LK 2004 Destin Du Destin LCPP

23
DESTIN DU DESTIN Laurence Kahn In Press | « Libres cahiers pour la psychanalyse » 2004/1 N°9 | pages 65 à 86 ISSN 1625-7480 ISBN 2848350431 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2004-1-page-65.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Laurence Kahn, « Destin du destin », Libres cahiers pour la psychanalyse 2004/1 (N°9), p. 65-86. DOI 10.3917/lcpp.009.0065 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour In Press. © In Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. © In Press Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. © In Press

description

Un étude sur la notion de destin en psychanalyse

Transcript of LK 2004 Destin Du Destin LCPP

DESTIN DU DESTINLaurence Kahn

In Press | « Libres cahiers pour la psychanalyse »

2004/1 N°9 | pages 65 à 86 ISSN 1625-7480ISBN 2848350431

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2004-1-page-65.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Laurence Kahn, « Destin du destin », Libres cahiers pour la psychanalyse 2004/1 (N°9),p. 65-86.DOI 10.3917/lcpp.009.0065--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour In Press.

© In Press. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manièreque ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Destin du destin

LAURENCE KAHN

à Nicole Loraux

EN 1932, SOUS L’ÉGIDE DE LA SOCIÉTÉ DES NATIONS et pour lacause de la paix, Einstein interroge Freud sur ce qui pourrait

détourner les hommes de la fatalité de la guerre. Celui-ci invoque toutd’abord son incompétence dans la tâche pratique qu’est la politique.Puis il explique comment droit et violence, loin d’être antinomiquescomme il peut sembler à tout humaniste, sont organiquement liés. Sila communauté oppose à la violence d’un seul la force de tous, le droitqui la constitue s’appuie sur une violence de même nature – mêmesmoyens et mêmes buts – pour faire respecter l’union. Simplement letransfert de cette force à un groupe plus vaste suppose renoncements etcompromis quant à l’usage de la violence individuelle. Mais « c’estune erreur de calcul, insiste-t-il, de ne pas considérer que le droit n’étaità l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut de nos jours sepasser du soutien de la violence »1.

Entre l’idéal des Lumières et le pressentiment de lacatastrophe, Freud a découvert l’Inconscient et fait voler enéclats tout espoir d’unif icat ion du sujet . Mais, dudéploiement meurtrier de la compulsion de répétition dansle champ de la civilisation, la psychanalyse n’a-t-elle pashérité d’une « crise » dont la perspective identitaire seraitune ligne de résistance ?

1. S. Freud, « Pourquoi la guerre ? », Résultats, Idées, Problèmes, II, Puf, p. 209.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Freud a vécu dans son temps, tout à la fois celui de l’espérance éclai-rée et celui de la désillusion infligée par la guerre et l’impuissance dela culture à empêcher la dislocation. Né au milieu d’un siècle qui s’étaitinauguré sous le signe conjoint de la « révolution copernicienne » deKant et de la conception hégélienne de l’histoire, il meurt, en exil, aumilieu du siècle suivant, siècle des désastres. Et durant cette ère, Freudn’est pas seulement l’inventeur d’une nouvelle méthode de traitement,la psychanalyse. Il fonde ce qu’il est permis, après Thomas Mann, denommer une nouvelle anthropologie. Au tournant de ces deux siècles,c’est une vue radicalement nouvelle sur l’homme et le devenir de l’hu-manité qu’il élabore. Une vue dont le premier horizon est celui desLumières et le second le pressentiment de la catastrophe. Entre les deux,la position freudienne, se tenant constamment sur la crête d’une ratio-nalité qui s’est donné pour tâche d’élucider l’irrationnel, ne fait qu’unavec le bouleversement du temps. Non seulement parce que la décou-verte de l’inconscient fait, une ultime fois, voler en éclats tout espoird’unification du sujet, mais, chose plus grave, parce que cette scissionengendre une théorie de la culture où le devenir des idéaux ne peut plusêtre questionné du point de vue de leur valeur civilisatrice, mais duseul point de vue de l’économie psychique.

De l’idéal « Aufklärer » de la psychanalyse, l’adresse de Freud auxpsychanalystes réunis lors du Congrès de Nuremberg témoigne forte-ment2. Si le gaspillage des énergies dans la lutte névrotique, affirme-t-il en 1910, doit amener la communauté à se convaincre du bien qu’ap-porte la psychanalyse, c’est que la société et la jeune science ont enpartage au bout du compte les mêmes valeurs. L’argument freudienrepose, à cette date, sur la fondamentale solidarité du progrès dans letemps et du progrès dans la culture, avec pour horizon l’éclairementde l’esprit et l’émancipation. C’est cet horizon qui, pour Freud, estfrappé de plein fouet lorsque la désillusion fait irruption sous la formedu meurtre sans héroïsme et de la mort sans immortalité dans la bouche-

66 Obstination de l’inconscient

2. « Vous apportez aussi votre contribution à cette Aufklärung de la masse, dont nousattendons la prophylaxie la plus radicale des affections névrotiques, avec le détourpar l’« autorité sociale », S. Freud, « Les chances d’avenir de la thérapiepsychanalytique », OCF/P, X, pp. 68-73.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

rie des tranchées de 1914. La communauté mise à sac par elle-mêmemesure soudain, devant l’immensité de la dévastation, l’inanité de sonespoir. Le régime de sa violence dit la capacité meurtrière, toujours là,intacte comme aux premiers temps. La réalité des actes force à l’aveul’homme originaire que chacun porte en soi, et cet aveu défait d’un coupla culture3. L’Occident en deuil s’interroge sur l’illusion qui la portait.

Freud, certes, n’est pas seul dans l’épreuve. Tous les hommes deson temps – il n’est que de lire Valéry –, confrontés à l’effondrement dutissu communautaire européen, se demandent jusqu’à quel point laculture elle-même n’était pas une illusion. Qui plus est, on ne peut attri-buer au seul désastre culturel l’entrée en force de la compulsion derépétition dans la théorie. Dans le grand tournant de l’invention de laseconde topique, les obstacles cliniques opposés par la réaction théra-peutique négative, le problème du masochisme et l’organisationpsychique de la mélancolie, sont déterminants. Cette fois comme aupa-ravant, et comme ce sera le cas ultérieurement, la réorientation théoriqueest impulsée par les butées rencontrées dans la pratique. Ce sont ellesqui amènent Freud à franchir le pas, pas qu’il franchit antérieurementà 1920 comme le montre « Remémorer, répéter et perlaborer » – ce queJean-Luc Donnet a mis en lumière à propos du débat avec Ferenczi en1923 au sujet de la « répétition agie » élaborée dès 19144. Reste que lefondement de la seconde théorie des pulsions s’enracine dans la néces-sité de prendre en compte la destructivité humaine et que celle-ci frappeégalement l’ensemble des individus, réunis sous la forme de la commu-nauté, au point névralgique du destin – prédit, espéré – du travail de laculture.

