L'Illusion de l'Instruction

download L'Illusion de l'Instruction

of 9

Transcript of L'Illusion de l'Instruction

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    1/9

    L'ILLUSION DE L'INSTRUCTIONpar A. K. Coomaraswamy

    Il tait possible Aristote (1), prenant cette prmisse : un homme rellement cultiv peut aussidevenir instruit, de demander s'il y a un rapport ncessaire ou simplement accidentel entre la cultureet l'ducation. Une telle question ne se pose gure pour nous, pour qui le manque d'instructionimplique tout naturellement l'ignorance, l'arriration, l'inaptitude l'autonomie : pour nous, despeuples peu lettrs sont des peuples non civiliss, et inversement. Comme l'exprime une rcentebande de lancement d'un livre : La plus grande force de la civilisation est la sagesse collectived'un peuple instruit .

    Des raisons existent qui expliquent ce point de vue ; elles sont inhrentes la distinction entre unpeuple et un proltariat, entre un organisme sociale et une fourmilire humaine. Pour un proltariat,

    savoir lire et crire est une ncessit pratique et culturelle. Nous ferons remarquer au passage qu'unechose ncessaire n'est pas toujours un bien en elle-mme, hors de son contexte ; certaines, commeles jambes de bois, ne sont utiles qu'aux hommes dj estropis. Quoi qu'il en soit, il demeure quel'instruction est une ncessit pour nous et cela deux gards : 1) parce que notre systmeindustriel ne peut fonctionner et des bnfices ne peuvent tre raliss qu'avec des hommes quipossdent au moins une connaissance lmentaire des trois R * ; et 2) parce que l o il o iln'y a plus aucun rapport ncessaire entre l' habilet manuelle (aujourd'hui une conomie degeste qui permet de gagner du temps, plutt qu'un contrle du produit) et la sagesse , lapossibilit de la culture dpend largement de notre capacit lire les meilleurs livres. Nous disons possibilit ici car, alors que l'instruction que procure en ralit un enseignement obligatoire demasse n'implique souvent rien de plus que la capacit et le dsir de lire des journaux et publicits,un homme vritablement cultiv, dans ces conditions, sera celui qui aura tudi de nombreux livresdans de nombreuses langues. Il ne s'agit pas l d'une connaissance qui puisse tre livre tous pa contrainte (mme si n'importe quellenation pouvait offrir des professeurs en quantit et qualitsuffisantes) ou qui puisse tre acquise par chacun, quelle que soit son ambition.

    Nous avons accord que dans les socits industrielles, o l'on tient pour tabli que l'homme est faitpour les affaires et o les hommes sont cultivs quand ils le sont malgr, plutt qu'en raison deleur milieu, savoir lire et crire et un talent ncessaire. Il s'ensuivra naturellement que si, suivant leprincipe la misre aime la compagnie , nous projetons d'industrialiser le reste du monde, il estaussi de notre devoir de lui apprendre l'anglais de base ou quelque chose du mme genre

    l'amricain est dj une langue de relation purement extrieur, une langue de marchands , de peurque les autres peuples ne soient pas en mesure de nous concurrencer efficacement. La concurrenceest le nerf du commerce et les bandits se doivent d'avoir des concurrents.

    Mais un problme nous occupe ici, savoir le postulat selon lequel l'instruction serait un bienformidable et une condition indispensable de la culture (2), y compris pour les socits non encoreindustrialises. L'immense majorit de la population mondiale est encore sans industries et peulettre, de mme qu'il existe des peuples encore prservs ( l'intrieur de Borno) ; maisl'Amricain moyen, qui ne connat aucun autre style de vie que le sien, estime que sansinstruction signifie sans culture , comme si cette majorit constituait seulement une classesous-dveloppe au sein de son propre milieu. C'est la raison pour laquelle (il en existe d'autres plus

    mprisables qui ne sont pas trangres aux intrts imprialistes ), lorsque nous nous proposonsnon seulement d'exploiter mais encore d'duquer les races infrieures sans loi (c'est dire notreloi) , nous leur infligeons des blessures profondes et souvent mortelles. Nous disons mortelles

