lieu malgré tout

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Georges Didi-Huberman Le lieu malgré tout In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 36-44. Abstract The place despite everything, Georges Didi-Huberman. In Shoah, Lanzmann did not want to make an "idealistic film" where major questions would be asked but a "geographer's, topographie" film, by forever returning to places of eternal destruction that, even destroyed after the war, "have not changed". For him, the Holocaust must in no case belong to memory, it must remain an inquiry into the present aspects of the camps. What do these camps impose to us? To which images do they refer? What good is it to go back to them? These are the filmmaker's questions who finds the right form to convey what cannot be said. By asking the survivors to return to the camps, Lanzmann has changed the course of cinema in its conscience and in its history. Citer ce document / Cite this document : Didi-Huberman Georges. Le lieu malgré tout. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 36-44. doi : 10.3406/xxs.1995.3152 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3152

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Georges Didi-Huberman

Le lieu malgré toutIn: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 36-44.

AbstractThe place despite everything, Georges Didi-Huberman.In Shoah, Lanzmann did not want to make an "idealistic film" where major questions would be asked but a "geographer's,topographie" film, by forever returning to places of eternal destruction that, even destroyed after the war, "have not changed". Forhim, the Holocaust must in no case belong to memory, it must remain an inquiry into the present aspects of the camps. What dothese camps impose to us? To which images do they refer? What good is it to go back to them? These are the filmmaker'squestions who finds the right form to convey what cannot be said. By asking the survivors to return to the camps, Lanzmann haschanged the course of cinema in its conscience and in its history.

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Didi-Huberman Georges. Le lieu malgré tout. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°46, avril-juin 1995. pp. 36-44.

doi : 10.3406/xxs.1995.3152

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3152

LE LIEU MALGRE TOUT

Georges Didi-Huberman

Avec Shoah, Lanzmann n'a pas voulu faire «un film idéaliste» où seraient posées de grandes questions, mais un film de «géographe, de topographe», en revenant à ces lieux, pour toujours, de la destruction qui, même détruits, après la guerre, n'ont «pas bougé». Pour lui, l'holocauste ne doit en aucun cas être du domaine du souvenir mais une enquête sur le présent des camps.

O LE RETOUR AU LIEU

L'histoire du cinéma est pleine de tous les lieux possibles. Des lieux inventés, réinventés, reconstruits ou transfigurés qui, à chaque film, impriment leur marque mémorable, offrent à la réminiscence comme un cadre inaltérable. Appelons cela une magie des lieux. Songeons aux immenses murs babyloniens d'Intolérance, aux toits obliques de Caligari, aux souterrains de Metropolis, aux gratte-ciels de King Kong, au labyrinthe de glaces de La dame de Shanghaï, au palais oppressant d'Ivan le Terrible, ou encore au monolithe noir de 2001... Même les «décors naturels», comme on dit — les statues géantes de North by Northwest on la Rome arpentée de Fellini Roma —, prennent dans les grands films cette fascinante qualité de lieux transposés, rendus magiques, ouverts à toute l'étendue d'un possible,

je veux dire ouverts à la puissance apparemment sans bornes, chatoyante, exubérante, de ce qu'on dit être l'imaginaire. Le cinéma, en ce sens, nous offrirait quelque chose comme une perpétuelle fête, un perpétuel festin d'espaces possibles.

Mais je ne puis, s'agissant du lieu, et d'autres choses encore, qu'en revenir à un autre genre d'inoubliable, plus lourd à porter. C'est celui qui aura contraint un homme, il y a une vingtaine d'années de cela, à commencer un film sur la base du refus, ou d'une vitale impossibilité, devant toute cette chatoyante règle du jeu scéni- que et cinématographique. Il refusait le «décor» et sa magie — disons, pour faire bref, le lieu œuvré par la fable - non exactement par choix esthétique, comme Sträub avait pu le faire, mais plutôt selon une contrainte éthique interne à son propos1, interne à la vérité qu'il se devait de prendre en charge. En tout bon sens, comme on dit en toute logique, il aurait sans doute pu faire bien d'autres choses qu'un film, pour cette vérité qu'il se devait de prendre en charge. Il ne faisait d'ailleurs pas exactement profession de cinéaste. Mais le cinéma lui fut un recours

1. Mais on comprendra vite que toute contrainte juste est un choix, et que tout choix esthétique juste relève d'une règle éthique (je ne dis pas d'une morale).