Car l’espérance – que mettait à mal, sur le terrain des « progrès » dechaque traitement, la « déception » évoquée par Freud à l’extrême finde « Remémorer, répéter et perlaborer » – est désormais aux prises avec« l’intérêt » psychique, en général, de la civilisation. Un intérêt que sasource, le sexuel infantile, marque au sceau de l’aveuglement obstiné

Destin du destin 67

3. Cf. la seconde partie des « Considérations actuelles sur la guerre et sur lamort », dans S. Freud, Essais de psychanalyse, petite bibliothèque Payot.

4. J.-L. Donnet, « Un oubli de Freud. À propos de la répétition agie », in Le divan bientempéré, Puf, p. 137-174.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

de la répétition, mais que son dépliage culturel arrime au questionne-ment acéré des illusions qui nous portent. L’intérêt des valeurs, leur« intéressement » au regard des désirs, occupent la réflexion de Freudd’un bout à l’autre de L’Avenir d’une illusion.

Pourtant faire œuvre de désillusion participe encore, en 1927, del’idéal « Aufklärer ». Précisément parce que la pensée occidentale aconçu son émancipation autour d’une représentation de la vérité qu’elleconsidère comme le fondement de son développement, Freud n’hésitepas, à cette date, à porter la question, au-delà de l’illusion religieuse, auplus intime de la psychanalyse. Et la science elle-même est cette fois surla sellette. Car ni le travail scientifique, ni la recherche de la justesse neprémunissent la raison d’être détournée de sa tâche par l’accomplisse-ment illusoire de son désir. Si l’humanité a confié son mieux-être aupouvoir de ses jugements de réalité, quel point d’appui lui permettrade n’être pas trompée par l’apparence de vérité de ses spéculations5? Et,si le désemparement des hommes les porte à croire, à quoi tiendrait quenous puissions ne pas croire ? Dans ce cas, « notre science est-elle[également] une illusion », tout comme l’idée d’un progrès de l’âme?Au centre du débat, on se souvient de la passe d’arme entre Freud et soninterlocuteur fictif, lequel ne manque pas de relever le paradoxe inhé-rent au discours de vérité de la psychanalyse : « C’est vous, lui fait direFreud, qui vous montrez l’exalté, le Schwärmer, qui se laisse emporterpar des illusions, et c’est moi qui représente la revendication de laraison, le droit au scepticisme. Tout ce que vous avez bâti là me sembleédifié sur des erreurs qu’à votre instar je puis appeler illusions, parcequ’elles trahissent avec suffisamment de netteté l’influence de vossouhaits »6.

Mais que dit de plus Freud à Einstein, à propos du meurtre et de laviolence, en 1932? Et que répète-t-il en mai 1933 lorsqu’il commenteles premiers autodafés de ses œuvres : « Quels progrès nous faisons! AuMoyen Âge ils m’auraient brûlé ; à présent, ils se contentent de brûlermes livres »7 ? On le sait, « ils » ne se sont pas contentés de cela. Mais

68 Obstination de l’inconscient

5. S. Freud, L’avenir d’une illusion, OCF/P, XVIII, p. 175.6. Ibid., p. 192.7. E. Jones, La vie et l’œuvre de Freud, III, Puf, p. 209.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

en vérité, dès 1930, la désillusion, infligée par l’effondrement de laculture, a fait un pas supplémentaire. Car la désespérance de la fin deMalaise – celle qui exige que l’on écarte « tout préjugé enthousiaste »(ce sont les mots de Freud8) – ne relève plus de la contradiction, maisde l’anéantissement. Un anéantissement qui résulte de la désolidarisa-tion définitive du progrès technique d’avec le progrès de la civilisa-tion. Parce que, dans la technique, l’humanité trouve les moyens de sapropre destruction, la question du développement doit à cette date êtrerouverte dans la désorientation la plus radicale de la pensée. Le retourde la barbarie et l’une de ses conséquences théoriques, la pulsion demort dont le tout premier visage est sans doute le « prépare la mort » des« Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », contraignent àl’assomption de la ruine.

Pourtant, si, avec Malaise, la mort est vraiment entrée dans nosmurs, la ruine n’est pas encore allée à son terme. L’abîme de ce temps-là – relisons Docteur Faustus – est l’abîme d’un effroi, l’effroi de cequ’Adorno nomme « l’absolue négativité », désormais tout simplementinstallée dans le monde, et « absolue » parce que l’acte de l’exterminationn’a pas d’envers, pas de cache, pas de recel, pas d’ailleurs historique9.Il n’est le négatif de rien, il est technique de masse. Comment se fait-il que la psychanalyse traite en terme de crise l’héritage d’un tel effroi?

* **

Car si tant est que nous devons acquérir ce que nous avons hérité denos pères, le premier legs est bel et bien le fait que c’est la peste elle-même qui a changé de camp. Celle que Freud promettait aux Américainsen 1909 supposait, certes, une posture psychique suffisamment tour-mentée pour que Jung n’ait pas résisté à l’espoir de réconcilier l’in-conscient et le langage culturel. Le symbole, concourant à la fonctionprogressive de l’inconscient, accrédite avec le recours systématique àla signification une pratique de l’analyse à la mesure de la théorie de la

Destin du destin 69

8. S. Freud, Le malaise dans la culture, OCF/P, XVIII, p. 332.9. Th. W. Adorno, Dialectique négative, Payot, pp. 283-297, en particulier pp. 284-285

(« Après Auschwitz »), et Minima Moralia, Payot, p. 58 et 111-114.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

culture dont elle se soutient : délesté des flammes de l’amour et desdémons de la haine, le transfert est transfert de sens.

Mais si je dis que la peste a changé de camp, c’est que soudain lapeste inconsciente a perdu son inconscience et qu’elle déborde l’apti-tude de l’humanité à traiter son déséquilibre perpétuel, sa boiterie d’ori-gine. Le troc culturel entre renoncements pulsionnels et dédommagementscollectifs, qui permettait d’espérer dans l’avenir, ce troc n’est plus quela résultante de poussées antagonistes, le produit répétitif du traitementde l’intraitable. Telle est la conséquence du déploiement de la compul-sion de répétition dans le champ de la civilisation, et c’est bien de cepoint de vue que les textes « culturels » de Freud sont, de la manière laplus aiguë, des textes cliniques. En 1930, non seulement le troc cultureln’a plus rien des atours de la réalisation de l’esprit10, mais il a, de plus,perdu le masque de ses déformations enjolivantes. Les enchaînements del’histoire ne sont plus que les enchaînements de l’hostilité à la culture,et la culture est assimilée à un processus organique, l’équivalent ducombat pour la survie de n’importe quelle espèce11.

