Lune Rouge - Ivy Devlin

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City Editions 2010 pour la traduction franaise 2010 by Elizabeth Spencer Publi aux Etats-Unis sous le titre Low Red Moon par Bloomsbury Books For Young Readers ISBN :978-2-35288-586-3 Code Hachette: 50 8338 1 Collection dirige par Christian English et Frdric Thibaud Catalogues et manuscrits : www.city-editions.com Conformment au Code de la Proprit Intellectuelle, il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement le prsent ouvrage, et ce, par quelque moyen que ce soit, sans lautorisation pralable de lditeur. Dpt lgal : deuxime semestre 2010 Imprim en France

1ma retrouve, Q uand la policette aux pieds. jtais couverte de sang de la

Jen avais dans les cheveux, les cils, entre les orteils. Mes vtements en taient tellement imprgns quon me les a ts et jamais rendus. Pendant des jours aprs cela, du sang sch scaillait sous mes ongles en flocons bruntres. Je ne me souvenais plus de ce qui tait arriv. Je ne me souvenais plus davoir trouv mes parents morts... ou dtre reste ct de leurs corps jusquau soir, quand la lune se lve et que les toiles illuminent le ciel. Javais pass toute la nuit avec eux dans la fort. Mais de cela non plus, je ne me souvenais pas. Ron mavait retrouve parce que son adjoint, le lieutenant Sharpe, qui patrouillait dans ce secteur de la fort, lavait appel. Quand on ma amene lhpital, je lai entendu qui disait Rene quil mavait crue morte tellement jtais fige. Pas mme un battement de cil. Jtais assise par terre devant la maison, ct de mes parents, et je les tenais par la main.3

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Cest en essayant de reconstituer les corps que je mtais couverte de sang. Personne ne savait pourquoi ni comment mes parents taient morts, mais une chose tait certaine : ils avaient t assassins. Ron disait que javais forcment vu ou entendu quelque chose. Aprs cela, je passai deux jours lhpital. Non parce que jtais blesse ou autre, mais parce que je ne bougeais plus. Je ne parlais plus, je ne mangeais plus. lintrieur de moi, tout stait teint. Plus rien. Comme si javais t morte, moi aussi. Sauf que jtais vivante et que Rene est venue me chercher lhpital pour memmener lenterrement. Debout ct de moi, elle me tenait par la main quand les cercueils qui contenaient mes parents ont t mis en terre. Les cercueils taient compltement ferms, mais je ne me demandai pas qui tait lintrieur, car je le savais. Je savais quils taient partis pour toujours. La seule chose dont je me souvenais, ctait davoir vu pleurer le lieutenant Sharpe travers la vitre de la voiture quand Ron mavait emmene. Ses sanglots parvenaient jusqu moi et a faisait comme le bruit du vent. Je me souvenais aussi des gyrophares qui jetaient des taches de lumire partout. Mais pas du bruit des sirnes. Dans la voiture, il ny avait que du silence. Je regardais le jeu des lumires sur le sol et sur les bches en plastique. a me faisait bizarre de voir ces ronds de couleur se faufiler partout entre les arbres prfrs de mes parents. Et puis brusquement je me suis rappel les corps.4

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Et je me suis mise crier, crier, jusqu ce que ma voix steigne. Alors, forcment, quand jai vu les cercueils, jai compris ce quil y avait lintrieur. Jai compris que tout tait fini. On les a descendus dans le trou, puis recouverts de terre. Et dans la terre, Rene a plant de jeunes arbres, encore tout petits, mais qui allaient devenir grands et forts comme les arbres de la fort. Je lentendis murmurer dune voix triste o perait la colre, Pourquoi, John ? Pourquoi ? , puis elle sest releve et a essuy ses mains terreuses. ce moment-l, jai ferm les yeux et jai vu du sang. Et au milieu de tout ce rouge sombre, travers lui, un clair argent, comme une lueur cruelle, inhumaine. Avery ? me dit Rene. Jouvris les yeux et vis la terre o mes parents allaient dsormais reposer pour toujours. Je ne me rappelais pas les avoir trouvs. Je ne me souvenais mme pas de la dernire chose que je leur avais dite. Tout avait disparu. Mais moi, jtais toujours l.

2aute de mieux, je suis retourne au lyce ds le lendemain de lenterrement. Je navais pas le droit de rentrer chez moi. Ron mavait rapport quelques vtements et des objets personnels et mavait expliqu que ma maison, en tant que scne de crime, avait t place sous scells. Mais cest vous le shrif, plaidai-je, tandis que nous attendions que Rene finisse de remplir les papiers pour que je puisse sortir de lhpital. Il soupira : Je sais, mais tu ne peux pas retourner l-bas. Pas encore. Quand alors ? insistai-je. Mais il secoua la tte sans rpondre. En somme, javais le choix entre aller au lyce ou passer la journe chez ma grand-mre, qui tait pour moi une inconnue et qui avait pest contre mon pre au moment des funrailles. Mme si je savais quau lyce les autres allaient changer des regards en biais en murmurant dans mon dos, je me disais que ctait toujours mieux que de6

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rester avec Rene. Je voulais oublier la chambre bleue, la chambre damis, qui tait dsormais la mienne. Oublier que ma maison mes parents, mon monde moi avait disparu. Je passai les trois premires heures de cours assise ma place habituelle, au fond de la classe. Mon pre naimait pas les coles de Woodlake il disait, pour les avoir frquentes, quon ny enseignait que des neries. Lt prcdant son entre luniversit, comme il ne voulait pas passer pour un ignare, il avait pris le bus pour Chicago et pass tout son temps libre dvorer des bouquins la bibliothque. Javais de telles lacunes combler, disait-il. Je nai pas envie quil tarrive la mme chose. Et cest comme a que jai pass quinze ans tudier avec maman au lieu daller lcole Woodlake. Mme si les profs du lyce ntaient pas mauvais, ils taient loin dgaler maman. En littrature, on tudiait Jules Csar. treize ans, javais dj lu toutes les pices de Shakespeare et vu toutes les adaptations cinmatographiques. Les thmes abords taient tellement universels quon aurait pu en tirer encore une foule dautres films sans jamais puiser le sujet. Je connaissais la pice et me faisais une joie den dbattre en classe, comme je le faisais avec ma mre. Mais le prof na parl de rien dautre que de Brutus, en demandant pourquoi il avait fait ci et a. Personne ne semblait sintresser Csar, ses ambitions ou ses intentions, aux raisons de ses choix. Alors que maman, au contraire, mavait oblige me poser toutes ces questions. Et elle me les aurait certainement poses encore aujourdhui. Elle aimait que je lui raconte ce quon7

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faisait en classe. Ctait elle qui avait persuad papa de minscrire au lyce. Sil avait accept, cest uniquement parce quon avait besoin dargent et que laffaire de maman commenait dcoller depuis quune chanteuse clbre avait dclar dans un magazine que ses conserves de fruits des bois taient excellentes pour garder la ligne. Le quotidien pour lequel papa travaillait, le Woodlake Daily, ne cessait de rduire ses cots et le nombre de ses employs, il ne survivait que parce que sa vieille propritaire tait prte vendre ses journaux quasiment prix cotant pour que tout un chacun puisse les lire chaque matin. Lanne dernire, jtais tout excite lide de rentrer au lyce. Jtais impatiente de me faire des amis. De rencontrer des garons. Jen avais aperu quelques-uns en ville que je trouvais plutt craquants. Javais envie quils me parlent. Javais envie dtre comme tous les jeunes de mon ge. Je navais pas envie dtre moi. Je navais pas envie que ma vie tout entire se rsume la fort. Je navais pas envie de ressembler aux Thantos, qui vivaient eux aussi dans les bois, et qui, les rares fois o ils se rendaient Woodlake, avaient toujours lair moiti ahuris, comme sils dcouvraient pour la premire fois les immeubles qui bordaient la rue principale. Je navais pas envie de ressembler leur fille, Jane, qui ne savait parler de rien dautre que de la fort, ne regardait jamais la tl, nouvrait jamais un livre et qui rpondait Je ne vois pas qui cest chaque fois que je lui disais que javais crois un tel ou une telle. Mais la vie au lyce ntait pas comme je me ltais imagine pas vraiment difficile, mais pas facile non8

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plus. Les garons que javais trouvs craquants de loin ltaient beaucoup moins de prs. Ils taient mignons, a oui, mais ils ne faisaient rien de plus quchanger des blagues idiotes ou parler de shows tlviss dbiles. Javais beau savoir que ctait normal, je ne supportais pas quils scrutent ma poitrine en prenant lair dpit devant mon absence de seins, ou leurs rflexions du style : Cest ta mre qui te faisait cours ? a craint. Les filles taient encore pires. Elles mignoraient compltement. Elles se connaissaient depuis lcole primaire, avaient ft tous leurs anniversaires ensemble, organis leurs premires boums, connu leurs premires amours et fait du shopping ensemble la galerie commerciale qui se trouvait deux heures de route. Elles savaient qui jtais, mais je ne faisais pas partie de leur univers, et maintenant que lexamen de fin dtudes approchait grands pas, elles navaient aucune raison de sintresser moi. Elles taient trs bien entre elles, et la seule fille avec qui javais sympathis madressait la parole uniquement parce que personne dautre que moi nacceptait de lui parler. Jadis, Kirsta avait battu tous les records de popularit, mais ctait il y a longtemps, quand elle tait en primaire, et depuis lors tout le monde semblait lavoir oublie. Ce qui ne lempchait pas, bien au contraire, de me rebattre les oreilles avec ses histoires de ftes danniversaires auxquelles toutes les filles, qui aujourdhui faisaient mine de ne pas la voir, la suppliaient de les inviter, et de mnumrer tous ses flirts, un nouveau9

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chaque semaine, alors quaujourdhui elle tait la rise de tous les garons. Il fut un temps o Kirsta tait une star, mais sa mre mourut quand elle tait en sixime et son pre pousa sa secrtaire trois mois plus tard. a fit beaucoup jaser, car Woodlake les gens qui ne se comportent pas comme tout le monde sont mal vus. Rsultat, Kirsta fut dchue de son pidestal. Elle tait tombe tellement bas dans lchelle sociale que jtais la seule avec qui elle pouvait parler. Cela dit, on ne se voyait jamais en dehors du lyce. Car nous ntions pas vraiment des amies, mme si je nen avais pas dautres. Je savais quelle me parlait uniquement parce jtais la seule qui elle pouvait raconter son glorieux pass. Le lendemain des funrailles, quand je lai croise dans le hall du lyce, lheure du djeuner, jai tout de suite compris que notre amiti tait finie. Aussitt quelle ma aperue, elle a fait mine de ne pas me voir. Bien sr, elle avait ses raisons. Avant jtais Avery Hood, la fille pas trs causante dont la famille vivait dans les bois avec quelques autres. Mais dsormais, jtais Avery Hood, la fille dont les parents avaient t assassins. Kirsta avait perdu sa mre, mais dans des circonstances beaucoup moins dramatiques. Moi, jtais la fille quon avait retrouve couverte de sang ct du corps de ses parents. La fille qui ne se souvenait de rien. Qui avait certainement des tas de choses raconter, mais qui ne disait rien. Si bien que jallai masseoir seule la caftria pour manger mes nuggets de poulet. Ctait toujours maman qui me prparait mon djeuner avant, et a me faisait tout drle de ne pas manger un de ses sandwichs.10