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indispensable, un peu comme à Robert Antelme, qui n'avait jamais fait profession d'écrivain, l'écriture fut un jour l'indispensable recours1. Le cinéma fut donc à cet homme un recours en même temps qu'une obligation - et non pas un festin -, l'indispensable voie pour prendre acte visuellement de lieux réels impossibles, humainement impossibles, éthiquement impossibles, à traiter ou à transfigurer en décors.

Ces lieux, ce sont les camps, les camps de la mort. Mais de quelle façon - extrême façon - les camps nous sont-ils des «lieux»? A quelle pensée et à quelle visua- lité du lieu les camps nous obligent-ils? C'est à une telle question, parmi bien d'autres, que Claude Lanzmann devait proposer, dans toute la longueur de son film Shoah, une réponse, une réponse filmique qui demeure admirable et, dans son genre, absolument indépassable. Que faire, donc, avec ces lieux - ces lieux de destruction, eux-mêmes généralement détruits depuis la fin de la guerre -, qu'en faire cinématographiquement? Pendant les onze années que dura le travail sur ce film apatride, la question fut bien souvent celle-là: à quoi bon retourner sur les lieux? Paula Biren, survivante d'Aus- chwitz, que Lanzmann est allé interroger jusqu'à Cincinnati, lui dit: «Mais, qu'est- ce que je verrais? Comment affronter cela? ... Comment puis-je retourner à ça, visiter?»2.

Et cette femme dit aussi que le cimetière de Lodz, où ses grands-parents furent enterrés, est lui-même en passe d'être détruit, rasé, et donc que là où ses morts d'avant guerre seraient encore «localisables», ils ne le seront bientôt plus. Filmant cette parole, Lanzmann la rapproche, par montage, de l'abyssale et brutale constatation d'une Madame Pietyra, citoyenne

d'Auschwitz, qui explique pourquoi le cimetière juif de son village est « fermé » : «On n'enterre plus, là-bas»3. Alors, pourquoi retourner sur les lieux? Que pourraient nous «dire» de tels lieux dans un film, s'il n'y a plus rien à y voir? Lanzmann, qui fit le pas - le voyage — en 1978, avait d'abord ressenti la Pologne, et toute la géographie des camps, comme «le lieu de l'imaginaire par excellence»4. Sa quête ressemblait un peu à celle de ces enfants qui reviennent sur les lieux, parce qu'ils veulent absolument voir là où ils sont nés, même si ce là n'existe plus, a été défiguré, est devenu, que sais-je, une autoroute ou un supermarché. Mais la quête du cinéaste était d'une autre sorte, bien sûr: Lanzmann revenait sur les lieux parce qu'il voulait absolument voir, et faire regarder, là où des millions de ses semblables avaient été détruits par d'autres de leurs semblables.

Or, ce retour malgré tout, malgré le fait qu'il n'y ait plus rien, plus rien à voir, ce retour ou recours filmé, filmant, nous aura donné accès à la violence de quelque chose que je nommerai le lieu malgré tout, même si, à un moment, Lanzmann, lui, n'a trouvé que l'expression de «non- lieu» pour nommer tout cela5. Pourquoi ces lieux de la destruction sont- ils le lieu malgré tout, le lieu par excellence, le lieu absolument? Parce que Lanzmann, en les filmant - selon des règles intransigeantes qu'il faudrait analyser en détail - leur découvre une terrible consistance, qui va bien au-delà de cet «imaginaire par excellence» auquel il avait pensé d'abord. C'est la consistance de ce qui, détruit ou défiguré, néanmoins n'a pas bougé: «Le choc n'est pas seulement de pouvoir assigner une réalité géographique et même topographique précises à des noms devenus légendaires - Belzec, Sobibor, Chelmno,

1. R. Antelme, L'espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. Cf. le dossier consacré à ce livre essentiel dans la revue Lignes, 21, 1994, p. 87-202.

2. C. Lanzmann, Sboafo, Paris, Fayard. 1985, p. 27.

3. Ibid., p. 29. 4. -J'ai enquêté en Pologne ■ (1978), Au sujet de Shoah, le

film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, p. 212. 5. -Les non-lieux de la mémoire- (1986), ibid., p. 280-292.

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Treblinka, etc -, il est aussi et surtout de percevoir que rien n'a bougé»1.

