Macherey - Marx 1845

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Du même auteur

 Aux éditions Maspero

Pour une théorie de la production littéraire (coll. Téorie, 1966)

Hegel ou Spinoza (coll. Téorie, 1979, rééd. La Découverte,

coll. L’armillaire, 2006)

en collab. avec L. Althusser, É. Balibar, R. Establetet J. Rancière

Lire Le Capital(coll. Téorie, 1965, rééd. PUF, coll. Quadrige, 1996)

 Aux Presses universitaires de France

Comte, la philosophie et les sciences (coll. Philosophies, 1988)

 À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire 

(coll. Pratiques théoriques, 1990) Avec Spinoza 

(coll. Philosophies d’aujourd’hui, 1992)

Introduction à l’ Éthique de Spinoza (coll. Les grands livres de la philosophie, t. I, 1998 ;

t. II, 1997 ; t. III, 1995 ; t. IV, 1997 ; t. V, 1994)Histoires de dinosaure, Faire de la philosophie, 1965-1997 

(coll. Pratiques théoriques, 1999)

en collab. avec J.-P. LefebvreHegel ou la société 

(coll. Philosophies, 1984)

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Pierre Macherey 

Les « thèses » sur Feuerbach

raduction et commentaire

Éditions Amsterdam

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 Avant-propos

Karl Marx : Ad Feuerbach 

Introduction

ABLE DES MAIÈRES

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 A

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La lecture ici proposée de ce que, depuis qu’Engels les apour la première fois publiées en 1888, on a maintenul’habitude d’appeler « les thèses sur Feuerbach » est issued’un travail mené dans le cadre du groupe d’études « Laphilosophie au sens large », que j’anime depuis octobre2000 à l’université Lille III, en coordination avec les ac-tivités de l’UMR du CNRS « Savoirs extes Langage » :tous les textes présentés au cours des séances de ce grouped’études, et en particulier ceux consacrés auxdites thèsessur Feuerbach au cours de l’année 2002-2003, sont ac-cessibles sur le site internet de l’UMR (adresse électroni-que : http://stl.recherche.univ-lille3.fr ; voir la rubrique« Activités » ou « Pages individuelles de chercheurs » ).

 À l’origine de ce travail, se trouvait une recherche autourdes thèmes de la pratique, de l’activité et de l’action, toutd’abord ciblée sur l’examen de « devises » philosophiques,comme « verum est factum  » (dont la première formula-tion est due à Vico) ou « Am Anfang war die at  » (dontla première formulation est due à Goethe), qui, après leurpremière mise en service, ont circulé dans d’autres contex-tes, où elles ont pris des significations décalées par rapport

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à celle qui leur avait été assignée à l’origine, significationqui d’ailleurs était d’emblée mouvante, instable, et ainsiouverte sur un devenir, sur une dynamique complexe et en

grande partie aléatoire de transformation d’où ces devisestirent finalement l’essentiel de leur teneur spéculative : àpropos de l’esprit de cette démarche, je renvoie à l’article« Penser la pratique », paru dans Le emps philosophique ,Publications du département de philosophie de l’univer-sité Paris X Nanterre (n° 12, « L’action », 2006, p. 53-66).Cette investigation, à la vérité labyrinthique, et destinéeà ne jamais aboutir à un terme définitif – le fait d’êtresans fin assignable constituant d’ailleurs l’essentiel de sonintérêt – était philosophiquement adossée à un essai de ré-flexion sur la thématique générale de la pratique, dont desesquisses ont été livrées sous forme de deux courts textes :des « Notes sur la pratique », rédigées en 1984, que j’ai

reprises dans Histoires de dinosaure, Faire de la philosophie,1965-1997 (PUF, coll. Pratique théoriques, Paris, 1999,p. 152-156), et « Sur l’action » ( Archives de philosophie ,t. 68, 4, hiver 2005, p. 629-635).

Bien sûr, Marx était directement concerné, appelé, in-terpellé, quoique de manière non exclusive, par une telleréflexion, qui se développait sur un double plan, théorique

et historique, étant impossible à mon point de vue de théo-riser, c’est-à-dire de problématiser, des concepts commeceux d’action, d’activité et de pratique sans s’engager dansune étude détaillée de leur histoire, une histoire d’ailleursimpossible à embrasser en totalité, ce dont elle tire soncaractère proprement historique : et ce qui m’intéressaitchez Marx, ce que j’espérais trouver en examinant de près

certains de ses écrits, ce n’était pas une analyse du contenude ces concepts fournie clés en main dans une perspectivesystématique et dogmatique, à la manière d’une « pein-ture muette sur un tableau », mais plutôt les indices d’unmouvement ou d’un processus de pensée saisi en acte,en train de s’effectuer, donc en perpétuel travail, auquelils fournissent un objectif, une cible, non d’ailleurs fixe-ment installés, mais en cours incessant de déplacement,

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 Avant-propos 

et que leur instabilité même rend significatifs d’une puis-sance intellectuelle, véritable potentia intellectus , appréhen-dée à même son exercice réel, ainsi matériellement en prise

avec ses objets qu’elle configure et ne cesse de reconfigurerà travers les gestes par lesquels elle les appréhende.Dans cette perspective, il me fallait reprendre l’effort de

pensée conduit par Marx à son commencement, doncrelire à nouveaux frais, après bien d’autres, les textes du« jeune Marx », en essayant d’y repérer les traces d’un telcheminement, marques d’une pensée vivante, essentielle-ment mobile, qui se propulse vers l’avant d’elle-même, nonpar sa propre logique interne, mais en exploitant au couppar coup les données diverses fournies par un contexte,ou plutôt par des contextes, avec lesquels elle entretient,dans un horizon qui est tout sauf apaisé et unifié, uneinteraction féconde. C’est ce qui m’a conduit à revenir,

entre autres, aux fameuses « thèses sur Feuerbach », que j’ai essayé de lire au plus près du texte, donc en les traitantcomme si elles constituaient un texte à part entière, touten ne perdant jamais de vue qu’elles ne sont pas vérita-blement un « texte », mais seulement des notes de travail

 jetées en passant dans le feu de l’action, pour autant queraisonner puisse être aussi considéré comme une action à

part entière, notes que leur auteur, après en avoir exploité lecontenu par ailleurs, en particulier dans le manuscrit restélongtemps inédit de L’Idéologie allemande , s’est lui-mêmeempressé d’oublier, dans sa hâte d’aller plus loin et ailleurs,dans la quête d’un contact avec une réalité historique, sansdoute en soi inatteignable et inconnaissable, mais dont ilgardait l’espoir de s’approcher toujours un peu plus, quitte

à changer de direction lorsque la nécessité s’en faisaitpour cela sentir.Les « thèses sur Feuerbach » n’ont donc à mes yeux de

valeur qu’en tant qu’étape à l’intérieure d’un parcoursdont la trajectoire n’est pas délimitée a priori , et ne tendvers aucune fin : étape mémorable sans doute, et mêmeconsidérablement, dans la mesure où elle témoigne de l’in-tensité d’un travail médité et en même temps improvisé de

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réflexion parvenu à un nœud, véritable point de rupture,dont le moment décisif est constitué par l’introduction,dans la sixième de ces « thèses » du concept réellement in-

novant de « rapports sociaux » [ gesellschaftliche Verhältnisse ],au pluriel, concept qui invalide les efforts antérieurs desphilosophes pour réfléchir le « lien social », au singuliercette fois ; point de rupture et non point d’arrivée ce-pendant, dans la mesure où il coïncide avec l’émergenced’un tout nouveau problème, donc avec l’ouverture d’unchamp de recherche encore vierge dont les linéaments de-mandent à être dessinés, et éventuellement gommés pourêtre à nouveau tracés, sur une page encore toute blancheet destinée à n’être jamais toute écrite, en attendant que lemoment vienne de tourner la page pour en commencerune nouvelle.

S’intéresser aux thèses sur Feuerbach, les lire au sens fortdu terme, pour leur faire dire le maximum de ce qu’ellespeuvent énoncer, tout en évitant le risque à tout momentmenaçant de la surinterprétation, ce n’est donc pas atten-dre qu’elles délivrent un message dont la teneur achevéepuisse être pour toujours enregistrée et consommée, maisc’est plutôt y voir le témoignage d’un véritable acte depensée, qui tire de ses incertitudes la force d’avancer, à ses

risques et à ses frais, dans une direction non préalablementfixée, et qu’il vaut la peine de prendre au mot. C’est préci-sément ce que je me suis proposé : saisir ces « thèses » auvif de leur(s) mot(s), et par là, peut-être, arriver à mieuxcomprendre ce que parler et penser veulent dire, lorsqu’ilssont pratiqués au point de leur plus haute tension, dansune perspective qui, dirait peut-être Marx, ne soit pas

seulement d’interprétation, mais aussi de transformationet de réel changement.

 Avril 2007

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K M  AD  F EUERBACH 

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[Cet essai de traduction prend uniquement en compte larédaction originale de Marx ; les modifications à cette rédac-tion apportées ultérieurement par Engels seront signalées etappréciées à l’occasion du commentaire détaillé de chacunedes « thèses ».]

1. Ce qui fait le défaut principal de toute la traditionantérieure du matérialisme, y compris sa version feuerba-chienne, c’est que l’objet, la réalité effective, sensibilité,n’y est appréhendé que dans la forme de l’objet ou del’intuition ; mais non en tant qu’activité sensible-ment humaine ,  praxis , non (en tant que) subjective.Conséquence : le côté actif    développé en opposition au

matérialisme sous une forme abstraite par l’idéalisme, qui,naturellement, ne connaît pas l’activité sensible, effective,comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles effecti-vement distincts des objets de pensée : mais l’activité hu-maine elle-même, il ne l’appréhende pas en tant qu’activitéobjective . En conséquence, dans L’Essence du christianisme ,il considère seulement comme authentiquement humainel’attitude théorique, cependant que la praxis est saisie et

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fixée seulement dans sa forme d’apparition sordidement juive. En conséquence, il ne saisit pas la signification del’activité « révolutionnaire », pratique-critique.

2. La question de savoir si la vérité objective est accessible àla pensée humaine – n’est pas une question de théorie, maisune question pratique . C’est dans la praxis que l’hommedoit faire la preuve de la vérité, c’est-à-dire de l’effectivitéet puissance, naturalité immanente de sa pensée. Le débatsur le caractère effectif ou non effectif de la pensée – dans

le cas où celle-ci est isolée de la praxis – est une questionde scolastique  pure.

3. La doctrine matérialiste du changement des circons-tances et de l’éducation oublie que les circonstances sontchangées par les hommes et l’éducateur doit lui-même êtreéduqué. Elle doit en conséquence découper la société en

deux morceaux, dont l’un est exhaussé au-dessus d’elle.La coïncidence de la modification des circonstances et del’activité humaine ou auto-changement peut seulementêtre saisie et rationnellement comprise en tant que praxisrévolutionnaire.

4. Feuerbach part du fait de l’auto-aliénation religieuse,du dédoublement du monde en un monde religieux et unmonde mondain. Son travail se résume à ceci, résorber lemonde religieux dans son fondement mondain. Mais quele fondement humain se détache de soi-même et se fixe enroyaume autonome dans les nuages ne peut être expliquéqu’à partir de l’auto-déchirement et l’opposition à soi dece fondement mondain. C’est celui-ci même qui doit

donc être aussi bien compris en soi-même dans sa contra-diction que révolutionné en pratique. Donc, une fois, parexemple, révélée la famille terrestre comme le secret de lafamille céleste, il faut alors que la première elle-même soitanéantie en théorie et en pratique.

5. Feuerbach, pas satisfait avec la  pensée abstraite , veutl’intuition ; mais il ne saisit pas la sensibilité commeactivité humainement sensible pratique .

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 Ad Feuerbach

6. Feuerbach résorbe l’essence religieuse en l’essence hu-maine . Mais l’essence humaine n’est pas quelque chosed’abstrait qui réside dans l’individu unique. Dans sa réalité

effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbachqui ne parvient pas jusqu’à la critique de cette essenceeffective, est en conséquence obligé : 1) de faire abstrac-tion du cours de l’histoire et de figer le sentiment religieuxen soi-même, et de supposer un individu humain abstrait– isolé . 2) L’essence ne peut en conséquence être saisie quecomme « genre », comme généralité intérieure, muette,posant un lien naturel  entre la multiplicité des individus.7. En conséquence, Feuerbach ne voit pas que le « sen-timent religieux » est un produit social, et que l’indi-vidu abstrait qu’il analyse appartient à une forme socialedéterminée.

8. oute vie sociale est essentiellement pratique . ous lesmystères qui incitent la théorie au mysticisme trouventleur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans lacompréhension de cette praxis.

9. Le point extrême jusqu’auquel va le matérialisme in-tuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne comprend pasla sensibilité comme activité pratique, est l’intuition des

individus isolés et de la société civile.10. Le point de vue de l’ancien matérialisme, c’est la so-ciété civile, le point de vue du nouveau, la société humaineou l’humanité sociale.

11. Les philosophes ont seulement interprété le monde dediverses manières, ce qui compte, c’est de le transformer.

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Page précédente : fac-similé de la première page des notes de Marx« ad Feuerbach », tel que reproduite dans le volume I du Marx-Engels

 Archiv  (p. 222) édité en 1928 par Riazanov.

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Page précédente : détail de la première page des notes de Marx

« ad Feuerbach », tel que reproduite dans le volume I du Marx-Engels Archiv  (p. 222) édité en 1928 par Riazanov.

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Page précédente : reproduction de la page de titre du livre d’Engelsen annexe duquel « les thèses sur Feuerbach » ont été publiées pour lapremière fois en 1888.

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I

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En 1888, cinq ans après la mort de Marx, Engels publiait,chez l’éditeur Dietz de Stuttgart, un ouvrage qui reprenaitune série d’articles publiés antérieurement dans la revuethéorique de la social-démocratie allemande Neue Zeit   àl’occasion de la parution d’un livre de C. N. Starcke surFeuerbach, philosophe alors bien oublié. Le titre completdu livre d’Engels est Ludwig Feuerbach und der Ausgang derklassischen deutschen Philosophie mit Anhang : Karl Marxüber Feuerbach vom Jahre 1845 . Le corps de l’ouvraged’Engels – qui est un retour, à près de cinquante ans dedistance, sur l’itinéraire suivi par Marx et lui-même avant1848, qui devait, selon les termes d’Engels, les conduire àeffectuer leur « sortie » ( Ausgang ) de la philosophie clas-

sique allemande – allait devenir pour tout un siècle, avecl’ AntiDühring , qu’il avait publié dix ans auparavant, l’undes principaux textes de référence pour ceux que préoccu-pait le problème du rapport du marxisme à la philosophie.Mais l’un des intérêts essentiels du livre est dû à son stu-péfiant Appendice, tenant seulement en quelques pages,qui était annoncé sur sa page de titre, avec lequel étaitrévélées pour la première fois ce qu’Engels, en les datant

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expressément de l’année 1845, avait pris sur lui d’appeler« die Tesen über Feuerbach », d’une formule quelque peuronflante et tapageuse qui allait ensuite rester associée de

manière indélébile à ces quelques lignes écrites par Marx,qui ont fait couler beaucoup d’encre, et n’ont sans doutepas fini de le faire, sur fond de bien des malentendus.

L’attention a été immédiatement attirée sur ces « thèses »,auxquelles Marx n’avait jamais fait allusion dans ses écritsultérieurs et dont il avait sans doute oublié l’existence,parce qu’elles constituaient, au moment où Engels les afait connaître, le tout premier témoignage imprimé etlargement diffusé concernant les démarches de ce qui s’estensuite appelé « le jeune Marx », le Marx d’avant Marx enquelque sorte : révélation relativement tardive, tout à la findu  e siècle, à un moment où la référence à Marx était de-venue largement incontournable, en relation avec les effets

provoqués par le Manifeste du parti communiste  de 1848,le premier livre du Capital  de 1867 et la participation deMarx à la Première Internationale, pour s’en tenir auxprincipaux événements qui avaient rendu son nom célèbredans toute l’Europe avant qu’il ne se propage au mondeentier et que l’effi gie embarbifiée du « vieux Marx », leMarx de la maturité, ne devienne l’un des drapeaux du

mouvement ouvrier international. La plupart des textescomposés par Marx durant la première période de sa vieétaient pour la plupart restés inédits, et ceux qui avaientparu, comme les articles de la Rheinische Zeitung  de 1842,les articles parus au début de 1844 dans l’unique numérodes Deutsch-Französische Jahrbücher  et l’ouvrage polémiqueDie heilige Familie  publié la même année étaient tombés

dans un complet oubli et étaient devenus inaccessibles.C’est donc par les « thèses sur Feuerbach », ainsi qu’Engelsles a nommées, premier élément exhumé d’un ensembleconsidérable qui ne sera peu à peu révélé qu’au cours dela première moitié du  e siècle, qu’a commencé l’examencritique de la période dite du « jeune Marx », qui a donnélieu à d’intenses débats dont les enjeux étaient à la foisthéoriques et politiques.

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Introduction

Dans la préface de son livre, Engels indiquait : « J’airetrouvé dans un vieux cahier de Marx les onze thèsessur Feuerbach publiées en appendice. » Le vieux cahier

retrouvé par Engels dans les archives qu’il avait héritéesde Marx a été conservé, et il se trouve actuellement dansle Fonds Marx-Engels de l’Institut d’histoire socialed’Amsterdam. Les pages qui nous intéressent ont été pourla première fois reproduites dans leur forme premièreauthentique, telle qu’elle figure réellement sur les pagesdu cahier, dans le tome I du Marx-Engels Archiv édité en1925-1926 à Moscou par Riazanov d’après les manuscritsoriginaux, où étaient aussi pour la première fois présentésau public quelques extraits de L’Idéologie allemande , alorsdans sa plus grande partie inédite, et dont le texte completne devait être publié qu’en 1932. L’édition de Riazanovdonne à lire, sous le titre repris à Engels de « Tèses sur

Feuerbach », un texte différent sur certains points de celuiqui avait été livré au public en 1888, et Riazanov prendsoin d’indiquer en bas de page les nombreuses variantesou corrections apportées par Engels au texte initial deMarx dont, cependant, les éditeurs et traducteurs ulté-rieurs des thèses, continuant à se fier à la version d’Engels,n’ont généralement pas tenu compte. Ce qu’on ne peut

d’ailleurs leur reprocher dans l’absolu, car, à sa manière, letexte donné par Engels qui, le premier, a sorti de l’ombreoù ils étaient restés enfouis ces extraits du cahier de notesde Marx, est porteur d’une sorte d’authenticité, même sicelle-ci n’est pas celle de l’original : il ne faut jamais perdrede vue que c’est la version des thèses donnée par Engelsqui les a fait connaître et en a fait un objet d’interprétation

et de discussion, en même temps qu’elle les a érigées austatut en grande partie mythique de « texte », ce qu’ellesn’étaient pas au départ, mais qu’elles sont devenues sui-vant une évolution dont il n’est plus possible d’effacerles conséquences en faisant comme si cette évolutionn’avait pas eu lieu. C’est pourquoi une étude attentive ducontenu de ces thèses exige qu’on tienne compte des deuxversions, celle écrite de la main de Marx et celle d’Engels,

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la vérité historique de leur signification se tenant quelquepart entre les deux, donc à l’intérieur de l’espace ouvertpar la relative distance qui les sépare.

Les pages du carnet de Marx, qui regroupe des notesprises entre 1844 et 1847, ne sont pas datées, mais lesspécialistes de l’histoire de la pensée de Marx s’accordentgénéralement pour estimer que celles où sont consignéesles « thèses » ont été rédigées durant la première moitié del’année 1845 (soit en février-mars, soit en mai-juin), cequi correspond en gros à la période où Marx s’est installé àBruxelles après son départ forcé de Paris, où il avait résidédurant dix-sept mois, des mois qui ont beaucoup comptépour son évolution intellectuelle et politique : elles auraientdonc précédé de peu la mise en chantier du manuscrit deL’Idéologie allemande , dont elles recoupent de nombreuxpassages, et avec laquelle elles ont en commun une grande

partie de leur terminologie ; c’est pourquoi celle-ci consti-tue le principal texte de référence dont il faut les rappro-cher pour en déplier le contenu, dont l’expression retientd’autant plus l’attention qu’elle est lapidaire, pour ne pasdire lacunaire, ce qui a pour conséquence que les thèses seprêtent malaisément à l’épreuve d’une lecture interne, nonéclairée par des éléments empruntés à d’autres textes. Mais,

il ne faut pas l’oublier, le texte de L’Idéologie allemanden’était pas du tout connu au moment où Engels a mis lesthèses en circulation dans la forme qu’il avait jugé bon deleur donner, ce qui a incité leurs premiers décrypteurs ouinterprètes à considérer qu’elles avaient par elles-mêmes lavaleur d’énoncés oraculaires : c’est ainsi qu’a été instauréeune tradition de lecture qui a ensuite perduré.

Qu’on les lise dans la présentation qu’Engels en a donnéeou dans leur forme première, les Tèses sur Feuerbachconstituent, pour autant qu’il soit légitime de les désignerde ce nom de « texte », ce à quoi s’oppose leur caractèreprovisoire et fragmentaire qui évoque à bien des égards lesPensées  de Pascal, l’un des textes ou écrits les plus énigma-tiques de l’histoire de la philosophie, et les diffi cultés surlesquelles bute leur étude, en rapport avec la configuration

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Introduction

particulière prêtée à la pensée du « jeune Marx », ne sontpas sans faire penser à celles que rencontrent ceux quis’intéressent aux présocratiques. À leur propos, Althusser

écrit dans la préface de Pour Marx (Maspero, Paris, 1965,p. 28.) :

Les brefs éclairs des Tèses sur Feuerbach  frappent delumière tous les philosophes qui les approchent, maischacun sait qu’un éclair éblouit plus qu’il n’illumine etque rien n’est plus diffi cile à situer dans l’espace de la nuitqu’un éclat de lumière qui le rompt. Il faudra bien un jour

rendre visible l’énigmatique de ces onze thèses faussementtransparentes.

Par « rendre visible l’énigmatique de ces thèses », il fautsans doute entendre : non pas leur ôter leur caractèreénigmatique en leur restituant par un coup de baguettemagique une transparence qui leur fait défaut, mais

au contraire préserver cet énigmatique comme tel avecsa consistance propre, et en conséquence se fixer pourobjectif de lire les thèses dans leur réelle opacité, qui estinséparable de leur « vérité », une vérité qui, d’ailleurs esttout sauf unifiée.

Engels, qui avait sous les yeux le vieux cahier qu’il ve-nait de sortir de ses tiroirs, savait bien que les remarques

aphoristiques écrites par Marx comme une sorte de pense-bête, en passant, et sans doute d’une seule venue, dansun moment d’illumination où sa réflexion sur un certainnombre de points qui le préoccupaient depuis un certaintemps avait atteint un degré d’intensité et de concentra-tion particulier, et dont lui-même avait fait rétrospecti-vement des « thèses », ne présentaient pas un caractère

définitif, et n’avaient pas été rédigées dans cet esprit : ellesn’avaient donc pas vocation à être prises avec la valeurd’un manifeste. Mais, frappé à juste titre par l’acuité sanspareille que leur conféraient leurs formulations resserréeset tranchantes, bien dans le style propre à des notes detravail, il avait cru pouvoir se permettre de leur attribuerune valeur prémonitoire, ce qu’il justifiait dans ces termesdans la préface de son livre de 1888 : « Ce sont de simples

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notes jetées rapidement sur le papier pour être élaboréespar la suite, nullement destinées à l’impression, maisd’une valeur inappréciable, comme premier document où

soit déposé le germe génial de la nouvelle conception dumonde. » C’est cette dernière formule, « germe génial dela nouvelle conception du monde », que la plupart deslecteurs d’Engels ont retenue, et c’est à la lumière de cetteformule qu’ils ont reçu le choc des thèses sur Feuerbach,dans lesquelles ils ont vu l’anticipation, sous une formetrès concentrée, d’un système de pensée déjà cohérent,définissant à grands traits une ligne d’interprétation dela réalité sous toutes ses formes à laquelle Marx se seraittenu ensuite, n’ayant plus eu qu’à en développer au furà mesure les implications suivant une orientation quiétait déjà toute tracée dans ces quelque pages. Or c’étaitindiscutablement forcer le sens desdites thèses qui, si elles

donnent en situation le témoignage d’un réel mouvementde pensée en train de s’ébaucher, et, sans doute, représen-tent à leur façon un moment fort, voire un tournant dansson déroulement, ne donnent certainement pas à celui-ciune allure nette, ni une destination précise à laquelle ilne lui resterait plus ensuite qu’à être fidèle, comme si,en une fois et pour toujours, l’essentiel avait été dit et

fait, ne restant plus qu’à continuer dans la même voie,une fois celle-ci ouverte. La plupart des apories liées àl’usage intempérant des notions de coupure ou de rupturetrouveraient ici l’une de leurs origines : faire des thèsesun point de départ absolu, en les interprétant comme le« germe génial de la nouvelle conception du monde », c’estmettre de côté le fait qu’elles sont aussi le résultat d’un

processus antérieur dont rien ne prouve qu’elles mettentun point final à sa progression et qu’elles en referment lecycle, comme si, en écrivant les thèses sur Feuerbach, le

 jeune Marx, tel une chrysalide qui rejette derrière elle sonenveloppe, s’était mué en ce qui allait être le vrai Marx.Que d’ailleurs le vrai Marx soit porteur d’une « concep-tion du monde », la conception « marxiste » du monde,et que toute son entreprise puisse être ramenée à celle-ci

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Introduction

qui en constituerait le noyau dur, fait aussi problème :peut-être s’agit-il d’une dénaturation de cette entreprisequi, dans l’esprit de Marx, il n’a cessé jusqu’au bout de

le rappeler, ne devait en aucun cas se figer dans la formed’une tradition ou d’un dogme.C’est pourquoi il est raisonnable, en vue de lire les « thè-

ses » conformément à l’esprit initial dans lequel elles ontété composées, d’où elles doivent tirer leur réelle chargede signification, d’adopter un point de vue différent. Dansl’utile et pénétrant ouvrage qu’il leur a consacré, Karl Marx– Les thèses sur Feuerbach (PUF, coll. Philosophies, Paris,1987). qui donne toutes les versions du texte et propose àleur sujet un commentaire détaillé thèse par thèse appuyésur l’histoire de leurs lectures, George Labica indique très

 justement – cette précision est formulée dans le texte dequatrième de couverture de cet ouvrage – que comprendre

Marx c’est « comprendre son travail, sa méthode, sa dé-marche propre ; comprendre Marx « de l’intérieur », dansson laboratoire », donc saisir Marx au travail de sa proprepensée, pris sur le vif du mouvement de sa réflexion entrain de s’élaborer en acte. En conséquence, il faut voirdans les notes de Marx, qu’on va se résigner dans la suite,conformément à l’usage qui s’est installé, à appeler les

« thèses », tout le contraire d’une « exposition » au sensdogmatique du terme. Quelque chose les précède, autrechose les suit ; c’est pourquoi il faut résister à la tentationde les autonomiser, comme si leur contenu était tombé duciel, ce qui a automatiquement pour effet de leur confé-rer une portée doctrinale achevée, et d’en systématiserabusivement le contenu.

Les thèses, c’est du moins ainsi qu’il faudrait les prendre,n’exposent pas une pensée déjà toute faite, mais elles sontcomme à la recherche d’une pensée qui, si elle le sera ja-mais, n’est pas encore élaborée, parce qu’elle se présenteen gestation, sous forme d’ébauche mal dégrossie, avecses anticipations, ses retards, ses succès, ses remords, doncdavantage inachevée qu’achevée. C’est d’ailleurs la raisonpour laquelle ces notes rédigées à la hâte par Marx à la fois

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se prêtent et résistent à l’interprétation : on est souventtenté de leur faire dire plus qu’elles ne disent bien qu’elless’y dérobent et soient aussi de l’ordre de l’ininterprétable,

ce qui constitue, comme le disait Althusser, leur « énig-matique » auquel il faut tenter de rester fidèle. On a tropsouvent tendance à oublier que les thèses constituent unmoment dans un parcours, et sont peut-être avant toutun accident ou un incident sans suite directe à l’intérieurde ce parcours ; en tout cas, elles correspondent à unetransition, à un passage ; c’est la raison pour laquelle onpeut dire qu’au sens fort quelque chose s’y passe : elles sontde l’ordre de l’événement, pour autant que le travail depensée a, lui aussi, ses événements, dont certains peuventêtre plus marquants que d’autres.

La préface à   la   Contribution à la critique de l’économie politique (1859) de Marx comporte une intéressante ré-

trospection de l’évolution intellectuelle qui l’a conduit àtravailler spécialement sur l’économie politique en vue dela critiquer ; il y écrit : « Quand, au printemps de 1845,Engels vint lui aussi s’établir à Bruxelles, nous résolûmesde travailler en commun à dégager l’opposition existantentre notre manière de voir [unsre Ansicht ] et la concep-tion idéologique de la philosophie allemande ; en fait, de

régler nos comptes avec notre conscience philosophiqued’autrefois [mit unserm ehemaligen philosophischen Gewissenabzurechnen]. Ce dessein fut réalisé sous la forme d’unecritique de la philosophie post-hégélienne. Le manuscrit,deux forts volumes in-octavo, était depuis longtemps en-tre les mains de l’éditeur en Westphalie, lorsque nous ap-prîmes que des circonstances nouvelles n’en permettaient

plus l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plusvolontiers le manuscrit à la critique rongeuse des sourisque nous avions atteint notre but principal, voir clair ennous-mêmes. » Il n’est nulle part question ici de fonderune nouvelle conception du monde, ce qui explique lafacilité avec laquelle Marx et Engels avaient renoncé à faireparaître leur ouvrage, L’Idéologie allemande,  qui était enquelque sorte, dans l’interprétation que Marx lui-même

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en propose, à usage interne : « nous avions atteint notrebut principal, voir clair en nous-mêmes, régler nos comp-tes avec notre conscience philosophique d’autrefois. »

Si on revient aux thèses telles qu’elles se présentent dansle manuscrit original de Marx, qui a l’allure illisible d’ungrimoire qu’on n’écrit que pour soi, et que seul un familierde l’écriture de Marx comme l’était Engels était en mesurede déchiffrer, on s’aperçoit qu’elles ont un titre modeste,d’ailleurs raturé, qui ne fait nullement référence à des« thèses » : « Ad Feuerbach », c’est-à-dire « sur Feuerbach »,« à propos de Feuerbach », « à l’intention ou en directionde Feuerbach » et peut-être « contre Feuerbach ». Donc,lorsqu’on les lit, il ne faudrait surtout pas (comme onl’a trop souvent fait) oublier Feuerbach, qui est le véri-table « destinataire » de ces lignes, en dehors duquel ellesperdent une grande partie de leur signification. C’est

Feuerbach qui y est précisément visé, et c’est à la lumièrede Feuerbach qu’il faut les lire si on veut avoir quelqueespoir d’en maîtriser la signification.

Pourquoi Feuerbach ? D’où celui-ci tire-t-il son impor-tance stratégique, à nouveau rappelée dans l’intitulé del’ouvrage d’Engels ? Pourquoi le rapport à Feuerbach etles enjeux philosophiques qui pouvaient lui être associés

ont-ils eu cette importance cruciale, d’où la nécessité de sesituer par rapport à lui ? Le livre d’Engels apporte sur cettequestion un utile éclairage et justifie l’initiative prise à prèsde cinquante années de distance de sortir lesdites « thè-ses » de l‘oubli où elles avaient été plongées. Son avant-propos, daté de « Londres, 21 février 1888 », donne les

précisions suivantes :Sur nos rapports avec Hegel, nous nous sommes exprimésen diverses occasions, mais nulle part dans un exposé d’en-semble. Nous ne sommes jamais revenus sur Feuerbach,qui constitue cependant à maints égards un chaînon inter-médiaire entre la philosophie hégélienne et notre concep-tion [ein Mittglied zwischen der Hegelschen Philosophie undunsrer Auffassung ]... Un exposé succinct et systématiquede nos rapports avec la philosophie hégélienne, de la façon

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dont nous en sommes sortis et dont nous nous en sommesséparés, me parut s’imposer de plus en plus. Et même, ilm’apparut que nous avions encore à acquitter une dette

d’honneur en reconnaissant pleinement l’influence que,pendant notre période d’effervescence, plus que tout autrephilosophe post-hégélien, Feuerbach exerça sur nous.

L’idée exprimée dans ces lignes est claire : Hegel consti-tuait dans les années 1840 où a débuté la carrière intel-lectuelle de Marx et d’Engels l’aboutissement du parcourseffectué par la philosophie classique allemande ; il est

revenu à Feuerbach de mettre un point final à cette formede philosophie en la rejetant dans le passé d’une spécula-tion révolue ; et ainsi, c’est en passant par Feuerbach, eten quelque sorte sous son impulsion, que Marx et Engelsont pu effectuer leur « sortie » [ Ausgang ] de la philosophieclassique allemande en réglant définitivement leurs comp-tes avec Hegel, c’est-à-dire, on va le voir, en mesurant auplus juste ce qu’ils lui doivent.

Le terme  Ausgang , qui apparaissait sur la couverturede l’ouvrage d’Engels, comporte en effet d’intéressantesimplications. Sa signification est double. En premier lieu,« sortir de », c’est venir de, au sens d’une succession, d’unefiliation, ce qui met en avant l’idée d’une relation d’appar-

tenance vis-à-vis d’antécédents ou d’ascendants ; c’est cetterelation qui était exprimée dans la toute dernière phrase del’ouvrage d’Engels : « Le mouvement ouvrier allemand estl’héritier de la philosophie classique allemande », formuledevenue célèbre par laquelle est reconnue une dette essen-tielle, l’existence d’un apport venu de la philosophie qu’ilne faut pas oublier si l’on veut comprendre exactement le

sens et la portée de l’orientation prise par le mouvementouvrier sous l’impulsion de Marx, orientation qui seraitincompréhensible si elle n’était pas replacée dans le sillagede la philosophie classique allemande dont elle est « sor-tie » ; c’est pourquoi Engels insiste particulièrement dansson livre sur les « aspects révolutionnaires de la méthodedialectique hégélienne », ce qui l’amène à déclarer au dé-but de la quatrième partie du livre : « On ne se contenta

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pas de mettre tout simplement Hegel au rancart [Hegelwurde nicht einfach abseits gelegt ] », dans la mesure où onen récupéra et en assuma l’héritage. D’autre part, « sortir

de » signifie aussi trouver une issue, se mettre en conditiond’aller voir au dehors ce qui se passe, donc quitter, aban-donner, laisser derrière soi, et ceci sans espoir de retour(qui serait une rétrogradation) : en ce sens la philosophieclassique allemande, lorsqu’on s’est donné les moyens d’en« sortir », apparaît comme quelque chose de révolu, de« fini », avec quoi on en a terminé sans rémission, pourautant qu’on n’hérite que d’un mort.

C’est la thématique de la fin de la philosophie qui setrouve ici mise en avant, avec ses constitutives ambiguïtés,qu’on se contentera ici de résumer de la manière suivante :la fin de la philosophie, est-ce que cela signifie la mise àl’écart d’une certaine façon de faire de la philosophie, la

façon « allemande », mise à l’écart qui coïncide avec lamise en route d’une nouvelle pratique de celle-ci, pratiqueà tous les sens du mot « révolutionnaire », ou bien est-ceque cela signifie une suppression définitive de la philoso-phie, rejetée une fois pour toutes du côté des occupationscontre-révolutionnaires, ou tout au moins réactives, obsé-dées par la rumination d’un passé mort, réputé à présent

nul et non avenu ? Il n’y a guère de moyens d’échapper àcette alternative au rouet de laquelle sont, sans doute pourtoujours, condamnés les lecteurs de Marx et d’Engels.Nous tâcherons d’y voir plus clair sur ce point lorsque lemoment sera venu de relire attentivement la onzième etdernière thèse sur Feuerbach qui concentre et cristallise lesenjeux de cette discussion.

Cela dit, quel rôle Feuerbach est-il censé avoir joué danscette ambivalente « sortie » ? Pour Engels, la chose paraîtclaire : c’est Feuerbach qui a montré la porte de sortie,sur le seuil de laquelle, cependant, il est lui-même resté.C’est pourquoi, en suivant le mouvement amorcé parFeuerbach, il a fallu aller plus loin que lui-même n’étaitallé ; autrement dit, il a fallu sortir aussi de Feuerbach, luisignifier son congé, ce que Marx aurait précisément fait

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en 1845 en rédigeant ses fameuses thèses « ad Feuerbach »,et en signant ainsi l’acte final de rupture avec la philoso-phie, ou du moins avec une certaine manière de faire de

la philosophie. La troisième partie de l’ouvrage d’Engels seconclut sur ces lignes :

Mais comment a-t-il été possible que la formidable im-pulsion donnée par Feuerbach soit restée aussi stérile pourlui-même ? Simplement parce que Feuerbach ne peut sor-tir du royaume de l’abstraction qu’il haïssait mortellementet trouver le chemin de la réalité vivante. Il se cramponne

de toutes ses forces à la nature et à l’homme, mais la natureet l’homme restent pour lui de simples mots. Ni de la na-ture réelle, ni de l’homme réel, il ne sait rien nous dire deprécis. Or on ne passe de l’homme abstrait de Feuerbachaux hommes réels vivants que si on les considère en actiondans l’histoire. Et Feuerbach s’y refusait... Mais le pas queFeuerbach ne fit point ne pouvait manquer d’être fait ;le culte de l’homme abstrait qui constituait le centre dela nouvelle religion feuerbachienne devait nécessairementêtre remplacé par la science des hommes réels et de leurdéveloppement historique. Ce développement ultérieurdu point de vue de Feuerbach au-delà de Feuerbach lui-même, Marx l’inaugura en 1845 dans La Sainte Famille .

Et, dans le même sens, le début de la quatrième partieprécise :

Feuerbach seul fut éminent en tant que philosophe. Maisnon seulement la philosophie, la soi-disant science dessciences planant au-dessus de toutes les sciences particu-lières et en faisant la synthèse, resta pour lui une barrièreinfranchissable, un tabernacle inviolable ; il s’arrêta luiaussi en chemin en tant que philosophe et fut matérialistepar en bas idéaliste par en haut ; il ne sut pas en finir

avec Hegel par la critique, mais le rejeta tout bonnementcomme inutilisable, alors que lui-même, par rapport à larichesse encyclopédique du système de Hegel, ne réalisaitrien de positif qu’une religion boursouflée de l’amour etune morale pauvre et impuissante.

 Autrement dit, s’il a montré le chemin qui conduit vers laporte, Feuerbach a lui-même raté sa sortie qui a été unefausse sortie, celle de quelqu’un qui, s’il est parvenu à être

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« matérialiste par en bas », est resté « idéaliste par en haut »,ce qui témoigne du fait qu’il n’avait pas trouvé le moyend’échapper au dilemme  jenseits /diesseits , au-delà/ici-bas,

qu’il avait pourtant si bien su repérer. La raison de cetéchec ou demi-échec ? Le déni de l’histoire comme moteurdu développement humain, ce qui est bien effectivementl’un des thèmes dominants développés par Marx dans sesnotes « ad Feuerbach ». On n’est cependant pas obligé desuivre Engels lorsqu’il crédite Feuerbach, comme il le dit,d’un « pas » qui en appelait un autre : ou du moins on segardera de présupposer que le nouveau pas accompli parMarx lorsqu’il rédige ses « thèses » va plus avant dans lemême sens, donc poursuit dans la même direction que ce-lui qui l’a précédé ; et on laissera ouverte la possibilité quele « pas » de Marx soit un pas de côté, qui, non seulementva plus loin, mais aussi diverge, sans aller vers un but qui

lui soit a priori  fixé.Pour en revenir au propos d’Engels, il était donc vital, envue d’avancer réellement dans le mouvement conduisantvers la « sortie » de la philosophie classique allemande,mouvement bien sûr déjà amorcé antérieurement parMarx, dès son commentaire du droit hégélien de 1843en tout cas, d’y voir plus clair au sujet de Feuerbach, cet

étrange penseur qui a entretenu à l’égard de cette philoso-phie un rapport ambigu, en se tenant lui-même dedans-dehors, dans une position limite instable et inconfortabledont il fallait dénoncer les équivoques, ce que Marx aeffectivement entrepris de faire, et de fixer par écrit, dansses notes de 1845 dont nous allons à présent proposer unelecture suivie, aussi attentive que possible à la réalité du

mouvement de pensée dont elles constituent le témoigna-ge. Ceci suppose, entre autres, de revenir au texte original,dans ses deux versions, texte original dont les traductionsont souvent dénaturé la signification : c’est pourquoi nousproposerons, dans le fil de la relecture mot à mot desthèses, et à titre d’hypothèses de travail, de nouvelles tra-ductions effectuées en situation, sans qu’elles prétendentavoir une valeur définitive. C’est en effet la condition pour

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ne pas céder à la tentation de donner aux thèses le carac-tère d’énoncés intemporels, mais de les comprendre en lesreplaçant dans le moment précis de leur composition. Ce

moment doit avoir sa singularité, qui s’exprime à traversle langage propre des thèses, et en particulier à travers leurterminologie, qui est en grande partie d’origine hégélienneou feuerbachienne, mais que Marx ne rejoue pas néces-sairement avec ses valeurs d’origine, à un moment où ilest lui-même à la recherche de sa voie personnelle, ce quisuppose qu’il parle d’une voix qui ne soit pas seulementd’emprunt. C’est à l’écoute de cette voix, avec son timbreet ses modulations spécifiques, qu’il va falloir se mettre.

L’une des questions préalables que pose une telle en-treprise de lecture est de savoir si les thèses forment unensemble homogène, un tout fermé sur lui-même, absolu-ment cohérent et consistant. Dans le manuscrit original,

elles sont numérotées, ce qui signifie apparemment qu’ellesse suivent, mais sans que cela veuille dire nécessairementqu’elles constituent une série ordonnée faisant logique-ment système, bien qu’elles présentent, c’est indéniable,un haut degré de cohérence réciproque qui se traduitpar le fait qu’elles se renvoient l’une à l’autre, dans leurcontenu aussi bien que dans leur forme. D’ailleurs, très

souvent, les lecteurs des thèses ne se sont pas gênés pour« piquer » dans leur suite discontinue les morceaux quileur convenaient en laissant tomber les autres, ce qui reve-nait à les faire fonctionner comme un dispositif théoriqueà géométrie variable, ce à quoi elles se prêtent à vrai direassez bien. Il y a eu peu de lectures suivies de l’ensembledes thèses : on a cité celle de G. Labica, qui est particuliè-

rement instruite et avisée ; il y a aussi celle, intéressantemais très personnelle, de Ernst Bloch dans le premier tomede Le Principe Espérance , (trad. F. Wuilmart, Gallimard,Paris, 1976, p. 301-338), qui a la particularité de proposerun reclassement systématique des thèses en trois groupes(le groupe relatif à la théorie de la connaissance, quirassemble dans cet ordre les thèses 5, 1 et 3 ; le groupeanthropologique-historique, qui rassemble les thèses 4, 6,

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7, 9, 10 ; et le groupe relatif à la « théorie-praxis » – ceconcept élaboré par Bloch est central à son interprétation– qui rassemble les thèses 2 et 8 ; la thèse 11, mise à part,

sert de couronnement à l’édifice, dont elle délivrerait « lemot d’ordre »).On va à présent s’essayer au décryptage du contenu des

thèses en les prenant successivement une à une dans l’or-dre où elles se présentent, et en essayant, lorsque l’occasionen sera offerte, de faire apparaître ce qui les apparie sur lefond. Cela permettra de préciser les liens qui passent entreelles, liens qui, sans être à proprement parler systémati-ques, présentent un caractère particulièrement accusé, cequi confère à la réflexion de Marx, au moment où il rédigeces notes de travail, un degré remarquable de concentra-tion. Sans vouloir trop anticiper sur les enseignements quise dégageront de cette lecture, précisons néanmoins qu’ellefera apparaître dans la succession des thèses telles quecelles-ci sont consignées dans le manuscrit de Marx deuxgrands mouvements, l’un allant de la thèse 1 à la thèse 5,où sont identifiés les principaux points de désaccord théo-rique avec Feuerbach ; l’autre, amorcé avec la thèse 6, quidéplace la discussion des positions de Feuerbach sur unnouveau plan, qu’on peut dire pratique, et qui substitue à

l’examen de questions à caractère purement ontologiqueet gnoséologique celui de questions mettant en avant denouvelles déterminations historico-sociales.

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Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den Feuerbaschenmit eingerechnet) ist, das der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeitnur unter der Form des Objekts oder der Anschauung  gefasstwird ; nicht aber als sinnlich menschliche / Engels : menschliche

 sinnliche / Tätigkeit, Praxis , nicht subjektiv .

Ce qui fait le défaut principal de toute la tradition antérieure dumatérialisme, y compris sa version feuerbachienne, c’est que l’objet,la réalité effective, sensibilité, n’y est appréhendé que dans la formede l’ objet ou de l’intuition ; mais non en tant qu’ activité sensi-

blement humaine / Engels : activité humaine sensible /, praxis,non (en tant que) subjective.

Daher die tätige Seite abstrakt in Gegensatz zu dem Materialismusvon dem Idealismus – der natürlich die wirkliche, sinnliche Tätigkeitals solche nicht kennt – entwickelt. / Engels : Daher geschah es, dasdie tätige Seite, in Gegensatz zum Materialismus, vom Idealismusentwickelt wurde – aber nur abstrakt, da der Idealismus natürlich diewirkliche, sinnliche Tätigkeit als solche nicht kennt. /

Conséquence : le côté actif  développé en opposition au matérialismesous une forme abstraite par l’idéalisme, qui, naturellement, ne connaîtpas l’activité sensible, effective, comme telle. / Engels : D’où il arriva cecique le côté actif  a été développé, en opposition au matérialisme, parl’idéalisme, – mais de façon seulement abstraite, en raison du fait quel’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité sensible effective./

Feuerbach will sinnliche – von den Gedankenobjekten wirklich un-terschiedne Objekte : aber er fasst die menschliche Tätigkeit selbstnicht als gegenständliche Tätigkeit.

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Feuerbach veut des objets sensibles effectivement distincts desobjets de pensée : mais l’activité humaine elle-même, il ne l’appré-hende pas en tant qu’activité objective.

Er betrachtet daher im Wesen des Christentums nur das theo-retische Verhalten als das echt menschliche, während die Praxisnur in ihrer schmutzig jüdischen / Engels : schmutzig-jüdischen /Erscheinungsform gefasst und fi  xiert wird .

En conséquence, dans L’essence du christianisme, il considèreseulement comme authentiquement humaine l’attitude théorique,cependant que la praxis est saisie et fixée seulement dans sa formed’apparition sordidement juive / Engels : sordide juive /.

Er begreift daher nicht die Bedeutung der « revolutionären » , der praktisch-kritischen Tätigkeit .

En conséquence, il ne saisit pas la signification de l’activité « révo-lutionnaire », pratique-critique.

Précisons d’emblée que, concernant cette première thèse,les interventions d’Engels en vue de modifier le texte ori-

ginal de Marx, et en particulier la réécriture complète de ladeuxième phrase, sont avant tout des corrections de style,qui ne modifient pas le sens de la thèse, qu’elles cherchentsimplement à rendre plus lisible ; on peut tout au plus leurreprocher d’effacer en partie le caractère improvisé de sonécriture, qui donne à son exposition son rythme propre.

Le sens général de cette thèse, qui est l’une des plus dé-veloppées de l’ensemble, est clair : elle prend nettementposition contre un matérialisme qui est seulement unmatérialisme de l’objet opposé au sujet et séparé de lui ;un tel matérialisme, qui affi rme le primat de l’objectif audétriment du subjectif, est un matérialisme mutilé, auquelil faut opposer un matérialisme complet, c’est-à-dire un

matérialisme qui rétablisse le lien rompu entre sujet etobjet, ce qui nécessite que soit mis en avant le conceptd’activité objective, désigné aussi à l’aide du terme praxis ,qui réunit les deux aspects ; seul ce concept est en mesureen effet d’opérer la mise en relation d’un objet, élémentdéterminé de la réalité naturelle, et d’un sujet activementengagé dans le travail de transformation du monde,suivant un mouvement qui n’est pas seulement naturel

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Tèse 1

mais historique puisqu’au lieu de prendre le monde seu-lement comme un tout objectif naturellement donné, ilen effectue par le biais de l’activité humaine la mutation

révolutionnaire qui réalise en même temps, à chaud, dansl’action, la fusion concrète du subjectif et de l’objectif.La thèse vise en premier lieu le matérialisme considéré dans

l’ensemble de ses formes historiques antérieures, qui sonttoutes marquées au départ par la même scission contestablede l’objectif et du subjectif dont elles portent et doiventassumer jusqu’au bout l’héritage, en s’engouffrant dans lesmêmes impasses et en butant sur les mêmes obstacles. C’estce qu’énoncent, d’un point de vue général, ses deux premiè-res phrases, qui mettent aussi en évidence la récupérationcorrélative par l’idéalisme, que le matérialisme prétend com-battre, de l’aspect actif et subjectif de la pratique humaineainsi laissé en déshérence, même si cette récupération se

fait de façon abstraite, donc inadéquate sur le fond ; de cetaspect actif et subjectif, le matérialisme s’est lui-même in-terdit, par la logique interne à sa position, de tenir compte,et il n’a pas su l’incorporer comme un élément moteur à soninterprétation globale de la réalité, ce qui constitue son viceconstitutif, un vice qui n’est pas seulement de forme. Lestrois phrases suivantes expliquent que Feuerbach, en dépit

de sa volonté affi chée d’élaborer à partir de sa critique de laphilosophie classique allemande assimilée à une espèce dethéologie quintessenciée un nouveau matérialisme concretet humain, débarrassé des limitations dans lesquelles s’étaitenfermé l’ancien, est resté cependant, en raison de son natu-ralisme, prisonnier de la même logique, ce qui l’a empêchéde reconnaître à la pratique humaine sa valeur propre, et

en premier lieu sa capacité à investir le monde en vue de lemodifier de fond en comble.L’esprit de la thèse, ainsi résumé, est parfaitement rendu

par son mode de composition, qui est scandé par la repriselancinante de la formule daher , « en conséquence » (troisoccurrences) : celle-ci exprime éloquemment le fait que lematérialisme, que tous les matérialismes, y compris celuide Feuerbach, sont restés prisonniers d’un véritable cercle

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vicieux, d’un engrenage fatal auquel ils n’ont pu échapper,et qu’il est indispensable à présent de briser, ce qui nécessiteque soit enfin revalorisé le côté actif de la réalité humaine,

au-delà de l’opposition factice du subjectif et de l’objectif,et dans la perspective propre à ce qui se présente en consé-quence comme un matérialisme pratique, essentiellementdifférent du matérialisme théorique, purement contempla-tif, qu’était en dernière instance l’ancien matérialisme.

L’idée centrale de cette thèse, dont l’importance est cru-ciale, ce qui justifie qu’elle soit énoncée en premier lieu,renvoie à des problèmes qui occupaient l’esprit de Marxdepuis longtemps, et qui, par exemple, donnaient déjà sonfil conducteur à la thèse de doctorat sur la différence desphilosophies de Démocrite et Épicure de 1841 : Marx, eneffet, y avait expressément pris position contre le matéria-lisme substantialiste, chosiste, déterministe, du premier,

qui, tel qu’il l’interprète, représente un pur point de vuethéorique de savant physicien sur la réalité ; et il lui avaitopposé la démarche à ses yeux inverse d’Épicure, animépar un souci essentiellement éthique, ce qui le conduit àdéfinir l’atome par la capacité de décliner librement, doncd’agir, au lieu de se soumettre aux lois toutes tracées parun déterminisme massif et figé ; et il en avait tiré argument

pour interpréter l’épicurisme à la lumière de la catégoriefichtéenne, donc expressément idéaliste, de « la consciencede soi », forme de subjectivité propre à l’individualité librequi se donne les moyens de recréer potentiellement lemonde à son idée. Marx se plaçait ainsi dans le sillage des

 jeunes hégéliens qui, très préoccupés dans les années 1840par la thématique de l’action, se présentaient généralement

comme des philosophes de la conscience de soi. Du mêmecoup, l’incorporation à la tradition matérialiste de cet épi-curisme revisité par une philosophie de la volonté devenaitproblématique. Mais, corrélativement, et c’était l’acquisprincipal de cette lecture des atomistes anciens, étaientmises en évidence les limitations propres à un matérialismedogmatique, qui ne fait pas place dans sa conception aurôle joué par ce qui, dans la thèse de 1841, ne s’appelait

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pas encore sous la plume de Marx la  praxis , d’un termequi, sur fond de fichtéisme précisément, avait cependantdéjà été mis en avant quelques années plus tôt, en 1838,

dans les Prolégomènes à l’historiosophie  de Cieskowski (il nefaut pas oublier que c’est lui qui, le premier, avait avancéla formule « philosophie de la praxis  ») en vue de donnercorps au projet d’une « philosophie de l’avenir », c’est-à-dire en fait d’une philosophie de l’après-Hegel.

