Les Memoires d'Hadrien - Marguerite Yourcenar

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Les Memoires d'Hadrien

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Marguerite Yourcenar

Mémoires d’Hadrien

SUIVI DE

Carnets de notes de Mémoiresd’Hadrien

Gallimard

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Biographie

Née en 1903 à Bruxelles d’un pèrefrançais et d’une mère d’origine belge, Mar-guerite Yourcenar grandit en France, maisc’est surtout à l’étranger qu’elle résidera parla suite : Italie, Suisse, Grèce, puis Amériqueoù elle vit dans l’île de Mount Desert, sur lacôte nord-est des États-Unis.

Son œuvre comprend des romans :Alexis ou le Traité du Vain Combat (1929),Le Coup de Grâce (1939), Denier du Rêve,version définitive (1959) ; des poèmes enprose : Feux (1936) ; en vers réguliers : LesCharités d’Alcippe (1956) ; des nouvelles ;

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des essais : Sous Bénéfice d’Inventaire(1962) ; des pièces de théâtre et des traduc-tions. Mémoires d’Hadrien (1951), romanhistorique d’une vérité étonnante, lui valutune réputation mondiale. L’Œuvre au Noir aobtenu à l’unanimité le Prix Fémina 1968.Citons Souvenirs Pieux (1974) et Archives duNord (1977), deux premiers panneaux d’untriptyque familial dont le troisième seraSuite et Fin.

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Introduction

Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis,

Quae nunc abibis in loca

Pallidula, rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis iocos…

P. Ælius HADRIANUS, Imp.

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ANIMULA VAGULA BLANDULA

ANIMULA VAGULA BLANDULA

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Chapitre 1

Mon cher Marc,

Je suis descendu ce matin chez monmédecin Hermogène, qui vient de rentrer àla Villa après un assez long voyage en Asie.L’examen devait se faire à jeun : nous avionspris rendez-vous pour les premières heuresde la matinée. Je me suis couché sur un litaprès m’être dépouillé de mon manteau et dema tunique. Je t’épargne des détails qui teseraient aussi désagréables qu’à moi-même,

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et la description du corps d’un homme quiavance en âge et s’apprête à mourir d’une hy-dropisie du cœur. Disons seulement que j’aitoussé, respiré, et retenu mon souffle selonles indications d’Hermogène, alarmé malgrélui par les progrès si rapides du mal, et prêt àen rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’asoigné en son absence. Il est difficile de rest-er empereur en présence d’un médecin, etdifficile aussi de garder sa qualité d’homme.L’œil du praticien ne voyait en moi qu’unmonceau d’humeurs, triste amalgame delymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’estvenue pour la première fois que mon corps,ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieuxconnu de moi que mon âme, n’est qu’unmonstre sournois qui finira par dévorer sonmaître. Paix… J’aime mon corps ; il m’a bienservi, et de toutes les façons, et je ne luimarchande pas les soins nécessaires. Mais jene compte plus, comme Hermogène prétendencore le faire, sur les vertus merveilleuses

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des plantes, le dosage exact de sels minérauxqu’il est allé chercher en Orient. Cet hommepourtant si fin m’a débité de vagues formulesde réconfort, trop banales pour tromper per-sonne ; il sait combien je hais ce genre d’im-posture, mais on n’a pas impunément exercéla médecine pendant plus de trente ans. Jepardonne à ce bon serviteur cette tentativepour me cacher ma mort. Hermogène estsavant ; il est même sage ; sa probité est biensupérieure à celle d’un vulgaire médecin decour. J’aurai pour lot d’être le plus soignédes malades. Mais nul ne peut dépasser leslimites prescrites ; mes jambes enflées ne mesoutiennent plus pendant les longues céré-monies romaines ; je suffoque ; et j’ai soix-ante ans.

Ne t’y trompe pas : je ne suis pas en-core assez faible pour céder aux imaginationsde la peur, presque aussi absurdes que cellesde l’espérance, et assurément beaucoup pluspénibles. S’il fallait m’abuser, j’aimerais

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mieux que ce fût dans le sens de la confi-ance ; je n’y perdrai pas plus, et j’en souffri-rai moins. Ce terme si voisin n’est pas néces-sairement immédiat ; je me couche encorechaque nuit avec l’espoir d’atteindre au mat-in. À l’intérieur des limites infranchissablesdont je parlais tout à l’heure, je puis défendrema position pied à pied, et même regagnerquelques pouces du terrain perdu. Je n’ensuis pas moins arrivé à l’âge où la vie, pourchaque homme, est une défaite acceptée.Dire que mes jours sont comptés ne signifierien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsipour nous tous. Mais l’incertitude du lieu, dutemps, et du mode, qui nous empêche de bi-en distinguer ce but vers lequel nousavançons sans trêve, diminue pour moi àmesure que progresse ma maladie mortelle.Le premier venu peut mourir tout à l’heure,mais le malade sait qu’il ne vivra plus dansdix ans. Ma marge d’hésitation ne s’étendplus sur des années, mais sur des mois. Mes

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chances de finir d’un coup de poignard aucœur ou d’une chute de cheval deviennentdes plus minimes ; la peste paraît improb-able ; la lèpre ou le cancer semblent définit-ivement distancés. Je ne cours plus le risquede tomber aux frontières frappé d’une hachecalédonienne ou transpercé d’une flècheparthe ; les tempêtes n’ont pas su profiterdes occasions offertes, et le sorcier qui m’aprédit que je ne me noierai pas semble avoireu raison. Je mourrai à Tibur, à Rome, ou àNaples tout au plus, et une crise d’étouffe-ment se chargera de la besogne. Serai-je em-porté par la dixième crise, ou par lacentième ? Toute la question est là. Commele voyageur qui navigue entre les îles de l’Ar-chipel voit la buée lumineuse se lever vers lesoir, et découvre peu à peu la ligne du rivage,je commence à apercevoir le profil de mamort.

Déjà, certaines portions de ma vieressemblent aux salles dégarnies d’un palais

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trop vaste, qu’un propriétaire appauvri ren-once à occuper tout entier. Je ne chasseplus : s’il n’y avait que moi pour les dérangerdans leurs ruminements et leurs jeux, leschevreuils des monts d’Étrurie seraient bientranquilles. J’ai toujours entretenu avec laDiane des forêts les rapports changeants etpassionnés d’un homme avec l’objet aimé :adolescent, la chasse au sanglier m’a offertmes premières chances de rencontre avec lecommandement et le danger ; je m’y livraisavec fureur ; mes excès dans ce genre mefirent réprimander par Trajan. La curée dansune clairière d’Espagne a été ma plus an-cienne expérience de la mort, du courage, dela pitié pour les créatures, et du plaisir tra-gique de les voir souffrir. Homme fait, lachasse me délassait de tant de luttes secrètesavec des adversaires tour à tour trop fins outrop obtus, trop faibles ou trop forts pourmoi. Ce juste combat entre l’intelligence hu-maine et la sagacité des bêtes fauves

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semblait étrangement propre comparé auxembûches des hommes. Empereur, meschasses en Toscane m’ont servi à juger ducourage ou des ressources des grands fonc-tionnaires : j’y ai éliminé ou choisi plus d’unhomme d’État. Plus tard, en Bithynie, enCappadoce, je fis des grandes battues un pré-texte de fête, un triomphe automnal dans lesbois d’Asie. Mais le compagnon de mesdernières chasses est mort jeune, et mongoût pour ces plaisirs violents a beaucoupbaissé depuis son départ. Même ici, à Tibur,l’ébrouement soudain d’un cerf sous lesfeuilles suffit pourtant à faire tressaillir enmoi un instinct plus ancien que tous lesautres, et par la grâce duquel je me sens gué-pard aussi bien qu’empereur. Qui sait ? Peut-être n’ai-je été si économe de sang humainque parce que j’ai tant versé celui des bêtesfauves, que parfois, secrètement, je préféraisaux hommes. Quoi qu’il en soit, l’image desfauves me hante davantage, et j’ai peine à ne

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pas me laisser aller à d’interminables his-toires de chasse qui mettraient à l’épreuve lapatience de mes invités du soir. Certes, lesouvenir du jour de mon adoption a ducharme, mais celui des lions tués enMaurétanie n’est pas mal non plus.

Le renoncement au cheval est unsacrifice plus pénible encore : un fauve n’estqu’un adversaire, mais un cheval était unami. Si on m’avait laissé le choix de ma con-dition, j’eusse opté pour celle de Centaure.Entre Borysthènes et moi, les rapportsétaient d’une netteté mathématique : ilm’obéissait comme à son cerveau, et noncomme à son maître. Ai-je jamais obtenuqu’un homme en fît autant ? Une autorité sitotale comporte, comme toute autre, sesrisques d’erreur pour l’homme qui l’exerce,mais le plaisir de tenter l’impossible en faitde saut d’obstacle était trop grand pour re-gretter une épaule démise ou une côterompue. Mon cheval remplaçait les mille

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notions approchées du titre, de la fonction,du nom, qui compliquent l’amitié humaine,par la seule connaissance de mon juste poidsd’homme. Il était de moitié dans mes élans ;il savait exactement, et mieux que moi peut-être, le point où ma volonté divorçait d’avecma force. Mais je n’inflige plus au successeurde Borysthènes le fardeau d’un malade auxmuscles amollis, trop faible pour se hisser desoi-même sur le dos d’une monture. Monaide de camp Céler l’exerce en ce momentsur la route de Préneste ; toutes mes expéri-ences passées avec la vitesse me permettentde partager le plaisir du cavalier et celui de labête, d’évaluer les sensations de l’hommelancé à fond de train par un jour de soleil etde vent. Quand Céler saute de cheval, jereprends avec lui contact avec le sol. Il en vade même de la nage : j’y ai renoncé, mais jeparticipe encore au délice du nageur caressépar l’eau. Courir, même sur le plus bref desparcours, me serait aujourd’hui aussi

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impossible qu’à une lourde statue, un Césarde pierre, mais je me souviens de mescourses d’enfant sur les collines sèches del’Espagne, du jeu joué avec soi-même où l’onva jusqu’aux limites de l’essoufflement, sûrque le cœur parfait, les poumons intacts rét-abliront l’équilibre ; et j’ai du moindreathlète s’entraînant à la course au long stadeune entente que l’intelligence seule ne medonnerait pas. Ainsi, de chaque art pratiquéen son temps, je tire une connaissance quime dédommage en partie des plaisirs perdus.J’ai cru, et dans mes bons moments je croisencore, qu’il serait possible de partager de lasorte l’existence de tous, et cette sympathieserait l’une des espèces les moins révocablesde l’immortalité. Il y eut des moments oùcette compréhension s’efforça de dépasserl’humain, alla du nageur à la vague. Mais là,rien d’exact ne me renseignant plus, j’entredans le domaine des métamorphoses dusonge.

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Trop manger est un vice romain,mais je fus sobre avec volupté. Hermogènen’a rien eu à modifier à mon régime, si cen’est peut-être cette impatience qui mefaisait dévorer n’importe où, à n’importequelle heure, le premier mets venu, commepour en finir d’un seul coup avec les exi-gences de ma faim. Et il va de soi qu’unhomme riche, qui n’a jamais connu que ledénuement volontaire, ou n’en a fait l’expéri-ence qu’à titre provisoire, comme de l’un desincidents plus ou moins excitants de laguerre et du voyage, aurait mauvaise grâce àse vanter de ne pas se gorger. S’empiffrer àcertains jours de fête a toujours été l’ambi-tion, la joie, et l’orgueil naturel des pauvres.J’aimais l’arôme de viandes rôties et le bruitde marmites raclées des réjouissances del’armée, et que les banquets du camp (ou cequi au camp était un banquet) fussent cequ’ils devraient toujours être, un joyeux etgrossier contrepoids aux privations des jours

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ouvrables ; je tolérais assez bien l’odeur defriture des places publiques en temps deSaturnales. Mais les festins de Rome m’em-plissaient de tant de répugnance et d’ennuique si j’ai quelquefois cru mourir au coursd’une exploration ou d’une expédition milit-aire, je me suis dit, pour me réconforter,qu’au moins je ne dînerais plus. Ne me faispas l’injure de me prendre pour un vulgairerenonciateur : une opération qui a lieu deuxou trois fois par jour, et dont le but est d’ali-menter la vie, mérite assurément tous nossoins. Manger un fruit, c’est faire entrer ensoi un bel objet vivant, étranger, nourri et fa-vorisé comme nous par la terre ; c’est con-sommer un sacrifice où nous nous préféronsaux choses. Je n’ai jamais mordu dans lamiche de pain des casernes sans m’émer-veiller que cette concoction lourde etgrossière sût se changer en sang, en chaleur,peut-être en courage. Ah, pourquoi mon es-prit, dans ses meilleurs jours, ne possède-t-il

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jamais qu’une partie des pouvoirs assimil-ateurs d’un corps ?

C’est à Rome, durant les longs repasofficiels, qu’il m’est arrivé de penser aux ori-gines relativement récentes de notre luxe, àce peuple de fermiers économes et de soldatsfrugaux, repus d’ail et d’orge, subitementvautrés par la conquête dans les cuisines del’Asie, engloutissant ces nourritures compli-quées avec une rusticité de paysans pris defringale. Nos Romains s’étouffent d’ortolans,s’inondent de sauces, et s’empoisonnentd’épices. Un Apicius s’enorgueillit de la suc-cession des services, de cette série de platsaigres ou doux, lourds ou subtils, qui com-posent la belle ordonnance de ses banquets ;passe encore si chacun de ces mets était servià part, assimilé à jeun, doctement dégustépar un gourmet aux papilles intactes.Présentés pêle-mêle, au sein d’une profusionbanale et journalière, ils forment dans le pal-ais et dans l’estomac de l’homme qui mange

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une confusion détestable où les odeurs, lessaveurs, les substances perdent leur valeurpropre et leur ravissante identité. Ce pauvreLucius s’amusait jadis à me confectionnerdes plats rares ; ses pâtés de faisans, avecleur savant dosage de jambon et d’épices, té-moignaient d’un art aussi exact que celui dumusicien et du peintre ; je regrettais pour-tant la chair nette du bel oiseau. La Grèce s’yentendait mieux : son vin résiné, son painclouté de sésame, ses poissons retournés surle gril au bord de la mer, noircis inégalementpar le feu et assaisonnés çà et là du craque-ment d’un grain de sable, contentaient pure-ment l’appétit sans entourer de trop de com-plications la plus simple de nos joies. J’aigoûté, dans tel bouge d’Égine ou de Phalère,à des nourritures si fraîches qu’elles de-meuraient divinement propres, en dépit desdoigts sales du garçon de taverne, simodiques, mais si suffisantes, qu’ellessemblaient contenir sous la forme la plus

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résumée possible quelque essence d’immor-talité. La viande cuite au soir des chassesavait elle aussi cette qualité presque sacra-mentelle, nous ramenait plus loin, aux ori-gines sauvages des races. Le vin nous initieaux mystères volcaniques du sol, auxrichesses minérales cachées : une coupe deSamos bue à midi, en plein soleil, ou au con-traire absorbée par un soir d’hiver dans unétat de fatigue qui permet de sentir immédi-atement au creux du diaphragme son écoule-ment chaud, sa sûre et brûlante dispersion lelong de nos artères, est une sensation pr-esque sacrée, parfois trop forte pour une têtehumaine ; je ne la retrouve plus si pure sort-ant des celliers numérotés de Rome, et lepédantisme des grands connaisseurs de crusm’impatiente. Plus pieusement encore, l’eaubue dans la paume ou à même la source faitcouler en nous le sel le plus secret de la terreet la pluie du ciel. Mais l’eau elle-même estun délice dont le malade que je suis doit à

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présent n’user qu’avec sobriété. N’importe :même à l’agonie, et mêlée à l’amertume desdernières potions, je m’efforcerai de goûtersa fraîche insipidité sur mes lèvres.

J’ai expérimenté brièvement avecl’abstinence de viande aux écoles de philo-sophie, où il sied d’essayer une fois pourtoutes chaque méthode de conduite ; plustard, en Asie, j’ai vu des Gymnosophistes in-diens détourner la tête des agneaux fumantset des quartiers de gazelle servis sous la tented’Osroès. Mais cette pratique, à laquelle tajeune austérité trouve du charme, demandedes soins plus compliqués que ceux de lagourmandise elle-même ; elle nous séparetrop du commun des hommes dans une fonc-tion presque toujours publique et à laquelleprésident le plus souvent l’apparat oul’amitié. J’aime mieux me nourrir toute mavie d’oies grasses et de pintades que de mefaire accuser par mes convives, à chaque re-pas, d’une ostentation d’ascétisme. Déjà ai-je

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eu quelque peine, à l’aide de fruits secs ou ducontenu d’un verre lentement dégusté, àdéguiser à mes invités que les piècesmontées de mes chefs étaient pour eux plutôtque pour moi, ou que ma curiosité pour cesmets finissait avant la leur. Un princemanque ici de la latitude offerte au philo-sophe : il ne peut se permettre de différer surtrop de points à la fois, et les dieux saventque mes points de différence n’étaient déjàque trop nombreux, bien que je me flattasseque beaucoup fussent invisibles. Quant auxscrupules religieux du Gymnosophiste, à sondégoût en présence des chairs ensanglantées,j’en serais plus touché s’il ne m’arrivait deme demander en quoi la souffrance del’herbe qu’on coupe diffère essentiellementde celle des moutons qu’on égorge, et sinotre horreur devant les bêtes assassinées netient pas surtout à ce que notre sensibilitéappartient au même règne. Mais à certainsmoments de la vie, dans les périodes de

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jeûne rituel, par exemple, ou au cours desinitiations religieuses, j’ai connu les avant-ages pour l’esprit, et aussi les dangers, desdifférentes formes de l’abstinence, ou mêmede l’inanition volontaire, de ces états prochesdu vertige où le corps, en partie délesté,entre dans un monde pour lequel il n’est pasfait, et qui préfigure les froides légèretés dela mort. À d’autres moments, ces expériencesm’ont permis de jouer avec l’idée du suicideprogressif, du trépas par inanition qui fut ce-lui de certains philosophes, espèce dedébauche retournée où l’on va jusqu’àl’épuisement de la substance humaine. Maisil m’eût toujours déplu d’adhérer totalementà un système, et je n’aurais pas voulu qu’unscrupule m’enlevât le droit de me gaver decharcuterie, si par hasard j’en avais envie, ousi cette nourriture était la seule facile.

