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Cette étude porte sur l’apparition d’une nouvelle forme d’État capitaliste périphérique au Mexique : l’État narco, dont la manifestation externe est celle d’un régime politique néolibéral à penchant technocratique, avec une forte présence de représentants du crime organisé au sein de ses différentes instances, de l’économie et de la finance. Ce phénomène fait partie de la crise actuelle du capitalisme global qui prend la forme, dans le cas de la société mexicaine, d’une profonde crise organique constituée par un déficit de rationalité (plus de trois décennies sans croissance économique) et un déficit de légitimité institutionnelle. Cela a entraîné des niveaux de violence et d’insécurité publique sans précédent dans l’histoire contemporaine du Mexique, ainsi qu’une militarisation croissante de l’appareil d’État engagé dans une guerre contre le trafic de drogue qui, jusqu’à présent, a échoué.

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L'étatnarco:néolibéralismeetcrimeorganiséauMexique

ARTICLE·DECEMBER2012

DOI:10.3917/rtm.212.0173

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JoséLuisSolísGonzález

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L’ÉTAT NARCO : NÉOLIBÉRALISMEET CRIME ORGANISÉ AU MEXIQUE

José Luis Solís González*

Cette étude porte sur l’apparition d’une nouvelle forme d’État capitaliste périphérique auMexique : l’État narco, dont la manifestation externe est celle d’un régime politique néolibéralà penchant technocratique, avec une forte présence de représentants du crime organisé ausein de ses différentes instances, de l’économie et de la finance. Ce phénomène fait partie dela crise actuelle du capitalisme global qui prend la forme, dans le cas de la société mexicaine,d’une profonde crise organique constituée par un déficit de rationalité (plus de trois décenniessans croissance économique) et un déficit de légitimité institutionnelle. Cela a entraîné desniveaux de violence et d’insécurité publique sans précédent dans l’histoire contemporaine duMexique, ainsi qu’une militarisation croissante de l’appareil d’État engagé dans une guerrecontre le trafic de drogue qui, jusqu’à présent, a échoué.

Mots clés : État, capitalisme périphérique, crise globale, Mexique, trafic de drogue.

Depuis plusieurs décennies, en Amérique latine et en particulier au Mexique,le crime organisé, avec des activités comme le trafic de drogue, la traite despersonnes, le trafic d’armes, les enlèvements et l’extorsion, a connu une croissanceexponentielle qui s’est traduite par une présence significative dans les domaineséconomique, politique, social, et même culturel, de la région (Astorga, 2003). Cephénomène, loin d’être un événement isolé, est le résultat d’un certain nombrede facteurs, aussi bien internes qu’externes. Aux facteurs endogènes de crise duprécédant modèle d’accumulation basé sur la substitution aux importations, sesont ajoutés des facteurs dérivés de la crise du capitalisme global et des politiquesnéolibérales, ce qui a conduit le Mexique vers une profonde crise organique,

* Docteur ès Sciences économiques de l’Université de Picardie (Amiens), Professeur titulaire à la Faculté de Comptabilité et gestion(Unité Torreón) de l’Université autonome de Coahuila, membre du Système national de chercheurs (SNI) du Mexique, [email protected]

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constituée par un déficit de rationalité dans l’intervention économique de l’État(plus de trois décennies sans croissance économique), et par un déficit delégitimité de l’État et de ses institutions.

Cela a entraîné des niveaux de violence et d’insécurité publique sans précédentdans l’histoire contemporaine du Mexique et une militarisation croissante del’appareil d’État (Reveles, 2010). L’actuel modèle économique néolibéral, fondésur l’ouverture externe, ainsi que le système corporatiste hérité de l’époque du« nationalisme révolutionnaire » ont créé un terrain propice pour l’émergenced’une économie, d’une société et d’institutions pénétrées et contrôlées demanière croissante par le narcotrafic et, en général, par les divers syndicats(cartels) du crime organisé (Smith, 1997).

Il s’agit selon nous de l’apparition au Mexique d’une nouvelle forme d’Étatcapitaliste périphérique1, qualifiée par nous d’État narco, se manifestant par l’éta-blissement d’un régime politique néolibéral à penchant technocratique (RodríguezAraujo, 2009), avec une forte présence de représentants du crime organisé ausein de ses différentes institutions, de l’économie et de la finance. Cette formephénoménale est inextricablement liée à l’émergence, au cours des années 1990,d’un nouveau régime d’accumulation extraverti et fortement transnationalisé, avecune participation croissante du trafic de drogue, comme l’une des parts les plusdynamiques et rentables du capital mais, bien entendu, pas la plus importante2.

Au niveau politique, cela a poussé le gouvernement à aggraver la contradictionentre les exigences dérivées de la reproduction du capital et celles relatives à lalégitimité des institutions. Cette contradiction a conduit à l’approfondissementdes tendances stagnationnistes de l’économie et à la militarisation de l’appareilde l’État. Cela a donné lieu à une guerre avortée (Alonso, 2012, pp. 5-6) contrele narcotrafic et le crime organisé, entamée par le gouvernement de F. Calderón(2006-2012) et qui a coûté au pays des dizaines de milliers de morts, de déplacéset de disparus, ainsi qu’à une insécurité croissante sur tout le territoire national.