Cependant, il est clair que, dans sa première thèse surFeuerbach, Marx va beaucoup plus loin, et de fait dans uneautre direction, qu’il ne l’avait fait en 1841 ; car il s’étaitalors contenté de jouer le point de vue du subjectif (repré-senté par Épicure) contre celui de l’objectif (représenté parDémocrite), le point de vue de l’éthique et de la consciencede soi contre celui du déterminisme naturel et de ses lois : ilétait donc resté lui-même tributaire d’une certaine manière

de cette opposition qui lui fournissait le cadre à l’intérieurduquel il argumentait en interprétant des textes, sans enremettre du tout en question les présupposés de base. Il enva tout autrement en 1845, où Marx entreprend, dans lesillage ouvert par Feuerbach, une réforme du matérialismequi le conduit à intégrer à celui-ci certains éléments reje-tés par le matérialisme antérieur qui étaient par là même

devenus l’apanage de l’idéalisme, comme la pratique etla subjectivité, ce qui va d’ailleurs l’amener à prendre sesdistances par rapport à Feuerbach lui-même. La  praxis  devient alors le concept à travers lequel s’effectue cette in-tégration qui permet de développer, au-delà des représen-tations unilatérales et abstraites d’une objectivité inactive,c’est-à-dire d’une substance qui n’est pas sujet (développée

par le matérialisme antérieur), et d’une activité purementsubjective, c’est-à-dire d’un sujet démassifié qui a dépouillétout caractère substantiel (développée par l’idéalisme), laconception d’une « activité objective » ( gegenständliche  ätigkeit ) réunissant les deux caractères développés séparé-ment par le matérialisme et l’idéalisme. De là la nécessitéde surmonter le clivage fichtéen du moi et du non-moi, cequi est l’un des principaux acquis de la première thèse sur

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Feuerbach : celle-ci ouvre en effet la voie à une réforme enprofondeur de la philosophie d’où devrait sortir un ma-térialisme réellement nouveau, parce qu’il aura lui-même

surmonté le clivage du non-moi et du moi qui n’est quel’image en miroir de celui du moi et du non-moi.C’est pourquoi Michel Henry n’est certainement pas jus-

tifié d’interpréter la première thèse sur Feuerbach commeune prise de position en faveur de la subjectivité contrel’objectivité, et d’en tirer argument pour développer uneconception de la praxis , réduite à la dimension d’une ac-tivité subjective (alors que Marx dit expressément qu’elleest l’activité objective ), comme réel et unique fondementde l’être (voir M. Henry,  Marx , t. I, « Une philosophiede la réalité », chap. , « Les déterminations de la réa-lité », Gallimard, Paris, 1976, spécialement les p. 320,326 et 363). Cette manière de lire la première thèse sur

Feuerbach revient à l’esprit en dernière instance idéalisteet fichtéen de la position défendue par Marx en 1841, etne tient aucun compte du pas décisif qu’il accomplit, sousl’incitation de Feuerbach, et du projet initié par ce dernierd’effectuer un retour au matérialisme, sous condition qu’ilsoit réformé en profondeur ; or une telle réforme impli-que, ce que n’avait lui-même pas compris Feuerbach, que

le matérialisme se réapproprie les aspects de la réalité, etplus précisément de la réalité humaine, qui avaient étéabandonnés à l’usage exclusif de l’idéalisme, au premierrang desquels l’activité.

Le problème est donc d’aller plus loin que Feuerbachdans le sens, ou du moins dans l’un des sens, indiquépar Feuerbach, en réconciliant les exigences formulées de

manière opposée par le matérialisme (donner le primatau réel sur ce qui relève de la pure pensée) et l’idéalisme(restituer leur valeur à l’activité et à la subjectivité en lesréincorporant à la constitution effective de la réalité aulieu de les rejeter à l’extérieur de celle-ci comme des as-pects inessentiels de son développement). Pour atteindrece but, comme il le fera aussi dans certaines autres desthèses sur Feuerbach, Marx, en reprenant les acquis de

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la critique de l’hégélianisme développée par Feuerbach,opère d’une certaine façon un retour à l’hégélianisme. Ilne faut pas oublier en effet que c’est Hegel qui, le premier,

avait mis en évidence les apories liées à la scission des deuxpoints de vue de l’objet et du sujet : le retour lancinantde ces apories scande, tel que le décrit la Phénoménologiede l’esprit , l’itinéraire de la conscience (Bewusstsein), dontla position propre se définit précisément à partir de cettescission, qui fait de cet itinéraire un véritable chemin decroix ; et lorsque cette scission est finalement surmontéeau terme du parcours, avec l’ultime expérience mise enoeuvre par la figure du savoir absolu, la conscience commetelle n’a plus qu’à disparaître, laissant la place à l’Esprit(Geist ) qui, en reprenant les choses à leur commencement,peut alors s’engager dans le processus de son propre dé-veloppement, c’est-à-dire suivre le mouvement qui fait

se succéder sur un tout autre plan, universel et non pluspersonnel, la science de la logique, la philosophie de lanature et la philosophie de l’esprit. De ceci se dégagentdeux leçons : d’une part, tant qu’est maintenu le pointde vue limité de la conscience, marqué par la scission del’objectif et du subjectif, la réconciliation de la certitudeet de la vérité qui constitue l’objectif final de la philoso-

phie est impossible ; d’autre part, cette réconciliation nepeut être effectuée immédiatement, comme le croient lesfaux prophètes qui, comme le dit joliment Hegel dansla Préface de la Phénoménologie , philosophent à coup depistolet, mais suppose tout un devenir, tout un travail, in-carné dans l’effort effectif que l’Esprit doit accomplir pourparvenir à la conscience de soi, ce qu’il ne peut faire qu’en

passant par toutes les étapes intermédiaires qui finalementl’y conduisent, ce qui requiert qu’il accepte de pratiquer la« patience du concept ». Autrement dit, comment abolirla séparation de l’objectif et du subjectif ? Non par unedécision intellectuelle instantanée, qui, comme les bon-nes intentions manifestées par cette figure singulière dela conscience qu’est la belle âme, risque de rester à l’étatde vœu pieux et de déboucher sur une grave déception,

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mais en s’engageant avec obstination dans ce que la Préfacede la phénoménologie   appelle « le monstrueux travail del’histoire universelle » qui, seul, peut accomplir cet objec-

tif. C’est ce que, dans la première partie de son livre de1888, Engels appelle le côté révolutionnaire de la philo-sophie hégélienne, dont le mouvement ouvrier allemanddoit assumer l’héritage : en effet, cette philosophie ne dé-veloppe pas seulement le point de vue conservateur propreau système, mais elle est aussi une philosophie du devenir,de l’activité, c’est-à-dire du mouvement qui, de l’inté-rieur, corrode le système, et c’est par là qu’elle intéresseprofondément le matérialisme. C’est d’ailleurs cet aspectde la philosophie hégélienne que, en 1838, Cieskowskiavait déjà souligné, en vue de définir à partir de Hegel– mais animé par l’intention avouée d’aller plus loin quece dernier n’était lui-même allé – le programme d’une phi-

losophie de l’action, programme repris avec enthousiasmepar la plupart des jeunes hégéliens de l’époque.La première thèse sur Feuerbach s’inspire manifestement

de ce programme dans la mesure où elle pose la nécessité,non seulement de dépasser l’esprit spéculatif de la philoso-phie hégélienne, comme Feuerbach avait prétendu le faireen affi rmant contre cet esprit le primat du réel sensible,

mais aussi de dépasser la manière dont Feuerbach s’étaitproposé de dépasser Hegel, ce que permet la référence àla  praxis   comme « activité objective », notion qui, pourune part, mais pour une part seulement, est d’esprit hé-gélien. Pour atteindre cet objectif, Marx s’impose donc lanécessité de suivre un double mouvement, dont l’équilibreest particulièrement diffi cile à tenir, et c’est cette balance

subtile qui donne leur esprit très particulier aux thèsessur Feuerbach : d’une part, contre Hegel, dans le systèmeduquel sont concentrés les acquis et les errements de laspéculation philosophique, qui, comme toute spéculation,repose en dernière instance sur le déni du monde réelsensible, il faut être feuerbachien, et, suivant le mouve-ment préconisé par celui-ci, revenir du ciel sur la terre ;et, d’autre part, contre Feuerbach, qui prêche un retour

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au réel sous ses formes strictement naturelles, et ainsi éli-mine de l’ordre de celui-ci tout ce qui relève de l’activitéhumaine pratique, c’est-à-dire du travail et de l’histoire,

sous leurs formes non seulement individuelles mais col-lectives, il faut être hégélien. Etre à la fois feuerbachienet hégélien : c’est en effet le seul moyen d’échapper auxerrements d’un matérialisme théorique, du type de celuiprofessé dans l’Antiquité par Démocrite, et qui a servi demodèle aux matérialismes ultérieurs, tous marqués par lamême scission de l’objectif et du subjectif qu’il est urgentde surmonter.

 Après avoir dégagé le raisonnement global développé àtravers cette première thèse, il faut à présent en reprendrel’examen phrase par phrase, en vue de mieux préciser lesenjeux liés à ses choix terminologiques d’où elle tire prin-cipalement ses effets de sens.« Ce qui fait le défaut principal de toute la tradition antérieuredu matérialisme, y compris sa version feuerbachienne, c’estque l’objet, la réalité effective, sensibilité, n’y est appréhendéque dans la forme de l’ objet ou de l’intuition ; mais non entant qu’ activité sensiblement humaine / Engels : activitéhumaine sensible  /,  praxis,  non (en tant que) subjec-tive [Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den

Feuerbaschen mit eingerechnet) ist, das der Gegenstand, dieWirklichkeit, Sinnlichkeit nur unter der Form des Objektsoder der Anschauung gefasst wird; nicht aber als  sinn-lich menschliche  / Engels : menschliche sinnliche  /Tätigkeit  , Praxis , nicht subjektiv ]. »

Cet énoncé avance d’abord un premier paquet de notions :der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit , que l’on

a rendues ici par les termes « l’objet, la réalité effective,sensibilité ». Réunies, ces trois notions représentent ce quis’offre tout d’abord à la conscience comme constituant leréel, c’est-à-dire la matérialité du monde dans sa présenta-tion immédiate, préalable à sa mise en forme réfléchie, ouencore ce qu’on a l’habitude d’appeler le donné, à l’égardduquel l’esprit se trouve censément dans une position deréceptivité passive du type de celle propre à la sensibilité,

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puisque ce donné s’impose à lui comme quelque chose depremier, à la manière d’un préalable. Or cette attitude desoumission n’a en fait rien de spontané, mais constitue

déjà une interprétation de cette réalité première, alorsmême qu’elle prétend la prendre telle qu’elle est.C’est cette interprétation que reprend à son compte la

tradition matérialiste lorsqu’elle conçoit le réel « dansla forme de l’objet ou de l’intuition » (unter der Form desObjekts oder der Anschauung ). Le terme Objekt  est l’exactéquivalent, dans la forme dérivée du latin objectum, litté-ralement « ce qui est objecté », « ce qui est opposé », « cequi fait face », de ce qu’énonce le terme Gegenstand , quisignifie en propres termes « ce qui se tient contre ». Il n’y adonc pas lieu de spéculer à l’infini sur la différence qu’en-tretiendraient sur le fond les notions rendues par ces deuxtermes, qui pourraient être substitués indifféremment

l’un à l’autre. Mais ce qui doit plutôt retenir l’attention,c’est que Marx ait choisi d’exprimer ici la référence au réelqui donne sa signification de base au matérialisme de latradition en se servant de deux termes distincts, même sileurs significations sont identiques ou très proches, ce qu’ila sans doute fait pour faire saisir verbalement le décalageentre la manière dont cette réalité se présente ou est censée

se présenter d’emblée (comme Gegenstand ) et celle par la-quelle elle est aussitôt réfléchie, interprétée théoriquement(comme Objekt ). Ceci veut dire que la représentation tri-viale de l’objectivité dont se réclame le matérialisme est enfait biaisée, voire même truquée, mystifiée, du fait d’avoirété abusivement simplifiée.

Cette interprétation, qui opère un déplacement du

Gegenstand   à l’Objekt , trouve sa confirmation dans laréférence à l’« intuition » ( Anschauung ), terme qui réappa-raîtra dans la thèse 5 et dans la thèse 9, où Marx parle du« matérialisme intuitif » (der anschauende Materialismus ).D’après le dictionnaire des frères Grimm, le terme alle-mand Anschauung  a en latin les deux équivalents intuitio et contemplatio, ce qui justifie que certains traducteursdes thèses aient choisi de le rendre par « contemplation »

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(c’est la traduction retenue par Rubel pour la thèse 5 etla thèse 9, alors que, sans qu’on sache très bien pourquoi,il traduit  Anschauung  par « intuition » dans la thèse 1).

 Anschauung   est un élément central du vocabulaire deFeuerbach, qui s’en sert pour désigner ce qui constitue àson point de vue le rapport authentique au monde, à sa-voir son appréhension sensible immédiate, qui est censée lerestituer dans la plénitude de sa matérialité première, sansrien y ajouter ni retrancher, ce qu’exprime à sa manièrel’idée de contemplation, saisie passive de l’objet auquelelle s’interdit par respect d’apporter quelque modificationque ce soit. Cependant, dans son usage traditionnel, lemot « contemplation » évoque plutôt l’idée d’un regard àdistance, qui considère les choses avec révérence, de façondésengagée, comme de l’autre côté d’une vitre, ou à tra-vers l’oculaire d’une lunette d’approche, ce qui empêche

précisément d’y toucher. Or, par  Anschauung , Feuerbachcherche plutôt à transmettre la représentation d’une saisiedirecte, affective, effectuée à bras le corps, qui opère, sousune forme nettement érotisée, une sorte d’union mystiqueavec la réalité de la chose considérée, ce que rend beaucoupmieux le terme d’intuition, qui exprime ce type de rapportfusionnel et extatique. L’objet, dans la forme de l’Objekt ,

c’est ce dont la réalité prochaine, et non distanciée, secultive avec respect, ce qu’on s’approprie par l’intuition,qui implique la reconnaissance de sa naturalité première,inaltérable et inentamable.

Cette relation intuitive, ou si l’on y tient contempla-tive, dont la figure par excellence est constituée selonFeuerbach par l’amour, suppose qu’on s’abstienne de toute

activité qui pourrait porter atteinte à la pureté sacrée del’objet de l’ Anschauung , ce qui est précisément l’aspectsouligné par la deuxième partie de la phrase : l’objet ausens de l’Objekt , se donne seulement à intuitionner, « maisnon en tant qu’activité sensiblement humaine ,  praxis ,non (en tant que) subjective » (nicht aber als sinnlichmenschliche ätigkeit, Praxis, nicht subjektiv ). La premièrede ces trois formules associe la référence à la sensibilité

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et la référence à l’activité, ätigkeit , terme qui revient àtrois reprises dans cette même thèse, alors que le point devue matérialiste ordinairement les sépare en privilégiant la

représentation d’une sensibilité passive et réceptive, qui secontente de prendre la chose telle qu’elle s’offre à elle spon-tanément, en glissant à sa surface au lieu de chercher à lapénétrer en profondeur, de manière à en préserver par tousles moyens la réalité authentique ou prétendument telle.Or, c’est l’un des thèmes que Marx développe longuementpar ailleurs dans L’Idéologie allemande , cette conceptiond’une sensibilité naturelle immédiate et inactive, quiomet de prendre en considération que ses objets sont lesproduits d’une activité, d’une activité humaine créatricedont le champ est non seulement naturel mais historique,est un leurre. Il n’y a pas de saisie de l’objet qui n’impli-que un élan vers celui-ci dont on ne voit pas comment il

pourrait s’abstenir de le modifier, de l’altérer, d’intervenirsur sa « nature » qu’il ne peut s’approprier qu’en la faisantsienne, en l’assimilant par son activité, c’est-à-dire, commeMarx l’explique par ailleurs, car les thèses sur Feuerbachne font aucune référence explicite à cette notion qui avaitété au cœur des Manuscrits philosophico-économiques de1844, par son « travail » ( Arbeit ), qui est tout autre chose

que l’opération de la simple Anschauung .C’est cette activité qui, aussitôt après, est appelée dunom de Praxis , d’un terme qui réapparaîtra ensuite dansla dernière phrase de la thèse 1, puis dans les thèses 2, 3 et8 (l’adjectif  praktisch est employé dans les thèses 1, 2, 4,5, 8 et 9), ce qui montre l’importance de cette nébuleuseterminologique qui donne sa trame à l’ensemble des thèses

sur Feuerbach. La praxis , c’est ce qui exprime un rapportau monde qui n’est pas purement passif : l’objet n’est pas àson point de vue ce à quoi on se soumet, mais ce à l’égardde quoi potentiellement on intervient, et tout d’abord cevers quoi on se tourne, ce vers quoi on va, animé par desintérêts bien précis, au point de vue desquels le monde,en même temps qu’il est donné reste en partie à élaborer,c’est-à-dire doit être transformé en fonction de besoins

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pratiques, donc en fonction des besoins de l’homme pourqui le monde n’est pas seulement un cadre de vie indiffé-rent et neutre ou un spectacle à contempler, mais quelque

chose avec quoi il est en relation permanente d’échangeet, à l’occasion, de conflit, ce qu’expriment entre autresles dures nécessités du travail et de la lutte. La référenceà la  praxis   est donc ce qui permet d’aller au-delà de lareprésentation d’une matérialité première brute, massive,définitivement configurée, et n’ouvrant aucune margede jeu à des interventions susceptibles de la modifier. La

 praxis  est précisément ce qui permet de forcer la plénitudeapparente du réel tel qu’il est donné, ce qui fait bien sûrpenser à la négativité hégélienne dont elle constitue unesorte d’avatar (il faut noter cependant que la référence àune dialectique ou à un travail du négatif est totalementabsente des thèses sur Feuerbach).

L’ultime formule sur laquelle s’achève la première phrase,nicht subjektiv , soulève toutes sortes d’interrogations, enraison du raccourci de l’écriture par laquelle elle est ame-née, qui induit, en même temps qu’un effet extrêmementfrappant, une équivoque. En effet, comment prendre lanégation nicht  qu’elle fait intervenir ? Faut-il la rapporterau terme Praxis  qui la précède immédiatement, comme le

voudrait la construction grammaticale correcte ? Le sensglobal de la phrase impose d’y voir plutôt la reprise de cequi avait déjà été exprimé plus haut dans la forme d’unnicht , lorsque Marx écrit : nicht aber als sinnlich menschli-che ätigkeit, que vient à présent compléter le nicht subjek-tiv, le terme Praxis étant placé après sinnlich menschlicheätigkeit,  comme ce qui l’explique immédiatement. Il

faudrait donc comprendre le texte ainsi : nicht als ätigkeitoder Praxis, nicht (als) subjektiv . Autrement dit, subjektiv ,bien loin d’être exclu de la compréhension de la praxis  doity être intégré, et, par son intermédiaire, doit aussi êtreintégré au concept d’une réalité faisant place aux interven-tions transformatrices de la praxis  ou de ce qui va s’appelerà la fin de la thèse « l’activité révolutionnaire, pratique-critique ». C’est donc bien la réconciliation de l’objectif et

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du subjectif qui est appelée par cette très brève et incisiveformule, qu’Ernst Bloch commente ainsi : « Marx, en tantque matérialiste justement, insiste sur le fait que le facteur

subjectif de l’activité productive est, précisément au seinde l’Être, lui aussi un facteur objectif, au même titre quel’objet » (Le Principe espérance , t. I, Gallimard, Paris, 1976,p. 315). Remarquons que la phrase que nous commentonsconstitue l’unique allusion explicite faite, dans l’ensembledes thèses, à la subjectivité qui en constitue un fil secret,non le seul cependant comme l’affi rme Michel Henry.

De ceci se dégage donc la leçon suivante : la  praxis   setient à l’articulation de l’objectivité et de la subjectivitéet les fait communiquer ; elle représente le processus parlequel l’objet, au lieu d’être donné tout fait, se prête à laprise exercée à son égard par l’activité d’un sujet qui letransforme et qui investit son être de sujet dans ce mou-

vement de transformation. On comprend en conséquenceque cette notion ait un rôle central à jouer dans la pers-pective d’une refonte globale du matérialisme au termede laquelle celui-ci doit avoir dépouillé la représentationmystifiée d’une matérialité immédiatement donnée.« Conséquence : le côté actif   développé en opposition aumatérialisme sous une forme abstraite par l’idéalisme, qui,

naturellement, ne connaît pas l’activité sensible, effective,comme telle. / Engels : D’où il arriva ceci que le côté actif  a été développé, en opposition au matérialisme, par l’idéa-lisme, – mais de façon seulement abstraite, en raison du faitque l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité sensi-ble effective. / [Daher die tätige Seite abstrakt in Gegensatz

 zu dem Materialismus von dem Idealismus –  der natürlichdie wirkliche, sinnliche Tätigkeit als solche nicht kennt – ent-

wickelt. / Engels : Daher geschah es, das die tätige Seite,in Gegensatz zum Materialismus, vom Idealismus entwickeltwurde - aber nur abstrakt, da der Idealismus natürlich diewirkliche, sinnliche Tätigkeit als solche nicht kennt / ]. »

Les matérialismes antérieurs n’ont pas su intégrer à leurconception de la réalité sensible l’activité humaine commeélément déterminant ou tout au moins composanteessentielle de cette réalité : de ce fait, alors même qu’ils

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prétendaient lui restituer la première place, ils ont donnéde la réalité matérielle une représentation mutilée, in-complète. C’est pourquoi l’activité, éjectée de l’ordre de

la réalité en raison de son rapport à la subjectivité, estdevenue, comme dans l’épicurisme tel que Marx l’inter-prétait en 1841, une sorte d’électron libre, détaché desliens ordinaires de la nécessité, livré à ses initiatives propresqui le font « décliner », c’est-à-dire s’écarter librement dela ligne tracée. C’est ce principe que l’idéalisme, exploi-tant la bévue des matérialistes, a récupéré, de manière àen faire son bien propre, ce qui l’a conduit à devenir unephilosophie de la volonté libre, évoluant dans un mondede potentialités qui se tient à part du monde réel et tendà le dominer, voire à se substituer à lui en faisant prévaloirses propres valeurs. Mais ce principe de la libre volonté,qui prétend se fonder lui-même, et revendique le statut

d’un inconditionné, dépend en fait des conditions quiont rendu possible son émergence, à savoir l’incapacité dumatérialisme à reconnaître l’appartenance de la subjecti-vité au monde réel, appartenance que seule la médiationde la  praxis  permettrait de révéler : c’est cette incapacitéqui l’a conduit à rejeter la subjectivité consciente dansle ciel nébuleux de l’illusion et de la fiction. Les visions

célestes, purement spirituelles, de l’idéalisme spéculatif nefont rien d’autre en conséquence qu’exploiter les restes dumatérialisme dont elles se nourrissent : le déni du mondesensible, ramené au statut de pure apparence, déni qui estconsubstantiel à cet idéalisme, est l’envers exact du refusdu matérialisme d’assimiler la référence à l’activité, alorsque, s’il avait effectué cette assimilation, cela lui aurait

permis de surmonter l’opposition de l’objectivité et dela subjectivité, ce qui constitue le programme proposé àun matérialisme complet, qui devrait être au contraire unmatérialisme de la praxis .

Cette analyse met en avant la notion d’abstraction,qui explique les limites propres à la position idéa-liste, mais aussi celles propres à la position matéria-liste dont elles donnent en quelque sorte l’image inverse.

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 Au fond, ce qui est abstrait, c’est l’opposition du maté-rialisme et de l’idéalisme, opposition qu’il faut essayer dedépasser en réintégrant par l’intermédiaire de la praxis  la

subjectivité à la réalité du monde matériel au lieu de la can-tonner dans un ordre à part et ainsi de la mettre en réserve.C’est pourquoi, expliquera la thèse 5, la dénonciation parFeuerbach de la pensée abstraite est insuffi sante, car ellene va pas jusqu’à s’attaquer au principe de l’abstractionpar lequel le matérialisme est concerné aussi bien quel’idéalisme : il ne voit pas que l’un et l’autre ont en partagela même abstraction dont ils exploitent les conséquencesdans des sens inverses l’un de l’autre. À l’arrière-plan de cette explication intervient donc aussi

implicitement une notion qui ne fait pas partie du vo-cabulaire des thèses sur Feuerbach, et qui néanmoins lestraverse sourdement de part en part : la notion de concret,

au sens de ce qui est, non partiel et mutilé suivant la lo-gique spécifique de l’abstraction, mais complet, et donneainsi accès au réel non pas saisi partes extra partes , élémentpar élément, sous forme de faits isolés, mais appréhendéen tant que totalité, dans sa dynamique interne de trans-formation. elle est précisément la fonction primordialede la praxis  : ses interventions visent le réel pris en tant que

totalité concrète, unifiée dans le jeu même de ses contra-dictions internes et de ses médiations, ce qui constituel’essence authentique de sa matérialité.« Feuerbach veut des objets sensibles effectivement distinctsdes objets de pensée : mais l’activité humaine elle-même, ilne l’appréhende pas en tant qu’activité objective [Feuerbachwill sinnliche – von den Gedankenobjekten wirklich unter-

schiedne Objekte : aber er fasst die menschliche Tätigkeitselbst nicht als gegenständliche Tätigkeit ]. »

Une fois mises en évidences les limitations dont souffre lematérialisme depuis le début de son histoire, il faut mon-trer que Feuerbach reste lui-même prisonnier de ces limi-tations qui ont complètement échappé à sa clairvoyancecritique. Feuerbach affi rme le primat de l’objectivitésensible sur l’objectivité seulement pensée et représentée,

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qui n’en est à ses yeux qu’un pâle succédané, et qu’ilrenvoie, avec les autres idoles que l’homme s’est créées,dans le ciel irréel des idées et de leur abstraction. Il en

résulte immédiatement qu’il a de l’activité humaine unereprésentation appauvrie, limitée à l’exercice naturel dela sensibilité parce que celle-ci est censée avoir vocation àreproduire le monde fidèlement à l’identique, sans le défi-gurer. Feuerbach est un grand affectif : pour lui, le mondematériel est avant tout un objet de sollicitude, d’amour et

même de culte, auquel il consacre une passion dévorante,du type de celle qui inspire aujourd’hui la démarche decertains penseurs de l’écologie. La représentation d’uneactivité qui s’empare du monde, voire le parasite, en vued’en remettre en question les évidences premières et de letransformer, doit donc lui rester complètement étrangère.Son matérialisme est en fait un naturalisme, une philoso-

phie du donné, en un sens qui s’apparente aux figures dudon et de la grâce : au fond, il reste un esprit religieux quiramène le divin sur terre en lui conservant tous les caractè-res de la divinité ; il sacralise le monde dans la mesure oùl’idée qu’il puisse être profané, c’est-à-dire transformé, luirépugne profondément : il aime le monde comme il est, etne veut surtout pas en changer ou le voir changer.

C’est dans le contexte de cette mise en évidence dudéfaut constitutif du feuerbachisme que Marx introduit,comme ce qui précisément manque à Feuerbach, parcequ’il ne peut absolument pas le penser, la formule capi-tale : gegenständliche  ätigkeit , qui exprime le dépassementde la séparation et de l’opposition entre les deux mondes

de l’objectivité donnée et de la subjectivité agissante. La gegenständliche ätigkeit , l’activité qui met en relationle monde et l’homme, et les réconcilie dans la figure deleur confrontation, qui n’a rien d’une joute amoureuseou d’une union mystique, n’est rien d’autre que la for-mule développée de la praxis , dans laquelle le matérialismeespère trouver la solution, à vrai dire la seule envisageable,à ses contradictions.

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« En conséquence, dans L’essence du christianisme, ilconsidère seulement comme authentiquement humaine l’at-titude théorique, cependant que la praxis est saisie et fixéeseulement dans sa forme d’apparition sordidement juive /

Engels : sordide juive / [Er betrachtet daher im Wesen desChristentums nur das theoretische Verhalten als das echtmenschliche, während die Praxis nur in ihrer schmutzig jü-dischen / Engels : schmutzig-jüdischen / Erscheinungsformgefasst und fi  xiert wird ]. »

Resté prisonnier visionnaire de sa mystique naturaliste,Feuerbach n’a rien compris à la praxis , et c’est cette incom-préhension qui l’a ramené dans l’orbite du matérialismeancien dont il n’a fait que rejouer à sa manière les apories.De la praxis , en effet, il n’a vu que « sa forme sordidement

 juive », c’est-à-dire qu’il l’a reconduite entièrement du côtéde la mauvaise praxis , dont, dans le second de ses articlesde 1844 sur La Question juive , Marx, s’appuyant en parti-

culier sur l’analyse de l’essence de l’argent développée parMoses Hess, avait déjà expliqué les défectuosités. Qu’est-ce que la praxis  dans sa forme « sordidement juive »? C’estla praxis  du spéculateur qui, tel l’usurier Shylock, fait del’argent avec la misère ou le malheur des autres, animéepar l’unique souci d’en tirer bénéfice ; c’est donc l’activitéégoïste qui a pour unique mobile l’intérêt personnel et

refuse de reconnaître la prééminence des intérêts commu-nautaires au détriment desquels elle exerce sans frein sesravages, activité égoïste qui est seulement par métaphore« sordidement juive », car il est manifeste que, dans l’espritde Marx, des personnes d’origine israélite, en raison decette origine et des pratiques religieuses singulières qu’elleimplique, n’en sont ni les uniques ni les principaux re-

présentants. Dans L’Essence du christianisme , Feuerbachreprend entièrement à son compte ce lieu commun del’antisémitisme dont il tire argument pour dévaloriser la

 praxis , ramenée à la basse préoccupation du gain obtenuà tout prix, par n’importe quels moyens, et devenu unesorte de religion personnelle. Dans certains de ses textesdes  Annales franco-allemandes , Marx avait pu paraître lé-gitimer cette conception de la pratique, ou tout au moins

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n’avait pas réussi à éliminer toute ambiguïté à cet égard.Dans ses thèses de 1845, il est clair que, rapportant cettemanière de voir à Feuerbach, et voyant en celle-ci la raison

principale du défaut constitutif de son « matérialisme »,qui n’est en fait qu’un idéalisme inversé, c’est-à-dire lamême chose présentée de façon différente, il s’en démar-que cette fois nettement. Non, la  praxis , dans sa formecomplète, n’est pas l’émanation d’intérêts égoïstes étroi-tement personnels dont le libre déchaînement est propreà un monde aliéné en profondeur du fait d’avoir retirétoute crédibilité au principe de la collectivité, mais elle estau contraire le moteur de l’incorporation de l’individu autout de la réalité, ce qui doit lui permettre d’échapper à safinitude en apportant sa propre contribution à la maîtrisedu monde par l’homme, suivant la logique qui définit la

 gegenständliche ätigkeit .

Donc Feuerbach, comme les anciens matérialistes, a igno-ré le caractère objectivement réel de l’activité humaine. Dumême coup, complètement à son insu, sa démarche s’esttrouvée déportée du côté de la spéculation, alors mêmequ’il croyait avoir fait subir à celle-ci une critique radicale.Son Anschauung  ne fait que développer un rapport théori-que, et non pratique, au monde auquel elle voue, sur fond

d’exaltation, une adoration consensuelle et paresseuse, nefaisant aucune place aux exigences de la production et auxvaleurs du travail. Or un matérialisme qui se cantonnedans une attitude théorique se caractérise par le fait qu’ilne retient de la réalité que ses aspects positifs, ce qui estla condition pour qu’il l’accepte comme elle se présente,sans chercher des raisons de la modifier. C’est pourquoi

l’objectivisme propre à cette position coïncide avec le refusde toute action : pour reprendre les termes de la thèse 11,il se contente d’interpréter le monde, mais il ne voit pasque ce qui compte c’est de le transformer.

Notons que le clivage théorie/pratique, qui soutient cetteanalyse, et est directement dégagé du clivage objectif/sub-

 jectif qui est au coeur de la thèse 1, donnera sa thématiquecentrale à la thèse suivante, la thèse 2.

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En conséquence, il ne saisit pas la signification de l’activité« révolutionnaire », pratique-critique [Er begreift daher nichtdie Bedeutung der « revolutionären » , der praktisch-kriti-schen Tätigkeit ]. »

[Dans le manuscrit original de Marx, contrairement à cequ’indiquent certaines éditions, seule la formule « révolution-naire » est placée entre guillemets .]

Cette dernière séquence de la thèse, dans laquelle c’esttoujours Feuerbach qui est visé, tire les leçons générales desanalyses qui précèdent. Ces leçons concernent la ätigkeit ,

la thématique de l’activité, dont elles soulignent le rôlecrucial pour l’élaboration d’un nouveau matérialisme,enfin libéré des apories de l’ancien ; ce matérialisme devraêtre un matérialisme qui, au lieu de se méfier de tout cequi se rapporte à l’activité humaine parce qu’il privilégieune représentation massive et figée de la réalité, fera place,et une place non pas marginale mais centrale, à la consi-dération de cette activité. Il sera, comme nous l’avons déjàdit, un matérialisme de la praxis , dont la fonction est pré-cisément de réintégrer l’activité à l’ordre du monde dans lafigure de la gegenständliche ätigkeit .

Cette activité, qui doit donner son concept de base aunouveau matérialisme, est doublement qualifiée de « ré-

volutionnaire » (les guillemets sont dans le texte) et depratique-critique.Intéressons-nous d’abord à la formule composite qui

associe les références à la pratique et à la critique, deux no-tions qui étaient au centre des préoccupations des jeuneshégéliens, puisque ceux-ci voulaient se donner les moyensà la fois d’entretenir une attitude critique à l’égard de la

réalité et des manières reçues de la concevoir et d’élaborerune philosophie de l’action. Mais, chez eux, ces deux ob- jectifs restaient décalés et même entraient d’une certainemanière en opposition, car l’attitude critique telle qu’ilsla revendiquaient revêtait préférentiellement une formethéorique, ce qui est encore le cas chez Feuerbach : etc’est pourquoi celui-ci se révèle de ce point de vue inca-pable de se démarquer de l’intellectualisme qui caractérise

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le système dans lequel s’est enfermée l’« idéologie alle-mande », telle que Marx va bientôt l’appeler. Suivant cettepente, les jeunes hégéliens, et Feuerbach avec eux, étaient

poussés à considérer que le meilleur moyen de critiquer laréalité était encore de s’attaquer aux représentations qu’onen a, et particulièrement aux formes de la consciencereligieuse qui l’altèrent en profondeur et sont la cause pre-mière de l’aliénation humaine. En parlant d’une activitépratique-critique, Marx cherche à se démarquer de cetteconception unilatéralement théorique de la critique, quidans les faits ne change en rien à la constitution du mondemais le prend et le laisse tel qu’il est, avec pour uniquesouci celui de le retrouver à l’identique, dans sa puretéauthentique première, qui n’est d’ailleurs qu’une fiction,un mythe religieux de plus, même si ce mythe se présentecomme un mythe profane appuyé sur le rejet du sacré.

Il est à remarquer que l’unique référence faite à l’idée decritique dans les thèses sur Feuerbach se trouve dans cetteformule de la première thèse qui l’associe étroitement à lanotion de pratique, en vue d’en rectifier la portée. Lorsqu’ilécrit ces thèses, Marx a parfaitement compris en effet leslimites et les dangers de l’attitude critique, pour autantque celle-ci se replie sur elle-même, ce qui lui confère le ca-

ractère absurde de la « critique critique » véhémentementridiculisée dans Die Heilige Familie   : cette attitude, souscouleur d’épurer le réel des apparences qui le dénaturent,en fait quelque chose de tout à fait abstrait, et l’élève aurang d’une sorte d’idéal inviolable, intouchable, alors que,tout au contraire, le monde est fait pour que les hommesy investissent leur activité objective, leur activité pratique-

critique, en vue de le transformer.Cette activité est « révolutionnaire ». Dans ce mêmesens, la thèse 3 fait référence à la revolutionäre Praxis  (sou-ligné dans le texte), et la thèse 4 avance la nécessité quele monde soit praktisch revolutioniert. Cette représentationde la pratique comme révolutionnaire ou révolutionnanterenvoie à la thématique du « changement » (Veränderung )qui traverse l’ensemble des thèses et en donnera,

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tout à la fin de la thèse 11, le dernier mot. Pourquoi lenouveau matérialisme doit-il être un matérialisme de la

 praxis  ? Parce qu’il serait inadmissible d’accepter de laisser

le monde tel qu’il est en entretenant un culte absolu de saréalité qui évacue le problème de sa nécessaire transforma-tion. C’est la raison pour laquelle il faut affi rmer que lemonde doit être « révolutionné ». Mais comment? Quelleforme doit prendre cette révolution? Cette question estimplicitement posée, mais n’est pas résolue. C’est pour-quoi sans doute Marx parle d’activité « révolutionnaire »avec des guillemets, ce qui revient à laisser provisoirementen suspens la nature de la révolution par laquelle le mondedoit être changé. Il suffi t pour le moment de savoir quec’est la voie ouverte par la praxis , et par le matérialisme dela praxis , qui doit conduire à cette révolution dont la figurereste à déterminer plus précisément.

C’est sur cette notation, qui ouvre une interrogationdavantage qu’elle ne la referme, que s’achève la premièredes thèses sur Feuerbach dont l’objectif principal reste demontrer comment trouver une issue aux apories de l’an-cien matérialisme dont Feuerbach n’a pas su lui-même sedélivrer, ce qui marque la limitation de son entreprise qui,si elle a mis en oeuvre sous une forme originale le schème

de la critique, n’a pas su aller jusqu’à devenir pratique-cri-tique, ce qui a finalement pour conséquence son caractèreconservateur et non révolutionnaire.

 

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Die Frage, ob dem menschlichen Denken gengenständliche Wahrheit zukomme –  ist keine Frage der Theorie, sondern eine  praktische Frage.

La question de savoir si la vérité objective est accessible à la pen-sée humaine – n’est pas une question de théorie, mais une question

 pratique.

In der Praxis muss der Mensch die Wahrheit, i. e. Wirklichkeit undMacht, Diesseitigkeit seines Denkens beweisen.

C’est dans la praxis que l’homme doit faire la preuve de la vérité,c’est-à-dire de l’effectivité et puissance, naturalité immanente de sapensée.

Der Streit über die Wirklichkeit oder Nichtwirklichkeit des Denkens– das von der Praxis isoliert ist / Engels : sich isoliert / ist eine rein

 scholastische Frage.

Le débat sur le caractère effectif ou non effectif de la pensée – dans

le cas où celle-ci est isolée / Engels : s’isole / de la praxis – est unequestion de scolastique pure.

[La version donnée par Engels comporte une unique correc-tion, dont les conséquences, quoique non tout à fait négligea-bles comme on le verra en lisant de plus près la phrase où elleintervient, restent ponctuelles .]

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Comme la thèse 1, à l’argumentation de laquelle la réfé-rence à cette notion avait donné son élément moteur, ladeuxième thèse sur Feuerbach met en avant la praxis , à la-

quelle elle confère cette fois une dimension gnoséologiqueen avançant qu’elle ouvre la voie à une nouvelle manièred’aborder les problèmes, sous l’angle propre à une praktis-che Frage , et non sous celui d’une Frage der Teorie , qui serévèle en dernière instance n’être qu’une rein scholastischeFrage , ce que n’est pas, justement, une  praktische Frage ,à savoir une question posée dans les conditions qui sontcelles de la pratique et qui cherche aussi du côté de celle-ciles moyens de sa résolution.

Il faut prêter particulièrement attention au fait que cettefécondité gnoséologique de la praxis  est dégagée à l’occasiondu traitement d’une question bien précise, qui est celle durapport de la pensée à la réalité ou à l’être, question cen-

trale à ce qu’on a pris l’habitude d’appeler en philosophiethéorie de la connaissance, appellation dont Marx suggèrede fait qu’elle recèle une ambiguïté, dans la mesure où ellemet implicitement entre parenthèses tout ce qui concernela dimension pratique de la connaissance, qui fait d’elleautre chose que de la pure théorie, ce qui a pour consé-quence que ses démarches ne peuvent être soumises à un

examen seulement théorique : c’est pourquoi la théorie dela connaissance risque d’être prise dès le départ dans uncercle vicieux dont elle ne pourra jamais sortir. G. Labicaa raison d’affi rmer que « la deuxième thèse sur Feuerbachopère une révolution dans la théorie de la connaissance,qu’elle se réclame de l’idéalisme ou du matérialisme »(op. cit., p. 52), mais il faut ajouter que cette révolution

est tellement radicale qu’elle retire à cette théorie jusqu’àson objet, et la rend définitivement caduque.La théorie de la connaissance se confronte à l’interro-

gation suivante : la pensée humaine est-elle en mesured’atteindre la vérité objective des choses, ou bien est-ellecondamnée à rester confinée dans ses certitudes subjecti-ves, sans avoir le moyen de savoir, ce qui s’appelle savoir, sice qu’elle croit connaître en le maîtrisant dans les formes

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qui lui sont propres correspond effectivement à la réalitételle qu’elle existe hors de la pensée et indépendammentd’elle, au sens par exemple de ce que la scolastique appelle

l’adaequatio rei et intellectus  ?Ceci est une question tout à fait traditionnelle de laphilosophie : c’est elle par exemple que Descartes avaitrencontrée dans les Méditations métaphysiques , où il avaitété amené à se demander si ce qu’il éprouvait mentalementcomme étant de manière indiscutable des idées claires etdistinctes qui s’imposent à l’esprit avec la force de l’évidencene se réduit pas à un système ordonné de représentationsfactices privées de tout corrélat dans la réalité, comme c’estle cas dans les rêves dont l’expérience troublante entretoutes pourrait bien affecter en totalité l’exercice d’unepensée humaine trop humaine ; et il n’avait trouvé d’autremoyen pour échapper à ce doute qui ravage en totalité

l’entreprise de la connaissance, et en particulier celle dela connaissance scientifique, que le recours à la véracitédivine qui fonde la pensée humaine sur d’autres nécessitésque celles auxquelles elle a accès consciemment. C’est cettemême question qui traverse la Phénoménologie de l’esprit  de Hegel, où sont décrites les expériences douloureusesde la conscience, déchirée en permanence par le conflit

de la certitude et de la vérité, et incapable d’échapper àce dilemme sous toutes les figures qu’elle est capable derevêtir en tant que conscience qui cherche sans y parvenirà atteindre la conscience de soi : cette série d’épreuves laconduira finalement, au prix d’un radical renoncement,à s’abolir en tant que conscience pour céder la place àl’Esprit et à ses « moments » qui ne sont plus les « figures »

d’une histoire concrète.L’idée avancée par Marx dans la deuxième thèse surFeuerbach est que cette vieille question, dont le retourlancinant prouve qu’elle a dû être mal posée, n’a aucunechance d’être tranchée de façon définitive si elle resteappréhendée comme une question de théorie, ce que faitprécisément la théorie traditionnelle de la connaissance ;car le seul espoir de la résoudre repose sur la condition

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qu’elle soit déplacée sur le plan de la pratique, donc qu’ellesoit transformée en une  praktische Frage   et cesse d’êtreenvisagée comme une Frage der Teorie . G. Labica clarifie

cette interrogation en concentrant la signification de lathèse 2 à l’aide de la formule : « Qu’est-ce que penser ? »,dont le contenu peut être développé de la façon suivante :est ce que c’est penser dans le vide, penser pour penseren quelque sorte, sans espoir d’atteindre une vérité objec-tive, une gegenständliche Wahrheit , ou bien est-ce que c’estconduire à son terme une opération qui ne se poursuit pashors de la réalité, car si c’était le cas elle serait privée dumoyen d’avoir sur celle-ci quelque prise que ce soit, maisest au contraire, en tant que pensée qui ne se développepas sur le seul plan de la théorie, immergée dans la réalitéet lui est pour une part apparentée ?

L’enjeu de la deuxième thèse sur Feuerbach étant ainsi

précisé, on voit qu’il est abusif d’y voir une première oc-currence de la conception dite du primat de la pratique,selon laquelle toutes les questions que peut affronter laconnaissance humaine trouvent le critère ultime de leurrésolution dans la pratique, ce qui conduit à affi rmer, pourreprendre la formule imagée employée par Engels dansun texte tardif souvent cité, que the proof of the pudding

is in the eating  (Préface à l’édition anglaise de Socialismeutopique et socialisme scientifique, 1892). En particulier,elle n’a pas directement pour programme d’examiner unproblème général comme celui de l’existence de l’être oude la réalité en soi, donnés indépendamment de la pen-sée, et de se réserver à propos de ce problème le derniermot, comme on a pu le lui fait dire lorsque, en grande

partie à contre-emploi, on en a fait, dans le cadre d’unmarxisme ossifié et transformé en dogme, le modèle pourune théorie de la connaissance rénovée qui serait la théoriede la connaissance marxiste, la théorie matérialiste de laconnaissance, alors que, comme on vient de le voir, on ades raisons légitimes de penser que, prise au sérieux, cettethèse conduit à remettre en cause le projet même d’unethéorie de la connaissance qui aborde le problème de la

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vérité objective sur le plan de la pure pensée, comme uneFrage der Teorie .

Ce qui intéresse Marx, lorsqu’il écrit la deuxième thèse sur

Feuerbach, c’est de savoir si la pensée dispose du moyen desavoir si elle est ou non en prise sur la réalité, et si donc ellea en partage les caractères de la Wirklichkeit  ou bien si elleest condamnée à la Nichtwirklichkeit , à l’ineffectivité, quifait d’elle comme la pensée de rien, une pure forme sanscontenu assignable, qui glisse à la surface des choses sansavoir le moyen de les pénétrer dans leur épaisseur, dansleur texture profonde de choses réelles dont elle partage, etnon seulement reflète idéalement, le caractère réel. Ainsi ramenée dans ses limites propres – et il faut abso-

lument résister à la tentation de lui faire dire plus qu’ellene dit en réalité –, la deuxième thèse se situe manifeste-ment dans le prolongement de la thèse précédente : c’est

à nouveau au clivage de l’objectif et du subjectif qu’elle seconfronte, en s’interrogeant sur la capacité de la pensée àsortir de soi et à échapper à la dimension subjective qui luiest apparemment imposée par sa nature même de penséepour revêtir un caractère objectif, et ainsi échapper auxapories dans lesquelles le matérialisme, à l’égal de l’idéalis-me, même si c’est pour des raisons qui semblent inverses,

s’est le plus souvent enfermé.La pensée étant une forme de l’activité humaine, ce quipose aussi la question de son rapport aux autres formesde l’activité humaine, c’est-à-dire de la façon dont elleintervient à leur côté et interfère avec elles, comment, sansprendre le risque de s’éjecter par sa logique propre hors duplan de la réalité et de s’ôter les moyens de le rejoindre,

pourrait-elle être présentée comme un ordre complète-ment à part, autonome du seul fait qu’elle n’obéit qu’àses propres lois, indépendamment de toute perspectived’investissement dans la réalité objective du monde, alorsqu’il est clair que, en tant qu’activité précisément, elle faitpartie intégrante de cette réalité objective dont elle doit,sous une forme ou sous une autre, partager les caractè-res en même temps qu’elle contribue à la transformer ?

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Or si la pensée a quelque chance de pouvoir être appré-hendée comme « réelle », c’est-à-dire dotée des caractèresreconnus à la Wirklichkeit , et non renvoyée dans le néant

ou le vide de la Nichtwirklichkeit , c’est précisément en tantque pensée pratique, et non seulement théorique : penséepratique, c’est-à-dire contribuant par les moyens qui luisont propres à l’activité pratique-critique et révolution-naire, qui, in der Praxis , en pratique, change le monde, aulieu de se contenter de le prendre et de l’accepter tel qu’ilest. Ce qui fait de la pensée quelque chose de réel, ce quil’unit à la réalité, c’est son côté pratique.

Marx avait déjà approché cette idée dans ses Manuscritsphilosophico-économiques de 1844 : « On voit com-ment la solution des oppositions théoriques elles-mêmesn’est possible que d’une manière pratique, par l’énergiepratique des hommes, et que leur solution n’est donc

aucunement la tâche de la seule connaissance, mais unetâche vitale réelle que la philosophie n’a pu résoudre parcequ’elle l’a précisément conçue comme une tâche seule-ment théorique...( Manuscrits de 1844 , 3e Man., trad. E. Bottigelli, Éditionssociales, Paris, 1962, p. 94.)

 Au premier rang de ces oppositions théoriques, celle de la

pensée et du réel, que seule l’énergie pratique des hommesest en mesure de résoudre.

La deuxième thèse, comme ce sera aussi le cas de lathèse suivante, ne comporte pas de référence explicite àFeuerbach, auquel elle renvoie néanmoins par certainstraits caractéristiques de sa terminologie. Dans son édi-

tion, G. Labica, la rapproche des paragraphes 24 et 25des Principes de la philosophie de l’avenir   de Feuerbachque Marx avait certainement lus de très près, et dans leprolongement desquels se situe la réflexion qu’il consacreau problème de la vérité objective.

Dans ce passage de son opuscule de 1843, Feuerbach s’enprenait à la manière dont la philosophie spéculative a traitéle problème de l’identité de la pensée et de l’être (Identität

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von Denken und Sein) en vue d’affi rmer la réalité de lapensée, sa Wirklichkeit , ce qui est aussi le point traité parMarx dans la deuxième thèse sur Feuerbach. Pour se sortir

de cette diffi culté, expliquait Feuerbach, la philosophiespéculative, c’est bien sûr Hegel qui est visé, a développé surfond de théologie une conception spirituelle de l’être, aupoint de vue de laquelle « l’être n’est rien que pensée » (dasSein ist nichts anderes als selbst ein Gedanke ) ; plus précisé-ment il est la pensée dans la forme limitée de l’immédiatetéqu’elle doit dépasser dans ses développements ultérieurs.Or, selon Feuerbach, ceci revient à éluder le problème dela vérité objective, car, si l’être est de la pensée, du mêmecoup la pensée se présente automatiquement comme êtresans avoir pour cela besoin d’accomplir aucun effort, etsans devoir se donner la peine d’affronter pratiquementl’épreuve de la réalité. C’est pourquoi, écrit Feuerbach, si

on s’en tient à cette perspective,l’identité de la pensée et de l’être n’exprime rien quel’identité de la pensée avec elle-même. Autrement dit :pour atteindre l’être, la pensée absolue ne se débarrassepas de soi, ni ne sort de soi. L’être demeure un au-delà[Sein bleibt ein Jenseits ]. La philosophie a bien transfor-mé l’au-delà de la théologie en un ici-bas [die absolute

Philosophie hat uns wohl das Jenseits der Teologie zumDiesseits   gemacht ], mais en échange elle a transformél’ici-bas du monde réel en au-delà  [aber dafür hat sie das  Diesseits der wirklichen Welt zum Jenseits  gemacht ].(Ludwig Feuerbach,  Manifestes philosophiques , trad.L. Althusser, PUF, Paris, 1960, p. 164.)

Le couple jenseits /diesseits , qui apparaît ici, donne son « schè-

me » directeur à l’ensemble de la démarche philosophiquede Feuerbach : celle-ci, une fois établi que la théologie et,à sa suite, la philosophie spéculative – car celle-ci ne faitque transposer dans son langage propre le mécanisme parlequel la conscience religieuse est aliénée – ont déserté leplan de la Diesseitigkeit , de l’ici-bas terrestre, pour rejoindrecelui qui conduit jenseits , au-delà, dans le ciel des illusions,a pour propos essentiel de montrer le chemin qui reconduit

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du ciel sur la terre, là où se tient le monde réel (die wirklicheWelt ) avec lequel, une fois la philosophie désenchantée desa rêverie spéculative, le matérialisme, pensée authentique

d’un réel qui n’est pas seulement de la pensée, renoue encélébrant avec lui, dans un véritable acte d’amour, d’exal-tantes épousailles. C’est sur ce point précis que Marx feraporter sa critique dans la quatrième thèse sur Feuerbach,qui affi rme la nécessité de substituer au mouvement parlequel on redescend du ciel sur la terre celui par lequel onmonte de la terre vers le ciel.