Les cyniques et les moralistes s’ac-cordent pour mettre les voluptés de l’amourparmi les jouissances dites grossières, entre

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le plaisir de boire et celui de manger, tout enles déclarant d’ailleurs, puisqu’ils assurentqu’on s’en peut passer, moins indispensablesque ceux-là. Du moraliste, je m’attends àtout, mais je m’étonne que le cynique s’ytrompe. Mettons que les uns et les autresaient peur de leurs démons, soit qu’ils leurrésistent, soit qu’ils s’y abandonnent, et s’ef-forcent de ravaler leur plaisir pour essayer delui enlever sa puissance presque terrible,sous laquelle ils succombent, et son étrangemystère, où ils se sentent perdus. Je croirai àcette assimilation de l’amour aux joies pure-ment physiques (à supposer qu’il en existe detelles) le jour où j’aurai vu un gourmet san-gloter de délices devant son mets favori,comme un amant sur une jeune épaule. Detous nos jeux, c’est le seul qui risque de bou-leverser l’âme, le seul aussi où le joueurs’abandonne nécessairement au délire ducorps. Il n’est pas indispensable que lebuveur abdique sa raison, mais l’amant qui

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garde la sienne n’obéit pas jusqu’au bout àson dieu. L’abstinence ou l’excès n’engagentpartout ailleurs que l’homme seul : sauf dansle cas de Diogène, dont les limitations et lecaractère de raisonnable pis-aller se mar-quent d’eux-mêmes, toute démarche sen-suelle nous place en présence de l’Autre,nous implique dans les exigences et les ser-vitudes du choix. Je n’en connais pas oùl’homme se résolve pour des raisons plussimples et plus inéluctables, où l’objet choisise pèse plus exactement à son poids brut dedélices, où l’amateur de vérités ait plus dechances de juger la créature nue. À partird’un dépouillement qui s’égale à celui de lamort, d’une humilité qui passe celle de la dé-faite et de la prière, je m’émerveille de voirchaque fois se reformer la complexité des re-fus, des responsabilités, des apports, lespauvres aveux, les fragiles mensonges, lescompromis passionnés entre mes plaisirs etceux de l’Autre, tant de liens impossibles à

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rompre et pourtant déliés si vite. Ce jeu mys-térieux qui va de l’amour d’un corps àl’amour d’une personne m’a semblé assezbeau pour lui consacrer une part de ma vie.Les mots trompent, puisque celui de plaisircouvre des réalités contradictoires, comporteà la fois les notions de tiédeur, de douceur,d’intimité des corps, et celles de violence,d’agonie et de cri. La petite phrase obscènede Poseidonius sur le frottement de deuxparcelles de chair, que je t’ai vu copier avecune application d’enfant sage dans tescahiers d’école, ne définit pas plus lephénomène de l’amour que la corde touchéedu doigt ne rend compte du miracle dessons. C’est moins la volupté qu’elle insulteque la chair elle-même, cet instrument demuscles, de sang, et d’épiderme, ce rougenuage dont l’âme est l’éclair.

Et j’avoue que la raison reste confon-due en présence du prodige même del’amour, de l’étrange obsession qui fait que

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cette même chair dont nous nous soucions sipeu quand elle compose notre propre corps,nous inquiétant seulement de la laver, de lanourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher desouffrir, puisse nous inspirer une telle pas-sion de caresses simplement parce qu’elle estanimée par une individualité différente de lanôtre, et parce qu’elle représente certainslinéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs,les meilleurs juges ne s’accordent pas. Ici, lalogique humaine reste en deçà, comme dansles révélations des Mystères. La traditionpopulaire ne s’y est pas trompée, qui a tou-jours vu dans l’amour une forme d’initiation,l’un des points de rencontre du secret et dusacré. L’expérience sensuelle se compare en-core aux Mystères en ce que la première ap-proche fait au non-initié l’effet d’un rite plusou moins effrayant, scandaleusement éloignédes fonctions familières du sommeil, duboire, et du manger, objet de plaisanterie, dehonte, ou de terreur. Tout autant que la

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danse des Ménades ou le délire des Cory-bantes, notre amour nous entraîne dans ununivers différent, où il nous est, en d’autrestemps, interdit d’accéder, et où nous cessonsde nous orienter dès que l’ardeur s’éteint ouque la jouissance se dénoue. Cloué au corpsaimé comme un crucifié à sa croix, j’ai apprissur la vie quelques secrets qui déjà s’émous-sent dans mon souvenir, par l’effet de lamême loi qui veut que le convalescent, guéri,cesse de se retrouver dans les vérités mys-térieuses de son mal, que le prisonnierrelâché oublie la torture, ou le triomphateurdégrisé la gloire.

J’ai rêvé parfois d’élaborer un sys-tème de connaissance humaine basé surl’érotique, une théorie du contact, où le mys-tère et la dignité d’autrui consisteraient pré-cisément à offrir au Moi ce point d’appuid’un autre monde. La volupté serait danscette philosophie une forme plus complète,mais aussi plus spécialisée, de cette approche

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de l’Autre, une technique de plus mise auservice de la connaissance de ce qui n’est pasnous. Dans les rencontres les moins sen-suelles, c’est encore dans le contact quel’émotion s’achève ou prend naissance : lamain un peu répugnante de cette vieille quime présente un placet, le front moite de monpère à l’agonie, la plaie lavée d’un blessé.Même les rapports les plus intellectuels oules plus neutres ont lieu à travers ce systèmede signaux du corps : le regard soudainéclairci du tribun auquel on explique unemanœuvre au matin d’une bataille, le salutimpersonnel d’un subalterne que notre pas-sage fige en une attitude d’obéissance, lecoup d’œil amical de l’esclave que je remercieparce qu’il m’apporte un plateau, ou, devantle camée grec qu’on lui offre, la moue appré-ciatrice d’un vieil ami. Avec la plupart desêtres, les plus légers, les plus superficiels deces contacts suffisent à notre envie, ou mêmel’excèdent déjà. Qu’ils insistent, se

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multiplient autour d’une créature uniquejusqu’à la cerner tout entière ; que chaqueparcelle d’un corps se charge pour nousd’autant de significations bouleversantes queles traits d’un visage ; qu’un seul être, au lieude nous inspirer tout au plus de l’irritation,du plaisir, ou de l’ennui, nous hante commeune musique et nous tourmente comme unproblème ; qu’il passe de la périphérie denotre univers à son centre, nous devienneenfin plus indispensable que nous-mêmes, etl’étonnant prodige a lieu, où je vois bien dav-antage un envahissement de la chair par l’es-prit qu’un simple jeu de la chair.

De telles vues sur l’amour pourraientmener à une carrière de séducteur. Si je nel’ai pas remplie, c’est sans doute que j’ai faitautre chose, sinon mieux. A défaut de génie,une pareille carrière demande des soins, etmême des stratagèmes, pour lesquels je mesentais peu fait. Ces pièges dressés, toujoursles mêmes, cette routine bornée à de

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perpétuelles approches, limitée par la con-quête même, m’ont lassé. La technique dugrand séducteur exige dans le passage d’unobjet à un autre une facilité, une in-différence, que je n’ai pas à l’égard d’eux : detoute façon, ils m’ont quitté plus que je ne lesquittais ; je n’ai jamais compris qu’on serassasiât d’un être. L’envie de dénombrer ex-actement les richesses que chaque nouvelamour nous apporte, de le regarder changer,peut-être de le regarder vieillir, s’accordemal avec la multiplicité des conquêtes. J’aicru jadis qu’un certain goût de la beauté metiendrait lieu de vertu, saurait m’immunisercontre les sollicitations trop grossières. Maisje me trompais. L’amateur de beauté finit parla retrouver partout, filon d’or dans les plusignobles veines ; par éprouver, à manier ceschefs-d’œuvre fragmentaires, salis, ou brisés,un plaisir de connaisseur seul à collectionnerdes poteries crues vulgaires. Un obstacle plussérieux, pour un homme de goût, est une

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position d’éminence dans les affaires hu-maines, avec ce que la puissance presque ab-solue comporte de risques d’adulation ou demensonge. L’idée qu’un être, si peu que cesoit, se contrefait en ma présence, est cap-able de me le faire plaindre, mépriser, ouhaïr. J’ai souffert de ces inconvénients de mafortune comme un homme pauvre de ceux desa misère. Un pas de plus, et j’aurais acceptéla fiction qui consiste à prétendre qu’on sé-duit, quand on sait qu’on s’impose. Maisl’écœurement, ou la sottise peut-être,risquent de commencer là.

On finirait par préférer auxstratagèmes éventés de la séduction lesvérités toutes simples de la débauche, si làaussi ne régnait le mensonge. En principe, jesuis prêt à admettre que la prostitution soitun art comme le massage ou la coiffure, maisj’ai déjà peine à me plaire chez les barbiers etles masseurs. Rien de plus grossier que noscomplices. Le coup d’œil oblique du patron

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de taverne qui me réserve le meilleur vin, etpar conséquent en prive quelqu’un d’autre,suffisait déjà, aux jours de ma jeunesse, à medégoûter des amusements de Rome. Il medéplaît qu’une créature croie pouvoirescompter mon désir, le prévoir, mécanique-ment s’adapter à ce qu’elle suppose monchoix. Ce reflet imbécile et déformé de moi-même que m’offre à ces moments unecervelle humaine me ferait préférer lestristes effets de l’ascétisme. Si la légenden’exagère rien des outrances de Néron, desrecherches savantes de Tibère, il a fallu à cesgrands consommateurs de délice des sens bi-en inertes pour se mettre en frais d’un appar-eil si compliqué, et un singulier dédain deshommes pour souffrir ainsi qu’on se moquâtou qu’on profitât d’eux. Et cependant, si j’ai àpeu près renoncé à ces formes par tropmachinales du plaisir, ou ne m’y suis pas en-foncé trop avant, je le dois plutôt à machance qu’à une vertu incapable de résister à

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rien. J’y pourrais retomber en vieillissant,comme dans n’importe quelle espèce de con-fusion ou de fatigue. La maladie et la mortrelativement prochaine me sauveront de larépétition monotone des mêmes gestes,pareille à l’ânonnement d’une leçon trop suepar cœur.

De tous les bonheurs qui lentementm’abandonnent, le sommeil est l’un des plusprécieux, des plus communs aussi. Unhomme qui dort peu et mal, appuyé sur denombreux coussins, médite tout à loisir surcette particulière volupté. J’accorde que lesommeil le plus parfait reste presque néces-sairement une annexe de l’amour : reposréfléchi, reflété dans deux corps. Mais ce quim’intéresse ici, c’est le mystère spécifique dusommeil goûté pour lui-même, l’inévitableplongée hasardée chaque soir par l’hommenu, seul, et désarmé, dans un océan où toutchange, les couleurs, les densités, le rythmemême du souffle, et où nous rencontrons les

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morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’estqu’on en sort, et qu’on en sort inchangé,puisqu’une interdiction bizarre nous em-pêche de rapporter avec nous l’exact résidude nos songes. Ce qui nous rassure aussi,c’est qu’il guérit de la fatigue, mais il nous enguérit, temporairement, par le plus radicaldes procédés, en s’arrangeant pour que nousne soyons plus. Là, comme ailleurs, le plaisiret l’art consistent à s’abandonner consciem-ment à cette bienheureuse inconscience, àaccepter d’être subtilement plus faible, pluslourd, plus léger, et plus confus que soi. Jereviendrai plus tard sur le peuple étonnantdes songes. Je préfère parler de certaines ex-périences de sommeil pur, de pur réveil, quiconfinent à la mort et à la résurrection. Jetâche de ressaisir la précise sensation de telssommeils foudroyants de l’adolescence, oùl’on s’endormait sur ses livres, tout habillé,transporté d’un seul coup hors de la math-ématique et du droit à l’intérieur d’un

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sommeil solide et plein, si rempli d’énergieinemployée qu’on y goûtait, pour ainsi dire,le pur sens de l’être à travers les paupièresfermées. J’évoque les brusques sommeils surla terre nue, dans la forêt, après de fatigantesjournées de chasse ; l’aboi des chiensm’éveillait, ou leurs pattes dressées sur mapoitrine. Si totale était l’éclipse, que j’auraispu chaque fois me retrouver autre, et jem’étonnais, ou parfois m’attristais, du strictagencement qui me ramenait de si loin danscet étroit canton d’humanité qu’est moimême Qu’étaient ces particularitésauxquelles nous tenons le plus, puisqu’ellescomptaient si peu pour le libre dormeur, etque, pour une seconde, avant de rentrer à re-gret dans la peau d’Hadrien, je parvenais àsavourer à peu près consciemment cethomme vide, cette existence sans passé ?

D’autre part, la maladie, l’âge, ontaussi leurs prodiges, et reçoivent du sommeild’autres formes de bénédiction. Il y a environ

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un an, après une journée singulièrement ac-cablante, à Rome, j’ai connu un de ces répitsoù l’épuisement des forces opérait les mêmesmiracles, ou plutôt d’autres miracles, que lesréserves inépuisées d’autrefois. Je ne vaisplus que rarement en ville ; je tâche d’y ac-complir le plus possible. La journée avait étédésagréablement encombrée : une séance auSénat avait été suivie par une séance autribunal, et par une discussion interminableavec l’un des questeurs ; puis, par une céré-monie religieuse qu’on ne peut abréger, etsur laquelle la pluie tombait. J’avais moi-même rapproché, collé ensemble toutes cesactivités différentes, pour laisser le moins detemps possible, entre elles, aux importunitéset aux flatteries inutiles. Le retour à chevalfut l’un de mes derniers trajets de ce genre.Je rentrai à la Villa écœuré, malade, ayantfroid comme on n’a froid que lorsque le sangse refuse, et n’agit plus dans nos artères.Céler et Chabrias s’empressaient, mais la

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sollicitude peut être fatigante alors mêmequ’elle est sincère. Retiré chez moi, j’avalaiquelques cuillerées d’une bouillie chaude queje préparai moi-même, nullement parsoupçon, comme on se le figure, mais parceque je m’octroie ainsi le luxe d’être seul. Jeme couchai ; le sommeil semblait aussi loinde moi que la santé, que la jeunesse, que laforce. Je m’endormis. Le sablier m’a prouvéque je n’avais dormi qu’une heure à peine.Un court moment d’assoupissement com-plet, à mon âge, devient l’équivalent dessommeils qui duraient autrefois toute unedemi-révolution des astres ; mon temps semesure désormais en unités beaucoup pluspetites. Mais une heure avait suffi pour ac-complir l’humble et surprenant prodige : lachaleur de mon sang réchauffait mes mains ;mon cœur, mes poumons s’étaient remis àopérer avec une espèce de bonne volonté ; lavie coulait comme une source pas trèsabondante, mais fidèle. Le sommeil, en si

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peu de temps, avait réparé mes excès devertu avec la même impartialité qu’il eûtmise à réparer ceux de mes vices. Car la di-vinité du grand restaurateur tient à ce queses bienfaits s’exercent sur le dormeur sanstenir compte de lui, de même que l’eau char-gée de pouvoirs curatifs ne s’inquiète en riende qui boit à la source.

Mais si nous pensons si peu à unphénomène qui absorbe au moins un tiers detoute vie, c’est qu’une certaine modestie estnécessaire pour apprécier ses bontés. En-dormis, Caïus Caligula et le juste Aristide sevalent ; je dépose mes vains et importantsprivilèges ; je ne me distingue plus du noirjaniteur qui dort en travers de mon seuil.Qu’est notre insomnie, sinon l’obstinationmaniaque de notre intelligence à manufac-turer des pensées, des suites de raisonne-ments, des syllogismes et des définitions bi-en à elle, son refus d’abdiquer en faveur de ladivine stupidité des yeux clos ou de la sage

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folie des songes ? L’homme qui ne dort pas,et je n’ai depuis quelques mois que trop d’oc-casions de le constater sur moi-même, se re-fuse plus ou moins consciemment à faireconfiance au flot des choses. Frère de laMort… Isocrate se trompait, et sa phrasen’est qu’une amplification de rhéteur. Jecommence à connaître la mort ; elle ad’autres secrets, plus étrangers encore ànotre présente condition d’hommes. Et pour-tant, si enchevêtrés, si profonds sont cesmystères d’absence et de partiel oubli, quenous sentons bien confluer quelque part lasource blanche et la source sombre. Je n’aijamais regardé volontiers dormir ceux quej’aimais ; ils se reposaient de moi, je le sais ;ils m’échappaient aussi. Et chaque homme ahonte de son visage entaché de sommeil. Quede fois, levé de très bonne heure pour étudierou pour lire, j’ai moi-même rétabli ces or-eillers fripés, ces couvertures en désordre,évidences presque obscènes de nos

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rencontres avec le néant, preuves que chaquenuit nous ne sommes déjà plus…

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Chapitre 2

Peu à peu, cette lettre commencéepour t’informer des progrès de mon mal estdevenue le délassement d’un homme qui n’aplus l’énergie nécessaire pour s’appliquerlonguement aux affaires d’État, la méditationécrite d’un malade qui donne audience à sessouvenirs. Je me propose maintenant dav-antage : j’ai formé le projet de te raconter mavie. À coup sûr, j’ai composé l’an dernier uncompte rendu officiel de mes actes, en têteduquel mon secrétaire Phlégon a mis sonnom. J’y ai menti le moins possible. L’intérêtpublic et la décence m’ont forcé néanmoins àréarranger certains faits. La vérité que

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j’entends exposer ici n’est pas particulière-ment scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré oùtoute vérité fait scandale. Je ne m’attendspas à ce que tes dix-sept ans y comprennentquelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire,à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’aichoisis moi-même, t’ont donné cette éduca-tion sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bi-en pour toi-même et pour l’État. Je t’offre icicomme correctif un récit dépourvu d’idéespréconçues et de principes abstraits, tiré del’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récitm’entraînera. Je compte sur cet examen desfaits pour me définir, me juger peut-être, outout au moins pour me mieux connaître av-ant de mourir.

Comme tout le monde, je n’ai à monservice que trois moyens d’évaluer l’existencehumaine : l’étude de soi, la plus difficile et laplus dangereuse, mais aussi la plus féconde

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des méthodes ; l’observation des hommes,qui s’arrangent le plus souvent pour nouscacher leurs secrets ou pour nous faire croirequ’ils en ont ; les livres, avec les erreurs par-ticulières de perspective qui naissent entreleurs lignes. J’ai lu à peu près tout ce que noshistoriens, nos poètes, et même nos conteursont écrit, bien que ces derniers soientréputés frivoles, et je leur dois peut-être plusd’informations que je n’en ai recueilli dansles situations assez variées de ma propre vie.La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voixhumaine, tout comme les grandes attitudesimmobiles des statues m’ont appris à appré-cier les gestes. Par contre, et dans la suite, lavie m’a éclairci les livres.

Mais ceux-ci mentent, et même lesplus sincères. Les moins habiles, faute demots et de phrases où ils la pourraient enfer-mer, retiennent de la vie une image plate etpauvre ; tels, comme Lucain, l’alourdissent etl’encombrent d’une solennité qu’elle n’a pas.