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En ralit, je dtestais son pain fait maison, trop pais mon got et qui ne ressemblait mme pas du vrai pain. Mais maintenant il me manquait. Tout ce qui me rappelait papa ou maman me manquait. Jentendis Kirsta qui disait : Elle ne parlait jamais de ses parents. Je relevai la tte et vis quelle souriait aux filles sur lesquelles elle rgnait jadis et qui lui faisaient la faveur de la regarder nouveau. En lui rendant son sourire, elles lui laissaient entendre quelles lautorisaient, momentanment, se joindre elles. Vraiment, elle nen parlait jamais, comme si..., enfin..., vous voyez ce que je veux dire... Kirsta nacheva pas sa phrase, laissant sinstaller un silence plein dinterrogations. Je repoussai mon plateau et me levai. Ctait vrai. Je ne parlais jamais de mes parents. Je navais aucune raison de le faire. Jtais heureuse avec eux. Alors que Kirsta avait une foule dhistoires raconter, des histoires qui commenaient toujours comme des contes de fes et sachevaient avec le remariage de son pre, puis les ragots, les coups dil en biais et, pour finir, le rejet. Jaurais d la har pour ce quelle venait de dire, mais je me contentai de la regarder sourire. Je savais quelle tait heureuse dtre nouveau au centre de lattention et je navais pas envie de me mettre en colre. Pas envie de verser des larmes pour une petite histoire de rien du tout alors que ce qui comptait le plus pour moi toute ma vie avait cess dexister. Nempche que les yeux me piquaient. Aprs djeuner, je ne sais pas comment jai fait pour tenir le coup. Javais limpression que la journe11

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ne finirait jamais. Et quand le dernier cours est arriv, jy suis alle en tranant les pieds. Je mtais inscrite en arts plastiques pour tre avec Kirsta, et aussi parce que maman mavait appris dessiner. Je ntais pas trs doue, mais elle menseignait la technique, et ensemble nous regardions des toiles clbres en essayant de comprendre ce qui les rendait uniques. Maman disait quaimer les uvres dart tait aussi important que de les crer. Mais ici, lamour de lart, tout le monde sen fichait. Et quand jentrai dans la salle et vis que les pommes taient toujours leur place dans le saladier, a ma fait tout drle. Ctaient les mmes quavant la mort de mes parents. Luisantes, parfaites. Des pommes en plastique. Du toc. Kirsta tait alle sinstaller lautre bout de la salle, loin de la place quelle occupait habituellement mes cts. Je regardai les pommes intactes, puis lesquisse que javais commence. Javais voulu les reprsenter telles quelles auraient d tre aprs avoir pass plusieurs jours dans un saladier. Javais dessin la peau en train de se fltrir et se couvrir de taches. Javais voulu faire un dessin raliste qui montre que les choses ont une fin. Mais a, ctait avant. Je refermai mon carnet croquis et demandai la permission de sortir. Mais au lieu daller aux toilettes, je me rendis au secrtariat pour appeler Rene. Rene ? Tu veux dire ta grand-mre ? demanda Mme Jones. Comme tout le monde Woodlake, elle savait que mes parents et ma grand-mre taient fchs. Et comme12

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tout le monde, elle avait choisi son camp. Quand mes parents avaient cess de parler Rene, la plupart des gens staient rangs de son ct, parce quils trouvaient mes parents un peu tranges, un peu zinzins. Jai aval la boule que javais dans la gorge. Jai eu envie de lui dire quelle ne connaissait pas mes parents, quelle navait pas le droit de les juger, mais je me suis tue. De toute faon, elle ne maurait pas coute. Je venais de masseoir sur la banquette pas confortable quand la porte souvrit la vole et quun garon entra en trombe dans le bureau. Il avait les cheveux bruns et portait un vieux t-shirt lim avec des jeans et des mocassins. Aucun garon au lyce ne portait de mocassins. Un nouveau ? Je me penchai discrtement en avant pour mieux le voir et naturellement le gars sest retourn. Ses yeux et les miens se croisrent lespace dun court instant et je ralisai quil ne me regardait pas. Pas vraiment. Son visage austre, avec ses pommettes anguleuses, sa bouche pulpeuse, son nez fort et droit, tait dune beaut couper le souffle. Et il avait des yeux couleur argent. Pas gris-bleu ou gris. Argent. Jeus peine le temps de les voir, car il ressortit aussitt, alors mme que Mme Jones tait en train de dire : Une seconde, je vais imprimer ton emploi du temps et ta fiche pour que tu puisses commencer les cours. Bah, il va revenir, dit-elle en constatant quil ntait dj plus l. En attendant, je vais tlphoner ta grand-mre.13

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Quand Mme Jones disparut nouveau dans son bureau, je ne pus rsister lenvie de jeter un coup dil la fiche quelle avait laisse sur le comptoir. Le nouveau sappelait Ben Dusic et vivait pas loin de l o jhabitais avant. Il tait originaire de Little Falls, un endroit qui ne me disait rien, et vivait dsormais chez Louis Dusic, son grand-oncle apparemment. Avery, je croyais tavoir dit de tasseoir, fit Mme Jones. Elle reprit la fiche de Ben avant que jaie pu la lire jusquau bout, puis frona les sourcils. Il nest pas revenu ? Non, rpondis-je. Au mme instant, je me souvins que papa avait dit quelque chose propos de Louis, qui devait bientt accueillir chez lui un membre de sa famille. Il avait t dcid que papa, maman et moi irions les voir, et maman avait dit quelle apporterait un gteau la banane. Mais javais protest, car je ne voulais pas aller chez Louis, un vieux bonhomme du mme ge que Rene, qui avait toujours lair absent quand on lui parlait, comme sil avait prfr tre ailleurs. Quand Rene arriva, Mme Jones lui demanda : Il y a du nouveau ? Rene fit non de la tte, puis me dit : Tu viens ? Une fois dans la voiture, Rene senquit : Comment sest passe ta journe ? On nous a demand de dessiner des pommes. Rene hocha la tte, exactement comme laurait fait papa.14

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Je la regardai un instant en silence, puis dis : Pourquoi est-ce que tu en veux tellement papa ? Il aurait pu faire une brillante carrire aprs luniversit, dit-elle lentement. Mais il est revenu ici. Et je lui en ai beaucoup voulu. Mais toi, tu es ici. Oui, moi je suis toujours l. Le chagrin dans sa voix tait aussi rel que la colre que javais entendue au cimetire. Je regardai par la fentre et vis la route qui menait ce qui avait t ma maison.

3ette nuit-l, je rvai que mes parents et moi tions en train de dner. Maman avait fait des tourtes au poulet dont la pte replie par-dessus les bords formait un bourrelet dor. Elle a dit : Jadore les carottes et a commenc les picorer une une dans lassiette de mon pre qui a souri. Hum, ai-je fait, un peu gne, mais fire malgr tout de leur complicit amoureuse. Car javais remarqu que mes parents saimaient plus que les autres parents. Jai fait un gteau au chocolat, a dit maman. Et je me suis leve pour le sortir du frigo. Il y avait une fissure sur le dessus. Quand je lai montre maman, elle a dit : Ce sont des choses qui arrivent. Cest la vie, a ajout papa. Maman a souri, puis ma dit : Avery, va chercher un couteau, tu veux ? La premire part sera pour toi. Je suis alle la cuisine et me suis approche du16

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bloc o taient rangs les couteaux avec le manche bien en vidence, et soudain, tout est devenu noir. Papa, il y a encore une panne de secteur ! jai cri en me baissant pour prendre une torche lectrique sous lvier. Les pannes dlectricit taient frquentes dans la fort et on savait quil fallait parfois attendre longtemps avant que le courant soit rtabli. Mais je nai pas trouv une seule lampe alors que nous en avions au moins trois. Mme le meuble sous lvier avait disparu. Ma main ttait le vide et, quand jai voulu prendre appui sur le plan de travail pour me relever, je nai rien trouv de solide quoi me raccrocher. Jai appel : Maman ? Puis : Papa ? Mais ils ne mont pas rpondu. Je nentendais plus aucun bruit et jtais dans le noir. Et soudain, je ntais plus la cuisine. Jtais dehors au milieu des arbres. Je les entendais frissonner comme sils confraient voix basse et je sentais lodeur rsineuse et vivifiante des pins et de la terre. Mais pourquoi tais-je dehors ? Comment tait-ce arriv ? Je me suis retourne pour rentrer, mais la maison avait disparu. Il ny avait plus rien. Jai cri : Papa ! Maman ! Mais un murmure peine audible est sorti de ma bouche.17

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Soudain, quelque chose sest faufil entre mes pieds. Jai essay de bouger, puis je me suis rendu compte que jtais prs de la maison. Je reconnaissais les arbres qui lentouraient, je connaissais chaque creux et chaque bosse de la fort que javais lhabitude de sillonner chaque jour. claire par la maison, jai commenc distinguer nouveau mon ombre et, au mme moment, jai senti quelque chose de poisseux sur ma main. Jai regard mes doigts et vu des traces de chocolat. Jai pens : Maman ne va pas tre contente quand elle saura que jai got au gteau sans sa permission. Et jai voulu rentrer pour voir maman et papa. Jai commenc marcher, mais un arbre qui se trouvait l ma attrape avec ses branches. Et au mme instant, jai senti quelque chose de chaud et humide sur mes pieds. Jai baiss les yeux et vu que jtais au milieu dun torrent. Un torrent dun rouge profond, couleur de sang, se dversait sur mes chaussures, me recouvrait les pieds jusquaux chevilles. Je me suis dit quil fallait que je retrouve tout prix mes parents et je me suis mise courir. Mais tout est redevenu sombre. Je ny voyais plus rien. Jai voulu crier pour les appeler, mais aucun son nest sorti de ma bouche. Ctait comme si la nuit mavait happe et transporte ailleurs, dans un ailleurs qui ntait pas celui de mes parents. Jai senti le contact rugueux de lcorce contre ma joue et ralis que jtais tombe terre. Je grelottais et maintenant il y avait du rouge partout, autour de moi, sur moi, et jallais voir, jallais voir18

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Une lueur argente, froide et tranchante, a fendu lair, une fois, deux fois, encore et encore. Je me suis rveille en hurlant. On, on tait en train de dner, dis-je Rene qui tait arrive en courant. Elle alluma, chassant au loin lobscurit. Je suis sortie chercher un couteau pour dcouper le gteau, et dun seul coup je me suis retrouve dehors, et papa et maman ntaient plus l. Il ny avait plus personne et il y avait du sang Avery, Avery, rpta Rene en me prenant les mains et en les serrant trs fort dans les siennes. Je me suis arrte de parler. Jattendais quelle me dise quelle allait appeler Ron pour lui raconter tout a. Parce que ctait important. Mais elle na rien fait de plus que me contempler de ses grands yeux tristes. Je me suis souvenue de quelque chose, dis-je dune voix lgrement panique. On tait en train de manger du gteau, euh, non, on allait en manger, et moi je suis alle la cuisine pour chercher un couteau et tout dun coup plus rien, et eux Avery, dit encore Rene qui stait leve en tenant toujours mes mains dans les siennes. Je me levai, moi aussi, tremblante de la tte aux pieds, et je vis mon reflet dans le miroir de la coiffeuse. Mes cheveux avaient chang. Ils taient toujours de la mme longueur ils marrivaient un peu en dessous des paules et auburn comme ceux de ma mre. Mais il y avait une mche rouge, juste sur le devant, comme une virgule qui descendait jusqu ma bouche.19