En vue de faire comprendre la nécessité pour la philoso-phie de retrouver le chemin du réel sous une forme qui nesoit pas seulement celle du réel pensé, Feuerbach reprendalors à son compte le raisonnement développé par Kant envue de critiquer l’argument ontologique, qui, d’un pointde vue général, prétend conclure de l’essence à l’existence,

c’est-à-dire de la pensée, en tant qu’elle est seule à pouvoiraccéder à l’essence, au réel, où l’existence est donnée : unechose sont les thalers que j’ai dans la tête, parce que j’ypense sous la forme de quelque chose que j’aimerais bienposséder, une autre les thalers que j’ai dans ma poche, que

 je peux palper de ma main, et que je peux sortir de mapoche pour les montrer à d’autres, ce qu’il me serait très

diffi cile de faire avec ceux que j’ai dans la tête qui ont toutechance de n’exister que pour moi seul. C’est pourquoi ildoit y avoir dans le réel quelque chose qui n’est pas réduc-tible à de la pensée, en ce sens qu’il doit y avoir dans leréel quelque chose qui ne me concerne pas seulement moien tant que sujet de pensée au point de vue duquel le réelse présente uniquement sous la forme mystifiée de l’objet

qui n’existe que pour moi qui le pense, comme un simpleprolongement de ma propre existence, et privé comme telde toute autonomie réelle. De là la nécessité de sortir dela pensée, d’échapper aux structures qui en commandentle fonctionnement, pour aller à la rencontre du réel, cequi, au point de vue de Feuerbach constitue le rôle parexcellence de la sensibilité, car elle est seule en mesured’éprouver le réel comme tel, c’est-à-dire un réel qui ne

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soit pas seulement objet pour un sujet, mais lui-mêmeobjet-sujet, objet qui est aussi un sujet d’existence, sinonun sujet de pensée, sujet coexistant et « commerçant »

dans le monde réel avec d’autres sujets.Nous avons vu en lisant la première thèse sur Feuerbachque Marx éprouve les pires doutes quant à la capacitéexclusive de la sensibilité dotée des vertus magiques del’ Anschauung , à laquelle est attribuée la capacité d’entrerdirectement en contact, littéralement en la touchant, avecla réalité telle qu’elle est, à surmonter la dualité du sujetet de l’objet, dualité qu’elle ne fait que reproduire à sonniveau. C’est pourquoi il considère que ce n’est pas lasensibilité en tant que telle, mais la sensibilité qui est aussiactivité, la sinnliche ätigkeit  qu’est la praxis , qui est effecti-vement en mesure d’effacer cette dualité, et du même coupde faire disparaître l’opposition entre Diesseits  et  Jenseits ,

en ramenant tous les problèmes humains, y compris ceuxqui concernent la pensée et la connaissance, sur le plan dela réalité : ce qui revient à accomplir, en sens inverse dumouvement qui réduit l’être à la pensée, celui qui élève lapensée au plan de l’être, en intégrant la considération dusubjectif à la représentation du monde objectif.

Ici encore, nous voyons donc que Marx situe sa démarche

dans le prolongement de celle de Feuerbach, ce qu’il faittoutefois en opérant une rectification décisive par rapportà cette dernière, rectification par laquelle en sont modifiéesde fond en comble la portée et la signification. Feuerbachdirait que la question de la vérité objective est une ques-tion que seule la sensibilité est en mesure de résoudre : elleest une sinnliche Frage ; Marx explique, et ce n’est pas du

tout la même chose, qu’elle est une  praktische Frage , unequestion qui ne peut trouver sa solution que in der Praxis ,dans la pratique, et non dans cette espèce de théorie ou depré-théorie qu’est encore l’intuition sensible, qui prétendvoir d’emblée les choses telles qu’elles sont en réalité. Et enadoptant cette façon de voir, Marx, comme nous l’avionsdéjà remarqué en lisant la première thèse, opère une sortede retour, un retour très contrôlé, à la perspective propre

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à l’hégélianisme. En effet, qu’est-ce qui est en jeu dansla question de la vérité objective lorsque celle-ci est en-visagée comme une  praktische Frage   et non comme une

Frage der Teorie  ? C’est la réalité effective ou non effectivede la pensée, die Wirklichkeit oder Nichtwirklichkeit desDenkens . Et ce déplacement de la thématique de l’objecti-vité à celle de l’effectivité, d’où se dégage la considérationd’une réalité qui n’est pas déjà toute donnée, mais qui seproduit à travers le mouvement de son devenir, de sonauto-engendrement, est manifestement d’esprit hégélien,pour autant que la philosophie hégélienne, épurée de seséléments spéculatifs, soit envisagée par son autre côté, ce-lui qui correspond en profondeur à une logique du faire,c’est-à-dire tendanciellement à une logique de l’activitépratique-critique « révolutionnaire », qui appréhende lemonde sous l’angle de son devenir, de son mouvement

de transformation, de sa Veränderung , thème qui revientcomme un leitmotiv dans l’ensemble des thèses surFeuerbach, en alternative à la position « contemplative »défendue par Feuerbach.

 Ayant dégagé sa signification générale, reprenons à pré-sent, comme nous l’avons fait pour la première thèse, le

détail de la deuxième thèse en la suivant mot à mot.« La question de savoir si la vérité objective est accessible àla pensée humaine – n’est pas une question de théorie, maisune question pratique. [Die Frage, ob dem menschlichenDenken gengenständliche Wahrheit zukomme –  ist keineFrage der Theorie, sondern eine praktische Frage.] »

Nous avons suffi samment insisté sur l’importance que

revêt le fait de passer d’une Frage der Teorie , poséedans l’abstrait, à une  praktische Frage , dont les condi-tions concrètes de résolution se trouvent dans le monderéel et non dans le ciel des idées, pour avoir à y revenir.Contentons-nous de remarquer que, en soulignant dans letexte le qualificatif praktisch, Marx, en même temps qu’ilveut faire comprendre l’importance de cette transposi-tion d’un très ancien problème du terrain de la théorie

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sur celui de la pratique, attire aussi l’attention sur le faitque la pratique, ainsi convoquée pour résoudre le problèmede la vérité objective, n’est pas n’importe quelle pratique,

mais la pratique comme telle, c’est-à-dire la pratique ausens fort et authentique de la  praxis , l’activité pratique-critique « révolutionnaire » qui, en même temps qu’ellesurmonte l’opposition du sujet et de l’objet, surmonteaussi celle de la pensée et de l’être, sans toutefois tomberdans les errements de la pensée spéculative qui, de manièreunilatérale, comme Feuerbach l’a très justement montré,appréhende l’être à partir et en fonction de la pensée, cequi est précisément incompatible avec les exigences de lapratique, comme cela a échappé à Feuerbach.« C’est dans la praxis que l’homme doit faire la preuve dela vérité, c’est-à-dire de l’effectivité et puissance, naturalitéimmanente de sa pensée [In der Praxis muss der Mensch dieWahrheit, i. e. Wirklichkeit und Macht, Diesseitigkeit seines

Denkens beweisen]. »

Il est question dans cette phrase de « prouver » (bewei-sen) quelque chose. Prouver, on considère généralementque c’est l’affaire de la théorie ou de la connaissancescientifique, qui sait comment s’y prendre pour alignerdes arguments en leur donnant autant que possible une

allure rigoureuse et démonstrative par laquelle ils ontvaleur de preuve, comme l’indique la formule rituelleC.Q.F.D. sur laquelle s’achèvent les raisonnements géo-métriques. Marx veut-il dire que la pratique est en mesurede se substituer à la théorie pour, en ce sens précisément,fournir des preuves, raisonner, et ainsi faire par elle-mêmeconnaître ce qu’il en est de la réalité des choses ? C’est

ainsi qu’on a souvent interprété la thèse 2 dans laquelleon a vu l’affi rmation de la prééminence de la pratiqueen tant que critère de vérité, d’où résulte sa vocation à sesubstituer à la théorie en vue de conduire à des connais-sances certaines, entendons réellement et non seulementformellement certaines. Or on peut estimer qu’un telpoint de vue ne fait que reproduire les apories de l’ancienmatérialisme dénoncées dans la thèse 1, ces apories qui

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avaient amené celui-ci à échouer dans l’entreprise de sur-monter l’alternative du sujet et de l’objet. Le primat dela pratique, la pratique mise au rang de critère de vérité,

c’est ce qui traduit la prétention de la pratique à valoircomme l’égale de la théorie en vue de résoudre les problè-mes de la connaissance, prétention qui, de fait, reconduitl’opposition traditionnelle de la théorie et de la pratique,exactement de même que le matérialisme chosiste, quiprétend substituer le point de vue de l’objet à celui dusujet, reconduit l’opposition traditionnelle entre ceux-ci.Mais poser une  praktische Frage , ce n’est pas convoquerla pratique pour qu’elle résolve des diffi cultés du mêmeordre que celles auxquelles se confronte le travail de lapensée théorique, donc qu’elle prouve quoi que ce soit ausens où les démarches spécifiques de la connaissance ontvaleur probatoire, dans des conditions d’ailleurs beaucoup

moins rigides et figées qu’on ne se le figure.C’est pourquoi on a choisi de traduire ici beweisen,non par l’abrupt « prouver », mais par la formule plusdéliée « faire la preuve », au sens où, par exemple, onfait la preuve de ses forces en les mettant à l’épreuve dela réalité des faits, ce qui n’a finalement rien à voir avecles procédures démonstratives de la preuve, et constitue

précisément l’irremplaçable originalité de la pratique parrapport à la théorie. D’ailleurs de quoi parle la deuxièmethèse sur Feuerbach ? Non pas de prouver quelque chosede la façon dont on procède pour le faire avec les moyensordinaires de la pensée, mais de « prouver » quelquechose au sujet de la pensée elle-même, de ses dispositionsà connaître et à atteindre la vérité objective des choses.

Plus précisément, de quoi faut-il faire la preuve au sujetde la pensée ? De sa « vérité, c’est-à-dire effectivité et puis-sance, naturalité immanente » (Wahrheit, i. e. Wirklichkeitund Macht, Diesseitigkeit ). Est ainsi précisé ce qu’il fautentendre par vérité objective, à savoir ce qui est exprimépar les trois termes Wirklichkeit ,  Macht  et Diesseitigkeit ,qu’il faut reprendre un à un car ils disent des choses assezdifférentes, l’un des bénéfices obtenus par le fait de poser

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de sa constitution et que, séparée de celui-ci, elle devientquelque chose d’ineffectif, une abstraction vide, du typede celle qui affecte la conception de l’objet opposé au su-

 jet. Or c’est à la pensée elle-même que la thèse 2 appliquecette détermination très particulière de la Wirklichkeit ,ce qui signifie, non pas que Marx cherche à tirer le réeldu côté du pensé, comme peut le faire Hegel, mais qu’ilentreprend de concevoir un rapport entre réalité et penséequi cesse de se présenter sous la forme d’une alternative : lapensée, si elle veut atteindre la vérité objective des choses,doit reprendre par les moyens qui lui sont propres et enquelque sorte assumer la dynamique active, pratique deleur constitution, en dehors de laquelle elle risque d’êtreune vue abstraite et extérieure sur les choses, indifférenteà leur devenir, et par là même incapable de comprendre lanécessité interne à leur être. Ce dont la pensée a à faire la

preuve, c’est de sa Wirklichkeit , c’est-à-dire sa disposition àmettre en œuvre une dynamique de réflexion et d’explica-tion qui reproduise le mouvement même de la réalité, sansdénaturer ce mouvement, c’est-à-dire sans le figer, donc lefixer dans la considération de certains de ses résultats iso-lés, coupés des conditions complexes de leur élaboration.

Le terme  Macht , associé au terme Wirklichkeit , en pro-

longe directement la signification. Dans Macht , littérale-ment « puissance », il y a machen, « faire », qui exprime lamême idée d’une activité. Cette activité est productriceou créatrice : elle ne se ramène pas à l’intentionnalité pureou à la volonté d’un sujet qui se pose comme moi face aunon-moi, selon la logique de la « philosophie de l’action »initiée par Cieskowski sur des bases empruntées à Fichte,

mais elle correspond au mouvement d’une dynamiquedont les effets s’incorporent effectivement à l’ordre objectifde la réalité, et le transforment de façon pratique-critique,au-delà des oppositions traditionnelles du sujet et de l’ob-

 jet ou de la théorie et de la pratique. Une pensée « puis-sante », et qui tire sa puissance de son caractère effectif,c’est une pensée qui ne se contente pas de développerune spéculation formelle à laquelle le réel donne tout au

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plus son occasion, spéculation qui se tient dans les margesde celui-ci, mais, littéralement, elle occupe le réel et s’enoccupe, ou s’en préoccupe, dans la mesure où, par sa dy-

namique propre, elle se donne les moyens d’intervenir enlui et d’y produire des effets qui soient des effets « réels »au sens de l’effectivité. Il est clair qu’une telle pensée, quia surmonté son opposition au réel, se caractérise par le faitqu’elle a accédé à une dimension pratique, mais cela nesignifie pas qu’elle se réduise à un catalogue d’applicationsdont le principe se révélerait en dernière instance extérieurau réel, à la manière dont, pour la conscience religieuse, lesformidables puissances surnaturelles du ciel sont censéesplaner au-dessus des plates nécessités de la terre et en déci-der de loin et de haut les grandes orientations.

Ceci conduit enfin à l’idée véhiculée à travers le termeDiesseitigkeit , qui, comme nous l’avons signalé, est directe-

ment repris au vocabulaire de Feuerbach. Ce mot étrangen’a guère d’équivalent en français. G. Badia le rend par unepériphrase qui l’associe étroitement au terme Macht , et ilparle de la nécessité de prouver « la puissance de sa penséedans ce monde et pour notre temps » ; M. Rubel parle de« la puissance, l’ici-bas de sa pensée » ; et G. Labica écrit :« la puissance, le caractère terrestre de sa pensée ». La tra-

duction de Badia est une interprétation ; celles de Rubel etde Labica, plus proches de l’esprit de la langue allemande,rendent très exactement ce qui est énoncé dans ce passagedes thèses sur Feuerbach, mais au prix d’un certain effetd’incongruité et d’obscurité : un lecteur français qui ne se-rait pas familiarisé avec la prose de Feuerbach, risque fortde ne pas comprendre ce qu’il faut entendre par « l’ici-bas »

ou le « caractère terrestre » de la pensée. Une autre solu-tion serait de parler du « caractère profane » de la pensée,puisque, chez Feuerbach, diesseits  fonctionne toujours enopposition à jenseits , dans le cadre de l’alternative du sacréet du profane. On a choisi ici de rendre Diesseitgkeit  parl’expression « naturalité immanente », qui n’est certaine-ment pas une traduction exacte, mais qui restitue certainsaspects essentiels de l’idée que Marx cherche à présent à

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communiquer, idée dont le terme Diesseitgkeit   donneune formulation très concentrée qu’il n’est pas absurde dechercher à comprendre en en déployant les implications.

La référence à la naturalité, d’esprit très feuerbachien, estici incontestablement présente, puisque la conception dela pensée exposée à la lumière de la  praktische Frage   quiest au cœur de la deuxième thèse sur Feuerbach s’appuieprécisément sur un effort en vue de renaturaliser la pen-sée, donc de faire apparaître qu’elle n’est pas réductibleà un ensemble de procédures formelles qui seraient enelles-mêmes indifférentes au cours profane et terrestre dumonde et des choses. De là, simultanément, la référence àl’immanence : la pensée n’est pas un au-delà du réel, ellene lui est pas transcendante, mais elle est complètementinvestie dans son procès de développement, dans lequelelle intervient directement en tant qu’activité pratique-

critique. Et c’est de cela qu’elle doit faire la preuve, cequ’elle ne peut faire que pratiquement, car on ne voit pascomment, sans être à nouveau rejetée dans les apories quiviennent d’être dénoncées, elle pourrait se contenter d’enfaire la démonstration théorique.

Ceci amène à prendre brièvement en considération laformule in der Praxis , sur laquelle s’ouvre la phrase que

nous sommes en train d’examiner. Elle signifie précisémentque c’est dans la pratique, et dans la pratique seulement,que la pensée peut réellement éprouver qu’elle maîtrise lestrois dispositions indiquées par les termes Wirklichkeit ,

 Macht , Diesseitgkeit . « Dans la pratique » veut dire « enpratique », dans les faits, c’est-à-dire « en le faisant », cequi est la seule « preuve » envisageable de la capacité de

la pensée à mettre en œuvre ces dispositions, qui doiventêtre réalisées en acte, exercées effectivement dans le monderéel, le seul moyen par lequel la pensée puisse manifester etfaire reconnaître sa puissance effective. C’est pourquoi lapensée qui est ici mise à l’épreuve de la pratique n’est pas lapensée en général, comme pourrait la théoriser un philo-sophe hégélien, mais est la pensée humaine, la pensée telleque la met en œuvre la sinnlich menschliche ätigkeit dont

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parlait la première thèse, c’est-à-dire la praxis concrète qui asurmonté la fausse alternative de l’objectif et du subjectif.« Le débat sur le caractère effectif ou non effectif de la pen-

sée – dans le cas où celle-ci est isolée / Engels : s’isole / dela praxis – est une question de scolastique pure [Der Streitüber die Wirklichkeit oder Nichtwirklichkeit des Denkens– das von der Praxis isoliert ist / Engels : sich isoliert / isteine rein scholastische Frage]. »

Les explications qui viennent d’être fournies rendent aiséela compréhension de cette dernière phrase de la deuxièmethèse sur Feuerbach. On se contentera de revenir sur troispoints précis.

D’abord, que veut dire Marx lorsqu’il fait allusion au« débat » (Streit ) sur la Wirklichkeit  ou la Nichtwirklichkeit  de la pensée ? Il fait sans doute allusion à la discussionouverte après Cieskowski, et reprise par les jeunes hé-

géliens des années 1840, autour des grands thèmes dela philosophie de l’action. Le point de départ de cettephilosophie est la reconnaissance du paradoxe hégélien :Hegel a, le premier, incorporé l’activité, le devenir concretà l’ordre de la pensée qu’il a dynamisé en profondeur, maisil l’a fait en se tenant sur un plan purement spéculatif,dans la mesure où il a complètement identifié le mouve-

ment de la Wirklichkeit   à la vie de l’Esprit, ce qui reve-nait à annuler le progrès qu’il venait d’accomplir : aprèsqu’elle a été conquise, la Wirklichkeit  se retourne aussitôten Nichtwirklichkeit , pour autant qu’elle est interprétéecomme une effectivité purement spirituelle, qui satisfaituniquement les intérêts de l’Esprit absolu ; en effet ces in-térêts convergent vers la réalisation de sa Selbstbewusstsein,

sa « conscience de soi » dans laquelle l’Esprit cherchel’apaisement final de la Befriedigung , qui coïncide pourlui avec la cessation de toute activité pratique, et consistedans la rumination remémorative ou commémorativede soi et de ses acquis à laquelle il se consacre une foisqu’il est entré dans le royaume de la pensée pure, c’est-à-dire dans la philosophie. Comment lever ce paradoxe ?Comment éviter ce retournement de la Wirklichkeit   en

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Nichtwirklichkeit , qui évoque le retournement spéculairedont la conscience religieuse est la victime consentante etqui explique son aliénation ? En adoptant le point de vue

propre à la praktische Frage , c’est-à-dire en transposant cedébat in der Praxis , là où la pensée humaine a la possibilitéde faire réellement la preuve de sa Wirklichkeit und Macht ,Diesseitgkeit .

D’autre part, la fin de la thèse précise que l’alternative vé-ritable se tient entre la praktische Frage  et une rein scholas-tische  (souligné dans le texte) Frage , cette dernière formulevenant prendre le relais de ce qu’avait exprimé au débutde la thèse Frage der Teorie , « question de théorie ». Unequestion de théorie, posée sur le plan de la théorie, c’estune question qui n’a de perspective d’être résolue que surce seul plan, c’est-à-dire de manière formelle et non réelle,au sens de la Wirklichkeit . C’est pourquoi, ainsi abordée,

elle est condamnée à rester prisonnière des filandreuxdébats propres à une question scolastique, littéralementune question d’école, qui prend pour argent comptantles alternatives traditionnelles du sujet et de l’objet, de lathéorie de la pratique, de la pensée et du réel, et est ainsidestinée à tourner interminablement en rond dans l’espaceouvert par ces cercles vicieux. C’est dans ce sens, repris de

Marx, que Bourdieu, remarquons-le au passage, utilise lanotion de « scolastique », dont il fait très souvent usage.Enfin, que faut-il penser de la correction apportée par

Engels au texte de Marx ? Dans le manuscrit original desthèses, il est question d’une pensée « qui est isolée de lapraxis » (das von der Praxis isoliert ist ), à quoi Engels asubstitué « qui s’isole de la praxis » (das von der Praxis sich

isoliert ). On comprend à quel souci répond l’interventiond’Engels. Sans doute une pensée abstraite est-elle celle quise présente coupée des exigences propres au monde réeloù les hommes existent et vivent et ont à résoudre desproblèmes pratiques ; mais qu’est-ce qui explique que lapensée soit ainsi coupée du réel, ce qui n’est certainementpas sa constitution naturelle, à la manière d’un état donnéqui serait comme tel indépassable ? C’est pourquoi il faut

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rétablir d’une manière ou d’une autre une mention à la dy-namique par laquelle la pensée se trouve à un certain mo-ment de son développement dans cette situation anormale

où elle est isolée de la praxis, dynamique qui correspond àune certaine modalité de son fonctionnement, par laquelleelle s’est en quelque sorte auto-aliénée, de la manière dontFeuerbach parle de l’aliénation propre à la consciencereligieuse. L’aliénation dont la pensée abstraite est vic-time est-elle une auto-aliénation comme semble le dire laphrase transcrite par Engels ? Cette question épineuse n’apas ici à être tranchée. Retenons que la correction d’Engelsest l’indice d’un problème qui ne peut être complètementéludé, et qu’elle présente le mérite d’attirer l’attention surce problème auquel elle n’apporte certainement pas unesolution définitive.

 

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Die materialistische Lehre von der Veränderung der Umstände undder Erziehung vergisst das die Umstände von den Menschen verän-dert und der Erzieher selbst erzogen werden muss. / Engels : Diematerialistische Lehre, das die Menschen Produkte der Umstände undder Erziehung, veränderte Menschen also Produkte anderer Umständeund geänderter Erziehung sind, vergisst das die Umstände eben vonden Menschen verändert werden und das der Erzieher selbst erzogenwerden muss. /

La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de

l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes

et l’éducateur doit lui-même être éduqué / Engels : La doctrine ma-

térialiste selon laquelle, les hommes étant produits des circonstances

et de l’éducation, des hommes changés sont aussi produits d’autres

circonstances et d’une éducation changée, oublie que justement les

circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit

lui-même être éduqué. /

Sie muss daher die Gesellschaft in zwei Teile – von denen der eineüber ihr erhaben ist – sondieren. / Engels : Sie kommt daher mitNotwendigkeit dahin, die Gesellschaft in zwei Teile zu sondern, vondenen der eine über der Gesellschaft erhaben ist. (Z. B. bei RobertOwen) /.

Elle doit en conséquence découper la société en deux morceaux,

dont l’un est exhaussé au-dessus d’elle. / Engels : en conséquence

elle en vient nécessairement à cela que la société est séparée en deux

parties dont l’une est exhaussée au-dessus de la société. (comme par

exemple chez R. Owen) /.

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 Das Zusammenfallen des Änderns der Umstände und der mensch-lichen Tätigkeit oder Selbstveränderung / Engels : und der mensch-lichen Tätigkeit / kann nur als revolutionäre Praxis  / Engels :umwälzende Praxis / gefasst und rationell verstanden werden.

La coïncidence de la modification des circonstances et de l’activitéhumaine ou auto-changement / Engels : et de l’activité humaine /peut seulement être saisie et rationnellement comprise en tant quepraxis révolutionnaire / Engels : praxis révolutionnante /.

[Les nombreuses et importantes modifications apportées parEngels à la rédaction de cette thèse vont bien au-delà de sim-

 ples corrections de style : elles en développent la signification à partir de choix interprétatifs dont, comme nous le verrons, la pertinence reste à apprécier .]

Il est diffi cile à première vue de rattacher cette troisièmethèse à l’ensemble relativement cohérent et homogène queles autres constituent en tant que thèses « ad Feuerbach ».

Elle ne fait pas du tout référence à Feuerbach, et il n’estpas évident de comprendre en quoi elle peut le concerner.La « doctrine matérialiste » dont elle examine les attenduset les conséquences évoque plutôt la conception dévelop-pée dans le contexte de la philosophie des Lumières ausujet du rôle déterminant, assimilable à une interventioncausale directe, exercé sur la formation de l’homme par

les modifications de son environnement extérieur. Les jeunes hégéliens, ceux qui suivaient la tendance initiéepar Bruno Bauer en particulier, subissaient l’influencedes idées développées en France au e  siècle en rai-son de l’attitude antireligieuse qui les inspirait ; et, enconséquence, ils étaient particulièrement préoccupés parles problèmes de l’éducation dans laquelle ils voyaient

le principal remède à l’aliénation humaine. Ce sont lesfailles de cette position, et le fond d’utopisme abstrait querecèle son apparent nécessitarisme, qui sont ici mis en évi-dence, de manière à souligner les limites dans lesquelless’enferme un matérialisme mécaniste, déterministe etobjectiviste, par définition inattentif aux urgences de larevolutionäre Praxis , qui, nous en revenons à la premièrethèse, ne tiennent pas compte de l’alternative de l’objectif

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et du subjectif à laquelle la tradition matérialiste n’est jamais parvenue jusqu’ici à échapper.

La notion centrale à la thèse 3, et par là elle a bien sa

place dans l’ensemble constitué par les autres thèses, estcelle de « changement » ou de « transformation », évoquéeà l’aide du verbe verändern et des substantifs Veränderung ,

 Andern, et Selbstveränderung . La question du changement,et en particulier des modifications qui peuvent et doiventêtre apportées aux conditions de l’existence humaine, estl’un des principaux enjeux d’une philosophie de la praxis ,au point de vue de laquelle le monde n’est pas réductibleà un système de lois figées ne laissant place à aucune ac-tion susceptible d’en infléchir le cours. On serait presquetenté d’utiliser la célèbre formule « changer la vie » pourexprimer cette obsession du changement consubstantielleau projet d’une  praktisch-kritische ätigkeit   qui est aussi

une revolutionäre Praxis   pour laquelle l’ordre des chosesne peut être maintenu tel quel, ce qui serait de toute façoncontraire à la logique du devenir dans lequel le mondeest entraîné par ses pesanteurs propres. Il ne s’agit biensûr pas de changer pour changer, par pure frivolité, maisd’améliorer, ou du moins d’essayer de le faire, en desserrantprogressivement l’étau des contraintes qui pèsent encore

sur une grande partie de l’humanité et lui rendent la vieextrêmement pénible, voire à la limite absurde et insuppor-table. Donc, que faire, comment s’y prendre pour que leschoses changent vraiment, et que ce soit dans le bon sens ?Quelles conditions sont requises pour que le changementrevête un caractère authentiquement humain ? Voilà laquestion à laquelle ne peut échapper une philosophie qui

a revêtu la forme d’une philosophie de l’action, au pointde vue de laquelle, comme le dira la thèse 11, le mondedoit être « transformé » (verändert ), devenir autre, parcequ’il ne peut être maintenu dans son état actuel.

La doctrine matérialiste a une réponse toute faite àcette question. Elle tient en deux mots : « circonstances »(Umstände ), « éducation » (Erziehung ). Les hommesétant façonnés par leur environnement, qui dépend des

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circonstances auxquelles leur éducation les a adaptés, leurvie et les changements qui peuvent être apportés à celle-cidépendent des conditions de cette adaptation-formation,

donc du changement des circonstances et de l’éducation,étant donné qu’il est de toute façon irréaliste de croire quele poids des circonstances pourrait être d’un coup aboli parun coup de baguette magique, et que, en l’absence d’unemodification des formes dans lesquelles s’effectue leur for-mation, c’est-à-dire leur apprentissage de la vie, les hommespourraient tirer profit du changement des circonstances.

Or, au point de vue défendu par Marx, ceci n’est riend’autre que présenter l’énoncé du problème pour sasolution. En effet, il est évident que les circonstances nevont pas changer toutes seules, et que, au cas où elles leferaient, il y aurait très peu de chances, à moins de supposerl’intervention d’une surnaturelle Providence, pour que ce

soit automatiquement dans un sens favorable à l’existencehumaine. Mais alors, comment agir sur les circonstances ?Précisément, par l’éducation, qui doit peu à peu les modifier.Mais d’où la volonté d’éduquer tirera-t-elle son énergie et saforce de conviction, si les circonstances ne s’y prêtent pas ?Ce sont les hommes qui doivent changer les circonstances,alors même que leur action est conditionnée par elles. De

là un cercle vicieux, du même type que ceux mis en placelorsqu’on s’enferme dans les fausses alternatives du sujet etde l’objet ou du pensé et du réel : on pense l’homme dans lemonde comme l’une de ses parties entraînée dans le mou-vement du tout qu’il constitue, et on le voit simultanémentface au monde, capable d’intervenir vis-à-vis de lui de façonautonome sur simple décision de sa volonté. L’alternative

passe ici entre le déterminisme du milieu, qui obéit à unconditionnement naturel, et la liberté revendiquée par uneaction culturelle dans son principe, qui cherche par tousles moyens à briser ce conditionnement naturel. C’est cedilemme du déterminisme et de la liberté, ou de la nature etde la culture, qui retient spécialement l’attention de Marxdans cette troisième thèse sur Feuerbach : celle-ci se proposecomme double objectif d’en développer les conséquences et

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d’y trouver une solution qui ne soit pas seulement théoriquemais aussi pratique, et permette de comprendre commentl’homme peut agir « dans » le monde (sinon agir « sur »

lui) sans constituer dans l’ordre propre à celui-ci une partréservée ayant le statut d’un empire dans un empire, c’est-à-dire d’un principe d’autonomie d’emblée dégagé de toutconditionnement et capable d’agir par lui-même comme illui plaît de le faire.

Ce problème n’est pas nouveau pour Marx. Il l’avait déjàrencontré dans le cadre du développement consacré à l’his-toire du matérialisme français qui se trouve dans La SainteFamille , où il écrivait ceci :

Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bontéoriginelle et des dons intellectuels égaux des hommes,de la toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, del’éducation, de l’influence des circonstances extérieures surl’homme, de la grande importance de l’industrie, de la légi-timité des jouissances, etc., il n’est pas besoin d’une grandesagacité pour découvrir les liens qui les rattachent nécessai-rement au communisme et au socialisme. Si l’homme tiretoute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, etde l’expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc,c’est d’organiser le monde empirique de telle façon quel’homme y fasse l’expérience et y prenne l’habitude de ce

qui est véritablement humain, qu’il y fasse l’expérience desa qualité d’homme. Si l’intérêt bien compris est le principede toute morale, ce qui importe, c’est que l’intérêt privé del’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’hommen’est pas libre au sens matérialiste, au point de vue duquelil est libre, non par la force négative d’éviter telle ou tellechose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie indi-vidualité, il ne faut pas châtier le crime dans l’individu mais

détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacunl’espace social nécessaire à la manifestation essentielle deson être. Si l’homme est formé par les circonstances, il fautformer les circonstances humainement. Si l’homme est parnature sociable, il ne développera sa vraie nature que dansla société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à laforce de l’individu singulier, mais à la force de la société...(Chap. , § 3. d, trad. E. Cogniot, Éditions sociales, 1972,p. 157-158.)

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Ce passage présente un caractère essentiellement pres-criptif : ce dont héritent le socialisme et le communismedu temps de Marx de la part de philosophes comme

Helvétius, qui ont montré que l’homme n’est rien endehors de son environnement naturel et social, c’est del’énoncé d’un problème et non de sa solution qu’il leurreste à trouver par eux-mêmes. Ce problème est le suivant :comment en arriver à ce que le monde de l’expériencedans lequel l’homme vit, auquel il est adapté, et dont ilne peut de toute façon pas s’extraire, sinon par le jeu deses illusions, soit conforme à ses besoins réels d’homme ?Comment faire pour que ce monde devienne un mondehumain ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’un monde humain ?L’exigence ainsi formulée débouche sur la reconnaissanced’un véritable cercle, auquel il faut trouver les moyensd’échapper, ce que rend exactement dans le texte cité la

formule : « Si l’homme est formé par les circonstances,il faut former les circonstances humainement », quipréfigure le dilemme dégagé dans la troisième thèse surFeuerbach. Étant une fois pour toutes posé que l’hommeest le produit des circonstances, ce qui se traduit parexemple à travers le fait que le comportement inhumaindu criminel s’explique à partir de l’existence dans la so-

ciété de foyers antisociaux qui la rendent elle-même in-humaine, il est clair que, si l’on veut restituer à l’hommesa qualité d’homme, on doit agir en retour sur les cir-constances, et en premier lieu sur la société de manière àce qu’il soit possible d’y vivre humainement, en réalisantpositivement, dans des conditions favorables, toutes sesdispositions d’être humain, et non seulement en prenant

sur soi individuellement de dire non à la possibilité demal faire, au risque de se voir reprocher de n’avoir paspris cette initiative, négative dans son principe. C’estainsi que les philosophes (français) du e  siècle ontposé le problème qu’il revient aux socialistes (allemands)du  e siècle de résoudre.

Si on en reste à l’énoncé du problème, et si on se laisseenfermer dans l’alternative qui en bloque la résolution, on

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s’expose à des conséquences ruineuses du point de vue dece qui fait l’unité de la société : et par cette unité il nefaut pas entendre un lien social a priori  vécu de manière

harmonieuse et stable, car alors il n’y aurait pas de pro-blème, mais un ensemble concret et complexe de relations jouant toutes sur un même plan où, éventuellement, ellesinterfèrent de manière conflictuelle dans un monde, et enparticulier un monde social, qui, de toute évidence, netourne pas tout à fait rond ; c’est ce que la sixième thèsesur Feuerbach rendra à l’aide de la formule « l’ensembledes rapports sociaux ».

Comme l’explique la troisième thèse sur Feuerbach,lorsqu’on se laisse prendre dans l’alternative de la natureet de la culture ou du déterminisme et de la liberté, onest irrésistiblement conduit, en vue de penser la possibilitéd’une modification des rapports communautaires, à sup-

poser une instance dotée d’une situation d’exceptionnalitépar laquelle elle échappe à la contrainte imposée par cesrapports, et se tient en quelque sorte au-dessus d’eux, cequi lui permet d’agir sur eux en vue de les modifier. Qu’onpense par exemple au rôle dévolu au législateur dans lathéorie rousseauiste de la politique qui assigne à celui-ciune position radicalement extérieure à la volonté générale

à laquelle, c’est la mission pour laquelle il est appelé, ilfournit les moyens de mettre en forme ses options tellesqu’elles sont issues de la décision de contracter prise encommun par le peuple : comme venu d’ailleurs, c’est-à-dire à la manière d’un véritable étranger, ce qu’est aussile précepteur qui éduque individuellement son élève sansrien partager en commun avec lui, ce qui lui permet

d’évaluer objectivement ses comportements et de l’aiderà les rectifier, il intervient à l’égard de la communautépour laquelle il légifère sans être tenu par les nécessitéspropres à la situation de celle-ci, nécessités auxquelles ilne participe aucunement, ce qui lui procure à l’égard decette situation une perspective neutre, objective et désen-gagée, qui est la garantie de la réussite de son entreprise.C’est un processus de ce genre que Marx décrit lorsqu’il

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explique que la doctrine matérialiste des circonstances etde l’éducation a pour conséquence de faire éclater la réalitésociale, à la suite de quoi se trouve projetée à l’extérieur

de son ordre une instance de gouvernement responsableexclusive de sa réforme, qui peut par exemple être l’État ;et on ne voit plus alors comment, une fois détentrice de lafaculté de promulguer des lois, cette instance reste encoreelle-même soumise aux lois de la société qu’elle dirigede haut et de loin, en assumant à son égard la positiond’un pouvoir transcendant, qui n’a de comptes à rendrequ’à lui-même de ses initiatives. Une telle manière de voirprend l’État tout constitué, de même que la théorie del’éducation traite le problème de la formation des élèvesen considérant leur maître comme étant lui-même déjàformé : l’une comme l’autre ont ainsi affaire à des entitésindépendantes, isolées abstraitement du devenir dont elles

sont en fait le résultat.Comment résoudre cette diffi culté ? Comment échapperaux apories qui découlent inévitablement de la doctrinematérialiste des circonstances et de l’éducation dès lorsque celle-ci s’est laissée enfermer dans le cercle qui vientd’être décrit ? En se donnant les moyens de penser une« coïncidence » ( Zusammenfallen) entre l’activité humaine

et le changement des circonstances, au lieu de continuer àse demander si c’est le changement préalable des circons-tances qui réoriente dans un sens nouveau cette activité,ou bien si c’est l’infléchissement commandé par la dyna-mique de cette activité qui modifie les circonstances, cequi revient à se demander si c’est l’œuf qui est sorti de lapoule ou la poule qui est sortie de l’œuf, comme si l’un

pouvait être donné sans l’autre et comme s’ils entrete-naient des rapports de pure extériorité, ainsi que le laisseentendre l’interprétation causale de leur relation qui posedans l’abstrait une antériorité de l’un par rapport à l’autreau lieu d’admettre qu’ils doivent coïncider, donc coexisterconcrètement dans la simultanéité.

Dans un passage particulièrement intéressant deL’Idéologie allemande  (dont la rédaction a suivi de peu celle

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des thèses), qui fait à nouveau référence au cercle vicieuxque Marx avait déjà identifié dans La Sainte Famille , lamême diffi culté est reformulée de la façon suivante :

Ce n’est pas la Critique, mais la révolution qui est la forcemotrice de l’histoire, de la religion, de la philosophie etde toute autre théorie. Cette conception montre que lafin de l’histoire n’est pas de se résoudre en « consciencede soi » comme « Esprit de l’esprit », mais qu’à chaquestade se trouvent donnés un résultat matériel, une sommede forces productives, un rapport avec la nature et entre

les individus, créés historiquement et transmis à chaquegénération par celle qui la précède, une masse de forcesde production, de capitaux et de circonstances qui, d’unepart, sont bien modifiés par la nouvelle génération, maisqui, d’autre part, lui dictent ses propres conditions d’exis-tence et lui impriment un développement déterminé, uncaractère spécifique ; par conséquent, les circonstancesfont tout autant les hommes que les hommes font lescirconstances. Cette somme de forces de production, decapitaux, de formes de relations sociales, que chaque in-dividu et chaque génération trouvent comme des donnéesexistantes, est la base concrète de ce que les philosophesse sont représenté comme « substance » et « essence del’homme », de ce qu’ils ont porté aux nues ou qu’ils ontcombattu, base concrète dont les effets et l’influence

sur le développement des hommes ne sont nullementaffectés parce que les philosophes se révoltent contre elleen qualité de « Conscience de soi » et d’« Uniques ». Cesont également ces conditions de vie que trouvent prêtesles diverses générations qui déterminent si la secousserévolutionnaire qui se reproduit dans l’histoire sera as-sez forte pour renverser les bases du tout ; les élémentsmatériels d’un bouleversement total sont, d’une part, les

forces productives existantes, et, d’autre part, la formationd’une masse révolutionnaire qui fasse la révolution, nonseulement contre les conditions particulières de la sociétépassée, mais contre « la production de la vie » antérieureelle-même, contre « l’ensemble de l’activité » qui en estle fondement ; si ces conditions n’existent pas, il esttout à fait indifférent pour le développement pratique,que l’idée de ce bouleversement ait déjà été expriméemille fois... comme le prouve l’histoire du communisme.

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 Jusqu’ici toute conception historique, ou bien a laissécomplètement de côté cette base de l’histoire, ou l’aconsidérée comme quelque chose d’accessoire, n’ayant

aucun lien avec la marche de l’histoire. De ce fait, l’his-toire doit toujours être écrite d’après une norme situéeen dehors d’elle...(L’Idéologie allemande , I, « Feuerbach », trad. G. Badia,Éditions sociales, Paris, 1968, p. 70.)

La formule « les circonstances font tout autant les hom-mes que les hommes font les circonstances », construite

sur le balancement grammatical qu’énonce le « toutautant... que... », confirme que la diffi culté est bien defaire coïncider, dans la figure du Zusammenfallen théorisépar la troisième thèse sur Feuerbach, l’action exercée parles circonstances et l’action exercée à leur égard, ce quiest la condition pour échapper au dilemme de l’œuf etde la poule. Or le passage de L’Idéologie allemande   oùse trouve cette formule présente l’intérêt de donner uncontenu concret et pratique à l’idée de cette coïncidence,en théorisant ce que la littérature marxiste appellera parla suite le moment où la conjoncture est révolutionnaire.Qu’est-ce qui caractérise ce moment où peut être envisagéun « bouleversement total » de la société rendu indispen-

sable par le développement de ses contradictions internes ?C’est la réunion de deux types de conditions matérielles,qui sont « d’une part, les forces productives existantes, et,d’autre part, la formation d’une masse révolutionnaire quifasse la révolution », donc un contexte objectif et une forced’intervention qui soit en mesure d’agir dans ce contexteen vue de le transformer, c’est-à-dire, précise encore

Marx, « qui fasse la révolution, non seulement contre lesconditions particulières de la société passée, mais contre« la production de la vie » antérieure elle-même, contre« l’ensemble de l’activité » qui en est le fondement. » Cettedernière formulation porte à nouveau la marque du soucidominant qu’a Marx en 1845 de sortir de l’alternativede l’objectif et du subjectif, de la réalité et de l’activité,du monde et de l’homme. Ce qu’il faut révolutionner,

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c’est un état antérieur donné, qui n’est cependant donnéqu’au point de vue de l’état qui lui succède et qui éprouvele besoin de le transformer ; mais, avant de devenir ainsi

une donnée préalable de l’action, cet état a dû lui-mêmeêtre le produit d’une activité antérieure, qui a égalementprocédé en fonction de conditions qui lui étaient impo-sées. Au fond, c’est l’histoire humaine prise de son début

 jusqu’à sa fin, et non seulement l’un de ses momentsparticuliers ressenti dans sa singularité à travers la figureexceptionnelle de la crise, qui est révolutionnaire de parten part, dans la mesure où elle est à la fois activité etconditionnement, et conflit de l’un et de l’autre, sansqu’il soit possible de départager une fois pour toutes lestermes de ce conflit.

C’est dans ce même projet « révolutionnaire » que latroisième thèse sur Feuerbach trouve le moyen d’échapper

au dilemme dans lequel s’est laissée enfermer la doctrinematérialiste des circonstances et de l’éducation. Le moyen,l’unique moyen, de parvenir à une saisie rationnelle dece qui rend possible la coïncidence des conditions et del’activité qui prend appui sur elles pour les modifier, està chercher du côté de la revolutionäre Praxis , formule quireprend en la concentrant celle sur laquelle s’était achevée

la première thèse lorsqu’elle parlait de la revolutionäre, praktisch-kritische ätigkeit , « l’activité pratique-critique,révolutionnaire » qui, dans son mouvement, dissout lesfausses antinomies dans lesquelles le matérialisme de latradition s’était enfermé. C’est dire que la solution auproblème est avant tout pratique, ce qui ne diminue enrien son caractère rationnel, pour autant que c’est dans

la pratique, in der Praxis , pour reprendre la formule dela deuxième thèse, que la pensée effectue, au sens de l’ef-fectivité, sa parfaite intégration au réel et parvient à enénoncer la vérité objective, ou du moins à faire la preuvedu caractère objectif de cette vérité. À cette  praxis   révolutionnaire, la troisième thèse sur

Feuerbach attache le caractère surprenant à premièrevue d’être un « auto-changement » (Selbstveränderung ),

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c’est-à-dire une transformation dont les causes ne sontpas extérieures à son mouvement parce qu’elles sontdéterminées à partir du déroulement de son processus,

dans la forme d’une nécessité qui se conditionne elle-même. Au fond, c’est la représentation d’une « naturalitéimmanente » que nous avions décelée à l’arrière-plan del’utilisation du terme Diesseitgkeit  dans la deuxième thèsequi revient ici : le procès par lequel les circonstances sontchangées sous l’impulsion de la  praxis  révolutionnaire sedéroule entièrement diesseits , sur le seul et unique plan oùla réalité démontre son effectivité en se produisant, dansdes conditions qui n’ont rien d’uniforme ni, comme onl’a dit, d’harmonieux. On peut estimer que, telle qu’elleest ici présentée, cette référence à une Selbstveränderung , àun « auto-changement », se présente comme sorte de Deusin machina , solution magique au problème apparemment

insoluble du changement simultané des circonstances etde l’éducation. Cette impression s’explique, de la manièredont les thèses ad Feuerbach  ont été rédigées par Marx,par le fait qu’elles font complètement silence sur la di-mension dialectique du mouvement de devenir à traverslequel la réalité se constitue comme effective en faisantplace à la dynamique de la  praxis  « révolutionnaire », ce

qui ne peut se faire que par le jeu des contradictions etdes conflits qui travaillent cette réalité de l’intérieur, dansl’ordre complexe qui la constitue dans sa Diesseitigkeit ou naturalité immanente.

Ceci est l’occasion de faire la remarque suivante : lire lesthèses sur Feuerbach, dont l’organisation n’est de toutefaçon pas celle d’un « texte », de manière à faire ressortir la

convergence et la cohérence des idées qu’elles véhiculent,ce n’est pas nécessairement faire l’impasse sur leurs lacunesou obscurités qui en rendent l’exploitation particulière-ment délicate et problématique ; mais c’est aussi mettrele doigt, autant que possible, sur les diffi cultés et les man-ques d’une argumentation qui, de manière improvisée ettâtonnante, s’y esquisse sans pouvoir prétendre à la formedéfinitive d’un exposé systématique complet, ce qu’il faut

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renoncer à chercher dans ces thèses si on veut être fidèleà leur esprit : c’est d’ailleurs l’effet d’ouverture induit pasleur relatif inachèvement qui les rend profondément inté-

ressantes. Or il est certaines choses centrales à leur proposdont les thèses sur Feuerbach, qui focalisent l’intérêt surles problèmes du matérialisme, ne parlent pas : le travail,la dialectique et l’histoire, trois thèmes pourtant abon-damment développés par Marx en 1845 dans le manuscritcontemporain de L’Idéologie allemande , mais qui brillentici par leur absence, ce qui les rend pour une part obscuresou équivoques.Voyons à présent, en revenant au détail des phrases de lathèse, et en prêtant cette fois attention aux modificationsqu’Engels a jugé bon d’y apporter, comment tous cesthèmes y sont traités.« La doctrine matérialiste du changement des circonstanceset de l’éducation oublie que les circonstances sont changéespar les hommes et l’éducateur doit lui-même être éduqué /Engels : La doctrine matérialiste selon laquelle les hommesétant produits des circonstances et de l’éducation, des hom-mes changés sont aussi produits d’autres circonstances etd’une éducation changée, oublie que justement les circons-tances sont changées par les hommes et que l’éducateur doitlui-même être éduqué / [Die materialistische Lehre von derVeränderung der Umstände und der Erziehung vergisst dasdie Umstände von den Menschen verändert und der Erzieherselbst erzogen werden muss. / Engels : Die materialistischeLehre, das die Menschen Produkte der Umstände und derErziehung, veränderte Menschen also Produkte andererUmstände und geänderter Erziehung sind, vergisst das dieUmstände eben von den Menschen verändert werden unddas der Erzieher selbst erzogen werden muss. /]. »

La correction d’Engels explique en le développant le sensde la phrase écrite par Marx en style télégraphique, cequi lui donne son ton abrupt, saisissant mais peu aisé àdéchiffrer au premier abord. Là où Marx se contentait deparler de « la doctrine matérialiste du changement descirconstances et de l’éducation », sans davantage préciserle contenu de cette mystérieuse doctrine, ce qu’il n’avait

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pas besoin de faire puisqu’il écrivait pour lui-même et seconsidérait suffi samment averti à ce sujet, Engels reprenden écrivant : « La doctrine matérialiste selon laquelle, les

hommes étant produits des circonstances et de l’éduca-tion, des hommes changés sont aussi produits d’autrescirconstances et d’une éducation changée... », ce qui metnettement en évidence l’unilatéralité de la déterminationévoquée par cette doctrine, qui raisonne des circonstances,et des transformations apportées par l’éducation, à l’hom-me, sans tenir compte du fait que c’est aussi l’homme quipour une part fait les circonstances et a son mot à diredans le choix des formes de l’éducation. Cette précisionfacilite la lecture de la thèse sans qu’on puisse dire qu’elleen modifie ou en infléchit le sens, car, il ne peut y avoir dedoute à ce sujet, c’est bien à cela que Marx avait voulu, entermes très concentrés, faire allusion.

En particulier, Engels reprend à l’identique les deux motsdont Marx s’était servi pour donner une idée de la doctrineen question : les « circonstances » (Umstände ), c’est-à-direlittéralement tout ce qui se tient autour, l’environnement,et par là on peut entendre un conditionnement naturel,du type de ce qui avait été envisagé au e siècle dansle cadre de la théorie des climats (Rubel est en ce sens

 justifié de traduire Umstände  par « milieu ») ; et l’« éduca-tion » (Erziehung ), c’est-à-dire tout ce qui relève du procèsd’acculturation par lequel les hommes s’élèvent ou sontélevés au-dessus de leur condition naturelle, concept luiaussi hérité de la philosophie des Lumières, et qui, parexemple, se trouve au centre du célèbre opuscule de Kant« Qu’est-ce que les Lumières ? ».

 Alors, on voit mieux ce qu’« oublie » (vergisst ) la doctrinedont Marx veut mettre en évidence les limites : à savoirque le rapport entre les hommes et les conditions de leurexistence et de leur formation dont ils sont les produits estun rapport complexe, qui ne joue certainement pas à sensunique, car, on ne peut en faire complètement abstraction,ces conditions sont aussi pour une part des produits del’action humaine, ce que Marx explique de façon plus

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détaillée dans L’Idéologie allemande . Dire par exemplequ’une bonne éducation est indispensable pour faire passerl’humanité de sa minorité, où elle a besoin d’être dirigée

par autrui, à l’état adulte où elle dispose d’un certain degréd’autonomie, comme le conçoit Kant, c’est laisser de côtéla question de ce qui est requis pour que soit mis en placeun bon système éducatif : ce que Marx résume de façonfrappante en disant que « l’éducateur doit lui-même êtreéduqué », nécessité qui renvoie à l’intervention d’autreséducateurs, qui doivent eux-mêmes être éduqués, etc. ; etun sceptique démontrerait sans peine à partir de là l’im-possibilité de toute éducation, et son caractère de creuseutopie à laquelle il est impossible d’assigner un contenudans la réalité.