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D’autres, au contraire, comme Pétrone,l’allègent, font d’elle une balle bondissante etcreuse, facile à recevoir et à lancer dans ununivers sans poids. Les poètes nous trans-portent dans un monde plus vaste ou plusbeau, plus ardent ou plus doux que celui quinous est donné, différent par là même, et enpratique presque inhabitable. Les philo-sophes font subir à la réalité, pour pouvoirl’étudier pure, à peu près les mêmes trans-formations que le feu ou le pilon font subiraux corps : rien d’un être ou d’un fait, telsque nous l’avons connu, ne paraît subsisterdans ces cristaux ou dans cette cendre. Leshistoriens nous proposent du passé des sys-tèmes trop complets, des séries de causes etd’effets trop exacts et trop clairs pour avoirjamais été entièrement vrais ; ils réarrangentcette docile matière morte, et je sais quemême à Plutarque échappera toujours Alex-andre. Les conteurs, les auteurs de fablesmilésiennes, ne font guère, comme des

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bouchers, que d’appendre à l’étal de petitsmorceaux de viande appréciés des mouches.Je m’accommoderais fort mal d’un mondesans livres, mais la réalité n’est pas là, parcequ’elle n’y tient pas tout entière.

L’observation directe des hommesest une méthode moins complète encore,bornée le plus souvent aux constatations as-sez basses dont se repaît la malveillance hu-maine. Le rang, la position, tous nos hasards,restreignent le champ de vision du connais-seur d’hommes : mon esclave a pour m’ob-server des facilités complètement différentesde celles que j’ai pour l’observer lui-même ;elles sont aussi courtes que les miennes. Levieil Euphorion me présente depuis vingt ansmon flacon d’huile et mon éponge, mais maconnaissance de lui s’arrête à son service, etcelle qu’il a de moi à mon bain, et toute tent-ative pour s’informer davantage fait vite, àl’empereur comme à l’esclave, l’effet d’uneindiscrétion. Presque tout ce que nous

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savons d’autrui est de seconde main. Si parhasard un homme se confesse, il plaide sacause ; son apologie est toute prête. Si nousl’observons, il n’est pas seul. On m’a re-proché d’aimer à lire les rapports de la policede Rome ; j’y découvre sans cesse des sujetsde surprise ; amis ou suspects, inconnus oufamiliers, ces gens m’étonnent ; leurs foliesservent d’excuses aux miennes. Je ne melasse pas de comparer l’homme habillé àl’homme nu. Mais ces rapports si naïvementcirconstanciés s’ajoutent à la pile de mesdossiers sans m’aider le moins du monde àrendre le verdict final. Que ce magistrat d’ap-parence austère ait commis un crime ne mepermet nullement de le mieux connaître. Jesuis désormais en présence de deuxphénomènes au lieu d’un, l’apparence dumagistrat, et son crime.

Quant à l’observation de moi-même,je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer encomposition avec cet individu auprès de qui

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je serai jusqu’au bout forcé de vivre, maisune familiarité de près de soixante ans com-porte encore bien des chances d’erreur. Auplus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée,secrète comme une complicité. Au plus im-personnel, elle est aussi glacée que les théor-ies que je puis élaborer sur les nombres :j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir deloin et de plus haut ma vie, qui devient alorsla vie d’un autre. Mais ces deux procédés deconnaissance sont difficiles, et demandent,l’un une descente en soi, l’autre, une sortiehors de soi-même. Par inertie, je tendscomme tout le monde à leur substituer desmoyens de pure routine, une idée de ma viepartiellement modifiée par l’image que lepublic s’en forme, des jugements tout faits,c’est-à-dire mal faits, comme un patron toutpréparé auquel un tailleur maladroit adaptelaborieusement l’étoffe qui est à nous.Équipement de valeur inégale ; outils plus ou

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moins émoussés ; mais je n’en ai pasd’autres : c’est avec eux que je me façonnetant bien que mal une idée de ma destinéed’homme.

Quand je considère ma vie, je suisépouvanté de la trouver informe. L’existencedes héros, celle qu’on nous raconte, estsimple ; elle va droit au but comme uneflèche. Et la plupart des hommes aiment àrésumer leur vie dans une formule, parfoisdans une vanterie ou dans une plainte, pr-esque toujours dans une récrimination ; leurmémoire leur fabrique complaisamment uneexistence explicable et claire. Ma vie a descontours moins fermes. Comme il arrivesouvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec le plus de justesse :bon soldat, mais point grand homme deguerre, amateur d’art, mais point cet artisteque Néron crut être à sa mort, capable decrimes, mais point chargé de crimes. Il m’ar-rive de penser que les grands hommes se

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caractérisent justement par leur position ex-trême, où leur héroïsme est de se tenir toutela vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes.J’ai occupé toutes les positions extrêmes tourà tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la viem’en a toujours fait glisser. Et cependant, jene puis pas non plus, comme un laboureurou un portefaix vertueux, me vanter d’uneexistence située au centre.

Le paysage de mes jours semble secomposer, comme les régions de montagne,de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’yrencontre ma nature, déjà composite, forméeen parties égales d’instinct et de culture. Çàet là, affleurent les granits de l’inévitable ;partout, les éboulements du hasard. Je m’ef-force de reparcourir ma vie pour y trouver unplan, y suivre une veine de plomb ou d’or, oul’écoulement d’une rivière souterraine, maisce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œildu souvenir. De temps en temps, dans unerencontre, un présage, une suite définie

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d’événements, je crois reconnaître une fatal-ité, mais trop de routes ne mènent nulle part,trop de sommes ne s’additionnent pas. Jeperçois bien dans cette diversité, dans cedésordre, la présence d’une personne, maissa forme semble presque toujours tracée parla pression des circonstances ; ses traits sebrouillent comme une image reflétée surl’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent queleurs actions ne leur ressemblent pas. Il fautbien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont maseule mesure, et le seul moyen de me dessin-er dans la mémoire des hommes, ou mêmedans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimeret à se modifier par l’action qui constitue ladifférence entre l’état de mort et celui devivant. Mais il y a entre moi et ces actes dontje suis fait un hiatus indéfinissable. Et lapreuve, c’est que j’éprouve sans cesse le be-soin de les peser, de les expliquer, d’enrendre compte à moi-même. Certains

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travaux qui durèrent peu sont assurémentnégligeables, mais des occupations quis’étendirent sur toute la vie ne signifient pasdavantage. Par exemple, il me semble à peineessentiel, au moment ou j’écris ceci, d’avoirété empereur.

Les trois quarts de ma vie échappentd’ailleurs à cette définition par les actes : lamasse de mes velléités, de mes désirs, demes projets même, demeure aussi nébuleuseet aussi fuyante qu’un fantôme. Le reste, lapartie palpable, plus ou moins authentifiéepar les faits, est à peine plus distincte, et laséquence des événements aussi confuse quecelle des songes. J’ai ma chronologie bien àmoi, impossible à accorder avec celle qui sebase sur la fondation de Rome, ou avec l’èredes Olympiades. Quinze ans aux armées ontduré moins qu’un matin d’Athènes ; il y a desgens que j’ai fréquentés toute ma vie et queje ne reconnaîtrai pas aux Enfers. Les plansde l’espace se chevauchent aussi : l’Égypte et

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la vallée de Tempé sont toutes proches, et jene suis pas toujours à Tibur quand j’y suis.Tantôt ma vie m’apparaît banale au point dene pas valoir d’être, non seulement écrite,mais même un peu longuement contemplée,nullement plus importante, même à mespropres yeux, que celle du premier venu.Tantôt, elle me semble unique, et par làmême sans valeur, inutile, parce qu’im-possible à réduire à l’expérience du commundes hommes. Rien ne m’explique : mes viceset mes vertus n’y suffisent absolument pas ;mon bonheur le fait davantage, mais par in-tervalles, sans continuité, et surtout sans ac-ceptable cause. Mais l’esprit humain répugneà s’accepter des mains du hasard, à n’êtreque le produit passager de chancesauxquelles aucun dieu ne préside, surtoutpas lui-même. Une partie de chaque vie, etmême de chaque vie fort peu digne de re-gard, se passe à rechercher les raisons d’être,les points de départ, les sources. C’est mon

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impuissance à les découvrir qui me fit par-fois pencher vers les explications magiques,chercher dans les délires de l’occulte ce quele sens commun ne me donnait pas. Quandtous les calculs compliqués s’avèrent faux,quand les philosophes eux mêmes n’ont plusrien à nous dire, il est excusable de se tourn-er vers le babillage fortuit des oiseaux, ouvers le lointain contrepoids des astres.

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VARIUS MULTIPLEX

MULTIFORMIS

VARIUS MULTIPLEXMULTIFORMIS

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Chapitre 3

Marullinus, mon grand-père, croyaitaux astres. Ce grand vieillard émacié et jaunipar l’âge me concédait le même degré d’af-fection sans tendresse, sans signes ex-térieurs, presque sans paroles, qu’il portaitaux animaux de sa ferme, à sa terre, à sa col-lection de pierres tombées du ciel. Il des-cendait d’une longue série d’ancêtres établisen Espagne depuis l’époque des Scipions. Ilétait de rang sénatorial, le troisième dunom ; notre famille jusque-là avait été d’or-dre équestre. Il avait pris une part, d’ailleursmodeste, aux affaires publiques sous Titus.Ce provincial ignorait le grec, et parlait le

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latin avec un rauque accent espagnol qu’ilme passa et qui fit rire plus tard. Son espritn’était pourtant pas tout à fait inculte ; on atrouvé chez lui, après sa mort, une mallepleine d’instruments de mathématiques et delivres qu’il n’avait pas touchés depuis vingtans. Il avait ses connaissances mi-scientifiques, mi-paysannes, ce mélanged’étroits préjugés et de vieille sagesse qui ontcaractérisé l’ancien Caton. Mais Caton futtoute sa vie l’homme du Sénat romain et dela guerre de Carthage, l’exact représentant dela dure Rome de la République. La dureté pr-esque impénétrable de Marullinus remontaitplus loin, à des époques plus antiques. C’étaitl’homme de la tribu, l’incarnation d’unmonde sacré et presque effrayant dont j’aiparfois retrouvé des vestiges chez nos nécro-manciens étrusques. Il marchait toujours nutête, comme je me suis aussi fait critiquerpour le faire ; ses pieds racornis se passaientde sandales. Ses vêtements des jours

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ordinaires se distinguaient à peine de ceuxdes vieux mendiants, des graves métayersaccroupis au soleil. On le disait sorcier, et lesvillageois tâchaient d’éviter son coup d’œil.Mais il avait sur les animaux de singulierspouvoirs. J’ai vu sa vieille tête s’approcherprudemment, amicalement, d’un nid de vi-pères, et ses doigts noueux exécuter en faced’un lézard une espèce de danse. Ilm’emmenait observer le ciel pendant les nu-its d’été, au haut d’une colline aride. Je m’en-dormais dans un sillon, fatigué d’avoircompté les météores. Il restait assis, la têtelevée, tournant imperceptiblement avec lesastres. Il avait dû connaître les systèmes dePhilolaos et d’Hipparque, et celuid’Aristarque de Samos que j’ai préféré plustard, mais ces spéculations ne l’intéressaientplus. Les astres étaient pour lui des pointsenflammés, des objets comme les pierres etles lents insectes dont il tirait également desprésages, parties constituantes d’un univers

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magique qui comprenait aussi les volitionsdes dieux, l’influence des démons, et le lotréservé aux hommes. Il avait construit lethème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi,me secoua pour me réveiller, et m’annonçal’empire du monde avec le même laconismegrondeur qu’il eût mis à prédire une bonnerécolte aux gens de la ferme. Puis, saisi deméfiance, il alla chercher un brandon aupetit feu de sarments qu’il gardait pour nousréchauffer pendant les heures froides, l’ap-procha de ma main, et lut dans ma paumeépaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelleconfirmation des lignes inscrites au ciel. Lemonde était pour lui d’un seul bloc ; unemain confirmait les astres. Sa nouvelle mebouleversa moins qu’on ne pourrait lecroire : tout enfant s’attend à tout. Ensuite,je crois qu’il oublia sa propre prophétie, danscette indifférence aux événements présentset futurs qui est le propre du grand âge. On letrouva un matin dans le bois de châtaigniers

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aux confins du domaine, déjà froid, et mordupar les oiseaux de proie. Avant de mourir, ilavait essayé de m’enseigner son art. Sanssuccès : ma curiosité naturelle sautait d’em-blée aux conclusions sans s’encombrer desdétails compliqués et un peu répugnants desa science. Mais le goût de certaines expéri-ences dangereuses ne m’est que trop resté.

Mon père, Ælius Afer Hadrianus,était un homme accablé de vertus. Sa vies’est passée dans des administrations sansgloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat.Contrairement à ce qui arrive d’ordinaire,son gouvernement d’Afrique ne l’avait pasenrichi. Chez nous, dans notre municipe es-pagnol d’Italica, il s’épuisait à régler les con-flits locaux. Il était sans ambitions, sans joie,et comme beaucoup d’hommes qui ainsid’année en année s’effacent davantage, il enétait venu à mettre une application mani-aque dans les petites choses auxquelles il seréduisait. J’ai connu moi-même ces

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honorables tentations de la minutie et duscrupule. L’expérience avait développé chezmon père à l’égard des êtres un extraordin-aire scepticisme dans lequel il m’incluait déjàtout enfant. Mes succès, s’il y eût assisté, nel’eussent pas le moins du monde ébloui ;l’orgueil familial était si fort qu’on n’eût pasconvenu que j’y pusse ajouter quelque chose.J’avais douze ans quand cet homme surmenénous quitta. Ma mère s’installa pour la viedans un austère veuvage ; je ne l’ai pas revuedepuis le jour où, appelé par mon tuteur, jepartis pour Rome. Je garde de sa figure al-longée d’Espagnole, empreinte d’unedouceur un peu mélancolique, un souvenirque corrobore le buste de cire du mur desancêtres. Elle avait des filles de Gadès lespieds petits dans d’étroites sandales, et ledoux balancement de hanches des danseusesde cette région se retrouvait chez cette jeunematrone irréprochable.

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J’ai souvent réfléchi à l’erreur quenous commettons quand nous supposonsqu’un homme, une famille, participent né-cessairement aux idées ou aux événementsdu siècle où ils se trouvent exister. Le contre-coup des intrigues romaines atteignait àpeine mes parents dans ce recoin d’Espagne,bien que, à l’époque de la révolte contreNéron, mon grand-père eût offert pour unenuit l’hospitalité à Galba. On vivait sur lesouvenir d’un certain Fabius Hadrianus,brûlé vif par les Carthaginois au sièged’Utique, d’un second Fabius, soldat mal-chanceux qui poursuivit Mithridate sur lesroutes d’Asie Mineure, obscurs hérosd’archives privées de fastes. Des écrivains dutemps, mon père ignorait presque tout : Lu-cain et Sénèque lui étaient étrangers,quoiqu’ils fussent comme nous originairesd’Espagne. Mon grand-oncle Ælius, qui étaitlettré, se bornait dans ses lectures auxauteurs les plus connus du siècle d’Auguste.

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Ce dédain des modes contemporaines leurépargnait bien des fautes de goût ; ils luiavaient dû d’éviter toute enflure. L’hellén-isme et l’Orient étaient inconnus, ou re-gardés de loin avec un froncement sévère ; iln’y avait pas, je crois, une seule bonne statuegrecque dans toute la péninsule. L’économieallait de pair avec la richesse ; une certainerusticité avec une solennité presque pom-peuse. Ma sœur Pauline était grave, silen-cieuse, renfrognée, et s’est mariée jeune avecun vieillard. La probité était rigoureuse, maison était dur envers les esclaves. On n’étaitcurieux de rien ; on s’observait à penser surtout ce qui convient à un citoyen de Rome.De tant de vertus, si ce sont bien là desvertus, j’aurai été le dissipateur.

La fiction officielle veut qu’unempereur romain naisse à Rome, mais c’est àItalica que je suis né ; c’est à ce pays sec etpourtant fertile que j’ai superposé plus tardtant de régions du monde. La fiction a du

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bon : elle prouve que les décisions de l’espritet de la volonté priment les circonstances. Levéritable lieu de naissance est celui où l’on aporté pour la première fois un coup d’œil in-telligent sur soi-même : mes premièrespatries ont été des livres. À un moindre de-gré, des écoles. Celles d’Espagne s’étaientressenties des loisirs de la province. L’écolede Térentius Scaurus, à Rome, enseignaitmédiocrement les philosophes et les poètes,mais préparait assez bien aux vicissitudes del’existence humaine : les magisters exer-çaient sur les écoliers une tyrannie que jerougirais d’imposer aux hommes ; chacun,enfermé dans les étroites limites de son sa-voir, méprisait ses collègues, qui tout aussiétroitement savaient autre chose. Ces péd-ants s’enrouaient en disputes de mots. Lesquerelles de préséance, les intrigues, les ca-lomnies, m’ont familiarisé avec ce que jedevais rencontrer par la suite dans toutes lessociétés où j’ai vécu, et il s’y ajoutait la

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brutalité de l’enfance. Et pourtant, j’ai aimécertains de mes maîtres, et ces rapportsétrangement intimes et étrangement élusifsqui existent entre le professeur et l’élève, etles Sirènes chantant au fond d’une voix cas-sée qui pour la première fois vous révèle unchef-d’œuvre ou vous dévoile une idée neuve.Le plus grand séducteur après tout n’est pasAlcibiade, c’est Socrate.

Les méthodes des grammairiens etdes rhéteurs sont peut-être moins absurdesque je ne le pensais à l’époque où j’y étais as-sujetti. La grammaire, avec son mélange derègle logique et d’usage arbitraire, proposeau jeune esprit un avant-goût de ce que luioffriront plus tard les sciences de la conduitehumaine, le droit ou la morale, tous les sys-tèmes où l’homme a codifié son expérienceinstinctive. Quant aux exercices de rhét-orique où nous étions successivement Xerxèset Thémistocle, Octave et Marc-Antoine, ilsm’enivrèrent ; je me sentis Protée. Ils

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m’apprirent à entrer tour à tour dans lapensée de chaque homme, à comprendre quechacun se décide, vit et meurt selon ses pro-pres lois. La lecture des poètes eut des effetsplus bouleversants encore : je ne suis pas sûrque la découverte de l’amour soit nécessaire-ment plus délicieuse que celle de la poésie.Celle-ci me transforma : l’initiation à la mortne m’introduira pas plus loin dans un autremonde que tel crépuscule de Virgile. Plustard, j’ai préféré la rudesse d’Ennius, si prèsdes origines sacrées de la race, ou l’amer-tume savante de Lucrèce, ou, à la généreuseaisance d’Homère, l’humble parcimonied’Hésiode. J’ai goûté surtout les poètes lesplus compliqués et les plus obscurs, qui obli-gent ma pensée à la gymnastique la plus dif-ficile, les plus récents ou les plus an-ciens, ceux qui me frayent des voies toutesnouvelles ou m’aident à retrouver des pistesperdues. Mais, à cette époque, j’aimais sur-tout dans l’art des vers ce qui tombe le plus

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immédiatement sous les sens, le métal polid’Horace, Ovide et sa mollesse de chair.Scaurus me désespéra en m’assurant que jene serais jamais qu’un poète des plus mé-diocres : le don et l’application manquaient.J’ai cru longtemps qu’il s’était trompé : j’aiquelque part, sous clef, un ou deux volumesde vers d’amour, le plus souvent imités deCatulle. Mais il m’importe désormais assezpeu que mes productions personnelles soientdétestables ou non.