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    2/9

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    3/9

    produit des lecteurs de la presse sensation et des amateurs de cinma (Karl Otten). Un matre quinon seulement sait lire, mais aussi crireen latin et en grec classique de manire remarquable,observe que l'accroissement quantitatif de l 'instruction, ou de ce qui en tient lieu, ne fait gure dedoute, mais au milieu de la satisfaction gnrale due au fait que quelque chose se multiplie, on necherche pas savoir si cet accroissement est avantageux ou prjudiciable. . Il parle seulement des pires effets de l'instruction force et conclut : Le savoir et la sagesse ont t trs souvent

    spars ; la consquence peut-tre la plus vidente de l'instruction moderne a t de maintenir etd'agrandir ce foss. (3)

    Douglas Hyde remarque que c'est en vain que des visiteurs dsintresss ont carquill les yeuxd'tonnement au spectacle d'instituteurs ne sachant pas un mot d'islandais, dsigns pour faire laclasse des lves ne sachant pas un mot d'anglais... Des enfants intelligents, possdant unvocabulaire d'usage quotidien d'environ trois mille mots, entrent dans les coles de l'Etat pour ensortir, leur vivacit naturelle disparue, leur intelligence presque compltement mine, la matrisesplendide de leur langue maternelle perdue pour toujours ; tout cela en change d'un vocabulaire decinq six cents mots anglais, mal prononcs et incorrectement employs... Les histoires, les lais, lespomes, les chansons, les aphorismes et les proverbes, en un mot l'hritage unique de celui qui parle

    irlandais, ont disparu pour toujours et ne seront remplacs par rien d'autres... On apprend seulementaux enfants avoir honte de leurs parents, de leur nationalit, de leur nom... c'est un remarquablesystme d' "ducation" (4). C'est le systme que vous, Amricains civiliss et instruits , avezinflig aux Amrindiens, et que toutes les races imprialistes infligent encore leurs propres sujetset aimeraient imposer leurs allis aux Chinois par exemples.

    Il s'agit du problme des langues et de leur contenu. Pour ce qui est des langues, il faut d'abordavoir l'esprit qu'on ne connat aucune langue primitive qui aurait un vocabulaire born laseule expressions des relations extrieurs les plus simples. Cette pauvret n'est pas originelle ; elleest bien plutt ce quoi tendent les langues, dans certaines circonstances et comme consquencesde philosophies rien-de-plusistes ; par exemple, l' instruction amricaine n'est, 90%,qu'affaire de deux syllabes (5).

    Au XVII sicle, Robert Knox disait des Cinghalais que les laboureurs et les paysans ordinairesparlent de faon lgante et avec pleins de complments. Il n'y a pas de diffrence, pour le langage,entre les paysans et les courtisans (6). De nombreux tmoignages identiques pourraient treapports du monde entier. Ainsi, J. F. Campbell crivait propos du galique : Je suis enclin penser que le meilleur dialecte est celui que parlent les gens les plus illettrs dans les les... deshommes l'esprit clair et la mmoire admirable, gnralement vieux et trs pauvres, vivant l'cart sur des les loignes et parlant seulement galique (7) ; et il cite Hector Maclean qui noteque la perte de leur littrature orale est due en partie la lecture... en partie des ides religieuses

    bigotes et en partie d'troites conceptions utilitaires - qui sont prcisment les trois formestypiques par lesquelles la civilisation moderne a laiss son empreinte sur les cultures les plusanciennes. Alexander Carmicheal dit que pour les habitants de Lewis, comme pour ceux de laHaute-Ecosse et des les d'une manire gnrale, les critures sont toujours prsentes dans leursmes et ils en font usage dans leurs propos... Aucun peuple n'a peut-tre de rituel plus complet dechansons et d'histoires, de rites sculaires et de crmonies religieuses... que les incompris etprtendus illettrs highlandersd'cosse (8).

    St. Barbe Baker nous raconte qu'en Afrique centrale, (son) ami et homme de confiance tait unvieil homme ne sachant ni lire ni crire, mais connaissant profondment les histoires du pass... Lesvieux chefs de tribu coutaient, fascins... Avec le prsent systme d'ducation, il y a de srieux

    risques qu'une grande partie en soit perdue (9). W. G. Archer fait remarquer qu' la diffrence dusystme anglais dans lequel on pourrait passer sa vie sans entrer en contact avec la posie, lesystme tribal des Uraons utilise la posie comme un appendice vital la danse, aux mariages et

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    4/9

    aux rcoltes activits auxquelles tous se joignent car elles font partie intgrante de leur vietribale , ajoutant que, s'il fallait dterminer le facteur qui a entran le dclin de la culture dansles villages anglais, nous dirions que c'est l'alphabtisation (10). Dans l'Angleterre plus ancienne,comme Priori et Gardner nous le rappellent, mme l'homme ignorant et inculte connaissait lasignification des sculpture que seuls les archologues expriments savent prsent interprter (11).

