme le souligne Vion (1992) la mullicanalit de la communication a pour effet de complexifier la reconnaissance d'un rapport de places: les aspects proxmique, gestuel, iconique. vestimentaire etc. ainsi que la dimension para-verbale fonctionnent comme des indices poten-tiels de diffrents niveaux "taxmiques" et permettent de communiquer partir de plusieurs places simultanment (Kerbrat-Orecchioni 1992).

    On peut donc globalement comprendre la notion de mise en places comme renvoyant, par le truchement des ngociations identitaires qu'elle semble impliquer, aux processus de construction de normes communicationnelles que les inter-actions rendent mergentes. De ce fait. les actions sociales font crucialement intervenir l'aptitude des agents produire discursivement des raisons d'agir (motifs, causes, intentions) spcifiant les modalits et les enjeux agentifs qu'un accomplissement d'action implique (Livet 1993).

    Dans ce sens, le discours comme action (mta)communicationnelle permet aux agents de se spcifier comme locuteurs (agents illocutoires) et comme ceux qu'ils sont censs tre en dehors de renonciation pour juste-ment prtendre se faire locuteurs. J'ai propos de nommer "tres-du-monde" ces reprsentations discursives d'instances par lesquelles les agents empiriques, instancis comme locuteurs, manifestent leur historicit propre et la conscience plus ou moins aigu qu'ils en ont (Burger 19944). Les locuteurs et les tres-du-monde constituent les aspects discursifs de l'identit.

    4. L'identit discursive L'usage du langage, considr dans sa dimension de pratique sociale, sup-pose la mise en relation d'tres empiriques dots de proprits censes ga-rantir la lgitimit de leur pratique. Dans cette optique, le "succs" de l'ac-

    4 Par analogie la notion de "locuteur en tant qu'tre du monde" propose par Ducrot (1984).

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    tivit discursive implique, comme toute action conjointe, une double re-connaissance dialogique: (i) celle d'une intentionnalit agentive, plus ou moins manifeste par Y accomplissement d'une illocution; et (ii) celle qui consiste accepter la relation interpersonnelle que renonciation instaure.

    D'importance secondaire pour la pragmatique des actes de langage, puisqu'elle ne souligne que les aspects normatifs de l'illocutoire, la lgiti-mit nonciative, comprise comme les prtentions d'un agent dire "valablement" sa relation l'autre, peut ainsi servir de motif pour expliquer l'interprtation des illocutions indirectes. Dans ce sens en effet, les habitudes relationnelles cristalises dans le jeu rpt des interactions interviennent crucialement dans l'assignation d'une valeur communicationnelle univoque une nonciation a priori ambigu' (Charaudeau 1989). Ainsi, s'il a l'habitude d'exercer son autorit sur un mode indirect, le souhait du pre tel qu'exprim en (1),

    11 ) Le pre sa fille: "J'aimerais que tu viennes vers 19 heures". sera interprt comme communiquant invariablement (2) :

    (2) "Je t'ordonne d'tre l 19 heures !"

    D'o l'ide rcurrente que l'intentionnalit illocutoire - et donc une part de la subjectivit agentive qui prside renonciation - ne se trouve fixe qu'au second temps de l'interaction par une raction du destinataire (Ghiglione & Trognon 1993. Trognon & Larrue 1994).

    Une raction positive - comme la venue de la fille l'heure indique - raliserait empiriquement l'tat de choses discursivement reprsent en (1), et signifierait par l-mme l'acceptation tacite d'une relation d'autorit dans les termes implicites. A l'inverse, une raction ngative de la fille aurait certes pour consquence actionnelle la ralisation diffre du monde reprsent, voire son empchement, mais au-del ou en-de de cette finalit, la fille spcifierait comment elle peroit le cadrage relationnel que renonciation premire vhicule, comme par exemple en (3):

    (3) La fille: "J'en ai marre que tu me donnes des ordre*". o la fille, en fixant une valeur illocutoire (1), ne contesterait pas l'illocu-tion en soi mais la forme d'engagement qu'elle implique, c'est--dire la l-

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    gitimit d'un rapport de places actualis par le discours, mais engageant des tres empiriques.

    En rgle gnrale, il semble qu'on ne peut nier, au second temps d'une interaction, l'accomplissement d'une illocution sans souligner une dichotomie entre Y agent (instance extra-discursive) et le locuteur (instance discursive prsente par "je" comme responsable de l'activit illocutoire): c'est--dire sans pointer un dfaut de lgitimit qui pourrait tre donn par la formule "tu n'es pas celui que tu dis/fais tre".

    Une raction comme (5) un ordre explicit par un emploi perfor-matif (4). parat en effet improbable ou tout du moins bizarre sans autre spcification :

    (4) Le pre: "Je t'ordonne d'tre l 19 heures !" ?(5) La fille: 'Tu n'ordonnes pas !