Dans la première partie de notre travail, nous analysons brièvement l’émer-gence de l’actuel modèle d’accumulation au Mexique, suite à la crise de sa detteexterne et dans le cadre de la crise actuelle du capitalisme global. La deuxièmepartie est dédiée à l’analyse de la montée en puissance de l’État narco au Mexiquecomme résultat de la présence de cette pas si « nouvelle branche de l’industrie » :

1. Selon Salama (1979), l’instance étatique doit être analysée selon trois niveaux différents d’abstraction / concrétion : a) comme formegénérale de l’État capitaliste ; b) comme régime politique ou forme phénoménale de l’État et ; c) comme gouvernement concret d’unrégime politique donné. L’unité de ces trois niveaux d’existence de l’État constitue sa réalité concrète en tant que rapport social dedomination de classe.2. Le trafic de drogue représente, selon certaines estimations, 3,6 % du PIB au Mexique (voir La Jornada, 16 avril, 2012, p. 20).Mais il est devenu en même temps un obstacle pour la reproduction des nombreux capitaux et du capital en général, étant donné soncomportement rentier, le caractère spéculatif de ses flux d’investissement et le climat d’insécurité publique et de violence engendré parson modus operandi illégal.

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le narcotrafic (Osorno, 2010). On analysera aussi l’altération des rapports deproduction et de domination politique de classe engendrée par l’omniprésencedu trafic de drogue dans la société mexicaine.

LE MEXIQUE DANS LA CRISE DU CAPITALISME GLOBAL

L’évolution récente de l’économie mexicaine dans un contexte de globalisa-tion a conduit vers sa configuration en termes de modèle d’enclave secondaireexportateur, étayé par la présence croissante, sur le territoire national, d’entre-prises soi-disant « maquiladoras »3, ainsi que d’un secteur industriel de plus enplus dénationalisé et désintégré, dominé par de grands conglomérats transna-tionaux. Cela a entraîné la transformation du pays en une énorme plateformed’exportation de produits manufacturés sous contrôle externe, exportationsdont les conditions de compétitivité et de rentabilité sur les marchés globauxsont déterminées (outre l’usage intensif de capital) par des faibles coûts salariaux,des matières premières bon marché et des ressources naturelles abondantes.À tout cela s’ajoute le fait que le pays est un vrai « paradis fiscal » pour cesconglomérats transnationaux qui bénéficient d’une politique de stabilisationmacroéconomique4, fonctionnelle pour le capital étranger, mais qui a cependantcontribué à plonger le pays dans une stagnation productive dans laquelle il setrouve depuis plus de trois décennies.

Le dynamisme des entreprises « export-oriented » contraste avec un appareilindustriel domestique principalement constitué par des petites et moyennesentreprises (PME) ayant de bas niveaux de compétitivité et de rentabilité, etorientées vers l’étroit marché interne5. Au cours des années 1990, l’État mexicain,sous l’influence des politiques néolibérales préconisées par le soi-disant « Consensusde Washington », a désormais renoncé à intervenir dans la reproduction ducapital national. Parallèlement, il a réorienté son action vers la reproductiondu capital global, particulièrement de sa fraction transnationale installée au sein del’économie mexicaine. Ce phénomène s’est déroulé dans un contexte de dépendanceéconomique et politique accrue vis-à-vis des États-Unis, lors de l’entrée en vigueur,en 1994, du Traité de libre-échange de l’Amérique du Nord (NAFTA en anglais).

3. Une « maquiladora » ou « maquila » est une usine qui bénéficie d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produireà un moindre coût des marchandises assemblées au Mexique, généralement gérée par des entreprises américaines ou d’autrespays intéressés. C’est l’équivalent latino-américain des zones de traitement pour l’exportation (export processing zone, EPZ, enanglais), http://definition.dictionarist.com/maquiladora4. La vraie visée de cette politique est de permettre le libre flux des capitaux, prémisse nécessaire pour la valorisation et lerapatriement des profits des investissements étrangers.5. L’étroitesse du marché interne au Mexique, même si elle constitue une barrière pour la rentabilité du capital des entreprisesdomestiques (surtout celles non exportatrices), n’est pas un problème pour la rentabilité du capital des entreprises transnationales et desconglomérats locaux orientés vers les marchés globaux et les secteurs urbains à haut pouvoir d’achat. Par conséquent, la viabilité durégime de croissance mexicain n’est pas compromise par un marché interne rétréci ; la plus-value se réalise fondamentalement sur lesmarchés globaux. Néanmoins, cette viabilité-là est tout de même menacée par la crise sur ces marchés.

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En outre, le transfert du système bancaire du pays aux banques étrangèresau cours des années 1990 a favorisé l’émergence d’une « économie de casino »6

étayée sur la domination et la libre circulation du capital financier spéculatifinternational, au détriment du financement des investissements productifs, enparticulier ceux destinés aux PME. Ainsi, le Mexique connaît pendant les années2000 un processus de « désindustrialisation précoce » semblable à celui vécu parle Brésil lors de la même période (Salama, 2012)7.

Depuis le début des années 2000, les tendances récessives de l’économie ontexacerbé la baisse de l’emploi dans le secteur « formel »8, tout en l’augmentantdans les activités informelles. En fait, l’atrophie chronique de l’économiepaysanne et la participation marginale de l’État dans la reproduction de la forcede travail ont eu comme contrepartie une tendance structurelle à l’hypertrophiedu secteur informel (Solís González, 1991), qui s’est aggravée au cours desdernières années. Cependant, ce secteur sert de soupape de sécurité face auxconflits sociaux dérivés de la crise et du manque d’emploi. Mais il représenteaussi la source de nouveaux conflits, comme la bidonvilisation des grandes villeset, notamment, celui relatif à ses liens étroits avec le crime organisé.