    L'anthropologue Paul Radin fait observer que l'altration de toute notre vie psychique et de toutenotre perception des ralits extrieures suscite par l'alphabet, lequel a tendu exclusivement lever la pense et la rflexion au rang de preuve exclusive de toutes les vrits, ne s'est jamaisproduite chez les peuples primitifs . Quant au progrs , Radin affirme que rien ne pourra treaccomplit en ethnologie tant que les chercheurs ne seront pas dbarrasss une fois pour toute de lanotion singulire selon laquelle tout possde une histoire volutive, tant qu'ils n'auront pas prisconscience que certaines ides et certains concepts sont aussi fondamentaux pour l'homme (12)que sa constitution physique. Il n'est plus permis d'tablir une distinction entre les peuples l'tatde nature et les peuples civiliss (13).

    Jusqu'ici, nous n'avons pris en considration que les opinions des lettrs. Tom Harrison, rapportantce qu'il a vu aux Nouvelles Hbrides, voque un contexte et une vision rellement sauvages . C'est en coutant et en observant que les enfants sont duqus... sans l'criture, la mmoire estparfaite, la tradition exacte... l'enfant qui grandit, on apprend tout ce qu'on sait... Les ralitsintangibles concourent tout les efforts dans la fabrication du cano, de la conception laconstruction... On peut considrer les chansons comme des contes... La structure et la matire demilliers de mythes que chaque enfant apprend (souvent par cur et certaines histoires pendant desheures) constitue une vritable bibliothque... Les auditeurs sont pris dans des rets de mots tisss. Leurs conversations ont des mots d'une prcisions et d'une beaut que nous ne connaissons plus .Et que pensent-ils de nous ? Les indignes ont facilement appris crire aprs le contact avec lacivilisation blanche, mais ils regardent cela comme un acte curieux et inutile. Ils demandent :"L'homme ne peut-il pas se souvenir et parler ?" (14) Il pensent que nous sommes fous et il sepeut qu'ils aient raison.

    Quand nous nous proposons d' duquer les Ocaniens, c'est gnralement afin de nous les rendreplus utile (de l'aveu gnral, tel tait, au commencement, l'objet de l' ducation anglaise auxIndes), ou de les convertir notre manire de pense ; notre but n'est pas de leur faire connatrePlaton. Mais si, d'aventure, nous lisions ou s'ils lisaient Platon, nous serions ils seraient probablement trs tonner de constater que leur protestation L'homme ne peut-il se souvenir? est aussi la sienne (15). Car, dit-il, cette invention [des lettres] engendra l'oubli dans l'me de ceuxqui apprennent l'employer, car ils n'exerceront par leur mmoire. Leur confiance dans l'criture,

    produite par des caractres extrieurs qui ne font pas partie d'eux-mme, dcouragera l'usage de leurpropre mmoire. Tu as invent un lixir, non de mmoire, mais de rminiscence; et tu offre tesdisciples l'apparence de la sagesse, non la vritable sagesse, car ils liront beaucoup sans rienapprendre et sembleront ainsi savoir beaucoup de choses [le professeur E. K. Rand disait qu'ilssauront de plus en plus de choses de moins en moins importantes] alors qu'ils ne seront le plussouvent que des ignorants intraitables, car ils ne seront pas sages, mais pdants. Platon continue,en disant qu'il existe un autre genre de mot , d'une origine suprieure et d'un pouvoir plus fortque le mot crit (ou, comme nous le dirions, imprim) ; et il soutient que le sage, quand il estsrieux, n'crira jamais avec l'encre des paroles mortes, incapables d'enseigner efficacement lavrit, mais smera les graines de la sagesse dans les mes capables de les recevoir, et, ainsi, de les transmettre pour toujours .

    Le point de vue de Platon n'a rien de curieux ni d'insolite ; tout Indien cultiv et rest l'abri de desinfluences europennes serait pleinement d'accord avec lui. Il suffira de citer Sir Goerges A.