Le « maître » (Erzieher ), c’est celui qui forme des élèves,mais c’est aussi le despote, et plus précisément le despote

éclairé dont Kant faisait l’éloge (en déclarant : « ce siècle estle siècle des Lumières ou siècle de Frédéric »), avec commearrière-pensée que « l’homme est l’animal qui a besoin d’unmaître » (Idée d’une histoire universelle , 6e proposition), cequi est la marque à la fois de sa faiblesse et de sa grandeur,conformes au « dessein de la nature » ; aux initiatives dece maître il revient de refaçonner le monde dans lequel les

hommes vivent, ce qu’il fait au besoin en leur imposantpar son autorité une discipline, cette discipline dont le roide Prusse Frédéric II, le roi-philosophe ami de Voltaire,avait fait l’instrument par excellence de son pouvoir ; parlà il les aide à accéder à des formes d’existence supérieuresà celles auxquelles les inclinent leurs aspirations sponta-nées, et donc les force, pour leur bien, à vivre mieux avec

la perspective d’obtenir finalement ce dont ils sont privésau départ, la disposition des moyens leur permettant de juger par eux-mêmes au sujet des problèmes qui les pré-occupent, ce qui est la tâche la plus diffi cile qu’ils aientà accomplir. Ce despote agit comme pourrait le faire unmaître d’école qui punit ceux qu’il a à charge d’éduquerdans le but de les perfectionner, donc animé par une vuepositive de progrès. On comprend du même coup en quoi

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les deux thématiques de la pédagogie et de la politiquesont articulées entre elles dans le cadre de la réflexionconsacrée à la question de l’éducation, sous ses formes à la

fois individuelles et collectives, dans le contexte de ce quele  e siècle, en empruntant une partie de son inspirationaux Lumières, organisera dans la forme d’une société-écolecoexistant avec la société-atelier de l’économie moderne.« Elle doit en conséquence découper la société en deux mor-ceaux, dont l’un est exhaussé au-dessus d’elle. / Engels :en conséquence elle en vient nécessairement à cela que lasociété est séparée en deux parties dont l’une est exhausséeau-dessus de la société. (comme par exemple chez R. Owen)

 / [Sie muss daher die Gesellschaft in zwei Teile - von denender eine über ihr erhaben ist - sondieren. / Engels : Sie kommtdaher mit Notwendigkeit dahin, die Gesellschaft in zwei Teile

 zu sondern, von denen der eine über der Gesellschaft erha-ben ist. (Z. B. bei Robert Owen) / ]. »

Cette phrase s’ouvre sur un daher , « en conséquence », cemot de liaison dont la répétition avait rythmé l’énoncé dela première thèse. La préoccupation de Marx reste en effetla même : elle est de faire comprendre comment, une foismis en place le dilemme initial dans lequel le matérialismes’est laissé piéger, ici le dilemme entre déterminisme et li-

berté qui évoque la troisième antinomie de Kant, celui-ci,entraîné à la manière d’un engrenage, déroule inexorable-ment ses conséquences. Comme précédemment, c’est lalogique du cercle vicieux qui est à l’œuvre, ce qu’Engels acherché à souligner en substituant au simple « sie muss  »,« elle doit », du texte original de Marx « sie kommt dahermit Notwendigkeit dahin », « elle en vient nécessairement

à cela que », qui accentue encore, non sans une certainelourdeur, la fatalité de cet enchaînement.La conséquence dégagée dans cette deuxième phrase de

la thèse concerne la société, qui, vue au point de vue incri-miné, se met à exister et à opérer sur deux plans séparés,comme si elle était scindée en deux parties de nature dis-tincte. Pour indiquer cette scission, Marx s’était servi dela formule sondieren in zwei eile , d’ailleurs diffi cilement

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déchiffrable en cet endroit du manuscrit, et que Riazanovinterprète comme un lapsus calami . Le verbe sondieren voulant dire « sonder », « explorer », « examiner », il est

diffi cile de donner un sens à la formule « sonder en deuxparties », qui est à la limite de la faute de langue. Engels asubstitué à sondieren le verbe sondern, qui signifie « parta-ger » et s’intègre parfaitement à la signification d’ensemblede la phrase. Autre correction de style : dans l’incise de laphrase, Marx avait écrit « über ihr erhaben », « exhausséeau-dessus d’elle », sans qu’on voie clairement à quoi, danscette expression rédigée au fil de la plume, se rapporte le« ihr   », c’est-à-dire sans qu’on comprenne ce qui est ex-haussé au-dessus de quoi ; Engels, dans sa réécriture dela thèse précise « über der Gesellschaft  », « au-dessus de lasociété », ce qui paraît effectivement correspondre à ce queMarx avait voulu dire, et ne fait pas problème.

La dernière intervention d’Engels sur la rédaction de cettephrase est plus diffi cile à justifier : elle consiste en l’ajoutde la parenthèse qui précise « z. b. bei Robert Owen », « parexemple chez R. Owen ». On devine qu’Engels a eu dumal à comprendre à quoi Marx avait pu penser en évo-quant la scission de la société en deux parties distinctesqui serait la conséquence vers laquelle tend fatalement la

doctrine matérialiste des circonstances et de l’éducation.Se mettant à la place du lecteur désorienté par le caractèrelapidaire de cette allusion, il a donc voulu le guider versla solution de l’énigme, ce qu’il a fait en rapportant laremarque de Marx à la question du socialisme utopique.Rappelons qu’Owen – grand patron réformateur qui, audébut du  e siècle, avait fait de ses usines de New Lanark

un modèle de société nouvelle, où les ouvriers aient la pos-sibilité de mener une vie, au plein sens du mot, humaine,ce qui n’était pas du tout le cas dans les villes industriellesanglaises de l’époque, remarquables au contraire par leursconditions de vie inhumaines – s’était fixé pour program-me de créer de toutes pièces un nouvel environnementvital pour ses ouvriers, ce pour quoi, en particulier, il avaitfait fond sur un système éducatif intégré à l’organisation

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de la production, idée tout à fait révolutionnaire au momentoù il l’avait mise en œuvre. La démarche d’Owen, qui, parcertains de ses aspects fait penser à la cité idéale de Ledoux,

emblématique des aspirations de la pensée des Lumières,semblait donc inspirée par le même raisonnement quecelui mis à l’examen par Marx dans sa troisième thèse surFeuerbach : l’homme étant le produit des circonstanceset de l’éducation, la condition d’apparition de l’hommenouveau est le changement des circonstances et de l’éduca-tion. La diffi culté est que l’expérience d’Owen ne pouvaitréussir que temporairement et en vase clos, et il était trèsproblématique de considérer qu’elle puisse s’étendre àl’ensemble de la société de son temps et lui communiquerdurablement une structure transformée en profondeur, cequi, effectivement, n’a pas été le cas. Surtout, il est clairque cette expérience dépendait entièrement de la bonne

volonté de son initiateur qui, de sa propre décision, avaitformé le projet de créer quelque chose de nouveau dans ledomaine industriel réservé dont il avait personnellement laresponsabilité, à l’égard duquel il a joué en quelque sorte lerôle d’un bon génie salvateur et bienveillant, qui, de haut,promeut un modèle d’organisation sociale préalablementdéfini en idée, et ensuite incarné dans la réalité où il l’a en

quelque sorte fait descendre. On retrouve ici le schéma dela scission entre diesseits  et jenseits , représentée par la dis- jonction du ciel où règnent les intentions réformatrices etla terre où elles viennent ensuite s’appliquer. Le  e siècle aconnu quelques entrepreneurs animés d’idées novatrices àla Owen, qui, pour des motivations sans doute complexes,ont cherché à créer chez eux la cité idéale : mais leur en-

treprise est restée exceptionnelle, de l’ordre de la curiosité,et, on ne le sait que trop bien, ne s’est pas élevée au rangde modèle universellement suivi. À ce type de démarchevoué, comme tous les miracles, à la singularité s’applique àplein l’interrogation : qui éduquera les éducateurs ? Quelprocessus de formation, issu de quelles circonstances,a-t-il fallu pour qu’apparaisse un seul Robert Owen? Etcomment imaginer que cela puisse se reproduire dans

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beaucoup d’autres cas ? C’est pourquoi on doit considérercomme « utopique » un tel type de projet, irréalisable surle plan de l’ensemble de la société, dans laquelle il isole une

sorte d’îlot séparé sur lequel mettre en œuvre une réformequi reste limitée au domaine séparé où, de façon d’ailleursprovisoire, elle a pu avoir valeur probatoire et joue à lamanière d’une robinsonnade.

L’interprétation proposée par Engels de la remarque al-lusive de Marx n’est donc pas aberrante. Mais elle ne peuttout au plus avoir que la valeur d’un exemple, et ne doitpas faire oublier la portée sans doute beaucoup plus géné-rale de la réflexion esquissée à cet endroit de la troisièmethèse sur Feuerbach. Comment ne pas penser, à proposde la scission de la société en deux parties dont l’une estexhaussée par-dessus l’autre, à la distinction hégélienne dela société civile et de l’État, à laquelle Marx avait consacré

une particulière attention dans son commentaire de 1843de la section finale des Principes de la philosophie du droit ?Le cas du réformateur social, qui administre son entre-prise comme un bon samaritain en vue de promouvoir leprojet idéal qu’il a concocté dans sa tête, n’est finalementqu’une image particulière de l’État rationnel hégélien,incarnation du divin sur terre, qui résout sur le plan qui

lui est propre les contradictions que le développement dela société civile comme système économique des besoinsavait laissé se développer en son sein et auxquelles ellen’avait pas elle-même la capacité de mettre terme. Et c’estici qu’on retrouve indirectement Feuerbach : en effet, lagrande idée de Marx, après sa relecture de Hegel en 1843,avait été de déplacer sur l’analyse du système du droit

politique le modèle de la scission entre diesseits  et jenseits  àpartir duquel Feuerbach avait lui-même expliqué le fonc-tionnement de la conscience religieuse mystifiée par ladissociation artificielle de ces deux plans ; l’ordre politiquea lui aussi son « ciel », et ce ciel, c’est l’État abusivementexhaussé par-dessus la société « réelle » où les hommes tra-vaillent à satisfaire leurs besoins naturels et où ils existentcomme êtres matériels et non comme des sujets de droit

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raisonnables. La doctrine des circonstances et de l’édu-cation, incapable de s’émanciper de cette logique de lascission, est ainsi condamnée à faire appel à une ruse de la

raison, c’est-à-dire en dernière instance à une finalité, pourcomprendre comment, manipulées par l’esprit rationneldu droit étatique, les aspirations particulières des hommessont transmuées, complètement à leur insu, en manifes-tations de l’universel, d’un universel qu’elles représententmais qui néanmoins les dépasse, et qui continue à planersur leur destin sur lequel il veille de loin et de haut, commel’État règle, de loin et de haut, les problèmes de la sociétécivile. Comment réintégrer l’État au fonctionnement dela société, au lieu de continuer à le concevoir comme uneinstance supérieure séparée qui règle ce fonctionnementde l’extérieur ? Ceci est l’une des principales questions,sinon la principale, qui préoccupe Marx au moment où

il rédige les thèses sur Feuerbach, en cherchant une issueaux impasses dont « l’idéologie allemande », Feuerbachcompris, n’a pas su se sortir.« La coïncidence de la modification des circonstances etde l’activité humaine ou auto-changement / Engels : et del’activité humaine / peut seulement être saisie et ration-nellement comprise en tant que  praxis révolutionnaire  /

Engels : praxis révolutionnante / [Das Zusammenfallen des Änderns der Umstände und der menschlichen Tätigkeit oderSelbstveränderung / Engels : und der menschlichen Tätigkeit

 / kann nur als revolutionäre Praxis / Engels : umwälzendePraxis / gefasst und rationell verstanden werden]. »

 A déjà été souligné le caractère énigmatique de la référenceà la notion de Selbstveränderung  convoquée par Marx en

vue de rendre compte de la nécessaire « coïncidence »(Zusammenfallen) entre, d’une part, « modification descirconstances » ( Ändern der Umstände ) et, d’autre part,« activité humaine » (menschliche ätigkeit ), coïncidenceou simultanéité en l’absence de laquelle on est renvoyéinterminablement de la modification des circonstancesà l’activité humaine et de l’activité humaine à la modi-fication des circonstances sans parvenir à briser ce cercle.

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Engels a été arrêté par cette notion au point de la rayerde sa rédaction du texte, ce qui a souvent été interprétécomme un acte de censure. Comment expliquer cela ? G.

Labica (op. cit., p. 62) avance que, au moment où Engelsdécide de faire paraître les thèses comme premier et uni-que témoignage de l’état de la pensée de Marx en 1845, lanotion de Sebstveränderung  a revêtu une signification biendifférente de celle qu’elle avait pu avoir avant que le mou-vement ouvrier européen ait parcouru l’histoire déjà com-plexe qui a été la sienne au cours de la seconde moitié du

  e siècle après la fondation de la Première Internationale.En 1888, Selbstveränderung évoque la représentation d’uneactivité autonome ou autarcique dans la mesure où elle sefixe à elle-même sa propre loi de développement, dans uneperspective « spontanéiste », voire même « anarchiste »,qui conteste l’idée d’une organisation des luttes à partir

des directives que leur imprime un parti lui-même ins-tallé en position dirigeante, selon le modèle mis en placepar la social-démocratie allemande, et que la DeuxièmeInternationale est en train d’étendre à l’ensemble du mou-vement ouvrier, avec tous les problèmes à venir que l’on sait.En 1845, l’idée de « parti », dans le sens qu’elle va prendrequelques années plus tard avec la publication du Manifeste

du parti communiste en 1848, en rapport avec le projetd’organiser le mouvement ouvrier, est encore absente de laréflexion de Marx, et il est évident qu’en écrivant le motSelbstveränderung , il ne pouvait penser à des problèmes quiparaissent au contraire d’une particulière importance aumoment où, cinquante ans plus tard, ses notes de travailsont exhumées, dans un but qui n’est pas seulement de

curiosité antiquaire, mais répond à des motivations poli-tiques dont Engels ne pouvait sans doute pas se permettrede faire abstraction. Peut-être est-ce en effet la raison prin-cipale de l’omission du terme de Marx dans sa rédactionde la troisième thèse, omission qui en rectifie le sens enrapport avec des préoccupations qui devaient être absentesdu texte original et qui, d’une certaine façon en tordent lasignification. Peut-être aussi Engels a-t-il tout simplement

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considéré que le terme Selbstveränderung   était obscur etaltérait en l’alourdissant la lisibilité de la thèse, déjà biendiffi cile à comprendre en raison du caractère extrêmement

resserré et allusif de sa rédaction. Peut-être même n’a-t-il pas réussi à lire le mot de Marx qu’il faut des yeux delynx pour déchiffrer dans le carnet manuscrit qu’il avaitprécieusement conservé. Quelle que soit l’explication de ladisparition du terme Selbstveränderung dans la version desthèses sur Feuerbach publiée en 1888, l’essentiel est que,aujourd’hui, elle serait injustifiable, et qu’on peut avoir debonnes raisons au contraire de recentrer la lecture de lathèse précisément sur ce mot qui en concentre les diffi cul-tés, et du même coup permet de mieux comprendre ce queMarx était en train de chercher, et qu’il n’avait pu mieuxrendre, en la rédigeant, que par le terme Selbstveränderung ,sur la signification duquel il est légitime de s’interroger.

Le reproche de censure a été aussi fait à Engels au su- jet de l’autre modification significative qu’il a apportéeà la rédaction de la dernière phrase de la troisième thèsesur Feuerbach. À l’idée de Selbstveränderung Marx avaitimmédiatement associé celle de revolutionäre Praxis , souli-gnée dans le texte, qui fait directement écho à la référencefaite à la fin de la première thèse à la « revolutionäre  »,

 praktisch-kritische ätigkeit . Or, à revolutionäre PraxisEngels substitue umwälzende Praxis  : et, à première vue, cechangement va dans le sens d’une édulcoration du texte,qui en quelque sorte dérévolutionnarise le contenu de lanotion de Praxis , en atténue la radicalité, alors même quel’adjectif revolutionäre  avait été conservé dans la premièrethèse, où, il est vrai, son emploi était assorti de guillemets.

Le verbe umwälzen signifie littéralement « bouleverser »,« renverser », et indique donc aussi à sa manière l’idée d’unetransformation radicale, qui agit de fond en comble et nese limite pas à des modifications partielles de surface. Ilappartient au vocabulaire feuerbachien, qui s’en sert pourexprimer le mouvement en retour du ciel vers la terre parlequel l’homme, en sens exactement inverse de celui quil’a aliéné en projetant son essence à l’extérieur de lui dans

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un monde céleste qui lui est devenu étranger, ce qui estl’opération caractéristique dont procède la conscience reli-gieuse, lui restitue la propriété à l’égard de cette essence, le

ramène à lui-même, efface les effets négatifs de la scissionqui l’avait opposé à lui-même. Peut-être est-ce la volontéde réintroduire la référence à cette idée de Feuerbach, et parlà mieux intégrer la troisième thèse à l’ensemble des thèsesad Feuerbach, où elle fait un peu figure d’apax, qu’Engelsa choisi de faire cette correction. Mais cette explication nesuffi t pas : il aurait été possible en effet d’écrire revolutionäreund umwälzende Praxis , de manière à expliquer l’un desqualificatifs par l’autre, ce qui serait à la limite défendable.Pourquoi avoir fait disparaître toute allusion à la pratiquerévolutionnaire du texte de Marx ? Peut-être est-ce parcequ’il est diffi cile de la laisser passer telle quelle, alors que,dans la thèse 1, la précaution avait été prise par Marx lui-

même de l’assortir de guillemets, ce qui en modifiait pourune part la portée, et dissuadait de prendre ce terme à lalettre, comme se rapportant à cette Praxis  exceptionnellequ’est la révolution au sens particulier du mot, action decrise qui, par définition ne se produit pas tous les jours,et pose des problèmes spécifiques aussi bien en ce quiconcerne sa mise en œuvre pratique que sa justification

théorique. « Revolutionäre  » ätigkeit , avec les guillemets,cela voulait dire cette forme de révolution qu’est essen-tiellement la pratique en tant qu’elle pénètre au fond deschoses, les travaille en profondeur, en allant au cœur deleurs contradictions ; alors que revolutionäre Praxis , sansguillemets, cela paraît renvoyer à cette forme singulière ettranchée de pratique qu’est la pratique révolutionnaire.

Marx veut-il dire dans sa troisième thèse sur Feuerbachque c’est seulement dans le feu de la crise révolutionnaire,du type des événements qui s’étaient produits en Francedans les dix dernières années du e siècle, que peut setrouver réalisée la coïncidence, le  Zusammenfallen, quipermet d’échapper aux apories de la doctrine matérialistedes circonstances et de l’éducation? On peut estimer quenon, et que la référence à la praxis  révolutionnaire doit être

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prise ici au sens large, comme signifiant, en opposition àune vue abstraite des choses, la pratique, dans sa formeauthentique qu’est la  praxis , qui seule est en mesure de

tout bouleverser, de produire de vrais changements, alorsque la théorie laisse pour l’essentiel les choses en place,ce que rend bien la formule umwälzende Praxis , qui nefait pas disparaître l’idée de révolution, en tout cas n’a pasune connotation plus réformatrice, voire conservatrice,qu’elle, mais en étend plutôt le contenu en le générali-sant, de manière à faire comprendre que la dimension« révolutionnaire » est consubstantielle à la praxis , au lieude lui être attachée seulement dans certaines situationsexceptionnelles. C’est pourquoi on a choisi de rendreumwälzende Praxis  dans la version d’Engels par la formule« praxis révolutionnante », par laquelle on fait précisémentressortir ce lien intrinsèque de la praxis  à la révolution, quien renforce la charge de signification au lieu de l’affaiblir,sans du tout dénaturer l’esprit de la thèse.

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Feuerbach geht / Engels : geht aus / von dem Faktum der religi-ösen Selbstenfremdung, der Verdopplung der Welt in eine religiöseund eine weltliche aus / Engels : in eine religiöse, vorgestellte undeine wirkliche Welt  /.

Feuerbach part du fait / Engels : prend distance avec le fait / del’auto-aliénation religieuse, du dédoublement du monde en un mondereligieux et un monde mondain / Engels : en un monde religieuxreprésenté et un monde effectif /.

Seine Arbeit besteht darin, die religiöse Welt in ihre weltlicheGrundlage aufzulösen.

Son travail se résume à ceci, résorber le monde religieux dans sonfondement mondain.

 Aber / Engels : Er übersieht das nach Vollbringung dieser Arbeitdie Hauptsache noch zu tun bleibt. Die Tatsache, nämlich / das dieweltliche Grundlage sich von sich selbst abhebt und sich ein selb-

ständiges Reich in der Wolken fi  xiert, ist / Engels : ist eben / nuraus der Selbstzerrissenheit und Sichselbstwidersprechen / Engels :und dem Sichselbstwidersprechen / dieser weltlichen Grundlage zuerklären.

Mais / Engels : il néglige que, une fois ce travail mené à bien,l’essentiel reste encore à faire. L’essentiel, à savoir / que le fondementhumain se détache de soi-même et se fixe en royaume autonomedans les nuages ne peut / Engels : précisément / être expliqué qu’àpartir de l’auto-déchirement et l’opposition à soi / Engels : et del’opposition à soi / de ce fondement mondain.

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Diese selbst muss also in sich selbst sowohl in ihrem Widerspruchverstanden als / Engels : muss also erstens in ihrem Widerspruchverstanden und sodann durch Beseitigung des Widerspruchs / prak-tisch revolutioniert werden.

C’est celui-ci même qui doit donc être aussi bien compris en soi-même dans sa contradiction que / Engels : qui doit d’abord êtrecompris dans sa contradiction et ensuite à travers la suppression dela contradiction / révolutionné en pratique.

 Also nachdem z. B. / Engels : z. B. nachdem / die irdische Familieals das Geheimnis der heiligen Familie entdeckt ist, muss nun erstereselbst theoretisch / Engels : kritisiert / und praktisch vernichtet /Engels : umgewälzt / werden.

Donc, une fois, par exemple, / Engels : par exemple, une fois /révélée la famille terrestre comme le secret de la famille céleste,il faut alors que la première elle-même soit anéantie en théorie /Engels : critiquée en théorie / et en pratique / Engels : et renverséeen pratique /.

 À la différence de la précédente, la quatrième thèse seprésente expressément comme étant ad Feuerbach : sousune forme très ramassée, elle reconstitue la logique propreà la démarche de Feuerbach en la ramenant à son schémade base, de manière à montrer les limites dans lesquellescelle-ci reste enfermée, ce qui pose la question de savoircomment franchir ces limites ; et, ici, c’est à nouveau l’idéede la revolutionäre Praxis  qui donne à ce problème sa réso-

lution finale, cette résolution que Feuerbach a lui-mêmemanquée parce que, de la manière dont il procédait, ildevait rester sur le seuil du problème, c’est-à-dire l’ignoreren tant que problème, ce qui l’a conduit finalement à setromper de problème.

En effet, qu’est-ce qui intéresse Feuerbach ? Exclusivementceci : comprendre en vue d’y mettre fin le mécanisme de

l’auto-aliénation religieuse (religiöse Selbstenfremdung ),phénomène qu’on pourrait rapprocher de celui del’autosuggestion,  qu’il prend comme un fait simplementdonné ; mais il ne s’intéresse pas du tout aux conditionsmatérielles dans lesquelles ce fait a été produit, et semble leconsidérer comme un fait naturel premier, consubstantielà l’existence humaine, sans s’interroger sur les causes exté-rieures à celle-ci qui l’ont rendu possible et dont il constitue

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l’effet dérivé. De là la nécessité, ignorée par Feuerbachqui, plutôt qu’il ne s’est arrêté en chemin, a emprunté lamauvaise route, de prendre ce fait à revers, ce qui conduit

non seulement à l’expliquer différemment, sur le plan de lathéorie, mais à s’attaquer à lui sur un autre plan, qui est ce-lui de la pratique ou de la praxis , seule apte à transporter lacritique du ciel idéal de la religion et de ses représentationsau monde réel et à ses propres contradictions.

Une longue note du chapitre sur « Machinisme et grandeindustrie » du livre I du Capital  revient sur la nécessité dereprendre sur d’autres bases l’explication des phénomènesintellectuels qui « découlent » des conditions sociales danslesquelles se déroule l’existence humaine : c’est dans cettenote que Marx se réfère à la formule de Vico verum est

 factum, « le vrai c’est ce qu’on fait », qui, telle qu’il l’inter-prète, prescrit, dans le même sens que la quatrième thèse

sur Feuerbach, de chercher du côté de la pratique (et enconséquence de l’histoire), et non seulement de celui de lathéorie (et en conséquence de la nature), la résolution finaledes problèmes dans lesquels l’homme est directement im-pliqué. Les bases dont il faut partir pour rendre compte desdifférents aspects de l’existence humaine, ce sont les basesmatérielles à côté desquelles, en dépit de son matérialisme

de façade, est passé un théoricien comme Feuerbach, qui estclairement visé dans le passage suivant de la note :

Et même toute l’histoire de la religion qui fait abstractionde cette base matérielle est aussi non critique. Il est en effetplus facile de trouver par l’analyse le noyau terrestre desconceptions religieuses les plus nébuleuses qu’à l’inverse àdévelopper à partir de chaque condition réelle d’existence

ses formes célestifiées. C’est cette dernière méthode quiest l’unique méthode matérialiste et donc scientifique.Les lacunes du matérialisme abstrait fondé sur les sciencesde la nature et qui exclut le procès historique sont déjàvisibles dans les représentations abstraites et idéologiquesde ses porte-parole lorsqu’ils se hasardent au-delà de leurspécialité.(Capital , I, 4e section, chap. , trad. J.-P. Lefebvre, PUF,coll. Quadrige, Paris, 1993, p. 418.)

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Dans ces lignes, Marx, comme il l’avait fait dans la premièrethèse sur Feuerbach, s’en prend au matérialisme abstrait et àson objectivisme, parce qu’il dévalorise l’histoire au bénéfice

de la nature et de son « système », qui ramène cette dernièredans les limites où la fige un déterminisme chosiste étroit.Or cette abstraction a pour conséquence l’adoption d’uneméthode que Marx caractérise en utilisant le terme d’« ana-lyse », qui, dans le vocabulaire classique de la philosophie,désigne le mouvement de pensée par lequel on remontedes effets à leurs causes, le mouvement inverse étant appelésynthèse, très différent dans son esprit et ses résultats, quiprocède des causes aux effets, en montrant comment leseffets sont réellement produits à partir de leurs causes, quine sont pas exactement les mêmes que celles auxquelleson remonte en partant de la considération des effets. Quefait un « analyste » du fait religieux comme Feuerbach ?

Il explore des conceptions religieuses les plus nébuleuses,comme le mystère de la rinité, de manière à découvrirleur noyau terrestre, c’est-à-dire les rapports profanes quiconstituent la famille terrestre, dont ces conceptions nesont qu’une projection déformée. C’est-à-dire que, commele signale le début de la quatrième thèse sur Feuerbach, ilpart de ces conceptions comme si elles constituaient déjà

un fait tout donné. Mais, en suivant cette procédure, ilcontourne la véritable diffi culté, qui consiste à expliquer,en sens inverse, comment les conceptions religieuses, dansleur forme idéale et « célestifiée », c’est-à-dire mystifiée,ont été élaborées, produites à partir des conditions réellesd’existence dont elles sont les résultats. Comment les hom-mes en sont-ils venus, au cours de leur histoire, à forger

les ensembles très complexes de représentations illusoiresqui les aliènent, et surtout comment en sont-ils venus à ycroire ? La logique propre à sa méthode conduit un analystecomme Feuerbach, obnubilé par la nature, et qui ne voitpartout en conséquence que des faits déjà tout constitués, àlaisser cette question de côté

Le changement de perspective qui fait passer de l’analyseà la synthèse présente aussi un autre aspect. Exclusivement

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préoccupé par la question de l’aliénation religieuse par la-quelle l’homme, alors qu’il vit en réalité les pieds sur terre,se figure que l’essentiel de son existence, entendons par là

ce qui donne à son existence ses orientations essentielles, se joue là-haut dans le ciel où, par un effet de dédoublement,il projette ses ultimes aspirations, Feuerbach s’intéresseexclusivement à des phénomènes qui se produisent sur leplan de la conscience, et maintient son analyse sur ce seulplan à l’intérieur duquel il se condamne à rester enfermé :pour lui, l’aliénation s’explique par certains mécanismesmentaux qui éloignent l’homme de lui-même, et c’est àla reconstitution minutieuse du fonctionnement de cesmécanismes qu’il se consacre entièrement. De ce fait, il nepeut qu’ignorer les autres aspects de la servitude humainequi ne sont à son point de vue que des manifestationssecondes de cette structure « idéologique », pour utiliser

un terme qui entre dans le vocabulaire de Marx à peu prèsau moment où il rédige ses notes sur Feuerbach, structureà laquelle Feuerbach assigne une position primordiale.Mais, nous en revenons à la question précédente, cettestructure « idéologique », d’où vient-elle ? Comment s’est-elle mise en place ? elle que Feuerbach la prend, tout sepasse comme si elle était tombée du ciel déjà toute formée :

comme on l’a signalé, il part d’elle comme d’un fait donnéqui constitue une sorte de commencement absolu, irré-ductible à tout autre conditionnement et n’obéissant qu’àsa propre logique interne. Comme l’écrit très justementG. Labica, « le fait du redoublement n’est pas pour autantexpliqué. Je sais comment il s’opère, j’ignore pourquoi lemonde est dédoublé » (op. cit., p. 67).

D’où cette conséquence (on peut lire ici en pointillés leda-her  des thèses 1 et 3) : pour résoudre le problème principalqui est de supprimer les limitations concrètes imposées àl’existence humaine par l’aliénation de la conscience dontle principe est ainsi démasqué, il n’y a, au point de vuede Feuerbach, qu’à faire fond sur cette même logique, cequi s’exprime à travers l’exigence de reparcourir en sensinverse le mouvement de renversement en quoi consiste

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cette aliénation, d’où l’appel à renverser le renversement,opération qui devrait en principe annuler les effets du ren-versement primitif. Mais, comme écrit encore G. Labica,

« je dissipe l’illusion sans connaître sa provenance ; jedénonce les effets de l’opium sans me demander ce quipousse « le peuple » à en consommer. C’est pourquoi lerenversement matérialiste tourne court » (id .).

C’est la raison pour laquelle, dans l’analyse de Feuerbach,on n’a à aucun moment de raison de sortir du plan oùla conscience développe ses propres formations, et onfait comme si l’existence humaine se déroulait d’aborden idée : nous avons vu en lisant la première thèse que laréférence à l’ Anschauung , l’intuition sensible qui est censéerésoudre miraculeusement tous les problèmes engendréspar les mécanismes de la conscience religieuse, reste ancréesur un plan purement théorique, et passe à côté des aspects

pratiques de la vie humaine, en tant que celle-ci n’est passeulement la manifestation d’une nature intemporelle,mais relève d’un processus historique complexe dont lesdiverses étapes correspondent à des révolutions pratiquesqui s’attaquent en réalité, et non seulement en idée, auxconditions matérielles dans lesquelles les hommes viventconcrètement. C’est pourquoi, si paradoxal que cela puisse

paraître, le naturalisme de Feuerbach, à son insu victimede l’illusion qu’il prétend combattre, est inséparable d’unthéoricisme ou d’un mentalisme : alors même qu’il pré-tend restituer à l’homme les vertus primordiales attachéesà son existence sensible, il continue obsessionnellement àruminer les aspects les plus délétères, ou du moins les plusidéalisés, de sa vie intérieure.

 À ce point de vue, Feuerbach est bien un « idéologueallemand » comme les autres, c’est-à-dire un penseur quepréoccupent avant tout les idées et leurs mystérieux agence-ments, auxquels il prête un pouvoir de suggestion qui leurpermet de jouer comme de réels rapports de forces et deconduire le monde selon leur logique propre. Marx insisteparticulièrement sur ce point dans la section de L’Idéologieallemande consacrée à Feuerbach, où il écrit par exemple :

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Mettons qu’une époque s’imagine être déterminée par desrapports purement « politiques » ou « religieux », bien que« politique » et « religion » ne soient que des formes de ses

moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion.L’« imagination », la « représentation » que ces hommesdéterminés se font de leur pratique réelle se transformeen la seule puissance déterminante et active qui domine lapratique de ces hommes.(L’Idéologie allemande , trad. G. Badia, Éditions sociales,Paris, 1968, p. 71.)

Croire au pouvoir que détiennent les représentationspolitiques, et tout expliquer en fonction de celles-ci, c’estl’idéologie proprement française ; croire au pouvoir desreprésentations religieuses, c’est l’idéologie allemande, aupoint de vue de laquelle les représentations politiques sontencore trop terre-à-terre pour satisfaire son besoin d’idéa-liser le monde et les rapports réels qui le déterminent ma-tériellement et, peut-on dire, bassement. Les idéologuesallemands comme Bruno Bauer en veulent à la religion,sans s’apercevoir que c’est encore une façon de « vouloir »la religion ou de vouloir de la religion, même si c’est sousla forme sacrilège de son renversement : « Cette concep-tion est vraiment religieuse, elle suppose que l’homme

religieux est l’homme primitif dont part toute l’histoire,et elle remplace, dans son imagination, la productionréelle des moyens de vivre et de la vie elle-même par uneproduction religieuse de choses imaginaires » (id .). De làla nécessité d’un radical changement de cap : « En général,il s’agit constamment, pour ces Allemands, de ramenerl’absurdité qu’ils rencontrent à quelque autre lubie, c’est-

à-dire de poser que tout ce non-sens a somme toute unsens particulier qu’il s’agit de déceler, alors qu’il s’agituniquement d’expliquer cette phraséologie théorique parles rapports réels existants. La véritable solution pratiquede cette phraséologie, l’élimination de ces représentationsdans la conscience des hommes ne sera réalisée, répétons-le, que par une transformation des circonstances et nonpar une déduction théorique » (id ., p. 72).

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Cette sévère remise en cause de la démarche des idéolo-gues allemands, obsédés de religion comme ne peuventl’être que des hommes religieux, même s’ils pratiquent, sur

fond de critique, des messes noires et non d’innocentesmesses blanches, recoupe celle dont Feuerbach fait l’ob- jet dans la quatrième des thèses qui lui sont consacrées,à une nuance près, dont les incidences sont capitales :dans le passage cité de L’Idéologie allemande , Marx sembleprésenter le point de vue de la pratique en alternative àcelui de la théorie, alternative que les thèses entreprennentprécisément de surmonter, ce qui aura pour conséquencede faire apparaître que la vraie critique est celle qui estsimultanément théorique et pratique, et non pratique aulieu d’être théorique. En affi rmant sommairement la néces-sité de substituer à une critique purement théorique unecritique pratique, Marx, dans L’idéologie allemande , donne

l’impression qu’il continue, comme le matérialisme de latradition dont les errements sont dénoncés dans la pre-mière thèse sur Feuerbach, à renvoyer dos à dos l’objectifet le subjectif, en refusant toute réalité aux représentationset à leur « monde ».

C’est cette même ambiguïté qui marque les passages deL’Idéologie allemande  consacrés à Stirner, où il est fait re-

proche à « saint Max » de rester obnubilé par des « histoiresd’esprits » sans se rendre compte qu’elles sont privées decontenu dans la réalité à l’égard de laquelle elles exercentla fonction de masques :

De même pour la religion, ce royaume des êtres qu’ilconsidère comme l’unique royaume. Mais de l’être, del’essence de la religion, il ne sait rien ; sans quoi il lui

faudrait bien savoir que la religion en tant que religionn’a ni être ni royaume. Dans la religion, les hommes mé-tamorphosent leur univers empirique en un pur produitde la pensée, en une représentation qui apparaît commeune réalité étrangère. Ici encore ce ne sont pas du toutles concepts qui peuvent expliquer ce fait, non plus que« la conscience de soi » ni aucune divagation de ce genre,mais bien l’ensemble du mode de production et d’échan-ges tel qu’il a existé jusqu’à maintenant, et qui est aussi

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indépendant du concept pur que l’invention du métier àtisser automatique et l’emploi des chemins de fer le sont dela philosophie hégélienne. S’il tient à parler d’un « être »

de la religion, c’est-à-dire d’un fondement matériel de cenon-être, il ne faut pas qu’il le cherche dans « l’être del’homme », pas plus que dans les prédicats de Dieu, maisbien dans le monde matériel tel qu’il précède chaque stadede l’évolution religieuse (cf. supra Feuerbach).(L’Idéologie allemande , trad. G. Badia, Éditions sociales,Paris, 1968, p. 183.)

Renvoyer « la religion en tant que religion » dans l’ordredu non-être, et poser que s’il y a un « être de la religion »,celui-ci ne peut que lui être extérieur, comme l’est la maté-rialité du monde par rapport à l’idéalité de la pensée, c’est,comme l’a très justement remarqué Derrida dans Spectresde Marx , supposer le problème résolu dans les termes mê-mes où il est posé, en renvoyant la pensée à sa spiritualitépure abstraitement coupée de toute matérialité. S’il s’entenait à ce point de vue, par rapport auquel les thèses surFeuerbach marquent néanmoins une avancée dont l’im-portance reste à apprécier, Marx resterait lui-même unesorte d’idéologue allemand.

Pour prendre la mesure et vérifier le bien-fondé de la

critique opposée à l’idéologie allemande de la religion,reprenons, comme le fait Marx au début de la quatrièmethèse, le raisonnement de Feuerbach. Au centre de celui-ci se trouvent deux concepts : celui du « dédoublement »(Verdopplung ) et celui de sa « résolution » ( Auflösung ),qui, par l’opération d’un mouvement en retour, est censéramener à l’unité ce qui avait été artificiellement scindé.

L’opération de dédoublement est celle que nous avonsdéjà rencontrée à plusieurs reprises, qui projette  jenseits  hors de diesseits , en plaçant en vis-à-vis et en opposantle réel, qui se tient dans ce monde-ci, et l’idéal, renvoyéau-delà des contraintes propres à ce monde. Or, c’est lathèse centrale de Feuerbach, cette projection est de parten part imaginaire ; elle s’explique entièrement par desmécanismes mentaux qui sont ceux de l’imagination :

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ceux-ci obéissent à une logique très particulière qui estcelle du partage par lequel les hommes se figurent menerune vie double alors qu’il n’en est rien dans les faits ; et

c’est précisément en opposant à l’idéal le démenti que luiapportent les faits, en expliquant que l’idéal n’est que duréel détourné, et en préconisant la restitution à l’être pri-mordial sensible de ce qui lui a été artificieusement dérobépar le moyen du dédoublement, que Feuerbach peut seprétendre matérialiste. Mais, les thèses précédentes l’ontmontré, son matérialisme, comme les autres matérialismesde la tradition, n’échappe pas à l’engrenage fatal qu’installeet fait tourner l’alternative entre l’objectif et le subjectif, leréel et le pensé, le théorique et le pratique. Avant d’aller plus loin, remarquons que, même si elle

n’est pas exempte de certaines diffi cultés dans lesquellesle matérialisme s’était embarrassé depuis les origines,

l’analyse de Feuerbach telle qu’elle vient d’être résuméeest d’une considérable originalité, ce qui justifie l’intérêtqu’elle a suscité de la part des jeunes hégéliens et de Marxlui-même au moment où il rédige ses thèses ad Feuer-bach. La présentation de l’illusion, identifiée au modèlede l’illusion religieuse, comme un effet du clivage de laconscience, la conscience étant précisément l’instance de

la réalité humaine qui est disposée à être ainsi scindéeou dédoublée, et donc à jouer de manière spéculaire, enmiroir, en se représentant à distance à travers un doubleplus ou moins déformé, est sans doute à l’époque moder-ne, après, pour aller vite, Lucrèce et Spinoza, la grandethéorie de ce qui, après Marx, va s’appeler « idéologie »,et il y aurait lieu d’examiner les occurrences ultérieures

de cette théorie chez des auteurs comme Nietzsche etFreud qui, à leur façon, sont tributaires de Feuerbach etde sa conception du clivage de la conscience.

Marx décèle les insuffi sances de cette théorie en tantqu’elle se présente comme une théorie de l’aliénationhumaine en général et sur le fond, donc se présentecomme autre chose qu’une simple théorie de l’idéolo-gie : et c’est sous ce motif qu’il appelle à la « dépasser ».

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Mais, en tant que théorie de l’idéologie, se tenant dans lechamp propre où la conscience individuelle et collectivedéveloppe ses formations, il n’a aucun argument sérieux

à lui opposer : c’est-à-dire qu’il n’a pas à sa disposition, etde fait n’aura jamais, une autre théorie de l’idéologie quiferait pièce à celle de Feuerbach et pourrait se substituerà elle. C’est pourquoi il se contente de lui appliquer unecritique externe, qui prescrit la nécessité de ne pas s’enfer-mer une fois pour toutes dans le champ de l’idéologie et desortir de ce champ, pour aller là où se posent les problèmesfondamentaux de l’aliénation, qui ne sont pas seulementles problèmes de l’idéologie ou des problèmes d’idéologie :mais « sortir » ainsi de l’idéologie, cela ne signifie pas enavoir fini avec elle, à moins de supposer que, au cours deleur évolution, les hommes puissent se débarrasser défi-nitivement de l’idéologie, comme si celle-ci ne faisait pas

partie intégrante de leur monde, de leur monde terrestreoù elle est sécrétée et où elle produit ses effets.Or ceci va avoir une conséquence perverse qu’il ne faut

pas du tout esquiver : Marx s’étant ainsi installé dans laposition d’un critique externe du feuerbachisme, critiquequi veut à toute force en « sortir », au sens de l’ Ausgangqu’Engels évoque dans le titre de son livre de 1888 où les

thèses sur Feuerbach ont été pour la première fois livréesau public, il s’est du même coup désintéressé du problèmede l’idéologie, qu’il a complètement laissé de côté par lasuite, sinon lorsqu’il a esquissé sa théorie du fétichisme quireprésente d’ailleurs par certains de ses aspects un retourà la théorie développée par Feuerbach de la conscienceclivée se représentant des rapports réels transposés dans un

ciel idéal. Comment comprendre les mécanismes internesau fonctionnement de l’idéologie ? Une critique externede l’idéologie peut sans doute faire disparaître le problèmeen le supprimant, mais, du même coup, elle le laisse ir-résolu. On peut expliquer par là certaines aberrations etdéviations de l’histoire ultérieure du marxisme qui, à tort,a cru que, en 1845, Marx avait définitivement réglé sescomptes avec Feuerbach et avec la question de l’idéologie.

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Mais il n’en est rien : après 1845, la question de l’idéo-logie, de ses lois propres et de la manière dont celles-ciinterfèrent avec les autres lois dont dépend l’existence

humaine, reste entière. Et la notion de « superstructure »,qui renvoie l’idéologie à nouveau dans un ciel d’idées, quiparaît flotter au-dessus des eaux de la réalité, s’expose aumême type de critique que celle que Marx porte contreFeuerbach dans ses thèses.

Cette remarque étant faite, revenons à la manière dontMarx voit la question de l’aliénation en 1845 en essayantde se démarquer de Feuerbach. Comment expliquer l’alié-nation, et du même coup s’attaquer à ses formes réelles etnon seulement idéelles ou idéales ? En posant le problèmedu dédoublement là où effectivement il doit se poser :non pas dans ou pour la conscience, mais ici-bas, dans « lefondement mondain » (weltliche Grundlage ) qui donne sa

vraie base à l’existence humaine. Autrement dit, et on peutvoir là une occurrence de la théorie du « reflet », il ne peuty avoir de conscience divisée que dans un monde naturelet social lui-même divisé, et non pas illusoirement divisé,mais réellement divisé. Or d’où peut venir cette divisionréelle ? Du processus d’une Selbstzerrissenheit , « auto-dé-chirement », ou Sichselbstwiderspruch, « opposition à soi-

même », dont le siège est « le monde mondain » (weltlicheWelt ) et non un autre monde ou un monde qui ne seraitpas seulement lui-même, mais serait aussi paradoxalementun autre monde. Se retrouve ici l’exigence que nousavions formulée en avançant, dans le cadre de la lecturede la thèse 2, la notion de « naturalité immanente » : lescontradictions qui déchirent le monde humain ne doivent

pas être expliquées par l’intervention de forces extérieuresà son ordre, mais relèvent entièrement de la dynamiquede son développement qui est unifiée dialectiquementsur la base de ses contradictions et trouve en celles-ci lemoteur de sa progression. Et ici, comme nous avons déjàeu plusieurs fois l’occasion de le remarquer, c’est Hegel quisert d’appui au raisonnement que Marx développe contreFeuerbach, ce qui semble signifier qu’il n’y a d’autre moyen

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pour « sortir » de Feuerbach que de revenir à Hegel, ou dumoins à un certain esprit de l’hégélianisme au point de vueduquel le réel est travaillé par le mouvement interne de ses

contradictions.Ce qui compte avant tout, c’est donc ce monde-ci et lescontradictions qui le déchirent à l’intérieur de lui-même.Or ces contradictions, il faut non seulement les compren-dre, mais aussi s’attaquer à elles dans les faits : commel’affi rmera la dernière des thèses sur Feuerbach, il ne suffi tpas d’interpréter le monde, il faut aussi le transformer.

 Autrement dit, une vraie théorie de l’aliénation ne peutaller sans une lutte effective concrète contre l’aliénation, cequi suppose que les conditions de l’aliénation, qui sont àchercher du côté de son « fondement mondain » (weltlicheGrundlage ) et non dans le ciel des idées, soient, comme ledit la thèse 4, « révolutionnées en pratique » ( praktisch re-

volutioniert ). Aborder le problème de l’aliénation humaineà partir des phénomènes de conscience liés à la religion,c’est s’exposer à n’affronter ce problème qu’en conscience,en s’installant soi-même sur le plan où les hommes conti-nuent à ruminer leurs illusions religieuses, et oublier lanécessité de le résoudre en pratique, en le prenant là oùil se pose réellement, sur le terrain où se déroulent les

conflits historiques qui déterminent les transformationsdu vrai monde ou monde mondain, c’est-à-dire ce que latroisième thèse sur Feuerbach a caractérisé à l’aide de lacatégorie de Selbstveränderung , « auto-changement ». À cet investissement pratique dans le mouvement de

transformation du monde, Marx donne à la fin de la thè-se 4 une forme radicale puisque, une fois établi, comme

le montre l’analyse de Feuerbach dont il ne remet pas encause les résultats, que le secret des mystères de « la sainteFamille » est à chercher du côté des phénomènes profanesde la famille terrestre, il formule l’exigence que cette der-nière soit « anéantie en théorie et en pratique » (theoretischund praktisch vernichtet ). Anéantie, c’est-à-dire transfor-mée de fond en comble, et non seulement réaménagéede façon partielle. Retenons ici le rôle crucial reconnu,

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sur les deux plans de la théorie et de la pratique, à la néga-tivité qui, sur fond de rupture, « révolutionne » le mondeau lieu simplement de le réformer.

Comme c’était le cas pour la thèse précédente, la rédactionde la thèse 4 a été modifiée de façon significative sur plu-sieurs points par Engels. C’est à la portée et aux enjeux deces modifications que nous allons nous intéresser à présenten reprenant le détail de la thèse.« Feuerbach part du fait / Engels : prend distance avec

le fait / de l’auto-aliénation religieuse, du dédoublementdu monde en un monde religieux et un monde mondain /Engels : en un monde religieux représenté et un mondeeffectif /. [Feuerbach geht  / Engels : geht aus  /  von demFaktum der religiösen Selbstenfremdung, der Verdopplungder Welt in eine religiöse und eine weltliche aus / Engels : ineine religiöse, vorgestellte und eine wirkliche Welt /.] »

Là où Marx s’était contenté d’écrire : « Feuerbach part dufait [ geht von dem Faktum]... », Engels écrit : « Feuerbachprend distance à l’égard [littéralement « sort », au sens del’ Ausgang ] du fait [ geht aus von dem Faktum]... », ce qui àpremière vue n’est pas très différent. Feuerbach prend dis-tance avec le fait de l’auto-aliénation religieuse, cela veutdire que ce fait est au centre de son attention qu’il retient

de façon obsessionnelle, comme constituant l’indice duproblème auquel il faut s’attaquer prioritairement, ce qui apour conséquence qu’il se trompe de cible, qu’il oublie ounéglige le vrai problème qui se pose sur un autre plan, etque sa « sortie » est en réalité une fausse sortie. Nous l’avonsvu, la quatrième thèse sur Feuerbach développe bien unargument qui va dans ce sens. outefois, la rédaction de

Marx, « Feuerbach part du fait... », attire plus clairementl’attention sur la question de méthode posée par le choixdu point de départ en fonction duquel le phénomèneétudié est appréhendé, le fait de le prendre par un bout oupar l’autre, en considérant en premier lieu ses manifesta-tions idéales ou en privilégiant la prise en compte de sescauses réelles, n’étant nullement indifférent. La correctiond’Engels, sous couleur de mieux faire ressortir l’esprit de la

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critique que Marx fait de Feuerbach, en gomme un aspectessentiel, qui est la décision d’emprunter la voie de la syn-thèse plutôt que celle de l’analyse, comme la lecture de la

note du livre I du Capital  où cette question est à nouveauabordée nous l’a enseigné.La lucidité manifestée par Marx à l’égard de ce problème

de méthode n’est pas tout à fait nouvelle : on pouvait déjàen trouver un témoignage dans le passage des Manuscritséconomico-philosophiques  de 1844 où Marx avait expliquéla nécessité, en vue de rendre compte des phénomènes dutravail aliéné, d’adopter vis-à-vis de la réalité économiqueun autre point de vue que celui de l’économie politique,préfigurant ainsi la démarche d’une « critique de l’écono-mie politique », formule qui, on le sait, sert de sous-titreau Capital . Marx écrivait alors :

L’économie politique part du fait de la propriété privée.

Elle ne nous l’explique pas. Elle exprime le processus ma-tériel  que décrit en réalité la propriété privée, en formulesgénérales et abstraites qui ont ensuite pour elle valeur delois . Elle ne comprend  pas ces lois, c’est-à-dire qu’elle nemontre pas comment elles résultent de l’essence de lapropriété privée. L’économie politique ne nous fournitaucune explication sur la raison de la séparation du travailet du capital, du capital et de la terre...

(Manuscrits de 1844, Économie, politique et philosophie ,trad. E. Bottigelli, Éditions sociales, Paris, 1962, p. 55.)

Partir d’un fait qu’on n’explique pas, dont on ne restituepas la genèse, c’est se condamner à une compréhensionpartielle, c’est-à-dire en réalité une mécompréhension, desphénomènes dont on prétend rendre compte à partir de ce

fait. C’est ce qu’on peut reprocher à l’économie politique,pour laquelle la propriété privée est un fait « naturel »,qui en conséquence ne pose pas problème, et peut êtresaisi comme une donnée première dont la nécessité estirréductible, ce qui a pour conséquence qu’il n’est pasquestion de la révolutionner en pratique. C’est aussi ceque fait Feuerbach : il prend l’aliénation de la consciencereligieuse comme une donnée première de l’analyse,

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mais il ne s’intéresse pas du tout au monde historique danslequel se produit cette aliénation de la conscience, mondequi, pour produire cette aliénation, doit lui-même, sur le

plan qui lui est propre, être aliéné, d’où découle la nécessitéde le révolutionner en pratique, pour que l’aliénation dela conscience soit anéantie à la fois en théorie, c’est-à-diredémasquée, et en pratique, c’est-à-dire supprimée.

Le fait dont Feuerbach part sans l’expliquer, c’est celuide la religiöse Selbstenfremdung , expression reprise parEngels à l’identique, qui, à vrai dire, pose un problème detraduction que nous retrouverons encore un peu plus loinà propos de la Selbstzerrissenheit  du fondement mondainqui est la vraie cause de l’aliénation. Selbstentfremdung  signifie littéralement « aliénation de soi », c’est-à-dire lefait pour la conscience d’être en soi-même aliénée ou devivre sur le mode de l’aliénation. En rendant ce terme par

« auto-aliénation », ce qui est moins neutre et constituepeut-être une surtraduction, nous avons choisi de sou-ligner le choix fait par Feuerbach et incriminé par Marxde prendre cette aliénation comme si elle était co-natu-relle à l’organisation de la conscience, en ce sens qu’ellen’a pas à être rapportée à des causes extérieures à cetteconscience, et donc relève de mécanismes purement men-

taux, et, pourrait-on dire, représentationnels, du type deceux auxquels on peut penser lorsqu’on parle par exempled’auto-suggestion.

La forme prise par cette Selbstentfremdung dont laconscience est le siège est celle d’un « dédoublement »(Verdopplung ), au terme duquel la conscience se présentecomme étant écartelée entre deux mondes, ce qui est la clé

de l’expérience illusoire de reconnaissance dans laquelle elleest de ce fait engagée. Dans une formule très abrupte, rédi-gée en style télégraphique, ce qui est la marque distinctivede l’écriture de ces thèses, Marx signale ce dédoublement àtravers la simple opposition des deux qualificatifs religiöse  etweltliche  (Welt ). La formule weltliche Welt  qui se trouve ainsisuggérée en pointillés dans la version originale des thèses estétonnante : elle souligne fortement le paradoxe sur lequel

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repose l’opération de la Selbstentfremdung , qui dissocie unmonde idéal, celui où évoluent les entités religieuses, et unmonde « réel », qui est le vrai monde, le monde mondain

ou, si l’on veut, le monde-monde, alors que l’autre seraitplutôt un monde-non-monde, artificiellement extrait etdistingué du premier. Du fait même de l’étrangeté de cesexpressions, la blessure ouverte par le clivage qui divise laconscience se trouve exposée crûment en pleine lumière.Pour en faciliter la lecture, Engels a voulu restituer à la phra-se une tournure plus normale : il a donc rétabli le mot Welt  auquel les deux adjectifs se rapportent implicitement, ce quine fait pas problème ; mais, pour préciser le sens de l’oppo-sition évoquée par la phrase, il a aussi, d’une part, assorti lequalificatif religiöse de la précision vorgestellte , « représenté »,et au redondant weltlich, il a substitué wirklich, « effectif »,ce qui exprime plus clairement le face à face du réel et de

l’idéal, mais du même coup, il a peut-être fait disparaîtrece qui donne à la notion de dédoublement l’essentiel de sasignification, à savoir que c’est le même monde qui est ainsiopposé à lui-même, et par là même aliéné, au lieu d’être abs-traitement placé en vis-à-vis par rapport à un autre monde,d’une tout autre nature qui lui serait extérieur, et dont on nevoit pas d’où il est lui-même issu. C’est pourquoi la formule

ramassée et incongrue de Marx, qui préserve l’intrication dusubjectif et de l’objectif, du pensé et du réel, est préférable àla version délayée qu’Engels lui a substituée, qui, sous cou-leur de la faire mieux comprendre, en fausse pour une partla signification, et supprime l’avancée théorique esquisséedans les thèses sur Feuerbach.