Dans un contexte de globalisation économique et financière, la délocalisationde pans entiers de l’industrie des économies centrales vers les économiespériphériques, comme celles de l’Amérique latine, a joué un rôle fondamentaldans l’émergence de nouveaux régimes d’accumulation. Ceux-ci ne sont plusbasés, comme jadis, sur la substitution aux importations industrielles ou sur lesexportations primaires, mais sur les exportations de produits manufacturés.

Au Mexique, ce phénomène a donné lieu à la formation d’un appareilindustriel composé de deux secteurs : l’un est constitué par de petites et moyennesentreprises locales à basse rentabilité, orientées vers le marché interne et peuintégrées avec le reste de l’appareil industriel ; ces PME produisent en généraldes biens de consommation à basse et moyenne complexité technologique, etquelques biens intermédiaires avec des techniques intensives en main-d’œuvre.L’autre secteur est formé de grands conglomérats transnationaux et locaux (ceux-ci sont généralement associés et subordonnés aux premiers) qui produisent desbiens de consommation durable et des biens de capital (équipement productif)

6. La banque centrale du Mexique a contribué à la consolidation de cette « économie de casino » en maintenant un énormeniveau de réserves internationales (plus de 156 milliards de dollars en juin 2012), cela dans le but de « donner confiance » auxcapitaux attirés par l’expansion de ce marché spéculatif.7. Cependant, il y a à cet égard des différences significatives entre le Mexique et le Brésil. La désindustrialisation « précoce » duBrésil, pendant les années 2000, s’est accompagnée d’une croissance économique relativement élevée tandis que, dans le casdu Mexique, son économie reste plongée, encore aujourd’hui, dans une stagnation productive. Le Brésil a pu contrecarrer l’impactnégatif de sa désindustrialisation « précoce » grâce à la croissance de sa production et de ses exportations de matières premièresagricoles, avec des prix internationaux à la hausse. En revanche, le Mexique n’a pas pu profiter du boom des prix agricoles desannées récentes, du fait d’une agriculture en crise structurelle depuis les années 1960 ; boom qui, au contraire, lui a nui.8. Selon l’Institut national de statistique et de géographie (INEGI), en 2011, la génération d’emplois informels dans l’économiemexicaine a dépassé la création d’emplois formels, en atteignant un chiffre de 13,5 millions contre 13,2 millions pour les seconds.

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à haute complexité technologique de type « labor saving », ainsi que des biensintermédiaires à haute et moyenne complexité, intensifs en main-d’œuvre,produits par des « maquiladoras » sous le contrôle du capital transnational9.Ce dernier secteur, hautement dynamique, génère environ 90 % de la valeurajoutée industrielle, mais seulement 20 % des emplois. Cependant, il a subi leseffets de la crise globale, particulièrement dans la sphère financière10. Il s’agitd’un secteur dénationalisé, désintégré de l’appareil productif domestique maisintégré à l’extérieur, dont les branches les plus dynamiques et rentables fontpartie de chaînes productives situées en dehors de l’économie nationale, dans lespays centraux. Le capital transnational, principalement celui des États-Unis, estainsi devenu la fraction hégémonique du capital dans la structure industrielledu pays.

Compte tenu du caractère labor saving des processus de production des grandsconglomérats industriels, une tendance structurelle de croissance lente de l’emploi,ou même de baisse, s’est mise en place11. Par conséquent, la part des salairesdans le revenu national a diminué depuis plus de trois décennies. Avec la crise,l’existence des PME a été sérieusement menacée, car au Mexique il n’existe pas, àl’heure actuelle, une politique industrielle qui : a) les protège de la concurrenceextérieure (notamment celle des pays asiatiques) ; b) leur assure un financementdans des conditions de crédit non onéreuses et ; c) favorise leur intégration commefournisseurs de biens intermédiaires et de services pour les grands conglomératsqui dominent l’industrie. Toutefois, les PME représentent environ 70 à 80 % dela création d’emplois du pays, de sorte que leur précarité a fait diminuer lesniveaux d’investissement productif et d’emploi, en approfondissant la tendance à lastagnation chronique de l’économie nationale.

NÉOLIBÉRALISME ET CRIME ORGANISÉ : ÉMERGENCEDE L’ÉTAT NARCO AU MEXIQUE

Dans les économies périphériques comme celle du Mexique, la légitimitéde l’État ne se fonde pas sur le fétichisme de la marchandise et de l’argent,comme dans les pays du capitalisme central ; la diffusion des rapports d’échangeest incomplète et spécifique. Contrairement au centre, la pénétration des rap-ports marchands et la domination du mode de production capitaliste dans

9. Ces secteurs ne sont pas des compartiments étanches, mais il existe entre eux un rapport symbiotique de subordina-tion/domination qui permet le transfert de valeurs du premier au second à travers des différentiels de prix et de salaires. Letraitement différentiel de l’État face à ces deux secteurs joue aussi dans ce sens.10. Un des principaux problèmes du secteur industriel au Mexique est celui de l’endettement privé. Cela a obligé les grandsconglomérats nationaux à chercher à nouer des « alliances stratégiques » avec le capital transnational afin de survivre, mais auprix de leur subordination à celui-là et de la dénationalisation de l’appareil productif du pays.11. Selon l’INEGI, lors des cinq dernières années, le taux de chômage a augmenté de 40 %.

