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Presentation de l’editeur

Que lisait-on dans la France des annees noires ? Com-ment expliquer la « faim de lecture » propre a la periodede l’Occupation ? Quelle fut la part prise par le regimede Vichy dans la circulation, la diffusion, l’orientationdes livres publies ? Et celle de la Resistance dans lapropagation des ecrits clandestins ? Comment accedera l’intimite des millions de lecteurs qui, cherchant as’evader hors d’un quotidien eprouvant, trouverent

alors refuge dans un ailleurs fait de phrases imprimees ?Strategies et pratiques des editeurs, querelles autour du patrimoinelitteraire, reorganisation corporative de la chaıne du livre, listes d’inter-dictions et spoliations de l’occupant, ecrivains partages entre collabora-tion, accommodement, evitement, insoumission : Jacques Cantier signela premiere histoire totale du livre et de la lecture entre 1939 et 1945, despolitiques de censure mises en œuvre par Vichy a l’ebullition culturellede la Liberation.Archives publiques, critiques litteraires, notes de lecture mais aussiecrits du for prive permettent de retrouver les traces intimes des actesde lecture : ecoliers de la France rurale cherchant a elargir leur horizon,adolescents parisiens en quete d’initiation, prisonniers de guerre tentantde maintenir une vie de l’esprit, victimes de la persecution antisemite enquete de rearmement moral...Jacques Cantier montre qu’en depit de la defaite, de la peur et desprivations, la France continue a lire et a etre le theatre d’une foisonnantevie litteraire et intellectuelle.

Jacques Cantier est professeur d’histoire contemporaine a l’universite Tou-louse-Jean Jaures et charge de cours a l’Institut d’Etudes politiques de Tou-louse. Il est notamment l’auteur de L’Algerie sous le regime de Vichy(2002) et d’une biographie de Pierre Drieu La Rochelle (2011).

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Jacques Cantier

Lire sous l’Occupation

Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

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Collection « Seconde Guerre mondiale »dirigee par Laurent Joly

Titres deja publies :

Tal BRUTTMANN, Laurent JOLY, Annette WIEVIORKA (dir.), Qu’est-cequ’un deporte ? Histoire et memoires des deportations de la Seconde Guerremondiale, 2009.

Louis SADOSKY, brigadier-chef aux RG, presente par Laurent JOLY, Berlin1942. Chronique d’une detention par la Gestapo, 2009. Edition poche,revue et augmentee, « Biblis », 2014.

Patrice ARNAUD, Les STO. Histoire des Franc†ais requis en Allemagne nazie,1942-1945, 2010. Edition poche, revue et augmentee, « Biblis », 2014.

Sylvie BERNAY, L’Eglise de France face a la persecution des juifs, 1940-1944,preface de Catherine Nicault, 2012.

Emmanuel DEBONO, Aux origines de l’antiracisme. La LICA (1927-1940),preface de Serge Berstein, 2012.

Bernard COSTAGLIOLA, Darlan, preface de Georges-Henri Soutou, 2015.

Karine LE BAIL, La Musique au pas. Etre musicien sous l’Occupation, 2016.

Patrice ARNAUD, Fabien THEOFILAKIS (dir.), Gestapo et polices allemandes.France, Europe de l’Ouest, 1939-1945, 2017.

Laurent JOLY, Denoncer les juifs sous l’Occupation. Paris, 1940-1944, 2017.

Jacques SEMELIN, La Survie des juifs en France, 1940-1944, 2018.