    L'accomplissement mme du directif par un locuteur ne peut tre ni, seule la lgitimit de l'agent se faire locuteur-ordonnant peut l'tre (comme en 3). Par contre la fille pourrait ragir (1 ) comme en (6) :

    ( I ) Le pre: "J'aimerais que ru viennes vers 19 heures !" (6) La fille: 'Tu ne souhaites pas. tu ordonnes",

    o la fille signifie l'ambigut de (1), l'obligeant slectionner parmi des valeurs possibles pour en fixer une. De fait, sa raction manifeste explici-tement non pas simplement qu'elle nie une valeur pour en conserver une autre mais qu'elle invalide la prtention attribue l'agent de se faire re-connatre comme locuteur-souhaitant. En d'autres termes, la fille signifie quel type d'engagement renonciation instaure, selon elle, entre les tres empiriques par le truchement de l'activit du locuteur: la transgression de l'ordre et l'ventuelle punition qu'elle peut impliquer touchent en effet la ralit des agents.

    A l'inverse, en (7) : (7) La fille: 'Tu n'ordonnes pas. tu souhaites !"

    la fille, pour affirmer qu'elle interprte (1) comme un souhait, n'en expli-cite pas moins qu'elle a envisag de traiter renonciation comme une illo-cution directive. Ce qui peut difficilement se faire sans convoquer une re-prsentation identitaire de son pre-ordonnant dont le motif ne se trouve

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    pas inscrit dans la forme discursive de renonciation. En d'autres termes, en (7) seul le locuteur "souhaite", et la fille le prend pour ainsi dire au pied de la lettre tout en explicitant (i) qu'elle sait que son pre (i.e. l'agent) veut se faire reconnatre comme locuteur-ordonnant et (ii) qu'elle rejette une telle identification du pre et du locuteur. La stratgie adopte consiste ainsi affirmer la prsance du locuteur (tre de discours) sur l'agentivit du pre, pour impliciter une forme d'engagement qui n'est pas celle d'une relation d'autorit.

    4.1. L'articulation de l'agent, du locuteur et des trcs-du-monde Dans cette optique, russir une nonciation implique de russir renoncia-tion de l'identit. Cela consiste pour l'agent dire, via lui-comme-locuteur, un "monde ralisable" dont les instances sont dotes de proprits suscep-tibles de faire l'objet d'une reconnaissance intersubjective, permettant ainsi un lien d'identification entre les agents et les reprsentations discursives censes les dfinir (Charaudeau 1989, Burger 1994).

    Ainsi. Vagent a le choix de se reprsenter ou non comme locuteur pour expliciter un type d'accomplissement (). Il a de mme le choix de reprsenter les proprits qu'une nonciadon prsup-pose idalement pour prtendre un statut d'action lgitime (i.e. les condi-tions prparatoires et de sincrit en logique illocutoire, Vanderveken 1988). Le discours permet ainsi aux agents de construire leurs propres conventions interactionnelles et de les rendre manifestes.

    Le choix des reprsentations identitaires tmoigne ainsi de la percep-tion par un agent d'un postulat de russite propre. Dans l'exemple trivial qui m'occupe, on peut faire l'hypothse que l'exercice d'un rapport d'au-torit envers sa fille suppose que le pre de (1) choisisse, pour les avoir prouves communicationnellement avec sa fille, parmi de bonnes et de mauvaises faons d'ordonner.

    En se faisant reprsenter en (8) comme "pre'*, (8) Le pre: "Moi, mn pre, je t'ordonne d'tre l 19 heures !"

    l'agent signifie minimalement dans quel cadre relationnel spcifique il prtend situer son activit de locuteur-ordonnant. Il le fait en attribuant

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    "Je" une proprit cense vhiculer une garantie de reconnaissance, c'est--dire en configurant discursivement une instance permettant, selon lui, d'-valuer la validit d'un lien identitaire entre l'agent et lui-comme-locuteur.

    Ces instances "tres-du-monde" permettent de prciser les rapports de places actualiss par le discours. Elles semblent donc exhiber une moda-lit d'articulation souhaite entre les "circuits interne et externe" de renon-ciation (Charaudeau 1989), et soulignent la construction discursive du "situationnel".

    Le discours du "pre" pourrait ainsi constituer une longue tirade plus explicative sur le lien que l'agent peroit entre celui de ses statuts sociaux qu'il dcide d'invoquer, les comportements (rles) qu'il lui associe et parmi eux, celui qu'il choisit de matrialiser discursivement, comme en (9):

    (9) Le pre sa fille: "Dans une vraie famille comme je la conois, le pre a le devoir d'exercer son autorit, je suis ton pre et pour ton pre ordonner c'est dire "J'ordonne", un point c'est tout ! Alors tu seras l 19 heures"".

    Le pre pourrait de mme invoquer le statut (10) d'une personne de rfrence distincte du locuteur pour prtendre la russite nonciative,

    (10) Le pre sa fille: "Ta mre adore aussi l'attendra, alors je t'ordonne d'tre 11 19 heures!".

    ou encore actualiser, comme le dit Goffman (1987), des qualits identitaires d'un tre-du-monde qui ne sont ni celles du locuteur ni celles de Y agent-pre au moment de renonciation (11),

    (11) Le pre sa fille: "A ton ge je n'avais rien dire, mon pre moi je t'explique pas. c'tait ni une ni deux. Alors je t'ordonne d'tre l 19 heures!".