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    5/9

    Grierson, ce grand savant en langue indiennes, qui dit que l'ancien systme indien par lequel lalittrature est consigne, non sur le papier, mais par la mmoire, et transmis de gnration engnration de matres et d'lves, survit encore [en 1920] pleinement au Cachemire. Ces tables dechair du cur sont souvent plus exactes que les manuscrits de papier ou en bois de bouleau. Lesrcitants, mme quand ce sont de doctes pandits, prennent bien soin de dlivrer mot pour mot , etla matire recueillie en coutant les conteurs de profession est ainsi, certains gards, plus

    prcieuse que n'importe quel manuscrit (16).

    Du point de vue indien, on ne peut dire qu'un homme connat, que s'il connat par cur; ce qu'ildoit consulter dans un livre pour se le remettre en mmoire, il n'en a qu'un simple aperu.Aujourd'hui encore, il y a des centaines de milliers d'Indiens qui, quotidiennement, rcitent par curla totalit ou une grande partie de la Bhagavad Git ; d'autres, plus savants, savent rciter descentaines de milliers de vers de textes plus longs. C'est par un chanteur de village itinrant, auCachemire, que j'ai entendu chanter pour la premire fois les odes du pote classique Dhall-al-DnRm. Depuis les temps les plus reculs, les Indiens ont considr que l'homme savant tait celui,non pas qui avait beaucoup lu, mais qui avait reu un enseignement approfondi. La sagesses'apprend beaucoup auprs d'un matre que dans n'importe quel livre.

    Nous arrivons prsent la dernire partie de notre problme, c'est--dire aux proccupationscaractristiques des littratures orale et crite. Bien qu'on ne puisse les sparer de faon rigoureuse,il existe une diffrence qualitative et thmatique entre les littratures originairement orales et cellesqui furent cres, pour ainsi dire, sur le papier. Au commencement tait le VERBE. Ladiffrence s'tablit en grande partie entre la posie et la prose, entre le mythe et le fait. La nature dela littrature orale est essentiellement potique, son contenu essentiellement mythique et saproccupation est de relater les aventures spirituelles des hros ; la littrature originairement criteest, en revanche, par sa nature, essentiellement prosaque, son contenu littral, et elle se proccupedes personnages et des vnements profanes.

    En disant potique , nous voulons dire mantique , sous-entendant que le potique est unequalit littraire et non simplement une forme littraire (versifie). La posie contemporaine est,essentiellement et invitablement, de la mme valeur que la prose moderne : toutes deux relventpareillement de l'opinion et le meilleur de chacune incarne, tout au plus, quelques idesbienheureuses plutt qu'une quelconque certitude. Comme l'exprime une glose clbre : l'incroyance est pour la populace. Nous, qui qualifions un art de signifiant sans savoir dequoi, sommes galement fires de progresser , sans savoir dans quelle direction.

    Platon soutient que celui qui est srieuxn'crira pas mais enseignera, et que, pour peu que le sagecrive, ce sera soit un simple divertissement, - les pures belles-lettres *** - soit pour se

    constituer un mmento lorsque sa mmoire sera affaiblie par la vieillesse. Nous savons exactementce qu'entend Platon par srieux ce n'est pas propos des affaires humaines ou des personnes,mais eu gard aux vrits ternelles, la nature de l'tre rel et la nourriture de notre partieimmortelle, que le sage sera srieux. Notre partie mortelle peut vivre de pain seulement , mais,c'est par le Mythe que notre Homme Intrieur est nourrit ; si nous remplacons les mythes vritablespar les mythes propagandistes de la race , du dveloppement , du progrs et de la mission civilisatrice , l'Homme intrieur meurt de faim. Le texte crit, comme le dit Platon,peutservir ceux dont la mmoire a t affaiblie par la vieillesse. Ainsi, c'est dans la snilit de laculture que nous avons jug ncessaire de conserver les chefs-d'oeuvre de l'art dans des museset, en mme temps, de fixer par crit et, ainsi, de conserver (ne serait-ce que pour les savants)tout ce qu'on peut recueillir des littratures orales qui, autrement, seraient perdues tout jamais ;

    et cella doit tre fait avant qu'il ne soit trop tard.