’ CNRS Editions, Paris, 2019

ISBN : 978-2-271-12443-2

ISSN : 2103-4451

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Pour les miens

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Introduction

Le mardi 4 avril 1942, une jeune fille traverse Paris pour se rendreau domicile de Paul Valery. Elle s’est enhardie quelques jours plus tot adeposer chez la concierge un livre qu’elle souhaite faire signer. Le livreest pret, enveloppe dans un papier blanc sur lequel le nom de la jeunefille a ete inscrit d’une ecriture tres nette a l’encre noire. « Une fois del’autre cote de la porte, note-t-elle, je l’ai defait. Sur la page de garde, ily avait ecrit de la meme ecriture : ‘‘Exemplaire de mademoiselle HeleneBerr’’ et au-dessous ‘‘Au reveil, si douce la lumiere, et si beau ce bleuvivant’’ Paul Valery1. » Cette visite chez Valery, par laquelle s’ouvre lejournal de la jeune fille, souligne le prestige particulier de l’ecrivain dansla societe franc†aise. Elle donne aussi a voir l’attachement a l’objet livre,jusque dans la materialite des gestes du lecteur dont on devine l’impa-tience emue lorsqu’il defait le paquet de papier blanc. Elle permet decomprendre la force des liens qui s’etablissent pour le lecteur des anneesnoires entre le texte qui se devoile sous ses yeux et sa propre experience.Elle revele l’intensite particuliere que le contexte de guerre donne a lavie culturelle car, quelques semaines plus tard, la jeune fille devra coudresur sa veste la sinistre etoile jaune. C’est a la lecture « a l’instant dudanger » que nous sommes ici confrontes, selon la belle formule deWalter Benjamin2.

Livres, lecteurs et lectures : le triptyque ainsi propose amene dumateriel au culturel, de l’objet a son usage par la mediation d’un sujetconcret. C’est l’ordre des livres qui se revele ainsi, de sa production auxmodalites d’appropriation individuelle de son contenu3. Pour en suivreles tribulations de la drole de guerre a la Liberation, deux temporalitessont a confronter : le temps anthropologique des apprentissages cultu-rels qui a contribue a repandre les usages du livre dans la societefranc†aise, le temps court du conflit mondial avec les reorientationsqu’il imprime a l’ensemble des activites humaines.

La presence du livre dans la societe franc†aise des annees noiress’enracine d’abord dans un milieu – auteurs et editeurs, imprimeurs ettypographes, libraires et bibliothecaires – et dans les organisations pro-fessionnelles qui le structurent. Elle releve d’un cadre reglementaireevoluant du liberalisme republicain aux ambitions de reorganisationcorporative de l’Etat franc†ais, de la liberte de la librairie a la double

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censure de Vichy et de l’occupant. Elle est tributaire de la conjonctureeconomique generale. Apres avoir souffert de la crise des annees 1930, lemarche du livre va etre confronte aux difficultes de l’Occupation :penurie, rationnement, distorsion entre une forte demande et uneoffre de plus en plus etranglee. Elle depend enfin d’un quadrillage duterritoire, avec ses reseaux de distribution, ses nœuds et ses peripheries,ses zones de forte densite et ses angles morts, les recompositions liees ala mise en place des zones d’occupation.

La circulation du livre est egalement liee aux usages sociaux de lalecture. La mise en place d’un appareil scolaire national sous la Troi-sieme Republique represente une etape majeure de la constitution depratiques de lecture fortement typees. Le regime de Vichy, prompt a fairele proces de l’ecole republicaine, s’efforce ensuite d’imposer sa marque.Au-dela s’etend le domaine des pratiques concretes du lecteur ordinaire.Or, a la veille de la guerre, le flux de la lecture irrigue inegalement lesdifferentes composantes de la societe franc†aise. La mobilisation, l’expe-rience de la captivite ou celle de la Resistance sont l’occasion de brassagessociaux suscitant des formes d’acculturation renouvelees. Volonte d’eva-sion hors d’un quotidien eprouvant, recherche d’un refuge imprenableloin des contraintes de l’heure, traversee de l’exil interieur et de la rele-gation, tentative de rearmement moral : la lecture des annees noiresse trouve investie de nouvelles fonctions. Les discours sur la lecture,emanant de la litterature autorisee comme de la litterature clandestine,sont ainsi revelateurs des revendications antagonistes du patrimoinefranc†ais au lendemain de la defaite.