Je serai jusqu’au bout reconnaissantà Scaurus de m’avoir mis jeune à l’étude dugrec. J’étais enfant encore lorsque j’essayaipour la première fois de tracer du stylet cescaractères d’un alphabet inconnu : mongrand dépaysement commençait, et mesgrands voyages, et le sentiment d’un choixaussi délibéré et aussi involontaire quel’amour. J’ai aimé cette langue pour sa flex-ibilité de corps bien en forme, sa richesse devocabulaire où s’atteste à chaque mot le

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contact direct et varié des réalités, et parceque presque tout ce que les hommes ont ditde mieux a été dit en grec. Il est, je le sais,d’autres langues : elles sont pétrifiées, ou en-core à naître. Des prêtres égyptiens m’ontmontré leurs antiques symboles, signesplutôt que mots, efforts très anciens de clas-sification du monde et des choses, parlersépulcral d’une race morte. Durant la guerrejuive, le rabbin Joshua m’a expliqué littérale-ment certains textes de cette langue desectaires, si obsédés par leur dieu qu’ils ontnégligé l’humain. Je me suis familiarisé auxarmées avec le langage des auxiliaires celtes ;je me souviens surtout de certains chants…Mais les jargons barbares valent tout au pluspour les réserves qu’ils constituent à la pa-role humaine, et pour tout ce qu’ilsexprimeront sans doute dans l’avenir. Legrec, au contraire, a déjà derrière lui sestrésors d’expérience, celle de l’homme etcelle de l’État. Des tyrans ioniens aux

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démagogues d’Athènes, de la pure austéritéd’un Agésilas aux excès d’un Denys ou d’unDémétrius, de la trahison de Démarate à lafidélité de Philopoemen, tout ce que chacunde nous peut tenter pour nuire à sessemblables ou pour les servir a, au moinsune fois, été fait par un Grec. Il en va demême de nos choix personnels : du cynismeà l’idéalisme, du scepticisme de Pyrrhon auxrêves sacrés de Pythagore, nos refus ou nosacquiescements ont eu lieu déjà ; nos vices etnos vertus ont des modèles grecs. Rienn’égale la beauté d’une inscription latinevotive ou funéraire : ces quelques motsgravés sur la pierre résument avec unemajesté impersonnelle tout ce que le mondea besoin de savoir de nous. C’est en latin quej’ai administré l’empire ; mon épitaphe seraincisée en latin sur les murs de monmausolée au bord du Tibre, mais c’est engrec que j’aurai pensé et vécu.

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J’avais seize ans : je revenais d’unepériode d’apprentissage auprès de laSeptième Légion, cantonnée à cette époqueen pleines Pyrénées, dans une régionsauvage de l’Espagne Citérieure, trèsdifférente de la partie méridionale de la pén-insule où j’avais grandi. Acilius Attianus,mon tuteur, crut bon de contrebalancer parl’étude ces quelques mois de vie rude et dechasses farouches. Il se laissa sagement per-suader par Scaurus de m’envoyer à Athènesauprès du sophiste Isée, homme brillant,doué surtout d’un rare génied’improvisateur. Athènes immédiatementme conquit ; l’écolier un peu gauche, l’ad-olescent au cœur ombrageux goûtait pour lapremière fois à cet air vif, à ces conversationsrapides, à ces flâneries dans les longs soirsroses, à cette aisance sans pareille dans ladiscussion et la volupté. Les mathématiqueset les arts m’occupèrent tour à tour,recherches parallèles ; j’eus aussi l’occasion

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de suivre à Athènes un cours de médecine deLéotichyde. La profession de médecinm’aurait plu ; son esprit ne diffère pas essen-tiellement de celui dans lequel j’ai essayé deprendre mon métier d’empereur. Je me pas-sionnai pour cette science trop proche denous pour n’être pas incertaine, sujette àl’engouement et à l’erreur, mais rectifiéesans cesse par le contact de l’immédiat et dunu. Léotichyde prenait les choses du point devue le plus positif : il avait élaboré un admir-able système de réduction des fractures.Nous marchions le soir au bord de la mer :cet homme universel s’intéressait à la struc-ture des coquillages et à la composition desboues marines. Les moyens d’expérimenta-tion lui manquaient ; il regrettait les labor-atoires et les salles de dissection du Muséed’Alexandrie, qu’il avait fréquenté dans sajeunesse, le choc des opinions, l’ingénieuseconcurrence des hommes. Esprit sec, il m’ap-prit à préférer les choses aux mots, à me

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méfier des formules, à observer plutôt qu’àjuger. Ce Grec amer m’a enseigné laméthode.

En dépit des légendes qui m’en-tourent, j’ai assez peu aimé la jeunesse, lamienne moins que toute autre. Considéréepour elle-même, cette jeunesse tant vantéem’apparaît le plus souvent comme uneépoque mal dégrossie de l’existence, unepériode opaque et informe, fuyante et fragile.Il va sans dire que j’ai trouvé à cette règle uncertain nombre d’exceptions délicieuses, etdeux ou trois d’admirables, dont toi même,Marc, auras été la plus pure. En ce qui meconcerne, j’étais à peu près à vingt ans ce queje suis aujourd’hui, mais je l’étais sans con-sistance. Tout en moi n’était pas mauvais,mais tout pouvait l’être : le bon ou le meil-leur étayait le pire. Je ne pense pas sans rou-gir à mon ignorance du monde, que je croy-ais connaître, à mon impatience, à une es-pèce d’ambition frivole et d’avidité grossière.

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Faut-il l’avouer ? Au sein de la vie studieused’Athènes, où tous les plaisirs trouvaientplace avec mesure, je regrettais, non pasRome elle-même, mais l’atmosphère du lieuoù se font et se défont continuellement lesaffaires du monde, le bruit de poulies et deroues de transmission de la machine dupouvoir. Le règne de Domitien s’achevait ;mon cousin Trajan, qui s’était couvert degloire sur les frontières du Rhin, tournait augrand homme populaire ; la tribu espagnoles’implantait à Rome. Comparée à ce mondede l’action immédiate, la bien-aiméeprovince grecque me semblait somnoler dansune poussière d’idées respirées déjà ; lapassivité politique des Hellènes m’apparais-sait comme une forme assez basse de renon-ciation. Mon appétit de puissance, d’argent,qui est souvent chez nous la première formede celle-ci, et de gloire, pour donner ce beaunom passionné à notre démangeaison d’en-tendre parler de nous, était indéniable. Il s’y

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mêlait confusément le sentiment que Rome,inférieure en tant de choses, regagnait l’av-antage dans la familiarité avec les grandesaffaires qu’elle exigeait de ses citoyens, dumoins de ceux d’ordre sénatorial ouéquestre. J’en étais arrivé au point où je sen-tais que la plus banale discussion au sujet del’importation des blés d’Égypte m’en eût ap-pris davantage sur l’État que toute LaRépublique de Platon. Déjà, quelques annéesplus tôt, jeune Romain rompu à la disciplinemilitaire, j’avais cru m’apercevoir que jecomprenais mieux que mes professeurs lessoldats de Léonidas et les athlètes de Pin-dare. Je quittai Athènes sèche et blonde pourla ville où des hommes encapuchonnés delourdes toges luttent contre le vent de févri-er, où le luxe et la débauche sont privés decharmes, mais où les moindres décisionsprises affectent le sort d’une partie dumonde, et où un jeune provincial avide, maispoint trop obtus, croyant d’abord n’obéir

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qu’à des ambitions assez grossières, devaitpeu à peu perdre celles-ci en les réalisant,apprendre à se mesurer aux hommes et auxchoses, à commander, et, ce qui finalementest peut-être un peu moins futile, à servir.

Tout n’était pas beau dans cet avène-ment d’une classe moyenne vertueuse quis’établissait à la faveur d’un prochainchangement de régime : l’honnêteté poli-tique gagnait la partie à l’aide de stratagèmesassez louches. Le Sénat, en mettant peu àpeu toute l’administration entre les mains deses protégés, complétait l’encerclement deDomitien à bout de souffle ; les hommesnouveaux, auxquels me rattachaient tousmes liens de famille, n’étaient peut-être pastrès différents de ceux qu’ils allaient rempla-cer ; ils étaient surtout moins salis par lepouvoir. Les cousins et les neveux deprovince s’attendaient au moins à des placessubalternes ; encore leur demandait-on deles remplir avec intégrité. J’eus la mienne : je

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fus nommé juge au tribunal chargé des lit-iges d’héritages. C’est de ce poste modesteque j’assistai aux dernières passes du duel àmort entre Domitien et Rome. L’empereuravait perdu pied dans la Ville, où il ne sesoutenait plus qu’à coups d’exécutions, quihâtaient sa fin ; l’armée tout entière complo-tait sa mort. Je compris peu de chose à cetteescrime plus fatale encore que celle del’arène ; je me contentais d’éprouver pour letyran aux abois le mépris un peu arrogantd’un élève des philosophes. Bien conseillépar Attianus, je fis mon métier sans tropm’occuper de politique.

Cette année de travail différa peu desannées d’étude : le droit m’était inconnu ;j’eus la chance d’avoir pour collègue autribunal Nératius Priscus, qui consentit àm’instruire, et qui est resté jusqu’au jour desa mort mon conseiller légal et mon ami. Ilappartenait à ce type d’esprits, si rares, qui,possédant à fond une spécialité, la voyant

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pour ainsi dire du dedans, et d’un point devue inaccessible aux profanes, gardentcependant le sens de sa valeur relative dansl’ordre des choses, la mesurent en termes hu-mains. Plus versé qu’aucun de ses contempo-rains dans la routine de la loi, il n’hésitait ja-mais en présence d’innovations utiles. C’estgrâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faireopérer certaines réformes. D’autres travauxs’imposèrent. J’avais conservé mon accent deprovince ; mon premier discours au tribunalfit éclater de rire. Je mis à profit mesfréquentations avec les acteurs, parlesquelles je scandalisais ma famille : lesleçons d’élocution furent pendant de longsmois la plus ardue, mais la plus délicieuse demes tâches, et le mieux gardé des secrets dema vie. La débauche même devenait uneétude durant ces années difficiles : je tâchaisde me mettre au ton de la jeunesse dorée deRome ; je n’y ai jamais complètement réussi.Par une lâcheté propre à cet âge, dont la

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témérité toute physique se dépense ailleurs,je n’osais qu’à demi me faire confiance àmoi-même ; dans l’espoir de ressembler auxautres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature.

On m’aimait peu. Il n’y avait d’ail-leurs aucune raison pour qu’on le fît. Cer-tains traits, par exemple le goût des arts, quipassaient inaperçus chez l’écolier d’Athènes,et qui allaient être plus ou moins générale-ment acceptés chez l’empereur, gênaientchez l’officier et le magistrat aux premiersstages de l’autorité. Mon hellénisme prêtait àsourire, d’autant plus que je l’étalais et le dis-simulais maladroitement tour à tour. Onm’appelait au Sénat l’étudiant grec. Je com-mençais à avoir ma légende, ce reflet miroit-ant, bizarre, fait à demi de nos actions, àdemi de ce que le vulgaire pense d’elles. Desplaideurs éhontés me déléguaient leursfemmes, s’ils savaient mon intrigue avecl’épouse d’un sénateur, leur fils, quand j’affi-chais follement ma passion pour quelque

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jeune mime. Il y avait plaisir à confondre cesgens-là par mon indifférence. Les plus piteuxétaient encore ceux qui, pour me plaire,m’entretenaient de littérature. La techniqueque j’ai dû élaborer dans ces postes mé-diocres m’a servi plus tard pour mes audi-ences impériales. Être tout à chacun pendantla brève durée de l’audience, faire du mondeune table rase où n’existaient pour le mo-ment que ce banquier, ce vétéran, cetteveuve ; accorder à ces personnes si variées,bien qu’enfermées naturellement dans lesétroites limites de quelque espèce, toute l’at-tention polie qu’aux meilleurs moments ons’accorde à soi-même, et les voir presque im-manquablement profiter de cette facilitépour s’enfler comme la grenouille de lafable ; enfin, consacrer sérieusementquelques instants à penser à leur problèmeou à leur affaire. C’était encore le cabinet dumédecin. J’y mettais à nu d’effroyables vie-illes haines, une lèpre de mensonges. Maris

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contre femmes, pères contre enfants, col-latéraux contre tout le monde : le peu de re-spect que j’ai personnellement pour l’institu-tion de la famille n’y a guère résisté.

Je ne méprise pas les hommes. Si jele faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucuneraison, d’essayer de les gouverner. Je les saisvains, ignorants, avides, inquiets, capablesde presque tout pour réussir, pour se fairevaloir, même à leurs propres yeux, ou toutsimplement pour éviter de souffrir. Je lesais : je suis comme eux, du moins par mo-ments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui etmoi, les différences que j’aperçois sont tropnégligeables pour compter dans l’addition fi-nale. Je m’efforce donc que mon attitude soitaussi éloignée de la froide supériorité duphilosophe que de l’arrogance du César. Lesplus opaques des hommes ne sont pas sanslueurs : cet assassin joue proprement de laflûte ; ce contremaître déchirant à coups defouet le dos des esclaves est peut-être un bon

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fils ; cet idiot partagerait avec moi son derni-er morceau de pain. Et il y en a peu auxquelson ne puisse apprendre convenablementquelque chose. Notre grande erreur est d’es-sayer d’obtenir de chacun en particulier lesvertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultivercelles qu’il possède. J’appliquerai ici à larecherche de ces vertus fragmentaires ce queje disais plus haut, voluptueusement, de larecherche de la beauté. J’ai connu des êtresinfiniment plus nobles, plus parfaits quemoi-même, comme ton père Antonin ; j’aifréquenté bon nombre de héros, et mêmequelques sages. J’ai rencontré chez la plupartdes hommes peu de consistance dans le bien,mais pas davantage dans le mal ; leur méfi-ance, leur indifférence plus ou moins hostilecédait presque trop vite, presque honteuse-ment, se changeait presque trop facilementen gratitude, en respect, d’ailleurs sans douteaussi peu durables ; leur égoïsme mêmepouvait être tourné à des fins utiles. Je

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m’étonne toujours que si peu m’aient haï ; jen’ai eu que deux ou trois ennemis acharnésdont j’étais, comme toujours, en partieresponsable. Quelques-uns m’ont aimé :ceux-là m’ont donné beaucoup plus que jen’avais le droit d’exiger, ni même d’espérerd’eux, leur mort, quelquefois leur vie. Et ledieu qu’ils portent en eux se révèle souventlorsqu’ils meurent.

Il n’y a qu’un seul point sur lequel jeme sens supérieur au commun des hommes :je suis tout ensemble plus libre et plus sou-mis qu’ils n’osent l’être. Presque tous mécon-naissent également leur juste liberté et leurvraie servitude. Ils maudissent leurs fers ; ilssemblent parfois s’en vanter. D’autre part,leur temps s’écoule en vaines licences ; ils nesavent pas se tresser à eux-mêmes le joug leplus léger. Pour moi, j’ai cherché la libertéplus que la puissance, et la puissance seule-ment parce qu’en partie elle favorisait laliberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une

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philosophie de l’homme libre (tous ceux quis’y essayent m’ennuyèrent) mais une tech-nique : je voulais trouver la charnière oùnotre volonté s’articule au destin, où la dis-cipline seconde, au lieu de la freiner, lanature. Comprends bien qu’il ne s’agit pas icide la dure volonté du stoïque, dont tu t’ex-agères le pouvoir, ni de je ne sais quel choixou quel refus abstrait, qui insulte aux condi-tions de notre monde plein, continu, forméd’objets et de corps. J’ai rêvé d’un plus secretacquiescement ou d’une plus souple bonnevolonté. La vie m’était un cheval dont onépouse les mouvements, mais après l’avoir,de son mieux, dressé. Tout en somme étantune décision de l’esprit, mais lente, mais in-sensible, et qui entraîne aussi l’adhésion ducorps, je m’efforçais d’atteindre par degré cetétat de liberté, ou de soumission, presquepur. La gymnastique m’y servait ; la dia-lectique ne m’y nuisait pas. Je cherchaid’abord une simple liberté de vacances, des

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moments libres. Toute vie bien réglée a lessiens, et qui ne sait pas les provoquer ne saitpas vivre. J’allai plus loin ; j’imaginai uneliberté de simultanéité, où deux actions,deux états seraient en même temps pos-sibles ; j’appris par exemple, me modelantsur César, à dicter plusieurs textes à la fois, àparler en continuant à lire. J’inventai unmode de vie où la plus lourde tâche pourraitêtre accomplie parfaitement sans s’engagertout entier ; en vérité, j’ai parfois osé me pro-poser d’éliminer jusqu’à la notion physiquede fatigue. À d’autres moments, je m’exerçaisà pratiquer une liberté d’alternance : lesémotions, les idées, les travaux devaient àchaque instant rester capables d’être inter-rompus, puis repris ; et la certitude depouvoir les chasser ou les rappeler commedes esclaves leur enlevait toute chance detyrannie, et à moi tout sentiment de ser-vitude. Je fis mieux : j’ordonnai toute unejournée autour d’une idée préférée, que je ne

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quittais plus ; tout ce qui aurait dû m’en dé-courager ou m’en distraire, les projets ou lestravaux d’un autre ordre, les paroles sansportée, les mille incidents du jour, prenaientappui sur elle comme des pampres sur un fûtde colonne. D’autres fois, au contraire, je di-visais à l’infini : chaque pensée, chaque fait,était pour moi rompu, sectionné en un fortgrand nombre de pensées ou de faits pluspetits, plus aisés à bien tenir en main. Lesrésolutions difficiles à prendre s’émiettaienten une poussière de décisions minuscules,adoptées une à une, conduisant l’une àl’autre, et devenues de la sorte inévitables etfaciles.

Mais c’est encore à la liberté d’acqui-escement, la plus ardue de toutes, que je mesuis le plus rigoureusement appliqué. Jevoulais l’état où j’étais ; dans mes années dedépendance, ma sujétion perdait ce qu’elleavait d’amer, ou même d’indigne, si j’accep-tais d’y voir un exercice utile. Je choisissais

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ce que j’avais, m’obligeant seulement àl’avoir totalement et à le goûter le mieux pos-sible. Les plus mornes travaux s’exécutaientsans peine pour peu qu’il me plût de m’enéprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’enfaisais un sujet d’étude ; je me forçaisadroitement à en tirer un motif de joie. Enface d’une occurrence imprévue ou quasidésespérée, d’une embuscade ou d’une tem-pête en mer, toutes les mesures concernantles autres étant prises, je m’appliquais à fairefête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportaitd’inattendu, et l’embuscade ou la tempêtes’intégraient sans heurt dans mes plans oudans mes songes. Même au sein de mon piredésastre, j’ai vu le moment où l’épuisementenlevait à celui-ci une part de son horreur,où je le faisais mien en acceptant de l’ac-cepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et lamaladie va sans doute se charger de m’y sou-mettre, je ne suis pas sûr d’obtenirlongtemps de moi l’impassibilité d’un

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Thraséas, mais j’aurai du moins la ressourcede me résigner à mes cris. Et c’est de la sorte,avec un mélange de réserve et d’audace, desoumission et de révolte soigneusement con-certées, d’exigence extrême et de concessionsprudentes, que je me suis finalement acceptémoi-même.