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Ce ntait pas un rouge festif et brillant, mais un rouge sombre. Bruntre. Un rouge sang. Je bredouillai-je en regardant mon reflet dans la glace. Je vis que Rene faisait de mme. Tu as fait un cauchemar, dit-elle. Un mauvais rve. Mais sa voix tremblait, car nous savions, elle et moi, que ce ntait pas un rve. Nous savions que quelque chose stait pass. Mais quoi ? Je me souvenais que jtais en train de dner avec mes parents. Je pouvais encore sentir lodeur de la tourte au poulet et voir sourire papa et maman. Je revoyais la fissure sur le gteau au chocolat. Mais qutait-il arriv ensuite ? Pourquoi mtais-je retrouve dehors ? Je me rappelai la courbe gracieuse de la lueur argente sabattant sans bruit, rapide et brutale. Et je sus que ctait elle qui avait emport mes parents. Ctait la mort. Jai vu quelque chose comme un reflet argent, quelque chose dtrange, et je crois que cest a qui les a tus. Mais pourquoi ?... Je tremblais si fort que, si Rene ne mavait pas soutenue, je naurais pas pu tenir sur mes jambes. Elle ma oblige tourner le dos au miroir. Allons, allons, chhhh, dit-elle, puis elle ma emmene la cuisine. Elle ma donn un verre de lait avec du sirop de fraise, comme quand jtais petite, lpoque o on se voyait encore.20

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Le sirop avait un got chimique, mais je lai bu parce que javais soif et a ma fait du bien. Tu devrais appeler Ron, dis-je quand jai eu fini mon verre. Non. Tu as fait un cauchemar, cest tout. Mais je me suis souvenue de quelque chose, insistai-je. On tait en train de dner et jai vu un clair argent, et puis du sang. Cest comme a quils sont morts, je le sais. La police sait dj que vous tiez en train de dner quand cest arriv, dit-elle en regardant la table de la cuisine. Sil y a autre chose qui te revient, ma chrie, nous appellerons Ron, promis. Tu penses que la chose argente et tout le reste, ce ntait quun rve ? Tu crois que Je nai pas termin ma phrase. Je pensais au torrent chaud et gluant sur mes chaussures. Je savais que ctait vraiment arriv mme si personne ne me croyait. Et je voulais savoir comment mes parents avaient t tus. Plus rien ne serait jamais comme avant. Ce soir-l, je ne russis pas me rendormir. Et Rene non plus. On est restes assises ensemble la table de la cuisine et on a regard le soleil se lever travers la baie vitre qui donne sur les bois. Mes cheveux, dis-je en constatant que ce que javais vu dans le miroir ntait pas une illusion. Que sest-il pass pour quils changent de couleur comme a ? Jattendis que Rene dise quelque chose, mais elle garda longtemps le silence et, quand elle se dcida enfin parler, ce fut pour dire :21

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Je ne sais pas. Elle semblait agite et soudain elle ferma les yeux comme pour essayer de se remmorer quelque chose. Comme si elle avait des regrets. Voyant que je frissonnais et claquais des dents, elle se leva et sapprocha de moi. Tu es en scurit ici, dit-elle dune voix presque suppliante. On aurait dit quelle avait aussi peur que moi.

4aurais peut-tre mieux fait de rester la maison ce jour-l. Mais aprs le cauchemar tous ces souvenirs et langoisse dans la voix de Rene, jprouvais le besoin de mvader. Et faute de pouvoir le faire pour de bon, je dcidai de ne pas rester la maison. Comme je me rendais mon premier cours, je suis passe ct de Kirsta. Elle a vu mes cheveux et sest arrte net. Elle savait que je ntais pas du genre me faire des teintures, pour la bonne raison que je naurais mme pas su comment my prendre. Mais je ne mattendais pas ce quelle dise : Tu es maudite. Et elle la rpt, plus fort cette fois, et tous les autres nous ont regardes en carquillant des yeux apeurs, comme sils avaient cru ce quelle disait. Voyant quils taient tous suspendus ses lvres, son visage sest illumin. Mais le pire, cest que je la croyais, moi aussi. Je me sentais maudite.23

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Les choses que javais vues mavaient transforme. Mes parents taient morts et maintenant une mche de cheveux rouge sang me barrait le visage. Comme je la repoussais derrire mon oreille, jai revu lclair argent, froid et brutal. Il fallait que je sache ce qui avait tu mes parents, me laissant seule au monde, perdue et brise. Et stigmatise par-dessus le march. Je suis entre dans les toilettes et me suis regarde dans la glace au-dessus du lavabo. Des filles sont entres. Elles mont dvisage, puis ont tourn les talons. Maudite. Malgr cela, jai tenu bon jusqu lheure du cours darts plastiques. En entrant dans la salle, jai aperu le garon de la veille. Ben. Il tait debout devant le chevalet qui se trouvait ct du mien. Nayant pas pris part aux conversations, je navais pas entendu la moindre remarque son sujet, mais je voyais bien comment les filles le regardaient. Il portait toujours ses chaussures de daim laces autour des chevilles, ce qui, sur nimporte qui, aurait eu lair ridicule et tape--lil. Il tait en train de regarder la feuille blanche pose sur son chevalet, mais sest retourn quand il ma vue approcher et jai remarqu quil serrait les poings. Ainsi donc, il avait entendu parler de moi. Il sest raidi quand je suis passe ct de lui, et jai su quil tait au courant et quil pensait comme tous les autres que jtais la fille dont les parents avaient t assassins, la fille qui ne se souvenait de rien alors mme quon lavait retrouve ct des corps. Jtais la fille aux cheveux couleur de sang.24

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Il sapprtait migrer lautre bout de la salle pour aller sinstaller aussi loin que possible de moi, quand la prof a dit : Cest bon. Allez-y. Il sest fig et a commenc dessiner, comme tous les autres. Et soudain il sest arrt et ma regarde avec insistance, comme sil ne pouvait pas sen empcher. Comme sil avait besoin de me regarder. Puis il a dtourn les yeux, la bouche pince en une ligne troite. Tu les aimais, dit-il voix basse. Sa voix tait douce et triste, mais trangement mlodieuse. Oui, rpondis-je, comprenant dinstinct quil se rfrait mes parents. Jtais surprise quil mait adress la parole, et plus encore par la douceur de sa voix. Tes cheveux Quand mes parents sont morts, les cheveux de mon grand-oncle sont devenus tout blancs du jour au lendemain. cause du chagrin. Je sais ce que cest de perdre tout ce quon a de plus cher au monde, de perdre sa vie. Je ne voulais pas toucher mes cheveux, surtout pas attirer lattention sur ma mche, mais, comme un fait exprs, elle sest libre et est retombe devant ma figure, comme une virgule rouge sang ponctuant le coin de ma bouche. Je lai tire en arrire et passe promptement derrire mon oreille, mais Ben la regardait. Puis il ma regarde et jai vu sa bouche sentrouvrir tandis que ses yeux scarquillaient lgrement. Une lueur argente.25

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Tes yeux, murmurai-je. Il sest raidi, et au mme instant jai entendu un rire, puis une voix qui disait : Ben, tu veux venir de ce ct ? Il fallait que je men aille. Ses yeux taient couleur argent. Saisissant mes affaires, je les ai fourres plemle dans ma sacoche. Mais lorsquil ma dvisage nouveau, jai brusquement ralis que ses prunelles ntaient pas argentes, mais marron. Jai fil malgr tout jusquau bureau de Mme Jones o jai attendu que Rene vienne me chercher. Javais limpression de devenir folle et ne cessais de me demander pourquoi Ben mavait adress la parole et pourquoi je mtais trompe sur la couleur de ses yeux.

5ai dcid de construire une vranda, me dit Rene tandis que nous rentrions la maison. La rue principale de Woodlake avait un air pimpant de carte postale avec son poste de police plac juste ct du seul et unique arbre qui restait de lpoque o les premiers colons taient venus sinstaller ici. Chaque anne, papa lui consacrait un article, loccasion de lanniversaire de Woodlake. Ce jour-l, les commerants de la ville organisaient une braderie et la municipalit conviait tous ses administrs un pique-nique gant. Je repensai au pique-nique de lanne dernire et mon pre qui stait raidi dun seul coup lorsquil avait aperu Rene. Mais Rene, faisant mine de rien, avait poursuivi la conversation dans laquelle elle tait engage. Non, je ne crois pas que nous verrons les Thantos cette anne. Ils ne viennent jamais. Louis ? Je ne crois pas non plus. a nest pas son genre. Tu pourrais au moins lui dire bonjour, avait murmur maman papa. Elle ne vivra pas ternellement, John. Et tu sais bien quau fond tu laimes beaucoup.

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Jen ai assez de ne pas tre comme elle voudrait que je sois, avait rpondu papa. Puis il stait approch dun groupe denfants qui samusaient arracher lcorce de larbre vnrable. Je lai vu lever les mains en lair et leur expliquer quil fallait beaucoup de temps un arbre pour atteindre cette taille, quici, jadis, il ny avait rien dautre que des arbres et quil fallait les respecter parce quils taient trs utiles et trs beaux. Salut, les trangres, avait lanc Rene. Et un sourire forc stait peint sur la figure de maman. Bonjour, Rene. Vous avez amen quoi pour le pique-nique ? Une tarte aux pommes. Coucou, Avery. Coucou, Rene. Excuse-moi, mais il faut que jaille poser cette salade de pommes de terre sur le buffet. Je mtais dfile lchement, car jtais mal laise en sa prsence Pourtant, quand jtais petite, jadorais ma grandmre et sa maison qui tait une vraie maison, avec un rez-de-chausse et un tage, et non pas une bicoque bizarrode comme celle que papa avait construite luimme, en ajoutant des pices ici et l, quand nous avions besoin de davantage despace. Chez Rene, tous les murs taient identiques et blancs. Alors que chez nous, ils taient tous diffrents. Mme dans ma chambre. Il y en avait un fait avec du bois rcupr sur un chantier, un autre provenant dun mobile home achet une vente aux enchres et le troisime tait une immense fentre en verre qui donnait sur la fort et travers laquelle le soleil levant28

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dardait plein et mempchait de dormir. la place du quatrime mur, il y avait une ouverture qui donnait directement sur la dpense que papa avait construite pour que maman puisse y entreposer ses bocaux. Si bien que je dormais ct des conserves de tomates, de petits pois et de fruits des bois. Celles que maman prparait pour nous dun ct, et celles quelle destinait la vente de lautre. Chez Rene, a ntait pas comme a, et quand jallais la voir, on mangeait de la pizza achete chez Bessie, lunique restaurant du bourg. La seule fois o jai eu le droit de rester dormir chez elle, jai pris une douche. Et ctait comme de me retrouver dans locan, asperge par une vague immense. Jadore ta douche, grand-mre, lui avais-je dit le lendemain matin, pendant quelle prparait les pancakes pour le petit-djeuner. Cest comme tre dans la mer. La mer ? Quand je lui avais expliqu que chez mes parents la douche ntait quun mince filet deau chauffe par des panneaux solaires, elle stait scrie : Un filet deau ? Cest ton pre tout crach. Rsultat, quand papa tait revenu me chercher, ils avaient eu une violente dispute. Elle ne manque de rien, avait dit papa. Nous avons une salle de bain et nous avons une douche. Simplement, nous ne gaspillons pas leau comme tu le fais. Je nai jamais dit quelle manquait de quoi que ce soit, mais je pense quun peu de normalit ne lui ferait pas de mal, John. Tout le monde ne vit pas au fond des bois, coup de29