    Compte tenu de ce qui prcde, une analyse en termes de rapports de places consisterait articuler le comportement des agents une forme de lgitimit que toute pratique sociale implique. Ou encore, comme le sou-ligne Vion (1992), passer de la description l'explication des comporte-ments des agents, en termes de stratgies. C'est dans cette optique que je propose l'analyse qui suit

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    5. Les rapports de places dans un entretien tldiffus Le dialogue ci-dessous est extrait d'une mission spciale d "'Apostrophes' (1981) o B. Pivot s'entretient avec G. Simenon*.

    alors vous tes romantique / vous tes parfois naf trs naf vous tes trs naf / vous tes timide/ ce qui me parait surprenant e c'est la vrit c'est la vrit oui / c'est peut-tre pour a que quelquefois je parle trop fort et j'lve trop fort la voix / c'est comme tous les timides / on a des moments o on explose e

    vous avez des colres de temps en temps rarement / a ne m'est plus arriv depuis vingt ans depuis vingt ans oui / depuis que je connais Trsa je n'en ai plus eu dcidment elle est extraordinaire Trsa / elle vous a fait perdre tous vos dfauts eh bien eh bien parce qu'elle est sereine / elle est je ne sais pas / c'est un Saint-Bernard elle aussi si je puis dire / je ne sais pas / enfin c'est une union vraiment comme je l'imagine bon vous tes romantique / vous tes naf / vous tes timide / vous tes bon / tout a / mais n'empche [je ne suis pas bon| /je suis j'ai mes dfauts comme tout le monde oui mais enfin vous tes / excusez-moi l'expression / vous tes un vous tes un un drle de lascar avec les les femmes / parce que vraiment vous tes l'infidle total heu / e et il y a tout de mme votre votre premire femme / vous le racontez l aussi / moi je j'aimerais bien ma premire femme m'avait dit qu'elle se suiciderait [voil] si je la trompais / or comme j'avais un besoin / elle tait trs peu attire par l'amour physique trs trs peu / et je devais prendre des prcautions j'ai pas besoin de vous dire d'indiquer lesquelles qui rendaient la chose assez pnible / par consquent aucune femme n'a jamais autant t t autant trompe de sa vie / seulement a m'humiliait / il n'y a rien qui humilie un homme comme de devoir mentir / en tout cas moi / comme de devoir tricher / eh bien j'ai trich pendant prs de vingt ans mais un jour vous racontez cette scne

    BP1 : GS1 BP2: GS2 BP3: GS3

    BP4 GS4 BPS GS5 BP6

    GS6

    1

    10

    13

    BP7:

    GS7: 20 BPS:

    GS8: 23 BP9: GS9:

    30

    BP10:

    5 Le dcoupage de l'extrait, emprunt Roulet 1991, rend manifeste la dimension

    "priodique" de la construction du discours. Les crochets signalent des chevauchements de paroles.

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    GS10:3i un jour elle nous a trouvs en flagrant dlit avec Boule/et elle ra*a dit c'est cette femme-l ou moi/ tu vas la t'outre la porte imm / c'est cne fille-l ou moi / fille-l dj ca m'a compltement gn / faut dire qu'elle sortait d'une famille bourgeoise / elle n'tait pas du peuple comme moi / alors c'tait du cette fille-l / eh bien j'ai dit ce sera cette fille-l alors /

    -40 c'est tout BP11 : |mais ce moment-l] GS11 : et depuis lors nous n'avons plus jamais eu de rapports / mais nous avons

    continu vivre ensemble BP12 : oui d'accord / mais vous avez t trs cruel ce moment-l / vous lui

    45 avez dit je te trompe pratiquement chaque jour depuis vingt ans / et par-fois plusieurs fois par jour

    GSI2 : eh oui /mais je lui ai dit a justement pour que elle comprenne qu'elle ne devait pas porter toute sa haine sur Boute / vous comprenez / je ne vou-

    49 lais pas que ce soit Boule qui prenne tous les pchs d'Isral sur le dos (...)

    5.1. Les enjeux Si, comme on l'a vu, l'identit se trouve inscrite en filigrane dans le faire d'un agent et reprsente de ce fait un des enjeux virtuels de toute interac-tion, l'entretien comme type implique une thmatisation de l'identit. Or, du fait de sa mdiatisation tlvisuelle l'entretien voit son cadre participa-tionnel largi, la relation entre les deux protagonistes s'inscrivant dans un rapport aux tlspectateurs. Ce sont ds lors des enjeux ddoubls qui sur-dterminent l'vnement de communication et favorisent certains compor-tements plutt que d'autres.

    a) On peut faire l'hypothse que l'enjeu pour Pivot consiste susciter la parole de l'invit en slectionnant des objets de discours susceptibles de prsenter un intrt pour les tlspectateurs (Charaudeau 1991). Ce qui suppose une certaine conception de l'information et du divertissement qui peut tre plus ou moins impose par un producteur, la direction d'une chane de tlvision et/ou une tendance gnrale. Dans ce sens, l'mission "Apostrophes" dont l'animateur vedette ne reprsente que l'instance la plus "visible", serait en soi un lment d'un rapport de places l'engageant dans une relation de concurrence (i) interne (aux autres lments de la mme chane) et (ii) externe (les missions de la mme case horaire et/ou d'un mme "type" sur d'autres chanes). Ainsi, par exemple l'heure de diffusion et les moyens de production mis enjeu disent quelque

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    chose de la valeur accorde rmission et du "succs" escompt (dont le taux d'coute serait un des instruments d'valuation)*1.