Là réside sans doute le premier malentendu dont nous nous sommesfaits les héritiers. Car la naturalité de l’homme freudien, celle dontBinswanger contestait déjà l’enracinement biologique, correspond, mesemble-t-il, à la radicalisation d’un langage qui, certes, est en appui surles arguments de la science, mais qui, au moins autant sinon davan-tage, cherche à dire la puissance du destin auquel l’homme est soumis :que dans tout changement puissent être redécouvertes les formes fonda-mentales de la pulsion implique que celles-ci agencent nos trajectoiresen étant indifférentes à nos volontés. Le langage des « forces » est doncun langage des sciences naturelles aussi parce que celui-là seul dit ledegré d’arrachement de l’esprit à ce qui le détermine. Malentenduimmense puisque l’on critiquera la psychanalyse sur le terrain de la

70 Obstination de l’inconscient

10. Ce que le décentrement radical de la fonction du meurtre avait déjà fait voler enéclats (cf. Hegel et la fonction du meurtre « révolutionnaire » : A. Kojève, « L’idéede la mort dans la philosophie de Hegel », Introduction à la lecture de Hegel,Gallimard, Tel, pp. 529-575).

11. S. Freud, Le malaise dans la culture, op. cit., p. 308 ; ainsi que Nouvellesconférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, p. 239.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

scientificité en omettant, d’une part, que le bâti métapsychologique estd’abord le modèle de ce dessaisissement, mais en omettant surtout quela pulsion en général, et tout particulièrement la pulsion de mort, redé-ploie l’espace d’une finalité sans fins. Malentendu plus profond encoresi l’on considère que la psychanalyse, engagée sur le terrain de sa défense,a voulu résoudre la question en traitant de la vérité par la pratique del’observation et de la vérification, perdant elle-même de vue que l’en-jeu de la bataille n’est justement pas la valeur intrinsèque et autonomede la science, mais le combat humain par excellence, le combat tragique.Dans le même texte, Malaise, et au nom de la même désespérance, cecombat se dit dans deux langues différentes : dans le langage des pulsions,il est combat entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, et dans lelangage de la tragédie, il est combat entre Éros et Anankè.

On comprend que Thomas Mann, en 1936, dans son discours enl’honneur du 80e anniversaire de Freud, en ait appelé si fortement à laforme de rationalité que soutient la psychanalyse. La peste brune et l’ap-propriation fanatique du romantisme par les nazis requièrent une lignede résistance. « La volonté de briser la primauté de la raison et de réta-blir en triomphe, dans leur droit vital primitif, les forces des ténèbres[…], l’instinctif et l’irrationnel » écrit Mann, exige que, contre l’obs-curantisme et la haine de l’esprit, on fasse appel au défenseur le plusdéterminé du traitement rationnel de ce dynamisme pulsionnel12. Ainsiconvoque-t-il Freud pour lutter contre ceux qui font usage de l’énergiedu rêve et de la puissance du mythe au service de la race et du type.« Nous recommençons à vivre nos rêves originaires », écrivait AlfredRosenberg, théoricien du nazisme, en 192713. Sans pouvoir détailler l’ef-froi pour la pensée que représente ce détournement, je renvoie auxtravaux d’Éric Michaud sur l’esthétique du national-socialisme, Un artde l’éternité, et à ceux de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe,en particulier Le mythe nazi. Et j’en retiens pour l’heure que le détour-

Destin du destin 71

12. Th. Mann, « Freud dans l’histoire de la pensée moderne », in Sur le mariage,Lessing, Freud et la pensée moderne, Mon temps, éd. bilingue, Aubier, p. 127.

13. Dans Le mythe du XXe siècle, cité par J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, Le mythenazi, éditions de l’Aube ; ainsi que E. Michaud, Un art de l’éternité ; l’image et letemps du national-socialisme, Gallimard.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

nement est spectaculaire, au sens où le spectacle de la culture, c’est-à-dire la culture du spectacle, implique précisément l’abolition radicalede la division, de la césure, de la vacillation tragiques.

* **

Qu’est-il advenu de l’idéal critique confié par Mann à Freud et à lapsychanalyse? Et surtout, qu’est-il advenu pour nous de ce combat dontnul ne peut connaître le résultat et l’issue, à la fin deMalaise. La dernièreforme qu’il revêt sous la plume de Freud apparaît dans « Analyse finieet analyse infinie », et sa configuration confirme que, pour lui, si lesforces sont naturelles, elles ne peuvent être conçues en dehors des puis-sances destinales. C’est ainsi qu’il rapproche sa dernière théorie dualiste,celle qui a instauré « la pulsion de mort comme partenaire à part entièrede Éros », de la théorie dualiste d’Empédocle. Empédocle, le présocra-tique dont Freud dit la familiarité de lecture dans sa jeunesse14; Empédoclequi fait de Amour et Haine les principes d’un mouvement qui solidariseet désolidarise sans cesse les corps de l’univers. Certes, ce qui diffé-rencie les deux théories, c’est la valeur biologique de la première quine peut être simplement assimilée au caractère cosmogonique de laseconde. Reste que le combat entre Philia et Neikos dit parfaitementl’agglomération et la dislocation, l’alliage et le désalliage, j’ajouterai lemembrement et le démembrement. Et l’essentiel, insiste Freud, ne tientpas dans la fondation « biophysique » de sa découverte à lui. Elle tientau noyau de vérité que contiennent l’une et l’autre théorie.

Mais précisément la pulsion de mort n’a pas meilleure presse que lamétaphysique auprès des psychanalystes, ce que Freud souligne déjà.Avec quel outil pourra, dès lors, être pensé le démembrement de l’es-pérance ? Question qui s’impose lorsqu’on constate qu’au nom de lascience, les psychanalystes ont délaissé ce qu’engageait de profondeuret d’insu ces théories qu’ils récusent parce qu’inexactes ou caduques.Or la racine énergétique de l’homme freudien, sa pulsionnalité élémen-taire sont l’une des figures du destin, pour autant qu’elles sont unefigure de l’origine. Penser le primum movens, penser le démonique,

72 Obstination de l’inconscient

14. Au point qu’il se demande s’il n’y a pas eu cryptomnésie de sa part.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

penser métapsychologiquement – et dans « métapsychologie », c’estbien « méta » qui pose problème – touche directement au traitementdes choses qui resteront inaccessibles en elles-mêmes, par elles-mêmes.Freud a bâti l’échafaudage métapsychologique15 sous le sceau de cettedivision, entre ce qu’il est permis de connaître et ce que l’on est tenud’inférer. L’inconscient, le ça, impalpables en tant que tels – car seulsle sont leurs effets – relèvent du domaine de l’inférence. Une inférencenécessaire, sans laquelle rien de la scission du sujet ne saurait êtrepensable. Qu’advient-il aujourd’hui de cette scission? Que reste-t-il du« noyau de vérité » qui, au-delà des énigmes, s’incarne dans les forcesqui s’affrontent ? Quel avenir pour ce schisme lorsqu’est prônée une« théorie clinique » délestée de l’opacité de son sous-sol et de l’obscuritéde ses coulisses ?