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Chapitre 4

Si elle s’était prolongée troplongtemps, cette vie à Rome m’eût à coup sûraigri, corrompu, ou usé. Le retour à l’arméeme sauva. Elle a ses compromissions aussi,mais plus simples. Le départ pour l’arméesignifiait le voyage ; je partis avec ivresse.J’étais promu tribun à la Deuxième Légion,l’Adjutrice : je passai sur les bords du Haut-Danube quelques mois d’un automne plu-vieux, sans autre compagnon qu’un volumerécemment paru de Plutarque. Je fus trans-féré en novembre à la Cinquième LégionMacédonique, cantonnée à cette époque (ellel’est encore) à l’embouchure du même fleuve,

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sur les frontières de la Moésie Inférieure. Laneige qui bloquait les routes m’empêcha devoyager par terre. Je m’embarquai à Pola ;j’eus à peine le temps, en chemin, de revisiterAthènes, où, plus tard, je devais longtempsvivre. La nouvelle de l’assassinat de Domi-tien, annoncée peu de jours après mon ar-rivée au camp, n’étonna personne et réjouittout le monde. Trajan bientôt fut adopté parNerva ; l’âge avancé du nouveau princefaisait de cette succession une matière demois tout au plus : la politique de conquêtes,où l’on savait que mon cousin se proposaitd’engager Rome, les regroupements detroupes qui commençaient à se produire, leresserrement progressif de la discipline,maintenaient l’armée dans un état d’efferves-cence et d’attente. Ces légions danubiennesfonctionnaient avec la précision d’une ma-chine de guerre nouvellement graissée ; ellesne ressemblaient en rien aux garnisons en-dormies que j’avais connues en Espagne ;

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point plus important, l’attention de l’arméeavait cessé de se concentrer sur les querellesde palais pour se reporter sur les affaires ex-térieures de l’empire ; nos troupes ne se ré-duisaient plus à une bande de licteurs prêts àacclamer ou à égorger n’importe qui. Les of-ficiers les plus intelligents s’efforçaient dedistinguer un plan général dans ces réorgan-isations auxquelles ils prenaient part, de pré-voir l’avenir, et pas seulement leur propreavenir. Il s’échangeait d’ailleurs sur cesévénements au premier stage de la crois-sance pas mal de commentaires ridicules, etdes plans stratégiques aussi gratuits qu’in-eptes barbouillaient le soir la surface destables. Le patriotisme romain, l’inébranlablecroyance dans les bienfaits de notre autoritéet la mission de Rome de gouverner lespeuples, prenaient chez ces hommes demétier des formes brutales dont je n’avaispas encore l’habitude. Aux frontières, où pré-cisément l’habileté eût été nécessaire,

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momentanément du moins, pour se conciliercertains chefs nomades, le soldat éclipsaitcomplètement l’homme d’État ; les corvéeset les réquisitions en nature donnaient lieu àdes abus qui ne surprenaient personne.Grâce aux divisions perpétuelles des bar-bares, la situation au nord-est était sommetoute aussi favorable qu’elle pourra jamaisl’être : je doute même que les guerres quisuivirent y aient amélioré quelque chose. Lesincidents de frontière nous causaient despertes peu nombreuses, qui n’étaient in-quiétantes que parce qu’elles étaient contin-ues ; reconnaissons que ce perpétuel qui-viveservait au moins à aiguiser l’esprit militaire.Toutefois, j’étais persuadé qu’une moindredépense, jointe à l’exercice d’une activitémentale un peu plus grande, eût suffi à sou-mettre certains chefs, à nous concilier lesautres, et je décidai de me consacrer surtoutà cette dernière tâche, que négligeait tout lemonde.

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J’y étais poussé par mon goût dudépaysement : j’aimais à fréquenter les bar-bares. Ce grand pays situé entre les bouchesdu Danube et celles du Borysthènes, triangledont j’ai parcouru au moins deux côtés,compte parmi les régions les plus surpren-antes du monde, du moins pour nous,hommes nés sur les rivages de la MerIntérieure, habitués aux paysages purs etsecs du sud, aux collines et aux péninsules. Ilm’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre,comme ici nous adorons la déesse Rome, etje ne parle pas tant de Cérès que d’une divin-ité plus antique, antérieure même à l’inven-tion des moissons. Notre sol grec ou latin,soutenu partout par l’ossature des rochers, al’élégance nette d’un corps mâle : la terrescythe avait l’abondance un peu lourde d’uncorps de femme étendue. La plaine ne se ter-minait qu’au ciel. Mon émerveillement necessait pas en présence du miracle desfleuves : cette vaste terre vide n’était pour

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eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivièressont brèves ; on ne s’y sent jamais loin dessources. Mais l’énorme coulée qui s’achevaitici en confus estuaires charriait les bouesd’un continent inconnu, les glaces de régionsinhabitables. Le froid d’un haut-plateaud’Espagne ne le cède à aucun autre, maisc’était la première fois que je me trouvaisface à face avec le véritable hiver, qui ne faitdans nos pays que des apparitions plus oumoins brèves, mais qui là-bas s’installe pourde longues périodes de mois, et que, plus aunord, on devine immuable, sans commence-ment et sans fin. Le soir de mon arrivée aucamp, le Danube était une immense route deglace rouge, puis de glace bleue, sillonnéepar le travail intérieur des courants de tracesaussi profondes que celles des chars. Nousnous protégions du froid par des fourrures.La présence de cet ennemi impersonnel, pr-esque abstrait, produisait une exaltation in-descriptible, un sentiment d’énergie accrue.

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On luttait pour conserver sa chaleur commeailleurs pour garder courage. À certainsjours, sur la steppe, la neige effaçait tous lesplans, déjà si peu sensibles ; on galopait dansun monde de pur espace et d’atomes purs.Aux choses les plus banales, les plus molles,le gel donnait une transparence en mêmetemps qu’une dureté céleste. Tout roseaubrisé devenait une flûte de cristal. Assar,mon guide caucasien, fendait la glace aucrépuscule pour abreuver nos chevaux. Cesbêtes étaient d’ailleurs un de nos points decontact les plus utiles avec les barbares : uneespèce d’amitié se fondait sur des marchand-ages, des discussions sans fin, et le respectéprouvé l’un pour l’autre à cause de quelqueprouesse équestre. Le soir, les feux de campéclairaient les bonds extraordinaires desdanseurs à la taille étroite, et leurs extravag-ants bracelets d’or.

Bien des fois, au printemps, quand lafonte des neiges me permit de m’aventurer

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plus loin dans les régions de l’intérieur, ilm’est arrivé de tourner le dos à l’horizon dusud, qui renfermait les mers et les îles con-nues, et à celui de l’ouest, où quelque part lesoleil se couchait sur Rome, et de songer àm’enfoncer plus avant dans ces steppes oupar-delà ces contreforts du Caucase, vers lenord ou la plus lointaine Asie. Quels climats,quelle faune, quelles races d’hommes aurais-je découverts, quels empires ignorants denous comme nous le sommes d’eux, ou nousconnaissant tout au plus grâce à quelquesdenrées transmises par une longue succes-sion de marchands et aussi rares pour euxque le poivre de l’Inde, le grain d’ambre desrégions baltiques le sont pour nous ? ÀOdessos, un négociant revenu d’un voyage deplusieurs années me fit cadeau d’une pierreverte, semi-transparente, substance sacrée,paraît-il, dans un immense royaume dont ilavait au moins côtoyé les bords, et dont cethomme épaissement enfermé dans son profit

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n’avait remarqué ni les mœurs ni les dieux.Cette gemme bizarre fit sur moi le même ef-fet qu’une pierre tombée du ciel, météored’un autre monde. Nous connaissons encoreassez mal la configuration de la terre. À cetteignorance, je ne comprends pas qu’on serésigne. J’envie ceux qui réussiront à faire letour des deux cent cinquante mille stadesgrecs si bien calculés par Ératosthène, etdont le parcours nous ramènerait à notrepoint de départ. Je m’imaginais prenant lasimple décision de continuer à aller de l’av-ant, sur la piste qui déjà remplaçait nosroutes. Je jouais avec cette idée… Être seul,sans biens, sans prestiges, sans aucun desbénéfices d’une culture, s’exposer au milieud’hommes neufs et parmi des hasards vi-erges… Il va de soi que ce n’était qu’un rêve,et le plus bref de tous. Cette liberté que j’in-ventais n’existait qu’à distance ; je me seraisbien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renon-cé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un

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Romain absent. Une sorte de cordon ombil-ical me rattachait à la Ville. Peut-être, à cetteépoque, à ce rang de tribun, me sentais-jeencore plus étroitement lié à l’empire que jene le suis comme empereur, pour la mêmeraison que l’os du poignet est moins libre quele cerveau. Néanmoins, ce rêve monstrueux,dont eussent frémi nos ancêtres, sagementconfinés dans leur terre du Latium, je l’aifait, et de l’avoir hébergé un instant me rendà jamais différent d’eux.

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Chapitre 5

Trajan se trouvait à la tête destroupes en Germanie Inférieure ; l’armée duDanube m’y envoya porter ses félicitationsau nouvel héritier de l’empire. J’étais à troisjours de marche de Cologne, en pleine Gaule,quand la mort de Nerva fut annoncée àl’étape du soir. Je fus tenté de prendre lesdevants sur la poste impériale, et d’apportermoi-même à mon cousin la nouvelle de sonavènement. Je partis au galop et fis routesans m’arrêter nulle part, sauf à Trêves, oùmon beau-frère Servianus résidait en qualitéde gouverneur. Nous soupâmes ensemble. Lafaible tête de Servianus était pleine de

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fumées impériales. Cet homme tortueux, quicherchait à me nuire, ou du moins à m’em-pêcher de plaire, s’avisa de me devancer enenvoyant à Trajan son courrier à lui. Deuxheures plus tard, je fus attaqué au gué d’unerivière ; nos assaillants blessèrent mon or-donnance et tuèrent nos chevaux. Nousréussîmes pourtant à nous saisir d’un de nosagresseurs, un ancien esclave de mon beau-frère, qui avoua tout. Servianus aurait dû serendre compte qu’on n’empêche pas si facile-ment un homme résolu de continuer saroute, à moins d’aller jusqu’au meurtre, cedevant quoi sa lâcheté reculait. Je dus faire àpied une douzaine de milles avant de ren-contrer un paysan qui me vendit son cheval.J’arrivai le soir même à Cologne, battant dequelques longueurs le courrier de mon beau-frère. Cette espèce d’aventure eut du succès.J’en fus d’autant mieux reçu par l’armée.L’empereur me garda près de lui en qualitéde tribun de la Deuxième Légion Fidèle.

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Il avait appris la nouvelle de sonavènement avec une aisance admirable. Il s’yattendait depuis longtemps ; ses projets n’enétaient en rien changés. Il restait ce qu’ilavait toujours été, et qu’il allait être jusqu’àsa mort, un chef d’armée ; mais sa vertu étaitd’avoir acquis, grâce à une conception toutemilitaire de la discipline, une idée de cequ’est l’ordre dans l’État. Autour de cetteidée, tout s’agençait, aux débuts du moins,même ses plans de guerre et ses projets deconquête. Empereur-soldat, mais pas du toutsoldat-empereur. Il ne changea rien à sa vie ;sa modestie se passait d’affectation commede morgue. Pendant que l’armée se réjouis-sait, il acceptait ses responsabilités nouvellescomme une part du travail de tous les jours,et montrait à ses intimes son contentementavec simplicité.

Je lui inspirais fort peu de confiance.Il était mon cousin, de vingt-quatre ans monaîné, et, depuis la mort de mon père, mon

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cotuteur. Il remplissait ses obligations de fa-mille avec un sérieux de province ; il étaitprêt à faire l’impossible pour m’avancer, sij’en étais digne, et, incompétent, à me traiteravec plus de rigueur qu’aucun autre. Il avaitpris mes folies de jeune homme avec une in-dignation qui n’était pas absolument injusti-fiée, mais qu’on ne rencontre guère qu’en fa-mille ; mes dettes le scandalisaient d’ailleursbeaucoup plus que mes écarts. D’autres traitsen moi l’inquiétaient : assez peu cultivé, ilavait pour les philosophes et les lettrés un re-spect touchant, mais c’est une chose qued’admirer de loin les grands philosophes, etc’en est une autre que d’avoir à ses côtés unjeune lieutenant trop frotté de littérature. Nesachant où se situaient mes principes, mescrans d’arrêt, mes freins, il m’en supposaitdépourvu, et sans ressources contre moi-même. Au moins, n’avais-je jamais commisl’erreur de négliger mon service. Ma réputa-tion d’officier le rassurait, mais je n’étais

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pour lui qu’un jeune tribun plein d’avenir, età surveiller de près.

Un incident de la vie privée faillit bi-entôt me perdre. Un beau visage me conquit.Je m’attachai passionnément à un jeunehomme que l’empereur aussi avait remarqué.L’aventure était dangereuse, et goûtéecomme telle. Un certain Gallus, secrétaire deTrajan, qui depuis longtemps se faisait undevoir de lui détailler mes dettes, nousdénonça à l’empereur. Son irritation fut ex-trême ; ce fut un mauvais moment à passer.Des amis, Acilius Attianus entre autres,firent de leur mieux pour l’empêcher de s’en-têter dans une rancune assez ridicule. Il finitpar céder à leurs instances, et cette réconcili-ation, d’abord assez peu sincère des deuxparts, fut plus humiliante pour moi que nel’avaient été les scènes de colère. J’avoueavoir conservé envers ce Gallus une haine in-comparable. Bien des années plus tard, il fut

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convaincu de faux en écritures publiques, etc’est avec délices que je me suis vu vengé.

La première expédition contre lesDaces se déclencha l’année suivante. Pargoût, et par politique, je me suis toujours op-posé au parti de la guerre, mais j’aurais étéplus ou moins qu’un homme si ces grandesentreprises de Trajan ne m’avaient pas grisé.Vues en gros, et à distance, ces années deguerre comptent parmi mes annéesheureuses. Leur début fut dur, ou me parutl’être. Je n’occupai d’abord que des postessecondaires, la bienveillance de Trajan nem’étant pas encore totalement acquise. Maisje connaissais le pays ; je me savais utile. Pr-esque à mon insu, hiver par hiver, campe-ment par campement, bataille par bataille, jesentais grandir en moi des objections à lapolitique de l’empereur ; ces objections, jen’avais à cette époque ni le devoir, ni le droitde les faire à voix haute ; d’ailleurs, personnene m’eût écouté. Placé plus ou moins à

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l’écart, au cinquième rang, ou au dixième, jeconnaissais d’autant mieux mes troupes ; jepartageais davantage leur vie. Je possédaisencore une certaine liberté d’action, ouplutôt un certain détachement enversl’action elle-même, qu’il est difficile de sepermettre une fois arrivé au pouvoir, etpassé trente ans. J’avais mes avantages bienà moi : mon goût pour ce pays dur, ma pas-sion pour toutes les formes volontaires, etd’ailleurs intermittentes, de dépouillement etd’austérité. J’étais peut-être le seul desjeunes officiers à ne pas regretter Rome. Plusles années de campagne s’allongeaient dansla boue et dans la neige, plus elles mettaientau jour mes ressources.

Je vécus là toute une époque d’exal-tation extraordinaire, due en partie à l’influ-ence d’un petit groupe de lieutenants quim’entouraient, et qui avaient rapportéd’étranges dieux du fond des garnisonsd’Asie. Le culte de Mithra, moins répandu

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alors qu’il ne l’est devenu depuis nos expédi-tions chez les Parthes, me conquit un mo-ment par les exigences de son ascétisme ar-du, qui retendait durement l’arc de lavolonté, par l’obsession de la mort, du fer etdu sang, qui élevait au rang d’explication dumonde l’âpreté banale de nos vies de soldats.Rien n’aurait dû être plus opposé aux vuesque je commençais d’avoir sur la guerre,mais ces rites barbares, qui créent entre lesaffiliés des liens à la vie et à la mort, flat-taient les songes les plus intimes d’un jeunehomme impatient du présent, incertain del’avenir, et par là même ouvert aux dieux. Jefus initié dans un donjon de bois et deroseaux, au bord du Danube, avec pour ré-pondant Marcius Turbo, mon compagnond’armes. Je me souviens que le poids dutaureau agonisant faillit faire crouler leplancher à claire-voie sous lequel je metenais pour recevoir l’aspersion sanglante.J’ai réfléchi par la suite aux dangers que ces

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sortes de sociétés presque secrètes pour-raient faire courir à l’État sous un princefaible, et j’ai fini par sévir contre elles, maisj’avoue qu’en présence de l’ennemi ellesdonnent à leurs adeptes une force quasi di-vine. Chacun de nous croyait échapper auxétroites limites de sa condition d’homme, sesentait à la fois lui-même et l’adversaire, as-similé au dieu dont on ne sait plus très biens’il meurt sous forme bestiale ou s’il tue sousforme humaine. Ces rêves bizarres, qui au-jourd’hui parfois m’épouvantent, nedifféraient d’ailleurs pas tellement des théor-ies d’Héraclite sur l’identité de l’arc et dubut. Ils m’aidaient alors à tolérer la vie. Lavictoire et la défaite étaient mêlées, confon-dues, rayons différents d’un même jour sol-aire. Ces fantassins daces que j’écrasais sousles sabots de mon cheval, ces cavalierssarmates abattus plus tard dans des corps àcorps où nos montures cabrées se mordaientau poitrail, je les frappais d’autant plus

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aisément que je m’identifiais à eux. Aban-donné sur un champ de bataille, mon corpsdépouillé de vêtements n’eût pas tant différédu leur. Le choc du dernier coup d’épée eûtété le même. Je t’avoue ici des pensées ex-traordinaires, qui comptent parmi les plussecrètes de ma vie, et une étrange ivresse queje n’ai jamais retrouvée exactement souscette forme.