    En d'autres termes, la slection des thmes abords et le choix des invits manifesterait un rapport de places de type socio-conomique, mar-qu "idologiquement" par l'inscription des agents dans des groupes d'ap-partenance. Ce serait-l un enjeu li un rseau "taxmique" o intervien-nent les statuts acquis de l'quipe de production, qu'il s'agirait de conser-ver, en reproduisant un rituel faonn notamment (principalement) partir des comportements interactionnels de Pivot-journaliste7.

    b) Simenon explicite d'emble, au dbut de l'mission, l'enjeu qu'il assigne l'entretien. Il s'agit de "dire sa vrit lui concernant sa vie", dj relate dans l'ouvrage autobiographique qui constitue le motif de l'-mission. Ce faisant il souligne l'existence d'autres "vrits" fallacieuses qu'il s'agit de dnoncer comme telles. Ds lors, l'interaction avec Pivot constitue sans doute un moyen d'envergure pour amener les tlspectateurs construire une reprsentation "vritable" de Simenon. Le rapport de places se trouve l aussi mdiatis par une relation entre Simenon et les destinataires virtuels dont on peut faire l'hypothse que certains reprsentent des cibles privilgies (notamment ses dtracteurs qu'il ne nomme pas, ainsi que tous ceux dont parle le livre et qui consti-tuent des objets de discours abords dans l'interaction). Une des stratgies communicationnelles de Simenon consiste faire valider certaines repr-sentations identitaires au dtriment d'autres, qu'il refuse sur la base d'un lien d'identification du type

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    A l'vidence, les agents communiquent partir de plusieurs places simultanment. Je propose quelques hypothses sur "ceux qu'ils sont l'un pour l'autre", diffrents niveaux.

    5.2. Les rles communicationnels (module interactionne! chez Roulet 1991) L'entretien comme type prfigure des rles communicationnels installant les interactants des places complmentaires du type . Ces places, loin d'tre vexatoires, constituent la condition de possibilit des projets de chacun des interactants, qui les respectent. Le questionneur choisit ainsi les thmes et dirige globalement l'entretien pour permettre la parole "authentique" du questionn.

    L'interaction (d'une dure de 90 minutes) est rigoureusement structure en quatre squences de vingt minutes chacune et se clt par une squence fonction de rsum (dix minutes). Chacune aborde un thme spcifique, repris de l'ouvrage autobiographique de Simenon disponible depuis peu en librairie (voir ci-aprs 5.4.). A ce propos, le "texte" de l'interaction, tel que manifeste dans l'enregistrement vido, constitue une version dj stylise (montage) qui ne reprsente sans doute pas la totalit de la ralit interactionnelle, et ne rend pas compte des prparatifs que cet entretien sans doute a ncessit (accord prliminaire sur les modalits diverses de l'entretien).

    On remarquera que contrairement aux missions traditionnelles d'A-postrophes, plutt de type "dbat" avec la prsence sur le plateau d'un public non-intervenant, cette mission spciale se droule deux non pas dans un studio d'Antenne 2 mais dans l'intimit du domicile de l'inter-view. Ainsi. le "rituel" d'Apostrophes (Charaudeau 1989, 1991), tel qu'il s'est peu peu impos par la rptition de l'mission, a t modifi pour cet entretien, sans doute pour des raisons lies aux statuts rciproques des protagonistes.

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    5J. Les acteurs sociaux (module social chez Roulet 1991) Le profil identitaire des agents comme acteurs sociaux pourrait expliquer l'inflchissement du cadre d'interaction. Chacun d'eux se trouve dot d'un "capital symbolique" confortable (convertible sans doute en "capital effec-tif) :

    (i) Simenon est un crivain succs socialement reconnu. Il entre-tient des rapports assez tendus avec la critique littraire et les mdias en g-nral, accordant trs peu d'entretiens. Il a une vie prive passablement mouvemente, que la presse commente largemenL On peut sur ces bases faire l'hypothse que ces proprits suffisent moti-ver le dplacement domicile de toute une quipe de tlvision. Par ail-leurs, le profil identitaire de Pivot motive sans doute le choix de Simenon d'accorder un entretien.

    (ii) Pivot anime une mission succs. Il est reconnu pour la qualit de ses entretiens (comptence des thmes lis l'univers du livre, respect des invits, prparation consciencieuse des missions), fi n'est soumis a priori ni aux volonts publicitaires des diteurs, ni celles de la critique lit-traire et prne plutt un accs gnralis la littrature. Enfin, c'est un lecteur passionn dot d'une grande capacit de lecture.

    En tant qu'acteurs sociaux, les protagonistes se situeraient ainsi au mme niveau sur une chelle de "prestige" (Fowler 1985). o la place de chacun semble garantie par une complmentarit non conflictuelle. On peut ainsi faire l'hypothse que s'entretenir avec Pivot comporte, pour Simenon. des garanties non ngligeables compatibles avec sa perception de l'enjeu de l'entretien. De mme pour Pivot, puisque l'entretien permet d'assurer ses employeurs l'exclusivit d'un "scoop" destin faire vnement8. Leurs statuts de "personnages publics" et la complmentarit des enjeux rci-proques expliqueraient le respect mutuel que traduisent les comportements communicationnels des agents.

    8 La rencontre des acteurs sociaux semble garantir le bnfice d'une large audience. Ainsi que de favoriser des "ractions" mdiatiques diverses: commeniaires dans la presse, ventes de livres etc.