    Tous ceux qui ont tudi srieusement les socits humaines sont d'accord pour reconnatre que

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    6/9

    l'agriculture et l'artisanat sont les fondements essentiels de toute civilisation, le sens premier de cedernier mot tant celui de btir une demeurepour soi-mme. Mais, comme le dit Albert Schweitzer, nous nous comportons comme si la lecture et l'criture, et non l'agriculture et l'artisanat, taient lecommencement de la civilisation et, de ces coles qui ne sont que les copies de celles qui sonten Europe, ils [les indignes ] en sortent comme des personnes "instruite", se croyant indignesd'un travail manuel et ne voulant exercer que des professions commerciales ou intellectuelles...

    Ceux qui accomplissent toutes leur tudes dans ces coles sont, pour la plupart, perdus pourl'agriculture et l'artisanat (17). Comme l'a galement dclar le grand missionnaire du Zoulouland,Charles Johnson : L'ide centrale [des coles missionnaires] tait e choisir des individus en lesloignant de la masse de la nation.

    Nos concepts littraire, par exemple les notions de culture (analogue l'agriculture) de sagesse (originellement habilet manuelle ) et d' asctisme (originellement application ), proviennent des arts productifs et constructeurs : car, comme le dit SaintBonaventure : Il n'y a l rien qui n'annonce la vritable sagesse, et c'est pour cette raison que laSainte criture fait trs justement usage de telles comparaisons. (18) Dans des socits normales,les activits ncessaires de productions et de constructions ne sont pas de simples besognes ,

    mais galement des rites, et la posie et la musique qui leur sont associes une sorte de liturgie. Les petits mystres des arts manuels prparent de manire naturelle aux grands mystres duroyaume des Cieux . Mais, pour nous, qui ne savons plus penser selon les termes de la justice divine de Platon dont l'aspect sociale est vocationnel, que le Christ soit charpentier et fils d'uncharpentier ne constitue qu'un hasard de l'histoire ; nous lisons, mais ne comprenons pas que,lorsqu'on parle de bois pour dsigner la materia prima, nous devons aussi parler de Lui, par quitout a t fait , comme d'un charpentier . Au mieux, nous interprtons les classiques figures depense, non dans leur universalit, mais comme des figures de rhtorique inventes par des auteursindividuels. Quand l'instruction n'est plus qu'un talent, il se peut que la sagesse collective d'unpeuple ne soit qu'une ignorance collective, tandis que les communauts arrires sont lesbibliothques orales des anciennes cultures du monde (19).

    L'objet de nos activits ducatives l'tranger est que nos lves assimilent nos manires de penseet de vivre. Il n'est facile aucun professeur tranger de reconnatre la vrit exprime par Ruskinqui dit qu'il n'y a qu'une seule faon d'aider les autres, c'est non pas les former notre manire devivre (quelque soit la valeur que nous donnons celle-ci) mais dcouvrir ce qu'ils essayaient defaire et ce qu'ils faisaient avant notre venue et, si possible, les aider le faire mieux encore. Certainsmissionnaires Jsuites en Chine sont envoys dans des villages loigns et sont tenu de gagner leurvie par la pratique d'un mtier manuel indigne pendant au moins deux ans avant d'tre autoris dispenser le moindre enseignement. Des conditions de ce genre devraient tre imposes tous lesprofesseurs trangers, qu'ils enseignent dans des coles missionnaires ou gouvernementales.

    Comment osons-nous oublier que nous avons affaire des peuples dont les intrts intellectuelssont les mmes de haut en bas de l'difice social , et qui n'ont pas encore adopt nos distinctionserrones entre enseignement religieux et enseignement laque, entre beaux-arts et arts dcoratifs etentre signification et usage ? Aprs avoir introduit ces distinctions et avoir spar la classe instruite de la classe illettre , c'est vers cette dernire que nous devons nous tourner si nousvoulons tudier la langue, la posie et la culture intgrale de ces peuples, avant qu'il ne soit troptard .