L'essentiel gît dans le fait que Lanzmann n'a pas craint de filmer cela exactement: que rien n'ait bougé. L'essentiel gît dans le fait que Lanzmann a trouvé la forme juste pour donner à voir cette consistance, ce paradoxe, et pour que ce paradoxe, en retour, immédiatement, durablement, nous regarde : les lieux détruits ont maintenu dans son film, malgré tout, malgré eux, l'indestructible mémoire de leur office de destruction, cette destruction dont ils furent, par l'histoire, et dont ils demeurent, par ce film, le lieu pour toujours. Comme la voie du chemin de fer, la pancarte indiquant au voyageur qu'il arrive à Treblinka est toujours là. Treblinka est toujours là. Et cela signifie que la destruction est toujours là, ou plutôt, telle est l'œuvre du film, qu'elle est ici pour toujours, proche à nous toucher, à nous regarder au plus profond, bien que le lieu ne se présente apparemment que comme une chose toute «extérieure».

Voilà pourquoi l'ascèse que le film de Lanzmann impose au lieu n'a rien d'imaginaire, de métaphorique ou d'idéaliste2. Ce n'est pas l'essence d'un lieu qui est recherchée, comme autrefois Platon le tenta dans son Timée - et l'on se souvient comment le philosophe en venait à faire du lieu «épuré» quelque chose comme une apparition onirique: «Lui-même (le lieu) n'est perceptible que grâce à une sorte de raisonnement hybride que n'accompagne point la sensation ; à peine peut-on y croire. C'est lui, certes, que nous apercevons comme en un rêve»3... Or, c'est bien exactement le contraire qui se cherche ici: le lieu n'a pas à être «épuré», tout simplement parce que l'histoire s'est

1. «J'ai enquêté en Pologne-, ibid., p. 213.; Cf. également • Le lieu et la parole- (1985), ibid., p. 299.

2. «Les non-lieux de la mémoire-, ibid., p. 287: -Ce n'est pas un film idéaliste que j'ai fait. Pas de grandes questions, ni de réponses idéologiques ou métaphysiques. C'est un film de géographe, de topographe. -

3. Platon, Timée, 52b.

déjà chargée de le défigurer ou de le «raser»; il ne se donne pas dans un «raisonnement hybride», mais dans une sorte d'évidence abrupte qui, loin d'exclure la sensation, l'impose justement comme sensation de distance et de proximité tout à la fois, sensation mêlée de l'étrange et, plus insupportable encore, du familier; enfin, ce lieu-là n'a plus rien d'« imaginaire» ni d'onirique, parce qu'il s'impose comme le document, toujours singulier (jamais généralisable) et toujours incarné (jamais apaisable), de la collision entre un passé de la destruction et un présent où cette destruction même, bien que défigurée, «n'a pas bougé». Plus personne n'est là ou presque, plus rien n'est là ou presque, se dit- on, et pourtant le film nous montre dans de discrets vestiges combien tout, ici, demeure, devant nous. L'œuvre de Lanzmann est d'avoir pu construire, irréfutablement, visuellement, rythmique- ment, ce devant-là.

O LE SILENCE DU LIEU

«J'ai filmé les pierres comme un fou», dit Lanzmann quelque part4. Comment cette phrase ne résonnerait-elle pas étrangement pour le spectateur de son film, qui s'extrait de la projection, bouleversé par tant de paroles, tant de récits, tant de visages? Cette phrase, il nous la faut peut- être comprendre au regard de la difficulté première où Shoah s'est, d'emblée, affronté. Il s'agissait de produire en ce film une réminiscence qui fut radicale, qui fût donc le contraire, pour chacun, d'évoquer des souvenirs déjà prêts. Il s'agissait, avant même que de les faire entendre, de faire parler les survivants de cette destruction, victimes survivantes, bourreaux encore là, à un degré de précision telle que faire venir une parole sous l'œil de la caméra s'apparentait presque à la gageure - la violence insensée, mais nécessaire: une

4. C. Lanzmann, ■ Le lieu et la parole -, Au sujet de Shoah, op. cit., p. 299.

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violence par considération — de faire parler des pierres. Chacun, dans ce film, se voit contraint, par l'impératif catégorique du film lui-même, de délivrer une parole dont la profération, à chaque fois, tient de la brisure - miracle, symptôme, lapsus, écroulement, forclusion - parce que chacun, dans ce film, s'est, en tant que survivant et pour des raisons à chaque fois singulières, éprouvé comme un fou, ou comme une pierre1. Fou de douleur, ou refermé à sa propre histoire comme une pierre le serait à sa propre rivière.