« Son travail se résume à ceci, résorber le monde religieuxdans son fondement mondain. [Seine Arbeit besteht darin,die religiöse Welt in ihre weltliche Grundlage aufzulösen.] »

Cette phrase très simple a été reprise telle quelle par Engels.Comme la précédente, elle s’emploie à caractériser la dé-marche de Feuerbach. Nous avons choisi de traduire seine

 Arbeit besteht darin, littéralement « son travail consiste enceci », par « son travail se résume à ceci », pour mieux faire

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ressortir l’idée sous-jacente à cette phrase qui est que le« travail » d’explication auquel se consacre Feuerbach resteenfermé dans certaines limites dont il ne parvient pas à

sortir, ce qui remet en cause la valeur de cette explicationdont les insuffi sances doivent être dénoncées pour autantqu’elles en dénaturent la portée. Sur quoi débouche l’ex-plication proposée par Feuerbach ? Sur l’effort en vue de« résoudre » (auflösen) l’opposition artificielle des deuxmondes entre lesquels la conscience est écartelée en tantque conscience religieuse. Le verbe auflösen a une significa-tion très concrète : il veut dire dénouer, délier, dissoudre,supprimer ; nous l’avons rendu ici par « résorber », pourindiquer le mouvement de retour vers l’arrière qui annulepurement et simplement les effets de l’opération préalablede dissociation : ceci revient à parcourir une espèce decycle, qui reconduit à l’origine, en restituant à l’homme sa

vraie nature d’être de part en part naturel, ce qui corres-pond effectivement au projet qui donne sens à la tentativede Feuerbach.« Mais / Engels : il néglige que, une fois ce travail mené àbien, l’essentiel reste encore à faire. L’essentiel, à savoir /que le fondement humain se détache de soi-même et se fixeen royaume autonome dans les nuages ne peut / Engels :

précisément / être expliqué qu’à partir de l’auto-déchirementet l’opposition à soi / Engels : et de l’opposition à soi / dece fondement mondain. [ Aber / Engels : Er übersieht dasnach Vollbringung dieser Arbeit die Hauptsache noch zu tunbleibt. Die Tatsache, nämlich / das die weltliche Grundlagesich von sich selbst abhebt und sich ein selbständiges Reichin der Wolken fi  xiert, ist / Engels : ist eben / nur aus derSelbstzerrissenheit und Sichselbstwidersprechen / Engels :

und dem Sichselbstwidersprechen / dieser weltlichenGrundlage zu erklären.] »

Dans cette phrase, Marx commence à s’expliquer surce qui l’oppose à Feuerbach : ce dernier, trop exclusive-ment préoccupé par les manifestations du déchirementde la conscience, a de ce fait omis de s’interroger surles causes réelles de ce déchirement, qui ne se trouventpas dans la conscience dont rien ne permet d’affi rmer,

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comme Feuerbach semble le penser, qu’elle se soit d’elle-même « auto-aliénée » ; d’où la nécessité de remonter jus-qu’au « fondement mondain » (weltliche Grundlage ) pour

découvrir ces causes réelles. Au début de la phrase, dans unsouci de clarification qui a aussi pour effet d’en détendreet peut-être à nouveau d’en fausser quelque peu la signi-fication, Engels a voulu expliciter l’idée qui, bien qu’ellereste informulée dans le texte de Marx, n’en apparaît pasmoins clairement pour autant dans celui-ci, et que nousavons rendue en faisant dire à la phrase précédente que letravail de Feuerbach « se résume » à l’opération de l’ Auflö-sung , ce qui marque bien les limites dans lesquelles il estresté enfermé. Mais l’explicitation apportée par la versiond’Engels, en même temps qu’elle atténue le tranchant dela thèse, en dévie pour une part l’esprit : Engels écrit par-dessus l’épaule de Marx que Feuerbach a oublié l’essentiel,

ce qui laisse entendre qu’il s’est arrêté en chemin, doncqu’il n’est pas allé assez loin dans son travail d’explicationdu phénomène de l’aliénation ; or Marx veut en fait diretout autre chose : non pas qu’il aurait fallu aller plus loinet creuser plus profond dans la même direction, mais qu’ilaurait fallu en emprunter une autre, ce que fait ressortir ladistinction entre les deux voies de l’analyse et de la syn-

thèse ; c’est en effet parce qu’il a choisi la première voie,celle de l’analyse, que Feuerbach s’est enfermé dans uncercle vicieux et s’est condamné à démystifier la consciencereligieuse sans rien connaître des causes réelles de son alié-nation, que non seulement il a manquées mais qu’il nepouvait même avoir l’idée de chercher. Donc Feuerbach

n’a pas été seulement négligent, ce que suggère la demanded’une plus grande précision indiquée par l’ajout du eben,« précisément », effectué un peu plus loin par Engels : ils’est fourvoyé, il s’est trompé d’objet en donnant à son ex-plication une orientation qui, dès le départ, la condamnaità ne pas aboutir.

Il fallait donc regarder d’un autre côté, et s’en prendreaux Selbstzerrissenheit   et Sichselbstwidersprechen  dont

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« le fondement mondain » (weltliche Grundlage ) est le siègevéritable. Engels a repris ces deux termes à l’identique, ense contentant de rétablir devant le second l’article que la

rédaction de Marx avait laissé tomber, ce qui produisaitvolontairement ou involontairement un foudroyant ef-fet de style. Avec le mot Selbstzerrissenheit , littéralement« déchirement de soi », se retrouve le même problème detraduction que plus haut avec Selbstentfremdung . Marxveut-il dire seulement que le fondement mondain esten soi déchiré, sous-entendu par le jeu de causes à pro-pos desquelles rien n’est davantage précisé, ce qui laisseouverte la possibilité que ces causes soient extérieures aufondement mondain lui-même ? Ou bien veut-il dire quele fondement mondain se déchire soi-même, au sens de laSelbstveränderung , l’« auto-changement », dont parlait lathèse précédente ? Il semble qu’il n’y ait pas lieu ici d’hé-

siter : c’est la deuxième option qu’il faut retenir comme laplus conforme à l’esprit de l’argumentation esquissée dansles thèses sur fond de ce nous nous sommes permis d’ap-peler « naturalité immanente », en vue de souligner qu’iln’y a pas lieu de sortir hors du monde pour chercher unecause à ses transformations qui sont engendrées à partir delui-même, dans la dynamique de son histoire matérielle qui

explique toutes ses transformations, y compris celles danslesquelles intervient l’activité humaine qui fait partie inté-grante de cette histoire matérielle. Sichselbstwidersprechen ne pose pas le même problème : il va de soi de traduirece mot par « opposition à soi-même », selbst se rap-portant dans sa composition à sich  avec lequel il formel’expression sichselbst , « soi-même », et non directement

à widersprechen. Marx veut bien dire ici, effectivement,que, par le jeu de son « auto-déchirement », le fondementmondain se trouve en opposition à soi-même (et non àautre chose qui lui serait extérieur).« C’est celui-ci même qui doit donc être aussi bien comprisen soi-même dans sa contradiction que / Engels : qui doitd’abord être compris dans sa contradiction et ensuite àtravers la suppression de la contradiction / révolutionné en

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pratique. [Diese selbst muss also in sich selbst sowohl in ihremWiderspruch verstanden als / Engels : muss also erstens inihrem Widerspruch verstanden und sodann durch Beseitigungdes Widerspruchs / praktisch revolutioniert werden.] »

Cette phrase fait ressortir l’enjeu majeur du changementde voie préconisé par Marx : à savoir ne pas s’en tenir à lacompréhension du phénomène de l‘aliénation maintenusur le plan de la conscience, mais s’engager dans le mou-vement de « la révolution pratique » qui, seul, peut mettrefin à cette aliénation. De la manière dont la phrase est

construite, sur le balancement sowohl... als..., « aussi bien...que... », il ressort que les deux opérations de la compréhen-sion et de l’action révolutionnaire se répondent entre ellesréciproquement, de telle manière, précisément, qu’elles nepeuvent être dissociées, que ce soit au bénéfice de l’uneou de l’autre : expliquer le phénomène et intervenir surles conditions de sa production doivent aller ensemble.C’est cette idée qui est à nouveau reprise par Marx dans laphrase suivante, où il avance que la famille terrestre, secretde la sainte Famille, doit « être anéantie en théorie et enpratique » (theoretisch und praktisch vernichtet werden), cequi resserre plus étroitement encore les deux opérations dela compréhension théorique et de la révolution pratique.

C’est sur ce point que, comme nous l’avons remarquéplus haut, les thèses sur Feuerbach marquent une avancéesignificative par rapport à certains passages de L’Idéologieallemande  où théorie et pratique paraissent être placées enalternative l’une par rapport à l’autre.

Mais Engels a compris les choses d’une autre manière.Et c’est pourquoi il a recomposé la phrase de Marx de ma-

nière à faire apparaître entre les deux opérations un ordrede succession temporelle, ce qui est encore une manièrede les dissocier : d’abord comprendre le phénomène, en-suite intervenir à son égard, sous-entendu sur la base desinformations fournies par cette analyse préalable. Cettemanière d’interpréter la phrase va exactement dans le sensde la correction contestable apportée à la phrase précé-dente : elle amène à supposer que Feuerbach ne serait pas

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allé jusqu’au bout de cette séquence complexe et se seraitarrêté à son premier temps, en se contentant d’interpréterle phénomène de l’aliénation, ce qui ne suffi t pas, et en

laissant de côté le principal, die Hauptsache , à savoir lanécessité d’agir sur ce phénomène, la première opérationn’étant que la condition préalable à l’accomplissementde la seconde, qui donne son plein sens à la démarcheainsi engagée.

Mais, revenons-y, l’idée de Marx, telle du moins qu’elleapparaît à la lecture de ce qui est exactement écrit dansson cahier d’étude, est autre : elle revient à poser qu’il n’ya pas d’interprétation qui vaille qui ne soit aussi, simul-tanément, transformation, les deux interventions sur lesplans réciproques de la théorie et de la pratique étant enquelque sorte l’envers et l’endroit d’une même obligation,ce qui devait échapper à Feuerbach parce qu’il avait choisi

la voie de l’analyse et non celle de la synthèse, et s’était dumême coup enfermé dans le cercle d’une herméneutiquedémystifiante qui, d’une part, ne change rien à la réalitédes choses, et, d’autre part, n’en propose même pas uneexplication rationnelle satisfaisante. Avoir prise sur la réa-lité profonde de l’aliénation, c’est à la fois la comprendre àpartir de ses vraies causes et y mettre fin réellement.« Donc, une fois, par exemple, / Engels : par exemple, unefois / révélée la famille terrestre comme le secret de la fa-mille céleste, il faut alors que la première elle-même soitanéantie en théorie / Engels : critiquée en théorie / et enpratique / Engels : et renversée en pratique /. [ Also nach-dem z. B. / Engels : z. B. nachdem / die irdische Familie alsdas Geheimnis der heiligen Familie entdeckt ist, muss nun

erstere selbst theoretisch / Engels : kritisiert / und praktischvernichtet / Engels : umgewälzt / werden.] »

L’exemple évoqué dans cette dernière phrase se rapporte àun aspect saillant de l’illusion religieuse qui a particulière-ment retenu l’attention de Feuerbach : il s’agit du mystèrede la rinité, auquel il est bien diffi cile de trouver uneexplication rationnelle ; or une telle explication existe :elle consiste à trouver le « secret » (Geheimnis ) de cette

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formation idéale, qui est donné par l’organisation naturellede la famille terrestre, dont elle donne une image travestieet déformée. Le mot « secret » se rapporte directement

à la démarche herméneutique de Feuerbach, pour qui,comprendre, c’est exclusivement interpréter, c’est-à-direrésoudre des énigmes, révéler le sens caché de manifesta-tions privées de sens en elles-mêmes. Marx ne rejette pasabsolument cette démarche, qui présente l’avantage dedésigner le point précis, en l’occurrence la famille terrestre,auquel devra s’attaquer à la fois l’explication théorique etl’intervention pratique, étant exclu qu’elle puisse tenir lieude l’une ou de l’autre, de l’explication théorique aussi bienque de l’intervention pratique.

Or la correction apportée par Engels à la rédactionprimitive de Marx, au lieu de mettre à égalité les deuxopérations de l’explication et de l’intervention et par làmême de les poser comme inséparables, les situe sur deuxplans complètement différents, en précisant que l’opéra-tion théorique a une dimension « critique » et l’opérationpratique une dimension « renversante » ou plutôt « révo-lutionnante », pour reprendre le terme dont nous nousétions servis pour rendre la formule umwälzende Praxis  dela thèse 3. Cette correction, qui semble développer le sens

de la phrase originelle de Marx, fait disparaître de celle-ci lecaractère radical de la double opération théorique et prati-que évoqué par l’emploi du verbe vernichten, « anéantir »,dont une lecture fidèle ne peut éluder la violence. C’estprécisément cette radicalité qui permet de faire fusionnerthéorie et pratique, objectif central de la thèse qu’Engelsparaît avoir ignoré, et que rend expressément E. Bloch

lorsqu’il crédite Marx d’une « conception de la théorie-pratique » (Le Principe Espérance , I, p. 327), c’est-à-dired’une conception qui surmonte l’alternative traditionnellede la théorie et de la pratique, ce que seule est en mesurede faire la praxis  révolutionnaire ou révolutionnante.

 

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Feuerbach, mit dem abstrakten Denken nicht zufrieden, will die /Engels : appelliert an die sinnliche / Anschauung ; aber er fasst dieSinnlichkeit nicht als praktische menschlich-sinnliche Tätigkeit .

Feuerbach, pas satisfait avec la  pensée abstraite, veut l’ intui-tion / Engels : en appelle à l’ intuition sensible /; mais il ne saisitpas la sensibilité comme activité humainement sensible pratique.

rès lapidaire, cette thèse reprend à la thèse 1 les deux ré-

férences à l’ Anschauung , « intuition », et à la menschlich-sinnliche ätigkeit , « activité humaine-sensible », qu’elleassortit du qualificatif  praktische , qui souligne le carac-tère « pratique » de cette activité par lequel elle s’élèveau statut d’une véritable praxis , pour reprendre la notionmentionnée explicitement dans la thèse 1, reprise dansles thèses 2 et 3, qui va réapparaître à nouveau dans la

thèse 8, et qui est ici sous-jacente à l’énoncé de la thèse.D’autre part, le contenu de cette thèse 5 sera repris dansla thèse 9, dans le nouveau contexte socialisé qui aura étéintroduit dans l’intervalle à partir de la thèse 6. En dépitde sa brièveté, elle concentre donc les enjeux principauxabordés dans l’ensemble des thèses.

Cette thèse, qui, à nouveau, concerne expressémentFeuerbach, et révèle les limites dans lesquelles sa tentative

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d’une réforme de la philosophie s’est enfermée, articuledeux constatations : la première marque la limite à laquelles’arrête la démarche de Feuerbach, à savoir l’ Anschauung ,

et la seconde énonce ce que cette démarche est empêchéed’atteindre, pour des raisons qui n’ont rien d’accidentel,mais tiennent à sa logique propre qui l’a amenée à mécon-naître le vrai caractère de la Sinnlichkeit , la « sensibilité »,à savoir la praktische menschlich-sinnliche ätigkeit , la sen-sibilité en tant qu’elle ne se réduit pas à une pure saisiecontemplative et extatique de l’objet, mais fait subir à ce-lui-ci les effets d’une activité pratique de transformation ;et ici nous retrouvons l’idée cruciale de la Veränderung ,qui sert en quelque sorte de fil conducteur à toutes lesthèses, et qui, par-dessus Feuerbach, renoue avec l’espritde l’hégélianisme.

Reprenons la première de ces constatations. Elle présente

l’entreprise de Feuerbach en la reprenant à son point dedépart qui détermine l’ensemble de son orientation.Feuerbach part d’une critique de la pensée abstraite, dontil décèle les insuffi sances : cette pensée abstraite est cellequi sépare l’homme de lui-même, en lui ôtant la propriéténaturelle de ses objets donc de son essence, arbitrairementisolés de sa nature ; et la meilleure illustration en est

donnée par les formes de l’illusion religieuse qui sont pré-cisément les manifestations de l’essence humaine aliénéeou de l’homme abstraitement opposé à lui-même. Ce pro-cessus d’abstraction, à partir duquel Feuerbach expliquele phénomène de l’aliénation, le choque profondément ;tel qu’il l’interprète, il correspond à un mouvement dedénaturation et de dépossession qui, artificiellement, pro-

 jette à travers des figures idéalisées, comme par exemplela représentation de la sainte Famille qui vient d’être évo-quée à la fin de la thèse 4, des déterminations empruntéesà l’existence humaine concrète, abusivement spoliée parl’opération factice dont relève la conscience religieuse.Comment réagir à ce scandale ? En proclamant la néces-sité de restituer à son légitime propriétaire ce qui lui aété dérobé : sa relation primordiale à la naturalité que la 

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pensée abstraite a rompue, et qu’il faut absolumentrenouer. Pour cela, il n’y a selon Feuerbach qu’un seulmoyen : reconnaître la primauté de l’intuition, à travers

laquelle s’effectue un rapport immédiat, donc inaltéré etauthentique, au monde tel qu’il se donne sous des formessensibles, concrètes dont il est possible de jouir sans entra-ves. Ainsi l’homme vrai, rendu à lui-même, réconcilié aveclui-même et avec le monde, c’est l’homme qui a retrouvéle chemin des choses sensibles dont l’avait détourné lareligion avec ses fictions et ses abstractions.

Cette présentation très ramassée de la démarche deFeuerbach est conforme à celle qui en avait déjà été pro-posée par la thèse 4 : Feuerbach part de la pensée abstraitesur laquelle il fixe son attention critique, et qui pour luireprésente la forme par excellence de l’auto-aliénation re-ligieuse ; il cherche à comprendre les mécanismes qui ont

engendré cette figure déformée de la pensée : il les trouvedans le dédoublement du monde en monde mondain etmonde religieux, le réel et l’idéal placés ainsi en vis-à-visn’étant que la même chose opposée à elle-même ; pour sup-primer cette opposition, il résorbe le monde religieux dansson fondement mondain ; et cette opération de récupéra-tion ou de reprise, qui représente en réalité un mouvement

de retour en arrière vers l’origine, le conduit à prêcher lesvertus de l’immédiateté à laquelle donne accès l’intuition,sous ses formes sensibles qui ne sont pas corrompues parles manipulations auxquelles la conscience religieuse estsoumise. De son point de départ, l’opposition déclarée àla pensée abstraite, jusqu’à son point d’arrivée, le recoursà cette figure du salut que lui offre l’intuition comme

forme naturelle du rapport que l’homme, ayant une foispour toutes rejeté l’illusion d’un autre monde, entretientavec son monde dans lequel il se reconnaît pleinement,le raisonnement de Feuerbach se referme en boucle surlui-même et, ayant accompli son cycle, atteint ainsi lepoint ultime au-delà duquel il ne peut plus aller, au-delàduquel il n’a plus aucune raison de chercher à aller. Laformule Feuerbach... will die Anschauung , « Feuerbach...

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veut l’intuition », exprime cela de façon saisissante : ilveut l’intuition parce qu’elle satisfait son désir de rendre àelle-même l’existence humaine en la libérant de l’oppres-

sion exercée par le règne de la pensée abstraite ; il veutcela, et il ne veut rien d’autre ; car, de la manière dont ils’est attaqué au problème de l’aliénation, qui l’a amenéà la considérer comme un processus mental concernantd’abord et seulement la pensée, lorsqu’il a enfin trouvéle moyen de ramener la pensée sur le terrain concretde la sensibilité, il ne lui reste plus rien à désirer : il estpleinement satisfait.

Feuerbach n’a pas tort de considérer qu’avec l’intuition ilest allé au bout de son entreprise dont elle marque effecti-vement le terme ultime qu’elle ne peut plus dépasser. Maisil n’empêche qu’au-delà de cette limite il y a autre chose,que Feuerbach ne pouvait pas voir parce qu’il ne voulait

pas le voir : le caractère actif-pratique de cette sensibilitéqu’il n’avait appréhendée que sous l’angle de l’immédiatetéet de ses fallacieux mirages ; c’est ce caractère actif-pratiquequi fait d’elle une sensibilité proprement humaine, unevéritable  praxis , qui, pour reprendre l’argumentation dela thèse 1, surmonte dialectiquement l’alternative du sujetet de l’objet et ainsi réconcilie effectivement, en pratique,

l’homme avec le monde, un monde avec lequel il ne secontente plus alors de célébrer, par le biais de l’intuition,des noces mystiques. Au § 38 de ses Principes de la philosophie de l’avenir ,

Feuerbach écrit :

Seul est vrai et divin ce qui n’a pas besoin de preuve, ce

qui est immédiatement certain par soi, qui parle pour soiet convainc immédiatement, qui entraîne immédiatementl’affi rmation de son existence, ce qui est clair comme le jour. Or seul le sensible est clair comme le jour. C’estseulement là où le sensible commence que prennent fintous les doutes et toutes les disputes. Le secret du savoirimmédiat est la qualité sensible.( Manifestes philosophiques , trad. L. Althusser, PUF, Paris,1960, p. 182).

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Sa fascination à l’égard de la nature, présentée commeremède miracle aux blessures infligées à la vie humainepar le jeu de la pensée abstraite, a conduit Feuerbach à

créer à son insu une nouvelle religion, en transposant surla réalité immédiate, qualifiée dans les lignes qui précèdentde « vraie et divine », les caractères du monde sacré alorsmême qu’il croyait les écarter définitivement : en effet,parti de la pensée abstraite dont il n’était pas satisfait sousla forme où la religion la lui présentait, il n’a jamais pu enréalité sortir de cette pensée abstraite ; son intuition resteun objet de culte, une abstraction coupée des exigencespratiques de la vie humaine à côté desquelles il est passé,à côté desquelles il devait fatalement passer. Mais, pourle dire d’un mot, il ne suffi t pas que l’homme remette lespieds sur terre, si c’est seulement pour s’y agenouiller ;encore faut-il qu’il apprenne à y marcher, c’est-à-dire à

enclencher par son activité le mouvement d’une histoirequi transforme cette terre en l’appropriant à ses besoins,ce qui suppose qu’il la profane.

On pourrait bien sûr objecter à Marx que la référenceà la  praxis , à l’activité humainement-sensible pratique,dont il se sert ici pour échapper aux limites dans les-quelles Feuerbach s’est enfermé, a elle aussi, telle que la

présente la thèse 5, l’allure d’un remède miracle, d’unesolution magique aux problèmes concrets de l’aliénationhumaine. Quelles formes prend cette activité ? Qu’est-cequi lui permet de surmonter les dilemmes auxquels secondamne la pensée analytique ? En quoi indique-t-elle lavoie d’un retour au monde vrai de l’homme qui est pourlui la condition d’une vie non aliénée ? Ces interrogations

restent pour le moment en suspens, et l’objectif des thè-ses suivantes, à partir de la thèse 6, qui correspond à unnouveau moment du raisonnement suivi par Marx, seraprécisément de les traiter, en dotant cette activité pratiqued’un nouveau caractère, celui propre à une praxis  sociali-sée, ce qui va permettre à la fois d’expliquer les causes del’erreur commise par Feuerbach et d’indiquer les moyenspermettant d’y échapper.

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Engels est intervenu en un unique point sur la rédactionde la thèse 5 : à la formule resserrée « Feuerbach... willdie Anschauung   », que sa sobriété rend particulièrement

éloquente, il a substitué « Feuerbach... appelliert an diesinnliche Anschauung  », qui, d’une part, précise le caractèresensible de l’intuition – était-ce vraiment indispensable ? –,et, d’autre part, présente celle-ci comme un recours contrela domination de la pensée abstraite, ce qui, sans altérersignificativement la signification de la phrase, lui confèreune valeur plus restreinte que celle exprimée par le vibrant« Feuerbach... will   ». Marx, en écrivant comme il l’a faitsa cinquième thèse sur Feuerbach, semble avoir voulu lafaire claquer comme un drapeau : elle résonne sur le tond’une proclamation, caractère encore renforcé par le faitque, dans les seules quelques lignes qui la composent,trois expressions apparaissent soulignées, ce qui semble en

marteler la portée.Ce qui est important dans la thèse 5, c’est sa terminologiepar laquelle, comme cela a été signalé, elle fait étroitementcorps avec les autres thèses. La référence à « la penséeabstraite », qui résume la théorie feuerbachienne de laprojection, renvoie à la nécessité alternative d’une penséeconcrète, en prise sur la réalité effective des choses. Le pro-

blème est que, pour Feuerbach, qui comme Rousseau dontil est une sorte de fils spirituel a horreur des médiations,causes inévitables de dénaturation, concret est synonymed’immédiat, c’est-à-dire ce qui s’offre à la pure intuition.Pour ce qui concerne la traduction du terme Anschauung ,nous renvoyons aux considérations présentées à ce sujetdans le cadre du commentaire de la thèse 1 : il exprime la

saisie purement réceptive d’un donné naturel ainsi préservéinaltéré ; si ce n’était pas si lourd, peut-être faudrait-il lerendre par « intuition contemplative », de manière à resti-tuer sa dimension d’abandon à ce type de rapport à la réalitéque Feuerbach conçoit avant tout comme un acte d’amour,sur fond de consentement empreint de sensualité.

C’est à ce climat d’abandon consentant que s’opposel’idée véhiculée par l’expression « activité humainement

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sensible  pratique   », dont le long déploiement renforceencore l’impact. Il est seulement à noter que Marx a iciinversé le rapport dans lequel les deux termes menschlich et

sinnlich avaient été associés dans la rédaction de la premièrethèse : alors que celle-ci avait évoqué la sinnlich-menschli-che ätigkeit , ce qu’Engels avait jugé bon de corriger enécrivant menschliche sinnliche ätigkeit   qui lui paraissaitplus correct du point de vue de la langue, il parle à présentde la menschlich-sinnliche ätigkeit , formulation à laquelleEngels cette fois ne touche pas : il n’est pas évident quecette inversion modifie le sens, l’essentiel étant l’associa-tion, visualisée par le tiret, des deux références au sinnlichet au menschlich, qui s’oppose au caractère exclusivementnaturel et peut-on dire animal ou vital de l’ Anschauung , enun sens où la nature se pose en alternative par rapport à laculture et l’histoire humaine, alternative dont Marx pro-gramme justement le dépassement. Ce qui est importantsurtout, c’est l’adjonction aux précédentes déterminationsde celle indiquée par le terme praktisch, qui, par contraste,met en évidence le caractère idéel et théorique de l’intui-tion feuerbachienne, condamnée à une passivité qui faitd’elle un phénomène à la limite inhumain, comme unesorte d’expérience sacrée qui, par l’extase qu’elle provo-

que, appelle uniquement la soumission. Pour atténuer lalourdeur de la formule de Marx, les traducteurs ont sou-vent usé ici de périphrases. Par exemple, G. Badia traduitla deuxième partie de la thèse 5 de la manière suivante :« (Feuerbach) ne considère pas le monde sensible en tantqu’activité pratique concrète de l’homme », et G. Labica :« (avec Feuerbach) la pratique fait défaut, et avec elle le

caractère humain du sensible », ce qui explique sans doutecorrectement ce que Marx a voulu dire, mais ne respectepas l’effet produit par la massivité de sa formule, qu’ilsemble asséner en frappant du poing sur la table, commeil convient à une thèse dont le ton renoue par là avec celuide la thèse 1, et de son appel à la revolutionäre , praktisch-kritische ätigkeit .

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Feuerbach löst das religiöse Wesen in das menschliche  Wesenauf. Aber das menschliche Wesen ist kein dem einzelnen Individuuminwohnendes / Engels : inne wohnendes / Abstraktum. In seinerWirklichkeit ist es das ensemble / Engels : das Ensemble / der gesell-schaftlichen Verhältnisse.

Feuerbach résorbe l’essence religieuse en l’essence humaine. Maisl’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui réside dansl’individu unique. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rap-ports sociaux.

Feuerbach, der auf die Kritik dieses wirklichen Wesens nicht eingeht,ist daher gezwungen :

Feuerbach qui ne parvient pas jusqu’à la critique de cette essenceeffective, est en conséquence obligé :

1. von dem geschichtlichen Verlauf zu abstrahieren und das religiöseGemüt für sich zu fi  xieren, und ein abstrakt – isoliert  – menschlichesIndividuum vorauszusetzen.

1. de faire abstraction du cours de l’histoire et de figer le sentimentreligieux en soi-même, et de supposer un individu humain abstrait– isolé.

2. Das Wesen kann daher nur / Engels : kann bei ihm daher dasmenschliche Wesen nur / als « Gattung » , als innere, stumme, die vie-len Individuen / Engels : bloss / natürlich verbindende Allgemeinheitgefasst werden.

2. L’essence ne peut en conséquence / Engels : chez lui, l’essencehumaine ne peut en conséquence / être saisie que comme « genre »,

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comme généralité intérieure, muette, posant un lien / Engels :

purement / naturel  entre la multiplicité des individus.

Cet énoncé riche et complexe marque un tournant dansla suite des thèses sur Feuerbach, et amorce un secondmouvement dans le déroulement de leur réflexion. Eneffet, lorsque la thèse 6 explique l’essence réelle (wirklicheWesen) de l’homme en se servant de la formule das en-semble der gesellschaftlichen Verhältnisse , qui, à juste titre, afait couler beaucoup d’encre, elle introduit une idée que

rien n’annonçait dans les thèses précédentes, par laquellela critique de la démarche de Feuerbach passe à un autreniveau, où sont clarifiés un certain nombre de points quiétaient restés jusqu’alors en suspens, mais où, du mêmecoup, apparaissent aussi un certain nombre de problèmesnouveaux. Les thèses suivantes exploiteront ce filon, enréévaluant sur les nouvelles bases ainsi offertes le contenudes arguments esquissés dans les cinq premières thèses, quitrouvent alors, transportés dans ce nouveau champ, leurpleine résonance.

Remarquons que la construction complexe de la thèse 6repose à nouveau sur la reprise du terme daher , « enconséquence », qui met en évidence la logique interne

au raisonnement de Feuerbach en montrant comment, àpartir de certains de ses présupposés de base, il est fatale-ment poussé dans un sens dont il ne lui est plus possibleensuite de s’écarter, s’enfermant du même coup dans deslimites qui sont pour lui infranchissables. Ce mode d’ar-gumentation renoue avec une procédure déjà utilisée quifait apparaître qu’il y a des choses que Feuerbach n’a pas

comprises, a échoué à comprendre, parce que de fait ils’était mis dès le départ en situation d’être empêché de lescomprendre, et même d’être empêché de voir la nécessitéde les comprendre : de là la nécessité, non pas, comme ledit Engels, de faire un pas de plus, le pas que Feuerbachn’est pas lui-même allé jusqu’à faire ou n’a pas su faire,mais de reprendre tout le raisonnement à sa base, pourl’orienter dans une tout autre direction.

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Tèse 6 

Pourquoi la tentative de Feuerbach s’est-elle enferméedans un cercle vicieux qui retourne sa réussite en échec ?Parce que, en admettant comme évidentes certaines

réalités, qu’il prenait comme des données irrécusablesde l’expérience immédiate, et qui, à ses yeux, avaient étéabusivement recouvertes et falsifiées par le jeu de l’illu-sion religieuse auquel, en vue de rétablir ces réalités dansleur droit originaire, il projetait lui-même de mettre fin,Feuerbach s’était épargné la peine de soulever certainesquestions essentielles à propos de ces réalités qui, pourlui, en raison de leur caractère « concret », c’est-à-dire, àson point de vue, sensible, ne faisaient pas problèmes. Aupremier rang de ces réalités, l’homme, la nature humaine,l’essence humaine, qui constituent le point nodal de satentative, celui où sa fragilité se révèle en clair.

L’ambition déclarée de Feuerbach est de rendre l’homme

à lui-même, en mettant fin à l’abusive spoliation dont ilest la victime et qui est cause de son aliénation, c’est-à-dire du fait qu’il a été rendu artificiellement étranger àlui-même et au monde qui est le sien, tel que le lui offrepur et inaltéré l’ Anschauung , l’intuition-contemplationsensible. Mais, en posant de cette manière le problème del’aliénation, ce qui l’amène à emprunter la voie de l’ana-

lyse pour entreprendre sa critique de la pensée abstraite,Feuerbach se condamne à ne pas comprendre la véritablenature de l’activité humaine sensible, que celle-ci soit sinn-lich-menschliche ätigkeit  ou menschlich-sinnliche ätigkeit ,« activité sensiblement humaine » ou « activité humaine-ment sensible » : c’est-à-dire qu’il doit obligatoirementpasser à côté du problème posé par l’intrication effectuée

en pratique, activement, et non seulement en pensée surun mode intuitif ou contemplatif, entre ce qui est sinn-lich, le sensible, et ce qui est menschlich, l’humain, deuxcaractères dont l’association est pour lui une donnée natu-relle immédiate, à la manière d’une sorte d’inconditionné.Comment, dans quelles conditions la sensibilité, qui est lemode par lequel l’homme accède directement à la réalitédu monde extérieur, se combine-t-elle avec une activité,

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c’est-à-dire une intervention à l’égard de cette réalité quia pour effet de la transformer, au sens de la  Veränderung ?Comment se fait-il que la sensibilité, en même temps

que le préalable de cette activité, soit aussi son résultat,c’est-à-dire son produit ? Ces interrogations, Feuerbach lesignore superbement parce qu’il a choisi d’adopter vis-à-vis des réalités du monde et de l’homme la position, onserait presque tenté de dire la pose, de l’innocent qui secontente de prendre naïvement ces réalités comme telles,en se fixant pour unique objectif de ne pas les dénaturer,c’est-à-dire de ne pas les livrer à nouveau aux déformationsinduites par la spéculation abstraite.

Du même coup, daher , l’entreprise de Feuerbach estmarquée par une grave ambiguïté. Ce monde tel quel,cet homme tel quel, quels sont-ils en réalité ? Ne sont-ilspas les données d’une sensibilité elle-même coupée arti-

ficiellement de ses conditions pratiques, ce qui fait d’euxdes abstractions ? elle est précisément la leçon principalequi se dégage des cinq premières thèses sur Feuerbach :Feuerbach, à son insu, est resté victime de la même abs-traction qu’il critiquait, et dont il n’a fait que déplacer lepoint d’application. Sa terre n’est pas moins imaginée etidéale que le ciel qu’il accuse de l’avoir dépossédée de son

essence naturelle véritable : c’est une terre intuitionnée etcontemplée, c’est-à-dire encore et toujours une terre pen-sée, une terre rêvée, dans laquelle il place toutes ses espé-rances dans une perspective de salut dont la dimension esten dernière instance religieuse. Lassé des fausses subtilitésdu concept, dans lesquelles il a vu une résurgence fatale del’illusion religieuse, Feuerbach a voulu leur substituer les

réalités tangibles et directement consommables de la vienaturelle, qu’il se représente comme les fruits miraculeuxdu jardin d’Eden. Mais, comme l’a montré la thèse 2, il n’afait ainsi que reconduire l’alternative du réel et du pensé,ce qui l’a empêché de comprendre comment la penséehumaine peut parvenir à la vérité objective, c’est-à-dire àune vérité qui ne soit pas seulement sa vérité, mais qui soitune vérité unanime et partagée, dont les caractères sont

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l’effectivité (Wirklichkeit ), la puissance ( Macht ) et la na-turalité immanente (Diesseitigkeit ) : doit lui échapper lavérité telle qu’elle se produit diffi cultueusement et dan-

gereusement dans l’horizon de la  praxis , au lieu de seu-lement s’offrir sous une forme apparemment définitive àune appréhension théorique coupée des nécessités et despréoccupations de la pratique, donc en dehors de la pers-pective propre à ce qu’E. Bloch, dans sa lecture des thèsessur Feuerbach, appelle « la théorie-pratique ».

Il faut donc faire ressortir au grand jour le problèmeque Feuerbach a relégué dans l’ombre, ce problème qu’ila omis de poser parce que, en réalité, il ne voulait pas oune pouvait pas le poser : l’homme et le monde qui appa-raissent liés dans l’expérience sensible, d’où viennent-ils,comment, dans quelles conditions, se sont-ils ou ont-ilseux-mêmes été constitués ? Mais, en posant ces questions,

on voit apparaître sous un jour complètement nouveaules objets auxquels elles s’appliquent. Le monde qui, aulieu d’être offert à l’intuition innocente et pure commeune donnée originaire, est le résultat d’un processus prati-que de transformation et de production, c’est un mondeauquel l’activité humaine s’est ou a été incorporée, et quidonc n’est plus face à l’homme comme un objet massif

et inentamable, dont la réalité purement naturelle auraitseulement à être préservée et célébrée dans l’intime etchaleureuse proximité de l’acte de jouissance et d’amourqui lui est consacré : c’est un monde qui a perdu tout ca-ractère sacré, et est destiné à être profané par l’opérationde la Veränderung  qui le change en profondeur de façonpermanente et fait de lui un monde perpétuellement nou-

veau, en lieu et place du monde très ancien et immuabledes vieux mythes éternels qui le dotent d’une inhumaineintemporalité. Et l’homme qui affronte ce monde nonseulement en pensée, mais dans sa pratique de produc-teur, de travailleur, ce n’est plus l’homme isolé et désœu-vré, l’homme à l’état de nature comme dirait Rousseau,mais ce sont les hommes qui font de leur nature leurœuvre et non seulement la manifestation de leur essence,

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les hommes qui se produisent effectivement à travers leur praxis   dans laquelle sont fusionnés les points de vue del’objet et du sujet, de la pensée et du réel, du déterminisme

et de la liberté, du profane et du sacré, du concret et del’abstrait, pour reprendre les thèmes abordés dans les cinqprécédentes thèses sur Feuerbach.

C’est précisément ce dernier point qui est mis en valeurdans la sixième thèse sur Feuerbach, qui se consacre àl’exploration du champ ouvert entre les deux manièrespossibles d’appréhender la réalité humaine : soit à partiret en fonction de l’existence de l’individu unique, et quin’atteint vraiment son essence d’homme qu’en s’enfermantdans son unicité, à la manière de l’Unique de Stirner ;soit à partir et en fonction de l’existence des multiplesindividus dont il s’agit alors de comprendre en quoi leurmultiplicité, en dépit de sa dispersion apparente, constitue

néanmoins à sa façon un tout, ou du moins, selon le termeque Marx reprend directement à la langue française, un« ensemble », réalisé dans une vie communautaire prenantla forme concrète d’une totalité en mouvement, d’une to-talité qui n’est pas unifiée à partir de ses conditions a priori  qui la referment sur elle-même, donc d’une totalité em-portée dans le mouvement de son auto-transformation

(Selbstveränderung ), pour reprendre la formule utilisée parMarx dans la thèse 3, c’est-à-dire d’une totalité historiqueet non seulement naturelle. Cette essence humaine à lafois une et multiple, quelle est-elle en réalité, c’est-à-direen pratique ?

La réponse globale apportée par la thèse, qui, commenous l’avons dit pour commencer, fait passer la discus-

sion avec Feuerbach sur un autre plan où joue un toutnouveau régime d’argumentation, réponse dont les thèsessuivantes exploreront toutes les conséquences dérivées,est la suivante : l’être vrai de l’homme, « c’est » (es ist )– sous-entendu : et ce n’est rien d’autre que cela – son êtresocial, tel que celui-ci est matérialisé dans « l’ensemble desrapports sociaux » qui réalise la diffi cile fusion de l’un etdu multiple de l’homme, suivant une procédure à propos

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de laquelle se pose alors la question de savoir si la formule« essence humaine » lui correspond encore adéquatement.

Un passage de L’Idéologie allemande   éclaire bien ce rai-

sonnement. Une fois reconnu le pas en avant effectué parFeuerbach lorsque celui-ci a démontré la nécessité de passerde la considération de l’homme idéal à celle de l’hommeréel qui est l’homme concret, l’homme sensible, Marxremarque que, dans les conditions où il a été accompli, cepas en avant se retourne aussitôt en pas en arrière :

Là encore, il s’en tient à la théorie et ne saisit pas les hom-mes dans leur contexte social donné, dans leurs conditionsde vie données qui en ont fait ce qu’ils sont... Il n’arrive jamais aux hommes qui existent et agissent réellement, ils’en tient à une abstraction, « l’Homme », et il ne parvientà reconnaître l’homme « réel, individuel, en chair et enos » que dans le sentiment, autrement dit il ne connaîtpas d’autres « rapports humains » « de l’homme avec

l’homme » que l’amour et l’amitié, et encore idéalisés. Ilne fait pas la critique des conditions de vie actuelles. Il neparvient donc jamais à saisir le monde sensible comme lasomme de l’activité  vivante et physique des individus quile composent...(Marx, L’Idéologie allemande , trad. G. Badia, Éditionssociales, Paris, 1968, p. 56.)

L’homme réel de Feuerbach, c’est encore l’homme telque le voit la théorie, c’est l’homme « vrai » ; ce n’estpas l’homme de la  praxis   sociale effective, et ce n’est pasl’homme historique qui est le produit de son activité et desrapports à travers lesquels celle-ci se développe.

 Après avoir dégagé la nouvelle impulsion communiquée

par la thèse 6 au raisonnement développé dans les thè-ses sur Feuerbach, essayons de comprendre comment, àtravers quelle suite d’idées, quelles notions à l’appui, elleparvient à mettre en place la problématique qui vientd’être évoquée.« Feuerbach résorbe l’essence religieuse en l’essence hu-maine. Mais l’essence humaine n’est pas quelque chosed’abstrait qui réside dans l’individu unique. Dans sa réalité

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effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux [Feuerbachlöst das religiöse Wesen in das menschliche Wesen auf. Aberdas menschliche Wesen ist kein dem einzelnen Individuuminwohnendes / Engels : inne wohnendes / Abstraktum. In sei-ner Wirklichkeit ist es das ensemble / Engels : das Ensemble

 / der gesellschaftlichen Verhältnisse.] »

Ce premier paragraphe renoue avec la méthode utiliséedans les thèses précédentes, en reprenant l’analyse proposéepar Feuerbach à sa source, de manière à montrer le vicede forme qui, dès le départ, en dévie le projet, projet qui

consiste à retrouver le chemin conduisant à l’homme vrai,l’homme naturel de la sensibilité et de l’intuition contem-plative délivré de l’influence pernicieuse qu’exercent sur luiles faux mystères de la religion et de la spéculation. Quefait Feuerbach ? Il « résorbe l’essence religieuse en l’essencehumaine  » (löst das religiöse Wesen in das menschliche Wesenauf  ), ce qui reprend pratiquement à l’identique une formulede la thèse 4. Autrement dit, il trouve le secret de l’illusionreligieuse, pour autant qu’il soit possible de trouver un sensà ce non-sens, dans la réalité première de l’homme : et lefait que, dans la formule « menschliche Wesen », le qualifi-catif « menschlich » soit souligné dans le texte marque bienl’orientation de ce mouvement d’inspiration herméneu-

tique qui présente les caractères d’un retour à l’origine,d’une restauration et d’un dévoilement ; elle est ciblée surl’homme, l’homme essentiel défini par son être générique,dont la spéculation religieuse fournit une image inversée etdénaturée qu’il faut impérativement redresser.

Feuerbach prétend rétablir dans ses droits l’essence hu-maine. Mais il ne prend pas le temps de se demander en

quoi consiste réellement cette essence humaine, ce qu’elleest effectivement, au sens propre de la Wirklichkeit . C’estpourquoi, d’emblée, il l’identifie à un  Abstraktum, uncaractère ou un groupe de caractères censé se retrouveridentiquement dans tous les êtres humains, qui fait d’euxdes êtres humains parce qu’il constitue ce que le langage dela scolastique aurait appelé leur forme substantielle d’êtreshumains, leur « humanité », c’est-à-dire, comme ce sera

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expliqué à la fin de la thèse, leur appartenance à un même« genre » (Gattung ). ous les individus qui constituent l’hu-manité doivent en principe posséder pleinement les traits

distinctifs qui définissent ce genre, ce sans quoi leur qua-lification d’êtres humains est remise en question. On peutreprendre à ce propos le commentaire qu’Étienne Balibarpropose de ce passage de la sixième thèse sur Feuerbach :

Les philosophes se sont fait une idée fausse de ce qu’estune essence... Ils ont cru, premièrement, que l’essence estune idée , ou une abstraction, on dirait encore dans unautre langage un concept universel , sous lequel peuvent êtrerangées, par ordre de généralité décroissante, les différen-ces spécifiques et finalement les différences individuelles ;et deuxièmement, que cette abstraction générique est enquelque sorte « logée » (inwohnend ) dans les individusdu même genre, soit comme une qualité qu’ils possèdentd’après laquelle on peut les classer, soit même comme une

forme ou une puissance qui les fait exister comme autantde copies du même modèle.(La Philosophie de Marx , La Découverte, coll. Repères,Paris, 1993, p. 30).

Ouvrons ici une parenthèse, de manière à illustrer cetteprésentation de l’essence comme principe générique quidétermine de l’intérieur la nature de l’individu. Au e 

siècle, une promenade dans le jardin de son école suggéraitau maître parisien Hugues de Saint-Victor la méditationsuivante au sujet de la beauté de la création divine :

Une preuve véritable et manifeste de la sagesse divine, c’estque chaque espèce engendre du semblable, et que, sur desindividus aussi nombreux, une ressemblance unique sesoit propagée sans changer la forme reçue depuis l’originepremière. La brebis n’engendre pas de veau, ni le lion derenardeau, mais tout ce qui existe étend sa descendanceà des êtres qui lui ressemblent. La même loi s’observeaussi dans le monde insensible : le tilleul est une essenced’arbre, le hêtre en est une autre, le chêne en est uneautre. Chacune a sa propre apparence et chacune gardela ressemblance propre à son essence. Vois une feuille,comme elle se distingue par sa circonférence en dents descie, comme elle est tramée en dedans de nervures qui se

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prolongent de chaque côté. Compte sur l’une, compte surune autre, tu découvriras que tout ce qui est de la mêmeespèce porte la même ressemblance. Autant de dents sur

l’une que sur l’autre, autant de nervures sur l’une que surl’autre, même forme en l’une qu’en l’autre, même couleur.Vois comment les mûres, comment les fraises se distin-guent par leurs petits grains serrés de toutes parts les unscomme les autres : et chaque nature, comme si quelqu’unlui en avait donné l’ordre du dedans, n’ose en aucunendroit enfreindre ses propres limites.(De tribus diebus , § 39-40, trad. D. Poirel.)

Feuerbach faisait lui aussi de la philosophie dans des jardins, car il voyait en eux le lieu paradisiaque, sembla-ble à l’hortus conclusus   du Cantique des cantiques, oùle Dieu-homme peut, par le libre exercice de ses sens,communier avec l’essence cachée des choses, en se gardantd’y pratiquer l’art des greffes et d’oser, en infraction de

l’ordre générique naturel, la transmutation des essences :et l’essence humaine, il la voyait, sur le modèle évoqué parHugues de Saint-Victor, se reproduisant à l’identique enchaque individu ou être humain, « comme si quelqu’unlui en avait donné l’ordre du dedans », formule révélatricede la véritable philosophie de la nature sous-jacente à

l’essentialisme scolastique dont Feuerbach, à son insu, setrouve être le continuateur.Ouvrons à ce propos une parenthèse dans la parenthèse :

ce que combat la doctrine des formes substantielles, dontles arrière-plans sont théologiques, c’est l’idée du mélangeou de la confusion des formes, symptôme par excellenced’un monde sens dessus dessous, dérangé et confus, qui,

en même temps que le cloisonnement et la fixité de sesformes, a perdu ses repères et sa stabilité, et où, tout pou-vant y arriver, règne en conséquence la transgression. Orun tel monde, perturbé dans ses profondeurs et où plusrien n’est sûr, rendu au chaos du fait d’avoir été privé deses barrières génériques, est à proprement parler démonia-que, car il est livré aux impuretés composites de l’hybrideet du contrefait. Le mélange, c’est l’image par excellence

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du désordre, d’un univers en débâcle et en déréliction, enfolie, dont la vision a déferlé sur toute l’Europe au  e siècle, à l’époque de la Stultifera navis , comme en témoi-

gnent les tableaux inquiétants de Bosch où grouillent lesfigures cauchemardesques des chimères et des grylles, quiportent directement sur le ventre leurs visages grotesques ;est par là même remise en question la frontière des frontiè-res, celle qui passe entre l’humain et les diverses figures del’animalité, monstrueusement fusionnées, ce qui constituel’expérience par excellence de l’abus. C’est pour se prému-nir contre un tel risque que, déjà au e siècle, le maîtreparisien arpentait les allées de son jardin aux platebandessoigneusement compartimentées, image apaisante d’unmonde où tout est à sa place et dans lequel un Dieu sagea assigné une fois pour toutes à l’homme la position préé-minente du bon jardinier que lui garantit l’appartenance à

son genre, position à laquelle peuvent seules l’arracher lestentations envoyées par le malin.Ceci amène à ouvrir encore une nouvelle parenthèse. Il se

trouve qu’en incriminant cette manière de se représenterl’essence humaine qui la ramène aux formes substantielles,Marx recoupe une préoccupation qui, depuis plus de vingtans, était au cœur de la démarche d’Auguste Comte : ce

dernier, dialoguant avec un matérialisme sensualiste d’untout autre type que celui de Feuerbach, s’employait à dé-marquer sa conception de celle développée par ces philoso-phes pré-positivistes qu’étaient les Idéologues, qui avaiententrepris de renaturaliser l’anthropologie, en faisant decelle-ci, selon le mot de Destutt de racy, une branche dela zoologie ; mais, en présentant la nature humaine comme

un genre du type de ceux identifiés dans le cadre de l’his-toire naturelle, les Idéologues avaient du même coup posédans l’abstrait une relation immédiate d’équivalence entrel’individu et son groupe identificatoire d’appartenance, cedernier devant déposer sans modification ses caractères es-sentiels en chaque individu, de telle manière qu’il se trouveintégralement représenté dans l’un quelconque de ceux-ci,qui n’est alors qu’un exemplaire à côté des autres du genre

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le modèle du développement de dispositions virtuellementprésentes au départ, ce qui l’amène à concevoir l’histoirede la même manière que le faisaient les philosophes des

Lumières, comme un lent mouvement de formation etd’éducation dont la fin est la mise en place d’un systèmede vie paisible et harmonieux conforme aux exigences de laraison. Marx ne voit pas du tout les choses ainsi : pour luil’histoire humaine n’est pas un processus finalisé qui porteen soi dès le départ les conditions, donc aussi la promesse,de son accomplissement terminal. À Hegel il reprend l’idéeque l’histoire avance sous l’impulsion de ses contradictionsinternes, mais il ne présuppose pas comme ce dernier quecette impulsion obéisse à une logique par l’intermédiairede laquelle elle serait soumise en dernière instance à la loidu concept qui en garantit la totalisation finale. Mais endépit de ces divergences, qui portent bien sûr sur des points

essentiels, il admet, comme Comte et comme Hegel, lesinitiateurs des deux grandes philosophies de l’histoire du  e  siècle, la nécessité de faire passer au premier plan laconsidération de l’homme collectif, dont les propriétésne sont pas celles de l’individu abstrait qui est en quelquesorte l’homme ineffectif, auquel font défaut les moyens dese réaliser, de se produire, au cours d’une évolution histo-

rique qui a pour cadre la société, on serait presque tentéd’écrire la société humaine , en soulignant dans le texte lequalificatif « humain », et non la nature inhumaine.