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De quoi ? Du reste de la civilisation, avait lch grandmre. Je sais que la fort est belle et je comprends que Non, tu ne comprends pas ! avait cri papa, et grand-mre stait mordu la lvre comme si elle allait se mettre pleurer, puis stait crie : Avery, mon cur ! Viens donc embrasser ta mamie avant de partir. Aprs cela, nous continumes de nous voir, mais chaque fois quon dnait tous ensemble, ctaient des prises de bec nen plus finir entre papa et Rene. Si bien que papa dcida de couper les ponts une fois pour toutes. Javais dix ans lpoque, et Ron tait dj shrif. Un soir, il se prsenta la maison pour discuter avec papa. Ils sortirent pour parler et je les piais par la fentre de ma chambre tout en essayant de rsoudre mes fractions. Mon pre hochait la tte comme sil acquiesait quand Ron lui parlait, mais je voyais bien quils ntaient pas daccord. Pour finir, il dit quelque chose qui fit sourire Ron. Mais lorsque Ron lui tendit la main, papa refusa de la serrer et tourna les talons. Plus tard, ce soir-l, lheure o jtais cense dormir, je lentendis qui disait : Ma mre a appel Ron pour lui dire quelle prfrerait que jaille habiter en ville. Du coup, il est venu jusquici pour mannoncer quil allait en toucher un mot son ami Steve, au cas o il serait intress par le rachat de la maison et du terrain. Je narrive pas croire quelle ait pu faire une chose pareille ! John, dit maman. Elle a peut-tre parl Ron,30

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mais on ne sait pas ce quelle lui a dit exactement. Quant Steve, tu sais comme il peut tre sans-gne. Non, ce nest pas une manigance de Ron ou de Steve Browning. Cest ma mre. Elle na jamais aim mon pre. Elle la pous uniquement cause de moi, avoua papa. Et quand ils sont revenus vivre ici Il nalla pas au bout de sa pense et, aprs un moment, il ajouta : Ils ntaient pas heureux. Et maintenant, elle refuse de maccepter tel que je suis. John, rpta ma mre, tout doucement cette fois Aprs cela, les rares fois o je voyais ma grandmre, cest quand je la croisais en ville, et je ne lappelais plus grand-mre, mais Rene. H ! ho ! Je suis ta grand-mre, me reprit-elle la premire fois que je lappelai par son prnom. Mais, bien quintimide, je secouai la tte avec vhmence, et elle ninsista pas. Les annes passant, je cessai de penser elle, mme sil marrivait parfois de me demander comment elle allait. Je pris lhabitude de ne rien lui dire de plus que bonjour, ou de regarder sa maison de loin, quand nous passions devant en voiture. Et puis arriva la nuit o mes parents Et maintenant, je me retrouvais devoir vivre chez Rene, ma grand-mre devenue une parfaite trangre. Eh bien, que dirais-tu dune vranda laquelle on pourrait accder par la porte coulissante de la cuisine ? me demandait Rene prsent. Jai dessin les plans et command le bois. Qui va la construire ? Moi.31

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Toi ? Oui, dit-elle dune voix triste. Je sais faire beaucoup de choses, Avery. Nous sommes passes devant la route de la fort. Celle qui menait chez nous et que je connaissais comme ma poche. Elle tait dserte comme toujours les seules voitures qui lempruntaient taient celles de papa ou de maman, et trs rarement celle de Louis. Mais dans le soleil, japerus quelquun qui marchait. En reconnaissant Ben, je faillis lever la main pour lui faire signe, puis me ravisai juste temps. De l o il tait, il ne pouvait pas voir que ctait moi. Et pourtant, il regardait la voiture comme sil avait devin que jtais lintrieur. Comme sil mavait reconnue. Ds que Ron me donnera le feu vert, dit Rene, je temmnerai l-bas. Je me demandai pourquoi elle ntait jamais venue chez nous. Pourquoi elle nallait jamais dans les bois, mme quand papa et elle ntaient pas encore fchs. Jallais lui poser la question quand japerus ma mche de cheveux dans le rtroviseur. Elle brillait dun rouge profond et sanglant. Je la saisis et la passai derrire mon oreille, mais, une fois chez Rene, je montai directement dans la chambre bleue et la coupai sans mme la regarder. Ctait comme si elle navait jamais exist.

6e soir-l, aprs dner, Rene me montra les plans de la vranda quelle avait dessins. Je ne savais pas que tu aimais ce point la fort, lui dis-je. La vranda donne directement sur les arbres, dans les bois. Quest-ce que tu crois ? dit-elle en souriant tristement. Et je me mis penser toutes les annes passes sans nous parler. Toutes les annes o, lorsque nous nous voyions, je mettais un point dhonneur la traiter avec indiffrence. Mais maintenant que papa et maman ntaient plus mes cts, je ne pouvais plus me voiler la face, je me rendais compte que je lavais blesse. Je taiderai, si tu veux, lui dis-je. Rene me sourit, et son sourire ressemblait tellement celui de papa que je sentis les larmes me monter aux yeux. Je battis vigoureusement des paupires et me penchai nouveau sur les plans. Jessayai de mimaginer dans la vranda en me disant que ma maison tait ici dsormais.33

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Cette vie, ici, chez Rene, tait la mienne prsent. Ce que je ressentais ntait pas vraiment du chagrin. Ce ntait mme pas un manque. Ce que je ressentais, ctait un vide intrieur immense. Je dclarai que jtais fatigue, puis montai me coucher. Mais une fois dans la chambre damis, je restai allonge, seule, avec les yeux grands ouverts dans le noir. Avery, sors maintenant. Je me redressai dun bond, abasourdie, en entendant la voix de ma mre. Jtais juste la lisire du sommeil, mais pas encore compltement endormie. Je fermai les yeux et pensai maman. cette nuit et au trou obscur qui avait remplac ma mmoire. Mais je nentendis rien, ne me rappelai rien. Dpite, je roulai sur le ct, puis me levai et allai ouvrir la fentre pour couter les bruits de la nuit qui mtaient si familiers. Le hurlement lointain dun loup me parvint. Ctait un cri que jentendais souvent chez nous parfois avec une telle acuit quil me tirait du sommeil et me donnait la chair de poule quand je voyais briller la pleine lune travers les rideaux, comme si la plainte du loup avait eu le pouvoir de la faire briller avec le mme clat que le soleil. Le loup un loup solitaire recommena hurler, poussant un long cri triste et suave. Je regardai nouveau la lune, dont le disque argent tait rduit un mince croissant. Jessayai de repenser la nuit terrible en me faufilant dans le trou noir de ma mmoire. Puis je me mis penser la fort notre fort, mme si je navais plus le droit dy aller, plus le droit de rentrer chez moi.34

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Le cri du loup retentit nouveau, long et lugubre. Je me levai, enfilai mes affaires, puis descendis et sortis dans la nuit. Le froid humide de la rose transperait mes chaussures. Dans les parties du jardin qui ntaient pas claires, les toiles brillaient presque autant que chez nous. Sans hsiter, je me dirigeai vers la masse sombre des arbres. L o je voulais tre.

7es bois formaient un dais pais qui masquait la lumire. Mais ce ntait pas un problme, car je savais morienter. Je connaissais la fort. Je me laissai tomber au pied dun arbre et contemplai le ciel cribl dtoiles qui brillaient comme des diamants sur lcrin lumineux de la Voie lacte. Quand jtais petite, javais peur du ciel. Javais peur quil maspire et memporte tout l-haut parmi les astres, loin de mes parents et de notre maison dans les bois. Mais plus maintenant. Au contraire, javais envie dtre absorbe par les toiles. Dtre happe par le ciel, l o je pourrais revoir papa et maman. Je transportai mon regard vers la masse obscure des arbres et dressai mentalement la carte de la fort. Jaurais pu facilement et en un rien de temps retourner la maison. Retrouver ma maison, ma chambre. Sauf quil ny aurait personne et Je fermai les yeux, surprise par lodeur de sang. Je revis lclair argent, vif et mystrieux.36

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Le loup hurla nouveau. Il stait rapproch. Je frissonnai. Les habitants de Woodlake racontaient que les premiers colons venus sinstaller ici avaient conclu un pacte avec les loups et leur avaient donn des fiances humaines en guise de tribut. Naturellement, ce ntait pas des loups ordinaires, mais plutt des cratures mi-hommes, mi-btes. On leur attribuait certains crimes qui avaient t commis lpoque o ctait larrire-arriregrand-pre de Ron qui occupait le poste de shrif. Woodlake, on ne ratait jamais une occasion de btir une lgende. Mais, comme disait papa, la ralit des faits tait souvent beaucoup moins glorieuse. Soudain, un bruissement comme un bruit de pas me tira de ma rverie. Jtais tellement surprise quau lieu de me lever et de me mettre courir, je me figeai sur place. Jamais personne ne venait dans cette partie de la fort la nuit. Quand il nous arrivait de sortir dans les bois, le soir, mes parents et moi, on ne croisait jamais personne, pas mme les Thantos. Si bien que je restai l o jtais, mattendant voir dbouler un lapin ou un chevreuil. Mais ce fut Ben Dusic qui parut. Sa peau luisait dun clat laiteux tandis quil se frayait un chemin parmi les branches. Il tait encore plus beau dans le clair de lune qu la lumire du jour, si tant est quune telle chose ft possible. Jtais l, affale au pied dun arbre, dans mon vieux t-shirt, mon pantalon de jogging et mes baskets cules. Je ne voulais pas quil me voie, mais je restai cloue sur place, fascine non pas par sa beaut37

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physique, mais par le fait quil semblait connatre les bois comme sa poche. Il suffisait de voir laisance avec laquelle il naviguait entre les branches. Tout coup, il simmobilisa et tourna la tte dans ma direction. Heureusement, il faisait sombre. La lune ntait pas pleine et mes cheveux ne luisaient pas. Jtais tapie sous un arbre, labri des frondaisons. Il ne pouvait pas me voir. Et pourtant

8very. Ce ntait pas une question. En un clin dil, il fut mes cts. Quest-ce que tu fais l ? Jhabite prs dici, rpondis-je, et en disant cela, je sentis les larmes me monter aux yeux. Tu nas pas lair dans ton assiette, dit-il. Quest-ce que tu as ? Il sefforait de parler avec douceur, mais lexpression de son visage trahissait de la colre mle danxit. Rien, dis-je, ne voulant pas mapitoyer sur mon sort. Mais il insista. a ne va pas. Il sest pass quelque chose ? Tu veux dire part le meurtre de mes parents ? Il bascula sur ses talons comme si je lavais gifl et secoua la tte. Louis ma parl deux, murmura-t-il au bout dun moment. Il ma dit que ctait des gens bien qui aimaient les bois comme personne. Il a t trs triste dapprendre ce quil leur est arriv.39

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Il fit une pause. Il est encore triste. Et, et moi aussi. Alors, cest vrai que tu habites chez Louis ? Je songeai au vieux monsieur taciturne qui vivait une courte distance de chez mes parents, un homme avec qui je navais jamais chang gure plus dun mot ou deux. Je ntais mme pas certaine quil connaissait les Thantos, lautre famille qui habitait au cur de la fort.Daprs papa, Louis tait un homme qui avait perdu tout ce quil aimait et stait rfugi dans les bois pour oublier. Maman tait du mme avis, et quand il lui arrivait de le croiser elle ne manquait jamais de linviter dner la maison. Mais il nest jamais venu. Ce que je trouvais fascinant chez lui, ce ntait pas son physique, qui navait rien dexceptionnel il avait juste lair vieux et triste , mais sa faon bien lui, polie mais ferme, de dcourager toute tentative de conversation. Oui, acquiesa Ben. Je, enfin, on commence seulement faire connaissance, lui et moi. Ce nest pas facile de vivre avec un parent quon ne connat pas vraiment. Ben hocha la tte et je vis quil me regardait comme sil y avait eu quelque chose en moi qui attirait son regard. Jamais personne ne mavait regarde comme cela. Tu as lair de bien connatre la fort, dis-je pour essayer de dissimuler mon embarras. Ben cligna des paupires et dtourna les yeux. Il serra les poings, puis les desserra. Oui, dit-il, puis il se leva et se recula. Cette fort est extraordinaire. Et toi, tu as, tu as fait quelque chose tes cheveux. Comment le sais-tu ? demandai-je. Il fait si noir,40