Lanzmann a donc tenté d'ouvrir des pierres, et le cinéma était là pour cela. Mais, pour cela même, il fallait en revenir au lieu, au silence du lieu, et construire cinématographiquement la visualité de ce silence, pour que le lieu délivrât de la parole vraie. Ainsi en fut-il, par exemple, de Simon Srebnik, l'un des deux rescapés de Chelmno, et avec qui nous entrons dans le film. Lanzmann a clairement exposé le problème: ce que Srebnik pouvait dire n'était d'abord rien, ce n'était que confusion, folie, incapacité à dire, silence de pierre.

«Il y avait d'abord la difficulté de les faire parler. Non qu'ils refusent de parler. Quelques-uns sont fous et incapables de rien transmettre. Mais ils avaient vécu des expériences tellement limites qu'ils ne pouvaient pas les communiquer. La première fois que j'ai vu Srebnik, le survivant de Chelmno (qui avait 13 ans à l'époque, c'étaient des gens très jeunes), il m'a fait un récit d'une confusion extraordinaire, auquel je n'ai rien compris. Il avait tellement vécu dans l'horreur qu'il était écrasé. J'ai donc procédé par tâtonnements. Je me suis rendu sur les lieux, seul, et je me suis aperçu qu'il fallait combiner les choses. Il faut savoir et voir, et il faut voir et savoir. Indissolublement ... C'est pourquoi le problème des lieux est capital.2»

1. Tel est, par exemple, ce qu'on pourrait nommer le • sourire de pierre- de Mordechaï Podchlebnik, au début du film: le bouleversant sourire du survivant (• Tout est mort, mais on n'est qu'un homme...-). Franz Suchomel, le SS Unterscharführer de Treblinka, est une pierre d'un autre genre, qui voit tomber les gens •comme des pommes de terre».

2. C. Lanzmann, «Le lieu et la parole-, Au sujet de Shoah, op. cit., p. 294.

Le cinéaste avait compris que, devant l'incapacité à recueillir un récit normalement articulé, la question du lieu, le lieu compris à la fois comme site interrogatif de la parole, condition de son énoncia- tion, et comme question à toujours reposer, toujours plus précisément, dans les dialogues filmés, c'est-à-dire comme élément central de tous les énoncés - cette question était celle que le film devait d'abord prendre en charge, construire et développer jusqu'à l'impossible. Il suffit de se remémorer les quelques minutes du début de Shoah pour commencer de comprendre l'exigence, la logique et l'esthétique de toute cette immense construction filmique.

Il y a d'abord, souvenons-nous, un nom tracé: c'est le titre du film, ce nom de Shoah, ce mot étranger, non traduit, et dont l'exergue, dans le même plan, ne dit qu'une chose, qu'il est un impérissable nom, parce qu'impérissable est en nous la destruction des nommes 3. Silencieux le nom tracé, silencieux le générique, silencieux aussi le texte qui suit immédiatement : c'est un récit déroulé, c'est le récit sans affect d'un lieu nommé Chelmno, qui «fut en Pologne le site de la première extermination des Juifs par le gaz». «Sur les quatre cent mille hommes, femmes et enfants qui parvinrent en ce lieu», dit encore le texte silencieux, «on compte deux rescapés». Le premier est Simon Srebnik, dont l'histoire nous est brièvement présentée, son père abattu sous ses yeux au ghetto de Lodz, sa mère asphyxiée dans les camions de Chelmno, et lui, enfant de 13 ans, enrôlé dans la « maintenance » du camp, et pas moins promis à la mort que les autres. Mais le récit nous apprend l'étrange destin qui le fit «être épargné plus longtemps que les autres » grâce à sa voix, sa mélodieuse voix

3. • Et je leur donnerai un nom impérissable ■ (Isafe, LVI. 5). Sur l'impérissable et la destruction, cf. M. Blanchot, • L'indestructible», dans L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 180- 200.

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d'innocent. «Plusieurs fois par semaine, quand il fallait nourrir les lapins de la basse-cour SS, Simon Srebnik, surveillé par un garde, remontait la Ner sur une embarcation à fond plat, jusqu'aux confins du village, vers les prairies de luzerne. Il chantait des airs du folklore polonais et le garde en retour l'instruisait de rengaines militaires prussiennes. Tous à Chelmno le connaissaient. » Juste avant l'arrivée des troupes soviétiques, en janvier 1945, Simon Srebnik fut, comme les autres «juifs du travail», exécuté d'une balle dans la nuque. Mais «la balle ne toucha pas les centres vitaux», et il survécut1.