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la périphérie n’ont pas impliqué nécessairement la dissolution des rapportssociaux de production préexistants (Assadourian et alii, 1973)12. Ils ont plutôtété soumis à un processus de déconstruction/adaptation selon les exigencesimposées par la valorisation du capital, mais sans nécessairement se transmueren relations marchandes capitalistes. Le champ historique des classes sociales estdonc profondément hétérogène. Le fétichisme de la marchandise ne fonctionnepas pleinement, ce qui ne permet quasiment pas que les relations d’exploitationcapitalistes apparaissent et se réalisent comme des relations d’échange d’équi-valents. « L’intériorisation » de ces rapports chez les agents sociaux est ainsipartielle et défectueuse (voir encadré).

QUELQUES REPÈRES SUR LA THÉORIE DE LA « DÉRIVATION » DE L’ÉTAT

Dans une recherche déjà ancienne, Pierre Salama et Gilberto Mathias (1983) ont établi deux niveauxd’abstraction pour analyser l’État et le gouvernement. Le premier, le plus élevé, se situe au niveau descatégories définies par Marx : marchandise-valeur-argent-capital. Chacune de ces catégories se déduit –ou plus exactement se « dérive » – l’une de l’autre. Chacune se comprend à l’aide de celle qui la précède,mais ne peut exister que si la suivante est définie. Il s’agit d’une déduction logique et non historique. Ilsont montré que, pour être complet, il fallait faire suivre la catégorie « capital » de celle de « l’État ». Cettedéfinition de l’État comme « abstraction réelle » – déduisant l’État et sa nature de classe de la catégoriecapital – a été qualifiée d’école « dérivationniste » (voir Holloway et Piccioto, 1978). Selon cette école, lecapital et l’État sont liés de manière organique : l’expansion des rapports de production capitalistes seréalise directement et indirectement grâce à l’État. Le marché ne préexiste pas à l’État et l’interventionde ce dernier ne se limite pas à suppléer aux défaillances du marché. De même, l’État capitaliste nepréexiste pas au marché. Le second niveau était celui des régimes politiques, de leur légitimation et deleur rationalité.Lorsqu’on fait l’hypothèse d’une généralisation de la marchandise, les rapports d’échange marchand entreles individus paraissent égaux. On dit qu’ils sont fétichisés, les rapports de domination étant camoufléspar cette relation apparemment égale entre les individus, qu’ils soient entrepreneurs ou salariés. C’est lefondement de la légitimation. Mais la généralisation de la marchandise est une hypothèse forte. Le mondedu non-marchand existe, aussi la légitimité a pour fondement un composé entre la légitimité marchandeet celle qui ne l’est pas, et repose sur le fond culturel de chacune des sociétés, lui-même en évolutioncontinue.Dans les économies aujourd’hui semi-industrialisées, le mode d’apparition particulier du capital et dusalariat, leurs conditions d’existences spécifiques rendent en effet encore moins pertinente l’hypothèse dela généralisation de la marchandise à la base de cette succession de catégories. Ce ne sont pas tant lesmodes de production qui précédent, qui « enfantent » le capital dans la douleur, mais la domination etl’insertion de ces pays par les économies du centre dans l’économie-monde, processus qui s’est réalisépar le biais de la violence.

Par conséquent, le fétichisme de la marchandise ne constitue nullement une basesolide, homogène, pour assurer la légitimation du pouvoir. À cette intériorisationpartielle et défaillante des rapports d’échange chez les sujets sociaux, correspondalors une intériorisation fragile et superficielle de la démocratie formelle bourgeoise.

12. Au Mexique, l’économie paysanne et la communauté indigène autochtone ont survécu à la pénétration mercantile capitalistetout en s’adaptant par le biais de nouvelles formes sociales et/ou de formes hybrides, tels que l’ejido.

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L’État capitaliste périphérique doit donc chercher dans son propre fonds culturel(dans la tradition, la religion, le nationalisme, et même dans la violence) les contenuslégitimants nécessaires pour un minimum de consensus social. Parallèlement, lesprocessus d’accumulation de ces sociétés s’accompagnent souvent de modalitésextensives d’exploitation de la force de travail (plus-value absolue) associées à defaibles niveaux de rétribution salariale et à des mécanismes de paupérisation quitendent à affaiblir davantage le fétichisme marchand : le travail n’apparaît pascomme une marchandise entièrement payée par le salaire, et la nature exploiteusedu système est donc dévoilée.

En outre, les effets délégitimants de l’actuelle crise économique au Mexiqueet l’échec des « automatismes du marché » préconisés par l’idéologie néolibéraleapprofondissent le déficit de légitimité de l’État, en devenant un obstacle à lareprise économique attendue et en creusant davantage le déficit de rationalitéde celui-ci. L’absence relative d’« État social », qui pourrait d’une certaine façonatténuer les inégalités sociales et la pauvreté, va dans le même sens. En fait, lalibéralisation de l’économie a érodé la capacité d’intervention de l’État, aussibien dans la reproduction du capital national que dans la reproduction de laforce de travail, ce qui, dans le cas du Mexique, s’est accentué lors de l’insertiondu pays dans le schème du NAFTA.

Ainsi, l’État au Mexique est surtout devenu un vecteur de reproduction ducapital des pays centraux13, particulièrement des États-Unis, à travers l’adoptionde politiques néolibérales qui ont étayé la mise en place du régime d’accumulationsecondaire-exportateur.