Il en reste peut-être – du moins est-ce l’hypothèse que je tente d’ex-plorer ici – une crise de la psychanalyse. Car je ne crois pas que le retour-nement de la culture qui, de favorable à la psychanalyse, lui serait devenuehostile, soit une cause. C’est une conséquence. Et je ne crois pas davan-tage que les attaques scientifiques contre la psychanalyse soient descauses. Ce sont également des conséquences. De Grünbaum à l’hermé-neutique, en passant par les neurosciences qui font si bon ménage avecle cognitivisme, il faudrait à nouveau détailler les formes pratiques de cettehostilité. Mais disons que, majoritairement, les coups ont justement portésur le front scientifique, et sous deux aspects : tantôt du dedans lorsquefut récusée la métapsychologie du fait de son substrat neurologique etbiologique périmé, et que furent prônées les conséquences d’une post-modernité où le statut du langage faisait voler en éclats la notion mêmed’universalité ; et tantôt du dehors, qui devint à son tour un dedans,lorsque fut affirmé que, oui, la psychanalyse était un art de l’interpréta-tion, impuissante à soutenir le langage des causes. Deux aspects en réalitéconvergents, au regard desquels la psychanalyse a accepté de lutter surle seul terrain des preuves pratiques, butant alors sur les problèmes épis-témologiques soulevés par la classification des données cliniques qu’elleavançait, abandonnant ce faisant son propre horizon, acceptant finalementde traiter de sa méthode en termes techniques.

Destin du destin 73

15. Qu’il nomme d’ailleurs sa « philosophie » dans les lettres de 1898 et 1899 à Fliess.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Or qu’est-ce que la méthode analytique sans théorie de la méthode?Celle de Freud repose sur l’hypothèse d’un déterminisme qui seul permetde concevoir que l’association libre puisse donner accès à autre choseque ce dont la conscience a conscience. Ce déterminisme, que le méta-langage pulsionnel tente de structurer, détermine d’abord et avant toutla césure sans recours entre l’agent, l’acteur et l’auteur : l’agent de nosactes ne se superpose pas à l’acteur que chacun est, et cet acteur nepeut prétendre être l’auteur d’une histoire qu’il écrirait à mesure qu’ilagit. En acceptant de « relativiser » la métapsychologie, la psychanalysen’a-t-elle pas renoncé à traiter cette profondeur-là, celle qui ordonnele dessaisissement de soi, celle qui creuse l’écart entre le faire et ledire, entre l’accomplissement et la signification ? La question seraitalors : en quoi ce renoncement a-t-il partie liée avec la massificationet la technicisation de la langue? Et dans quelle mesure se noue-t-il àl’effraction de la terreur dans la culture ?

Il me semble en tous cas que les défenseurs de la psychanalyse ontsouvent lâché l’ombre pour la proie. Ainsi, sous le coup de la criseouverte par la difficulté à trouver un « fond commun » à la psychana-lyse, Wallerstein invoquait-il en 1987 et 1990 un système de preuvesempiriques pour rassembler ce qui, du fond freudien, semblait se disper-ser si fortement. Or quels sont ses arguments dans ce moment de miseà l’épreuve de l’universalité du socle métapsychologique de notrepratique? D’une part, il engage à faire retour vers une « clinique » quiserait en prise directe sur des faits immédiatement saisissables dans laséance. Et d’autre part, il propose de traiter ces faits dans le plan des axesfondamentaux de la cure définis par Freud – transfert et résistance,conflit et défense –, en disjoignant ce plan du plan des reconstructionsde l’analyste16. Car, selon lui, le plan des constructions, c’est-à-dire leplan proprement métapsychologique, serait constitué de métaphores etde symboles qui sont spécifiques à l’univers de chaque analyste. C’est

74 Obstination de l’inconscient

16. Cf. R. S. Wallerstein, « Psychoanalysis as a Science : A Response to the NewChallenges », in The Psychoanalytic Quartely, 1986, n° 55, pp. 414-451 ; « OnePsychoanalysis or Many ? », Int. J. Psycho-Anal., 1988, n° 69, pp. 5-21 ;« Psychoanalysis : The Common Ground », Int. J. Psycho-Anal., 1990, n° 71, pp. 3-20.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

cette spécificité qui ferait la texture des théories dans leur pluralisme.Mais, dans une telle démarche, n’est-ce pas la métapsychologie elle-même que l’on renvoie dans ses foyers, au titre des « préférences »métaphoriques et des besoins théoriques individuels, et au profit d’une« théorie clinique » qui ne saurait, elle, être soupçonnée d’être méta-physique, étayée qu’elle serait sur la saisie de faits non imaginaires ?Qu’on ne sache pas par ailleurs comment ces faits sont découpés sembleimporter peu. L’essentiel me paraît résider ailleurs : sous couvert d’em-piricité, on accepte de prendre les effets pour des faits, en abandonnantle « noyau de vérité » de notre affrontement à l’inconnu. Le relativismemétapsychologique est désormais au service de la dispersion.

Ce péril de la relativité, Freud l’a pressenti dès 1921, dans« Psychanalyse et télépathie »17, et il y revient dans Les nouvelles leçonslorsqu’il critique « l’esprit large », la tolérance théorique, les petitsarrangements avec les relativistes qui considèrent qu’aucune vérité nepeut être affirmée hormis celle « qui est le produit de nos besoins ».Contre la forme de nihilisme qui sous-tend de tels « sophismes » (ce sontses mots), Freud affirme à nouveau l’inflexible rationalité qui doit êtreen mesure de traiter la limite qui sépare radicalement les effets connais-sables des forces hypothétiques. De la même manière, lorsque, dix ansauparavant, il n’hésitait pas à répondre à Adler que, effectivement, lalibido n’est pas réelle mais qu’il faut juger sa force d’après ses consé-quences18, sa réponse n’était pas destinée à invalider la spéculation.C’est au contraire pour en affirmer la légitimité qui, en retour, ordon-nance la pensée d’un tout autre ailleurs, creusé en profondeur à partirde la surface.