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je naurais jamais cru que tu remarquerais que je les ai coups. Eh bien, si, jai vu. Mais dis-moi : pourquoi es-tu venue ici seule en pleine nuit ? Parce que jai entendu un loup et que Tu as entendu un loup ? Comment est-ce possible alors que tu habites en ville ? Parce que mon oreille est habitue les entendre, jimagine. Je vis, enfin, je ne vivais pas loin de chez ton oncle, l o les bois sont pais, sans tout ce Je fis un geste en direction du bourg et de la maison de Rene. Bon, dit Ben. Il faut que jy aille. OK, dis-je en madossant nouveau mon arbre pour le regarder partir. Mais il ne bougea pas. a va aller ? lui demandai-je en voyant quil restait plant l sans bouger. Il me regarda nouveau de son regard brlant et vitreux. Non. Tu veux que Je peux aller chercher Rene pour lui demander de te raccompagner. Mais peine avais-je prononc ces mots que je sus quil allait refuser. Tu ne te souviens plus de ce qui est arriv tes parents, mais tu voudrais ten souvenir, nest-ce pas ? Je ne savais pas comment il avait devin, mais il avait lair tellement sr de lui que jai senti nouveau les larmes me monter aux yeux. Jenlaai mes genoux avec mes bras et murmurai : Oui. Il saccroupit prs de moi. Il exhalait une odeur de fort, de nuit, de terreau et dobscurit qui me fit frissonner.41

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Moi aussi, jai perdu mes parents, dit-il, et je pense quon porte toujours en soi les gens quon a aims. Tu voudrais savoir ce qui est arriv et je te comprends. Tu me comprends ? mtonnai-je. Oui. Je suis au courant de ce qui sest pass. Quil ft au courant tait une vidence Mais malgr cela, je ntais pas convaincue. Au fond de moi, je savais quil avait senti ma prsence dans les bois. Cest parce quil avait senti ma dtresse quil tait venu jusqu moi. Inutile de te faire du mouron pour moi, murmurai-je. Je baissai les yeux et vis que les bords de ses mocassins de daim taient couverts de terre. Jaimerais, commena-t-il. Je vais rentrer chez moi et toi, tu vas rentrer chez ta grand-mre, daccord ? Ce ntait pas une question, mais un ordre, et lespace dun trs court instant je faillis rpondre oui et me lever pour rentrer chez Rene. Puis je me souvins quon ntait plus au Moyen ge et que je pouvais faire ce que bon me semblait. Il ne me restait personne au monde part Rene et, si javais quitt sa maison, cest parce que je my sentais terriblement seule et que javais envie de revenir ici, dans la fort. Je partirai quand je serai prte, dis-je. Il cligna des paupires et, entre ses cils bruns, je vis un clat argent scintiller dans ses yeux. Tu ne veux pas partir ? Pas tout de suite. Dans ce cas, jattendrai avec toi. Il avait dit cela sur un ton dtach, comme sil stait forc.42

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Cest inutile, rpondis-je sur le mme ton poli. Mais il se rassit et resta ct de moi sans bouger, les yeux tourns vers la fort. Je ne dis pas cela pour tobliger rester, linformai-je, confuse, au bout dun petit moment. Si je reste, cest parce que jen ai envie. Mais je voyais bien quil ntait pas sincre. Il avait lair inquiet, et je frquentais le lyce depuis suffisamment longtemps pour savoir quun garon qui en pinait pour une fille ne lui parlait pas sur ce ton, mais sa voix tait pleine dmotion et il continuait de me regarder. Pourquoi ? dis-je dune voix trangle (car, part Rene, personne navait envie de mapprocher). Avery. Il se tenait si prs prsent que je pouvais sentir son haleine sur ma bouche. Ses lvres taient crispes. Un muscle tressauta dans sa joue et je pris peur. Il se passait dans mon cur des choses que je ne comprenais pas. Je rentre, annonai-je en me levant et en me disant que jtais en train de rver et que jallais me rveiller dans la chambre bleue chez Rene. Les garons comme Ben ne sintressaient pas aux filles comme moi. Il faut tre prudente quand tu viens dans la fort, dit-il. Puis il disparut dans les bois. Cette fois, jtais sre que je ne rvais pas. Car, dans un rve, il maurait embrasse.

9e lendemain, mon grand soulagement, jappris que le lyce tait ferm pour cause de runion de lquipe pdagogique. Au rveil, en voyant des traces de terre sur mon pantalon de jogging, je compris que je navais pas rv la veille au soir. Ben mavait parl et mavait regarde comme si, comme sil en pinait pour moi, alors que jusque-l il mavait plutt donn limpression quil cherchait me fuir. Je me souvenais mme quil mavait dit de faire attention quand jtais dans les bois. Mais pourquoi ? Ntant arriv que tout rcemment Woodlake, il ne pouvait pas connatre la fort aussi bien que moi. Et pourtant, il avait lair si sr de lui. Aprs le petit-djeuner, Rene et moi nous rendmes au magasin de bricolage. En rentrant la maison midi, nous trouvmes les livreurs en train de dcharger le matriel que nous avions command le matin mme. Ils nous ont regardes bizarrement, comme sils se demandaient ce quune grand-mre et une gamine comptaient faire de tout ce bois.44

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Tu as bien dormi hier soir ? me demanda Rene lorsque les livreurs furent remonts dans leur camion. Je Oui, bien sr. Je tai entendue te lever. Si tu as besoin de parler, je suis l. Je sais bien que a fait des annes quon na Mais sa phrase resta inacheve, car une voiture de sport rouge ptard venait de sengager dans lalle privative. Bonjour, Steve, dit Rene. Je me suis laiss dire que vous faisiez des travaux dans la maison ! lana Steve en sortant de sa voiture. Sans blague ? rtorqua Rene. Steve sourit. Le soleil faisait miroiter le badge Steve Browning, Agent immobilier pingl sur sa poitrine. Il me salua, puis se tourna vers Rene : On peut parler ? Bien sr, fit Rene. Je vais construire une vranda et je nai pas lintention de dmnager. Tu comprends ? Il rit. Une vranda ? Excellente ide. Mais je suis venu pour autre chose. Est-ce que je peux vous parler en priv ? Oui. Avery, tu veux bien aller chercher un verre deau pour Steve ? Non. dix-sept ans, il tait hors de question que je me laisse traiter comme un bb. Je savais que Steve tait marchand de biens, quil avait cr les nouveaux lotissements quon voyait fleurir un peu partout autour du bourg et quil tait ici pour parler de la maison de mes parents. Jaimerais mieux rester si vous avez lintention de parler de mes parents ou de leur terrain, dis-je.45

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Je suis venu parce que jai crois Ron qui ma dit que lenqute pitinait. Jen suis dsol. Il mit ses mains dans ses poches et me regarda droit dans les yeux, puis ajouta dune voix pleine de gentillesse : Avery, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Ron ma dit quil misait beaucoup sur toi, il ma dit que, si tu pouvais te souvenir, y compris de dtails insignifiants La lueur argente... Les yeux de Ben taient argents. Je sentis un frisson me parcourir la colonne vertbrale. Javais rencontr Ben dans le bois hier. Il mavait dit de me mfier. Mais Ben ne connaissait mme pas mes parents. Tout ce quil savait de moi, il lavait appris par les autres, au lyce. Et puis la lueur argente que javais vue la nuit o mes parents taient morts ntait pas Pas humaine. Ctait une chose trange, rapide, brutale. Une chose malfaisante. Avery, rpta Steve. Rene et lui se tenaient juste ct de moi et me regardaient avec un drle dair. Tu ne te sens pas bien ? me demanda Rene en me passant un bras autour des paules. La dernire personne qui mavait prise dans ses bras tait ma mre. Ctait juste avant le dner. Elle mavait attire contre elle en disant : Tu nas pas oubli que cest ton tour de mettre la table ?46

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Puis elle avait dpos un baiser sur ma tte. Je mtais recule en ronchonnant. Je navais pas envie de mettre la table et je navais que faire de ses clins. Car je pensais que je pourrais en avoir autant que jen voulais. Ils me manquent, dis-je. Ils me manquent et je ne comprends pas pourquoi quelquun a voulu les tuer. Jaimerais bien me souvenir, mais je ne peux pas Ma voix sest casse et Rene a resserr son treinte. Je suis dsol de navoir pas de bonnes nouvelles tapporter, annona Steve. Et je sais que Ron est dsol, lui aussi. Mais il pense que mme le plus petit indice pourrait nous mettre sur la voie. Avery, tu te souviens de lendroit o on a trouv des champignons, hier ? Tu vas y retourner pour en cueillir. Je vais faire une omelette demain matin. Maintenant ? Mais il commence faire nuit et on na mme pas encore mang le gteau Tu as dj got au gteau, ma chrie. Je le vois ta main. Tu en auras encore, mais tu vas dabord chercher les champignons. Daccord ? Tu ne te sens pas bien ? Avery, vas-y, sil te plat. Cest bon, jy vais. Elle ma envoye aux champignons, murmurai-je. Rene sest raidie imperceptiblement. Et Steve a carquill les yeux et fait un pas en arrire. Des champignons ? Pour faire une omelette. Ctait juste aprs dner, il commenait faire nuit, mais je nai pas pris de torche lectrique parce que je connaissais le chemin. Et ensuite ?47

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Steve, intervint Rene. Mais il lignora et rpta : Et ensuite, Avery ? Jessayai de me remmorer la scne. Moi, sortant de la maison, laissant maman et papa derrire moi. En vain. Je ne revoyais que maman me disant daller chercher des champignons. Et puis soudain, le sang. Le reflet argent. Jai rouvert les yeux. Je ne savais plus o jtais. Avery. Oh ! Avery, dit Rene dune voix si triste quelle me tira brusquement de mes penses. Et quand je demandai : O sont papa et maman ? , je vis son visage se crisper. Jai regard mes mains et me suis rappel les flocons de sang sch incrusts sous mes ongles et dans les petites peaux tout autour. Il y avait du sang, murmurai-je. Je me souviens davoir vu du sang et cest alors que jai compris compris. Allons, Avery, allons, dit Rene en essayant de mattirer contre elle dun geste maladroit et saccad. Jai song quelle navait rien de mieux moffrir et jai inspir profondment en pensant au parfum de ma mre. Maman sentait les baies sauvages, et papa, le bois et la sve. Mais Rene ne sentait rien de tout cela. Elle exhalait une odeur de caf et de shampoing o sinsinuait une lgre trace de bois de charpente. Mais a ne suffisait pas. Et je narrivais pas me souvenir, mme quand jessayais de faire le lien avec des lieux ou des odeurs. Jai ferm trs fort mes paupires pour mempcher de pleurer. Mais quelques larmes ont jailli malgr tout.48