Le déficit de légitimité qu’affronte l’État mexicain ne peut donc pas serésoudre dans le cadre d’un régime politique dominé par l’idéologie néolibéraleet les intérêts du capital transnational (y compris ceux du trafic de drogue), etqui a dans les faits renoncé à intervenir activement sur l’économie nationale. Àson tour, cela s’est traduit par un approfondissement du déficit de rationalitéqu’il a subi pendant plus de trois décennies. Par conséquent, des secteurs de plusen plus importants de la population voient dans l’économie de la drogue unesource alternative de revenu pour améliorer leur niveau de vie, même au prix deleurs propres vies ou de leur liberté. Ce phénomène est en train de conforter unetendance allant vers une certaine légitimation du trafic de drogue, ce qui érodedavantage les vestiges de légitimité qui restent à l’État, en favorisant l’émergenced’anti-valeurs qui affaiblissent la cohésion sociale.

13. Cependant, à la différence du Mexique, d’autres pays latino-américains, comme le Brésil et l’Argentine, ont avancé au coursdes dernières années dans la recherche de projets de développement national. Ces projets s’appuient sur des corrélations deforces sociales de classe favorables aux travailleurs et sur une moindre dépendance vis-à-vis des États-Unis, ce qui a abouti àl’émergence de nouveaux régimes politiques relativement plus nationalistes et démocratiques.

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D’autre part, la corruption et l’impunité sont devenues endémiques, détériorantdavantage le tissu social et institutionnel du pays. Une intériorisation de la corruptions’opère dans les faits chez les agents sociaux, ce qui est vécu comme quelque chosede normal, comme un élément de la vie quotidienne. En outre, la transition versun régime politique basé sur la démocratie formelle bourgeoise a été jusqu’à ce jourun échec. Ces phénomènes et la crise de représentativité qu’expérimente le systèmepolitique ont mené au désenchantement de la population face aux partis politiquesde tout bord, ce qui renforce la perte de crédibilité des institutions. « L’État dedroit » n’est à l’heure actuelle qu’une fiction dans la société mexicaine qui est à lafois témoin et victime d’un pouvoir politique autoritaire, répressif et sans légitimité.L’État apparaît ainsi, sans médiations, comme un instrument direct du grand capitalet de l’oligarchie au pouvoir. En ce sens, la réduction de l’État à la seule expressiondes intérêts de la classe dominante est, en même temps, la cause et la conséquencede l’émergence du narcotrafic.

Ce déficit de légitimité a pour conséquence que le citoyen mexicain ne sereconnaît pas lui-même comme partie de l’État (c’est-à-dire comme membred’une communauté – certes illusoire – de citoyens juridiquement libres et égaux),mais comme un sujet passif d’exploitation économique, et soumis à une relationcoercitive et arbitraire de domination politique de classe qui lui est imposée parun pouvoir de facto au-dessus du droit et des institutions.

Dans ce contexte de crise organique se trouve la base matérielle de l’énormecapacité de corruption et de pénétration du crime organisé dans les institutions etles appareils du pouvoir public au Mexique (Astorga, 1996). L’une des principalescomposantes de cette crise est une croissante paralysie fonctionnelle de l’État(Montero, 2012, p. 8), aussi bien dans son rôle de régénération du capital (ce qui aconduit à une crise de rationalité) que dans sa fonction de légitimation (Salama,1979). Cela a abouti à la perte du consensus social autour du gouvernement actuelet, par conséquent, à l’éclatement de la violence à travers le pays.

À partir des années 1980, les tendances à l’hypertrophie du secteur informelet à la croissance des flux migratoires de main-d’œuvre mexicaine sans papiersvers l’Amérique du Nord se sont renforcées ; ces phénomènes sont actuellementles seules soupapes de sécurité pour une économie mexicaine en manque deperspectives immédiates de croissance. Le NAFTA, n’ayant pas développé desmécanismes équitables et justes pour faire face aux courants migratoires existantsdans la région, a contribué, par omission, à la criminalisation de la migrationdes sans-papiers.

Au cours des dernières décennies, la croissance de l’informalité est allée depair avec la croissance exponentielle du crime organisé. L’armée de chômeursa grossi les rangs des « cartels » de la drogue, disséminés à travers l’ensembledu territoire national. Ils contrôlent aussi bien le trafic de drogue que le traficd’armes, la traite de personnes (prostitution, travail forcé, travail des enfants),

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l’enlèvement, l’extorsion, le jeu, la contrebande de marchandises dites « pirates »,le vol de véhicules, etc. Leur énorme capacité de corruption et de pénétrationdes appareils et des institutions de l’État, au niveau local, régional et national(Rivelois, 1999, pp. 11-19), ainsi que leur contrôle sur des zones entières du pays,constituent un défi sérieux pour l’État mexicain. La présence du crime organisédans les institutions publiques et dans l’économie se reflète dans les partenariatset dans la collusion des cartels avec des fonctionnaires gouvernementaux, duplus haut au plus bas niveau (Rodriguez García, 2012).

Cela est bien illustré par le pacte secret de non-agression, encore en vigueur,célébré en juillet 2008 entre Joaquín « El Chapo » Guzmán (chef du cartel deSinaloa, le plus important du pays et peut-être du monde) et Juan Camilo Mouriño,ministre de l’Intérieur du gouvernement de F. Calderón, mort 6 mois après dansdes circonstances (« accident » d’aviation) qui n’ont pas été complètement éclaircies.En contrepartie, Guzmán aurait fourni des renseignements qui auraient aidé à lacapture ou à l’élimination de capos rivaux. Ce pacte révèle la double morale dugouvernement de Calderón, qui a déclaré une guerre sans trêve au narcotrafic touten protégeant, dans le même temps, le cartel de Sinaloa (Reveles, 2010, pp. 83-87).