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    5.4. Les schmas d'actions et les objets du champ rfrentiel (module rfrentiel chez Roulet 1991) a) Comme le soulignent Roulet (1991) et Vion (1992). l'entretien ne se ralise pas partir de schmas d'actions particuliers mais peut relever tan-tt de Tinterrogatoire de police, tantt de la consultation psychologique. Le choix d'un rle et donc d'une ligne d'action expriment ainsi une perception subjective des enjeux respectifs (se dire pour Simenon/ faire dire pour Pivot). En d'autres termes, la co-activit consiste ici essentiellement pro-duire et interprter des nonciauons dont la validation dialogique consti-tue un pr-requis aux projets communicationels des interactants.

    Si la relation se construit significativement par le truchement des figurations discursives de l'identit et des modalits de leur nonciation par les locuteurs, celle qui s'instaure avec les tlspectateurs se trouve mdiatise par la mise en scne filmique. Le traitement de la ca-mra, comme forme d'agentivit. n'est pas anodin. Ici le tlspectateur est amen investir un espace minimalement contraint: gros plans, fixes, alter-ns sur chacun des interactants qui renforcent une symtrie dj manifeste par leur comportement non-verbal (les deux sont assis l'un en face de l'autre, pas de dplacements etc.). A aucun moment les interactants ne se tournent vers la camra (donc vers les tlspectateurs), qui constitue nan-moins un lment, un titre ou un autre, du cadre participarionnel. D'o un effet accru d'intimit et de connivence, li aussi la nature des objets du champ rfrentiel.

    b) Parmi les objets du champ rfrentiel le livre autobiographique joue un rle primordial dans le droulement de l'interaction. Si la parution des "Mmoires intimes" motive l'mission, le thme douloureux du suicide de sa fille constitue, comme il est dit par Simenon, le motif de la rdaction de l'ouvrage.

    (i) Ainsi, le comportement du questionneur se trouve fortement dtermin par le contenu du livre, dont il reprend les thmes. De ce fait, le dire de Pivot prend appui sur des reprsentations dont il n'est pas a priori l'instance responsable. Il peut se faire en quelque sorte le porte-parole d'une agentivit rapporte par celui-l mme qui constitue son

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    interlocuteur (comme en tmoignent dans l'extrait ci-dessous les renvois des passages du livre9). Une telle position "dsinvestie" est conforme l'adoption et l'accomplissement de rles lis ses positions de joumaliste-intervieweur et favorise la "confession". Cela dit, l'objet-livre implique aussi une position de lecteur, supposant une valuation critique d'autant plus dlicate exprimer qu'il s'agit d'une autobiographie o s'exposent la vraissemblance et la cohrence d'une vie.

    ii) A ce propos, le thme du suicide et l'ide d'une culpabilit qui en est souvent le corrolaire s'inscrit en filigrane dans le comportement communications! de Simenon. Par son livre, qui recueille en fin de volume les pomes crits par sa fille, l'auteur convoque la mmoire de la disparue, symbolise par la couverture de l'ouvrage10 et plus matriellement par l'enregistrement de sa voix. Il lui offre, dit-il. une reconnaissance qu'il n'a peut-tre pas su assumer en son temps.

    De fait, le doute sur sa culpabilit, et implicitement la peur d'un ju-gement ngatif sont abords plus ou moins directement dans les deux pre-mires squences de l'interaction. Pivot y souligne parfois, toujours avec retenue, le caractre contradictoire du comportement de l'crivain concer-nant ses relations ses proches.

    5.5. Aspects discursifs des stratgies de mises en places (locuteurs et tres-du-monde) dans l'extrait de l'entretien Comme on l'a vu. la spcificit du cadre participationnel, les enjeux rci-proques et l'importance du champ rfrentiel dessinent un cadrage rela-tionnel complexe. Pivot et Simenon agissent en effet la fois comme journaliste vedette/crivain reconnu>. comme et comme s'assignant l'un l'autre des places corrla-tives. Plus prcisment centre sur le vcu de Simenon, la pratique de l'en-tretien consiste instancier en discours diffrents comportements relaon-

    9 Aux lignes 24. 34, 41 et 44 "vous le racontez l aussi", "un jour vous racontez cette

    scne", " ce moment-l", " ce moment-l". i" Reprsentant l'arbre au pied duquel les cendres ont t disperses.

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    nels passs de Simenon-trc-du-monde :, . et pour ce qui m'occupe et .

    L'extrait en question, tir de la troisime squence, aborde le thme des relations de Simenon avec les femmes, et plus spcifiquement sa pre-mire pouse. Les inieractanls vont ngocier la validit de proprits identi-taires attribues Simenon par le truchement de reprsentations d'tres-du-monde.

    5.5.1. D'un point de vue macro-structurel, l'extrait peut tre dcompos en deux parties : (i) les lignes I 25 constituent une longue prparation une intervention principale de Pivot-locuteur. Formule indirectement, elle est interprte comme une demande de dire, (h) laquelle Simenon ragit, rpondant dans des termes qui "obligent" le questionneur relancer plusieurs fois (lignes 34 et 41), puis reformuler sa demande partir d'une reprsentation identitaire explicite (lignes 44-46), sans que celle-ci fasse l'objet d'une validation.

    Avant d'interroger plus avant la construction de ces deux "moments interactionnels". il convient de revenir sur une stratgie dploye par le questionneur depuis le dbut de l'entretien, galement manifeste dans l'ex-trait.