    En parlant de la fureur de proslytisme dans un prcdent article, je n'avais pas seulement l'esprit les activits des missionnaires professionnels mais, plus gnralement, celles de tous ceuxqui plient sous le poids du fardeau de l'homme blanc et sont impatients de distribuer aux autres les

    bienfaits de notre civilisation. Qu'y a-t-il derrire cette fureur, dont nos expditions punitives etnos guerres de pacification ne sont que les manifestations les plus apparentes ? Il ne serait pasexcessif ce dire que nos activits ducatives l'tranger (un terme qui doit inclure les rserves

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    7/9

    indiennes en Amrique) sont motivs par le dsirde dtruire les cultures existantes. Et ce n'est passeulement, je pense, cause de notre conviction en la supriorit absolue de notre Kultur, et dumpris et de la haine qui s'ensuivent pour tout ce que nous n'avons pas compris (et nous necomprenons pas que des gens puissent agir sans mobile conomique), mais c'est aussi cause d'uneenvie, inconsciente et profondment enracine, d'une srnit et d'un repos que nous ne pouvonsque reconnatre chez ceux que nous disons prservs . Il nous est pnibles de constater que ceux-

    ci, qui ne sont ni industrialiss ni dmocrates comme nous le sommes, sont nanmoinssatisfaits; nous nous sentons obligs de les mcontenter et, particulirement, de mcontenter leursfemmes, qui nous pouvons apprendre travailler en usine et embrasser une carrire. J'aiemploy dessein le terme Kultur parce qu'il n'existe pas de relle diffrence entre la volont desAllemands d'imposer leur culture aux races arrires du reste de l'Europe et notre dtermination imposer la ntre au reste du monde ; il se peut que les mthodes de ceux-l soient plus brutales,mais la volont reste la mme la base (20). Comme je l'ai laiss entendre plus haut, la misreaime la compagnie et telle est l'explication vritable et inavoue de note volont de crer unnouveau monde parfait de mcanique uniformment instruites. Cela a t rpt rcemment ungroupe de jeunes ouvriers amricains dont l'un d'eux s'est cri : Et nous sommes misrables !

    Certes, nous nous leurrons quand nous nous enorgueillissons de la sagesse collective d'un peupleinstruit , sans nous soucier de ce que lisent les gens instruits , mais le prsent article n'entendpas examiner les limitations et les dfauts de l'ducation occidentale moderne in situ ; il veutdnoncer la diffusion d'une ducation de ce type ailleurs. Nous voulons montrer avant tout l'illusionqu'il y a accorder une valeur absolue l'instruction et les consquences dangereuses qui sontimpliques dans le fait de vouloir faire de l' instruction un critre permettant de mesurer lescultures des peuples non lettrs.

    La foi aveugle que nous avons dans l'instruction nous dissimule l'importance d'autres talents, desorte de nous ne nous soucions pas des conditions infra-humaines dans lesquelles un homme peutavoir gagner sa vie, et s'il lui arrive de lire pendant ses heures de loisir, que nous importe ce qu'illit ! Mais cette foi aveugle est aussi l'une des causes principales des prjugs raciaux et devient unfacteur essentiel dans l'appauvrissement spirituel de tous les peuples arrirs que nous nousproposons de civiliser .

    Notes :

    1 MtaphysiqueVI. 2, 4 et XI. 8, 12. La lecture, pour l'homme dpourvu de connaissanceantrieure, est semblable au regard de l'aveugle dans un miroir (Gruda Purna, XVI, 82).

    2 Walter Shewring, Literacy , dans le Dictionary of World Literature, 1943. Notre

    analphabtisme culturel progressif devance tous les effort entrepris en vue de nous rendre instruitsdans l'usage des potentialits de la culture (Robert S. Lynd, Knowledge for What ?). Le professeurJohn U. Nef de Chicago, parlant l'universit Hamline en 1944, faisais observer : En dpit de laprtendue large diffusion de l'instruction [en Amrique]le nombre de gens en mesure decommuniquer entre un niveau de discours relativement lev est de beaucoup infrieur ce qu'iltait dan le pass . Une rcente tude, subventionn par le Carnegie Foundation of the

    Advancement of Teaching, a rvl que les lves de classes suprieures de six collges n'ontreconnu en moyenne que soixante et un pour cent des mots communment employs par les genscultivs ! En prsence de tous ces faits, il est pour le moins surprenant d'entendre lord Raglandclarer : Par sauvage, j'entends illettr (dansRationalist Annual, 1946, p. 43). Il fut un tempso la bourgeoisie anglaise considrait les highlanders galique comme des sauvages ; toutefois,

    de la part d'un anthropologue, on s'attendrait la rfutation de pareils mythes plutt qu' leurractualisation !