Est-ce bien de cette limite dont nous parlons lorsque l’argument des« besoins » des patients, assorti de l’affirmation de l’augmentation dunombre de cas-limites (les bien nommés), engendre l’apologie du nouvelhéroïsme de la psychanalyse? Lorsque la frontière que nous fréquen-terions nouvellement est définie par une nouvelle « nosographie psycha-nalytique », faisant droit à l’aménagement du cadre ? Que, à cette

Destin du destin 75

17. S. Freud, « Psychanalyse et télépathie », OCF/P, XVI, pp. 101-120; ainsi que Nouvellesuite des leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF/P, XIX, p. 229 et 226.

18. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, III, 1910-1911, Gallimard, p. 154.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

frontière présentée comme extrémité clinique, prévalent les défaillancesdu narcissisme, la destruction de l’univers des représentations, la déroutede la scène psychique elle-même devrait nous alerter. Et le retour enforce du trauma, l’attention portée au modèle de la décharge immé-diate, l’insistance mise sur la perspective identitaire, en relation avec desblessures irréparables, devraient non moins nous rendre vigilants.

Car, dans l’horizon de l’identité, le langage est le promoteur de laconstruction du soi-même, tandis que dans l’horizon du fonctionne-ment psychique, tel que Freud s’emploie à le décrire, le langage est ledésorganisateur de ce que l’on croit être soi. Le langage identitaire,qu’il s’agisse de l’identité de l’analyste ou de celle du patient, est lelangage d’une liaison, d’une construction de la personne. Tandis quele langage œuvrant au sein des systèmes de formation et de déformationpsychiques est un langage de la déliaison, contraignant à la stupeurd’un premier éloignement de soi. Dans le premier cas, le primat de laréférence sensible et rationnelle est intact. Dans le second, la mécon-naissance de la référence, une fois qu’entre en fonction la défiguration,aboutit à l’écart non seulement entre le manifeste et le latent, mais entrel’image et la trace mnésique19. Dans le premier cas, on se tient dans lasaisie transférentielle conçue comme mutuelle. Dans le second cas, onse tient dans la dessaisie, rencontre d’une étrangèreté interne, indo-mesticable, nos moi parvenant tant bien que mal à se faire serviteursde plusieurs maîtres. Il y a donc peu de mesure commune entre cesdeux manières de voir, pour autant que le langage n’est porteur del’ailleurs, de l’autre absolument, que s’il a lâché sa prise sur la« personne » – et ne l’oublions pas, persona, c’est d’abord le masquedu comédien. Supporter d’être aux prises avec des forces sans visage,excitation et mouvement qui nous agitent, nous pressent, nous fontavancer et repartir, c’est supporter de penser que nous sommes tenus parce que nous croyons tenir et que nous commettons des meurtres à notreinsu. Les cieux sont vides, certes, mais les mots restent à double sens,ce que l’amphibologie tragique développe jusqu’au plus profond de ladéfaite du soi. J’y reviendrai.

76 Obstination de l’inconscient

19. Sur ce point, L. Kahn, « L’action de la forme », Revue française de Psychanalyse,vol. LV, Spécial Congrès, 4/2001, p. 983 et suiv.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Pour l’heure, je dirai que le retour du culturalisme, sous couvert desparamètres personnels et locaux dans les choix théoriques, a affirmépeu à peu le principe d’un comblement où l’on chercherait en vain cequi se dérobe absolument. Et l’emboîtement de l’herméneutique dansla postmodernité, l’emboîtement de la subjectivité dans l’empathieparticipent du mouvement. Car, là aussi, il conviendrait de s’entendresur ce qui reste de l’auto-activité empathique de Lipps et de Diltheydans le « partage » d’un affect « communiqué ». Disons que tout ceci,ainsi que la conception du langage comme multiplicité de jeux dont lesrègles, le but et le sens sont déterminés par un usage intersubjectif et pardes pragmatiques singulières et autonomes, a entraîné de facto un posi-tionnement des locuteurs tel que la communication remplit le champrelationnel sans extériorité. Et j’entends par extériorité non pas la contex-tualisation, celle qui éclaire ce qui aurait pu, malgré tout, subsisterd’ombre portée de la perte, de l’absence consubstantielle au langage.J’entends par extériorité le monde dans sa consistance la plus opaque,tel que nous n’en avons que des vues partielles grâce aux mots, mais qu’ilfaut bien nommer réel lorsque nous le cherchons et que nous envisageonsle « réel psychique ».

Les enjeux de la narration sont là au premier plan. Avec celle-cis’ordonnent les nouvelles lignes de résistance à la psychanalyse. Ellesportent le nom d’histoires de soi, elles récusent le fragmentaire, ellessursémantisent tous les éléments verbaux et perceptifs en en faisant desrécits. Ainsi, dans ce qui fut sans doute l’un des épisodes inauguraux dela « crise », Roy Schafer, considérant que « le soi est un dire »20, subsu-mait-il l’activité de l’analyse sous le principe des re-narrations succes-sives qui se succèdent au cours d’une cure. Or il est remarquable que,sous la plume de Roy Schafer, ces histoires multiples, qui sont chaquefois « redescription », « remise en contexte », produit d’une « réductionthématique » et d’une « réorganisation dans le sens d’une cohérenceaccrue », voire d’une « classification », soient appelées histories21.

Destin du destin 77

20. Roy Schafer, L’attitude analytique, Puf, p. 295 (The analytic Attitude date de 1983 ;A new Language for Psychoanalysis date de 1976).

21. Id., p. 254, 263-264, 299.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Remarquable parce qu’en face de ces « histoires-historiques », les théoriesde l’analyste, qui commandent ses propres stratégies narratives, sontappelées, elles, des stories22. Des « histoires comme ça », des contesaussi bien (Schafer emploie également le terme de tales), effondrésdans le champ parcellaire de tous les métalangages possibles.

Et parmi ces structures narratives considérées comme des légendesthéoriques, celle de Freud, cette story-là, comprend deux ingrédientsparticulièrement inadmissibles : la machine, écrit Schafer, et la bête23.La « machine » qui réfère à l’idée d’un processus psychique autonome,renvoyant à la physique newtonienne des forces. Et la « bête » qui, elle,réfère à l’animalité de l’homme que Freud a hérité de Darwin. Deuxingrédients irrecevables, car, avec le premier, précise Schafer, nousperdons tout pouvoir sur nos actions, et, avec le second, « nous nousdénigrons nous-même ». Dans cette perspective, où le redire fait del’analysant le co-auteur du présent-passé de l’analyse et où, par ailleurs,« la pulsion est [elle-même] une structure narrative », la place accordéeà la répétition est exemplaire du destin réservé à la compulsion. À yregarder de près, on s’aperçoit en effet que la répétition transférentielle,certes, existe en tant que mode atemporel du vécu transférentiel. Maiselle est conçue en termes « d’aspects répétitifs du comportement »,qu’il soit de satisfaction ou de résistance, de « répétition de schémas derelation », de re-création de « situations » infantiles, de « similitudes »qui sont elles-mêmes le produit de l’incarcération du sujet dans desschèmes narratifs24. Chaque fois, c’est l’autonomie des forces qui faitl’objet de la critique, une autonomie qui conduit à considérer le sujetcomme subissant ces forces sur le mode passif. Or une telle « narra-tion traditionnelle du transfert » conforte le patient dans le « désaveu »de « son pouvoir d’agent ». Parce que la personne est l’agent, la tâcheanalytique doit donc avant tout récuser le déni de chacun de n’être pasl’auteur de ses actes et restaurer l’assise narrative d’un sujet qui, autre-ment, se vit comme victime25. Est-ce à cette vue clinique qu’il faut attri-buer la disparition des termes « compulsion » ou « contrainte » lorsque