    Si l'autobiographie suppose une reconfiguration de l'historicit de l'auteur par le moyen du rcit de vie, le droulement d'un entretien mdia-tis suppose de mme une forme de cohrence que le questionneur a charge d'assumer (voir les marques de structuration "alors", "bon", "voil", les reprises et les reformulations etc.). Et qui consiste aussi pour Pivot-locuteur regrouper les images identitaires qui se ngocient depuis le dbut pour coastruire ( diverses reprises, plus ou moins explicitement), un tre-du-monde du type "homme exceptionnel" cens spcifier globalement son interlocuteur".

    1 ' Simenon, tour tour, se trouve redfini comme "pire fusionner, "homme aux dix

    mille femmes", "crivain dot d'une capacit de travail phnomnale" etc.

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    Or, mise en rapport avec l'ide de responsabilit et de culpabilit qui sous-tend le dire de l'crivain, une telle proprit reste ambigu. Fort propos pour justifier l'actualit et l'importance de l'entretien (Pivot-journa-liste), et en assurer la cohrence (Pivot-questionneur), elle semble par contre installer discursivement Simenon dans un rapport de places qu'il souhaite viter. Plus prcisment, dans l'extrait en question, la qualit "extraordinaire" a pour effet d'hyperboliser tant des proprits interpr-tables comme plutt positives (par Simenon et les tlspectateurs) (lignes 1-5 : "romantique", "naf ') que d'autres, qui soulignent des aspects ngatifs de la personnalit de l'crivain ("infidle total" et "cruel" ; lignes 23 et 44).

    D'o une stratgie globale qui consiste pour Simenon-locuteur n-gocier la fois les reprsentations positives et ngatives (corriger les unes c'est aussi permettre la relativisation des autres, ou du moins faire preuve d'une lucidit qui accrot sa crdibilit vis--vis des tlspectateurs).

    5.5.2. Les deux "moments" structurcllement dfinis soulignent les tapes de la ngociation des proprits "bon" et "cruel" par lesquelles les locuteurs

  • M Burger 25

    "naf", l'crivain intervient par deux fois, d'abord pour garantir la validit d'une assertion que Pivot lui impute ("vous tes mide": ligne3) mais dont ce dernier doute ("ce qui me parat surprenant": ligne 3). puis pour relativi-ser cette fois le contenu d'une reformulation de Pivot ("vous avez des co-lres de temps en temps": ligne 9).

    De fait, l'acte de commentaire nonc par Pivot ("ce qui me parat surprenant") semble constituer la fois un jugement de lecteur et une de-mande de dire indirecte du questionneur. La relance nouveau indirecte de Pivot ("c'est la vrit"), en cho l'assertion premptoire de Simenon. oblige ce dernier un dveloppement qui manifeste :

    (i) que le fait "de parler fort" et "d'lever la voix"(lignes 6-7) constitue un argument pour la validit de l'assertion de sa timidit par lui-locuteur,

    (ii) que la timidit reprsente un argument justifiant ses emportements ' tre-du-mondexl.

    (iii) que la timidit constitue pour Simenon-agent une proprit qui. au mme titre que le romantisme et la navet, dsengagerait en partie celui qui l'investit de la responsabilit de ses comportements (qui pourraient tre valus ngativement).

    Plus formellement, on notera que Simenon-locuteur banalise le comportement de Je-tre du monde en l'assimilant une classe d'individus ("tous les tirnides'V "on": ligne7).

    Dans la mme optique, les trois relances de Pivot-locuteur ("vous avez des colres de temps en temps" / "depuis vingt ans'V "Dcidment (...) cous vos dfauts": lignes 9, 11, 13-14), qui viseraient engager de faon plus prcise son interlocuteur thmatiser un comportement "conflictuel", se trouvent en quelque sorte dsamorces par les enchanements de Simenon-locuteur :

    Simenon choisit en effet d'enchaner non pas sur le rhme, ce qui impliquerait de parler de "ses dfauts", mais sur le thme "elle"

    1 2 Simenon semble interprter le dire de Pivot comme implicitant de tels

    "emportcmcnLs"

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    (Thrsa)13. Il propose ainsi une spcification logieuse de son pouse ac-tuelle, significativement ambigu puisque les traits qui servent la caract-riser sont ceux-l mmes que Simenon s'est attribu quelque temps plus tt. En d'autres termes, en (re)dfirsant Thrsa l'image d'un "Saint-Bernard" Simenon-locuteur communique,

    (i) sa propre bont, son altruisme, sa gnrosit relationnelle d'tre-du-monde etc.

    (ii) implicitant par l-mme que les causes de ses colres (rvolues "depuis vingt ans") et de ses "dfauts" (qui n'en seraient donc pas vraiment) sont rechercher dans son entourage et non chez lui.

    La stratgie de l'crivain consiste ici se dire en disant un autre : par la construction d'"tres-du-monde" distincts de "je" mais dont les proprits en permettent la spcification corrlative.

    b) Ds lors Pivot marque une tape dans la ngociation, rcapitule les proprits en signifiant qu'il interprte et valide positivement ce qui prcde ("vous tes bon": ugne 19) et initie un mouvement concessif ("tout a mais n'empche": ligne 19) lorsqu'il est interrompu.