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    8/9

    3 F. G. Childe,English and Scottish Popular Ballads, introduction par G. L. Kittredge. Voir W. W.Comfort, Chrtien de Troyes(Everyman's Lybrary), introduction : la posie de Chrtien s'adressait une socit encore homogne et, au dbut, toutes les classes de la population y prtaient attention,sans aucun doute, avec un gal intrt . Rien de tout cela n'est ou ne peut tre ralis par le systmeducatif organis et obligatoire d'aujourd'hui - une province indpendante, dtaches de la vie ,avec son atmosphre de profond ennuie qui affaiblit la vitalit de la jeunesse et dont le rsultat

    est que les jeunes ne savent rien vraiment bien , ce qui explique la dangereuse crdulitqu'exploite la propagande (Erich Meissner, Germany in Peril, 1942, p. 42-48).

    4 Douglas Hyde,Literary History of Ireland, 1903, p. 633.

    5 L'Amricain est dj une langue unidimensionnel , orient vers la description des aspectsextrieurs du comportement, pauvre en nuances... nos mots manquent... de la prcision formelle quivient de la conscience du pass et d'un usage diffrent (Margaret Mead,And Keep Your Powder

    Dry, 1942, p. 82). Tout auteur qui emploie les mots avec prcision court le risque d'tre malcompris.

    Jamais peut-tre les hommes n'ont t si savants et cependant si ignorants, si proccups des finssans avoir de but vritable, si dsillusionns et si totalement victimes de l'illusion. Cette singulirecontradiction est prsente dans toute notre culture moderne , dans notre science et notre philosophie,notre littrature et notre art (W. M. Urban, The Intelligible World, 1929, p. 172). Dans de tellesconditions, la capacit de lire une page imprime devient un simple tour d'adresse qui ne garantit enaucune faon qu'on puisse comprendre ou communiquer les ides.

    6 Robert Knox,An Historical Relation of Ceylan, 1681 (dition 1911, p. 168).

    7 J. F. Campbell, Popular Tales of the West Highlands, 1890, p. V, XXIII, CXXII.

    8 Alexander Carmicheal, Carmina Gaelica, vol. I, 1900, p. XXIII, XXIX. Voir J. G. Mackey,More West Highland Tales,1940, prface : Les classes les plus pauvres parlent gnralement lalangue d'une manire admirable... Certains rcitaient des milliers de vers d'anciens pomespiques... Une autre cause du caractre fragmentaire d'anciens rcits est l'effet oblitrateur de lacivilisation moderne ; et J. Watson, ibid., introduction : Cet hritage intellectuel... cette ancienneculture s'tendait sur tout le Nord et les comts centraux du Nord de l'cosse. Les gens quipossdaient cette culture pouvaient tre, et taient gnralement, peu instruits. Ils taient loin, enrevanche, d'tre ignorants. Il est triste de penser que son dclin a t du en partie aux coles et l'glise ! C'est, en fait, prcisment par les coles et l'glise que le dclin des cultures partoutdans le monde a t prcipit durant les cents dernires annes.

    H. J. Massingham (dans This Plot of Earth, 1944, p. 233) nous parle de Seonardh Coinbeul, unvieux barde, qui ne savait ni lire ni crire mais avait en mmoire 4500 vers de sa proprecomposition ainsi qu'un grand nombre de chansons et de rcits divers .

    A. Solonylsin (dans Asiatic Review ; NS. XLI, janvier 1945, p. 86) remarque que les popeskirghizes n'ont pas encore toutes t rpertories, bien que plus de 1 100 000 vers aient dj ttranscrits par le Kirghize Research Insititute (l'Institut de Recherche du Kirghizistan). Les bardesqui rcitent les "manas" (les "manaschi") possdent des mmoires prodigieuses doubles d'un talentpotique. Seul cela peut expliquer que des centaines de milliers de vers ont t transmisoralement. Un critique, rendant compte (dans le Journal of American Folklore, 58, 1945, p. 65) du

    livre Manas, Kirghiski Narodni Epos, note que la gnralisation de l'ducation a dj faitbeaucoup pour supprimer la raison d'tre du pote dans la vie tribale... Quand l'acculturation devientune machine meurtrire, il n'est pas surprenant que ce qu'il reste des chants piques dgnre bientt

  • 8/13/2019 L'Illusion de l'Instruction

    9/9