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Tu es sre que tu ne te souviens de rien dautre ? demanda encore Steve. Depuis quand faites-vous partie de la police ? rpliqua schement Rene. Euh, dsol, dit Steve en se raclant la gorge. On est tous tellement bouleverss par cette histoire quon espre quun jour Avery va se souvenir de quelque chose qui pourra nous permettre dlucider le drame et de tourner enfin la page. Je me reculai en secouant la tte. Je ne vois que du noir, dis-je Steve. Je ne me souviens pas de la premire personne qui ma trouve, ni mme du moment o Ron est arriv. Je le sais parce que Rene me la dit, mais je ne me souviens de rien. Je me rappelle seulement le moment o on est monts dans sa voiture et que jai vu Je nachevai pas ma phrase. Ils pouvaient esprer longtemps. Car je ntais bonne rien. Quelquun avait tu mes parents, les avait dpecs pendant que jtais partie cueillir des champignons et Je me figeai brusquement. Les champignons. Ctait un dtail auquel je navais pas song avant. La police les a retrouvs ? demandai-je. Steve cligna des paupires. Tes parents ? Avery, tu sais bien que oui. Tu tais lenterrement et Non. Les champignons. Ron vous a dit quil avait retrouv quelque chose autour des corps de mes parents ? Ou prs de moi ? Oh ! Non, pas ma connaissance, rpondit Steve dune voix trs douce.49

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Mais je... En ralit, je ne me souvenais pas davoir ramass des champignons. Je me souvenais simplement que maman mavait dit daller en chercher. Je ne me revoyais mme pas quittant la maison. Et pourtant, jtais forcment sortie. Mais qutait-il advenu des champignons ? Les avais-je cueillis, oui ou non ? Et si ctait le cas, que mtait-il arriv ensuite ? Je ne serais pas contre un verre deau, fit Steve. Sa voix tait si gentille que jai compris quil ne croyait pas un mot de ce que javais racont. Il tait persuad que ma mmoire tait compltement oblitre. Mais javais vu des choses. La courbe gracieuse et inhumaine dune lueur argente. Une lueur argente et une gerbe de sang. Jouvris la bouche, puis la refermai, car je savais ce quil aurait pens si je lui avais parl de la chose argente. Et dailleurs, Steve ntait pas le genre de personne qui mes parents auraient aim que je parle. Ron et papa taient des amis denfance, et, sils ne partageaient pas les mmes opinions, il y avait une chose sur laquelle ils taient daccord : tout ce quon racontait sur la fort ntait que des lgendes. Alors que Steve, lui, ne cessait de rpter quon ntait jamais en scurit dans les bois et que les lotissements, ctait lavenir de Woodlake. Si papa tolrait la prsence de Steve, ctait uniquement cause de Ron. Les loups sont des loups , mavait dit mon pre lanne dernire quand je lui avais racont lhistoire qui circulait au lyce.50

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Kirsta mavait racont que les premiers colons de Woodlake avaient survcu uniquement parce quils avaient envoy deux filles dans les bois o vivaient des cratures mi-hommes, mi-loups. Des cratures mi-hommes, mi-loups, et pourquoi pas mi-hamsters pendant quon y est ? avait rtorqu papa. Cette histoire remonte lpoque o la population des loups avait doubl en lespace de quelques annes. Les gens avaient peur parce quil y en avait parfois qui saventuraient jusquen ville. Dans les archives du journal, il y a une photo o lon voit un loup dans la rue principale. Je te lamnerai pour que tu la voies. Je laissai Steve et Rene et allai chercher un verre deau la cuisine. Les verres de Rene taient en verre blanc transparent. Alors que chez nous, il ny avait pas deux verres de la mme forme ou de la mme couleur. Mes parents les rcupraient dans les vide-greniers et parfois mme dans les bois. Papa dtestait les gens qui laissaient traner nimporte quoi dans la fort encore plus que cette vieille histoire de loups , comme il lappelait. Comme promis, il mavait rapport la fameuse photo du journal. Ctait un vieux clich jauni qui seffritait aux coins. On y voyait un loup au beau milieu de la grandrue. Il navait pas lair effrayant du tout. Il stait probablement gar et retrouv par hasard dans le bourg. Nempche que les gens ont eu peur, et cest comme a que les histoires de loups ont commenc. Le loup a lair affol, remarquai-je. Et seul. Les loups ne sont pas des personnes, Avery,51

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mavait rpondu papa. Il tait surtout paum, mon avis. Jai regard nouveau la photo et song que le loup avait lair plus que paum. Il avait lair affol. Terrifi mme. Mais je ne lai pas dit papa. Soudain, en me souvenant de toutes les choses et de tous les instants que nous avions partags, je me suis sentie aime et forte. Puis je me suis rappel la voix de maman me disant daller ramasser les champignons et je me suis concentre de toutes mes forces pour essayer de visualiser la scne Rien du tout. Mais si, il fallait insister. Que stait-il pass ensuite ? Javais probablement enfil mes chaussures pour sortir puisque javais mes tennis aux pieds quand la police ma retrouve. Mais je ne me souvenais absolument pas de les avoir mises. Je soupirai, excde. Mon esprit sacharnait me jouer des tours. Lorsque je men revins avec le verre deau, Rene et Steve, lair maussade, taient debout ct de la voiture de Steve. Quand je mapprochai, jentendis Steve qui disait : Rene, je sais que vous ne supportiez pas lide que John puisse habiter dans les bois et maintenant, avec tout ce qui est arriv, je suppose que cest encore plus difficile. Alors, pourquoi ne pas vous dlester de ce fardeau. Je moccuperai de tout si Il me sourit et prit le verre que je lui tendais. Vous parlez srieusement ? dit Rene, la gorge52

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serre par lmotion. Je narrive pas croire que vous tes venu jusquici pour me dire a, Steve. John tait trs attach cet endroit. Mais pas vous, et aprs ce qui sest pass Vous parlez de notre maison ? dis-je en lui coupant la parole. La main de Steve qui tenait le verre deau sest abaisse. Il ne souriait plus. Je le savais ! Vous tes venu pour acheter notre maison ! Rene reprit le verre vide des mains de Steve et se tourna vers moi. Avery, tu veux bien aller trier les colis quon nous a livrs ce matin ? Cest ma maison, protestai-je. Avery, rtorqua schement Rene avant dajouter lintention de Steve : je pense que vous devriez partir, maintenant. Il hocha la tte. Prenez le temps dy rflchir, daccord ? Je pense que a vous aiderait toutes les deux tourner la page. Cest tout rflchi, dit Rene. Elle tourna les talons et commena se diriger vers la maison. Elle marchait vite, dun pas saccad et hargneux. Steve veut acheter ma maison ? lui criai-je en mlanant sa suite. O sont passs les plans de la vranda ? Rene ! Grand-mre. Tu mappelais grand-mre autrefois. Nous formions une famille. Mais maintenant, jai limpression dtre une trangre chaque fois que tu prononces mon nom.53

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Sil te plat, rponds-moi. Il veut acheter la maison et le terrain de ton pre, dit-elle lentement. La maison et le terrain ? La fort que papa aimait tant et le terrain sur lequel maman avait fait son jardin ? Tout a ? Je criais presque. Ce nest pas toi de dcider. Si, justement. Tu nas que dix-sept ans et je suis ta gardienne lgale ds lors que tu nas pas dautre famille. Toi Voyant que je me mettais trembler, Rene prit mes mains dans les siennes. Je te lai dj dit, Avery. Je nai pas lintention de vendre la maison ou le terrain. Mais elle te fait horreur, objectai-je. Elle tiqua. Elle ne me fait pas horreur. Moi aussi, jaime la fort, mme si je ne la connais pas aussi bien que ton pre. Je Elle laissa sa phrase en suspens, portant un instant son regard vers les arbres, puis dclara : Jai choisi de venir vivre ici avec ton grand-pre il y a trs longtemps, et cest ici que jai eu ton pre. Et jamais je ne le regretterai. Et quoi quil en soit, je ne vendrai jamais le terrain de ton pre. Il aimait la fort, Avery. Tu crois vraiment que a mest gal ? Je lai regarde. Ses yeux taient du mme bleu que ceux de papa, et javais dj vu la mme expression de tristesse dans le regard de mon pre quand il parlait de Rene, sa mre, quil croyait avoir perdue parce quelle ne laimait pas.54

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Tu laimais ? murmurai-je. Oh ! mais bien sr, Avery. Elle rentra dans la cuisine et referma la baie coulissante derrire elle. Jallai masseoir sur la pelouse, en plein soleil. Javais lesprit en bullition. Je venais de raliser quil y avait au moins une personne au monde qui comprenait combien je me sentais seule et abandonne. Et cette personne, ctait Rene. Ma grand-mre.

10u nas plus faim ? me demanda Rene au dner. Je fis non de la tte. Les champignons que Rene avait mis dans la salade taient spongieux et navaient aucun got. Rien voir avec ceux que maman menvoyait cueillir dans la fort pour agrmenter ses plats. Javais beau faire des efforts, je narrivais pas me sentir proche de Rene. La vie avec elle tait si diffrente davec papa et maman. Et puis je voyais bien quelle aussi se sentait perdue et dsempare. On sy met tout de suite ? dit-elle en repoussant son assiette. Je la regardai sans comprendre. La vranda, prcisa-t-elle. On na pas vraiment faim, toi et moi. Je regardai son assiette. Elle avait dcoup son escalope de poulet en morceaux minuscules et peine touch sa salade. Allons, viens, dit-elle. En disant cela, ses yeux Comment tait-il possible que je naie jamais remarqu combien ses

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yeux ressemblaient ceux de papa ? Ils avaient la mme expression confiante et pleine desprance. Javais toujours pens que papa navait rien hrit de Rene, mais je me trompais. Daccord, acquiesai-je en me levant de table. Nous sortmes par la baie vitre qui donnait sur la pelouse et, au-del, sur la fort. Jusque-l, javais toujours cru que, pour construire quelque chose, il suffisait de poser la structure mme le sol et de lassembler avec des clous et des vis. Mais, ma grande surprise, Rene me dit quil fallait creuser des trous. La vranda ne restera pas en place sil ny a rien pour la soutenir, mexpliqua-t-elle. Cest pourquoi il faut creuser des fondations, lintrieur desquelles on met des tais pour renforcer la structure en bois. Tiens, regarde les plans. Je les examinai, mais ne vis aucun trou. Rene me donna alors un drle doutil que je reconnus. Papa a, avait le mme, me repris-je. Et je le revis en train de dessiner les plans de la dernire pice de la maison, le jardin dhiver, puis arpentant le terrain en prenant soin de reprer les racines des arbres pour ne pas les abmer lorsquil creuserait la terre. Ma gorge se serra lorsque je ralisai que papa ne terminerait jamais le jardin dhiver et quil allait rester inachev, au bout de la maison : trois murs et pas de toit. Pas de peinture ni de papier peint. Pas de fentres aux endroits o maman voulait faire des ouvertures. Tu ne le tiens pas correctement, me dit Rene en sapprochant. Elle enserra mes mains et me montra comment manier la tarire.57