Il convient également de mentionner les liens du crime organisé avec desmembres de la classe des entrepreneurs dans les divers secteurs de l’économieet de la finance, et ce dans toutes les régions et les villes du pays. C’est lecas, parmi beaucoup d’autres, de Casa de Cambio Puebla, entreprise dédiée au« blanchiment » d’argent du narcotrafic, à travers laquelle Joaquín « Chapo »Guzmán a acheté au moins 13 avions pour le transport de cocaïne colombienneau Mexique. Parmi ses actionnaires fondateurs, il y a les entrepreneurs EusebioSan Martín Fuente, Julián García Carrera et Eugenio Pérez Gil, ce dernier estl’ex-PDG de TAMSA, entreprise transnationale qui produit des tuyaux d’acierpour l’industrie du pétrole (Reveles, 2010, pp. 50-53). C’est aussi le cas dela banque transnationale britannique HSBC, dont la filiale au Mexique futrécemment accusée aux États-Unis de « blanchiment » d’argent14.

Par rapport à la collusion des cartels de la drogue avec des fonctionnairespublics et des représentants de la soi-disant « classe politique », on a les casde Fidel Herrera (PRI), ex-gouverneur de Veracruz (Carrasco Araizaga, 2010),Leonel Godoy (PRD), ex-gouverneur de Michoacán (El Universal, 30 novembre2011), Emilio González (PAN), actuel gouverneur de Jalisco (Cobián, Osorio,2011), et Tomás Yarrington (PRI), ex-gouverneur de Tamaulipas (Reforma,29 août 2012).

C’est précisément à travers des structures corporatistes et clientélisteshéritées de l’ancien régime que la collusion des pouvoirs publics (fonctionnaires

14. http://eleconomista.com.mx/sistema-financiero/2012/07/17/hsbc-admite-fallas-ante-eu-lavado-dinero

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gouvernementaux/« classe politique ») et privés (entrepreneurs/banquiers) avecle narcotrafic et le crime organisé est assurée. Des deux côtés de la frontière (etbien au-delà), ces agents sociaux, indépendamment de leur nationalité ou de leurorigine sociale, participent à cette affaire lucrative et globale qu’est l’économiede la drogue (Vellinga, 2004).

Cette relation symbiotique entre l’État et le crime organisé a altéré15 lesrapports sociaux de production au sein du régime d’accumulation en vigueur.Cela a conduit à l’émergence d’une nouvelle forme d’État au Mexique : l’Étatnarco16. Le régime politique néolibéral, expression phénoménale de celui-ci,montre en effet une pénétration systématique du narcotrafic dans tous lesgouvernements, particulièrement à partir de celui présidé par C. Salinas deGortari (Smith, 1997, pp. 135-136). Cette omniprésence du crime organiséaux différents niveaux de la société mexicaine s’est également traduite par unealtération des rapports de domination politique de classe, en modifiant en mêmetemps les rapports de dépendance et de domination qui lient l’État mexicainavec l’ensemble des États-nations dans l’arène internationale.

À la différence des autres pays de l’Amérique latine et du monde sous-développé qui subissent, tout comme le Mexique, des structures corporatistes etclientélistes dans le cadre d’États de droit inachevés, le Mexique est devenu unÉtat narco, non pas seulement en raison de l’inexistence de l’État de droit ou dela crise du modèle néolibéral, mais aussi du fait de sa contiguïté géographiqueavec les États-Unis, le marché des drogues le plus grand au monde, et de sesmultiples liens économiques, politiques, sociaux et culturels avec ce pays.

Comme on le montrera par la suite, l’actuel régime politique mexicain17 peutêtre considéré comme la conjonction, à la fois, des contradictions qui découlentde l’actuelle dynamique (nationale et globale) d’accumulation du capital et descontradictions de classe telles qu’elles se manifestent dans la sphère politique.Le régime politique néolibéral, en niant de fait l’universalité de l’État, comporteen même temps une tendance vers sa désintégration en tant qu’État capitaliste ;il représente une barrière pour la recréation continuelle de la forme État commepouvoir abstrait et impersonnel, c’est-à-dire de tous et de personne (Pasukanis,1970), en se constituant en une forme sociale aberrante (l’État narco) au serviced’une économie maffieuse (Buscaglia, González-Ruiz, Prieto Palma, 2006).

15. Selon nous, l’altération ou le bouleversement des rapports sociaux de production et de domination de classe constituent lecritère théorique fondamental pour caractériser l’émergence d’une nouvelle forme d’État. Voir infra, pp. 13-14.16. Le concept d’État narco exprime la convergence de deux logiques apparemment divergentes mais au fond très semblables.Pour une analyse originale de l’analogie entre, d’un côté, la formation des États-nations et la pratique de la guerre et, de l’autre,le crime organisé, voir le travail de Tilly (1985).17. Le caractère d’un régime politique déterminé obéit, selon Salama (1979, p. 246), à trois facteurs interdépendants : a) ladynamique du régime d’accumulation en vigueur, aussi bien au niveau national que global ; b) la corrélation existante de forcessociales de classe et ; c) l’expression au niveau politique des différentes fractions du capital. Sur cette base, on peut définirl’actuel régime politique mexicain comme un régime néolibéral, technocratique, autoritaire et corporatiste.

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L’érosion du vieux régime nationaliste révolutionnaire, ainsi qu’une corré-lation de forces sociales de classe défavorable aux travailleurs lors de la crise,ont permis l’intronisation d’un groupe de technocrates (« élevés » dans desuniversités anglo-saxonnes et imprégnés de l’idéologie néolibérale) aux plushautes sphères du gouvernement, agissant comme les opérateurs d’une « moder-nisation » du pays en accord avec les intérêts du capitalisme global et de laploutocratie mexicaine. Cependant, loin d’avancer vers une véritable démocra-tisation de la vie publique (du moins selon les canons de la démocratie libéralebourgeoise), le nouveau régime a adopté sans peine les pratiques autoritaires etrépressives de l’ancien régime.