    Il semble l'vidence que Vtre-du-monde construit partir du dire mme de Simenon-locuteur risque de compromettre la crdibilit de ce der-nier, contredisant virtuellement les reprsentations assumes par Simenon-auteur dans son ouvrage. Simenon intervient ainsi d'autant plus prcipi-tamment que l'acte principal du questionneur ("mais n'empche") se trouve dj enregistr dans la mmoire discursive des interactants (et des tlspectateurs). Coupant la parole du questionneur, il ragit, en trois temps, pour modifier le trait "bon" en inscrivant "Je", comme prcdemment (voir son expos sur la "timidit"), dans une classe gnrique "comme tout le monde" (b'gne 20). Ce faisant il garantit rtroactivement la validit du prsuppos exprim par Pivot-locuteur (ligne 14 "elle vous a fait perdre tous vos dfauts").

    C'est l le premier d'une srie de conflits de structuration dialogiques et monologiques qui semblent tmoigner qu'ici Simenon

    13 Ou du moins sur un lment Thmatique ("perdre") qui n'engage pas l'tre-du-

    monde-en-lui

  • M.Burger 27

    engage sa face14. Ce qui explique sans doute la formulation extrmement modalisce de la demande de dire que Pivot-locuteur cette fois mne terme. Enonce par tapes, elle comporte :

    (i) un acte prliminaire ( fonction rituelle de prservation de la face positive de son interlocuteur; "excusez-moi l'expression", ligne 21),

    (ii) qui introduit aprs plusieurs hsitations une reprsentation identitaire dont la valeur axiologique se trouve partiellement neutralise par un mode dnonciation "humoristique" ("drle de lascar", ligne 22).

    (iii) Puis suivent des arguments indexicalisant le dire du locuteur au rcit de vie, assurant la lgitimit de renonciation ("parce que" "vraiment", "tout de mme", "l aussi": lignes 22-24).

    (iv) Enfin, dj attnue par l'emploi du conditionnel, la demande de dire reste volontairement indirecte.

    5.5.2.2. La ngociation de la proprit "homme cruel" Les interactants vont ainsi ngocier une proprit identitaire inscrite en fili-grane dans le discours, mais qui ne sera explicite qu'en fin d'extrait par Pivot-locuteur ("vous avez t trs cruel", ligne 44). De fait, les interactants conservent globalement les mmes stratgies d'vitement, que je rsume brivement.

    (i) Le comportement des locuteurs Le bon droulement d'un entretien suppose la coopration des interactants comme locuteurs. Pour le questionneur il s'agit de "bien dire les bonnes re-prsentations", or celles-ci sont a priori conflictuelles. D'o la retenue de Pivot-locuteur dans ses demandes de dire, imprcises, qui restent comme en suspens d'achvement ("moi j'aimerais bien'T'mais un jour vous racontez cette scne"/ "mais ce moment-l": lignes 24.34.41). Ce qui permet corrlativement au questionn de choisir trs librement les lments de ses interventions malgr l'orientation prfrentielle impose par les "oui mais" de Pivot

    14 Au sens "originel", goffmanien du terme, pour qui le moi d'un sujet investit

    prfrcnticllement certains sois (Goffman 1973. 1974). D'o des conflits identitaires potentiels se traduisant par des ractions affectives (hsitations, pertes de matrises apprhendes comme des "conflits de structuration" et traites dans le module "priodique" chez Roulct 1991).

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    A cet gard, l'vocation du suicide possible de sa premire femme comme consquence de ses infidlits est traite par Simenon-locuteur de faon analogue la "timidit" ou aux "colres" dj mentionnes. Toute son intervention consiste faire endosser non seulement la responsabilit de son infidlit sa propre femme, mais la reprsenter, elle, comme le motif principal d'une humiliation qu'il a subie "pendant prs de vingt" En d'autres termes, par un raisonnement fort structur ("or", "par consquent", "eh bien": lignes 27-33) le questionn transforme son infidlit en qualit. (il) Les "tres-du-monde" Censs lgitimer l'agir du locuteur en le spcifiant dans l'accomplissement d'un rle, les "tres-du-monde" constituent ici les lments centraux des stratgies des locuteurs. L'ambiguit de leur valuation, et des ngociations auxquelles leurs proprits reprsentes donnent lieu, tiennent sans doute au fait que les "tres-du-monde"' caractrisent moins les rapports de places des inter-locuteurs de l'entretien que des mises en places entre des ins-tances dont l'agentivit est rapporte. En d'autres termes, "Je" et 'Tu" dis-courent propos de "Il-Simenon".

    Le discours de Pivot, qui ne se spcifie pas lui-mme comme tre-du-monde, consiste ainsi instancier des reprsentations de "Simenon-mari" pour les faire commenter par son interlocuteur. Il s'agit pour lui d'articuler le pass de Simenon, notamment comme "mari bon/cruel", la conscience prsente de ce pass, par l'crivain. C'est l le rle du journaliste qui s'appuie sur la "vracit" de l'autobiographie qu'il ne semble contester aucun moment.

    De fait, les ractions de Simenon semblent signifier qu'il interprte cette volont d'actualisation dans le prsent de l'entretien comme un juge-ment de lecteur. Il cherche ds lors ancrer les reprsentations ngatives dans un pass rvolu, inscrire le "je" dans des instances englobantes ou rejeter la responsabilit d'un rapport de places conflictuel sur une instance tierce.