C'est dans le silence, donc, que ce terrible fragment d'histoire, à la fin touché par l'étrangeté d'un miracle de conte oriental, nous aura été donné. Lanzmann n'a pas requis Srebnik de raconter cette histoire (comme n'importe quel auteur de documentaires l'eût fait). Cette histoire nous est offerte, bien sûr, mais elle restera en Srebnik, à Srebnik, comme sa pierre intouchable d'enfance et de silence. Lanzmann n'a voulu qu'une chose, mais radicale: que Srebnik, non pas raconte, mais revienne. Qu'il revienne avec lui sur les lieux, et d'abord sur cette rivière où il chantait, où désormais il remémore et transmet pour toujours, pour un film de la mémoire, ce chant de Shéhérazade qui est aussi un fragment de l'histoire des hommes. La première image du film sera donc, entre allégorie et vérité, entre passé et présent, celle d'un homme qui chante doucement (et d'abord imperceptiblement) sur une embarcation à fond plat glissant sur la rivière. La première image du film est celle d'un chant éloigné, un chant éloigné dans le temps comme dans l'espace, qui s'éloigne de la caméra mais se rapproche de nous en glissant sur l'eau, tandis qu'une voix polonaise, un paysan de Chelmno, dit se souvenir.

Et puis, nous voici à même la lisière du lieu : c'est d'abord un visage clos, celui de Simon Srebnik, timide, trop neutre, toussottant un peu, ne sachant où regarder dans ce site détruit de sa propre destruction, marchant en lisière de la forêt. Il s'arrête et regarde encore, puis, en allemand — le plus dur choix pour partager ces mots -, il prononce les premières phrases de ce qui va devenir, dans tout le film, une sorte d'entretien infini avec le réel de la destruction : «Difficile à reconnaître, mais c'était ici. Ici, on brûlait les gens, Beaucoup de gens ont été brûlés ici. Oui, c'est le lieu (Ja, das ist das Platz)»2.

Quel lieu? C'est un espace ouvert, absolument vide, marqué d'une ligne de fondation déjà mangée par l'herbe, et que la caméra embrasse d'un lent panoramique. Sur cette vision du lieu, la voix de Srebnik continue, bien que chaque phrase sonne désormais comme l'impossibilité d'en dire plus: «Personne n'en repartait vivant»3.

Tel est donc le lieu de Shoah, le lieu, pour nous, aujourd'hui, de la Shoah: l'exploration nécessaire de ce «vide» dans ses inamovibles vestiges ; l'exploration nécessaire de ce «personne» dans ses innombrables destins; l'exploration nécessaire de ce «jamais» dans sa leçon pour toujours. Lanzmann pour cette exploration dut «revenir sur les lieux, seul», comme il le dit lui-même. Puis il dut revenir sur les lieux en exigeant des survivants, qu'il avait recherchés partout, la seule épreuve que leur épreuve exigeait, celle d'être transmise, fût-ce en nommant un lieu : «Ja, das ist das Platz». Lanzmann accompagne donc Simon dans le champ ouvert, qui n'a jamais bougé, de ce camp qui a disparu après avoir tant fait disparaître. Puis il laisse Simon dans le lieu, éloigne la caméra et laisse à la voix, triste et étonnée, toute proche et presque intérieure, le soin

1. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 15-17. 2. Ibid., p. 18. 3. Ibid.

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d'énoncer ceci: le silence d'aujourd'hui (le «calme» de la campagne visible) est à l'aune du silence d'hier (le «calme» inimaginable des morts). «Je ne crois pas que je suis ici. Non, cela, je ne peux pas le croire. C'était toujours aussi tranquille, ici. Toujours. Quand on brûlait chaque jour 2000 personnes, des Juifs, c'était également tranquille. Personne ne criait. Chacun faisait son travail. C'était silencieux. Paisible. Comme maintenant.1»