Le travail propose ici est bien sur tributaire d’une longue chaınede recherches anterieures. On pourrait ainsi citer Lucien Febvre quievoquait en 1941 l’interet d’une histoire de la litterature dans ses rapportsavec la vie sociale de son epoque4. De nombreux historiens se sontattaches depuis a mettre en œuvre ce programme ambitieux et difficilequi offre la possibilite de reconcilier histoire intellectuelle et histoiresociale. Sans pretendre a l’exhaustivite, on rappellera le role de JulienCain, maıtre d’œuvre du volume de L’Encyclopedie franc†aise consacre en1939 a la Civilisation ecrite, et d’Henri-Jean Martin qui sont les heritiersdirects de Lucien Febvre5. Plus proche de nous, le moderniste RogerChartier a etudie le monde des lecteurs et de la lecture dans la Franced’Ancien Regime avant de codiriger avec Guglielmo Cavallo une Histoirede la lecture dans le monde occidental6. L’etude du rapport a l’ecrit desFranc†ais a ete conduite jusqu’a la periode contemporaine par Franc†oisFuret et Jacques Ozouf7. D’impressionnantes entreprises collectivescomme l’Histoire de l’edition franc†aise ou l’Histoire des bibliotheques fran-

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c†aises ont contribue a planter solidement le decor et a mettre en placel’ensemble des protagonistes publics ou prives participant a l’histoire dulivre et de la lecture8. L’œuvre essentielle de Jean-Yves Mollier abordeaussi bien l’histoire de l’avenement d’un capitalisme d’edition que cellede la lecture et de ses publics9. L’apport de l’anthropologie historique estegalement important. Michel de Certeau a ainsi remis en cause dansL’Invention du quotidien l’assimilation de la lecture a une passivite. Avecson image du « lecteur braconnier », il soulignait la fluidite et la diversitedes pratiques de lecture10. La theorie litteraire s’est egalement interesseea la lecture, comme l’a bien souligne Antoine Compagnon11.

Plusieurs contributions essentielles concernent plus directementla periode a laquelle est consacree cette etude. La voie a ete ouverte parle travail pionnier de Pascal Fouche : L’Edition franc†aise sous l’Occupation1940-194412. Jean-Yves Mollier a complete le dossier dans son livre Edition,presse et pouvoir en France au XXe siecle13. Plusieurs maisons d’editions– Gallimard, Larousse ou Tallandier – ont fait l’objet d’etudes speci-fiques14. Martine Poulain a eclaire la vie des bibliotheques publiques etprivees dans une somme extremement documentee : Livres pilles, lecturessurveillees. Les bibliotheques franc†aises sous l’Occupation15. Gisele Sapiroenfin a etudie, suivant la methodologie des etudes bourdieusiennes surle champ intellectuel, la guerre des ecrivains16.

S’appuyant sur ces acquis, notre etude ne se situe pas dans l’optiqued’une histoire « interieure » de l’edition, des bibliotheques ou des milieuxintellectuels mais fait le pari d’une mise en dynamique de ces differentesapproches. Prolongeant les problematiques d’une histoire culturelle desannees noires mise en chantier par Jean-Pierre Rioux a la fin des annees1980, elle entend contribuer a eclairer la dialectique entre le volonta-risme des politiques de propagande et de censure mises en œuvre parle regime et l’occupant et les strategies propres des acteurs : accom-modement, evitement, resistance... Elle souhaite maintenir le cap surl’horizon du quotidien, niveau ou le culturel se mele de fac†on prosaıqueau cortege de souffrances, de privations et de vagabondages de laperiode17. Elle entend veiller a l’inscription de la periode vichyste dansle temps long de l’essor de la culture de masse18.

Pour naviguer ainsi de la materialite de l’objet livre au braconnagedu lecteur, de nombreuses sources ont ete mobilisees. Les archivespubliques occupent une place importante dans notre corpus : archivesadministratives et dossiers d’epuration aux Archives Nationales, papiersde Bernard Fay a la BNF, archives departementales eclairant les relaislocaux de la censure vichyste... L’Institut Memoires de l’edition contem-poraine (IMEC), installe a l’abbaye d’Ardenne pres de Caen, constitue

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egalement un riche gisement. Diverses sources imprimees ont eteconsultees. Revues litteraires, legales ou clandestines, anthologies etrecueils ont permis de preciser les methodes et sensibilites des lecteurscritiques. Les ecrits du for prive ont egalement ete mis a contribution :journaux ou correspondances d’ecrivains, carnet de guerre d’un institu-teur audois ou d’un franciscain dans le Paris de l’Occupation.