Qu’est-ce donc que l’homme effectif ? Ce ne peut êtrel’homme vrai dont parle Feuerbach, qui est l’hommeau sens de la nature et non de l’histoire, et qui est aussil’individu « unique » prétendant pouvoir se suffi re à lui-

même et non l’homme social vivant en collectivité, carcet homme vrai isolé par un processus d’abstraction n’estqu’un être de raison, un être théorique. Ce doit doncêtre l’homme agissant, l’homme de la  praxis , qui se faitdans sa pratique dont il constitue le sujet-objet, et dontla compréhension suppose que soient aussi surmontées lesalternatives de la théorie et de la pratique, de la pensée etdu réel, du déterminisme et de la liberté, du profane et du

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sacré, du concret et de l’abstrait, dans lesquelles Feuerbach,comme tous les anciens matérialistes, est resté enfermé.Cet homme agissant, qu’on peut appeler aussi l’homme

productif, et en tout premier lieu productif de lui-même,comment le caractériser ? Pour répondre à cette question,Marx se contente de cette phrase lapidaire, assénée sansexplication ni justification : « Dans sa réalité effective, elle(l’essence humaine) est l’ensemble des rapports sociaux [inseiner Wirklichkeit ist es das ensemble der gesellschaftlichenVerhältnisse ]. »

Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de cette phrase, c’estl’exploitation, « dans une sorte de mixte français-allemand »selon É. Balibar (La Philosophie de Marx , La Découverte,Paris, 1993, p. 28), du mot français « ensemble » dans sonorthographe d’origine, donc sans majuscule, ce qu’Engelsa éprouvé le besoin de rectifier dans sa propre version des

thèses en germanisant le mot, c’est-à-dire en l’écrivant,comme le sont en allemand tous les substantifs, avec unemajuscule, das Ensemble , et non das ensemble , ainsi quesemble l’avoir lui-même orthographié Marx dans son textemanuscrit dont, il est vrai, le déchiffrement est extrême-ment diffi cile (Riazanov lit dans le texte de Marx, commeEngels, das Ensemble ). Pourquoi s’être servi de ce mot de la

langue française, si ce fait a réellement une signification ?Sans doute pour pallier une insuffi sance de la langueallemande, qui n’a pas, semble-t-il, de terme appropriépour exprimer ce qu’il signifie littéralement, à savoir le re-groupement, le rassemblement ou l’association d’élémentssimplement collectés et réunis, donc mis ensemble, sansque cela présuppose qu’ils constituent par leur réunion une

totalité en soi, donc de droit, unifiée, ce qu’exprimeraientles termes das Ganze , die Ganzheit   ou die otalität . Dasensemble , c’est donc une multiplicité indéfiniment ouverteet en cours de recomposition, qui résulte de la coexistenceou cohabitation des membres ou éléments qui la compo-sent, dont elle est la somme, mais qu’il n’est pas permisd’interpréter comme une forme refermée sur elle-mêmedont tous les éléments seraient par définition intégrés en

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fonction de leur appartenance à un même genre. Appliquéà la société, le terme « ensemble » indique donc qu’elle n’estpas en soi au départ, dans son principe, une totalité unifiée

et homogène, organisée à partir d’un principe immanentde finalité : mais elle est ce qui résulte de la combinaisonet de l’interaction de « rapports sociaux », combinaison etinteraction dont elle est le produit historique, affecté parun certain degré de contingence. Peut-être Marx aurait-ilpu aussi se servir du substantif das Komplex  pour exprimerune idée de ce genre.

Ce qui est ainsi « rassemblé » dans la figure d’une uniténon pas simple, mais complexe, ce sont donc des « rap-ports sociaux » : entendons par là les différents rapportssociaux qui constituent une multiplicité non totalisablea priori  parce qu’ils forment un « ensemble », une totalitéde fait et non de droit, qui ne tient que par leur rencontre,

rencontre qui n’est pas fatalement harmonieuse ou conver-gente, mais peut prendre et même prend le plus souventdes formes violentes et conflictuelles. Le vocabulaire al-lemand du théâtre utilise le substantif das Ensemble  pourdésigner les moments de la représentation où apparaissentréunis les protagonistes qui s’étaient d’abord fait connaîtreen jouant leurs rôles séparément : dans le théâtre chanté,

il est bien sûr préférable que leurs voix soient accordéeset que leur réunion n’ait pas l’allure d’une cacophonie ;mais cette harmonie n’est pas une donnée naturelle ga-rantie au départ, elle est un produit de l’art, c’est-à-direle résultat d’un travail qui, à chaque fois, est à refaire surde nouvelles bases, dans la peine et dans l’effort, en vuede trouver les solutions appropriées aux problèmes spéci-

fiques posés par la situation et sa détermination conjonc-turelle singulière ; il en va de même des relations socialesdont l’harmonie, l’accord doivent être à chaque fois remisen musique et renégociés.

Par là même s’éclaire la signification de l’expression « rap-ports sociaux », dont toute la valeur tient au fait qu’ellesoit énoncée au pluriel, ce qui interdit de la ramener à lareprésentation traditionnelle du lien social, formule cette

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fois énoncée au singulier, ce qui change tout. Reportons-nous à nouveau à l’interprétation qu’en propose É. Balibar :« Au fond, les mots « ensemble », « rapports » et « sociaux »

disent la même chose. Il s’agit de récuser à la fois les deuxpositions (dites réaliste et nominaliste) entre lesquelles separtagent traditionnellement les philosophes : celle qui veutque le genre, ou l’essence, précède l’existence des individus,et celle qui veut que les individus soient la réalité première,à partir de laquelle on « abstrait » les universaux. Car, defaçon stupéfiante, ni l’une ni l’autre de ces deux positionsn’est capable de penser ce qu’il y a justement d’essentieldans l’existence humaine : les relations  multiples et activesque les individus établissent les uns avec les autres (qu’ils’agisse de langage, de travail, d’amour, de reproduction, dedomination, de conflits, etc.), et le fait que ce sont ces rela-tions qui définissent ce qu’ils ont de commun, le « genre ».

Elles le définissent parce qu’elles le constituent à chaqueinstant sous des formes multiples. Elles fournissent donc leseul contenu « effectif » de la notion d’essence, appliquéeà l’homme (c’est-à-dire aux hommes) » (La Philosophie de

 Marx , La Découverte, Paris 1993, p. 30-31). Ni le genreni l’individu, mais des relations, et même des complexesde relations : voilà ce qui constitue l’essence effective de

l’homme historique qui, bien loin d’être une donnée pri-mordiale de la nature, se produit soi-même en recomposantindéfiniment ces complexes.

Et que, aux différents moments de l’histoire, ces com-plexes de relations ne soient pas totalement déstructurés,mais revêtent des figures déterminées, qui les stabilisentprovisoirement, ce que Marx théorisera ensuite en avan-

çant les concepts de « mode de production » et de « for-mation sociale », ne change rien à l’affaire : ces structuresne sont pas de droit, mais de fait, et rien n’autorise à lesidentifier à des formes a priori rentrant dans le cadre d’unelogique où leur place serait une fois pour toutes fixée. Dumoins, le mouvement de pensée amorcé dans une pers-pective critique par les thèses sur Feuerbach ne permet pasde voir les choses autrement : la formule das ensemble der

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 gesellschaftlichen Verhältnisse débouche sur la représenta-tion d’un champ de transformation ouvert qui, bien qu’ildépende des bases matérielles qui en déterminent ou en

conditionnent les évolutions, n’en est pas moins offertlibrement à l’activité humaine et à ses initiatives, sous desformes théorique-pratique et objective-subjective qui lais-sent place à de larges possibilités d’innovation.

On peut alors légitimement se demander si la notiond’essence, et plus précisément d’essence humaine, gardeencore un sens. À la notion d’essence sont traditionnelle-ment attachés les caractères de l’unité, de la permanenceet de la nécessité. Si la condition pour que l’essence hu-maine accède au statut d’essence effective, de wirklicheWesen, est qu’elle soit définie comme étant das ensembleder gesellschaftlichen Verhältnisse   au sens qui vient d’êtreprécisé, c’est qu’elle est aussi, d’un point de vue critique

comme on va le voir aussitôt, une non-essence, ce qu’estune essence historiquement conditionnée et relative-ment déstabilisée du fait d’être affectée du caractère dela complexité et entraînée dans un mouvement constantde recomposition. C’est cette considération qui amèneG. Labica à évoquer la « subtilité » de la thèse 6 : « Nousy trouvons, de prime abord, une égalité établie entre « es-

sence humaine » et « l’ensemble des rapports sociaux ».Mais aussitôt, l’introduction des mots « dans sa réalité » lafait basculer. L’équivalence et, a fortiori , l’identité ne sontpas possibles ; « l’essence humaine » n’est qu’une illusionqui masque et usurpe l’effectivité des rapports sociaux,pris dans leur ensemble. Or, la substitution est à peineopérée que « l’ensemble des rapports sociaux » refait sur-

face en tant qu’« essence réelle ». De « l’essence humaine »à « l’essence réelle », il y a transmutation. N’en reste pasmoins « l’essence », sur laquelle Marx ne dit rien, puisqu’ilpasse à la critique du raisonnement de Feuerbach, touten précisant au passage que « l’essence », donc « l’essenceréelle », ne peut être, chez lui, saisie que comme « genre » »( Marx – Les thèses sur Feuerbach, PUF, Paris, 1987, p. 87).Effectivement, Marx ne dit rien de l’essence, mais c’est

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sans doute parce qu’il ne reste plus rien à en dire, lamarche de son raisonnement qui est appuyée sur une stra-tégie effectivement très subtile de déplacement ayant en

quelque sorte pulvérisé le contenu de cette notion, dontne subsiste plus, comme une enveloppe vide de contenu,que l’appellation.« Feuerbach qui ne parvient pas jusqu’à la critique de cetteessence effective, est en conséquence obligé... [Feuerbach,der auf die Kritik dieses wirklichen Wesens nicht eingeht, istdaher gezwungen...] »

Nous retrouvons ici, explicitement, la logique du daher  :Feuerbach a posé le problème de l’essence humaine detelle manière que sa solution était biaisée dès le départ,et par là même contenue dans des limites qu’il lui étaitimpossible de franchir parce qu’il ne les voyait même pascomme des limites à franchir. D’où vient cette insuffi sance

dont les conséquences extrêmement fâcheuses vont êtreensuite énumérées ? Du fait qu’il a abordé le problèmede l’essence humaine d’un point de vue non critique : ila vu cette essence comme une essence déjà toute forméenaturellement, et non en cours d’effectuation, donc detransformation historique.

De ce point de vue, la formule « die Kritik dieses wirklichenWesens  », « la critique de cette essence effective », critiquedont Feuerbach n’a pas eu l’idée, évoque non seulement lacritique dont la représentation de l’essence humaine doitfaire théoriquement l’objet, mais la critique que, dans saréalité effective, donc en pratique, cette essence s’appliqueà elle-même en se constituant comme essence critique, ou

essence qui se fait en se critiquant : c’est ici la conceptionhégélienne du travail du négatif qui est sous-jacente. Ànouveau, comme dans les thèses précédentes, Marx paraît

 jouer Hegel contre Feuerbach afin de prendre distanceavec son matérialisme naturaliste, matérialisme du donné,par définition fermé à toute perspective critique. Grandeabsente de la terminologie des thèses sur Feuerbach dontelle constitue en quelque sorte l’impensé, la négativité

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fi  xieren, und ein abstrakt – isoliert – menschliches Individuumvorauszusetzen]. »

La première conséquence de l’aveuglement de Feuerbach,

qui l’a empêché d’accéder à la critique de l’essence hu-maine effective, présente un triple aspect : il a séparé laréalité humaine du cours de l’histoire à l’intérieur duquelelle se constitue ; il a ramené les conditions de son alié-nation à la structure intemporelle d’un conscience reli-gieuse offerte en objet à une entreprise de démystificationthéorique au lieu d’être révolutionnée en pratique ; etenfin il a identifié l’homme à une abstraction, l’individuartificiellement isolé de son contexte, c’est-à-dire isolépar rapport à l’ensemble des rapports sociaux qui concrè-tement définit ses conditions collectives d’existence. Ilest particulièrement important que ces trois objectionssoient regroupées, ce qui montre bien que la démarche

de Feuerbach est soumise à une logique qui l’unifie enprofondeur : ses prémisses étant données, toutes leursconséquences s’enchaînent rigoureusement ; c’est pour-quoi il ne suffi t pas de la reprendre sur tel ou tel point,mais il faut remettre en question ses présupposés de base ;ce que Marx s’emploie à faire en rédigeant ses thèses.

Revenons rapidement sur le contenu de ces objections

dont, de fait, nous avons déjà largement pris connaissance.En ce qui concerne la mise à l’écart de la dimension his-torique de l’existence humaine, c’est un thème que nousavons déjà longuement évoqué et que Marx développe parailleurs avec insistance dans L’Idéologie allemande  à laquelleil donne son fil conducteur : remarquons toutefois quec’est la première fois que cette référence à l’histoire apparaît

sous une forme explicite dans les thèses, où d’ailleurs ellene sera plus mentionnée à nouveau par la suite ; ceci peutse justifier de la façon suivante : il s’agit d’une idée si évi-dente, et de toute façon consubstantielle à la thématique dela Veränderung , qu’elle n’a pas besoin d’être énoncée pours’imposer en pointillés dans ce « texte » dont elle constituela trame, et que, il ne faut pas l’oublier, Marx écrit pourlui-même, et non pour un lecteur extérieur à qui il faudrait

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fournir des explications détaillées. En ce qui concerne ladeuxième objection, qui se rapporte à la manière dontFeuerbach étudie l’aliénation humaine en la ramenant

au modèle exclusif de l’illusion religieuse, qui la présentecomme une contrainte d’ordre mental, elle reprend sousune forme resserrée l’argumentation présentée dans lathèse 4 : en choisissant la voie de l’analyse herméneutique,Feuerbach s’est donné les moyens de percer les secrets dela spéculation abstraite qu’il ramène à des déterminationsde ce qu’il considère comme étant l’homme vrai, mais, cefaisant, il n’a affaire qu’à des entités elles-mêmes abstraites,l’homme, le sentiment, le ciel, la terre, etc., qui n’ont deconcret que le nom, précisément parce qu’elles sont pri-vées de la dimension historique qui permet d’en penser,dans une perspective critique, la Veränderung . En ce quiconcerne enfin l’individu abstrait, l’Unique de Stirner, qui

est censé cumuler en lui toutes les caractéristiques distinc-tives du genre, et donc être immédiatement identique àl’essence dont il est l’incarnation par excellence, ce thèmea déjà été abordé dans le premier paragraphe de la thèse 6à laquelle il apporte son éclairage fondamental, et du resteil réapparaîtra tout de suite après dans le second point, oùsont à nouveau dénoncés les mirages associés à la représen-

tation de l’être générique.La seule chose nouvelle importante est donc que ces troisobjections soient exposées ensemble, ce qui les appariesur le fond : c’est le même geste théorique qui éliminel’histoire, fait de l’aliénation humaine un phénomènequi concerne en premier lieu la pensée et ses structuresintemporelles, et présente la réalité de l’homme comme

entièrement incarnée dans l’existence de l’être individueloù toutes ses propriétés sont réunies. Si Feuerbach n’a passu trouver le chemin de la praxis , qui lui aurait permis desortir le matérialisme de ses anciennes ornières, c’est parcequ’il n’a pas compris que l’essence effective de l’homme setrouve dans das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse ,ce qui constitue le point nodal du nouveau matérialismeque Marx se propose d’élaborer, et auquel il donnera plus

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tard le nom de « matérialisme historique » : un matéria-lisme qui place en son centre la considération de l’histoire,de ses évolutions complexes qui mettent simultanément

en jeu des conditions déterminantes et des forces d’inno-vation, au-delà de la fausse alternative de la liberté et dela nécessité.« 2. L’essence ne peut en conséquence / Engels : chez lui,l’essence humaine ne peut en conséquence / être saisie quecomme « genre », comme généralité intérieure, muette, po-sant un lien / Engels : purement / naturel  entre la multiplicité

des individus [2. Das Wesen kann daher nur / Engels : kannbei ihm daher das menschliche Wesen nur / als “Gattung”,als innere, stumme, die vielen Individuen / Engels : bloss /natürlich verbindende Allgemeinheit gefasst werden.] »

L’énoncé de ce second point sur lequel Feuerbach est criti-quable a fait de la part d’Engels l’objet de légères retouchesqui n’en modifient pas notablement la signification : l’uned’elles rétablit l’équilibre stylistique entre la présentationdes deux points qui apparaissent numérotés 1 et 2 dansle texte de Marx ; une autre, qui consiste en l’adjonctiond’un bloss  devant l’adverbe natürlich, ne fait que souligneret renforcer la signification de ce dernier. outefois onremarquera aussi qu’Engels a rétabli dans sa version de ce

passage du texte une référence explicite à l’essence « hu-maine », alors que Marx s’était contenté, sans davantagepréciser, de parler de l’« essence » en vue d’évoquer sa ca-ractérisation en tant qu’essence générique, ce qui suggèreque c’est en vertu d’une mécompréhension logique de lanature de l’essence en général, et non seulement des carac-tères propres à l’essence humaine, que Feuerbach a orienté

sa démarche dans un certain sens, ce qui l’a conduit àterme à s’enfermer dans une impasse : de ce point de vue,la correction apportée par Engels est discutable dans lamesure où, dans un souci de clarification, elle restreint enfait la portée de l’objection de Marx. Au centre de cette objection de Marx, qui à nouveau se

situe dans le sillage tracé par la logique du daher , se trouvel’identification opérée par Feuerbach de l’essence au genre,

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identification qui empêche d’avoir à l’égard de cette essenceun point de vue critique et de saisir cette essence du pointde vue de sa complexité historique. Qu’est-ce qu’un genre ?

C’est l’affi rmation d’une « généralité », donc d’une commu-nauté reliant entre eux une multiplicité d’individus, qui faitd’eux autant d’exemplaires ou de représentants du mêmegenre auquel ils appartiennent identiquement, de telle ma-nière que c’est cette appartenance qui les unit, c’est-à-direles soude à l’intérieur de la totalité définie par le genre.

Pour caractériser ce type d’union, Marx introduittrois qualificatifs : elle est innere , « intérieure », stumme ,« muette », et natürlich verbindende , « posant un lien na-turel » (« purement naturel » dans la version d’Engels). Legenre unit les individus qui le représentent de l’intérieur :en effet, comme Marx l’avait déjà remarqué au tout débutde la thèse, il est censé « résider » (inwohnen) en chaque

individu dont il détermine sur le fond l’existence ; toutel’humanité, au sens où l’humanité est un genre, doit setrouver en chaque homme, et ceci identiquement, sansqu’elle ait à se partager entre eux, que ce partage soit égalou inégal ; c’est pourquoi l’appartenance au genre, qui nerevêt pas la forme d’une relation à distance, joue en quelquesorte automatiquement, comme une donnée qui s’impose

dès le départ : on naît homme au sens de l’appartenanceau genre humain. Ceci conduit directement à prendre enconsidération le troisième caractère de l’union génériqueici repéré par Marx : cette union est naturelle, c’est-à-direqu’elle est spontanée, originaire, et par là même constitu-tive d’une « nature » qui impose ses caractères comme telsde manière non critique ; ce sont les présupposés attachés

à la représentation commune, et le plus souvent irréfléchie,d’une « nature humaine » qui sont ici résumés. C’est lacaractérisation intermédiaire de l’union générique commeunion « muette » qui est la plus inattendue : elle exprimele fait que l’appartenance au genre s’impose comme allantde soi, indépendamment de toute justification extérieure,ce qui en fait une propriété de droit, détenue a priori  sanscontestation possible.

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Ces trois déterminations convergent : elles relèvent toutesd’une même forme de pensée marquée par l’obsession de cequi est originaire, premier, fondamental, primordial, forme

de pensée qui est effectivement la marque de fabrique deFeuerbach et de son naturalisme. L’objectif principal quece dernier s’est fixé, nous l’avons dit à plusieurs reprisesdéjà, est de « rendre » l’homme à lui-même, c’est-à-dire delui restituer dans les faits la propriété qu’il a de droit surce qu’il « est » naturellement, de par son essence humaineprimitive dont l’essence religieuse n’est qu’une forme mys-tifiée. Que l’homme ait été artificieusement dépossédé del’exercice de ce droit par les abstractions de la théologieet de la philosophie, qui lui ont fait croire que sa vraievie se déroulait dans le ciel des idées et non sur la terre deses sensations, ne change rien au fait que, sur le fond, ildétient pour toujours ce droit dont la réalité « muette » estintemporelle, et il le détient d’une manière qui ne peut luiêtre raisonnablement contestée, même si, pour des raisonsobscures, il a omis de le faire valoir. Si Feuerbach accède àune représentation de l’histoire, c’est donc sous la formed’un processus de dénaturation, et non de constitution, cequi est le symptôme privilégié de son anti-hégélianisme.Et, une fois de plus, nous constatons qu’en faisant porter

sa critique du matérialisme de Feuerbach sur ce pointprécis dont les conséquences sont à ses yeux ruineuses,Marx récupère une grande part de l’inspiration venue de laphilosophie hégélienne de l’histoire à laquelle il reprend,en la retravaillant à sa façon, la notion de la Veränderung .Pour Feuerbach, il n’y a que de la mauvaise Veränderung ,prenant la forme d’une altération et d’une dénaturation.

Marx au contraire se propose de comprendre en quoi lewirkliche Wesen de l’homme, ce qu’il est effectivement, àsavoir das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse , estle produit de la Veränderung   historique, n’y ayant paslieu de poser la question de savoir si ce produit est ensoi positif ou négatif au regard de critères extérieurs à sa réalisation effective.

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  Feuerbach sieht daher nicht das das « religiöse Gemüt  »  selbstein gesellschaftliches Produkt ist / Engels : ein gesellschaftlichesProdukt   ist /, und das das abstrakte Individuum das er analysiert

 / Engels : in Wirklichkeit / einer bestimmten Gesellschaftsformangehört .

En conséquence, Feuerbach ne voit pas que « le sentiment reli-gieux » est un produit social / Engels : est un  produit social  /, etque l’individu abstrait qu’il analyse appartient / Engels : en réalité / àune forme sociale déterminée.

La septième thèse sur Feuerbach est à nouveau impulsée parla dynamique du daher . En une seule phrase, elle enchaîneaux précédentes deux objections supplémentaires qui fontcorps étroitement avec elles, et qui, elles aussi, mettent enavant le fait que l’homme est avant tout un être social, cequi les inscrit directement dans la mouvance de la thèse 6.

Ces objections concernent deux points essentiels à côtédesquels Feuerbach est passé, non par simple omissionqu’il aurait pu réparer avec un supplément d’attention,mais parce que, de par la manière dont sa démarche étaitengagée, il était empêché, il s’était lui-même empêché, deles prendre en considération. C’est donc une fois encorele point de départ de l’« analyse » de Feuerbach, ici ex-pressément évoquée par l’emploi du verbe analysieren,

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qui est remis en question, dans la mesure où il commandetoute une orientation de pensée dont les conséquences sedéploient ensuite inexorablement.

De quoi part Feuerbach ? Premièrement, comme la thèse 4l’a indiqué, il s’appuie sur le constat de l’auto-aliénationreligieuse de l’homme qui prend la forme du « sentimentreligieux », que le texte mentionne ici entre guillemets pourfaire comprendre qu’il s’agit d’une réalité ambiguë, moinsfacilement identifiable que ne le laisse croire sa désignationcourante : ce à quoi Feuerbach a affaire, c’est à l’homo reli-

 giosus  que ses convictions éloignent artificiellement de lui-même, de sa nature originelle, de son être terrestre sensibleet concret vers lequel il faut le reconduire. Deuxièmement,comme la thèse 6 vient de le signaler, il se donne commematière première de son raisonnement l’individu abstrait etisolé de ses conditions collectives et historiques d’existence,

qui est censé représenter en lui-même le « genre », c’est-à-dire cette essence naturelle qui fait de lui un homme vrai,en deçà des altérations qu’ont fait subir à cette essence lesreprésentations faussées, déviées, de la théologie et de laphilosophie. Mais cet homme qui, par-dessous le vernis deses illusions, reste lui-même, c’est-à-dire ce dont l’individuconstitue par soi l’incarnation, d’où vient-il ? Justement,

au point de vue qui est celui de Feuerbach, il ne vient denulle part : il constitue une réalité première, irréductible,à laquelle l’analyse s’applique sans avoir à l’interroger surses conditions de possibilité, puisqu’elle la prend pour uninconditionné, une « essence » que ses accidents n’altèrentpas en tant qu’essence dont le concept est par définitionauto-suffi sant.

 Au point de vue de Marx, conscient à présent des gravesdéficiences de la démarche suivie par Feuerbach, les chosesse présentent tout autrement. Ce que Feuerbach considèrecomme un point de départ, une donnée première, est enfait un point d’arrivée, un résultat, dont les causes restentà déterminer, cette élucidation constituant l’objectif prin-cipal qui, il faut le reconnaître lucidement, est éludé parl’analyse interprétative que propose Feuerbach.

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En ce qui concerne l’homo religiosus , ce point crucial a déjàété abordé dans le cours de la thèse 4, où Marx a expliquéque le vrai problème n’est pas tant de redescendre du ciel sur

la terre, suivant le mouvement propre à l’analyse interpré-tative qui perce les secrets de la religion et de ses mystères,que de rendre compte du processus effectivement préalablepar lequel les choses de la terre ont été élevées jusqu’auciel, ce qui a produit, au sens littéral du verbe produire,les illusions de la religion, illusions qui, il ne faut jamaisl’oublier, sont venues à un certain moment de la terre, et nes’en sont éloignées ou évadées, c’est-à-dire libérées, qu’enapparence : ce qui signifie qu’elles sont soumises au mêmerégime de production et de détermination dont dépendenttoutes les choses de la terre, terre et ciel étant en quelquesorte imbriqués, inextricablement mêlés sur un même planqui est celui de ce que, faute de dénomination plus précise,

il convient d’appeler la réalité, qui n’est ni toute terre nitoute ciel, mais les deux à la fois. L’homo religiosus  n’est pas,comme il se représente spontanément à soi-même, uneidéalité, une chose d’un autre monde, c’est-à-dire une fic-tion, opinion dans laquelle le conforte finalement l’analystequi voit dans l’illusion un phénomène purement illusoire,sans consistance propre, mais un homme bien réel dont

les conditions d’existence ont fait à un certain moment,donc dans des conditions historiques déterminées, qu’ilsoit porteur du type très particulier de conscience mystifiéepar laquelle il est précisément devenu homo religiosus , dontla vie est soumise à des normes décalées qui le séparent delui-même, mais seulement en apparence, car dans les faitsil doit rester toujours matériellement le même homme ; le

même homme, c’est-à-dire un homme dont l’existence esttoujours et partout conditionnée historiquement, ce quia aussi pour conséquence qu’il n’est jamais exactementle même homme, parce que ses conditions d’existencesont soumises à la loi du changement qui est la seule loiéternelle. C’est pourquoi, cet homme qu’il demeure ma-tériellement, en dépit des torsions imposées à son systèmede représentations, à sa conscience, ce n’est pas l’homme

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valoriser les données primitives dont il crédite son être gé-nérique, Feuerbach est passé à côté de l’essentiel : victimede l’illusion spéculative de la Selbstentfremdung , ou « auto-

aliénation », il n’a pas vu que le sentiment religieux est uneœuvre humaine du même type que la presse à imprimerou la machine à vapeur, voire même un simple arbre frui-tier, c’est-à-dire, non pas une manifestation intemporellede l’essence humaine, mais une réalisation circonstancielleet conjoncturelle de la vie collective, qui s’effectue dans lesconditions propres à celle-ci : car il est clair que ce n’est pas« l’homme » qui, dans l’absolu, a inventé à partir de rien ettout seul le sentiment religieux, mais ce sont les hommes,ou plutôt des hommes, certains hommes déterminés qui,au cours d’un long processus de gestation qui est l’histoiredes religions, lui ont donné forme ; ce qu’ils ont fait d’unemanière qui n’est d’ailleurs en rien figée, car cette forme,

inséparable de tout un environnement culturel, est aucontraire essentiellement mouvante : rien ne permet d’af-firmer que bouddhisme et christianisme correspondent àla production ou à la fabrication sociale du même typed’homo religiosus , et bien des raisons conduisent même àsoupçonner que l’homo religiosus  en tant que tel pourraitn’être qu’une fiction abstraite engendrée par la spécula-

tion théorique. Ce qu’on appelle « la religion » est uneinvention de philosophes, qui est venue recouvrir la réalitémouvante et divisée des religions et de leur(s) histoire(s) :en spéculant comme il le fait sur la religion, Feuerbachest à son insu victime de l’illusion monothéiste, avec sonDieu unique présenté comme constituant la destinationfinale du sentiment religieux ; s’il avait été un peu plus

polythéiste, peut-être aurait-il raisonné différemment.Si le sentiment religieux est un produit social, ce n’estdonc pas parce qu‘il serait la manifestation d’une sociabi-lité générique, elle-même propriété de l’homme éternel,au sens où par exemple Aristote dit que l’homme estzôon politikon, mais c’est parce qu’il est le produit d’untype bien précis de société, où le sentiment religieux asa place, non sous des formes abstraites intemporelles,

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mais sous des formes historiquement déterminées qui fontde lui non seulement un produit social en général, maisce produit social tout à fait spécifique qu’il est à tel ou tel

moment donné de l’histoire humaine, produit social dontil n’est possible de comprendre la nature qu’en l’expliquantà partir des conditions qui l’ont réellement engendré.

Cette remarque conduit directement au second pointabordé dans la thèse 7. Feuerbach, nous l’avons vu, enmême temps qu’il part de la fiction de l’homo religiosus  

qu’il accrédite alors même qu’il prétend la démystifier,part aussi de l’individu isolé de la collectivité et considérécomme étant en lui-même porteur de l’être génériquequi définit l’homme en tant que tel : et c’est pourquoi,il est aisé de le comprendre, il néglige le fait que le senti-ment religieux soit un produit de cette vie collective quiest à son point de vue un accident de la nature humainedavantage que l’une de ses composantes essentielles. Lafiction de l’homo religiosus  est donc organiquement liée à lafiction de l’homme abstrait dont la nature est entièrementréalisée dans l’existence séparée de l’individu, de l’Unique,détenteur en droit de toutes les propriétés qui définissentune fois pour toutes l’humanité dans sa nature essentielle.

Mais cet individu, d’où vient-il ? Il est manifeste qu’il esttout autant un produit social que le sentiment religieuxauquel il sert de support, de räger , dans la mesure où ilen véhicule les représentations.

Mais il faut aller plus loin encore : bien plus qu’unproduit social, cet individu abstrait est à lui seul, et endépit des apparences, un rapport social du type de ceux

dont, d’après la thèse 6, l’« ensemble » constitue l’essenceeffective de l’homme. En effet, il n’est pas du tout, commepourrait le considérer un empirisme naïf, une donnée na-turelle première de la vie, mais il est une « forme sociale »(Gesellschaftsform), liée à un type d’organisation de lasociété tout à fait spécifique, qui est celui où les hommesvivent selon les modalités de l’existence individuelle et sereprésentent à eux-mêmes comme étant avant toute chose

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des individus dont les droits sont primordiaux, ce qui n’estcertainement pas le propre de toute société en général.

C’est ce que veut faire comprendre Marx lorsqu’il écrit

dans la septième thèse sur Feuerbach que « l’individu abs-trait qu’il [Feuerbach] analyse appartient à une forme so-ciale déterminée [das abstrakte Individuum das er analysierteiner bestimmten Gesellschaftsform angehört ] ». « L’individuabstrait qu’il analyse » : c’est-à-dire l’individu abstrait qu’ilprend pour point de départ de son explication qui, ainsiemmanchée, prend la forme particulière de l’analyse inter-prétative, avec toutes les limitations imposées à cette ma-nière de voir qui ont été mises en évidence dans la thèse 4.« Appartient à une forme sociale déterminée », ou, dans laversion du texte donnée par Engels, qui transporte dansl’énoncé de la thèse 7 la formule « in seiner Wirklichkeit  »appliquée par la thèse 6 à l’essence humaine, « appartient

en réalité [in Wirklichkeit ] à une forme sociale détermi-née », ce qui accentue la différence entre les deux modesd’explication : celui adopté par Feuerbach, qui procèdedes effets aux causes, et s’enferme dans une sorte de cercleà l’écart de la réalité, et celui que Marx lui oppose, quiprocède des causes aux effets, selon le mouvement mêmede la réalité effective qui est le mouvement de son engen-

drement. « Appartient à », on pourrait écrire également« relève de », exprime en effet la relation causale de dé-pendance qui fait de l’individu dans sa forme abstraite unproduit, ou un résultat, c’est-à-dire un effet et non pas unecause première, ce qui est bien l’idée principale avancéedans cette thèse 7 qui a pour arrière-plan la conceptiondu devenir historique et du processus de Veränderung  que

celui-ci impulse, dont les conditions ne peuvent se trouverdans la seule existence de l’individu.Ceci posé, est du même coup expliqué comment

Feuerbach a été conduit à choisir la mauvaise méthode,ce qui doit aussi s’expliquer par des causes qui ne sont passeulement dans la tête de Feuerbach : c’est parce qu’il étaitlui-même pris dans le réseau des nécessités propres à uneforme sociale déterminée où la représentation de l’individu

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abstrait prenait réellement, et non seulement idéellement,tout son sens, qu’il a pu faire lui-même fond sur cettereprésentation, en l’interprétant comme une donnée pre-

mière de son raisonnement qui devait alors revêtir le stylede l’analyse. Feuerbach n’a donc été que « l’idéologue »d’un certain type de société, dont il a retraduit sur un planidéel le mode de structuration.

L’idée mise en avant par Marx dans la thèse 7 est doncclaire, mais il faut bien voir qu’elle correspond à l’énoncéd’un nouveau problème, qui va être pris en considé-ration dans les thèses suivantes, et non à la solution dece problème. L’individu abstrait appartient à une formesociale déterminée dans laquelle il est, à tous les sens dumot, compris : soit, mais de quelle forme sociale s’agit-il,puisque, comme le précise l’énoncé de la thèse, il s’agitd’une forme sociale déterminée (Rubel traduit : « bien

déterminée ») ? Et même, plus profondément, qu’est-cequ’une forme sociale ? De quel type est le devenir qui en-gendre des formes sociales qui sont elles-mêmes les causesde produits sociaux déterminés, ce qui veut dire aussi quece devenir décompose ces formes et leurs manifestationslorsque le moment est venu pour elles de céder la place àd’autres formes s’exprimant à travers d’autres productions

sociales ? Bien qu’elle ne soit pas explicitement évoquée,est sous-jacente ici la conception de la revolutionärePraxis   ou, dans la version d’Engels, umwälzende Praxis ,proposée dans la thèse 3 : la  praxis   révolutionnante, quieffectue le changement d’une forme sociale en une autre,et qui est la véritable donnée première de l’existencehumaine, pour autant que lui convienne encore l’appel-

lation de « donnée », puisqu’il s’agit d’un principe detransformation dont rien ne permet de fixer une fois pourtoutes la représentation.

L’idée principale vers laquelle converge toute la thèse 7est donc celle de détermination. Avec Feuerbach, on restetoujours dans l’indéterminé : ce que Marx propose, c’estde faire rentrer la réflexion dans la sphère du déterminé. Siles thèses sur Feuerbach comportent l’esquisse d’une nou-

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velle philosophie, cette philosophie est une philosophie dela détermination : précisons, une philosophie de la déter-mination matérielle, qui ignore les voies simples préconi-

sées par l’Esprit pur, et se confronte à la complexité desrapports qui constituent la réalité du devenir de l’homme.

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 Alles / Engels : Das / gesellschaftliche Leben ist wesentlich prak-tisch. Alle Mysterien, welche die Theorie zum Mystizismus veranlas-sen / Engels : verleiten /, fi nden ihre rationelle Lösung in der mensch-lichen Praxis und in dem / Engels : im / Begreifen dieser Praxis.

Toute / Engels : La / vie sociale est essentiellement pratique. Tousles mystères qui incitent / Engels : engagent / la théorie au mysti-cisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine etdans la compréhension de cette praxis.

La notion de praxis , qui réapparaît ici, avait été au coeurdes préoccupations développées dans les thèses un à cinq.Les thèses six et sept viennent de mettre en avant un nou-veau thème, qui est celui de la socialité, indispensable àla compréhension de ce qu’est l’essence humaine dans saréalité effective, ce par quoi son caractère traditionnel d’es-

sence se trouve d’une certaine manière ébranlé : s’il y a uneessence humaine, celle-ci n’est pas une essence comme lesautres. Il revient à la thèse 8 d’effectuer la jonction entreces deux lignes de réflexion, ce qu’elle fait en affi rmantla nature avant tout pratique de la vie sociale, qui est lelieu où se posent et se résolvent réellement les problèmesabordés par la théorie et concernant l’essence humaine qui,du fait de disposer des deux dimensions du social et du

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pour elle-même, comme si elle se déroulait séparémenten ne suivant que ses propres lois : d’où la nécessité deraisonner à ce sujet du tout aux parties, et non l’inverse,

donc d’aborder les existences individuelles en tant qu’ellessont des déterminations de la vie sociale à laquelle ellesappartiennent, au lieu de les traiter abstraitement commedes entités autonomes qui se détermineraient à agir parleur seule initiative. Il y a donc une dynamique globale dela vie sociale, et c’est d’elle qu’il faut partir si on veut sedonner une chance de comprendre quelque chose à la réa-lité humaine et aux figures de sa manifestation. Lorsqu’ilentreprendra à la fin du  e siècle de fonder la sociologiescientifique, Durkheim ne dira pas quelque chose defondamentalement différent.

Mais il ne faut jamais oublier que la vie sociale n’est riend’autre que das ensemble der gesellschaftlichen Verhältnisse ,

comme l’a enseigné la thèse 6 : c’est-à-dire que le toutqu’elle constitue n’a rien d’une base fixe, mais est en perma-nence en cours de restructuration ou de Selbstveränderung ,par laquelle sont redistribués ses éléments et les fonctionsqu’elle leur assigne. En ce sens, la vie sociale est essentielle-ment « révolutionnante », « umwälzende  » comme Engelss’était permis de l’écrire à la place de Marx dans la thèse 3,

donc en permanence en travail sur elle-même, c’est-à-direengagée dans un processus de transformation, dans lemouvement d’un devenir, dont rien ne permet d’affi rmerqu’il se dirige vers une fin qui serait prédéterminée en luidès le départ. La vie sociale est multiforme et changeante,et c’est pourquoi il n’est pas permis de l’identifier à unêtre de la société soumis à des lois universelles dont l’allure

pourrait être une fois pour toutes définie. Lorsque Marxécrit « alles gesellschaftliche Leben », « toute vie sociale », ilfait implicitement référence à cette bigarrure, à cette va-riété mouvante de ses formes, qui interdit d’en stabiliserla représentation en la figeant dans un concept général desociété ou d’ordre social : et Engels n’a certainement paseu raison de substituer à cette formule l’expression « das

 gesellschaftliche Leben », « la vie sociale », qui paraît vouloir

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faire rentrer à nouveau le mouvement de cette vie dansun cadre prédéfini, ce qui oriente la réflexion dans le sensd’une théorie générale du lien social au lieu de la consacrer

prioritairement à la réalité plurielle et évolutive des rap-ports sociaux appréhendés dans leur diversité concrète etdans le processus de leur transformation. Nous avons vuqu’il y a une manière de concevoir l’individu qui en faitune abstraction, mais il y a aussi une manière de concevoirla société qui en fait non moins une abstraction, une idéede philosophe et non une expression conforme de ce quiexiste dans la réalité.

Comment échapper à ce risque d’abstraction? En neperdant jamais de vue que toute vie sociale, c’est-à-direla vie sociale par quelque bout qu’on la prenne à un mo-ment déterminé de son évolution, est wesentlich praktisch,« essentiellement pratique  ». Et en soulignant dans le texte

le qualificatif praktisch, Marx a certainement voulu attirerl’attention sur le caractère crucial de cette référence à lapratique, qui bouleverse la représentation que nous pou-vons avoir de la société et de la vie qu’y mènent les indi-vidus qu’elle rassemble. La société est une forme pratique,c’est-à-dire non pas un tout donné, harmonieusementordonné autour de son principe ou de ses principes qui

le fondent, mais un réseau de pratiques qui interagissententre elles de manière à mettre en place des modes d’asso-ciation, des « rapports », qui peuvent être provisoirementstabilisés, mais dont rien ne prouve qu’ils soient par làdéfinitivement fixés, arrêtés, pérennisés, et par là rendusconformes à une « nature sociale » qui constituerait endernière instance leur norme d’évaluation. Dans les thèses

sur Feuerbach, Marx ne fait nulle part allusion au faitque ces rapports prennent le plus souvent la forme derapports de domination, thème qui est longuement déve-loppé par ailleurs dans L’Idéologie allemande  : il se contented’affi rmer que ces rapports sont des rapports pratiques,car c’est ce qui constitue le point essentiel dont il fautpartir, non pour l’interpréter comme le fait Feuerbach àpropos du sentiment religieux, mais pour en tirer toutes

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les conséquences concernant la vie sociale, ses conflits etses luttes qui sont les diverses manifestations de sa réalité

 pratique , qu’il ne suffi t pas d’interpréter en théorie comme

l’énoncera la thèse 11.oute vie sociale est essentiellement pratique, cela veut

donc dire qu’elle n’est pas réductible à la représentationthéorique d’une forme d’organisation obéissant a priori  à son concept, qui lui fournirait ses critères de légitimitéet qu’il ne lui resterait plus qu’à « mettre en pratique »,à appliquer, en le faisant passer du plan du droit à celuides faits avec plus ou moins de succès. S’il est possible deconceptualiser la vie sociale, c’est-à-dire d’avoir prise surelle par les moyens de la connaissance rationnelle, c’est enprenant appui sur son caractère pratique, c’est-à-dire surle mouvement de sa Selbstveränderung , qui engendre aussiles formes de sa connaissance. Partir de la pratique sociale,

c’est-à-dire en réalité de l’ensemble divers et contrastédes pratiques sociales, ce n’est donc pas se donner unfondement ou un objet à décrypter, mais c’est déclencherl’incitation à reposer sans cesse à nouveau la question desconditions de viabilité, voire de légitimité, de la vie socialedont le système n’est pas garanti, n’obéit à aucun modèlepréétabli, et est en conséquence constamment à réinven-

ter en pratique. Ceci signifie que la société relève d’unmode d’appréhension qui fait passer au premier plan laconsidération de son histoire, qui est en dernière instancel’histoire des pratiques sociales à travers lesquelles elle seforme et se transforme.

Le second point abordé dans la thèse 8 concerne les dé-

ficiences propres à une perspective théorique qui, de lamanière dont elle est profilée, se condamne à reproduireles illusions qu’elle se propose de dissiper. Ici, c’est clai-rement Feuerbach qui est visé, et l’attraction irrésistiblequ’exercent sur lui comme sur les autres « idéologues alle-mands » les mystères de la religion dans lesquels il voit lesvraies causes de l’aliénation, c’est-à-dire du fait que la viehumaine soit tendanciellement ressentie et éprouvée dans

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des conditions qui la dénaturent, parce qu’elles séparentl’homme de lui-même et l’opposent à lui-même en ledésappropriant de sa propre essence : ce point avait déjà

été au cœur de la thèse 4. Mais dénoncer les mystères dela religion et entreprendre de les déchiffrer en vue d’eneffacer les effets néfastes, c’est encore une façon de croireà ces mystères, en leur prêtant un effi cace qui va bien au-delà de ce qu’ils peuvent en réalité ; et c’est reproduire,même si c’est sous une forme nouvelle, le mysticisme desidées au point de vue duquel l’essentiel de la vie humainese décide sur le plan de ses représentations conscientes.Comme vient de l’affi rmer la thèse 7, il faut, et c’est ceque Feuerbach ne fait pas, envisager les mystères de lareligion et le sentiment religieux qui exprime l’adhésionà ces mystères en tant qu’ils sont un produit social, c’est-à-dire le résultat d’un processus qui se déroule sur un tout

autre plan que celui où l’individu est personnellementaliéné par les représentations déformées de sa consciencereligieuse. C’est pourquoi il faut en venir à comprendreque le sentiment religieux est un produit de la vie socialedans le mouvement pratique de laquelle il est entraîné : ilest lui-même un rapport social que rien n’autorise à ex-traire de l’ensemble des rapports sociaux dont il fait partie

intégrante dans la mesure où ce sont eux qui déterminentles conditions de sa production.Pour comprendre ce qui est ici en jeu, il n’est pas inutile

d’opérer un bref retour en arrière, et de reconsidérer la ma-nière dont ce point avait été abordé par Marx une annéeplus tôt, au début de son « Introduction à une critique dudroit hégélien » parue dans la livraison unique des Annales

 franco-allemandes . Ce texte partait de l’affi rmation selonlaquelle « la critique de la religion est la condition préala-ble de toute critique [die Voraussetzung aller Kriti] ) » (trad.M. Rubel, in Karl Marx, Œuvres philosophiques , Œuvres ,t. III, Gallimard, coll. Pléiade, Paris, 1982, p. 382), ce quiétait une manière de légitimer la démarche de Feuerbachdans le sillage de laquelle Marx continuait alors à se placer,et dont il se proposait seulement d’étendre le champ

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d’application en passant du préalable aux conséquen-ces susceptibles d’être exploitées à partir de lui, ce queFeuerbach n’avait pas lui-même fait. Et c’est en procédant

à une telle extension que Marx en venait à affi rmer que« l’homme, c’est le monde de l’homme, c’est l’État, c’est lasociété. Cet État, cette société produisent la religion, uneconscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mê-mes un monde renversé [weil sie eine verkehrte Welt sind ] »(id.), ce dans quoi on peut lire une première occurrencede l’idée développée dans la septième thèse sur Feuerbachselon laquelle le sentiment religieux est un produit social,et non la rêverie intemporelle poursuivie par un « êtreabstrait recroquevillé hors du monde » (id .). La formule« l’homme, c’est le monde de l’homme » présentait mani-festement une dimension polémique correspondant à uneffort en vue de se détacher de Feuerbach : elle affi rmait la

nécessité, là où Feuerbach ne parle que de l’homme et desvraies valeurs attachées à son être générique, de prendreen considération « le monde de l’homme », expressionsans doute assez vague, même si elle était aussitôt préciséepar la référence à la réalité de l’État et de la société, danslaquelle il ne serait cependant pas impossible de lire unepréfiguration de la formule « l’ensemble des rapports so-

ciaux », étant au minimum permis d’y voir une manièred’indiquer la place où cette formule peut trouver un sens. Ainsi, ce qui est « concret », « réel », ce n’est pas, comme lecroit Feuerbach, l’homme, mais le monde de l’homme, cequi revient à convertir le regard de l’homme-sujet pensantet conscient vers les conditions objectives de son existencesur lesquelles il n’a pas directement prise par la simple

opération de sa volonté. Or ce monde, disait encore Marxen 1844, c’est le monde historique et social, qui est lui-même un monde renversé, un monde à l’envers, ce quiest la seule explication possible du phénomène religieux,c’est-à-dire du fait que, en théorie, les représentations dela conscience obéissent au régime du renversement. Dansle même sens, en lisant la quatrième thèse sur Feuerbach,nous avons pu conclure qu’il n’y a de conscience divisée

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que dans un monde lui-même divisé. C’est à ce point duraisonnement développé dans l’Introduction à une criti-que du droit hégélien que se situait le fameux passage :

« La religion est la théorie générale de ce monde [renverséde l’homme], son compendium encyclopédique, sa logi-que sous une forme populaire, son « point d’honneur »spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, soncomplément cérémoniel, son universel motif de consola-tion et de justification. Elle est la réalisation chimériquede l’essence humaine, parce que l’essence humaine nepossède pas sa réalité véritable. Lutter contre la religion,c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dontla religion est l’arôme spirituel [ gegen jene Welt deren geis-tiges Aroma die Religion ist ]. La misère religieuse est toutà la fois l’expression de la misère et la protestation contrela misère réelle. La religion est le soupir de la créature

accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elleest l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit[wie  sie der Geist geistloser Zustände ist ]. Elle est l’opium dupeuple [das Opium des Volks ] » (id ., p. 383). En d’autrestermes, la religion est la solution imaginaire apportée à unproblème tout à fait réel dont elle est, quoique sous uneforme biaisée, la manifestation.

En effectuant cette rétrospection, nous avons pu voirs’esquisser à distance dans l’Introduction à une critiquedu droit hégélien de 1844 certains thèmes qui réappa-raîtront l’année suivante dans les thèses sur Feuerbach.Mais ce rapprochement permet aussi de souligner cequ’il y a de nouveau dans ces thèses, l’avancée décisivequ’elles représentent et dont la huitième thèse constitue

l’expression condensée : à savoir l’articulation qu’elleseffectuent entre, d’une part la prise en compte du thèmede la socialité, qui fait passer de la considération del’homme à celle du monde de l’homme, et d’autre part lanécessité d’appréhender des problèmes qui se présententsous une forme théorique, et ne peuvent sur ce plan êtrerésolus de manière définitive, comme des problèmes pra-tiques, c’est-à-dire des problèmes qui doivent être posés

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et résolus sur le plan de la menschliche Praxis . La questionn’est plus alors, comme Marx l’écrivait en 1844, de mon-trer la voie qui permette à l’homme de redevenir le centre

créatif de son monde propre, donc, ce qui est encore duFeuerbach, de « graviter autour de lui-même », mais c’estde changer ce monde en pratique, de le révolutionner enprenant appui sur ses divisions et ses conflits qui tiennentau fait que toute vie sociale est essentiellement pratique.Ce souci n’était pas totalement absent de l’Introduction àune critique du droit hégélien dans laquelle Marx écrivait :« C’est donc la tâche de l’histoire, une fois l’au-delà de lavérité disparu, d’établir la vérité de l’ici-bas. Et c’est toutd’abord la tâche de la philosophie, qui est au service del’histoire, de démasquer l’aliénation de soi dans ses formesprofanes, une fois démasquée la forme sacrée de l’aliéna-tion de l’homme. La critique du ciel se transforme ainsi

en critique de la terre, la critique de la religion en critiquedu droit, la critique de la théologie en critique de la poli-tique » (id ., p. 383). Mais cette déclaration n’est pas sansambiguïté : tout en affi rmant la nécessité de mettre la phi-losophie au service de l’histoire, donc, pour reprendre uneautre formule de l’Introduction (id ., p. 390), de ne plus secontenter de l’arme de la critique en considérant qu’elle

pourrait se substituer à la critique des armes, elle continueà lui assigner pour tâche de « démasquer » les figures del’aliénation humaine, comme si cela suffi sait pour transfor-mer « la critique du ciel » en « critique de la terre », ce quiprésuppose que la critique, restant la même dans sa forme,n’a qu’à déplacer son point d’application, comme si le mot« vérité » pouvait conserver le même sens lorsqu’est opérée

la conversion de l’au-delà de la vérité à la vérité d’ici-bas.Quand Marx écrit les thèses sur Feuerbach en 1845, ceschéma a volé en éclat : la nécessité d’une critique pratiquedu monde réel n’a plus rien à voir avec le projet d’unedémystification, même dérouté du terrain de la religionvers celui de la politique. La critique pratique du monde,c’est celle que le monde, et en lui la pratique humainequi en fait partie intégrante, s’applique à soi-même sous

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Nous retrouvons ici le sens très particulier qui avait étéassigné à la notion de  praxis  dès la thèse 1, où elle avaitété dotée, en tant que  praktisch-kritische ätigkeit , de la

capacité de surmonter les alternatives traditionnelles dusubjectif et de l’objectif, de la pensée et du réel, etc., doncaussi de la théorie et de la pratique. Pour reprendre la for-mule d’E. Bloch, la praxis , c’est la théorie-pratique, et onpourrait dire que c’est aussi le sujet-objet, la libre nécessité,le ciel-terre, etc. Une pratique qui ne serait que pratique,et qui rejetterait la théorie hors de son ordre, perpétueraitleur séparation, alors que c’est celle-ci qu’il faut avant toutabolir pour retrouver le chemin de la vie sociale et de saSelsbstveränderung . Autrement dit, pas davantage qu’àpropos de la réalité sociale où se joue l’essence effective del’homme, il ne faut avoir une approche abstraite de la pra-tique, qui conduirait à l’interpréter comme une solution

miracle à tous les problèmes de la vie sociale. Si la vie socialeest pratique, et même essentiellement pratique, c’est au sensd’une pratique qui s’accompagne de la compréhension decette pratique, compréhension par laquelle celle-ci se metà distance d’elle-même en éprouvant la complexité de sesvoies : et, ici, se retrouve d’une certaine façon la notionde critique, pour autant qu’elle effectue cette articulation

de la théorie et de la pratique, de la compréhension et dela transformation, qui en conditionne dialectiquement leséchanges, thème qui avait déjà été rapidement évoqué à lafin de la thèse 4. Et par là même, en même temps qu’unenouvelle approche de la pratique, est aussi effectuée unenouvelle approche de la théorie qui lui assigne pour tâche

de penser la pratique dans son mouvement effectif : selonG. Labica, « une nouvelle forme de rationalité voit ici le jour » ( Marx – Les thèses sur Feuerbach, PUF, 1987, p. 97).Cette rationalité est celle qui fait corps avec la pratiquedans la mesure où elle réagit en permanence à ses incita-tions, et ainsi s’intègre au mouvement de sa Veränderung .