78 Obstination de l’inconscient

22. Id., p. 274, 293-294, 297, 305 etc.23. Id., p. 292 ; puis p. 305.24. Id., p. 251, 256, 266, 311-312, 319.25. Id., p. 258 et suiv., 327-332.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Roy Schafer envisage la répétition? Est-ce pour la même raison que laconception freudienne est considérée comme « fatidique »26 ?

L’exemple de Roy Schafer est un parmi beaucoup d’autres. La théo-rie de la vérité narrative de Spence27 laisse de la même manière pourcompte, au profit de la subjectivité, le retrait de l’altérité, son énigme,sa radicale absence. La narration, soutenue par l’intersubjectivité, combletoujours l’événementialité psychique et la faille qu’elle ouvre. Ellecomble, ce faisant, le vide puisque le vide est une « histoire de vide »qui attend son objet. Et qu’on lise Owen Renik28 de la même manière,on constatera que le principe de l’auto-dévoilement et de la construc-tion obéit au même critère de remplissage efficace au service de lapersonne, guidé par une sursémantisation de tous les affects et de tousles désordres qui peuvent surgir dans la situation analytique. Mon hypo-thèse est que, dans toutes ces tendances théoriques, profondément activessous la forme toujours plus vaillante de la psychothérapie, il y va dudestin, tout à la fois vécu et refoulé par la psychanalyse, non-traité parelle en tout cas, d’un meurtre impensable parce que technicisé. La pers-pective identitaire en serait à la fois le symptôme et la ligne de résistance.

* **

« Un homme ne peut être un et plusieurs », soutient Œdipe devantJocaste au plus fort de l’enquête29 : si au carrefour fatal, l’assassin étaitun, ce peut être lui ; s’ils étaient plusieurs, il n’est pas le criminel. Maisprécisément la tourmente tragique tient dans le double sens de ces mots.Car Œdipe est un et plusieurs. Un, le héros qui sauve Thèbes de laSphinge, mais multiple, celui qui est père et frère à la fois, époux etfils ensemble, rival et assassin du père. Et c’est justement parce que le

Destin du destin 79

26. Id., p. 290.27. D. P. Spence, « Vérité narrative et vérité théorique », Revue française de

psychanalyse, 1998/3, p. 849-869.28. O. Renik, « The Ideal of anonymous Analyst and the Problem of Self-disclosure »,

Pychoanalytical Quartely, 1995, n° 64, pp. 466-495, ainsi que « The Perils ofNeutrality », Pychoanalytical Quartely, 1996, n° 65, pp. 495-517.

29. Sophocle,Œdipe Roi, trad. P. Mazon, éd. Belles Lettres, v. 845.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

langage ne peut réconcilier cet un et ce multiple que le héros s’aveugle,cessant d’être un héros dès lors que le crime révèle le désir.

« Ô mon destin, ô daimôn, où as-tu été te précipiter ? », clameŒdipe les yeux ensanglantés30. La puissance saisissante de la tragédiene tient-elle pas dans cette adresse? Adresse à soi-même – car le daimônest le caractère de l’homme, son âme et son mouvement31 – et adresseà l’autre de soi-même, car un daimôn cruel guide nos actions32. Et ladivision est là, qui triomphe dans l’acte final de l’aveuglement. « Quellechose terrible as-tu faite ? Quel daimôn t’a poussé », demande leCoryphée. Et Œdipe de répondre : « Apollon est l’auteur… moi-mêmeai de ma propre main frappé »33. Châtiment infligé par l’autre, châtimentexécuté par soi.

Deux en un, Œdipe et son daimôn, telle est la première topographiede la scène tragique, tandis que la seconde se tient dans la contrainte del’homme pris entre les fléaux d’en bas et la colère vengeresse de ceuxd’en haut. Mais, alors que le mythe dit le châtiment inexorable auquelune force divine extérieure soumet le héros, la tragédie, elle, à l’orée dela démocratie, creusant l’écart entre la faute transmise et la culpabilitéindividuelle, déploie sur sa scène le tourment interne, prélude à la déli-bération. Parce que le destin cesse d’être le seul lot imparti par lesdieux34, parce qu’il cesse de n’être que l’instrument d’une vengeanceaccomplie, génération après génération, pour une souillure d’origine, latragédie décompose la figure du héros mythique. Comme Agamemnonsacrifiant Iphigénie, Œdipe a désiré le meurtre. Il s’est précipité dans lavoie des dieux, la collaboration des desseins divins et des vœux humainsdéterminant, d’un seul tenant, la source de l’égarement et le surgisse-ment de la culpabilité.

Ainsi les « lieux » tragiques ouvrent-ils à l’énigme de la singula-rité humaine, à l’heure où, comme l’a montré remarquablement

80 Obstination de l’inconscient

30. Id., v. 1306.31. Héraclite, Diels-Kranz. Frag. 119, voir Les Présocratiques, éd. La Pléiade, p. 173.32. Œdipe Roi, op. cit., v. 828, 1080.33. Id, v. 1327-1328.34. J.-P. Vernant, « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque », in J.-P. Vernant

et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, pp. 43-74.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Jean-Pierre Vernant35, l’homme grec interroge le mythe avec les yeux ducitoyen. C’est l’impuissance de la volonté à rompre avec les forces quinous tiennent et nous précipitent, c’est la nécessité de commuer l’effroien un litige relevant du droit – pensez à la folie d’Oreste et à l’inter-vention d’Athéna à la fin de la trilogie d’Eschyle pour que l’assembléestatue sur le crime –, c’est la légitimation politique et culturelle de la cité,enracinée dans la notion naissante de conscience, qui déploie la scènede l’agôn intérieur, à la fois débat et combat entre la déterminationoraculaire et l’hubris de l’homme, sa démesure, son excès indomptable.