Croiser dans une trame commune ces differents fils n’allait pas desoi. S’enfermer dans le temps court de la guerre interdirait de prendre lamesure des tendances de fond qui traversent la periode. L’ignorercondamnerait a perdre l’intelligence du conflit mondial et des accelera-tions qu’il impose a tous les secteurs de la societe. Un prologue tournevers la longue duree va des lors s’efforcer de situer la place du livre etde la lecture dans la France de la fin de la Troisieme Republique. Unepremiere partie chronologique rendra compte ensuite de l’irruption del’evenement en evoquant la drole de guerre puis la reorganisation degrande ampleur liee au regime d’armistice. Une deuxieme partie plusthematique s’attachera au versant culturel, a travers les differentesfigures du lecteur des annees noires et les enjeux du discours sur lalecture dans l’espace public verrouille des annees noires. Un epilogueenvisagera enfin la sortie de guerre pour l’ordre des livres. La demarchesuivie tout au long de ces differentes etapes s’est efforcee d’allier effort desynthese et etudes de cas illustrant la part du facteur humain si impor-tante sur ce terrain ou les gouts d’une epoque croisent la subjectivite desacteurs individuels.

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PROLOGUE

Les Franc†ais, le livre et la lecturea la veille de la

Deuxieme Guerre mondiale

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A l’automne 1939, alors que la France s’installe dans la ouateinquietante de la drole de guerre, sort des presses de l’imprimerieDupont a Paris un fort ouvrage a la robuste couverture verte intituleLa Civilisation ecrite. Il s’agit du dix-huitieme tome de L’Encyclopediefranc†aise, entreprise de longue haleine lancee quelques annees plus tota l’initiative du ministre de l’Education nationale Anatole de Monzie,sous la direction de l’historien Lucien Febvre. La qualite formelle duvolume – beau papier et riche iconographie – se conjugue avec une listede collaborateurs prestigieux ou se retrouvent universitaires, profes-sionnels et intellectuels en vue1. Dans un texte liminaire, Monzies’efforce de demontrer l’utilite de celebrer le livre, produit des « techni-ques de la liberte », en ces premieres semaines de guerre. Julien Cain,maıtre d’œuvre du volume, en precise les enjeux scientifiques. Il affirmeson souci « de mesurer la place que tiennent le livre et les publicationsecrites dans la vie contemporaine »2. C’est cette place que voudraitreconstituer ce prologue en forme d’etat des lieux.

Les heritages du temps long

Les dynamiques qui ont amene la societe franc†aise du temps del’ecrit rare et de la lecture minoritaire a la generalisation de l’acces au lireet au livre procedent de la longue duree. L’unification par le langagedu territoire qui, au terme de diverses experimentations, va devenir laFrance en constitue la toile de fond3. La diffusion de la langue nationalepasse par une intensification de ses usages ecrits qui penetrent progres-sivement le quotidien du plus grand nombre par le biais des documentsadministratifs, des actes notaries, de la litterature de colportage et dulivre. Les multiples ensembles regionaux et les differents groupessociaux se sont engages selon des rythmes tres divers dans ces processusd’assimilation linguistique et de maıtrise de la lecture.

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Il apparaıt en effet, comme le note Jean Hebrard, qu’il n’y a pas euen France une alphabetisation mais deux4. La premiere commence ala fin du Moyen Age, en ville, dans le milieu des elites religieuses,administratives ou economiques. Au temps des reformes protestanteset catholiques, elle s’etend a certaines couches populaires : artisans,compagnons, ouvriers ou domestiques. Cette premiere alphabetisationtrouve sa terre d’election au Nord de la ligne Saint-Malo/Geneve oule mouvement s’etend aux campagnes environnantes et gagne paysansaises, notables et artisans de village. Les hommes sont engages dansle processus de fac†on plus importante que les femmes. Une deuxiemephase d’alphabetisation survient au XIXe siecle. Elle concerne la part laplus modeste des populations urbaines restees en marge de la premierediffusion, les ruraux des regions du Nord et les regions situees au sud dela ligne Saint-Malo/Geneve. La puissance publique et le processus descolarisation occupent alors une place plus decisive que dans la premierephase. Les lois Ferry finissent d’aplanir les dernieres inegalites entreles territoires et entre les sexes. Un triangle d’analphabetisme, dontl’Allier, les Landes et le Finistere constituent les sommets au milieudu XIXe siecle, est ainsi progressivement investi. L’alphabetisation femi-nine suit desormais les memes chemins que celle de l’alphabetisationmasculine. En 1913, les resultats obtenus par la statistique du mouve-ment de la population temoignent d’une alphabetisation quasi univer-selle, des taches d’inachevement ne subsistant qu’a l’etat residuel dans leCentre et dans l’Ouest5. Les effets de cette mutation se declinent dans demultiples directions : transformation des chaınes de la transmission etde l’apprentissage, renouvellement des modes de sociabilite, evolutiondes rapports de production, renegociation du lien politique. S’appuyantsur les statistiques concernant l’etat sanitaire des conscrits, EmmanuelTodd et Herve Le Bras ont pu etablir que l’anthropologie physique elle-meme porte les marques de cette mue6.