Tel est le lieu de Shoah: son silence, qui renonce à rendre visible un événement sans témoin, qui n'engage le dialogue qu'avec des témoins porteurs de silence 2, ce silence montré, et monté tout aussi bien, c'est-à-dire mis en forme, construit, donne précisément au lieu le pouvoir de nous regarder, et en quelque sorte de nous «dire» l'essentiel. Voilà pourquoi un tel silence est si lourd à porter pour chacun dans ce film (ceux qui sont devant la caméra comme ceux qui sont derrière, ceux qui sont à l'écran comme ceux qui sont dans la salle devant leurs semblables projetés): c'est que ce silence est lourd d'inimaginable. Pour lui, le film a construit, obstinément, littéralement, visuellement, cette terrible pesanteur que les paroles ne cessent d'évoquer: corps détruits, s'effritant, «du dessous», broyés, «partant avec le flot», «empilés», sur la rampe, «tombés» comme des choses, agglomérés de cristaux violets, défigurés, mis en cendres ou pris en bloc comme des falaises de basalte, etc. 3. Dans Shoah, dirait-on, le silence filmé des visages et des lieux contient la destruction des corps, la transmet et la protège tout en même temps. Il la reclôt donc, mais aussi — parce que Shoah est un film de savoir et non de curiosité journalistique, encore moins un film de dramatisation

suelle - il l'explique, la déplie, l'offre ouverte dans sa forme si singulièrement minutieuse autant que bouleversante. Sa forme, je veux dire sa nature cinématographique particulière. Sa qualité filmique comme recours à l'impossibilité de raconter «normalement» une histoire, sa qualité filmique comme recours visuel et rythmique au paradoxe des lieux de la mort réelle: tout a été détruit, rien n'a bougé.

OLE PRÉSENT DU LIEU

Tel est le lieu de Shoah, son jeu infini de renvois (car chaque lieu singulier, si clos soit-il, appelle la mémoire de tous les autres), son paradoxe infini, sa cruauté infinie, partout mis à jour dans les questions, dans les récits et dans les images que le film inlassablement déroule. Il y a par exemple «le charme» de cette forêt de Sobibor où, dit un Polonais, «on chasse toujours»4. Il y a la bordure entre le camp, où des hommes par milliers agonisent, et le champ où d'autres hommes continuent de cultiver la terre, parce qu'il faut bien le faire, et aussi parce qu'à tout «on s'habitue»5. Il y a les opiniâtres, les insupportables et nécessaires questions de Lanzmann sur les dimensions et les limites des camps, la taille des camions et des chambres à gaz, l'exiguïté des vestiaires, la superficie exacte nécessitée par une destruction elle-même chiffrée au plus près, la topographie et le genre de sable de la «place de tri» à Treblinka, de la «rampe» d'Auschwitz ou du «boyau» camouflé qui menait à la mort, la gestion du trafic ferroviaire ou de la collaboration industrielle - Krupp, Siemens — aux usines de la mort6.

Il y a encore ces cruautés du lieu plus ou moins spontanément lâchées par les témoins ou les fonctionnaires de la des-

1. Ibid. 2. Cf. S. Felman, -À l'âge du témoignage: Sboab de

Claude Lanzmann ■ (1988-1989), Au sujet de Shoah, op. eu., p. 53-145.

3. C Lanzmann, Sboab, op. citn p. 24-27, 66-69, 71-72, 139-140, etc

4. Ibid., p. 21. Et il continue: «II y a beaucoup d'animaux de toutes sortes ... Ici, à l'époque, on ne faisait que la chasse à l'homme •.

5. Ibid., p. 36-37. 6. Ibid., p. 43, 49-51, 53-62, 76, 92, 124, 126-127, 137, 147-

151, 163-166.

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truction: tel, le geste, doigt sur la gorge, induit chez un Polonais par la situation où le replaçait Lanzmann. Telles, ces expressions également induites par une mémoire des lieux plus aisément suscitée, énonçable, que la mémoire même de ce pour quoi ces lieux étaient faits: «Nous avons compris que ce que les Allemands étaient en train de construire ne servirait pas les hommes». Ou, dans la bouche de Franz Suchomel : « Ça puait à des kilomètres ... Partout. C'était selon le vent». Ou encore, dans celle de Franz Grassler, qui fut l'adjoint au commissaire nazi du ghetto de Varsovie: «Je me souviens mieux de mes excursions en montagne»1.