Un certain nombre d’actions d’éclat,que l’on n’eût peut-être pas remarquées de lapart d’un simple soldat, m’acquirent uneréputation à Rome et une espèce de gloire àl’armée. La plupart de mes prétenduesprouesses n’étaient d’ailleurs que bravadesinutiles ; j’y découvre aujourd’hui, avecquelque honte, mêlée à l’exaltation presquesacrée dont je parlais tout à l’heure, ma basseenvie de plaire à tout prix et d’attirer l’atten-tion sur moi. C’est ainsi qu’un jourd’automne je traversai à cheval le Danubegonflé par les pluies, chargé du lourd

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équipement des soldats bataves. À ce faitd’armes, si c’en est un, ma monture eut plusde mérite que moi. Mais cette périoded’héroïques folies m’a appris à distinguerentre les divers aspects du courage. Celuiqu’il me plairait de posséder toujours seraitglacé, indifférent, pur de toute excitationphysique, impassible comme l’équanimitéd’un dieu. Je ne me flatte pas d’y avoir ja-mais atteint. La contrefaçon dont je me suisservi plus tard n’était, dans mes mauvaisjours, qu’insouciance cynique envers la vie,dans les bons, que sentiment du devoir,auquel je m’accrochais. Mais bien vite, pourpeu que le danger durât, cynisme ou senti-ment du devoir cédaient la place à un délired’intrépidité, espèce d’étrange orgasme del’homme uni à son destin. À l’âge où j’étaisalors, ce courage ivre persistait sans cesse.Un être grisé de vie ne prévoit pas la mort ;elle n’est pas ; il la nie par chacun de sesgestes. S’il la reçoit, c’est probablement sans

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le savoir ; elle n’est pour lui qu’un choc ouqu’un spasme. Je souris amèrement à medire qu’aujourd’hui, sur deux pensées, j’enconsacre une à ma propre fin, comme s’il fal-lait tant de façons pour décider ce corps uséà l’inévitable. À cette époque, au contraire,un jeune homme qui aurait beaucoup perduà ne pas vivre quelques années de plusrisquait chaque jour allègrement son avenir.

Il serait facile de construire ce quiprécède comme l’histoire d’un soldat troplettré qui veut se faire pardonner ses livres.Mais ces perspectives simplifiées sontfausses. Des personnages divers régnaient enmoi tour à tour, aucun pour très longtemps,mais le tyran tombé regagnait vite le pouvoir.J’hébergeai ainsi l’officier méticuleux, fan-atique de discipline, mais partageantgaiement avec ses hommes les privations dela guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ;l’amant prêt à tout pour un moment de ver-tige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire

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sous sa tente, étudie ses cartes à la lueurd’une lampe, et ne cache pas à ses amis sonmépris pour la manière dont va le monde ;l’homme d’État futur. Mais n’oublions pasnon plus l’ignoble complaisant, qui, pour nepas déplaire, acceptait de s’enivrer à la tableimpériale ; le petit jeune homme tranchantde haut toutes les questions avec une assur-ance ridicule ; le beau parleur frivole, cap-able pour un bon mot de perdre un bon ami ;le soldat accomplissant avec une précisionmachinale ses basses besognes de gladiateur.Et mentionnons aussi ce personnage vacant,sans nom, sans place dans l’histoire, maisaussi moi que tous les autres, simple jouetdes choses, pas plus et pas moins qu’uncorps, couché sur son lit de camp, distraitpar une senteur, occupé d’un souffle, vague-ment attentif à quelque éternel bruitd’abeille. Mais, peu à peu, un nouveau venuentrait en fonctions, un directeur de troupe,un metteur en scène. Je connaissais le nom

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de mes acteurs ; je leur ménageais des en-trées et des sorties plausibles ; je coupais lesrépliques inutiles ; j’évitais par degrés les ef-fets vulgaires. J’apprenais enfin à ne pas ab-user du monologue. À la longue, mes actesme formaient.

Mes succès militaires auraient pu mevaloir l’inimitié d’un moins grand hommeque Trajan. Mais le courage était le seul lan-gage qu’il comprît immédiatement, et dontles paroles lui allassent au cœur. Il finit parvoir en moi un second, presque un fils, et ri-en de ce qui arriva plus tard ne put nous sé-parer complètement. De mon côté, certainesde mes objections naissantes à ses vuesfurent, au moins momentanément, mises aurancart, oubliées en présence de l’admirablegénie qu’il déployait aux armées. J’ai tou-jours aimé voir travailler un grand spécial-iste. L’empereur, dans sa partie, était d’unehabileté et d’une sûreté de main sans égales.Placé à la tête de la Légion Minervienne, la

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plus glorieuse de toutes, je fus désigné pourdétruire les derniers retranchements de l’en-nemi dans la région des Portes de Fer. Aprèsl’encerclement de la citadelle de Sarm-izégéthuse, j’entrai à la suite de l’empereurdans la salle souterraine où les conseillers duroi Décébale venaient de s’empoisonner aucours d’un dernier banquet ; je fus chargépar lui de mettre le feu à cet étrange tasd’hommes morts. Le même soir, sur les es-carpements du champ de bataille, il passa àmon doigt l’anneau de diamants qu’il tenaitde Nerva, et qui était demeuré plus ou moinsle gage de la succession au pouvoir. Cettenuit-là, je m’endormis content.

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Chapitre 6

Ma popularité commençante répan-dit sur mon second séjour à Rome quelquechose de ce sentiment d’euphorie que jedevais retrouver plus tard, à un degré beauc-oup plus fort, durant mes années de bon-heur. Trajan m’avait donné deux millions desesterces pour faire des largesses au peuple,ce qui naturellement ne suffisait pas, mais jegérais désormais ma fortune, qui était con-sidérable, et les soucis d’argent ne m’at-teignaient plus. J’avais perdu en grandepartie mon ignoble peur de déplaire. Une ci-catrice au menton me fournit un prétextepour porter la courte barbe des philosophes

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grecs. Je mis dans mes vêtements une sim-plicité que j’exagérai encore à l’époque im-périale : mon temps de bracelets et de par-fums était passé. Que cette simplicité fût en-core une attitude importe assez peu. Lente-ment, je m’habituais au dénuement pour lui-même, et à ce contraste, que j’ai aimé plustard, entre une collection de gemmes pré-cieuses et les mains nues du collectionneur.Pour en rester au chapitre du vêtement, unincident dont on tira des présages m’arrivapendant l’année où je servis en qualité detribun du peuple. Un jour où j’avais à parleren public par un temps épouvantable, je per-dis mon manteau de pluie de grosse lainegauloise. Obligé à prononcer mon discourssous une toge dans les replis de laquelle l’eaus’amassait comme dans une gouttière, je pas-sais et repassais continuellement la main surmon front pour disperser la pluie qui me re-mplissait les yeux. S’enrhumer est à Romeun privilège d’empereur, puisqu’il lui est

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interdit par tous les temps de rien ajouter àla toge : à partir de ce jour-là, la revendeusedu coin et le marchand de pastèques crurentà ma fortune.

On parle souvent des rêves de lajeunesse. On oublie trop ses calculs. Ce sontdes rêves aussi, et non moins fous que lesautres. Je n’étais pas seul à en faire pendantcette période de fêtes romaines : toutel’armée se précipitait dans la course aux hon-neurs. J’entrai assez gaiement dans ce rôlede l’ambitieux que je n’ai jamais jouélongtemps avec conviction, ni sans avoir be-soin du soutien constant d’un souffleur. J’ac-ceptai de remplir avec l’exactitude la plussage l’ennuyeuse fonction de curateur desactes du Sénat ; je sus rendre tous les ser-vices utiles. Le style laconique de l’empereur,admirable aux armées, était insuffisant àRome ; l’impératrice, dont les goûts lit-téraires se rapprochaient des miens, le per-suada de me laisser fabriquer ses discours.

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Ce fut le premier des bons offices de Plotine.J’y réussis d’autant mieux que j’avaisl’habitude de ce genre de complaisances. Autemps de mes débuts difficiles, j’avaissouvent rédigé, pour des sénateurs à courtd’idées ou de tournures de phrases, des har-angues dont ils finissaient par se croireauteurs. Je trouvais à travailler ainsi pourTrajan un plaisir exactement pareil à celuique les exercices de rhétorique m’avaientdonné dans l’adolescence ; seul dans machambre, essayant mes effets devant unmiroir, je me sentais empereur. En vérité,j’apprenais à l’être ; des audaces dont je neme serais pas cru capable devenaient facilesquand quelqu’un d’autre aurait à les endoss-er. La pensée simple, mais inarticulée, et parlà même obscure, de l’empereur, me devintfamilière ; je me flattais de la connaître unpeu mieux que lui-même. J’aimais à singer lestyle militaire du chef, à l’entendre au Sénatprononcer des phrases qui semblaient

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typiques, et dont j’étais responsable. Àd’autres jours, où Trajan gardait la chambre,je fus chargé de lire moi-même ces discoursdont il ne prenait même plus connaissance etmon énonciation, désormais sans reproche,faisait honneur aux leçons de l’acteur tra-gique Olympos.

Ces fonctions presque secrètes mevalaient l’intimité de l’empereur, et même saconfiance, mais l’ancienne antipathie sub-sistait. Elle avait momentanément cédé auplaisir qu’éprouve un prince vieilli à voir unjeune homme de son sang commencer unecarrière qu’il imagine, un peu naïvement,devoir continuer la sienne. Mais cet enth-ousiasme n’avait peut-être jailli si haut sur lechamp de bataille de Sarmizégéthuse queparce qu’il s’était fait jour à travers tant decouches superposées de méfiance. Je croisencore qu’il y avait là quelque chose de plusque l’inextirpable animosité basée sur desquerelles raccommodées à grand-peine, sur

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des différences de tempérament, ou, toutsimplement sur les habitudes d’esprit d’unhomme qui prend de l’âge. L’empereurdétestait d’instinct les subalternes indispens-ables. Il eût mieux compris, de ma part, unmélange de zèle et d’irrégularité dans le ser-vice ; je lui paraissais presque suspect à forced’être techniquement sans reproches. On levit bien quand l’impératrice crut servir macarrière en m’arrangeant un mariage avec lapetite-nièce de Trajan. Il s’opposa obstiné-ment à ce projet, alléguant mon manque devertus domestiques, l’extrême jeunesse del’adolescente, et jusqu’à mes lointaines his-toires de dettes. L’impératrice s’entêta ; jeme piquai moi-même au jeu ; Sabine, à cetâge, n’était pas tout à fait sans charme. Cemariage, tempéré par une absence presquecontinuelle, a été pour moi, par la suite, unetelle source d’irritations et d’ennuis que j’aipeine à me rappeler qu’il fut un triomphepour un ambitieux de vingt-huit ans.

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J’étais plus que jamais de la famille ;je fus plus ou moins forcé d’y vivre. Mais toutme déplaisait dans ce milieu, excepté le beauvisage de Plotine. Les comparses espagnols,les cousins de province abondaient à la tableimpériale, tels que je les ai retrouvés plustard aux dîners de ma femme, durant mesrares séjours à Rome, et je ne dirais mêmepas que je les ai retrouvés vieillis, car dèscette époque, tous ces gens semblaient cen-tenaires. Une épaisse sagesse, une espèce deprudence rance s’exhalait d’eux. Presquetoute la vie de l’empereur s’était passée auxarmées ; il connaissait Rome infinimentmoins bien que moi-même. Il mettait unebonne volonté incomparable à s’entourer detout ce que la Ville lui offrait de meilleur, oude ce qu’on lui avait présenté comme tel.L’entourage officiel se composait d’hommesadmirables de décence et d’honorabilité,mais de culture un peu lourde, et dont laphilosophie assez molle n’allait pas au fond

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des choses. Je n’ai jamais beaucoup goûtél’affabilité empesée de Pline ; et la sublimeroideur de Tacite me paraissait enfermer unevue du monde de républicain réactionnaire,arrêtée à l’époque de la mort de César. L’en-tourage nullement officiel était d’unegrossièreté rebutante, ce qui m’évita mo-mentanément d’y courir de nouveauxrisques. J’avais pourtant envers tous ces genssi variés la politesse indispensable. Je fusdéférent envers les uns, souple aux autres,encanaillé quand il le fallait, habile, et pastrop habile. Ma versatilité m’était néces-saire ; j’étais multiple par calcul, ondoyantpar jeu. Je marchais sur la corde raide. Cen’était pas seulement d’un acteur, mais d’unacrobate, qu’il m’aurait fallu les leçons.

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Chapitre 7

On m’a reproché à cette époque mesquelques adultères avec des patriciennes.Deux ou trois de ces liaisons si critiquées ontplus ou moins duré jusqu’aux débuts de monprincipat. Rome, assez facile à la débauche,n’a jamais beaucoup apprécié l’amour chezceux qui gouvernent. Marc-Antoine et Titusen ont su quelque chose. Mes aventuresétaient plus modestes, mais je vois mal, dansnos mœurs, comment un homme que lescourtisanes écœurèrent toujours, et que lemariage excédait déjà, se fût familiariséautrement avec le peuple varié des femmes.Mes ennemis, l’affreux Servianus en tête,

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mon vieux beau-frère, à qui les trente ansqu’il avait de plus que moi permettaientd’unir à mon égard les soins du pédagogue àceux de l’espion, prétendaient que l’ambitionet la curiosité avaient plus de part dans cesamours que l’amour lui-même, que l’intimitéavec les épouses m’introduisait peu à peudans les secrets politiques des maris, et queles confidences de mes maîtresses valaientbien pour moi les rapports de police dont jeme suis délecté plus tard. Il est vrai que touteliaison un peu longue m’obtenait presque in-évitablement l’amitié d’un époux gras ou ma-lingre, pompeux ou timide, et presque tou-jours aveugle, mais j’y trouvais d’habitudepeu de plaisir et moins de profit. Il fautmême avouer que certains récits indiscretsde mes maîtresses, faits sur l’oreiller, finis-saient par éveiller en moi une sympathiepour ces maris si moqués et si peu compris.Ces liaisons, agréables quand ces femmesétaient habiles, devenaient émouvantes

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quand elles étaient belles. J’étudiais les arts ;je me familiarisais avec des statues ; j’ap-prenais à mieux connaître la Vénus de Cnideou la Léda tremblant sous le poids du cygne.C’était le monde de Tibulle et de Properce :une mélancolie, une ardeur un peu factice,mais entêtante comme une mélodie sur lemode phrygien, des baisers sur les escaliersdérobés, des écharpes flottant sur des seins,des départs à l’aube, et des couronnes defleurs laissées sur des seuils.

J’ignorais presque tout de cesfemmes ; la part qu’elles me faisaient de leurvie tenait entre deux portes entrebâillées ;leur amour, dont elles parlaient sans cesse,me semblait parfois aussi léger qu’une deleurs guirlandes, un bijou à la mode, unornement coûteux et fragile ; et je lessoupçonnais de mettre leur passion avec leurrouge et leurs colliers. Ma vie à moi ne leurétait pas moins mystérieuse ; elles nedésiraient guère la connaître, préférant la

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rêver tout de travers. Je finissais par com-prendre que l’esprit du jeu exigeait ces per-pétuels déguisements, ces excès dans l’aveuet dans la plainte, ce plaisir tantôt feint,tantôt dissimulé, ces rencontres concertéescomme des figures de danse. Même dans laquerelle, on attendait de moi une répliqueprévue d’avance, et la belle éplorée se tordaitles mains comme en scène.

J’ai souvent pensé que les amantspassionnés des femmes s’attachent autemple et aux accessoires du culte au moinsautant qu’à leur déesse elle-même : ils sedélectent de doigts rougis au henné, de par-fums frottés sur la peau, des mille ruses quirehaussent cette beauté et la fabriquent par-fois tout entière. Ces tendres idolesdifféraient en tout des grandes femelles bar-bares ou de nos paysannes lourdes et graves ;elles naissaient des volutes dorées desgrandes villes, des cuves du teinturier ou dela vapeur mouillée des étuves comme Vénus

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de celle des flots grecs. On pouvait à peineles séparer de la douceur fiévreuse de cer-tains soirs d’Antioche, de l’excitation desmatins de Rome, des noms fameux qu’ellesportaient, du luxe au milieu duquel leurdernier secret était de se montrer nues, maisjamais sans parure. J’aurais voulu davant-age : la créature humaine dépouillée, seuleavec elle-même, comme il fallait bien pour-tant qu’elle le fût quelquefois, dans la malad-ie, ou après la mort d’un premier-né, ouquand une ride apparaissait au miroir. Unhomme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule,appartient à l’espèce et non au sexe ; dansses meilleurs moments il échappe même àl’humain. Mais mes amantes semblaient sefaire gloire de ne penser qu’en femmes : l’es-prit, ou l’âme, que je cherchais, n’était encorequ’un parfum.

Il devait y avoir autre chose : dissim-ulé derrière un rideau, comme un person-nage de comédie attendant l’heure propice,

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j’épiais avec curiosité les rumeurs d’un in-térieur inconnu, le son particulier des bav-ardages de femmes, l’éclat d’une colère oud’un rire, les murmures d’une intimité, toutce qui cessait dès qu’on me savait là. Les en-fants, la perpétuelle préoccupation du vête-ment, les soucis d’argent, devaient reprendreen mon absence une importance qu’on mecachait ; le mari même, si raillé, devenaitessentiel, peut-être aimé. Je comparais mesmaîtresses au visage maussade des femmesde ma famille, les économes et les am-bitieuses, sans cesse occupées à apurer lescomptes du ménage ou à surveiller la toilettedes bustes d’ancêtres ; je me demandais sices froides matrones étreignaient elles aussiun amant sous la tonnelle du jardin, et simes faciles beautés n’attendaient que mondépart pour se replonger dans une querelleavec l’intendante. Je tâchais tant bien quemal de rejointoyer ces deux faces du mondedes femmes.

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L’an dernier, peu après la conspira-tion où Servianus a fini par laisser sa vie, unede mes maîtresses d’autrefois prit la peine dese rendre à la Villa pour me dénoncer un deses gendres. Je n’ai pas retenu l’accusation,qui pouvait naître d’une haine de belle-mèreautant que d’un désir de m’être utile. Mais laconversation m’intéressait : il n’y était ques-tion, comme jadis au tribunal des héritages,que de testaments, de machinationsténébreuses entre proches, de mariages inat-tendus ou infortunés. Je retrouvais le cercleétroit des femmes, leur dur sens pratique, etleur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus.Certaines aigreurs, une espèce de loyautérêche, m’ont rappelé ma fâcheuse Sabine.Les traits de ma visiteuse semblaient aplatis,fondus, comme si la main du temps avaitpassé et repassé brutalement sur un masquede cire molle ; ce que j’avais consenti, un mo-ment, à prendre pour de la beauté, n’avait ja-mais été qu’une fleur de jeunesse fragile.

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Mais l’artifice régnait encore : ce visage ridéjouait maladroitement du sourire. Lessouvenirs voluptueux, s’il y en eut jamais,s’étaient pour moi complètement effacés ; ilrestait un échange de phrases affables avecune créature marquée comme moi par lamaladie ou l’âge, la même bonne volonté unpeu agacée que j’aurais eue pour une cousinesurannée d’Espagne, une parente éloignéearrivée de Narbonne.