On peut donc conclure que la thèse 8 constitue une sortede point nodal où se conjuguent les trois principales lignes

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de réflexion poursuivies jusqu’ici de manière plus ou moinsséparée dans les thèses sur Feuerbach : celle consacrée à la

 praxis , à laquelle est dévolu le soin de résoudre les problè-

mes de la vie humaine, c’est-à-dire en fait de transformerle monde ; celle consacrée à la réalité sociale et aux formescomplexes de sa détermination et de sa transformation ; etenfin celle consacrée à la rationalité, c’est-à-dire l’effort envue de comprendre la réalité de manière à mieux dirigerl’action qui, de l’intérieur, et non de façon surplombante,participe à sa dynamique de transformation. Il apparaît àprésent que ces trois préoccupations constituent un tout :et c’est précisément la logique propre à ce tout qui a étéignorée de Feuerbach, ce qui l’a empêché d’accéder à lacritique de l’essence humaine effective.

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Das Höchste, wozu der anschauende Materialismus / Engels :der anschauende  Materialismus / kommt / Engels : es bringt /,d. h. der Materialismus der die Sinnlichkeit nicht als praktischeTätigkeit begreift, ist die Anschauung der einzelnen Individuen und /Engels : in / der bürgerlichen Gesellschaft / Engels : « bürgerlichenGesellschaft  » /.

Le point extrême jusqu’auquel va / Engels : arrive / le matérialismeintuitif/ Engels : le matérialisme intuitif   /, c’est-à-dire le matéria-lisme qui ne comprend pas la sensibilité comme activité pratique, est

l’intuition des individus isolés et de / Engels : dans/ la société civile /Engels : la « société civile » /.

La thèse 9 reprend en considération le matérialisme de l’in-tuition-contemplation cultivé par Feuerbach, matérialismequi avait déjà fait l’objet d’un premier examen critique dansla thèse 1 qui en avait fait apparaître les limites intrinsèques

en s’en tenant à un point de vue purement théorique, thèmeà nouveau abordé dans la thèse 5. Cette reprise a pour butde compléter la caractérisation de ce matérialisme intui-tif, à la lumière de la thématique de la socialité introduiteavec la thèse 6, ce qui permet de proposer une nouvelleinterprétation de ce matérialisme et de sa logique propre,interprétation qui n’est plus seulement théorique, mais his-torique et pratique. Ceci confirme le rôle déterminant joué

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dans l’économie des thèses sur Feuerbach par la thèse 6, àpartir de laquelle les questions traitées une première foisd’un point de vue strictement philosophique font l’objet

d’une réévaluation, dans la toute nouvelle perspectivehistorico-sociale ouverte par cette thèse.Dans cette nouvelle perspective, il apparaît que le ma-

térialisme de Feuerbach n’est pas seulement une vue del’esprit présentant en raison des défectuosités dont elle estporteuse les caractères d’une billevesée gratuite : au-delàdes intentions qui ont présidé à son élaboration et à sonexposition, par le biais desquelles ce matérialisme se rat-tache à un projet singulier personnalisé dans un style quin’appartient qu’à son auteur, il exprime plus largement unpoint de vue historique et social dont Feuerbach, à soninsu, s’est fait le représentant, le porte-parole (la notion de« point de vue », Standpunkt , qui joue un rôle très impor-

tant dans le cadre de cette explication, sera explicitementmise en avant dans la thèse 10). Pour spécifier ce pointde vue propre à l’intuition-contemplation ( Anschauung ),Marx met en avant, d’une part, qu’il est celui des « indivi-dus isolés » et, d’autre part, qu’il appartient à la bürgerlicheGesellschaft , c’est-à-dire la forme très particulière de rap-port social théorisée par Hegel dans la section médiane de

la dernière partie de ses Principes de la philosophie du droit ,un ouvrage que Marx connaissait bien, puisqu’il avaitentrepris deux ans plus tôt un commentaire détaillé de lasection suivante de cette partie de l’ouvrage, celle consa-crée à l’État. Il va de soi que ces deux arguments ne sontpas indépendants mais se raccordent étroitement entreeux, ce qu’Engels a cherché à exprimer en substituant au

neutre « et » (und ) de la version originale un « dans » (in)qui en précise la portée, en faisant comprendre que c’est àl’intérieur du cadre propre à la bürgerliche Gesellschaft  queles individus vivent isolés ou plutôt comme isolés, ce quifait d’eux des porteurs potentiels du point de vue singulierde l’intuition-contemplation.

L’intérêt de cette explication saute aux yeux : elle faitcomprendre qu’en adoptant pour appréhender la réalité le

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point de vue abstrait de l’individu isolé, ce qui résume leprogramme de Feuerbach tel que Marx le comprend, ons’installe en fait dans une position qui concerne non seule-

ment l’individu isolé, comme lui-même se le figure, maisaussi, et même en tout premier lieu, le type de structurecollective très particulier à l’intérieur duquel il est ou s’estisolé. Car, contrairement aux premières apparences, on nes’isole pas tout seul, mais en quelque sorte à plusieurs, dansle cadre du système global où coexistent, au pluriel, des in-dividus isolés, qui continuent à entretenir des relations, etmême des relations sociales soumises à des lois tout à faitprécises, jusque dans la figure imposée par leur isolementréciproque. Il faut donc que ce mode de structuration durapport social existe et fonctionne pour que le discours dumatérialisme intuitif ait un sens et même soit seulementpossible : et c’est ici que l’histoire intervient, car le type de

socialité qui fait cohabiter des individus sur la base de leurisolement réciproque n’a rien d’une essence éternelle quipermettrait de fixer une fois pour toutes la représentationdu lien social. Pourquoi ? Parce que, manifestement, cetteforme paradoxale d’organisation recèle en elle-même unecontradiction et est même ordonnée tout entière autourde cette contradiction : en effet, si d’une part elle lie les

individus entre eux en créant les conditions de leur « viesociale », en même temps elle les sépare, voire même lesoppose. Or cette contradiction constitue le moteur d’unedynamique de transformation, de Selbstveränderung , qui,à un certain moment, doit s’attaquer en profondeur auprincipe sur lequel repose cette façon de vivre ensemblequ’est la bürgerliche Gesellschaft , façon de vivre tout à fait

spéciale et fort dangereuse du fait des crises auxquelles elleest en permanence exposée. C’est d’ailleurs ce que la thèsesuivante, la thèse 10, va expliquer en opposant au pointde vue, caractérisé comme « ancien », de la bürgerlicheGesellschaft   celui, identifié au contraire comme « nou-veau », de la menschliche Gesellschaft , dont on comprend àdemi-mot qu’elle est un tout autre type de rapport social,qui doit se substituer au précédent, ce qui sera l’œuvre de

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la revolutionäre Praxis , de la  praxis  révolutionnaire-révo-lutionnante qui s’inscrit dans le mouvement de l’histoire,c’est-à-dire sur le plan où il apparaît que toute vie sociale

est essentiellement pratique , pour reprendre l’idée énoncéedans la thèse 8. Avant de reprendre mot à mot le détail de la thèse 9, on

peut encore présenter à son propos la remarque généralesuivante qui permet d’en situer le message dans l’économieglobale des thèses : elle prolonge la réflexion amorcée dansla thèse 7 où Marx avait soutenu que l’individu isolé, qui,comme l’avait expliqué la thèse 6, donne son objet et sonpoint de départ à l’« analyse » de Feuerbach, est en fait une« forme sociale déterminée ». Était alors restée en suspensla question de savoir quelle est cette forme sociale, et cequi, proprement, la détermine, c’est-à-dire la distingued’autres formes sociales. C’est ce point qui est à présent

éclairé : la forme sociale déterminée à laquelle correspon-dent le mode de vie et la manière de voir les choses propresà l’individu abstrait, c’est la bürgerliche Gesellschaft , qui,comme va le montrer la thèse 10, donne son cadre à toutela tradition de l’ancien matérialisme dont les limitationsavaient été mises en évidence dès la thèse 1 et qui se trouveà présent remis en perspective historique.

En premier lieu, la thèse 9 récapitule les enseignementsqui avaient déjà été apportés au sujet du matérialismede Feuerbach dans la thèse 1 et dans la thèse 5. Celui-ciest un anschauende Materialismus ;  Engels a soulignédans le texte le qualificatif anschauende , pour bien fairecomprendre que la thèse de Marx ne concerne pas le ma-

térialisme en général, mais la version très particulière dumatérialisme concoctée par Feuerbach dont le pivot estconstitué par la référence à l’ Anschauung , qui préconise unretour au réel sensible, tel qu’il se présente immédiatementdans la forme de l’ Anschauung , l’intuition contemplativequi se défend d’ajouter quoi que ce soit à ce « donné »de la sensibilité qu’elle se contente de réceptionner telquel, en cultivant, sur fond d’innocence, une communion

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extatique avec le monde des choses perçu comme unenature première pure et inaltérée. Or, c’est l’argument quiavait été longuement développé dans la thèse 1, la sensibi-

lité dans laquelle ce matérialisme trouve son fondement etsa garantie de légitimité est en réalité une sensibilité abs-traite, mutilée, incomplète, parce qu’elle s’est coupée de la

 praktische ätigkeit , et de la dynamique de transformationdans laquelle celle-ci entraîne le réel : on peut aller jusqu’àsoutenir que cette sensibilité prétendument naturelle esten réalité un artifice ou un artefact ; elle est, comme lesentiment religieux vis-à-vis duquel elle se pose en alterna-tive, un produit social ; la dénégation de la pratique dontelle fait sa condition est une forme pervertie de pratique,propre à une modalité particulière de la vie sociale, ainsique va l’expliquer la suite de la thèse.

Ce matérialisme qui met au premier plan les valeurs de

l’intuition contemplative, a sa logique propre, d’où, com-me cela avait été également expliqué, il tire la cohérenceapparente et la systématicité de son discours. Mais cettesystématicité théorique a pour corrélat sa limitation : étantdonné la manière dont Feuerbach aborde la réalité, suivantle mouvement d’une redescente du ciel sur la terre qui apour objectif principal la démystification du sentiment

religieux, il n’atteint cette réalité que sous la forme où la luiprésente la sensibilité artificiellement coupée des conditionsde l’activité pratique, ce qui constitue le point extrême, dasHöchste , l’horizon ultime dans lequel se situe sa démarche,point qu’il ne veut ni ne peut dépasser car il trouve avec luil’accomplissement de toutes ses ambitions ; le recours à lasensibilité lui a permis de dissiper les figures aliénantes de

la conscience religieuse, et cela lui suffi t, car l’idée ne luivient pas de se demander comment, par quel processus nonseulement théorique, mais aussi pratique, ces figures ontété engendrées en tant qu’elles font non moins corps avecle monde de la réalité et des choses que celles représentéespar l’intermédiaire de la sensibilité. La thèse 4 a abondam-ment expliqué pourquoi cette manière de raisonner, sédui-sante et convaincante en première apparence, est en réalité

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insoutenable : elle fait l’impasse sur le vrai problème, quiest celui du mouvement négatif, simultanément théoriqueet pratique, de la Selbsveränderung , par laquelle cette forme

sociale qu’est le sentiment religieux est soumise à l’impul-sion d’une dynamique historique de transformation insé-parable de l’acte intellectuel de sa compréhension. De cetaspect des choses, Feuerbach s’est détourné en raison de seschoix méthodologiques qui, sur fond d’anti-hégélianisme,lui ont fait emprunter la voie de l’analyse au lieu de cellede la synthèse, ce dont il doit assumer jusqu’au bout toutesles conséquences.

Ceci dit, il ne suffi t pas de reconnaître, en théorie, queFeuerbach s’est fourvoyé en raison d’une mauvaise ap-proche de la réalité due à ses choix méthodologiques dedépart. Encore faut-il comprendre, sur un plan cette foispratique, pourquoi il s’est fourvoyé, c’est-à-dire quellessont les causes qui ont engendré son matérialisme intuitifcomme un produit social lui-même déterminé, qui n’estpas tombé du ciel, mais est sorti à un certain moment dela terre où les hommes poursuivent leur histoire et ontdes relations sociales, selon une logique dialectique dela Selbsveränderung , qui n’a rien à voir avec celle dont

Feuerbach s’est servi pour guide.L’une de ces causes avait été identifiée dès la thèse 6 : elleconsiste dans la représentation d’un individu humain abs-trait parce qu’isolé qui est censé incarner à lui seul l‘essencehumaine, celle-ci étant tout entière « logée » (inwohnende )en lui. C’est parce que, pour lui, l’homme est d’abord cetindividu qui, en tant qu’être sensible, éprouve pour soi

seul des sentiments témoignant d’un rapport primordialet authentique à la nature, rapport lui-même dévié etdénaturé par les illusions de la conscience religieuse, queFeuerbach défend un matérialisme de l’ Anschauung  limitépar ce présupposé de base au-delà duquel il ne peut pardéfinition raisonner : de là son indifférence au processusde la  praktische ätigkeit , par l’intermédiaire duquel l’es-sence humaine revêt un caractère effectif, au sens de la

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Wirklichkeit ; il ne voit pas que l’homme n’est pas quelquechose de donné préalablement à son activité, qui ne seraitque la mise en œuvre, l’exploitation de ce donné primor-

dial, mais qu’il est aussi le produit de sa propre activité telleque celle-ci se développe en interaction avec les incitationsde son milieu naturel et social : autrement dit, il ne voitpas que l’homme est un être historique, dont la nature seconstitue, s’élabore, on pourrait presque dire se fabrique,et non seulement se déploie, au cours de son histoire.

Cette explication met en corrélation trois notions : celled’individu (qui n’a de comptes à rendre qu’à lui seul desnécessités de son être) ; celle d’abstraction (puisque cet in-dividu n’est tel que séparé du contexte défini par ses condi-tions concrètes d’existence) ; celle de nature (car c’est entant qu’être purement naturel que cet individu est censéreprésenter l’essence humaine en tant que telle, dépouillée

de toutes les médiations qui représentent pour elle desrisques de compromission et d’altération). Humanisme etnaturalisme sont donc, nous avons déjà eu occasion de leconstater, au cœur de la démarche de Feuerbach, qui lesconcilie sur la base d’une certaine représentation de l’indi-vidu, de l’Unique, qui se définit d’emblée par son rapportprivilégié à soi. On serait presque tenté de rapporter cette

représentation à une inspiration fichtéenne, du type de celledont, par exemple, relève la représentation de l’Unique dé-veloppée par Stirner qui, bien qu’il critique Feuerbach et saconception de l’homme générique dont il voit bien qu’elleest une entité abstraite, un « fantôme », reste imprégné del’esprit de sa démarche ; mais le moi fichtéen est avant toutun être de volonté, ce qui réintroduit en lui par un certain

biais une dimension active ; et c’est d’ailleurs pourquoi lesphilosophies de l’action cultivées par les jeunes hégéliensse sont appuyées de manière privilégiée sur la référence àFichte qui les a fait basculer du côté de l’idéalisme auquelFeuerbach a opposé son « matérialisme ». Ce qui donnesa couleur très particulière à la conception de la naturehumaine défendue par Feuerbach, c’est justement qu’elledéfinit l’individu représentatif de l’essence humaine par

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qu’un effort supplémentaire de réflexion aurait permisd’écarter, comme le diagnostiquera Stirner ? Le contenuauquel elle se rapporte n’a-t-il de valeur qu’au point de

vue de la pensée, auquel cas sa réalité risque fort d’êtreentachée de facticité ?L’apport principal de la thèse 9 est d’éclairer ce point, en

établissant un rapport entre le point de vue de l’individuabstrait isolé adopté par Feuerbach en vue de reconstruireun nouveau matérialisme et le type d’organisation socialedans lequel ce point vue prend effectivement place, etdont il relève en dernière instance d’une manière qui n’estpas seulement idéale, à savoir celui propre à la bürgerli-che Gesellschaft , ce qui en constitue la seule explicationsatisfaisante.

Engels a éprouvé le besoin de faire passer cette formule,« bürgerliche Gesellschaft  », entre guillemets, ce que Marx

n’avait pas fait dans son texte original. Il a eu raison, et laplupart des traducteurs et des commentateurs des thèsessur Feuerbach, comme d’ailleurs de la plupart des œuvresde Marx de la même période, se seraient épargnés biendes ambiguïtés et des approximations, voire même des er-reurs caractérisées, s’ils avaient prêté davantage attentionau fait que Marx n’emploie pas l’expression bürgerliche

Gesellschaft  au hasard, comme s’il en découvrait inopiné-ment la signification par lui-même, ou comme s’il s’agis-sait d’une simple étiquette désignant de manière neutreun contenu de réalité dont l’existence ne fait pas pro-blème et peut être atteinte directement, mais l’emprunteà un contexte théorique bien déterminé qui est celui dela philosophie hégélienne du droit, où il l’a découverte

et où il a appris à en maîtriser l’usage, de telle manièreque, lorsqu’il la reprend à son compte, comme c’est le casdans les thèses 9 et 10 sur Feuerbach, c’est bien dans laforme d’une quasi-citation, ce que rendent manifeste enle visualisant les guillemets introduits par Engels.

Pour mieux voir ce qui, ici, fait problème, revenons surquelques traductions françaises récentes de la neuvièmethèse sur Feuerbach. Voici celle de G. Badia : « Le résultat

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le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas l’activité des senscomme activité pratique, c’est la façon de voir des indivi-

dus isolés et de la société civile » (Karl Marx et FriedrichEngels, L’Idéologie allemande , trad. G. Badia, Éditions so-ciales, Paris, 1968, p. 33) ; celle de M. Rubel : « Le résul-tat suprême auquel parvient le matérialisme contemplatif– c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le sensiblecomme activité pratique, c’est la théorie des individusisolés et de la société bourgeoise » (Karl Marx, Œuvres phi-losophiques, Œuvres , t. III, Gallimard, coll. Pléiade, Paris,1982, p. 1033) ; et enfin celle de G. Labica : « Le sommetauquel parvient le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le ma-térialisme qui ne conçoit pas la sensibilité comme activitépratique, c’est l’intuition des individus singuliers et de lasociété civile-bourgeoise » (G. Labica,  Marx – Les thèses

sur Feuerbach, PUF, Paris, 1987, p. 22). Pour nous entenir aux derniers mots de la thèse, nous constatons quetrois traductions différentes sont proposées de l’expressionbürgerliche Gesellschaft  : « société civile » (Badia), « sociétébourgeoise » (Rubel), « société civile-bourgeoise » (Labica).Nous avons nous-mêmes retenu la solution « société ci-vile », pour autant qu’il faille absolument traduire avec des

mots français la formule originale que le mieux serait peut-être de maintenir, en incorporant au texte français de lathèse l’expression bürgerliche Gesellschaft , éventuellementassortie de guillemets comme dans la version donnée parEngels. Pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir,la solution « société bourgeoise » est à écarter absolument.Enfin, « société civile-bourgeoise » est une solution de

compromis, qui présente l’intérêt d’attirer l’attention surle problème, même si, pour finir, elle le contourne.Comme cela a déjà été signalé, « bürgerliche Gesellschaft  »

est une expression que Marx reprend à Hegel : c’estelle qui intitule la deuxième section (§ 182-256) de latroisième partie, elle-même intitulée die Sittlichkeit ,de ses Principes de la philosophie du droit   de 1821.Rappelons que ces Principes , dans lesquels Hegel expose

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sa conception de ce qu’il appelle par ailleurs « le monde ob- jectif » de l’Esprit, dont il se sert pour étendre la notion dedroit de manière à y inclure, à côté du droit au sens strict des

 juristes, la morale, l’économie et la politique, c’est-à-direles principales institutions de la culture humaine histori-que pratique, ou encore de la civilisation, sont eux-mêmesarticulés en trois grands développements ou « moments » :celui du « droit abstrait » (das abstrakte Recht ), celui de la« moralité » (die Moralität ) et enfin celui de la Sittlichkeit ,terme particulièrement diffi cile à rendre en français, queHegel utilise pour rassembler toutes les formes de régula-rité ou de légalité qui ordonnent ou contrôlent les formescollectives de la vie humaine, et qui ne sont pas identifia-bles aux règles de la moralité individuelle rassemblées parailleurs sous le concept de moralité (on pourrait peut-êtreutiliser le terme « civilisation » pour restituer le contenu

de l’intraduisible mot allemand Sittlichkeit ). C’est dansce système de la Sittlichkeit , qui obéit à une logique quilui est propre, ce sans quoi il ne serait pas un système,que Hegel voit l’accomplissement de l’effort historique del’Esprit (Geist ) en vue de se donner un monde dans lequelil puisse se reconnaître à travers une image qui, cependant,lui demeure extérieure, d’où son caractère « objectif ». La

logique à laquelle obéit ce système de la Sittlichkeit  ne serésume pas à un ensemble de principes formels d’organi-sation, mais c’est, au niveau qui lui est propre, une logiqueen devenir, qui impulse une dynamique de transformationpar laquelle ce système engendre ses diverses formes oumoments suivant sa propre nécessité interne qui fait sortirles unes des autres les successives « sphères » de sa réali-

sation. La première de ces sphères est représentée par lafamille, qui est la forme immédiate, encore empreinte denaturalité, de l’existence communautaire : celle-ci fondesur un lien principalement affectif le fait de vivre ensembleen se partageant des rôles et des tâches, et constitue le lieupar excellence où trouve à s’épanouir l’essence humaineféminine, que Hegel présente comme étant électivementvouée au culte de l’affectivité ; c’est aussi un monde où

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la parole dominante reste celle de l’instinct et où aucuneforme de conscience n’est nécessaire pour que se noue unlien entre les éléments qui le composent, ce qui explique

son étroite cohésion. La deuxième des sphères à traverslesquelles s’accomplit le procès de développement de laSittlichkeit est celle de la bürgerliche Gesellschaft , que Hegelnomme aussi « système des besoins », qui suppose l’éman-cipation de l’individu par rapport au tout organique queconstitue, sur des bases encore biologiques, la famille : ellereprésente donc dans le développement de la Sittlichkeit lemoment médian, c’est-à-dire aussi le moment négatif, quimet en avant un principe de décomposition, de désagréga-tion ; et le paradoxe est que, sur ces bases essentiellementnégatives, elle n’en parvient pas moins à reconstruire unmode de vie collective, dont le principe nodal est constituépar la division du travail, qui fait en quelque sorte de son

désordre un ordre, ou, comme le dit Hegel, une « secondenature » ; les formes d’organisation qui correspondent àce mode de vie collective mettent en œuvre une culturepropre, appuyée sur des figures de conscience, ou plutôtde semi-conscience ou de fausse conscience, qui en réflé-chissent la paradoxale rationalité, rationalité tissée de mé-connaissance : alors que la famille marche prioritairement

à l’instinct, la bürgerliche Gesellschaft  marche, elle, à l’opi-nion et à la reconnaissance, qui tendent vers la rationalitésans y parvenir. L’ordre de la bürgerliche Gesellschaft , dontl’équilibre est par essence précaire puisqu’il est fondé surla compétition, se développe en restant écartelé entre deuxpôles extrêmes, richesse et pauvreté, contradiction qu’il estincapable de résoudre mais qu’il ne peut qu’aggraver en

progressant sur les bases qui le définissent : bien qu’il nele dise pas expressément, mais cela se lit clairement entreles lignes, Hegel diagnostique ce système comme étanttendanciellement celui de l’exploitation, non seulementdes richesses naturelles, mais de l’homme par l’homme.Et à son point de vue la seule résolution envisageable decette contradiction se trouve dans le passage à un niveausupérieur, c’est-à-dire à une autre et ultime sphère de la vie

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collective organisée autour du principe, non de l’instinctou de l’opinion, mais de la rationalité pleine et entière,assumée comme telle : cette sphère est, selon Hegel, celle

de l’État (Staat ), donc de la vie politique, où l’hommeexiste en tant que membre de la communauté des hommeslibres, c’est-à-dire en tant que citoyen de plein droit ; or lecitoyen est précisément l’homme qui, pour des motifs en-tièrement rationnels, a renoncé à ses « droits » d’individupour devenir un homme de devoir, librement soumis àla loi de l’État, principe d’une organisation à la fois soli-daire et rationnelle, qui est, dit Hegel « le divin sur terre »,c’est-à-dire qu’elle représente le point le plus élevé auquell’Esprit puisse parvenir dans son effort d’objectivation, cequi cependant, mais c’est un autre problème, ne parvientpas à satisfaire son désir d’absoluité, qui ne trouvera às’accomplir que dans l’art, la religion et la philosophie, les

trois moments de l’esprit absolu.C’est à la toute dernière section des Principes de la phi-losophie du droit , qui a pour thème l’État, que Marx avaitconsacré en 1843 une lecture suivie dont il a ensuite tiré,dans un style assez différent de celui de son commentairemanuscrit, l’Introduction à une critique du droit hégé-lien publiée en 1844 dans l’unique livraison des Annales

 franco-allemandes  : dans le cadre de ce commentaire, il aeu l’occasion de réfléchir sur ce qui distingue fondamen-talement les deux dernières sphères de la Sittlichkeit  quesont pour Hegel la bürgerliche Gesellschaft  et l’État, distinc-tion qu’il a lui-même alors réinterprétée pour son proprecompte en lui appliquant le schéma feuerbachien de lascission entre diesseits   et  jenseits , de manière à retourner,

suivant la logique propre à ce schéma, le rapport entre le« ciel » de l’État hégélien et la « terre » de la bürgerlicheGesellschaft , où les hommes sont réellement, et non seule-ment idéellement, en rapport entre eux, sur la base de leursactivités productives.

On l’aura compris, en suivant le récapitulatif extrême-ment condensé du système de la Sittlichkeit   qui vientd’être proposé : la bürgerliche Gesellschaft , telle que Hegel

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la théorise, est le monde fermé de l’économie, c’est-à-direla sphère où le travail produit des richesses qui entrentaussitôt dans les cycles des échanges marchands, monde

dont il a repris pour l’essentiel l’analyse à l’école écos-saise, qui, au cours de la seconde moitié du e siècle, adonné une orientation tout à fait particulière à ce domained’études nouveau, ensuite baptisé « économie politique »,autour principalement des travaux d’Adam Smith, dontHegel a intégré les résultats, tels qu’il les interprétait, àsa philosophie. Pourquoi parler d’un monde « fermé » del’économie ? Parce qu’il s’agit d’un système qui est censéfonctionner suivant des cycles autonomes, en obéissant auxlois qui lui sont propres, de manière analogue, Hegel faitlui-même cette comparaison, à la façon dont « tourne » lesystème solaire : ces lois sont précisément celles étudiéespar l’économie politique, qui est la science de ce monde

à part, dont la réalité objective forme en elle-même unetout, qui, au point de vue de Hegel, constitue une formetout à fait originale de la Sittlichkeit , c’est-à-dire de la viecollective à laquelle elle impose ses normes spécifiques,distinctes de celles qui jouent sur le plan propre de l’État. Allons tout de suite à la question qui nous intéresse à

présent, à savoir celle de comprendre en quel sens Marx

utilise la notion de bürgerliche Gesellschaft  dans les thèses 9et 10 sur Feuerbach. Pour autant qu’il le fait en la repre-nant à Hegel chez qui il l’a découverte, elle désigne cetteréalité autonome de l’économie, fonctionnant commeun monde à part suivant ses propres règles qui corres-pondent à un mode de socialité original, ce qui justifieque Hegel lui consacre toute une section de ses Principes

de la philosophie du droit . La tradition anglaise, depuis lapublication en 1767 à Édimbourg de l’ouvrage d’AdamFerguson, An Essay on the History of Civil Society , où étaitexposée l’anthropologie historique sous-jacente à la nou-velle économie permettant de rendre compte de la genèsede l’homo œconomicus qui en constitue le sujet spécifique,avait désigné cette réalité à part de l’économie en utilisantl’appellation « société civile », pour reprendre les termes

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dont, en 1783, s’était servi le premier traducteur françaisde l’ouvrage de Ferguson, M. Bergier (cette traduction,révisée par C. Gautier, a été republiée aux PUF en 1992),

alors que la traduction allemande contemporaine dontHegel avait pu avoir connaissance avait rendu l’anglaiscivil society  par la formule bürgerliche Gesellschaft , ce quipeut aujourd’hui surprendre, mais n’en avait pas moinscréé un usage qui, par l’intermédiaire de Hegel, a persisté

 jusqu’au milieu du  e  siècle et s’est ainsi transmis à laterminologie du jeune Marx. Une histoire complète etdétaillée du lexème « société civile », tenant compte de seséquivalents dans d’autres langues que le français, reste àfaire. N’en évoquons qu’un seul jalon. Lorsque Rousseaufait débuter la seconde partie de son Discours sur l’origine etles fondements de l’inégalité parmi les hommes , composé en1755, donc douze ans avant l’Essay on the History of Civil

Society  de Ferguson, par la fameuse phrase : « Le premierqui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi,et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vraifondateur de la société civile », il assortit le substantif « so-ciété » du qualificatif « civile » en vue de faire comprendreque la forme originelle de communauté inégalitaire dési-gnée par la phrase correspond à une couche de socialité

plus profonde, et plus primitive, que celle correspondant àdes formes proprement politiques ou institutionnelles, cequi peut être interprété comme une anticipation de ce quisera exprimé en anglais à l’aide de la formule civil society .

Dans la formule bürgerliche Gesellschaft , la référence auBürger , le « bourgeois », est à comprendre dans son sensancien, suivant une tradition remontant au Moyen-Âge,

où le bourgeois est l’habitant d’un bourg « franc », un« franc bourgeois » affranchi d’obligations, de charges etde redevances à l’égard d’un seigneur laïc ou religieux, etqui ainsi n’a de comptes à rendre qu’à lui-même de sescomportements, et en particulier de ses comportementséconomiques, c’est-à-dire des échanges auxquels il pro-cède dans le cadre de la circulation des marchandises(au e  siècle, « bourgeois » était à peu près synonyme

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de « marchand »). C’est seulement à partir du e siècleque, en France, le mot a commencé à exprimer l’appar-tenance à un groupe social déterminé, la « bourgeoisie »,

d’ailleurs distinguée de l’aristocratie avec laquelle elle esten compétition par le fait qu’elle se consacre à des affairescommerciales, ce qui était interdit aux nobles. Dans l’Al-lemagne du début du  e siècle, pays encore semi-féodal,le mot Bürger   joue encore principalement dans son sensancien, et exprime ainsi le fait d’être libre par rapport àtoute obligation extérieure, donc d’être inner-determi-nated  et non other-determinated , comme cela pourrait sedire dans le langage actuel des sociologues américains. Oncomprend alors à la suite de quel cheminement le Bürger ,membre de la bürgerliche Gesellschaft , a pu représenter lesujet économique autonome, l’homo œconomicus  qui mènelibrement des transactions décidées en fonction de ses pro-

pres besoins et intérêts et s’engage dans ces transactions àla manière d’un parieur qui ne s’en remet qu’à lui-mêmepour opérer ses choix.

Qu’est-ce qui fait de « la société civile » une société « bour-geoise », en ce sens très particulier du mot « bourgeois » ?Pour répondre à cette question, il faut revenir brièvementsur la signification du terme « civil ». Qu’est-ce qu’un civil,

spécialement dans le langage du droit, qui se sert par exem-ple de l’expression « droit civil » pour rendre compte del’existence d’un droit des particuliers, distinct du droit pu-blic ? Précisément, c’est un particulier, ou encore, selon unusage qui s’est transmis à la langue courante, quelqu’un quin’est ni un militaire ni un religieux, donc n’est pas soumisaux règles d’une institution extérieure par l’appartenance

à laquelle il se définit, mais est simplement « quelqu’un »,monsieur tout le monde comme on dit, un homme quel-conque, qui, n’étant inféodé à aucune obédience, n’estque soi-même, ce qu’on redevient par exemple lorsqu’onest « rendu à la vie civile », expression chargée d’un sensbien précis quand sévit le régime de la conscription ; dansce même sens, être habillé en bourgeois, c’est porter desvêtements de ville ne comportant aucun signe distinctif,

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ce qui les distingue de l’uniforme, porteur d’un caractèreoffi ciel. C’est dans cette nébuleuse sémantique que l’argotdes armées révolutionnaires a forgé, à partir du provençal

« péquin » (maigre, chétif), l’appellation dépréciative « pé-kin », pour désigner ce simple « civil », qui n’a affaire qu’àlui-même, et est un non-initié, pour qui, du fait de n’êtreincorporé à aucune organisation et de n’être pas soumis à sesobligations rituelles, ne comptent que ses intérêts person-nels égoïstes et qui ne revendique aucune autre dignité quecelle relevant de son existence personnelle. Ainsi, le civil,le « bourgeois » au sens ancien, c’est avant tout l’individulivré à lui-même, qui ne doit compter que sur ses propresforces pour assurer sa survie, et qui existe en principe horsinstitution et hors système, sans qualification étrangère à sanature propre d’individu, et donc se définit négativementpar son indépendance qui fait de lui une sorte d’électron li-

bre, un atome épicurien aurait pu dire Marx en 1841. Et onvoit clairement ici se dessiner en transparence la figure del’individu abstrait autour de laquelle, selon Marx, s’organisele matérialisme intuitif de Feuerbach : celui-ci est justementun « civil » qui s’est dégagé de toute obligation céleste, c’est-à-dire transcendante, et a été rendu à ses occupations et àses préoccupations terre-à-terre de simple « bourgeois » qui

pense avant tout à ses « affaires », quelle que soit la naturede celles-ci puisqu’il est lui-même complètement maîtrede les orienter dans tel ou tel sens sans qu’aucune instanceextérieure ait le pouvoir d’en préjuger ou d’en décider.

L’additif au paragraphe 182 des Principes de la philosophiedu droit   de Hegel explique lumineusement comment ce« civil » ou ce « bourgeois » qu’est l’individu privé – qui

est privé précisément en ce sens restrictif qu’il est soustraità toute obligation extérieure, ce qui définit son domaine« privatif » –, individu dont les choix sont motivés unique-ment par ses intérêts propres, a été conçu comme représen-tant par excellence l’agent économique, membre comme telde « la société civile », qui définit la forme très particulièred’ordre communautaire auquel il appartient, suivant le lienparadoxal qui passe entre des parties n’ayant en apparence

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au départ rien à mettre en commun puisqu’elles mènentles unes à côté des autres des existences complètementséparées :

La société civile [bürgerliche Gesellschaft ] est la différencequi vient se placer entre la famille et l’État [Staat ], même sisa formation est postérieure à celle de l’État, qui doit la pré-céder comme une réalité indépendante, pour qu’elle puissesubsister. Du reste, la création de la société civile appartientau monde moderne, qui seul a reconnu leur droit à toutesles déterminations de l’Idée. Lorsqu’on se représente l’État

comme une union de différentes personnes, union quin’est qu’une simple association, on n’entend par là que lacaractéristique de la société civile. Beaucoup de théoriciensmodernes de l’État ne sont pas parvenus à formuler uneautre conception de l’État. Dans la société civile, chacunest son propre but et toutes les autres choses ne sont rienpour lui. Mais nul ne peut atteindre l’ensemble de ses butssans entrer en relation avec les autres ; ceux-ci ne sont doncque des moyens en vue de buts particuliers. Mais par cetterelation avec d’autres, le but particulier se donne la formede l’universel et l’individu ne parvient à la satisfactionqu’en procurant en même temps aux autres la satisfactionde leur bien-être. Puisque la particularité est conditionnéepar l’universalité, le tout (la société civile tout entière) serale terrain de la médiation, le terrain où toutes les singula-

rités, toutes les dispositions, toutes les contingences de lanaissance et de la fortune ont libre cours, où déferlent aussiles vagues de toutes les passions, qui n’ont pour frein que laraison qui se trouve dans ces phénomènes. La particularité,limitée par l’universalité est simplement la mesure suivantlaquelle toute particularité se procure son bien-être.(G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad.R. Derathé et J.-P. Frick, Vrin, Paris, 1975, p. 215.)

Ce paragraphe très dense rassemble les principaux points en jeu dans l’étude de la bürgerliche Gesellschaft , et c’est pour-quoi il est utile de s’y arrêter. D’abord, s’y trouve rappeléela position intermédiaire, entre la famille et l’État, occupéepar la bürgerliche Gesellschaft  dans le développement de laSittlichkeit , si toutefois on comprend ce développementselon sa logique nécessaire interne dont les moments ne

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suivent pas mécaniquement dans les faits l’ordre d’une chro-nologie empirique : en effet, le premier paradoxe représentépar la bürgerliche Gesellschaft  est qu’elle vient logiquement

avant l’État, qui « résulte » de son dépassement, c’est-à-direqu’il en résout les contradictions, alors même qu’elle est uneinvention récente de la société moderne, et que la sociétéancienne connaissait déjà l’État sous une forme différente. Àcette remarque se rattache une idée qui a beaucoup intéresséMarx dans son commentaire des Principes de la philosophiedu droit de 1843 : ce qui est récent, nouveau historique-ment, « moderne », c’est la séparation de la société civileet de l’État, alors que, dans les périodes antérieures, cellepar exemple où dominait le régime féodal, ceux-ci étaientconfondus, de telle manière que, précisément la sociétécivile n’avait pas d’existence propre en dehors de l’État danslequel elle paraissait en quelque sorte absorbée. Retenons de

ce point que la société civile et le « civil », l’individu séparéqui en est le membre, ne sont pas des données éternellesde la communauté humaine, mais des formes historiquesdéterminées qui correspondent à un moment tout à faitspécifique de son développement. Deuxième point trèsimportant abordé dans l’additif au paragraphe 182 desPrincipes de la philosophie du droit  : les théoriciens modernes

de la politique qui raisonnent à partir du principe qui régitle fonctionnement de la société civile, c’est-à-dire l’existenced’individus indépendants n’ayant de relations entre eux quesur la base de leur indépendance préalable qui définit leur« nature » – Hegel pense ici manifestement aux théoriciensdu contrat social, et en tout premier lieu à Rousseau –, sontpar là même amenés à se méprendre complètement sur la

nature propre de l’État, qu’ils se représentent comme uneréunion ou une association d’intérêts privés, et non commeun tout organique qui trouve dans la raison universelle lefondement de son unité ; autrement dit, si on peut très bienconstruire le système de la bürgerliche Gesellschaft  à partirde l’existence des individus qui définit sa logique propre,il est tout à fait impossible, dès lors que l’État et la sociétécivile ont pris leur autonomie l’un par rapport à l’autre,

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de raisonner de cette manière en vue d’expliquer la consti-tution proprement politique de la société, qui se trouveréalisée dans l’existence de l’État, dont la logique est tout

autre que celle présidant au fonctionnement de la sociétécivile puisqu’elle met en avant un principe d’universalité etnon un principe de particularité. De manière abrégée, onpeut donc dire que la logique de la société civile est cellequi procède des parties au tout, alors que celle de l’État estcelle qui procède du tout aux parties, ce qui interdit de lesconfondre. Ceci conduit naturellement à cette caractérisa-tion du membre de la société civile ou homo œconomicus  que propose Hegel : « Dans la société civile, chacun est sonpropre but et toutes les autres choses ne sont rien pour lui »,ce qui est la définition la plus simple qui puisse être proposéed’un comportement, comme on dit, individualiste. Chacunest son propre but, signifie « est sa propre fin », ce qui a

pour conséquence que les autres (choses) n’existent pourlui qu’en tant que moyens en vue de satisfaire ses besoins etses intérêts d’individu. C’est pourquoi, contrairement à ceque dit un peu rapidement la formule qui vient d’être citée,ces autres (choses) ne sont pas tout à fait rien pour lui, dansla mesure où, comme le précise aussitôt Hegel, « nul nepeut atteindre l’ensemble de ses buts sans entrer en relation

avec les autres ». D’où cette conséquence étonnante, qui estla base du fonctionnement de la société civile : bien que,dans le cadre qui lui est propre, n’existent et ne cohabi-tent que des individus qui ne considèrent qu’eux-mêmeset sont enfermés chacun dans la bulle que délimitent lesexigences propres à leur existence particulière, ce qui va enapparence en sens exactement opposé à l’établissement de

relations sociales, cependant la coexistence de ces indivi-dus n’en constitue pas moins une « société » à part entière,dont le modèle est donné par le système de la division dutravail, qui pose la complémentarité entre des activitésdiverses poursuivies indépendamment les unes des autres,de manière à faire de celles-ci des services que les uns serendent aux autres par l’intermédiaire de la collectivité ainsidéfinie de fait. En interprétant de cette manière la réalité

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particulière de la société économique, Hegel lui appliquele schéma théorique qu’il a par ailleurs développé à partirde sa métaphore de la ruse de la raison, qui lui permet de

rejouer à sa façon la thématique smithienne de « la maininvisible » : dans la société civile, chacun se livrant à ses ac-tivités propres en ne croyant rendre service qu’à soi-mêmerend en fait service aux autres qui, réciproquement, luirendent aussi service, d’après le modèle de l’échange quiest à la base de l’économie, de son « droit » très particu-lier, et du type de socialité que celui-ci définit. C’est ainsique, vivant séparément, chacun pour soi, les membres dela société civile, forment en même temps à leur insu unecommunauté solidaire dont le fonctionnement est soumisà des lois nécessaires par lesquelles ils sont manipulés, alorsmême qu’ils croient se comporter complètement à leur idée.Qu’est-ce qui distingue ce modèle de socialité économique

du modèle de socialité politique incarné dans l’existencede l’État ? C’est le fait que le premier a pour moteur lespassions particulières des individus, alors que le second sefonde sur un principe de rationalité en droit universel : c’estce qui distingue sur le fond le comportement de l’hommeprivé, le « civil », pour qui comptent avant tout ses besoinsparticuliers, de celui de l’homme public, le « citoyen », qui

se définit en relation à des intérêts généraux ; l’un et l’autresont en réalité, concrètement, la même personne, bien quecelle-ci vive simultanément deux existences sur des planscomplètement différents, en tant que membre de la sociétécivile et en tant que membre de l’État.

On peut admettre que cette manière de comprendre lesystème du droit a illuminé Marx, bien qu’il ait tout de

suite admis la nécessité de concevoir autrement que ne lefait Hegel la relation entre société civile et État, ce qui l’aconduit à la présenter en sens exactement inverse. Sa detteà cet égard vis-à-vis de Hegel est bien illustrée, entre autrestextes des années 1843-1845, par cette phrase de La SainteFamille  : « La base naturelle de l’État moderne, c’est la so-ciété civile [die bürgerliche Gesellschaft ], c’est-à-dire l’hommeindépendant, qui n’est rattaché à autrui que par le lien de

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l’intérêt privé, et de la nécessité dont il n’a pas conscience,l’esclavage du travail intéressé, de son propre besoin égo-

 ïste et du besoin égoïste d’autrui » (Karl Marx, La Sainte

Famille , trad. E. Cornu, Éditions Sociales, Paris, 1972,p. 139, revue, car cette édition traduit malencontreusementbürgerliche Gesellschaft  par « société bourgeoise »). Marx sesépare de Hegel en ce qu’il considère la société civile comme« la base naturelle » de l’État, au lieu d’interpréter en sensinverse l’État comme le fondement rationnel de la sociétécivile ; mais il le rejoint dans sa présentation de la sociétécivile comme réunion des intérêts privés des individus qui,se croyant autonomes, sont en fait entraînés dans le mouve-ment d’un mécanisme, la machine économique, dont ils nemaîtrisent pas les lois.

Plus précisément, ce que Marx a repris à Hegel, en le réin-terprétant à sa façon, c’est l’idée selon laquelle la forme ac-

tuelle de l’existence communautaire repose historiquementsur la scission et la superposition de deux modes d’associa-tion et de socialisation complètement différents, qui jouentensemble en s’opposant. C’est ainsi que l’interprétation dela Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pro-posée dans le premier article sur la « Question juive » de1844 repose entièrement sur cette idée : l’homme moderne,

c’est celui qui est à la fois « homme », entendons par là lapersonne privée qui entre sur cette base dans le fonction-nement de la société civile, et « citoyen », entendons parlà le sujet politique, le membre de l’État de droit aux loisduquel il obéit librement, la forme pratique de sa libertéétant précisément la soumission à la loi de l’État. Car, enarrière de cette dualité, c’est bien le même homme qui vit

sur les modes distincts du privé et du public, son existenceayant pour base leur dissociation-corrélation, que, en 1844,Marx interprète encore selon le modèle feuerbachien dela projection spéculaire : l’État, et l’homo politicus   qui enest le membre, n’est que l’image inversée, et mystifiée, dela société civile et de l’homo œconomicus  qui en accomplitles nécessités en croyant se déterminer par lui-même, alorsqu’en fait il est par la force des choses, sinon par une ruse

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de la raison, dépossédé de l’initiative d’agir librement. Etcet homme opposé à lui-même qu’est l’homme moderne,c’est précisément l’individu abstrait dont parlent les thèses

sur Feuerbach, qui est un produit social en ce sens qu’ilest le résultat du processus historique qui a mis en placele type de société à l’intérieur duquel l’homme existe souscette forme divisée.

On voit du même coup que, au moment où Marx rédigeses thèses sur Feuerbach, sa réflexion passe par une crisedont les thèses sont justement l’expression. D’une part, ilcontinue à penser le rapport entre société civile et État sur lemodèle feuerbachien, ou du moins il n’a pas d’autre modèleà sa disposition pour penser ce rapport : et c’est la clé de son« matérialisme » qui l’amène à retourner le rapport établipar Hegel entre société civile et État et à voir dans la sociétécivile le fondement réel, matériel, de l’État (c’est la source

de l’idée du rôle en dernière instance déterminant joué parl’économie). Et, d’autre part, il commence à comprendreque le modèle interprétatif élaboré par Feuerbach reposeentièrement sur le présupposé de l’individu abstrait, quiexprime la scission de la société civile et de l’État propre àla société moderne, situation que le matérialisme intuitif deFeuerbach entérine à sa manière en faisant de cet individu

abstrait l’essence générique de l’homme vrai, alors qu’il necorrespond en réalité qu’à un état historique de son déve-loppement, état que la revolutionäre Praxis  doit inexorable-ment entraîner dans le mouvement de sa Selbstveränderung .Sans s’en rendre compte, Feuerbach a pérennisé le systèmeactuel dont il a admis le caractère indépassable : et c’est surce point qu’il faut rompre avec lui, ce qui ouvre du même

coup la question de savoir s’il faut entièrement rejeter samanière de voir les choses ou bien s’il y a quelque chose decelle-ci qui peut être conservé.

Pour en revenir à la neuvième thèse sur Feuerbach etaux problèmes terminologiques de fond que soulève sontrès bref énoncé, on comprend à partir de ce qui précèdepourquoi il est indispensable de la lire en conservant à laformule « bürgerliche Gesellschaft   qui constitue son apport

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Concluons ces remarques en citant un dernier texte,extrait du manuscrit de L’idéologie allemande , dont la ré-daction suit de peu celle des thèses sur Feuerbach. Il s’agit

d’une indication isolée, qui prend place à la fin de la partieintitulée « Feuerbach » que Marx avait envisagé de placer entête de l’ouvrage :

La société civile embrasse l’ensemble des rapports ma-tériels des individus à l’intérieur d’un stade de dévelop-pement déterminé des forces productives [die bürgerlicheGesellschaft umfasst den gesamten materiellen Verkehr der

Individuen innerhalb einer bestimmten Entwicklungsstufeder Produktivkräfte ]. Elle embrasse l’ensemble de la viecommerciale et industrielle d’une étape et déborde par làmême l’État et la nation, bien qu’elle doive par ailleurss’affi rmer à l’extérieur comme nationalité et s’organiser àl’intérieur comme État [sie umfasst das gesamte kommerzielleund industrielle Leben einer Stufe und geht insofern über denStaat und die Nation hinaus, obwohl sur andrerseits wiedernach Aussen hin als Nationalität sich geltend machen, nachInnen als Staat sich gliedern muss ]. Le terme de société civileapparut au e  siècle, dès que les rapports de propriétése furent dégagés de la communauté antique et médiévale[das Wort bürgerliche Gesellschaft kann auf im achtzehnten Jahrhundert, als die Eigentumsverhältnisse bereits aus dem an-tiken und mittelalterlichen Gemeinwesen sich herausgearbeitet

hatten]. La société civile en tant que telle ne se développequ’avec la bourgeoisie ; toutefois, l’organisation sociale issuedirectement de la production et du commerce, et qui formeen tout temps la base de l’État et du reste de la superstruc-ture idéaliste, a été constamment désignée sous le mêmenom [die bürgerliche Gesellschaftt als solche entwickelt sich erstmit der Bourgeoisie ; die unmittelbar aus der Produktion unddem Verkehr sich entwickelnde gesellschaftliche Organisation,

die zu allen Zeiten die Basis des Staats und der sonstigenidealistischen Superstruktur bildet, ist indes fortwährend mitdemselben Namen bezeichnet worden].(L’Idéologie allemande , éd. G. Badia, op. cit., p. 104-105.)

Cette remarque elliptique, dont Marx se proposait sansdoute de développer plus amplement le contenu, montrequ’il était conscient des diffi cultés et des équivoques quepouvait comporter la référence à la formule « bürgerliche

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Gesellschaft  », dont il rappelle les origines historiquementdatées, en rapport avec l’évolution de la société qui l’aconduite de ses formes antiques et médiévales à sa forme

moderne, en vue de soustraire cette formule à une inter-prétation surplombante de son contenu qui conduirait àen généraliser abusivement la portée. Et il souligne, commenous venons d’essayer de le faire, que cette formule neprend de sens que dans le cadre précis de la relation qu’elleentretient avec la désignation alternative de l’État (Staat ),ce qui suppose un état de société, celui qui est propre jus-tement à la société moderne, dans lequel ces deux entités,société civile et État, ont été dissociées, ce qui est le résultatd’une évolution historique déterminée et non une donnéeimmémoriale de la nature des choses ou une irréversiblefatalité. Ceci n’empêche d’ailleurs pas que le fonctionne-ment la société civile, séparée de l’État, se soit fait, dansla conjoncture la plus récente, sous le contrôle et au bé-néfice de la classe bourgeoise, et donc que la bürgerlicheGesellschaft   puisse être bürgerliche   à la fois à deux titres,en tant qu’opposée à l’État et en tant que représentant lesintérêts de la classe bourgeoise, ces deux déterminations nese situant pas cependant au même niveau et n’ayant pas lamême portée explicative. C’est pourquoi Marx tient à mar-

quer que, dans le contexte où il l’emploie alors, l’expressionbürgerliche Gesellschaft  doit s’entendre au sens restreint de lacivil society  ou de « la société civile », selon la formulationqui lui a été transmise par Hegel, et qu’il rejoue lui-même àsa manière, en retournant dans l’autre sens le rapport entre« société civile » et « État », dans la perspective propre à son« matérialisme historique ». Enfin, il ne faut jamais perdre

de vue que la notion de classe sociale, alors en gestationpar ailleurs dans l’esprit de Marx, n’intervient nulle partdans la rédaction des thèses sur Feuerbach : de ce fait, laréférence à la bourgeoisie en tant que classe n’y a non plusaucune place.

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Der Standpunkt des alten Materialismus ist die bürgerliche /Engels : « bürgerliche » / Gesellschaft, der Standpunkt des neuendie menschliche / Engels : menschliche / Gesellschaft oder die ge-sellschaftiche / Engels vergesellschaftete / Menschheit.

Le point de vue de l’ancien matérialisme, c’est la société civile /Engels : « civile » /, le point de vue du nouveau, la société humaine

 / Engels : humaine / ou l’humanité sociale / Engels : socialisée /.