Ces cruautés, elles non plus, n'ont pas bougé. Comme le lieu vide de Chelmno, elles subsistent toutes, elles affleurent, telles des lignes de fondations, dans ces paroles pourtant censurées ou claquemurées sur leur volonté d'oubli. Mais les inoubliables noms de lieux suffisent, dans les réponses données aux questions de Lanzmann, à produire quelque chose comme la figure impensée de toute cette destruction, de tout cet innommé. On sait en effet l'innommable de la mort dans l'administration des camps eux-mêmes, où il était interdit de prononcer ce que l'on y faisait, et où l'on usait précisément d'une figure locale, le «transfert», pour le dire quand même. On sait que le périmètre de la zone d'extermination, dans le camp de Maïdanek, fut baptisé par les Allemands Rosengarten ou Rosenfeld (le «jardin de roses», le «champ de rosés»), bien qu'aucune fleur, évidemment, n'y poussât; mais les hommes qui y mouraient s'appelaient quelquefois Rosen2. Le film de Lanzmann, quant à lui, explore toutes ces circulations paradoxales et toutes ces cruautés du lieu. Nous apprenons ainsi que les cinémas étaient ouverts à

1. Ibid., p. 68, 80, 196. 2. R. Hilberg, la destruction des juifs d'Europe, 1985, trad.

M.-F. Paloméra et A. Charpentier, Paris, Fayard, 1988, nouvelle éd., 1991 (Folio-Histoire), p. 762-763.

Varsovie pendant que le ghetto brûlait3. Et Madame Pietyra, la citoyenne d'Aus- chwitz, explique à sa façon le paradoxe du «transfert»:

«- Qu'est-ce qui est arrivé aux juifs d'Aus- chwitz ?

- Ils ont été expulsés et réinstallés, mais je ne sais pas où.

- En quelle année? - Ça a commencé en 1940, parce que je

me suis installée en 1940 ici, et cet appartement appartenait aussi à des juifs.

- Mais d'après les informations dont nous disposons, les Juifs d'Auschwitz ont été "réinstallés", puisque c'est le mot, pas loin d'ici, à Benzin et à Sosnowiecze, en Haute Silésie.

- Oui, parce que c'étaient aussi des villes juives, Sosnowiecze et Benzin.

- Et, est-ce que Madame sait ce qui est arrivé plus tard aux Juifs d'Auschwitz ?

- Je pense qu'ensuite ils ont fini au camp, tous.

- C'est-à-dire qu'ils sont revenus à Auschwitz?

- Oui. Ici, il y avait toutes sortes de gens, de tous les côtés du monde, qui sont venus ici, qui ont été dirigés ici. Tous les Juifs sont venus ici. Pour mourir«4.

Nous comprenons alors en quoi ce «film de géographe, de topographe », comme dit Lanzmann lui-même, aura pu faire du lieu tout à la fois la figure, l'objet et la «chose» de son propos. Figure parce qu'il forme souvent le détour par lequel une vérité, incapable de s'énoncer par signes, vient au jour symptomalement, ne serait-ce que dans un panoramique sur la clairière vide d'une forêt; et ce que Srebnik ne peut dire adéquatement - raconter comment brûlaient les siens -, il le désigne abrup- tement, localement (l'on comprend aussi que son détour n'en est pas un) en reconnaissant, dubitatif, que «c'était ici». Objet, parce que le lieu devient l'une des questions et l'un des actes essentiels de ce film, ce que le film interroge sans cesse en contrepoint des visages rescapés. Mais c'est aussi la chose de ce film, parce que

3. C. Lanzmann, Shoah, op. cit., p. 218. 4. Ibid., p. 31-32.

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LE LIEU MALGRÉ TOUT

le champ visuel qu'il ouvre simplement, toujours dans ces panoramiques désespérément vides, ou dans ces travellings trop lents pour s'apparenter à quelque manipulation que ce soit, genre Spielberg ou «travelling de Kapo1», ce champ visuel ouvert ne fait lui-même que tracer une bordure présente autour de cette chose inimaginable (et surtout pas à «reconstituer») que furent les camps. Le «champ» filmique de Lanzmann est donc bien le contraire du champ polonais de Tre- blinka: sa bordure, pourtant construite dans une distance de quarante ans, n'est pas celle du renoncement à témoigner, mais celle par quoi un lieu présentement interrogé, filmé, parvient à nous mettre face au pire, proches des visages survivants, face à ce qui a eu lieu. L'attention au lieu, le travail du lieu dans Shoah n'étaient sans doute aux yeux de Lanzmann que le seul moyen possible, la seule forme possible pour «diriger sur l'horreur un regard frontal»2.