Je m’efforce de ressaisir un instantdes boucles de fumée, les bulles d’air iriséesd’un jeu d’enfant. Mais il est faciled’oublier… Tant de choses ont passé depuisces légères amours que j’en méconnais sansdoute la saveur ; il me plaît surtout de nierqu’elles m’aient jamais fait souffrir. Et pour-tant, parmi ces maîtresses, il en est une aumoins que j’ai délicieusement aimée. Elleétait à la fois plus fine et plus ferme, plustendre et plus dure que les autres : ce mincetorse rond faisait penser à un roseau. J’ai

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toujours goûté la beauté des chevelures, cettepartie soyeuse et ondoyante d’un corps, maisles chevelures de la plupart de nos femmessont des tours, des labyrinthes, des barques,ou des nœuds de vipères. La sienne consen-tait à être ce que j’aime qu’elles soient : lagrappe de raisin des vendanges, ou l’aile.Couchée sur le dos, appuyant sur moi sapetite tête fière, elle me parlait de ses amoursavec une impudeur admirable. J’aimais safureur et son détachement dans le plaisir,son goût difficile, et sa rage de se déchirerl’âme. Je lui ai connu des douzainesd’amants ; elle en perdait le compte ; jen’étais qu’un comparse qui n’exigeait pas lafidélité. Elle s’était éprise d’un danseur nom-mé Bathylle, si beau que toutes les foliesétaient d’avance justifiées. Elle sanglotait sonnom dans mes bras ; mon approbation luirendait courage. À d’autres moments, nousavons beaucoup ri ensemble. Elle mourutjeune, dans une île malsaine où sa famille

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l’exila à la suite d’un divorce qui fit scandale.Je m’en réjouis pour elle, car elle craignait devieillir, mais c’est un sentiment que nousn’éprouvons jamais pour ceux que nousavons véritablement aimés. Elle avait d’im-menses besoins d’argent. Un jour, elle medemanda de lui prêter cent mille sesterces.Je les lui apportai le lendemain. Elle s’assitpar terre, petite figure nette de joueused’osselets, vida le sac sur le pavement, et semit à diviser en tas le luisant monceau. Jesavais que pour elle, comme pour nous tous,prodigues, ces pièces d’or n’étaient pas desespèces trébuchantes marquées d’une tête deCésar, mais une matière magique, une mon-naie personnelle, frappée à l’effigie d’unechimère, au coin du danseur Bathylle. Jen’existais plus. Elle était seule. Presque laide,plissant le front avec une délicieuse in-différence à sa propre beauté, elle faisait etrefaisait sur ses doigts, avec une moue

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d’écolier, les additions difficiles. Elle ne m’ajamais tant charmé.

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Chapitre 8

La nouvelle des incursions sarmatesarriva à Rome pendant la célébration du tri-omphe dacique de Trajan. Cette fêtelongtemps différée durait depuis huit jours.On avait mis près d’une année à faire venird’Afrique et d’Asie les animaux sauvagesqu’on se proposait d’abattre en masse dansl’arène ; le massacre de douze mille bêtesfauves, regorgement méthodique de dix millegladiateurs faisaient de Rome un mauvaislieu de la mort. Je me trouvais ce soir-là surla terrasse de la maison d’Attianus, avecMarcius Turbo et notre hôte. La ville illu-minée était affreuse de joie bruyante : cette

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dure guerre, à laquelle Marcius et moi avionsconsacré quatre années de jeunesse, devenaitpour la populace un prétexte à fêtes avinées,un brutal triomphe de seconde main. Iln’était pas opportun d’apprendre aupeuple que ces victoires si vantées n’étaientpas définitives, et qu’un nouvel ennemi des-cendait sur nos frontières. L’empereur, déjàoccupé à ses projets d’Asie, se désintéressaitplus ou moins de la situation au nord-est,qu’il préférait juger réglée une fois pourtoutes. Cette première guerre sarmate futprésentée comme une simple expéditionpunitive. J’y fus envoyé avec le titre degouverneur de Pannonie et les pouvoirs degénéral en chef.

Elle dura onze mois, et fut atroce. Jecrois encore que l’anéantissement des Dacesavait été à peu près justifié : aucun chefd’État ne supporte volontiers l’existence d’unennemi organisé installé à ses portes. Maisl’effondrement du royaume de Décébale

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avait créé dans ces régions un vide où se pré-cipitait le Sarmate ; des bandes sorties denulle part infestaient un pays dévasté par desannées de guerre, brûlé et rebrûlé par nous,où nos effectifs insuffisants manquaient depoints d’appui ; elles pullulaient comme desvers dans le cadavre de nos victoires daces.Nos récents succès avaient sapé la discip-line : je retrouvais aux avant-postes quelquechose de la grossière insouciance des fêtesromaines. Certains tribuns montraientdevant le danger une confiance imbécile :isolés périlleusement dans une région dont laseule partie bien connue était notre anciennefrontière, ils comptaient, pour continuer àvaincre, sur notre armement que je voyais di-minuer de jour en jour par l’effet des perteset de l’usure, et sur des renforts que je nem’attendais pas à voir venir, sachant quetoutes nos ressources seraient désormaisconcentrées sur l’Asie.

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Un autre danger commençait àpoindre : quatre ans de réquisitions offici-elles avaient ruiné les villages de l’arrière ;dès les premières campagnes daces, pourchaque troupeau de bœufs ou de moutonspompeusement pris sur l’ennemi, j’avais vud’innombrables défilés de bétail arraché àl’habitant. Si cet état de choses persistait, lemoment était proche où nos populationspaysannes, fatiguées de supporter notrelourde machine militaire, finiraient par nouspréférer les barbares. Les rapines de la sold-atesque présentaient un problème moinsessentiel peut-être, mais plus voyant. J’étaisassez populaire pour ne pas craindre d’im-poser aux troupes les restrictions les plusdures ; je mis à la mode une austérité que jepratiquai moi-même ; j’inventai le culte de laDiscipline Auguste que je réussis plus tard àétendre à toute l’armée. Je renvoyai à Romeles imprudents et les ambitieux, qui me com-pliquaient ma tâche ; par contre, je fis venir

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des techniciens, dont nous manquions. Il fal-lut réparer les ouvrages de défense quel’orgueil de nos récentes victoires avait faitsingulièrement négliger ; j’abandonnai unefois pour toutes ceux qu’il eût été tropcoûteux de maintenir. Les administrateurscivils, solidement installés dans le désordrequi suit toute guerre, passaient par degrés aurang de chefs semi-indépendants, capablesde toutes les exactions envers nos sujets etde toutes les trahisons envers nous. Là en-core, je voyais se préparer dans un avenirplus ou moins proche les révoltes et les mor-cellements futurs. Je ne crois pas que nousévitions ces désastres, pas plus que nousn’éviterons la mort, mais il dépend de nousde les reculer de quelques siècles. Je chassailes fonctionnaires incapables ; je fis exécuterles pires. Je me découvrais impitoyable.

Un automne brumeux, puis un hiverfroid, succédèrent à un humide été. J’eus be-soin de mes connaissances en médecine, et

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d’abord pour me soigner moi même Cette vieaux frontières me ramenait peu à peu auniveau du Sarmate : la barbe courte du philo-sophe grec devenait celle du chef barbare. Jerevis tout ce qu’on avait déjà vu, jusqu’àl’écœurement, durant les campagnes daces.Nos ennemis brûlaient vivants leurs prison-niers ; nous commençâmes à égorger lesnôtres, faute de moyens de transport pourles expédier sur les marchés d’esclaves deRome ou de l’Asie. Les pieux de nos paliss-ades se hérissaient de têtes coupées. L’en-nemi torturait ses otages ; plusieurs de mesamis périrent de la sorte. L’un d’eux se traînajusqu’au camp sur des jambes sanglantes ; ilétait si défiguré que je n’ai jamais pu, par lasuite, me rappeler son visage intact. L’hiverpréleva ses victimes : groupes équestres prisdans la glace ou emportés par les crues dufleuve, malades déchirés par la toux geignantfaiblement sous les tentes, moignons gelésdes blessés. D’admirables bonnes volontés se

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groupèrent autour de moi ; la petite troupeétroitement intégrée à laquelle je com-mandais avait la plus haute forme de vertu,la seule que je supporte encore : la fermedétermination d’être utile. Un transfugesarmate dont j’avais fait mon interprèterisqua sa vie pour retourner fomenter danssa tribu des révoltes ou des trahisons ; jeréussis à traiter avec cette peuplade ; seshommes combattirent désormais à nosavant-postes, protégeant les nôtres.Quelques coups d’audace, imprudents pareux-mêmes, mais savamment ménagés,prouvèrent à l’ennemi l’absurdité de s’at-taquer à Rome. Un des chefs sarmates suivitl’exemple de Décébale : on le trouva mortdans sa tente de feutre, près de ses femmesétranglées et d’un horrible paquet qui con-tenait leurs enfants. Ce jour-là, mon dégoûtpour le gaspillage inutile s’étendit aux pertesbarbares ; je regrettai ces morts que Romeaurait pu assimiler et employer un jour

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comme alliés contre des hordes plussauvages encore. Nos assaillants débandésdisparurent comme ils étaient venus, danscette obscure région d’où surgiront sansdoute bien d’autres orages. La guerre n’étaitpas finie. J’eus à la reprendre et à la terminerquelques mois après mon avènement. L’or-dre, du moins, régnait momentanément àcette frontière. Je rentrai à Rome couvertd’honneurs. Mais j’avais vieilli.

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Chapitre 9

Mon premier consulat fut encore uneannée de campagne, une lutte secrète, maiscontinue, en faveur de la paix. Mais je ne lamenais pas seul. Un changement d’attitudeparallèle au mien avait eu lieu avant mon re-tour chez Licinius Sura, chez Attianus, chezTurbo, comme si, en dépit de la sévère cen-sure que j’exerçais sur mes lettres, mes amism’avaient déjà compris, précédé, ou suivi.Autrefois, les hauts et les bas de ma fortunem’embarrassaient surtout en face d’eux ; despeurs ou des impatiences que j’aurais, seul,portées d’un cœur léger, devenaient accab-lantes dès que j’étais forcé de les cacher à

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leur sollicitude ou de leur en infliger l’aveu ;j’en voulais à leur affection de s’inquiéterpour moi plus que moi-même, de ne jamaisvoir, sous les agitations extérieures, l’êtreplus tranquille à qui rien n’importe tout àfait, et qui par conséquent peut survivre àtout. Mais le temps manquait désormaispour m’intéresser à moi-même, comme aussipour m’en désintéresser. Ma personne s’ef-façait, précisément parce que mon point devue commençait à compter. Ce qui importait,c’est que quelqu’un s’opposât à la politiquede conquêtes, en envisageât les con-séquences et la fin, et se préparât, si possible,à en réparer les erreurs.

Mon poste aux frontières m’avaitmontré une face de la victoire qui ne figurepas sur la Colonne Trajane. Mon retour àl’administration civile me permit d’accu-muler contre le parti militaire un dossierplus décisif encore que toutes les preuvesamassées aux armées. Les cadres des légions

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et la garde prétorienne tout entière sont ex-clusivement formés d’éléments italiens : cesguerres lointaines drainaient les réservesd’un pays déjà pauvre en hommes. Ceux quine mouraient pas étaient aussi perdus queles autres pour la patrie proprement dite,puisqu’on les établissait de force sur lesterres nouvellement conquises. Même enprovince, le système de recrutement causavers cette époque des émeutes sérieuses. Unvoyage en Espagne entrepris un peu plustard pour surveiller l’exploitation des minesde cuivre de ma famille m’attesta le désordreintroduit par la guerre dans toutes lesbranches de l’économie ; j’achevai de meconvaincre du bien-fondé des protestationsdes hommes d’affaires que je fréquentais àRome. Je n’avais pas la naïveté de croire qu’ildépendrait toujours de nous d’éviter toutesles guerres ; mais je ne les voulais quedéfensives ; je rêvais d’une armée exercée àmaintenir l’ordre sur des frontières,

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rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout ac-croissement nouveau du vaste organisme im-périal me semblait une excroissance malad-ive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisiedont nous finirions par mourir.

Aucune de ces vues n’aurait pu êtreprésentée à l’empereur. Il était arrivé à cemoment de la vie, variable pour tout homme,où l’être humain s’abandonne à son démonou à son génie, suit une loi mystérieuse quilui ordonne de se détruire ou de se dépasser.Dans l’ensemble, l’œuvre de son principatavait été admirable, mais ces travaux de lapaix, auxquels ses meilleurs conseillersl’avaient ingénieusement incliné, ces grandsprojets des architectes et des légistes durègne, avaient toujours moins compté pourlui qu’une seule victoire. Une folie dedépenses s’était emparée de cet homme sinoblement parcimonieux quand il s’agissaitde ses besoins personnels. L’or barbarerepêché sous le lit du Danube, les cinq cent

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mille lingots du roi Décébale, avaient suffi àdéfrayer les largesses faites au peuple, lesdonations militaires dont j’avais eu ma part,le luxe insensé des jeux, les mises de fondsinitiales des grandes aventures d’Asie. Cesrichesses malfaisantes faisaient illusion surle véritable état des finances. Ce qui venaitde la guerre s’en retournait à la guerre.

Licinius Sura mourut sur ces entre-faites. C’était le plus libéral des conseillersprivés de l’empereur. Sa mort fut pour nousune bataille perdue. Il avait toujours faitpreuve envers moi d’une sollicitude pater-nelle ; depuis quelques années, les faiblesforces que lui laissait la maladie ne lui per-mettaient pas les longs travaux de l’ambitionpersonnelle ; elles lui suffirent toujours pourservir un homme dont les vues lui parais-saient saines. La conquête de l’Arabie avaitété entreprise contre ses conseils ; lui seul,s’il avait vécu, aurait pu éviter à l’État les fa-tigues et les dépenses gigantesques de la

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campagne parthe. Cet homme rongé par lafièvre employait ses heures d’insomnie à dis-cuter avec moi des plans qui l’épuisaient,mais dont la réussite lui importait plus quequelques bribes supplémentaires d’existence.J’ai vécu à son chevet, d’avance, et dans ledernier détail de l’administration, certainesdes futures phases de mon règne. Les cri-tiques de ce mourant épargnaientl’empereur, mais il sentait qu’il emportaitavec lui ce qui restait de sagesse au régime.S’il avait vécu deux ou trois années de plus,certains cheminements tortueux qui mar-quèrent mon accession au pouvoir m’eussentpeut-être été évités ; il eût réussi à persuaderl’empereur de m’adopter plus tôt, et à cielouvert. Mais les dernières paroles de cethomme d’État qui me léguait sa tâche ont étél’une de mes investitures impériales.

Si le groupe de mes partisans aug-mentait, celui de mes ennemis faisait demême. Le plus dangereux de mes adversaires

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était Lusius Quiétus, Romain métisséd’Arabe, dont les escadrons numides avaientjoué un rôle important dans la seconde cam-pagne dace, et qui poussait sauvagement à laguerre d’Asie. Je détestais tout du person-nage : son luxe barbare, l’envolée préten-tieuse de ses voiles blancs ceints d’une corded’or, ses yeux arrogants et faux, son incroy-able cruauté à l’égard des vaincus et des sou-mis. Ces chefs du parti militaire se décim-aient en luttes intestines, mais ceux qui res-taient s’en affermissaient d’autant plus dansle pouvoir, et je n’en étais que plus exposéaux méfiances de Palma ou à la haine deCelsus. Ma propre position, par bonheur,était presque inexpugnable. Le gouverne-ment civil reposait de plus en plus sur moidepuis que l’empereur vaquait exclusivementà ses projets de guerre. Mes amis, qui seulseussent pu me supplanter par leurs aptitudesou leur connaissance des affaires, mettaientune modestie très noble à me préférer à eux.

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Nératius Priscus, en qui l’empereur avait foi,se cantonnait chaque jour plus délibérémentdans sa spécialité légale. Attianus organisaitsa vie en vue de me servir ; j’avais laprudente approbation de Plotine. Un an av-ant la guerre, je fus promu au poste degouverneur de Syrie, auquel s’ajouta plustard celui de légat aux armées. Chargé decontrôler et d’organiser nos bases, je de-venais l’un des leviers de commande d’uneentreprise que je jugeais insensée. J’hésitaiquelque temps, puis j’acceptai. Refuser,c’était se fermer les avenues du pouvoir à unmoment où plus que jamais le pouvoir m’im-portait. C’était aussi s’enlever la seule chancede jouer le rôle de modérateur.

Durant ces quelques années quiprécédèrent la grande crise, j’avais pris unedécision qui me fit à jamais considérercomme frivole par mes ennemis, et qui étaiten partie calculée pour le faire, et pour parerainsi toute attaque. J’étais allé passer

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quelques mois en Grèce. La politique, en ap-parence du moins, n’eut aucune part dans cevoyage. Ce fut une excursion de plaisir etd’étude : j’en rapportai quelques coupesgravées, et des livres que je partageai avecPlotine. J’y reçus, de tous mes honneurs offi-ciels, celui que j’ai accepté avec la joie la pluspure : je fus nommé archonte d’Athènes. Jem’accordai quelques mois de travaux et dedélices faciles, de promenades au printempssur des collines semées d’anémones, de con-tact amical avec le marbre nu. À Chéronée,où j’étais allé m’attendrir sur les antiquescouples d’amis du Bataillon Sacré, je fusdeux jours l’hôte de Plutarque. J’avais eumon Bataillon Sacré bien à moi, mais,comme il m’arrive souvent, ma vie m’émouv-ait moins que l’histoire. J’eus des chasses enArcadie ; je priai à Delphes. À Sparte, aubord de l’Eurotas, des bergers m’ensei-gnèrent un air de flûte très ancien, étrangechant d’oiseau. Près de Mégare, il y eut une

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noce paysanne qui dura toute la nuit ; mescompagnons et moi, nous osâmes nousmêler aux danses, ce que nous eussent inter-dit les lourdes mœurs de Rome.

Les traces de nos crimes restaientpartout visibles : les murs de Corinthe ruinéspar Mummius, et les places laissées vides aufond des sanctuaires par le rapt de statuesorganisé au cours du scandaleux voyage deNéron. La Grèce appauvrie continuait dansune atmosphère de grâce pensive, de subtil-ité claire, de volupté sage. Rien n’avaitchangé depuis l’époque où l’élève du rhéteurIsée avait respiré pour la première fois cetteodeur de miel chaud, de sel et de résine ; rienen somme n’avait changé depuis des siècles.Le sable des palestres était toujours aussiblond qu’autrefois ; Phidias et Socrate ne lesfréquentaient plus, mais les jeunes hommesqui s’y exerçaient ressemblaient encore audélicieux Charmide. Il me semblait parfoisque l’esprit grec n’avait pas poussé jusqu’à

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leurs extrêmes conclusions les prémisses deson propre génie : les moissons restaient àfaire ; les épis mûrs au soleil et déjà coupésétaient peu de chose à côté de la promesseéleusinienne du grain caché dans cette belleterre. Même chez mes sauvages ennemissarmates, j’avais trouvé des vases au pur pro-fil, un miroir orné d’une image d’Apollon,des lueurs grecques comme un pâle soleil surla neige. J’entrevoyais la possibilité d’hellén-iser les barbares, d’atticiser Rome, d’imposerdoucement au monde la seule culture qui sesoit un jour séparée du monstrueux, de l’in-forme, de l’immobile, qui ait inventé unedéfinition de la méthode, une théorie de lapolitique et de la beauté. Le dédain léger desGrecs, que je n’ai jamais cessé de sentir sousleurs plus ardents hommages, ne m’offensaitpas ; je le trouvais naturel ; quelles que fus-sent les vertus qui me distinguaient d’eux, jesavais que je serais toujours moins subtilqu’un matelot d’Égine, moins sage qu’une

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marchande d’herbes de l’Agora. J’acceptaissans irritation les complaisances un peuhautaines de cette race fière ; j’accordais àtout un peuple les privilèges que j’ai toujourssi facilement concédés aux objets aimés.Mais pour laisser aux Grecs le temps de con-tinuer, et de parfaire, leur œuvre, quelquessiècles de paix étaient nécessaires, et lescalmes loisirs, les prudentes libertésqu’autorise la paix. La Grèce comptait surnous pour être ses gardiens, puisque enfinnous nous prétendons ses maîtres. Je mepromis de veiller sur le dieu désarmé.