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Comme ceci. Elle inspira bruyamment. Ton pre aimait bien faire ce genre de choses. Cest lui qui ma aide installer la clture. La clture ? Mais tu nas pas de clture, objectai-je. Plus maintenant, dit-elle. Ctait la fois o jai voulu messayer au jardinage et donc tenir les lapins et autres rongeurs lcart. Jai demand ton pre de maider planter les piquets et crer le potager. Tout ce quil plantait prosprait, alors que moi, bref, il avait la main verte. En particulier avec les potirons. Il les engraissait avec Du lait, dis-je dune voix lgrement mue. Chaque anne, papa faisait pousser des potirons. Il reprait le plus gros, pratiquait une entaille dans la tige quil gorgeait ensuite de lait et pour finir le potiron devenait norme, tellement norme quon mangeait du pain et des tartes au potiron pendant des semaines. Je ny ai jamais cultiv grand-chose, mais jadorais mon potager, dit Rene. Jaimais lide de pouvoir faire pousser de la nourriture. a me faisait me sentir plus proche de la nature. Pousse un peu plus fort sur ta bche, Avery. Les trous doivent tre plus profonds. Je soufflais comme un buf. Je naurais jamais imagin que creuser la terre demandait autant defforts. Rene et moi nous remmes creuser ensemble et, au bout dun moment, un silence confortable sinstalla entre nous. Je la regardais travailler et vis quelle prenait soin de ne pas endommager les plantes ou les racines l o elle creusait. Papa et elle se ressemblaient vraiment. Je regrettais de ne men tre jamais rendu compte avant.58

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Comment se fait-il que tu habites toujours ici ? demandai-je. Que veux-tu dire ? Rene sessuya le front avec la main. Sa figure tait toute rouge et elle respirait bruyamment. Mine de rien, elle tait drlement costaude. On ma dit qu un moment tu as voulu quitter Woodlake pour partir trs loin, mais que finalement tu tais revenue. Pourquoi ? Cest comme a, dit-elle, puis elle se remit piocher en pinant les lvres. Comme je la regardais, elle sarrta de creuser et me dit : Je suis revenue parce que jai compris que ctait ici que javais envie de vivre. Je lai souvent dit ton pre, mme si je rvais pour lui dune autre vie, moins trique que la mienne. En somme, papa voulait tre comme toi ? Ce nest pas si mal. Je ne comprends pas pourquoi toi et lui Il aurait pu devenir quelquun, dit-elle avec humeur. Il aurait pu faire carrire, mais il a prfr rester ici et travailler pour cette minable feuille de chou. Et moi, pendant trente ans, jai travaill comme assistante chez un dentiste. Javais un mari qui Elle ne termina pas sa phrase. Qui quoi ? Qui na jamais aim Woodlake, dit-elle dune voix qui tait presque un murmure. Et John en a souffert. Jai toujours voulu plus pour John. Mais il tait heureux, dis-je en songeant quelle ne ltait pas. Elle aurait voulu que papa soit plus ambitieux parce quelle-mme avait fait pendant trente ans un travail59

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qui ne lintressait pas. Elle navait jamais aim mon grand-pre comme papa aimait maman. a sentendait sa voix. Soudain, je ralisai quil y avait des photos de papa et maman avec moi dans sa maison, mais aucune photo delle. Ni aucune de mon grand-pre, qui tait mort lpoque o papa tait luniversit. Est-ce que papa et mon grand-pre sentendaient bien ? Naturellement, voyons ! Il ny a pas de photos de lui dans ta maison. Et papa ne parlait jamais de lui. Tout comme il ne parlait jamais de moi, je suppose, murmura Rene doucement. Gary tait un bon pre. Elle navait pas dit un bon poux . Vous tiez (Jhsitai poser la question.) Vous tiez heureux ? Bien sr, rtorqua-t-elle. Je voulais me marier et avoir un enfant. Avoir une vie normale. Et cest ce que jai fait. Il ny a rien de mal vouloir tre comme tout le monde. Sa voix stait lgrement tendue, comme si elle avait cherch se convaincre elle-mme. Il y avait une diffrence entre vouloir et pouvoir. Et quest-il advenu de ton potager ? demandai-je. Il na jamais vraiment donn, dit-elle en baissant la tte tandis que les coins de sa bouche sincurvaient en une moue triste. Tu ne crois pas que nous avons assez travaill pour aujourdhui ? demanda-t-elle au bout dun moment. Jacquiesai, car jtais rompue.

11reuser la terre tait beaucoup plus fatigant quil ny paraissait, et sitt couche je dormis poings ferms. Quand je mveillai, je cherchai instinctivement des yeux mon rveil lectronique, celui que maman mavait offert pour mon anniversaire et quelle avait achet, et non pas rcupr dans un vide-grenier. Il faisait un bruit docan que jaimais bien couter quand je rvisais mes cours dhistoire, car javais limpression dtre sur une plage berce par les vagues. Cependant, mon rveil ntait pas l. Lavais-je fait tomber par mgarde de la table de nuit ? Mais je ntais pas dans mon lit. Ma table de nuit ntait pas dans la chambre. Je ralisai soudain que je ntais pas la maison, mais chez Rene. Je ntais pas encore retourne chez moi depuis que Ron mavait retrouve. Depuis que mes parents avaient t assassins. Mon rveil ne se trouvait pas parmi les affaires quon mavait rapportes. Et dans la chambre bleue, le mur ne prsentait pas de fissure par laquelle sengouffrait le vent chaud en t et froid en hiver.61

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Je soupirai dans mon oreiller, puis songeai que jaurais pu me lever et partir. Jaurais pu retourner chez moi. Le rveil qui ntait pas le mien affichait une heure du matin. Rene tait certainement en train de dormir. Jaurais pu me faufiler sans bruit hors de la maison et disparatre. Jusquici, je croyais savoir ce que signifiait se languir, comme la premire semaine o jtais entre au lyce de Woodlake. Jtais impatiente de rencontrer des gens et de me faire des amis, jusquau jour o je compris que ce ntait quun rve. Mais maintenant, je ralisai que le manque tait un sentiment dune tout autre nature que le simple dsir ou lespoir. Je voulais rentrer chez moi et personne, pas mme Rene, ne pourrait men empcher. Je me levai et mhabillai, puis me faufilai hors de la maison et pris la direction de la fort. Cette fois, je mtais habille chaudement avec un jean et un pull que javais command dans un magazine o maman faisait de la rclame pour ses conserves. Tu nen parles pas ton pre, mavait-elle chuchot lorsquelle me lavait offert. Jtais ravie quand javais dpli le pull de coton molletonn gris et hum son odeur de neuf. Javais littralement explos de joie en dcouvrant que les manches se prolongeaient au-del des poignets et formaient comme une corolle autour de mes mains. Dans la fort, les branches saccrochaient moi, entravaient mes pieds et mes jambes fatigus davoir travaill avec Rene.62

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Javais hte de rentrer la maison, et quand jatteignis la portion de la fort que je connaissais comme ma poche pour y tre alle maintes fois seule ou avec papa, mes pieds me portrent sans que jaie besoin de les commander. Je menfonai de plus en plus profondment dans les bois, caressant au passage lcorce du premier arbre sur lequel javais grimp, puis je marrtai pour contempler celui sous lequel papa aimait sasseoir pour mditer. Papa, murmurai-je, et au-dessus de moi jentendis grincer les branches. Je fermai les yeux et jimaginai quil tait l, avec moi. Je rflchis, me disait-il, puis il me souriait, me laissant ainsi entendre quil maimait mme sil avait besoin dtre seul. Je rouvris les yeux et appuyai ma tte contre le tronc en me demandant si les penses de mon pre sy trouvaient encore. Sais-tu ce qui est arriv ? murmurai-je. Mais larbre demeura silencieux, ses branches immobiles formant comme un dais au-dessus de ma tte. Ce ntait pas la pleine lune, mais on y voyait suffisamment pour que je puisse me reprer et je me remis marcher. Mes parents mavaient appris morienter facilement dans les bois, et peu aprs jatteignis la maison. Il ny avait plus de bches en plastique sur le sol, mais la terre portait encore par endroits les traces du drame et je vis quelques petits surgeons qui avaient t dterrs au moment du massacre et qui se dressaient dans le clair de lune.63

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Mais il ny avait plus aucune trace de mes parents. Aucune marque pour indiquer lendroit o leurs corps avaient t retrouvs. Souviens-toi, me dis-je alors. Essaie de te souvenir. En vain. Mon esprit demeurait silencieux, vide. Je ne voulais quune chose : entrer dans la maison. Et cest ce que je fis. La porte dentre tait verrouille et barre par un ruban de police, mais je connaissais la cachette o mes parents gardaient une cl de secours. Ctait une niche mnage juste au-dessus de la porte. Papa y avait plant un clou et mavait montr comment latteindre en montant sur le tabouret qui nous servait ter nos chaussures en hiver. prsent je navais plus besoin du tabouret. Je ntais plus une petite fille qui on apprenait ter ses bottes ou retrouver le chemin de la maison. Et je savais que plus jamais je ne retrouverais la mienne, la maison o nous vivions, maman, papa et moi. Jouvris la porte et me faufilai sous le ruban des scells. Il y avait une drle dodeur lintrieur de la maison. Ce ntait pas notre odeur nous, maman, papa et moi. Elle sentait le renferm et le vide. Jentrai dans la cuisine. Dans lvier se trouvait encore le plat rouge et bleu que maman avait troqu contre des conserves lpoque o ses confitures ne se vendaient pas encore trente dollars le pot. Puis mon regard survola les verres dpareills. Je les touchai. Le frigo tait toujours branch papa avait install un panneau solaire qui alimentait le gnrateur quand64

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il y avait des coupures dlectricit. lintrieur, il y avait encore notre nourriture. Notre lait. Notre jus de fruits. Les pruneaux de papa dans un petit sac. La lumire clignotait, et je songeai quil aurait fallu que quelquun soccupe du gnrateur et oriente les panneaux solaires de faon ce quils reoivent le plus de lumire possible. La maison avait t conue pour pouvoir se passer dlectricit, mais pas pendant aussi longtemps. Je refermai le frigo et mapprochai de la table de la cuisine. Dessus, il y avait encore les serviettes et les couverts dont nous nous tions servis. Tous portaient des tiquettes apposes par la police. Aprs dner, maman mavait dit daller chercher des champignons. Javais ronchonn en faisant remarquer quelle aurait pu y penser avant, mais elle avait lair tellement contrarie que je nai pas insist. Je regardai nouveau les serviettes en essayant de me concentrer, mais mon esprit demeurait vide. Silencieux. Essuyant les larmes qui me brlaient les yeux, jentrai dans le sjour. Les livres de papa qui en lisait toujours au moins cinq la fois taient empils dans un coin, et les tiquettes que maman avait commenc rdiger pour sa prochaine livraison de conserves se trouvaient toujours sur la table basse. Et partout il y avait de petites tiquettes apposes par la police, mais je ne voulais pas les voir. Je faisais comme si elles ntaient pas l. Japprochai du canap et touchai les places o papa et maman avaient lhabitude de sasseoir pour regarder les trois chanes de tlvision, les seules que lon pouvait capter.65

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Ils avaient laiss leur empreinte sur le sofa. Je touchai lendroit o les coussins taient affaisss, mais a ntait pas comme avant. a ntait pas eux. Tant que jtais lextrieur de la maison, je pouvais faire semblant. Mais lintrieur, tout tait beaucoup trop calme et silencieux. Je passai ensuite dans la chambre de papa et maman. Je regardai le lit, les tringles en bois que papa avait installes pour quils puissent accrocher leurs affaires. Celles de maman taient soigneusement pendues. Mais celles de papa taient presque toutes parpilles sur le plancher. Ce qui rendait maman folle. Mais enfin, disait-elle. Je me demande bien pourquoi tu as construit une penderie si cest pour laisser traner tes affaires. Leurs petites querelles idiotes me manquaient. Je touchai les tringles en faisant un vu. Un vu comme je nen avais jamais fait. Mais rien ne se passa. Pour finir, jentrai dans ma chambre. Mon rveil tait teint, mais je le serrai contre moi en faisant comme si le cadran tait toujours allum, et comme si je venais de me rveiller en me demandant quelle heure il tait. Je regardai par la fentre, o on y voyait la nuit et la fort, puis je mallongeai sur mon lit. Enfin. Non, je ne voulais pas pleurer et tout gcher. Saisissant mon oreiller, je le serrai contre moi pour sentir sa bonne odeur de linge frais qui a sch en plein air, puis je jetai un regard circulaire ma chambre et aux endroits o je rangeais mes affaires. On les avait emportes chez Rene, mais leur vraie place tait ici. Tout comme moi.66