La coıncidence entre la generalisation de l’alphabetisation et lestransformations techniques de l’imprimerie est egalement a l’origined’importants bouleversements culturels. L’essor de la presse en temoigne.En 1914, dans un pays de quarante millions d’habitants, le tirage total dela presse quotidienne depasse les dix millions d’exemplaires. Le mondedu livre est anime par la meme dynamique7. Si l’on s’appuie sur laBibliographie de la France, on passe de 3 357 titres publies en 1815 a uneproduction oscillant entre 12 000 et 13 000 titres jusqu’a la veille de laGrande Guerre8. Cette augmentation se conjugue a la progression destirages moyens : pres de 3 000 exemplaires en 1860, 11 000 en 1900. Lenombre d’objets imprimes mis chaque annee en circulation aurait des

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lors ete multiplie par vingt-cinq entre 1840 et 1910, envol rendu possiblepar le renouvellement complet d’un systeme technique remontant a l’agede Gutenberg9. La mise au point de la machine a papier continu, lespresses mecaniques puis rotatives, et les machines a composer selec-tionnant a partir d’un clavier les moules des caracteres sonnent le glas del’Ancien Regime typographique – non sans quelque nostalgie chez lesamoureux de la belle ouvrage10. La modernisation de l’equipementsuppose de lourds investissements et creuse le fosse entre les « usinesa livres » pouvant viser le marche national et les ateliers artisanaux derayonnement local. L’objet livre change d’apparence : nouveaux formats,dialogue entre l’image et le texte, passage de la couverture muette auxcartonnages illustres... Il investit, au-dela des secteurs traditionnels de lapiete, des Belles Lettres et de l’histoire, de nouveaux territoires : livresscolaires, litterature enfantine et romans populaires, dictionnaires etœuvres de vulgarisation scientifique, ouvrages pratiques, guides devoyage, recueils de recettes, manuels de savoir-vivre, etc.

L’ensemble des maillons de la chaıne du livre se trouve des lorsprofondement transforme par cette entree dans l’ere industrielle. Enamont, s’affirme le role nouveau de l’editeur. Se dechargeant de lafabrication materielle du livre sur l’imprimeur et de la vente au detailsur le libraire, il se concentre de plus en plus sur le choix des auteurs,la selection des manuscrits et la definition des strategies de publication.Certaines formes de diffusion traditionnelles declinent de fac†on irrever-sible11. Concurrence par le chemin de fer, la poste et les autres moyensde diffusion du livre, le colportage commence a decliner a la fin duSecond Empire et periclite sous la Troisieme Republique. La librairiesedentaire tend alors a prendre le relais. On denombrait une librairepour 18 246 habitants en 1840, on en compte desormais une pour7 888 habitants en 191012. Enfin, en 1852, apparaıt un nouveau reseaude diffusion, celui des bibliotheques de gare sur lequel Hachette etablitson monopole par le biais de contrats negocies avec les compagnies dechemin de fer. Le maillage se complete avec l’avancee du reseau : de43 kiosques en 1853 a 1 179 en 189613.