La differentia specifica entre le précédant et le nouveau régime politique auMexique réside fondamentalement dans leurs conceptions respectives de l’Étatet de son intervention dans l’économie, ainsi que dans les discours idéologiquesqui leur servent de support. Néanmoins, leur dénominateur commun estconstitué par le corporatisme et le clientélisme hérités du vieux régime, maisrefonctionnalisés selon les exigences de la libéralisation économique et de lavalorisation du capital transnational, particulièrement celui du trafic de drogue(Rivelois, 1999, pp. 16-17). Le corporatisme et le clientélisme ont aussi étérestructurés selon une redistribution plus ou moins organisée des profits de ladrogue entre les acteurs liés à la chaîne de corruption systémique, mais sousl’ombre des contradictions qui opposent les cartels dans leur lutte pour lecontrôle des marchés et des territoires (Morris, 2010).

La nouvelle relation entre l’économique et le politique qui s’instaure lors del’apparition de l’actuel régime politique mexicain a amené à une dichotomieapparente dans la « rationalité » supposée de l’État : d’une part, elle a favoriséla valorisation et la régénération du capital global, particulièrement cellesdu capital transnational installé dans le pays, en consolidant l’émergence dumodèle d’accumulation extraverti. Mais, d’autre part, elle a affaibli les basesde l’économie nationale en rétrécissant davantage le marché intérieur, enaffaiblissant l’appareil productif domestique et, enfin, en approfondissant lastagnation productive chronique. La financiarisation croissante de l’économie,particulièrement lors de la dénationalisation de la banque, n’a fait qu’aggraverle déficit de rationalité de l’intervention économique de l’État.

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Selon nous, il y a six traits remarquables à l’actuel régime politique mexicain :

– 1) L’omniprésence du narcotrafic et du crime organisé dans les diversappareils et institutions publics, notamment le système judiciaire18, la police19

et l’armée20, ainsi qu’aux différents niveaux du gouvernement (national,provincial et local). Les liens du narcotrafic avec la classe des entrepreneurs etla « classe politique » du pays s’expriment aussi dans la dualité de rôles et defonctions de leurs agents sociaux respectifs. Le régime politique constitue ainsile lieu d’articulation du pouvoir du narcotrafic.

– 2) Comme un résultat du déficit de légitimité existant, le régime politiquenéolibéral maintient une autonomie relative et restreinte vis-à-vis de l’oligarchiedominante, particulièrement face à sa fraction hégémonique ; le capitaltransnational, et aussi aux États-Unis et à son gouvernement, qui a imposéles termes de sa politique de lutte contre le trafic de drogue au gouvernementmexicain (Olson, Shirk, Selee, 2010). Par conséquent, le pouvoir public etles institutions de l’État apparaissent, aux yeux des sujets sociaux, commedes instruments au service du bloc au pouvoir (y compris le crime organisécomme fraction du capital total), et non pas comme un appareil de pouvoirpublic et impersonnel au service de la société toute entière.

– 3) Une politique systématique de transfert des richesses de la nation etdes ressources publiques au bénéfice d’acteurs privés, qui s’est faite parle biais de la privatisation ouverte ou déguisée des entreprises publiques,le sauvetage bancaire et la reprivatisation de la banque, ainsi que par lacroissance démesurée de la dette publique, externe mais surtout interne21.Dans ce sens-là, on a aussi la titrisation des passifs gouvernementaux, lacréation de nombreuses fiducies alimentées avec des ressources publiquesmais soustraites à toute surveillance, et la vente à bas prix des ressourcesnaturelles de la nation à des agents économiques privés, particulièrementétrangers.

– 4) Une politique de dévalorisation accélérée du capital variable (au sensque donne Marx à la masse salariale), dans le but de contrecarrer la chutedu taux général de profit en transférant le coût de la crise aux travailleurs

18. La corruption généralisée dans le système judiciaire mexicain s’aggrave davantage avec le narcotrafic, où l’impunité estquasi-absolue. Parmi les « narcos » capturés pendant le sexennat de Calderón, seul un sur trois a fait l’objet d’une condamnation,http://www.zocalo.com.mx/seccion/articulo/sentenciados-solo-1-de-cada-3-narcos19. C’est le cas, entre autres, de Noé Ramírez Mandujano, ex sous-procureur (avec le rang de vice-ministre d’État) del’Investigation spécialisée en crime organisé (SIEDO), qui en novembre 2008 a été arrêté et accusé de collusion avec le narcotrafic,http://www.eluniversal.com.mx/primera/31988.html20. Cela est apparu au grand jour avec l’arrestation, en mai 2012, du Général de division Tomás Ángeles Dauahare (vice-ministrede la Guerre pendant les deux premières années du gouvernement de Calderón) et de trois autres militaires de haut rang, accusésde collusion avec le cartel des frères Beltrán Leyva (Carrasco Araizaga, 2012).21. Selon le ministère des Finances du Mexique, en juin 2006, la dette nette totale (interne et externe) du secteur public fédéralétait équivalente à 20 % du PIB mais, en juin 2012, elle est montée à 32 % du PIB estimé pour cette année-là. En 2006, la dettepublique interne représentait 63 % de la dette publique totale, passant à 69,5 % en 2012.