La thèse 9 vient de percer le secret du matérialisme intuitifde Feuerbach qui, comme l’a expliqué la thèse 1, a reprisl’héritage de la tradition matérialiste antérieure en en re-produisant, dans un langage apparemment nouveau, lescontradictions qu’il s’est révélé incapable de surmonter :il est en conséquence légitime d’en faire le représentant de« l’ancien matérialisme » (ce que la thèse 1 avait appelé « la

tradition antérieure du matérialisme » dans laquelle, rap-pelait-elle, Feuerbach se trouve compris), et d’appliquerpar récurrence à cet ancien matérialisme la caractérisationqui vient d’être dégagée à propos de Feuerbach, en affi r-mant que le matérialisme ancien représente le point devue de la bürgerliche Gesellschaft . Ceci pose manifestementun problème : car si on peut à la rigueur dire une chosede ce genre du matérialisme « moderne », de Hobbes à

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d’Holbach, à propos duquel on peut soutenir qu’il est mar-qué en profondeur par les théories de ce que Macphersona appelé l’individualisme possessif, avec les modalités très

particulières de construction de l’ordre politique qui ensont le corrélat, ce qui fait de ce matérialisme un maté-rialisme abstrait du type de celui dont Marx vient de fairela critique, la même chose est diffi cilement soutenable ausujet du matérialisme antique, à moins d’ôter à la référenceà la bürgerliche Gesellschaft  toute dimension historique, etd’en faire une sorte de trait universel de l’homme généri-que, ce qui irait complètement à contre-courant des ensei-gnements apportés depuis la thèse 6. Pour sortir de cettediffi culté, on pourrait avancer que « matérialisme ancien »veut dire ici : le précédent, c’est-à-dire le dernier en date,ce qui fixe à nouveau l’attention sur la position propre deFeuerbach, comme cela est légitime dans le cadre de thèses

rédigées ad Feuerbach.Le problème auquel Marx se confronte lorsqu’il rédige lathèse 10 est principalement le suivant : étant donné quece « matérialisme ancien », quels que soient les contenusdoctrinaux particuliers auxquels cette appellation renvoie,est disqualifié, à la fois en raison de ses apories interneset en raison de son appartenance à une perspective his-

torico-sociale spécifique qui lui impose des limitationsauxquelles, étant donné ses présupposés de base, il n’estpas en mesure d’échapper, faut-il en conséquence dé-savouer l’entreprise d’une restauration du matérialismedans laquelle Feuerbach s’est engagé, à contre-courant despositions adoptées par les jeunes hégéliens, généralementsous l’influence de l’idéalisme fichtéen ? Lorsqu’il écrit

la dixième thèse sur Feuerbach, Marx semble penser lecontraire, et c’est pourquoi, en dépit des objections defond qu’il fait porter contre la démarche de Feuerbach,objections qui viennent d’être détaillées, il considère néan-moins que celui-ci a eu raison de se déclarer en faveur dumatérialisme, ce qui était le seul moyen de rompre avecles positions volontaristes, marquées par un rationalismeabstrait, qui avaient enfermé les philosophes allemands de

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la nouvelle génération dans une impasse. Les philosophiesde l’action développées dans le sillage de l’ouvrage culte deCieskowski, Prolégomènes à l’historiosophie  (1838), étaient

pétries de bonnes intentions, et représentaient un effortlouable, sans doute le seul envisageable en 1840, en vue derésoudre les diffi cultés propres à l’élaboration d’une philo-sophie post-hégélienne et de desserrer les blocages imposéspar l’esprit de système qui animait l’autre école hégélienne,celle des hégéliens de droite, qui avaient choisi le parti dela conservation contre celui de la transformation ; maisMarx, qui a lui-même emprunté la voie des philosophiesde l’action, en particulier en 1841 au moment de la rédac-tion de sa thèse de doctorat, a compris que cette voie étaitcondamnée à court terme à l’échec parce qu’elle laissaitde côté les questions essentielles qu’elle n’était pas en me-sure de résoudre ; et il a été conforté dans cette attitude

en lisant Feuerbach, qui avait su faire entendre un son decloche réellement nouveau dans la période intermédiaireentre 1840 et 1845, alors que les spéculations fumeusesde « l’idéologie allemande » ne permettaient pas de traitersérieusement les questions fondamentales de la religion etde la politique, et tournaient en rond en ressassant le dis-cours d’un rationalisme critique, complètement à l’écart

des problèmes réels.C’est donc à nouveau le problème déjà posé par la pre-mière thèse sur Feuerbach qui se trouve abordé avec lathèse 10, dans une perspective enrichie par les enseigne-ments des huit thèses qui les séparent. Le matérialisme,quelle que soit sa forme, s’est empêtré dans des contradic-tions telles qu’il a laissé le champ libre à l’idéalisme, et a

 justifié ce dernier de reprendre à son compte des thèmesqu’il avait laissés en déshérence comme ceux de la subjec-tivité, de la liberté, de l’action, etc. Mais, ceci constaté, iln’est pas question de renvoyer dos à dos les deux positions,comme si elles se situaient sur un même plan où finale-ment elles se valent. Le vrai problème est en effet, selon lathèse 10, d’élaborer un nouveau matérialisme, qui, biensûr, doit inclure le point de vue de la praxis historique et

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sociale, et donc être capable de penser le processus de laSelbstveränderung   qui impulse le devenir réel des choseset de l’homme, nature et histoire confondues ou tout au

moins étroitement intriquées l’une à l’autre, selon la logi-que pratique propre à la revolutionäre Praxis  : c’est ce que, justement, s’est révélé incapable de faire le matérialismeancien, y compris Feuerbach, qui s’est personnellementempêtré dans une mythologie naturaliste ; et celle-cil’a conduit à se donner pour but suprême une sorte deface à face extatique, teinté de mystique érotique, entrel’homme vrai et le monde des choses dans lequel il trouveune image conforme de son essence, face à face qui nelaisse aucune place, ou du moins ne concède qu’une placetout à fait mineure, à la considération de la praxis , et quiprivilégie le point de vue l’individu isolé, sur le modèle dece que réalise en pratique l’ordre actuel de la bürgerliche

Gesellschaft , ainsi que viennent de le faire comprendre lesthèses précédentes.Ce nouveau matérialisme, qui est la véritable philosophie

de l’avenir, comment l’identifier de manière à le discrimi-ner nettement du matérialisme abstrait qui s’est figé dansles positions que lui prescrivait à son insu l’ordre socialparticulier où prévaut « le point de vue » de l’individu

isolé ? La solution proposée par Marx dans la thèse 10,qui est marquée par une indiscutable dimension utopique,consiste à substituer au principe limité de la bürgerlicheGesellschaft , qui porte la responsabilité des insuffi sancesdu matérialisme « ancien », un principe élargi au pointde s’élever au plan de l’universalité, principe auquelMarx donne simultanément deux appellations : « société

humaine » (menschliche Gesellschaft ) et « humanité so-ciale » ( gesellschaftliche Menschaft ), deux formules à vraidire aussi faussement claires l’une que l’autre, et dont laréciprocité en miroir ne parvient guère à masquer la rela-tive inconsistance, ou du moins le caractère exagérémentprogrammatique.

En effet, que faut-il entendre au juste par « sociétéhumaine » ? Une société où l’homme total, l’homme

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intégral, au sens que les Manuscrits économico-politiquesde 1844 avaient donné à cette notion, prenne enfin la placeque le matérialisme ancien concédait à l’individu abstrait,

c’est-à-dire à l’homme mutilé ? Mais l’homme saisi danssa globalité, qu’est-ce que c’est ? Et pour répondre à cettequestion, ne s’expose-t-on pas à retomber dans la rêverieeschatologique de l’homme vrai, de l’homme essentiel, telque le conçoit Feuerbach ? L’humain, est-ce une détermi-nation historico-sociale ? Ou bien n’est-ce pas plutôt laformule d’un indéterminé qui, sur fond de morale uni-verselle, renvoie au projet d’un humanitarisme formel ?Et réciproquement, « humanité sociale », ou « socialisée »comme Engels l’écrit pour réinjecter un peu de devenir etd’histoire dans cette notion dont l’inspiration fondamen-tale reste essentialiste, qu’est-ce que cela peut bien vouloirdire ? Le propre de l’humanité n’est-il pas justement d’exis-

ter toujours, même si c’est dans des conditions et selon desformes qui sont toujours différentes, de manière socialeou socialisée, à moins que ne soit réactivée la fiction d’unhomme originel existant hors société, ce qui, pour autantqu’il puisse se maintenir dans cet état, le garantit du risquede l’aliénation mais du même coup renvoie à nouveau à lareprésentation de l’individu isolé ? Ou alors, cela signifie-

t-il la nécessité pour l’humanité de trouver, au-delà de sesformes de socialisation partielles et apparentes, que leursdéfectuosités condamnent à dépérir, cette figure définitiveet vraie de socialisation qui satisfera une fois pour toutesle besoin qu’ont les hommes de vivre ensemble en com-munauté ? Mais cette représentation d’une essence socialeparfaite dans laquelle l’homme accomplirait lui-même sa

vocation essentielle d’être communautaire, de zoôn poli-tikon dirait-on après Aristote, n’est-elle pas une résurgencede la spéculation sous ses deux formes théologique et phi-losophique ? Et ne s’appuie-t-elle pas sur la croyance enun état idéal de droit extérieur à la réalité de l’histoire auxvicissitudes de laquelle il échapperait miraculeusement ?rès concrètement, quel « ensemble de rapports sociaux »constitue « la société humaine » ?

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 À l’arrière-plan de ces interrogations, se trouvent toutesles diffi cultés attachées à la notion de « communisme », quisera l’autre nom donné à la « société humaine » censée réa-

liser les potentialités et les aspirations de l’homme intégral,diffi cultés que Marx ne résoudra jamais complètement etqui constitueront l’un des principaux impensés de sa théo-rie, ce qui est une des raisons, peut-être la raison essentielle,de ce qu’on appelle « l’échec du marxisme », diffi cultés quia fortiori ne sont pas résolues dans son esprit en 1845.Et lorsque, en 1845, Marx met en avant la flamboyanteréférence à « la société humaine », il en est à peu près aumême point que l’année précédente, lorsqu’il écrivait dansses manuscrits économico-philosophiques composés àParis ces phrases aussi généreuses que creuses :

Le communisme, abolition  positive de la propriété privée  (elle-même aliénation humaine de soi ) et, par conséquent,

appropriation  réelle de l’essence humaine par l’hommeet pour l’homme ; donc retour total de l’homme poursoi en tant qu’homme social , c’est-à-dire humain, re-tour conscient et qui s’est opéré en conservant toute larichesse du développement antérieur. Ce communismeen tant que naturalisme achevé = humanisme, en tantqu’humanisme achevé = naturalisme ; il est la vraie  solu-tion de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre

l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entreexistence et essence, entre objectivation et affi rmation desoi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il estl’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cettesolution. »( Manuscrits de 1844 , trad. E. Bottigelli, Éditions sociales,Paris, 1962, p. 87.)

« Homme social, c’est-à-dire humain » : vœu pieux ou réa-lité ? Ce dilemme est loin d’être tranché par l’énoncé de lathèse 10, celle qui dans doute soulève le plus de diffi cultésdans l’ensemble des thèses sur Feuerbach. Et l’énigme del’histoire est loin alors d’être résolue, si elle doit jamaisl’être un jour.

C’est pourquoi le mieux est d’admettre que les formu-les de la thèse 10, « société humaine » ou « humanité

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sociale », sont l’indice d’un problème plutôt qu’elles n’enreprésentent la solution. Quel est ce problème ? De la ma-nière dont on peut le formuler dans le contexte propre aux

thèses sur Feuerbach, c’est celui qui est posé par la doubleexigence d’accéder à une position matérialiste élargie per-mettant d’inclure dans l’affi rmation d’une logique néces-saire du devenir universel la perspective propre au sujet, àsa liberté, à son action, etc., d’une part, et, d’autre part, dene pas laisser tomber la référence à la société et à l’histoire,qui est l’apport principal de la réflexion amorcée expli-citement depuis la thèse 6. Or l’histoire, la société, sontle domaine du déterminé, donc d’une certaine façon duparticulier : si on les conçoit autrement, on prend le risquede les considérer du point de vue du droit abstrait ou dela finalité. La diffi culté précédente s’énonce donc ainsi : ilfaut élaborer le concept permettant de penser ensemble le

déterminé (l’historico-social) et l’universel (le global, quifait prévaloir la considération du tout sur celle des parties).Et pour surmonter la diffi culté, Marx ne trouve pour lemoment d’autre moyen que d’accoler les deux références àla société et à l’humanité sous les deux formes réciproqueset en principe complémentaires de la société humaine etde l’humanité sociale ou socialisée – la mise en relation de

deux formules dont chacune est le miroir réfléchi de l’autreest d’ailleurs l’un des traits caractéristiques, voire même un« tic » du « style » de Marx –, comme si les insuffi sancesde l’une pouvaient être compensées ou pondérées parcelles de l’autre. Le moins qu’on puisse dire est que cettesolution, qui ne résout rien, est gravement déficiente d’unpoint de vue dialectique : mais la dialectique n’est-elle pas

 justement la grande absente des thèses sur Feuerbach, cequi en limite considérablement la portée théorique ?Remarquons pour terminer cette présentation générale

du contenu de la thèse 10 que l’annonce qui y est faite,sur un ton quasi évangélique, d’un nouveau matérialismene se prête pas à une interprétation simple et univoque.On peut y voir l’indice du fait que Marx parvient enfinà l’étape ultime de son parcours, et que, cessant d’être

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« le jeune Marx », c’est-à-dire un Marx en préparationet en diffi cile gestation, il devient, au moment où il ré-dige les thèses sur Feuerbach, le vrai Marx, le bon Marx,

Marx tout court, celui qui a trouvé la voie menant à lavérité du matérialisme qu’il cherchait obscurément dèsle départ, par une sorte de mystérieuse prédestination,mais à laquelle il ne devait parvenir qu’à travers une suited’étapes préalables qu’il a dû parcourir comme un véri-table chemin de croix. Ou bien, on voit dans la thèse 10l’indication de tout autre chose qu’un tel point d’arrivée,et, comme le fait par exemple G. Labica, on remarquequ’« après les thèses sur Feuerbach, on serait bien enpeine de trouver chez Marx autre chose que de fort raresallusions au matérialisme et certainement pas une explici-tation du nouveau matérialisme, ainsi laissé en blanc parla thèse 10 » ( Marx – Les thèses sur Feuerbach, PUF, Paris,

1987, p. 110), ce qui conduit à ne voir dans l’annonceénigmatique effectuée dans cette thèse qu’un épisode, un jalon à côté d’autres, au long d’un parcours diffi cultueuxet accidenté qui ne s’accomplit certainement pas danscette annonce, mais laisse ouverte la possibilité que soientempruntées ensuite encore d’autres voies, ce que Marxpourra envisager lorsqu’il aura réglé définitivement ses

comptes avec Feuerbach.La discussion générale qui vient d’être esquissée ne doit pasfaire oublier ou négliger des aspects plus particuliers de larédaction de la thèse 10, comme par exemple la référencetrès intéressante faite par celle-ci à la notion de « pointde vue » (Standpunkt ), que nous avions déjà exploitée de

façon récurrente pour lire certaines des thèses précédentes,mais dont nous pouvons à présent examiner de plus prèsles présupposés.

Marx ramène la différence entre le matérialisme ancienet le nouveau à une différence de point de vue, ce quisignifie la nécessité, pour passer de l’un à l’autre, d’opérerun changement de point de vue, c’est-à-dire littéralementde voir les choses autrement. Mais qu’est-ce qu’un point

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de vue ? Et est-ce seulement, comme nous venons de lesuggérer, une manière de voir les choses, c’est-à-dire dese les représenter et de les interpréter ? Prise en ce sens, la

notion de point de vue serait très proche de celle d’idéolo-gie, notion dont le moins qu’on puisse dire est que, si ellele sera jamais, elle n’est pas encore complètement élaboréedans l’esprit de Marx au moment où il rédige les thèsessur Feuerbach, moment qui précède de peu celui où ilva procéder, dans le manuscrit de L’Idéologie allemande ,à la récupération du vocable « idéologie » qui, il ne fautl’oublier, est, dans la signification très particulière quilui avait été donnée par Destutt de racy en 1796, unnéologisme d’origine récente. L’inconvénient principalde cette interprétation est qu’elle tire complètement surle plan de la pensée et de la manière dont celle-ci formeses représentations le dilemme installé par la thèse 10

entre « le point de vue » de la bürgerliche Gesellschaft   etcelui de la société humaine, comme si le problème cru-cial était de nature mentale ou intellectuelle, c’est-à-dire,pour l’appeler du nom que Marx va bientôt lui donner,de nature idéologique.

Mais il est aussi une tout autre manière d’interpréter lanotion de Standpunkt  avancée dans la thèse 10, qui tient

compte du fait que le terme allemand, pris littéralement,n’évoque pas directement une manière de voir ou de sereprésenter les choses, comme si on les considérait del’extérieur, mais plutôt une façon de se tenir parmi ellesen y occupant une certaine position, au sens d’une atti-tude pratique qui, si elle a des répercussions sur un planmental dans la mesure où elle incline à un certain type de

représentations, est d’abord d’un tout autre ordre. C’estprécisément ce que signifie l’idée de l’appartenance à telleou telle forme de société, bürgerliche Gesellschaft  ou sociétéhumaine, appartenance par l’intermédiaire de laquelleon s’incorpore réellement et non seulement en idée aumouvement du devenir historique, on en fait, en pratique,partie intégrante, au lieu de le regarder de loin comme unspectacle de nature théorique.

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Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert  ,es kömmt drauf an / Engels : es kommt aber darauf an / sie zuverändern.

Les philosophes ont seulement interprété le monde de diversesmanières, ce qui compte / Engels : mais ce qui importe /, c’est de letransformer.

De toutes les phrases sorties de la plume de Marx, celle-ci est sans doute celle qui a été le plus citée, et aussimise à toutes les sauces. Elle a été le plus souvent utiliséecomme une formule magique permettant de résoudretous les problèmes auxquels le marxisme s’est confrontéau cours de son histoire, alors que, vraisemblablement,elle contient encore plus de problèmes non résolus,

voire même insolubles dans les termes où elle les aborde,qu’elle n’en résout effectivement. Il est tout à fait carac-téristique de leur rhétorique, qui, ne l’oublions pas, estcelle d’un écrit de travail non destiné à la publication,que les thèses sur Feuerbach s’achèvent sur ce pointd’interrogation, qui excite l’intérêt et la curiosité, doncle désir de chercher et de comprendre, davantage qu’iln’y met fin.

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Si l’on veut éviter de faire parler cette thèse 11 à tort età travers, il faut tout d’abord résister à la tentation de luifaire un sort à part en la détachant du reste des thèses et

en la traitant comme si elle formait à elle seule un blocde sens recueilli directement de la bouche de l’oracle deDelphes ou de la Pythie, à prendre ou à laisser comme tel.Il faut bien voir au contraire qu’elle se rattache aux autresthèses au moins à deux points de vue. D’une part, commela thèse 10 qui la précède et avec laquelle elle fait corpsmême si elle en décale pour une part le message, elle pré-sente comme particularité d’esquisser, en termes positifs,le programme de travail et d’action susceptible d’être dé-gagé de la critique des positions défendues par Feuerbach,critique dont les différents aspects ont été développés dansles thèses précédentes dans une perspective négative dedénonciation ; elles disent donc qu’ayant fait le tour de ce

qui ne va pas chez Feuerbach et voue à l’échec son effortd’une réforme de la philosophie, il est temps à présentde tirer les leçons de cet état des lieux, et de chercher àdéterminer ce qu’il faudrait entreprendre de différent pourse sortir des contradictions dans lesquelles Feuerbach s’estlui-même empêtré : à savoir, selon la thèse 10, s’engagerdans la voie, à vraie dire fort imprécisément dessinée, d’un

matérialisme nouveau qui adopte le point de vue de lasociété humaine et non celui de la bürgerliche Gesellschaft ,et, selon la thèse 11, ne plus se contenter d’interpréterle monde, sous-entendu en idée, mais se mettre enfin àle transformer réellement. D’autre part, et ceci l’apparieétroitement aux thèmes développés dans la plupart desthèses précédentes depuis la thèse 1, la thèse 11, et avec

elle l’ensemble des thèses sur Feuerbach, pour autant quecelles-ci constituent un ensemble cohérent, s’achève surl’énoncé du verbe verändern, « transformer », « changer »,« modifier », qui leur donne une sorte de leitmotiv : c’esten effet cette dynamique de transformation qui donneson sens effectif, sa valeur réelle, à la  praxis , convoquéedès la thèse 1 pour surmonter les diffi cultés dans les-quelles les philosophes de tout crin s’étaient jusqu’alors

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comment les contenus de ces énoncés s’articulent entreeux, confère aussi à la phrase le caractère d’une énigme àdéchiffrer, laissant par là même subsister un certain résidu

d’obscurité. C’est cet inconvénient qu’Engels a cherché àpallier en interposant entre les deux parties de la phrase un« mais » (aber ), qui ramène leur assemblage à une structureordinaire de contraste, de telle manière que la phrase peutse lire de la façon suivante : alors que les philosophes ontseulement interprété le monde, ce qui importe à présentau lieu de cela c’est de le transformer, la seconde tâchese présentant donc en alternative à la première à laquelleelle fait pièce en se substituant purement et simplementà elle, ce qui revient à l’invalider de manière définitive,donc à la supprimer.

Si on suit Engels, il faut donc comprendre que Marx avoulu dire : il faut cesser d’interpréter le monde comme les

philosophes se sont vainement évertués à le faire jusqu’ici,et, au lieu de cela, il faut, ce qui est tout autre chose etmême le contraire exact, s’occuper de le transformer, carc’est là qu’est l’enjeu principal de l’avenir de l’humanité.Lue de cette façon, la onzième thèse sur Feuerbach se ra-mène à l’annonce de ce qu’on a souvent appelé par ailleursla mort de la philosophie : les philosophes s’étant com-

plètement fourvoyés, et déconsidérés, dans leurs tentativesdiverses d’interpréter le monde, c’est le projet même dela philosophie qui se trouve remis en question sur la basedu constat de leur échec, ce qui oblige à programmer unaprès la philosophie qui soit d’une tout autre nature quela philosophie, et qui représente ce qui doit sortir de sadisparition ; ou encore, pour le dire simplement : non à la

philosophie, oui à la révolution, étant impossible d’avoirensemble la philosophie et la révolution, ce qui nécessitequ’on se soit débarrassé de la philosophie pour pouvoirenfin enclencher le processus de la révolution qui doitchanger radicalement l’ordre des choses, processus entravéou du moins considérablement freiné jusqu’ici par l’inter-vention réactive de la philosophie. C’est de cette manièreaussi que Croce, dans ses Conversazioni critiche , citées et

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commentées par Gramsci dans le dixième de ses Cahiersde prison, tire de sa lecture de la onzième thèse le projetqu’il attribue à Marx de « supplanter l’activité philosophi-

que par l’action pratique » (Gramsci, Cahiers de prison,cahiers 10, 11, 12 et 13, trad. P. Fulchignoni, G. Granelet N. Negri, Gallimard, Paris, 1978, p. 74). oute la ques-tion est de savoir si c’est bien ce que Marx a voulu direen rédigeant pour lui-même les thèses sur Feuerbach, ceque Gramsci lui-même conteste, en argumentant que lanégation de la philosophie, c’est encore de la philosophie,et en mettant en avant l’idée de philosophie de la  praxis  dont le présupposé essentiel est l’unité de la théorie et de lapratique, et non leur opposition, c’est-à-dire leur exclusionréciproque, ce qui correspond également à la perspectiveadoptée par E. Bloch.

Pour s’éclairer davantage sur ce point, il est opportun de

remarquer que la structure de la phrase qui compose lathèse 11, structure qui est à la base de cette discussion,est analogue à celle de la thèse précédente. La thèse 10est elle aussi constituée de la réunion de deux énoncésqui se suivent et se font vis-à-vis sans que soit explicitéela manière dont ils se lient entre eux : « le point de vue del’ancien matérialisme, c’est la société civile », d’une part,

et « le point de vue du nouveau, (c’est) la société humaineou l’humanité sociale », d’autre part. Il est clair que, dansce cas, nous avons affaire à une alternative, qui oppose lesdeux points de vue de l’ancien matérialisme et du nouveau,le second devant prendre la place précédemment occupéepar le premier, étant impossible d’avoir en même tempsles deux points de vue qui s’excluent : la société humaine

n’est pas une bürgerliche Gesellschaft   élargie, élevée à ladimension de l’universel, car elle obéit à une tout autrelogique qu’elle, à savoir une logique qui raisonne du toutaux parties et non des parties au tout. Engels aurait doncseulement cherché à calquer la signification de la thèse 11sur celle de la thèse 10, ce qui rend du même coup diffi cileà comprendre sa décision d’en modifier la rédaction, leparallèle entre les deux thèses étant plus manifeste en-

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core dans la rédaction initiale de Marx. outefois, il fautaussi tenir compte d’une particularité de la syntaxe de lathèse 10, dont les deux membres sont constitués par des

énoncés ayant un même sujet, ou du moins des sujets di-rectement associés entre eux par la référence au Standpunkt ,que celui-ci soit le point de vue du matérialisme ancienou celui du matérialisme nouveau : c’est pourquoi l’in-terposition d’un aber   entre les deux parties de la phrasene s’imposait pas, étant immédiatement évident que lesdeux points de vue se situent en tant que points de vueen alternative l’un par rapport à l’autre. Par là l’attentionest attirée sur une particularité inverse de la rédaction dela thèse 11 : les deux énoncés qu’elle rassemble n’ont pas,eux, le même sujet ou des sujets corrélés directement entreeux ; le premier énoncé rapporte ce qu’ont entrepris lesphilosophes ; le second proclame « ce qui importe » dans

le cadre d’une démarche dont les sujets ou les agents res-tent à définir, n’étant pas immédiatement décidable qu’ils’agisse d’autres philosophes ou d’autre chose que desphilosophes. Et si on revient à nouveau à la thèse 10, ons’aperçoit que le lien entre les deux énoncés qui la com-posent est encore plus étroitement noué par le fait que,non seulement tous deux se rapportent à des points de vue

placés en alternative l’un par rapport à l’autre, mais cesdeux points de vue correspondent l’un à un matérialismeancien, l’autre à un matérialisme nouveau, c’est-à-dire,dans un cas comme dans l’autre, à des matérialismes :avec l’alternative posée dans cette thèse 10, on ne quittepas le terrain du matérialisme, donc de la philosophie. Sion fait fond sur l’analogie entre les deux thèses, on sera

donc conduit à supposer que, dans la thèse 11, c’est en-core et toujours le projet d’une réforme de la philosophiequi est en jeu, toute la question étant de donner à cetteréforme le caractère d’une vraie réforme, du type de cellequi doit convertir le matérialisme ancien en matérialismenouveau ; une vraie réforme, c’est-à-dire une réforme quine débouche pas seulement sur une nouvelle manière d’in-terpréter le monde, mais enclenche aussi la dynamique de

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sa transformation, ou du moins s’intègre à cette dynami-que, dans la perspective propre, pour reprendre la lecturede Gramsci, à une authentique philosophie de la  praxis  

conciliant les orientations artificiellement opposées de lathéorie et de la pratique, perspective qui semble, depuisla thèse 1, donner leur horizon aux thèses sur Feuerbach.Sans s’en rendre compte, c’est donc ce projet d’une phi-losophie de la  praxis   levant les contradictions dans les-quelles les philosophes sont restés enfermés, projet auquelMarx semble par-dessus tout attaché en 1845, qu’Engelsrisque de rayer d’un simple trait de plume, alors mêmeque son intervention consiste à ajouter au texte de Marxun mot, un petit mot, le tout petit mot qui peut-êtrechange tout, et, cette fois, pas nécessairement dans le sensqu’il faudrait.

Reprenons maintenant la thèse 11 mot à mot, de manièreà mieux déterminer la signification attachée à chacun destermes qui la composent.

Sa première partie concerne « les philosophes » (diePhilosophen). Qui sont ces philosophes ? Ceci semble claird’après tout ce qui précède. Ce sont tous les penseurs quiappartiennent à l’ancienne tradition du matérialisme,

dénoncée dans la thèse 1, tradition à laquelle, en dépit deses efforts d’innovation, Feuerbach appartient encore, cequi le ramène dans le cadre propre à « l’ancien matéria-lisme » dont la thèse 10 vient de proclamer la nécessairedisparition, pour des raisons non seulement théoriques,mais aussi pratiques, la notion de Standpunkt  présentantà la fois, comme nous l’avons vu, ces deux dimensions ;

mais ce sont aussi les penseurs de l’autre bord, les philo-sophes idéalistes à la Fichte, que Marx comme la plupartdes jeunes hégéliens ont suivis un temps, ces philosophesauxquels l’impardonnable négligence des matérialistesen proie à une sorte de délire chosiste, dont le matéria-lisme intuitif de Feuerbach demeure une manifestationexemplaire, a réservé le droit exclusif d’explorer les voiesde la subjectivité et de l’action. Matérialistes et idéalistes,

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même combat ! De part et d’autre, même souci obsession-nel d’interpréter le monde !

Interpréter le monde, c’est-à-dire élaborer une spécu-

lation à caractère global sur la réalité qui a pour résultatde ramener celle-ci à un principe unique : démarche quine peut mettre en avant et privilégier indûment que desabstractions, c’est-à-dire des conceptions prétendant à laglobalité, mais qui, pour donner corps à cette prétention,mutilent la réalité en la réduisant à l’un seul de ses aspectsprésenté comme constitutif de son essence et capable del’expliquer en totalité. Ainsi « le monde », que les philo-sophes se proposent d’interpréter, ce n’est jamais qu’unsuccédané de la réalité effective, un substitut appauvri decelle-ci, un état figé de son développement abusivementélevé au rang de représentant définitif de sa nature essen-tielle. Et l’interprétation est précisément l’opération qui

donne un air de légitimité à cette entreprise de récupéra-tion en lui prêtant les apparences de la systématicité et dela cohérence. Interpréter le monde, c’est donc mettre enforme à son propos une théorie censée en épuiser toutes lesdéterminations, rassemblées dans le cadre d’une « visiondu monde » ordonnée et raisonnée, dont la valeur n’estfinalement pas supérieure à celle des mythes religieux dont

elle cherche à prendre la place : imposture contre laquelleil convient de s’élever avec une nette et entière résolution.De là la grande impatience manifestée par Marx, lorsque,en 1845, il rédige les thèses sur Feuerbach et L’Idéologieallemande , à l’encontre des philosophes-interprètes,inlassables fabricateurs de visions du monde, faussairespatentés, qui parent leur marchandise de contrebande des

oripeaux de la haute pensée et espèrent ainsi en dissimulerl’allure frelatée. Cette dénonciation virulente, bien dansl’esprit de Feuerbach, lui aussi grand pourfendeur des spé-culateurs, présente la particularité de retourner Feuerbachcontre Feuerbach.

Le témoignage irrécusable de l’imposture à laquelle seramène la tentative d’interpréter le monde en présentant,sur des bases tronquées, une vision globale de celui-ci est

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d’ailleurs donné par le fait que cette tentative se traduit àtravers des options diverses, opposées entre elles, et leurconfrontation donne lieu à d’interminables débats dont

les enjeux sont moins les choses mêmes que les mots àtravers lesquels celles-ci sont réduites au rang d’objets àinterpréter. Il n’y a qu’un surinterprète ou un méta-inter-prète comme Hegel qui ait osé résorber le disparate de cesinterprétations en les faisant rentrer dans le cadre rationneld’une histoire de la philosophie présentée comme un tout,où elles paraissent se suivre et s’engendrer les unes à partirdes autres en vertu d’une logique de développement im-manent, ce qui rétablit entre elles une espèce d’unité ; maisil est clair que cette récollection n’est elle-même qu’uneinterprétation de plus, pire encore une interprétation surdes interprétations, qui vient s’ajouter aux autres, et nerésout pas de manière définitive le problème posé par leur

diversité sur laquelle elle ouvre au contraire une vue plusvertigineuse encore. Si la philosophie se contente d’inter-préter le monde, elle se condamne à terme à disparaître,chargée d’un opprobre universel, la seule forme d’accorddont elle puisse escompter faire l’objet.

Car, c’est là sans doute l’idée essentielle que Marx cher-che à communiquer dans la première partie de la onzième

thèse sur Feuerbach, les philosophes n’ont fait jusqu’alorsqu’interpréter le monde, s’entendant ainsi sur l’objectif àpoursuivre à défaut de pouvoir y arriver à propos de lamanière de le réaliser. C’est pourquoi ils se sont complè-tement trompés de cible, et ceci d’emblée, de par la façonmême dont ils ont conçu et mis en œuvre l’entreprisede la philosophie, qu’ils ont ramenée sur le plan d’une

spéculation purement théorique, condamnée à l’abstrac-tion. S’il n’est pas sûr, sans que cette lecture puisse nonplus être complètement écartée, que la onzième thèse surFeuerbach décrète ou constate la mort de la philosophiecomme telle, elle proclame manifestement l’échec de laphilosophie ramenée à une interprétation du monde,ce qui, si l’on persiste à voir un avenir à la philosophie,conduit à programmer la nécessité d’une autre manière

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de faire de la philosophie, pour laquelle le mot « faire »retrouve sa pleine signification, qui permette de récupérerce que les procédures interprétatives ont dû fatalement

laisser tomber, à savoir la praxis  humaine saisie dans sa di-mension historico-sociale. La thèse 11, si elle ne l’évoquepas directement, n’écarte donc pas l’idée d’une réforme enprofondeur de la philosophie, qui en remodèle les enjeux,ce qui nécessite de nouveaux moyens pour y parvenir.

Et, de ce point de vue, si cette thèse énonce une alterna-tive, il semble bien que, comme c’était déjà le cas dans lathèse précédente, ce soit celle passant entre deux manièresde faire de la philosophie, l’une qui la tire entièrement ducôté d’une interprétation du monde théorique et abstraitequi lui ôte précisément les dimensions d’un « faire », d’uneauthentique opération, l’autre faisant place à ce qu’exclutla démarche purement interprétative : à savoir la pratique

sous toutes ses formes, en tant qu’elle concerne l’hommeet les choses, leur devenir commun, tel qu’il s’élabore au filde leurs conflits, dont rien n’autorise à affi rmer qu’il relèved’un principe unique ou d’un corps unifié de principes,ni, a fortiori , qu’il tende vers une fin. S’il y a donc unavenir de la philosophie, cela suppose qu’elle-même trouveles moyens de se transformer, d’entrer dans le jeu de la

Selbstveränderung , de devenir, selon le schéma de penséeprivilégié par Marx en 1845, philosophie de la praxis , quisurmonte les alternatives traditionnelles que la philosophiea élevées entre l’objet et le sujet, le déterminisme et la li-berté, la pensée et le réel, la théorie et la pratique, l’abstraitet le concret, alternatives qui ont donné lieu aux diversesoptions interprétatives dans lesquelles elle s’est enlisée et

auxquelles il convient impérativement de la soustraire, sidu moins on ne consent pas à la voir dépérir. Une autrephilosophie serait donc éventuellement possible qui, aulieu de donner sur le monde une vue à distance, auraitprise sur lui dans la mesure où elle participerait au pro-cessus de son changement et de sa transformation, tel quecelui-ci est évoqué dans la seconde partie de la onzièmethèse sur Feuerbach.

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Cette seconde partie de la thèse est amorcée par la formule« es kömmt drauf an  », ou, dans la version plus correctegrammaticalement donnée par Engels, « es kommt (aber)

darauf an ». « Es kommt darauf an, zu » est une locutiondont le sens courant est : « ce qui importe, c’est de... ».« Ce qui importe », c’est-à-dire « ce qui compte », ou « cequi réellement change quelque chose sur le fond », donc« le principal », « l’essentiel », « ce qui est prioritaire », parrapport auquel le reste présente un caractère incident, se-condaire, accessoire, dont l’utilité est tout au plus dérivéeet n’est pas digne de venir et d’être maintenue au premierplan. Lorsqu’on cite la onzième thèse sur Feuerbach, cita-tion rituellement effectuée à la cantonade sans souci phi-lologique d’exactitude, on a souvent l’habitude de rajouterà son énoncé : « ce qui importe maintenant  », et par là derétablir une césure entre l’ancien et le nouveau, entre des

pratiques antérieures et celles qu’il faudrait impérativementleur substituer. Mais, à la lettre, la thèse 11 ne dit pas cela.Elle se contente d’énoncer un ordre des priorités : « ce quicompte », et ceci en quelque sorte dans l’absolu, sans quesoit tenu compte de la différence entre hier, aujourd’huiet demain. Ce qui compte, sous-entendu, ce qui comptele plus, c’est aussi ce qui a toujours compté et comptera

toujours de cette même manière. S’il y a quelque chosequi compte, et, peut-on ajouter, qui doit compter pour laphilosophie, ce serait donc de participer aussi activementque possible à la transformation du monde.

Ceci peut être compris dans le sens d’une réhabilitationau moins partielle de la philosophie, même dans son étatantérieur où elle se contentait en pensée d’interpréter

le monde, faisant fond sur l’accessoire au détriment del’essentiel, ce qui est bien sûr regrettable. Les philosophesétaient animés, possédés par le projet d’effectuer une telleinterprétation, et ils s’en satisfaisaient en apparence, exac-tement de la même manière que Feuerbach se contente dela réconciliation avec le monde « vrai » des choses obtenuepar le moyen de l’intuition sensible. Mais, en réalité, nefaisaient-ils que cela ? Ne participaient-ils pas eux aussi,

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de façon biaisée et inconsciente, au mouvement historiquede son devenir ? L’erreur de Feuerbach était-elle inutile,superfétatoire, au point de vue de la  praktisch-kritische

ätigkeit   ? D’ailleurs, une spéculation complètement etpurement théorique a-t-elle pu jamais avoir eu lieu ? Lesphilosophes ont jusqu’ici donné une énorme importanceà quelque chose qui, en réalité, ne compte pas, ou dumoins n’a pas l’importance qu’ils lui ont concédée. Maisne se sont-ils pas eux-mêmes trompés sur la nature de leurpropre entreprise ? Savaient-ils au juste ce qu’ils faisaient ?C’est-à-dire, savaient-ils ce qui compte vraiment dansl’opération à laquelle ils se livraient, qui présente un ca-ractère non pas seulement idéel, comme ils se le figurent,mais tout à fait réel, ce dont elle tire sa valeur essentielle ?

En effet, pas plus que la religion, avec laquelle elle pré-sente une incontestable ressemblance, due au fait qu’elle se

laisse facilement emporter par des délires interprétatifs, laphilosophie n’a réellement les pieds dans les nuages, mêmesi elle y plonge la tête avec une ivresse coupable. Elle est dece monde, et non d’un autre monde, bien qu’elle susciteà l’occasion l’illusion de ce dernier. C’est pourquoi on nese débarrasse pas si facilement de la philosophie, de mêmequ’on ne se débarrasse pas non plus d’un trait de plume

de la religion, comme pouvait le croire stupidement unBruno Bauer, qui restait de ce point de vue un obsédé dereligion alors même qu’il prétendait en finir avec elle, et parlà effectuer l’acte révolutionnaire suprême, ce qui revenaittout simplement à accorder à la religion une importancequ’elle n’a pas dans les faits. Dans son Introduction à unecritique du droit hégélien de 1844, Marx avait expliqué

que la religion, « opium du peuple », était le symptômed’un malaise existentiel individuel et collectif tout à faitréel auquel il convenait d’apporter les remèdes appropriés,idée qui fait d’une certaine façon retour dans les thèses4 et 8 sur Feuerbach. Il en va au fond de même de laphilosophie : ses défaillances mêmes sont significatives àleur manière d’un état du monde et des conflits propres àcet état qui le rendent intenable, invivable, dans sa forme

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actuelle. Même lorsqu’elle fait de l’interprétation, la phi-losophie suggère la nécessité d’une transformation dont,bien qu’elle en présente une figure mystifiée, elle manifeste

le besoin à défaut d’en montrer clairement la voie.Ceci nous ramène aux remarques présentées au sujet de laconstruction syntaxique de la onzième thèse : interpréterle monde, le transformer, ce ne sont pas les termes d’unealternative qui les opposerait l’un à l’autre sur un mêmeplan ; leur rapport est davantage vertical qu’horizontal.ransformer le monde, c’est quelque chose de beaucoupplus fondamental que de l’interpréter : et c’est pourquoi, ilfaut en quelque sorte renverser la vapeur, et faire passer aupremier plan « ce qui compte » réellement, en renvoyantdu même coup à l’arrière-plan ce à quoi ne revient qu’uneposition subalterne et dérivée. L’erreur n’est pas d’interpré-ter le monde dans l’absolu, opération à propos de laquelle

il est d’ailleurs permis de se demander s’il serait possiblede complètement s’en passer ; elle est de considérer quece qui compte, ce qui compte le plus, c’est de procéderà de telles interprétations, alors que celles-ci doivent êtrerapportées et subordonnées à la tâche primordiale qui estde transformer le monde. La philosophie n’est certaine-ment pas, comme elle se le figure, regina del mondo : mais

ce n’est pas une raison suffi sante pour la chasser hors dumonde, ce qu’elle n’a que trop tendance elle-même à fairespontanément, en allant chercher ses marques dans unautre monde, le monde de l’Esprit pur par exemple.

D’autre part, Marx, en écrivant la onzième thèse surFeuerbach, n’a pas pu vouloir dire : maintenant on va semettre à transformer le monde, au sens où cette décision

mettrait elle-même en route le processus de cette trans-formation, comme si celui-ci n’avait pas déjà commencédepuis toujours, comme si ce que, peut-être par abus, onappelle « le monde » n’était pas, depuis qu’il existe, encours permanent de transformation et de changement, etcomme si ce mouvement n’était pas la forme par excel-lence de sa réalité, que le matérialisme vulgaire a le tortde se représenter comme massive et inerte, donc tout

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autant ineffective qu’impénétrable. D’ailleurs la onzièmethèse, prise à la lettre, ne dit pas : ce qui compte, c’est quele monde se transforme ou soit transformé, mais ce qui

compte, c’est de le transformer, ou qu’on le transforme,c’est-à-dire qu’on participe activement à la dynamique deson changement, au lieu de se contenter de le regarderpassivement de loin comme s’il s’agissait d’une choseétrangère, objet de spectacle ou de simple consommation :la transformation, la Veränderung , est un processus objec-tivement en cours, auquel manque seulement qu’on s’y as-socie subjectivement, c’est-à-dire qu’on prenne consciencede la nécessité de prendre part à ce mouvement qui estlui-même, en lui-même, irrépressible, car on ne voit pascomment le monde pourrait cesser, ni même pourraitavoir jamais cessé de se transformer.

Ce qui compte, c’est donc de s’intéresser au mouvement de

transformation du monde, d’en faire un sujet de préoccu-pation, théorique et pratique à la fois, qui passe au premierplan, ce qui constitue précisément le principe directeur dela praxis , par laquelle l’homme entre en confrontation avecles choses et les autres hommes. Or, prendre au sérieuxcette confrontation, en faire l’objectif d’une praxis  au sensplein et entier du terme, c’est refuser de la laisser se dérou-

ler au hasard, de façon sauvage, mais autant que possible lacontrôler et pour une part la diriger, ce qui suppose qu’onprenne connaissance de ses tendances profondes, ce sansquoi on se prive de toute chance d’intervenir effi cacement àleur égard. C’est dans ce sens que la thèse 4 avance à proposdu « fondement mondain » l’exigence qu’il soit « aussi biencompris en soi-même dans sa contradiction que révolu-

tionné en pratique ». Et la thèse 8, de la même façon, poseque « tous les mystères qui incitent la théorie au mysticismetrouvent leur solution rationnelle dans la praxis  humaineet dans la compréhension de cette  praxis  », la  praxis  et sacompréhension rationnelle allant nécessairement ensembleet étant condamnées à être perverties si elles sont conçuesséparément, et a fortiori  si elles sont renvoyées dos à dos enétant présentées comme exclusives l’une de l’autre.

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Bien sûr, il y a une manière de concevoir cette prise deconnaissance des conditions auxquelles la transformationdu monde est soumise qui revient à évacuer la philosophie

du champ des activités humaines légitimes au point de vuepropre à la  praxis , et il semble que ce soit cette manièrede voir qu’Engels a pour sa part retenue. Elle consiste àramener la connaissance des choses et des hommes auxmodalités d’une explication « scientifique » objective, ex-purgée de tout caractère interprétatif. Et il n’est pas du toutcertain qu’en 1845, au moment où, avec Engels, qui étaitaux premières loges pour savoir ce qu’il pensait vraiment,il s’est complètement engagé dans la lutte contre ce qu’ilappelle alors « l’idéologie », et très précisément « l’idéolo-gie allemande », puisqu’il la conçoit comme une propriétécaractéristique de l’esprit allemand, c’est-à-dire l’attitudede pensée qui accorde une importance excessive aux idées

parce qu’elle se figure que ce sont elles qui comptent leplus, Marx ne soit pas en train de développer a contrario un préjugé « scientiste » qui oppose en les renvoyant dosà dos la bonne science, unifiée dans ses principes de basequi permettent d’en rationaliser les débats, à la mauvaisephilosophie, condamnée à opposer interprétation à inter-prétation, vision du monde à vision du monde, au cours

d’interminables disputes qui, au fond, n’intéressent queles philosophes, et n’ont aucun impact sur l’évolutionréelle des choses. C’est surtout dans certains passagesde L’Idéologie allemande , rédigée en collaboration avecEngels, texte que Marx n’a pas mené à publication, demême qu’il a laissé ses thèses sur Feuerbach, qu’il avaitécrites pour lui-même, à l’état manuscrit, que l’on peut

voir s’esquisser une orientation allant dans ce sens. Et onne peut contester que, dans les faits, jusqu’à la fin de savie, Marx ait consacré la plupart de ses efforts théoriquesà élaborer la « science » du Capital , mettant de côté lespréoccupations philosophiques qui avaient été au premierplan de ses réflexions d’avant 1845.

Il faut donc admettre que Marx, qui écrira encore l’an-née suivante un ouvrage rédigé directement en langue

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française dont le titre, Misère de la philosophie , bien qu’ilsoit de circonstance, puisqu’il répond à la Philosophie de lamisère  de Proudhon, résonne de manière particulièrement

évocatrice à cet égard, a conscience de donner au moinsprovisoirement congé à la philosophie en rédigeant sesthèses sur Feuerbach qui sont à la fois un texte de philoso-phie, un texte sur la philosophie et un texte contre la phi-losophie, du moins contre la philosophie de Feuerbach, le« dernier » des philosophes, exemplaire des errements danslesquels la philosophie s’est jusqu’ici enferrée et auxquels ilconvient impérativement de mettre fin si l’on ne veut paspasser à côté de l’essentiel.

Donner congé à la philosophie, c’est peut-être cela queMarx a conscience de faire en écrivant la onzième thèsesur Feuerbach. Mais est-ce ce qu’il fait réellement ? Sil’on prend au sérieux, s’agissant du Marx de 1845, sinon

du Marx de toujours qui n’existe pas, le projet qu’il n’estpas déraisonnable de lui imputer d’une philosophie de la praxis , il apparaît que la référence à la  praxis   instaure unnouveau rapport à la philosophie, ce qui donne un sens àl’entreprise d’une réforme de la philosophie. Bien sûr, ilne faut pas que cette réforme débouche seulement sur laproduction d’une nouvelle interprétation du monde, car

dans ce cas on se laisserait enfermer dans le même cerclevicieux que Feuerbach. Ce qui est en jeu dans le projetd’une réforme de la philosophie, ce n’est pas l’élaborationd’une philosophie de plus, qui vienne débattre avec lesautres sur un même plan qu’elles, mais c’est la mise enplace effective des conditions d’une nouvelle pratique dela philosophie, poursuivant d’autres objectifs que ceux

traditionnellement assignés à son entreprise : des objectifsfaisant passer au premier plan ce qui réellement comptesur le fond, à savoir la nécessité de transformer le monde,c’est-à-dire de prendre part activement à son évolution aulieu de se faire entraîner par elle comme s’il s’agissait d’unefatalité inexorable, d’un déterminisme aveugle.

De ce point de vue, la onzième thèse sur Feuerbachrenoue à sa façon avec le programme des philosophies de

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l’action tel qu’il avait été développé auparavant, par exem-ple chez Moses Hess, qui, en reprenant le message ellipti-que que Cieskowski avait résumé à l’aide de la formule « à

la fin sera l’action », qui parodie celle du Faust de Goethe,« Am Anfang war die at  », avait exposé la nécessité pourla philosophie de se dépasser de manière à rejoindre le ter-rain de l’action réelle, faute de quoi elle se condamneraità disparaître complètement. Mais, tout en reprenant ceprogramme, la onzième thèse en décale le point d’appli-cation : transformer le monde, ce n’est pas agir sur lui del’extérieur, par l’opération d’une volonté pure ; mais c’est,comme nous l’avons dit, prendre part au mouvement desa transformation qui, de toute façon, qu’on le veuille ounon, doit avoir lieu d’une façon ou d’une autre ; c’est doncagir en lui, suivant l’élan propre à une praxis  immanente,plutôt que prétendre agir sur lui, ce qui serait encore une

manière de réactiver les vieux dilemmes de l’objet et dusujet, de la pensée et du réel, de la théorie et de la pra-tique, de l’abstrait et du concret, du déterminisme et dela liberté, du matérialisme et de l’idéalisme, ces dilemmesavec lesquels, comme Marx l’avait dit dès la première thèsesur Feuerbach, il faut en finir si on veut redonner sens àl’entreprise de la philosophie.

C’est déjà quelque chose de ce genre que Marx avait cher-ché à faire comprendre lorsque, en 1844, il écrivait dansl’Introduction à une critique du droit hégélien : « C’estdonc à bon droit qu’en Allemagne le parti politique pra-tique  [que Marx dans ce texte oppose au « parti politiquethéorique »] exige la négation de la philosophie . Son tortn’est pas d’exiger mais d’en rester là, car cette exigence,

il ne l’accomplit pas ni ne peut l’accomplir vraiment. Ilcroit opérer cette négation en tournant le dos à la philo-sophie et en marmonnant à son adresse, tête détournée,quelques phrases grincheuses et banales. Vu l’étroitesse deson horizon, ce parti n’inclut pas également la philosophiedans la sphère de la réalité allemande , ou va même jusqu’àl’estimer au-dessous  du niveau de la pratique allemande etdes théories qui sont à son service. Vous voulez que l’on

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s’attache aux  germes de vie réels , mais vous oubliez quele germe de vie réel du peuple allemand n’a bourgeonné

 jusqu’ici que sous son crâne . En un mot : vous ne pouvez

surmonter la philosophie sans la réaliser   [ihr könnt diePhilosophie nicht aufheben ohne sie zu verwirklichen] »(Karl Marx, Œuvres , t. III – Œuvres philosophiques ,trad. M. Rubel, Gallimard, coll. Pléiade, Paris, 1982,p. 388-389). Merleau-Ponty, qui cite ce passage dans sonétude sur « Marxisme et philosophie », le commente dela manière suivante : « La philosophie ne serait faussequ’en tant qu’elle resterait abstraite, s’enfermerait dansles concepts et dans les êtres de raison et masquerait lesrelations interhumaines effective.  Même alors , tout enles masquant, elle les exprime, et le marxisme n’entendpas se détourner d’elle, mais la déchiffrer, la traduire, laréaliser … Philosopher est une manière d’exister entre

autres, et l’on ne peut pas se flatter d’épuiser, commele dit Marx, dans « l’existence purement philosophique »« l’existence religieuse », « l’existence politique », « l’exis-tence juridique », « l’existence artistique », ni en général« la vraie existence humaine » ( Manuscrits de 1844 ).Mais si le philosophe le sait, s’il se donne pour tâche desuivre les autres expériences et les autres existences dans

leur logique immanente au lieu de se mettre à leur place,s’il quitte l’illusion de contempler la totalité de l’histoireachevée et se sent comme tous les autres hommes prisen elle et devant un avenir à faire , alors la philosophiese réalise en se supprimant comme philosophie séparée.Cette pensée concrète, que Marx appelle critique pourla distinguer de la philosophie spéculative, c’est ce que

d’autres proposent sous le nom de philosophie exis-tentielle » (Sens et non-sens , Nagel, Paris, 1948, p. 235-237). La référence à « la philosophie existentielle », quidonne à cette analyse son caractère daté, ne doit pasfaire oublier l’essentiel qui est dit, et fort bien dit, parMerleau-Ponty : à savoir l’exigence pour la philosophiede « se supprimer comme philosophie séparée », exi-gence posée comme condition pour que la philosophie,

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au lieu de se périmer, s’arrime au mouvement d’un avenirà faire. C’est sans aucun doute possible cette exigence quianimait Marx lorsque, en 1845, il rédigeait ses « thèses »

sur Feuerbach.

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