D’autres circuits d’acces au livre voient le jour. Ainsi se met enplace un premier reseau de bibliotheques publiques14. La Bibliothequenationale herite a Paris des fonds de la Bibliotheque royale tandis quequelque 150 bibliotheques municipales se creent dans les grandes villesde province. Vouees a la conservation plus qu’a l’accueil d’un largepublic, ces bibliotheques restent longtemps l’apanage de quelques eruditsde haute culture. Le mouvement des bibliotheques populaires a uneautre ambition : guider vers le livre un public de lecteurs neophytes et

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donc vulnerables. Ces dispositifs temoignent, par leur action conjointe,d’une densification des canaux de diffusion du livre au sein de la societefranc†aise.

Le statut des « gens du livre » a connu enfin des evolutions impor-tantes. Jusqu’en 1870, libraires et imprimeurs, dont le nombre est limite,doivent etre brevetes et assermentes. La Troisieme Republique, attacheea la plus large diffusion des Lumieres, supprime le brevet des 1870. Laloi du 29 juillet 1881 proclame la liberte de la presse et de la librairie etdefinit de fac†on limitative les delits lies a la liberte d’expression15. Lareconnaissance de la liberte syndicale permet en outre l’organisationd’une communaute ouvriere du livre, consciente de longue date de sonidentite professionnelle. Ces ouvriers « pas tout a fait comme les autres »se concentrent dans la capitale et quelques villes d’imprimerie16. Ilsdisposent d’une qualification professionnelle affirmee qui donne autypographe et a l’ouvrier compositeur un incontestable prestige. En1885 est creee la Federation franc†aise des travailleurs du livre (FFTL).Elle compte 14 000 adherents a la veille de la Grande Guerre. S’ils serepartissent dans cent soixante villes, un tiers se recrute encore dans lacapitale17. En 1895 la FFTL rejoint la CGT. Elle y incarne une tendancereformiste, centree sur la defense des droits et sur une vision parfoisconservatrice de la profession qui l’amene a s’opposer a la feminisation18.Lors de la scission de 1921-1922, la majorite des adherents restent dans la« vieille maison », les minoritaires fondant une Federation unitaire dulivre.

L’auteur a obtenu depuis la Revolution franc†aise une reconnais-sance de sa propriete intellectuelle et des droits sur son œuvre. Sa placedans le champ litteraire est desormais definie a la croisee de la recon-naissance symbolique des pairs et de la reconnaissance materielle dupublic19. Isabelle Diu et Elisabeth Parinet soulignent la difficulte dequantifier un groupe tres disparate mais esquissent une courbe ascen-dante qui menerait de 3 000 ecrivains a la fin du XVIIIe siecle aux40 000 recenses dans les annees 1970. A la veille de la Grande Guerre,on compterait sans doute autour de 15 000 auteurs – dont 3 500 femmesde lettres20.

Ces mouvements de fonds ont contribue a rallier a la lecture denouveaux publics : femmes, enfants, ouvriers. Une « revolution cultu-relle silencieuse » s’est operee21. A la Belle Epoque, le roman-feuilletondont on decoupe et coud les feuillets pour pouvoir les relire et les preter,les fascicules a deux sous de livraison hebdomadaire rapportant lesaventures de Nick Carter ou de Nat Pinkerton, prennent le relais de lalitterature de colportage22. Les manuels scolaires conserves toute une vie

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donnent naissance a une premiere bibliotheque familiale. Les diction-naires, par leur prix modique et leur utilite pratique, constituent unimportant facteur d’acculturation. Lance en 1905 et remis a jour chaqueannee, le Petit Larousse illustre devient rapidement une institution : letotal des ventes cumulees represente 3,5 millions d’exemplaires en 1931,5,5 millions en 194123. Le prix du livre traditionnel – trois francs cin-quante en 1914 quand le salaire journalier d’un ouvrier se situe entredeux et six francs – constitue une limite a l’essor d’un marche populaire.Des experiences originales voient toutefois le jour, a l’image de la Biblio-theque des Amis de l’instruction du IIIe arrondissement qui fonctionnade 1861 a la veille de la Deuxieme Guerre mondiale : la gestion associativepermet ici aux lecteurs de participer au choix des livres et de lesemprunter24.