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(Kato Maldonado, 2008). Cette politique a comme principales composantesla précarisation de l’emploi, le frein à la croissance des salaires, le chômagemassif, la répression des travailleurs et de leurs syndicats, et l’extraction d’uneplus-value absolue par le biais d’une intensification du travail.

– 5) L’utilisation de la corruption et de l’impunité (Beittel, 2011) comme méca-nismes réguliers et quotidiens d’accumulation du capital et de redistributiondes revenus au bénéfice de l’alliance oligarchique des classes dominantes,y compris le narcotrafic et tous les partis politiques existant au Mexique,indépendamment de leur filiation politico-idéologique22.

– 6) La prédominance de la finance internationale et des activités financièresspéculatives, légales et illégales (« blanchiment » d’argent en premier lieu), audétriment du crédit pour le financement des investissements productifs, ainsi quela croissance d’économies rentières comme celles du pétrole23 et du narcotrafic.

Les rapports sociaux de production ont été profondément bouleversés parla présence active du narcotrafic et du crime organisé dans la vie économique,politique et sociale du pays. Les enlèvements, les extorsions et l’insécuritépublique ont gravement affecté les rapports entre les nombreux capitaux, ennuisant particulièrement aux petites et moyennes entreprises. De ce fait, la« narcotisation » de l’économie et de la politique au Mexique a découragéles nouveaux investissements, ce qui a aggravé les niveaux de chômage etd’informalité existants. En plus, les extorsions des PME ont élevé leurs « coûtsde transaction », ce qui a eu des effets nuisibles sur leur rentabilité, surtout dansdes branches qui produisent pour le marché interne (nourriture, habillement,fabrication de chaussure et, en général, biens de consommation non durables).Cela a poussé les entrepreneurs à chercher une plus grande exploitation de lamain-d’œuvre par la voie d’une intensification du travail.

Dans le cas du secteur agricole (Maldonado Aranda, 2010), la culture d’opiacéset de marijuana sur de grandes superficies de terre sous la protection des narcotrafi-quants, ainsi que le climat d’insécurité provoqué par leur présence, ont affecté laproduction d’autres cultures destinées à la consommation humaine ou industrielle.Cela a altéré les rapports intersectoriels au sein de l’économie mexicaine, en élevantdavantage les coûts industriels par la voie de la hausse des prix des matières premièresagricoles, ainsi que le coût de la vie dû à la montée des prix des denrées alimentaires.Résultat : baisse du taux général de profit, perte de l’autosuffisance alimentaire dupays et renforcement de la dépendance externe.

22. La corruption s’est manifestée aussi (quoiqu’avec une moindre fréquence et intensité) au sein des partis de gauche, commele PRD (Parti de la révolution démocratique). Cela a été évident (entre autres cas) à l’occasion de l’affaire Bejarano, voir l’article« Sin fuero, Bejarano enfrentará acusaciones », Proceso, 4 mars, 2004.23. Néanmoins, la rente pétrolière est destinée à financer environ 40 % des recettes publiques fédérales, ce qui maintient ce secteur,d’ailleurs très dynamique, dans un état sous-capitalisé permanent.

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La présence du narcotrafic dans les réseaux monétaires et financiers, à traversle « blanchiment » d’argent, stimule la dynamique rentière et la spéculationfinancière au détriment de l’investissement productif24. Pendant les années2000, les transferts de cocaïne, provenant d’Amérique du Sud et destinée aumarché américain, ont augmenté significativement, résultat de l’accroissementdes activités d’intermédiation des cartels mexicains (Celaya Pacheco, 2009).Cette masse monétaire issue de la vente de drogue est « blanchie » à traversdes circuits financiers établis dans ce but entre des banques au Mexique et desbanques américaines ; ces dernières canalisent l’argent déjà « blanchi » vers desinvestissements spéculatifs sur le marché financier international (Smith, 2010).Seule une petite partie de ce capital-argent dérivé du narcotrafic est destinée àl’investissement productif dans les régions où les cartels produisent de la drogueou ont une base sociale au sein de certaines parties de la population.

CONCLUSION

À la différence des États du capitalisme central, l’État périphérique mexicainn’incarne pas des intérêts universels qui fondent le caractère abstrait et imper-sonnel de l’État capitaliste en général (Pasukanis, 1970). Il semble plutôt êtrel’instrument particulier d’une alliance de classes au pouvoir, c’est-à-dire d’uneoligarchie factieuse et vorace dont font bien évidemment partie les divers cartelsde la drogue. Par conséquent, à la différence des pays capitalistes développés, salégitimité ne repose pas sur la généralisation des rapports d’échange (fétichismede la marchandise et de l’argent) ou sur l’exercice de la démocratie représentativeformelle associée à la généralisation marchande à grande échelle. Elle reposeplutôt sur des contenus politiques, sociaux et culturels hétérogènes, comme lecorporatisme et le clientélisme du vieux régime nationaliste révolutionnaire, ens’appuyant même (comme dans la conjoncture actuelle) sur la violence et larépression institutionnalisée.

« L’État de droit » apparaît donc comme quelque chose d’inachevé ou decarrément inexistant, et la démocratie représentative bourgeoise comme unefiction, une parodie de démocratie dominée par le clientélisme et la corruption.Le résultat en a été l’émergence d’une nouvelle forme d’État périphérique auMexique : l’État narco.

24. Bien entendu, ce n’est pas le capital spéculatif dérivé du narcotrafic qui explique le faible taux de crédit pour l’investissementproductif dans l’économie mexicaine, mais la financiarisation de cette économie dans son ensemble (Perrotini Hernández, 2008).

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