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Jallais rester vivre ici. Pourquoi pas ? Je trouverais bien un moyen de faire repartir le gnrateur. Il suffisait que je demande aux Thantos. Et je remettrais chaque chose sa place. Jtais ici chez moi et rien ni personne ne pourrait men faire partir. Soudain, un bruit attira mon attention. Ctait un bruit tnu, peine perceptible, mais je connaissais suffisamment bien la maison pour savoir que ce ntait pas un bruit normal. Lide de danger ne meffleura mme pas. Seul le fait dtre chez moi mimportait, l o tait ma vie, mes parents avaient laiss des traces, l o je voulais rester. Car que pouvait-il se produire de pire que ce qui mtait dj arriv ? Je me levai et me dirigeai vers le jardin dhiver que papa avait commenc installer et que jallais finir de construire moi-mme, comme tout le reste de la maison. Japerus une ombre ct de la fentre que papa navait pas eu le temps de finir parce quil avait t assassin. Ctait elle Ctait la chose qui avait pris la vie de mes parents. Jen tais sre, mme si je naurais pas su dire pourquoi Mme si je ne me souvenais de rien. Et si ctait moi quelle tait venue chercher, eh bien, quelle me prenne. Car l o elle memporterait je retrouverais mes souvenirs. Et mes parents. Je me figeai sur place et restai sans bouger. Je navais pas peur. Je ne tremblais pas. Je ne dis rien.67

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Jattendais simplement de voir ce qui allait se passer. Lombre bougea. Et cette fois, je sentis la peur me gagner malgr moi. Je fis un pas en arrire. Avery ? dit une voix triste et familire. Ben !

12urprise et confuse, je secouai la tte en silence, mattendant ce quil mexplique ce quil faisait seul en pleine nuit dans la maison de mes parents. Mais il me fixa sans rien dire. Puis il fit un pas en avant. Je tai dit que tu ntais pas en scurit dans la fort. Je le sens. Tu le sens ? prsent, je pouvais mieux distinguer ses traits, car il se tenait juste ct de la fentre. Ses cheveux bruns brillaient dans le clair de lune, et il portait un jean tout simple et un t-shirt avec des mocassins. Quil est beau ! songeai-je. Il tait craquant, ou canon, comme aurait dit Krista. Mais moi, je narrivais pas dire ce genre de choses. Je ntais pas comme les autres filles de mon ge. Mais mme aprs les seize annes de ma vie passe dans les bois, je savais sans lombre dun doute que Ben tait plus que craquant. Sa peau tait ple, mais pas dune pleur maladive ou surnaturelle, et il ny69

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avait rien de bizarre en lui. Il tait bien rel, et tellement beau. Son visage, son corps tout entier accrochait parfaitement la lumire. Le clair de lune sculptait ses traits. Ses pommettes hautes et saillantes. Son nez parfait. Sa bouche. Quand je la regardais, quelque chose se nouait au creux de mon estomac, et je sentais comme une vague de chaleur dferler en moi. Tu ne devrais pas rester ici, dit-il en plongeant ses yeux sombres dans les miens. Je songeai alors la maison de Rene, au lit qui mattendait dans la chambre damis. Puis je me rappelai que ma maison tait ici. Cest toi qui ferais mieux de partir, rpliquai-je. Tu ne veux pas ten aller ? demanda-t-il, surpris. Non. Et a nest pas toi de me dire ce que je dois faire. Et dailleurs, tu ne mas toujours pas expliqu ta prsence ici. Jexige une explication, sinon jappelle la police. Je mentais, naturellement, car en labsence de courant lectrique la ligne tlphonique dont papa avait coutume de dire quelle tait capricieuse ne fonctionnait pas. Tu ne veux vraiment pas ten aller ? rpta Ben. En disant cela, il avait lair tellement stupfait que je dclarai : Je pense que tu as compris que tu nas rien faire ici. Oui, dit-il, lair grave. Avery, si je suis venu ici ce soir, cest parce que jai senti Il nacheva pas sa phrase. Senti ? Il est arriv quelque chose de terrible ici, reprit-il70

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comme sil navait pas entendu ma question. Et ceux qui, et ceux qui ont fait a nen ont pas fini. Tu nes pas en scurit. Et comment sais-tu tout cela ? demandai-je. Ben dtourna les yeux. Je le sens, cest tout. Soudain, il se redressa. Sans doute sattendait-il ce que je le traite de fou. Mais mes parents mavaient appris que le monde comportait des mystres. Je vivais dans une fort dont jamais aucun tre humain navait russi toucher le cur. Javais vu les corps de mes parents dchiquets jusqu en tre mconnaissables, dtruits par quelque chose qui navait rien dhumain, mais dont je narrivais pas me souvenir. Quy avait-il de si trange ce quune personne puisse sentir les choses ? Percevoir que quelque chose de terrible tait arriv ici ? Peux-tu me dire qui a tu mes parents ? murmurai-je. Ou sinon, sinon sais-tu pourquoi on les a tus ? Ses yeux sagrandirent. Tu me crois ? Je hochai la tte. Je connais la fort. Je suis alle au plus profond des bois, l o personne nose jamais saventurer. Ma mre aimait la fort. Elle aimait aller sasseoir sous un arbre pour observer les oiseaux et la nature. Il y a l-bas quelque chose de trs ancien et de trs puissant Il y aura toujours des arbres ici. Mais Woodlake, cest diffrent. Tu as vu cela ? Oui, murmurai-je.71

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Et quas-tu vu dautre ? Rien, dis-je. Je ne me souviens pas de ce qui est arriv mes parents. Jai essay, mais sans succs. Je nai vu que du sang. Je me souviens que jen avais partout sur mes chaussures. Sur ma peau. Et je me souviens aussi dun reflet argent, mouvant. Un reflet qui ntait pas humain. Argent ? Tu veux dire comme une arme ? Un pistolet ? Non. Quelque chose de rapide et silencieux, trop silencieux pour tre un pistolet. Et trop brillant. Ce qui est arriv mes parents ntait pas normal. Ce ntait pas une chose quun tre humain peut faire. Comment ? murmura-t-il, et au mme instant, du cur des bois, un loup jeta une longue plainte solitaire et menaante. Je Peut-tre que ctait eux, dis-je doucement. Les loups. Les loups ? rpta Ben en riant dun rire trange, dur et comme apeur. Les loups ne sattaquent pas lhomme. En temps normal, non, dis-je. Et quand ce sont de vrais loups. Mais on raconte que ceux qui vivent dans ces bois sont diffrents. Ils ont laspect dtres humains et peuvent Ce sont tes parents qui tont dit a ? Non. Mon pre pensait que ctaient de vieilles lgendes. Mais alors, quest-ce qui te laisse penser que Enfin, toutes ces histoires sont tellement dlirantes. Ce nest pas parce quon na pas vu une chose de ses propres yeux quelle nexiste pas. Je ne me souviens pas de ce qui est arriv, mais je me souviens72

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davoir regard leurs corps quand Ron est venu me chercher et ils taient compltement dchiquets. Ma voix se brisa, mais je poursuivis malgr tout. Ce quon leur a fait est inhumain. Et puis jai vu ce reflet argent Mme si une telle chose existait (Sa voix se fla.) Pourquoi chercherait-elle tuer tes parents ? La fort rtrcit. Sa lisire a disparu. Tu as dit que tu avais senti que quelquun convoitait cet endroit. Et si tu navais nulle part o aller et les gens tempchaient de faire ce que tu veux Je me tus et rprimai un sanglot. Si seulement ma maudite mmoire voulait bien se remettre en marche. Non, ce nest pas possible, dit-il en mattirant contre lui. Ses bras taient puissants, chauds et rassurants. Avery, il ny a pas de traces danimaux ici. Il ny a que du sang. Et des humains. Mes parents, dis-je. Est-ce que tu peux les sentir ici ? Non, dsol, car je sais combien ils te manquent. Mais je suis sr que quelque chose de terrible est arriv ici. Quelque chose qui nest pas fini. Mais je vais veiller sur toi. Au mme instant, il plongea ses yeux dans les miens. Puis ses lvres sentrouvrirent et il caressa ma joue de ses longs doigts ples tandis que son pouce effleurait ma bouche. Avery. Je ne peux pas Juste avant que ses lvres touchent les miennes, je sentis quil se raidissait, comme sil luttait intrieurement, comme sil tentait de rsister. Puis il sabandonna compltement et membrassa73

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comme si jtais la seule fille au monde, comme sil ne pouvait pas sen empcher, comme sil me dsirait de toute son me. Et moi aussi, je le dsirais. Je le dsirais tellement que plus rien dautre nexistait. Joubliai o jtais, comment je lavais trouv dans ma maison, ce quil mavait dit, mes angoisses, mes peines. Son dsir tait si violent quil menvahit. Et soudain je compris que moi, linsignifiante Avery, jtais belle aux yeux de Ben, et quil avait eu envie de membrasser ds la premire fois o il mavait vue au lyce, alors que je pensais au contraire quil cherchait mviter. Avery, dit-il en se reculant. Je peux ressentir ce que tu ressens et inversement. Oui, dis-je, trop bouleverse pour rflchir srieusement ce quil tait en train de dire. Il mattira nouveau contre lui en passant ses bras autour de ma taille, puis en plaquant ses mains sur mes reins. Lentement, nous nous laissmes tomber terre sans cesser de nous embrasser et en laissant courir nos mains sur le corps de lautre. Dabord sur la nuque, puis les paules, les bras. Il frissonnait sous mes caresses. Et moi, je fondais sous les siennes. Jamais personne ne mavait embrasse, mais maintenant je comprenais quil tait possible de dsirer quelquun au point den perdre la raison. Ctait comme si un soleil avait explos en moi, et, lorsquil pressait ses hanches contre les miennes, je faisais de mme, pour le sentir toujours plus prs, pour entendre son souffle rauque quand sa bouche errait sur mon cou avant de sen revenir mes lvres.74

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Ses mains tremblaient lorsquil les passa sous mon pull. Je me cambrai. Javais envie quil me touche, javais envie de lui. Je sentais la chaleur de sa peau travers son t-shirt et je laissai courir mes mains sur son corps. Sa peau tait douce, mais dessous je sentais les muscles fermes et parfaitement dessins de son ventre, la courbe puissante de son dos. Il poussa un petit grognement et je frissonnai quand ses doigts palprent les contours de mon soutien-gorge. Je laissai courir ma main sur son dos, mes doigts se faufilant jusqu ses omoplates. Il se raidit soudain en soupirant : Avery. Mais trop tard. Entre les deux saillies osseuses, javais senti une petite touffe de poils, un triangle peine large de deux doigts. Mais ce ntait pas du duvet comme peuvent en avoir les bbs. Ctaient des petits poils courts, comme de la fourrure, la fourrure dun loup. Jtai ma main, stupfaite. Il se redressa dun coup, la bouche ouverte comme sil avait mal. Avery. Je me reculai en p