Avec un temps de decalage souligne par Eugen Weber, les cam-pagnes, bastion tardif de la culture orale, se sont progressivementouvertes au « papier qui parle », l’essor du journal ouvrant la voie al’imprime25. Le reseau des bibliothecaires scolaires, dont l’implantationcommence avec le Second Empire et se poursuit a la Belle Epoque,constitue dans le monde rural un vecteur de la civilisation ecrite. Lamoitie des ecoles en sont dotees au temps de Jules Ferry, pres des troisquarts en 1915 avec 50 000 etablissements equipes et pres de 7 millionsde volumes disponibles26.

La Grande Guerre – « premier grand evenement du XXe siecle quia ete mene et vecu par des societes de masse tout en contribuant a laformation de celles-ci », comme le note John Orne27 – a incontestable-ment contribue a enraciner ces nouvelles pratiques. Lecture et ecriturechangent de statut. Elles quittent le domaine des exercices scolaires oudes pratiques occasionnelles pour devenir le seul moyen de maintenir uncontact entre les familles separees par la mobilisation. Le service postaldes armees achemine chaque jour quatre millions de lettres a destinationles combattants et autant vers l’arriere28. Avec les moyens lies a leurbagage culturel, des millions de protagonistes donnent ainsi a lire leurexperience du conflit. Que l’on songe ici aux carnets du tonnelier deCarcassonne Louis Barthas. Temoignage d’une grande richesse sur lesepreuves et les aspirations d’un combattant de base, ce journal reveleaussi l’horizon culturel d’un artisan qui n’a connu que l’ecole primairemais dont les references montrent qu’il a ete un lecteur de Victor Hugo,d’Anatole France ou de Madame de Sevigne29. La lecture massive dela presse, malgre la mefiance suscitee par la censure, se poursuit al’arriere comme au front. Les photographies publiees par BenjaminGilles donnent a voir les scenes de lecture partagee qui prolongent les

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formes de sociabilite des cafes de l’avant-guerre ou les images de lectureindividuelle qui temoignent de la volonte de maintenir une intimite dansun univers domine par le poids du collectif. La lecture litteraire, moinsrepandue parmi les combattants, a pu toutefois beneficier des effetsde mimetisme lies aux brassages sociaux provoques par le conflit. Lesucces de certains grands romans doit etre releve : le Gaspard de ReneBenjamin, Le Feu d’Henri Barbusse, Les Croix de bois de Roland Dorgelesont ete vendus a plus de 300 000 exemplaires. Ces ouvrages ont permisun transfert de l’experience du front vers les lecteurs de l’arriere. Par lesphenomenes d’identification qu’ils ont suscites, il ne fait pas de doutequ’ils ont aussi contribue a la construction d’une experience collective enfournissant aux lecteurs combattants les cadres narratifs susceptibles defaire partager leur vecu et leur ressenti30.

La lecture dans le projet pedagogique republicain

L’heritage du temps long permet donc de reperer les dynamiques etles potentialites ouvertes par la generalisation de l’alphabetisation et lesrevolutions du XIXe siecle et de la Belle Epoque. De multiples facteursdeterminent ensuite les modalites d’acclimatation de la pratique de lalecture au sein de la societe franc†aise jusqu’a la veille de la DeuxiemeGuerre mondiale. Le systeme educatif de la Troisieme Republiquemerite ainsi une attention particuliere31. Il reste domine par la dualiteprimaire/secondaire, donnee structurante jusqu’au milieu du XXe siecle.Ici s’etablit la demarcation entre la lecture simple et utilitaire de« l’homme instruit », capable de comprendre le sens des mots, et lalecture plus ambitieuse de « l’homme cultive », qui peut en mesurer lapolysemie32.

Le reseau des 80 000 ecoles publiques animees par 150 000 insti-tuteurs quadrillant le territoire national a la fin du XIXe siecle temoignede l’effort scolaire consenti par le regime. L’ecole primaire publiqueaccueille, a la veille de la Grande Guerre, pres de 4,5 des 5,5 millionsd’eleves alors scolarises. On assiste des lors a la naissance d’un « hommenouveau » au bagage culturel plus proche de celui de ses condisciples desautres regions que de celui de ses parents et grands-parents33. La maı-trise de la lecture occupe une place centrale dans son viatique. Lesmethodes employees pour cet apprentissage essentiel ont connu enquelques decennies d’importantes evolutions. Les anciennes methodessyllabiques ont ete supplantees au XIXe siecle par les methodes phone-

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