S'il n'y a pas d'images d'archives dans ce «documentaire» sur la Shoah, c'est aussi que les lieux de la destruction furent constamment pensés par Lanzmann dans une tension dialectique que j'ai déjà évoquée : «tout est détruit» (comment alors pourrions- nous approcher de ces images passées?), mais «rien n'a bougé» (n'est-ce pas l'essentiel que de voir et de comprendre où ces lieux nous sont si proches?). Voilà pourquoi Shoah répond exactement, me semble-t-il, à l'exigence critique que formulait Walter Benjamin vis-à-vis de l'œuvre d'art en général : qu'elle se constitue elle- même en image dialectique, c'est-à-dire qu'elle produise une collision du Maintenant et de l'Autrefois, sans mythifier PAutrefois ni se rassurer du Maintenant:

«II ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une

image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique: elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative (bildlich). Seules les images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c'est- à-dire non archaïques. L'image qui est lue - je veux dire l'image dans le Maintenant de la connaissabilité - porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture»3.

Voilà donc un film, de nature évidemment figurative, qui aura tenu le pari dialectique d'être un «film de présent pur»4, mais aux seules fins de développer ce «moment critique et périlleux» qui fait de lui un ensemble d'« images authentiquement historiques», c'est-à-dire une œuvre de «connaissabilité». Il est significatif que, dans cette «fiction de réel»5, Pierre Vidal- Naquet ait pu reconnaître une «mise en mouvement de la mémoire» qui procéderait, sur la connaissance historique elle- même, à une décision équivalente de celle que Marcel Proust prit avec la forme romanesque6. Or cette décision «prous- tienne» tient tout entière dans le déploiement d'une vérité que permet le temps du retour au lieu: elle tient tout entière dans la posture de Srebnik, lorsqu'il dit : « C'était ici». Le «c'était» nous interdit d'oublier l'Autrefois terrible des camps, il nous interdit de croire que le présent n'a de

1. Cf. S. Daney, -Le travelling de Kapo; dans Persévérance, Paris, POL, 1994, p. 13-39.

2. C. Lanzmann, -Hier ist kein Warum- (1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 279.

3. W. Benjamin, Paris, capitale du 19> siècle. Le Livre des passages, ed. R. Tiedemann, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 479-480.

4. C. Lanzmann, ■ Le lieu et la parole ■, Au sujet de Shoah, op. cit., p. 297.

5. Ibid., p. 301. 6. P. Vidâl-Naquet, ■ L'épreuve de l'historien : réflexions d'un

généraliste» (1988), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 208: -Entre le temps perdu et le passé retrouvé il y a l'œuvre d'art, et l'épreuve à laquelle Shoah soumet l'historien, c'est cette obligation où il se trouve d'être à la fois un savant et un artiste, sans quoi il perd, irrémédiablement, une fraction de cette vérité après laquelle il court • ; cf. également, Les juifs, la mémoire et le présent, Paris, La Découverte, 1991, p. 221 : -II s'agit de mettre en mouvement la mémoire, faire en somme pour l'histoire ce que Proust avait fait pour le roman. C'est difficile, mais Shoah a montré que ce n'était pas impossible-

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

comptes à rendre qu'au futur. Le «ici» nous interdit de mythifier ou de sacraliser cet Autrefois des camps, ce qui reviendrait à l'éloigner et, d'une certaine façon, à s'en débarrasser. Telle est l'image dialectique de Shoah, son exigence de Maintenant:

«Le pire crime, en même temps moral et artistique, qui puisse être commis lorsqu'il s'agit de réaliser une oeuvre consacrée à l'Holocauste est de considérer celui-ci comme passé. L'Holocauste est soit légende, soit présent, il n'est en aucun cas de l'ordre du souvenir. Un film consacré à l'Holocauste ne peut être qu'un contre-mythe, c'est-à-dire une enquête sur le présent de l'Holocauste, ou à tout le moins sur un passé dont les cicatrices sont encore si fraîchement et si vivement inscrites dans les lieux et dans les consciences qu'il se donne à voir dans une hallucinante intemporalité»1.

Sans doute le contre-mythe de Shoah se désintéressa-t-il d'abord de l'histoire du cinéma, en ce qu'il avait à affronter une Histoire autrement plus redoutable que celle de nos habituels festins d'images. Mais la forme de cet affrontement, dans les neuf heures d'images et de paroles, ne pouvait que modifier le cours même du cinéma dans sa conscience, c'est-à-dire dans son histoire.

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Maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales, Georges Didi-Huberman est philosophe et historien del'art. Son dernier ouvrage s'in- titulela ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.

1. C. Lanzmann, • De l'Holocauste à Holocauste, ou comment s'en débarrasser» (1979), Au sujet de Shoah, op. cit., p. 316.

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