Or, de tout ce qui est interdit aux humains, Œdipe a tout accompli,lui qui « a mené à bien l’interdit des interdits »36. Tout accompli c’est-à-dire tout manifesté, tandis que la parole s’enraye pour dire ce qui estindicible. Soit que, comme le montre Nicole Loraux, les mots énon-çant les actes monstrueux soient interdits par la loi de la cité athénienne,tel le parricide; soit que la langue grecque ne dispose pas à l’époque clas-sique de mot pour dire l’innommable : ainsi en est-il de l’inceste. Chaquefois, dans une gradation qui va du parricide à l’inceste, l’impronon-çable exige la périphrase et se dit dans le double sens.

Il faut mesurer le poids d’Œdipe Roi dans la tradition grecque elle-même pour mesurer le poids de la référence freudienne. Car cette tragé-die-là, s’inaugurant sous le signe de l’énigme résolue par Œdipe :« qu’est-ce que l’homme? », s’achève sur l’opacité interne de « qui estl’homme ». Opacité que commente le chœur tragique, lui qui ne racontepas, qui ne joue pas, mais tente de dire l’impensable. Et l’impensablen’est pas la faute d’origine qui frappe tout le lignage, ni l’énigme; il estl’impensable ténèbre de l’âme humaine. Ainsi s’ouvre la question del’agent, avec la défaite progressive du héros.

Égarement, meurtre, inceste et culpabilité : telles sont bien les loispropres au devenir psychique que Freud reconnaît dans cette tragédie

Destin du destin 81

35. Cf. également J.-P. Vernant, « Le moment historique de la tragédie en Grèce », inJ.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit.,pp. 13-17 ainsi que « Le sujet tragique : historicité et transhistoricité », in J.-P. Vernantet P. Vidal-Naquet,Mythe et tragédie en Grèce ancienne, II, Maspero, pp. 79-89.

36. N. Loraux, « L’empreinte de Jocaste », L’écrit du temps, n° 12, automne 1986,pp. 35-54 (Œdipe Roi, v. 463-466, traduction de N. Loraux).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

du destin. Mais si « l’expression exacte de la nature inconsciente destendances criminelles » provient de la présentation simultanée de l’acteet de l’horreur de l’acte, l’effet bouleversant résulte, lui, par-dessustout de la transcendance absolue du crime. Inceste et parricide, désiret daimôn correspondent à des forces intérieures, aptes à se dématéria-liser pour autant que le recours aux dieux ne donne plus la solution. Ilme semble que c’est dans cet horizon exactement que Freud conçoit lafigure du père originaire, lui qui occupe tout à la fois la position dutyran et de la victime. La figure du père originaire, mémoire immémo-riale, ordonne, pour la psychanalyse, le lieu tragique interne pour laraison que l’affrontement à l’ancêtre primitif et la trace du crime défontles petits héros narcissiques que nous sommes, quand bien même cher-cherions-nous à nous présenter sous les traits du récitant qui racontel’histoire pour mieux la refouler.

Peu importe donc, à mon sens, la valeur scientifique des donnéesanthropologiques dont Freud s’est servi. Tout comme le débat sur lavaleur de phylogenèse me semble secondaire. Et peu importe, hélas,que les anthropologues de la Grèce archaïque et les psychanalystes sesoient un temps combattus pour savoir si Œdipe avait un complexe ounon37. Lorsqu’ils se sont penchés ensemble sur la configuration de cettescène – héros divisé et commentaire du chœur, coulisses sexuelles ducrime et récit de la souillure, forfait du meurtre et décentrement de lafonction du meurtre sous le coup de l’assomption par le sujet de cequ’il a fait hors sa volonté –, lorsqu’ils se sont interrogés ensemble surle creusement admirable entre le désir et le vouloir, creusement toujoursdit dans les termes d’un défaut de savoir, ils nous ont beaucoup appris.C’est sous ce signe que Nicole Loraux a abordé tous les aspects de l’ou-bli et de la langue divisée par la guerre interne : guerre dans la cité quiest guerre dans la famille et se révèle guerre dans l’âme humaine38.

82 Obstination de l’inconscient

37. Cf. D. Anzieu, « Œdipe avant le complexe ou de l’interprétation psychanalytiquedes mythes », Les Temps Modernes, n° 245, octobre 1966 et J.-P. Vernant, « Œdipesans complexe », in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèceancienne, La Découverte, 1995.

38. Il faut ici renvoyer à l’ensemble de l’œuvre de Nicole Loraux. Je ne cite, à titre deréférence, que La cité divisée, Payot, 1997.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Car ce défaut de savoir fait de l’homme la victime de ses propres motsqui, eux, savent malgré lui. C’est là que la faille identitaire s’ouvre etreste ouverte sous le coup de la saisie rétrospective du double sens.Comme l’écrit si fortement Michel de Certeau, « dans la tradition,l’auto-accusation est le prix du sens; il faut s’accuser pour que le malheursoit compréhensible »39. Avec l’amphibologie du langage, le destininexorable et répétitif se meut en scission interne. C’est là que l’unitédu sujet, répondant de sa multitude interne, prend à bras-le-corps la« terribilité » humaine. « Terribilité » étant le mot par lequel je voudrais,après Castoriadis40, traduire la deinotatès, le caractère deinos, tout à lafois effrayant et merveilleux, des humains. Cela qui fait que la sagesseet l’art de l’homme, sa ruse, son intelligence et sa créativité dépassenttoute attente. Mais cela aussi par quoi son audace démesurée lui faitdonner des lois aux cités et les lui fait détruire. Tout le magnifiquechœur d’Antigone, le premier stasimon41, dit à la fois les œuvres gran-dioses et les monstruosités criminelles. Et la polysémie de deinos est iciindivisible, quand se clivent les actions, comme est indivisible l’entre-lacs de la loi et du meurtre dans le surgissement de la culture. Cetteindivisibilité est l’essence de l’homme, lui qui est plus merveilleux etplus effrayant que les dieux eux-mêmes, parce qu’il est à la fois natu-rel et non-naturel, animal et non-animal, sauvage et non-sauvage, s’étantcréé à lui-même le langage, la pensée et les « pulsions » (le grec ditorgas) qui donnent les lois.

Cette polysémie indivisible de deinos, qui « enchâsse » inaugura-lement l’individu dans la culture (je suis sur ces points DominiqueScarfone), constitue l’autre scène dans la scène. C’est de la même poly-sémie du matériau langagier que Freud tire la décomposition de lapersonne psychique en même temps qu’il crée « l’arène » pulsionnelleet le logos inconscient. Et c’est encore de cette co-présence, rebelle àtoute solution traductive, qu’il extrait le conflit entre la parole de la

Destin du destin 83

39. M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, p. 319.40. C. Castoriadis, « Anthropogonie chez Eschyle et auto-création de l’homme chez

Sophocle », Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Seuil, pp. 13-34.41. Sophocle, Antigone, trad. P. Mazon, v. 332-375.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

civilisation incarnée dans le grand Homme et l’acte du meurtre42. Letraumatisme de l’opacité tragique tient à la cruauté intraitable de cetteco-présence.