    6. Conclusion L'identit des interactants constitue un des plans d'organisation du dis-cours. L'ide n'est pas originale, pourtant la problmatique de l'identit

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    vue sous l'angle de l'agentivit communicationnelle n'a pas vraiment fait l'objet d'une tude systmatique. Il s'agissait par cet article d'en proposer quelques voies d'accs possibles, avec comme centre de perspective la no-tion de "rapports de places".

    La notion de "rapports de places", qui reste dfinir avec prcision malgr un usage frquent dans la littrature pragmatique, a ceci de spci-fique qu'elle oblige de penser l'identit comme un processus relationnel crucialement motiv par l'usage du langage. Corrlativement, l'action lan-gagire ne peut se concevoir indpendamment de l'identit des acteurs psycho-sociaux et des enjeux agentifs que tout accomplissement d'action suppose. C'est dans cette optique dialectique et constructionniste, o les aspects situationnels et discursifs de la communication ne peuvent tre penss sparment, que j 'ai propos une dfinition des proprits de trois instances agentives : l'agent, le locuteur et les tres du monde.

    H s'agissait par l d'une premire tentative pour saisir des mca-nismes identitaires intgrateurs que les agents semblent produire en com-muniquant. Dans ce sens, ce travail se situe l'inverse des approches "corrlationnistes'T'dterministes" o prolifrent des instances sans liens apparents ou qui s'opposent irrductiblement (les "Sois" vs. le "Je" vs. le "Moi vritable" etc.).

    Cela tant dit, une analyse en termes de rapports de places pose g-nralement un certain nombre de problmes aux deux niveaux macro et micro d'apparition des phnomnes identitaires.

    6.1. Quelques problmes Si la gnralit du concept de rapport de places permet a priori d'envisager un traitement unifi des aspects situationnels (statuts, rles etc. des agents) et discursifs (locuteurs, ctres-du-monde) de l'identit, on peut se demander si la porte des phnomnes ainsi saisis n'est pas justement trop grande pour permettre d'en comprendre les mcanismes subtils.

    A l'inverse, envisager la construction identitaire (que la mise en places implique) dans une conception agonale de la communication, en termes de places "hautes" vs. "basses", permet certes de traiter des micro-

  • 30 Cahiers de Linguistique Franaise 17

    phnomnes identitaires mais semble limiter la problmatique relationnelle des cas trop spcifiques (Kerbrat-Orecchioni 1992).

    Par exemple, l'entretien engage bien les interactants dans un rapport de places dominant (Vion 1992 et ici-mme), mais celui-l importe finale-ment moins que le caractre mdiatis de l'entretien (le contrat mdiatique de Charaudeau 1991), qui situe ds lors l'enjeu relationnel dans des rap-ports de places engags avec les tlspectateurs. Qui occuperait et quel moment des places hautes ou basses ? Une hirarchisation relationnelle se dcssme-t-elle ici ? A cet gard, des rles communicationnels complmen-taires sont-ils potentiellement plus conflictuels que des rles symtriques ? ctc.

    Par ailleurs la comprhension "taxmique" d'un extrait semble fonc-tion d'une apprhension globale de l'interaction, et mme de l'vnement de communication en tant qu'lment d'un rseau actionnel plus vaste. Ainsi l'image du pre pnitent manifeste par degrs dans le discours de Simenon au dbut de l'entretien, et la gestion complexe, pas forcment consciente, du discours de l'aveu, contraignent fortement la squence que je traite sans que cette double dimension merge directement15 Il semble ds lors qu'une analyse des rapports de places implique, comme le prco-nisent notamment Roulet (1995) et Vion (1992) pour tout type d'analyse, de situer constamment le tout "communicationnel" en rapport aux parties. D'o la ncessit de disposer d'un modle et de concepts permettant une telle mise en perspective.

    6.2. Quelques ptes ? En vertu de ce qui prcde, un rapport de places constituerait le produit valu d'un tat de la relation construite par le processus d'interaction entre des agents empiriques.

    (i) A cet gard, la logique llocutoire dans sa version dialogise (Trognon 1994, et ici-mme) constitue un bon instrument heuristique : c'est par la dialectique que se fixent les signes identi-taires que les agents exhibent plus ou moins explicitement, et plus ou

    , J Comme Patrick Charaudeau Ta pertinemment soulign lors du colUiquc

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    moins consciemment, pour se dfinir l'un par rapport l'autre. C'est donc moins l'intention d'un agent que celle que son interlocuteur lui impute qui importe, permettant de concevoir l'identit et les normes comportementales comme un produit constamment ajust par la dynamique relationnelle.

    (ii) Le dispositif modulaire de Roulet (1991, 1995) permet d'appr-hender et de mettre en relation diffrents aspects de l'identit des agents. Les rapports de places comme "tats relationnels valus" comportent en effet des aspects structurels que les dimensions hirarchique, relationnelle. enonciative, interactionnelle et priodique notamment permettent de saisir prcisment (voir la structure de la premire intervention principale de Pivot).

    (iii) Enfin, la notion d'"tre-du-monde" comme commentaire du lo-cuteur propos de qui l'agent prtend tre devrait permettre d'articuler les niveaux macro et micro, situationnel et discursif des rapports de places: dire les tres-du-monde c'est dire quel rapport de places est cens se trou-ver en vigueur, et pourquoi.

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