Comment une telle scène cruelle pourrait-elle se saisir dans lediscours identitaire ? Comment « le non-un dans l’un » pourrait-il êtrecapturé dans un langage qui se veut comblé par les préférences et lesformes singulières de l’empathie, tout orienté vers la saisie du « soi ».Lâchant la transcendance du un, qui est transcendance du crime avantd’être celle du sujet, ce langage collabore de toute nécessité à la disso-lution de la scène tragique43.

Une scène dont la fonction a évolué avec Freud. Car dans Totem ettabou, le meurtre est non seulement pris dans la finalité destinale dupacte des frères, qui est fondation du pacte social. Mais il est de plusorganisé par le récit épique, lequel, en racontant, refoule la haine auprofit de la nostalgie et de l’interdit. Mais que, dans Moïse, « la tragé-die du père primitif » soit absolument solidaire et de la haine contre lepeuple juif et de l’acte même de fondation du monothéisme, dit uneautre mesure pour penser l’épouvante. Non parce que la culpabilitétransmise immémorialement, génération après génération, rencontre-rait dans la haine antisémite de ce temps-là le terme monstrueux de sonexpiation44. Mais parce que, soudain, l’élimination des Juifs révèle àl’Occident comment il hait indéfectiblement, aussi immémorialementque la transmission, quelque chose de lui-même : non pas quelque chosehors de lui, mais quelque chose en lui, noyau même de sa civilisation,tout à la fois souche de la culture et généalogie de l’esprit45.

84 Obstination de l’inconscient

42. D. Scarfone, « Formation d’idéal et Surmoi culturel », Revue française depsychanalyse, 5/2000, pp. 1589-1598.

43. À moins de s’en tenir à la lecture que donne Ricoeur de la Poétique d’Aristote, àmoins de tirer, avec lui, la mimésis tragique sur la pente de la « mise en intrigue »,une mise en intrigue vraisemblable, symbolique, complète et cohérente au service de« l’alchimie subjective », à moins encore de lui concéder qu’Œdipe Roi est latragédie de la reconnaissance de soi-même plus que celle du parricide et de l’inceste(cf. Temps et récit, I, Seuil, pp. 55-83 et 113-123 et De l’interprétation, Seuil,pp. 495-498).

44. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, pp. 180-185 et 243.45. Je renvoie ici à Ph. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, Christian Bourgois, en

particulier pp. 58-81.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

Il ne s’agit donc pas là d’une affaire de cultures au pluriel. Il s’agitde la haine de soi de l’Occident, qui démantèle l’âme même de l’œuvreculturelle. Tirésias, l’aveugle et le voyant, le « deux en un » expirelorsque le langage devient l’outil instrumentalisé de l’extermination,lorsque la technique du discours est technique d’auto-anéantissement dela culture, lorsque l’efficacité du mot consiste à prendre au pied de lalettre la notion même de « solution ». Ainsi, avec Moïse, se trouve-t-ondans la situation paradoxale où, lorsque le meurtre en masse trouve lalogique verbale de son exercice méthodique, Freud se fait le derniernarrateur d’un récit dominé, d’un côté, par la mélancolie inextinguibledu langage, mais disloqué, de l’autre et au plus profond, par ce qu’il anommé pulsion de mort.

Qu’advient-il lorsque le meurtre originaire explose au grand joursous la forme du meurtre en masse? Lorsqu’il n’y a plus d’écart entrela source et le produit, entre l’extermination et les fins souterraines etdéguisées qu’elle chercherait secrètement à réaliser ? Lorsque la défor-mation, le double sens, le secret des intentions méconnues ont volé enéclats dans la superposition sans défaut de l’acte et de son intention?Lorsque l’acteur, l’auteur et l’agent ne font réellement qu’un ? Peut-être nous reste-t-il en partage l’activité exténuante de parler de l’iden-tité, déplaçant sur le terrain de la clinique la fracture irréversibleprovoquée par l’expérience de son annihilation collective, tentant derestaurer, à nouveaux frais et sur les scènes individuelles, le vécu cultu-rel de la « désolation » (c’est le mot de Hannah Arendt46).

Si, après Freud, je donne à ce désarroi radical, absolu, le nom théo-rique de pulsion de mort, et si j’admets que ses effets ont pris histori-quement à revers le meurtre tragique47, je constate alors que les querellesqui ont entouré l’acceptation ou le refus de la pulsion de mort n’ontque rarement interrogé sa valeur anthropologique universelle. C’est du

Destin du destin 85

46. H. Arendt, Les origines du totalitarisme, III, Le système totalitaire, Points-Seuil,pp. 224-232, et sur le meurtre de l’identité de la personne, pp. 192-202.

47. C’est en ce sens qu’il me paraît difficile de situer la pulsion de mort dans la suite dela « force disruptive » de la sexualité, ainsi que le fait Jean Laplanche. Par ailleurs ilest peu certain que l’on puisse subsumer « la solution finale » sous les termes desadisme et de sado-masochisme ainsi qu’il le propose dans « Responsabilité etréponse » (in Entre séduction et inspiration : l’homme). Si la lecture de Arendt nous

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press

point de vue de la pratique clinique, c’est-à-dire justement de la technique,que son opérativité a été le plus souvent questionnée. Une opérativitéqui a emboîté le pas de l’efficacité ambiante, sous la forme de l’inter-prétation des désintrications pulsionnelles singulières et locales, ignorantque, bien au-delà des nouvelles pathologies que nous affrontons, il y vapeut-être du démembrement culturel lui-même. Mon hypothèse, rienqu’une hypothèse, est que la nouvelle culture des cas-limites, la nouvelleodyssée du courage analytique font corps avec l’héroïsme que promeutn’importe quel récit épique. Ce faisant, elles entérineraient le refoulementde ce démembrement, à défaut de parvenir à penser sa portée.

Laurence Kahn

86 Obstination de l’inconscient

a (m’a) appris quelque chose en regard de la réflexion freudienne, c’est sur la natureou plus exactement la méthode de la violence destructrice en jeu dans letotalitarisme. L’effroi n’y est justement pas un effroi sexuel. Il tient à l’exercice dulangage, au « sur-sens » constamment pratiqué qui donne toute sa force au mépris dela réalité, à l’anéantissement de celle-ci. Le propre de cette position du langage, quidétruit la culture sur le terrain même de la culture, est qu’il abroge la possibilitémême de la scène intérieure, qu’elle soit faite de violence ou de consentement.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 15

1.70

.70.

174

- 18

/11/

2015

13h

04. ©

In P

ress

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 151.70.70.174 - 18/11/2015 13h04. ©

In Press