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Chapitre 10

J’occupais depuis un an mon postede gouverneur en Syrie lorsque Trajan merejoignit à Antioche. Il venait surveiller lamise au point de l’expédition d’Arménie, quipréludait dans sa pensée à l’attaque contreles Parthes. Plotine l’accompagnait commetoujours, et sa nièce Matidie, mon indulgentebelle-mère, qui depuis des années le suivaitau camp en qualité d’intendante. Celsus,Palma, Nigrinus, mes vieux ennemis,siégeaient encore au Conseil et dominaientl’état-major. Tout ce monde s’entassa au pal-ais en attendant l’entrée en campagne. Lesintrigues de cour reprirent de plus belle.

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Chacun faisait ses jeux avant les premierscoups de dés de la guerre.

L’armée s’ébranla presque aussitôtdans la direction du nord. Je vis s’éloigneravec elle la vaste cohue des grands fonction-naires, des ambitieux et des inutiles.L’empereur et sa suite s’arrêtèrent quelquesjours en Commagène pour des fêtes déjà tri-omphales ; les petits rois d’Orient, réunis àSatala, protestèrent à qui mieux mieux d’uneloyauté sur laquelle, à la place de Trajan, jeme serais assez peu reposé pour l’avenir.Lusius Quiétus, mon dangereux rival, placéen tête des avant-postes, occupa les bords dulac de Van au cours d’une immense promen-ade militaire ; la partie septentrionale de laMésopotamie, vidée par les Parthes, fut an-nexée sans difficulté ; Abgar, roi d’Osroène,fit sa soumission dans Édesse. L’empereurrevint prendre à Antioche ses quartiersd’hiver, remettant au printemps l’invasion del’empire parthe proprement dit, mais déjà

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décidé à n’accepter aucune ouverture depaix. Tout avait marché selon ses plans. Lajoie de se plonger enfin dans cette aventuresi longtemps différée rendait une espèce dejeunesse à cet homme de soixante-quatreans.

Mes pronostics restaient sombres.L’élément juif et arabe était de plus en plushostile à la guerre ; les grands propriétairesprovinciaux s’irritaient d’avoir à défrayer lesdépenses occasionnées par le passage destroupes ; les villes supportaient mal l’imposi-tion de taxes nouvelles. Dès le retour del’empereur, une première catastrophe vintannoncer toutes les autres : un tremblementde terre, survenu au milieu d’une nuit dedécembre, ruina en quelques instants unquart d’Antioche. Trajan, contusionné par lachute d’une poutre, continua héroïquement às’occuper des blessés ; son entourage immé-diat compta quelques morts. La populacesyrienne chercha aussitôt des responsables

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au désastre : renonçant pour une fois à sesprincipes de tolérance, l’empereur commit lafaute de laisser massacrer un groupe de chré-tiens. J’ai moi-même assez peu de sympathiepour cette secte, mais le spectacle de vieil-lards battus de verges et d’enfants suppliciéscontribua à l’agitation des esprits, et renditplus odieux encore ce sinistre hiver. L’argentmanquait pour réparer immédiatement leseffets du séisme ; des milliers de gens sansabri campaient la nuit sur les places. Mestournées d’inspection me révélaient l’exist-ence d’un mécontentement sourd, d’unehaine secrète dont les grands dignitaires quiencombraient le palais ne se doutaient mêmepas. L’empereur poursuivait au milieu desruines les préparatifs de la prochaine cam-pagne : une forêt entière fut employée à laconstruction de ponts mobiles et de pontonspour le passage du Tigre. Il avait reçu avecjoie toute une série de titres nouveaux dé-cernés par le Sénat ; il lui tardait d’en finir

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avec l’Orient pour retourner triompher àRome. Les moindres délais déclenchaientdes fureurs qui le secouaient comme unaccès.

L’homme qui arpentait impatiem-ment les vastes salles de ce palais bâti jadispar les Séleucides, et que j’avais moi-même(quel ennui !) décorées en son honneur d’in-scriptions élogieuses et de panoplies daces,n’était plus celui qui m’avait accueilli aucamp de Cologne il y avait déjà près de vingtans. Ses vertus même avaient vieilli. Sa jovi-alité un peu lourde, qui masquait autrefoisune vraie bonté, n’était plus que routine vul-gaire ; sa fermeté s’était changée en obstina-tion ; ses aptitudes pour l’immédiat et lepratique en un total refus de penser. Le re-spect tendre qu’il avait pour l’impératrice,l’affection grondeuse qu’il témoignait à sanièce Matidie se transformaient en unedépendance sénile envers ces femmes, auxconseils desquelles il résistait pourtant de

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plus en plus. Ses crises de foie inquiétaientson médecin Criton ; lui-même ne s’en souci-ait pas. Ses plaisirs avaient toujours manquéd’art ; leur niveau baissait encore avec l’âge.Il importait fort peu que l’empereur, sajournée faite, s’abandonnât à des débauchesde caserne, en compagnie de jeunes gensauxquels il trouvait de l’agrément ou de labeauté. Il était au contraire assez grave qu’ilsupportât mal ce vin, dont il abusait ; et quecette cour de subalternes de plus en plus mé-diocres, triés et manœuvres par des affranch-is louches, fût à même d’assister à toutes mesconversations avec lui et de les rapporter àmes adversaires. De jour, je ne voyaisl’empereur qu’aux réunions de l’état-major,tout occupées du détail des plans, et où l’in-stant n’était jamais venu d’exprimer uneopinion libre. À tout autre moment, il évitaitles tête-à-tête. Le vin fournissait à cethomme peu subtil un arsenal de rusesgrossières. Ses susceptibilités d’autrefois

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avaient bien cessé : il insistait pour m’associ-er à ses plaisirs ; le bruit, les rires, les plusfades plaisanteries des jeunes hommesétaient toujours bien reçus comme autant demoyens de me signifier que l’heure n’étaitpas aux affaires sérieuses ; il guettait le mo-ment où une rasade de plus m’enlèverait maraison. Tout tournait autour de moi danscette salle où les têtes d’aurochs des trophéesbarbares semblaient me rire au nez. Lesjarres succédaient aux jarres ; une chansonavinée giclait çà et là, ou le rire insolent etcharmant d’un page ; l’empereur, appuyantsur la table une main de plus en plus tremb-lante, muré dans une ivresse peut-être àdemi feinte, perdu loin de tout sur les routesde l’Asie, s’enfonçait gravement dans sessonges…

Par malheur, ces songes étaientbeaux. C’étaient les mêmes qui m’avaientautrefois fait penser à tout abandonner pour

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suivre au-delà du Caucase les routesseptentrionales vers l’Asie. Cette fascination,

à laquelle l’empereur vieilli se livraiten somnambule, Alexandre l’avait subie av-ant lui ; il avait à peu près réalisé les mêmesrêves, et il en était mort à trente ans. Mais lepire danger de ces grands plans était encoreleur sagesse : comme toujours, les raisonspratiques abondaient pour justifierl’absurde, pour porter à l’impossible. Leproblème de l’Orient nous préoccupaitdepuis des siècles ; il semblait naturel d’enfinir une fois pour toutes. Nos échanges dedenrées avec l’Inde et le mystérieux Pays dela Soie dépendaient entièrement desmarchands juifs et des exportateurs arabesqui avaient la franchise des ports et desroutes parthes. Une fois réduit à rien le vasteet flottant empire des cavaliers Arsacides,nous toucherions directement à ces richesconfins du monde ; l’Asie enfin unifiée neserait pour Rome qu’une province de plus.

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Le port d’Alexandrie d’Égypte était le seul denos débouchés vers l’Inde qui ne dépendîtpas du bon vouloir parthe ; là aussi, nousnous heurtions continuellement aux exi-gences et aux révoltes des communautésjuives. Le succès de l’expédition de Trajannous eût permis d’ignorer cette ville peusûre. Mais tant de raisons ne m’avaient ja-mais persuadé. De sages traités de commercem’eussent contenté davantage, et j’entrevoy-ais déjà la possibilité de réduire le rôle d’Al-exandrie en créant une seconde métropolegrecque dans le voisinage de la Mer Rouge,ce que j’ai fait plus tard quand j’ai fondéAntinoé. Je commençais à connaître cemonde compliqué de l’Asie. Les simplesplans d’extermination totale qui avaientréussi en Dacie n’étaient pas de mise dans cepays plein d’une vie plus multiple, mieux en-racinée, et dont dépendait d’ailleurs larichesse du monde. Passé l’Euphrate, com-mençait pour nous le pays des risques et des

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mirages, les sables où l’on s’enlise, les routesqui finissent sans aboutir. Le moindre reversaurait pour résultat un ébranlement deprestige que toutes les catastrophes pour-raient suivre ; il ne s’agissait pas seulementde vaincre, mais de vaincre toujours, et nosforces s’épuiseraient à cette entreprise. Nousl’avions déjà tentée : je pensais avec horreurà la tête de Crassus, lancée de main en maincomme une balle au cours d’une représenta-tion des Bacchantes d’Euripide, qu’un roibarbare frotté d’hellénisme donnait au soird’une victoire sur nous. Trajan songeait àvenger cette vieille défaite ; je songeais sur-tout à l’empêcher de se reproduire. Je pré-voyais assez exactement l’avenir, chose pos-sible après tout quand on est renseigné surbon nombre des éléments du présent :quelques victoires inutiles entraîneraienttrop avant nos armées imprudemment en-levées à d’autres frontières ; l’empereurmourant se couvrirait de gloire, et nous, qui

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avions à vivre, serions chargés de résoudretous les problèmes et de remédier à tous lesmaux.

César avait raison de préférer lapremière place dans un village à la seconde àRome. Non par ambition, ou par vainegloire, mais parce que l’homme placé ensecond n’a le choix qu’entre les dangers del’obéissance, ceux de la révolte, et ceux, plusgraves, du compromis. Je n’étais même pasle second dans Rome. Sur le point de partirpour une expédition périlleuse, l’empereurn’avait pas encore désigné son successeur :chaque pas en avant donnait une chance auxchefs de l’état-major. Cet homme presquenaïf m’apparaissait maintenant plus compli-qué que moi-même. Ses rudesses seules merassuraient : l’empereur bourru me traitaiten fils. À d’autres moments, je m’attendais,sitôt qu’on pourrait se passer de mes ser-vices, à être évincé par Palma ou supprimépar Quiétus. J’étais sans pouvoir : je ne

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parvins même pas à obtenir une audiencepour les membres influents du Sanhédrind’Antioche, qui craignaient autant que nousles coups de force des agitateurs juifs, et quieussent éclairé Trajan sur les menées deleurs coreligionnaires. Mon ami Latinius Al-exander, qui descendait d’une des vieilles fa-milles royales de l’Asie Mineure, et dont lenom et la fortune pesaient d’un grand poids,ne fut pas davantage écouté. Pline, envoyé enBithynie quatre ans plus tôt, y était mortsans avoir eu le temps d’informer l’empereurde l’état exact des esprits et des finances, àsupposer que son incurable optimisme luieût permis de le faire. Les rapports secretsdu marchand lycien Opramoas, qui connais-sait bien les affaires d’Asie, furent tournés endérision par Palma. Les affranchis profi-taient des lendemains de maladie quisuivaient les soirs d’ivresse pour m’écarter dela chambre impériale : l’ordonnance del’empereur, un nommé Phœdime, honnête

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celui-là, mais obtus, et monté contre moi, merefusa deux fois la porte. Par contre, le con-sulaire Celsus, mon ennemi, s’enferma unsoir avec Trajan pour un conciliabule quidura des heures, et à la suite duquel je mecrus perdu. Je me cherchai des alliés où jepus ; je corrompis à prix d’or d’anciens es-claves que j’eusse volontiers envoyés auxgalères ; j’ai caressé d’horribles têtes frisées.Le diamant de Nerva ne jetait plus aucunfeu.

Et c’est alors que m’apparut le plussage de mes bons génies : Plotine. Il y avaitprès de vingt ans que je connaissais l’im-pératrice. Nous étions du même milieu ;nous avions à peu près le même âge. Je luiavais vu vivre avec calme une existence pr-esque aussi contrainte que la mienne, et plusdépourvue d’avenir. Elle m’avait soutenu,sans paraître s’apercevoir qu’elle le faisait,dans mes moments difficiles. Mais ce futdurant les mauvais jours d’Antioche que sa

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présence me devint indispensable, commeplus tard son estime le resta toujours, et j’euscelle-ci jusqu’à sa mort. Je pris l’habitude decette figure en vêtements blancs, aussisimples que peuvent l’être ceux d’unefemme, de ses silences, de ses paroles mesur-ées qui n’étaient jamais que des réponses, etles plus nettes possible. Son aspect ne déton-nait en rien dans ce palais plus antique queles splendeurs de Rome : cette fille deparvenus était très digne des Séleucides.Nous étions d’accord presque sur tout. Nousavions tous deux la passion d’orner, puis dedépouiller notre âme, d’éprouver notre esprità toutes les pierres de touche. Elle inclinait àla philosophie épicurienne, ce lit étroit, maispropre, sur lequel j’ai parfois étendu mapensée. Le mystère des dieux, qui me hant-ait, ne l’inquiétait pas ; elle n’avait pas nonplus mon goût passionné des corps. Elle étaitchaste par dégoût du facile, généreuse pardécision plutôt que par nature, sagement

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méfiante, mais prête à tout accepter d’unami, même ses inévitables erreurs. L’amitiéétait un choix où elle s’engageait tout en-tière ; elle s’y livrait absolument, et comme jene l’ai fait qu’à l’amour. Elle m’a connumieux que personne ; je lui ai laissé voir ceque j’ai soigneusement dissimulé à toutautre : par exemple, de secrètes lâchetés.J’aime à croire que, de son côté, elle ne m’apresque rien tu. L’intimité des corps, quin’exista jamais entre nous, a été compenséepar ce contact de deux esprits étroitementmêlés l’un à l’autre.

Notre entente se passa d’aveux, d’ex-plications, ou de réticences : les faits eux-mêmes suffisaient. Elle les observait mieuxque moi. Sous les lourdes tresses qu’exigeaitla mode, ce front lisse était celui d’un juge.Sa mémoire gardait des moindres objets uneempreinte exacte ; il ne lui arrivait jamais,comme à moi, d’hésiter trop longtemps ou dese décider trop vite. Elle dépistait d’un coup

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d’œil mes adversaires les plus cachés ; elleévaluait mes partisans avec une froideursage. En vérité, nous étions complices, maisl’oreille la plus exercée eût à peine pu recon-naître entre nous les signes d’un secret ac-cord. Elle ne commit jamais devant moi l’er-reur grossière de se plaindre de l’empereur,ni l’erreur plus subtile de l’excuser ou de lelouer. De mon côté, ma loyauté n’était pasmise en question. Attianus, qui venait d’ar-river de Rome, se joignait à ces entrevues quiduraient parfois toute la nuit, mais rien nesemblait lasser cette femme imperturbable etfragile. Elle avait réussi à faire nommer monancien tuteur en qualité de conseiller privé,éliminant ainsi mon ennemi Celsus. La méfi-ance de Trajan, ou l’impossibilité de trouverquelqu’un pour remplir ma place à l’arrière,me retiendrait à Antioche : je comptais sureux pour m’instruire de tout ce que ne m’ap-prendraient pas les bulletins. En cas dedésastre, ils sauraient rallier autour de moi la

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fidélité d’une partie de l’armée. Mes adver-saires auraient à tabler avec la présence de cevieillard goutteux qui ne partait que pour meservir, et de cette femme capable d’exiger desoi une longue endurance de soldat.

Je les vis s’éloigner, l’empereur àcheval, ferme, admirablement placide, legroupe patient des femmes en litière, lesgardes prétoriens mêlés aux éclaireurs nu-mides du redoutable Lusius Quiétus.L’armée qui avait hiverné sur les bords del’Euphrate se mit en marche dès l’arrivée duchef : la campagne parthe commençait pourtout de bon. Les premières nouvelles furentsublimes. Babylone conquise, le Tigre fran-chi, Ctésiphon tombé. Tout, comme toujours,cédait à l’étonnante maîtrise de cet homme.Le prince de l’Arabie Characène se déclarasujet, ouvrant ainsi aux flottilles romaines lecours entier du Tigre : l’empereur s’embar-qua pour le port de Charax au fond du GolfePersique. Il touchait aux rives fabuleuses.

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Mes inquiétudes subsistaient, mais je les dis-simulais comme des crimes ; c’est avoir tortque d’avoir raison trop tôt. Bien plus, jedoutais de moi-même : j’avais été coupablede cette basse incrédulité qui nous empêchede reconnaître la grandeur d’un homme quenous connaissons trop. J’avais oublié quecertains êtres déplacent les bornes du destin,changent l’histoire. J’avais blasphémé leGénie de l’empereur. Je me rongeais à monposte. Si par hasard l’impossible avait lieu, sepouvait-il que j’en fusse exclu ? Tout étanttoujours plus facile que la sagesse, le désirme venait de remettre la cotte de mailles desguerres sarmates, d’utiliser l’influence dePlotine pour me faire rappeler à l’armée.J’enviais au moindre de nos soldats lapoussière des routes d’Asie, le choc des ba-taillons cuirassés de la Perse. Le Sénat votacette fois à l’empereur le droit de célébrer,non pas un triomphe, mais une successionde triomphes qui dureraient autant que sa

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vie. Je fis moi-même ce qui se devait : j’or-donnai des fêtes ; j’allai sacrifier sur le som-met du mont Cassius.

Soudain, l’incendie qui couvait danscette terre d’Orient éclata partout à la fois.Des marchands juifs refusèrent de payerl’impôt à Séleucie ; Cyrène immédiatementse révolta, et l’élément oriental y massacral’élément grec ; les routes qui amenaientjusqu’à nos troupes le blé d’Égypte furentcoupées par une bande de Zélotes de Jérus-alem ; à Chypre, les résidents grecs et ro-mains furent saisis par la populace juive, quiles obligea à s’entre-tuer dans des combatsde gladiateurs. Je réussis à maintenir l’ordreen Syrie, mais je percevais des flammes dansl’œil des mendiants assis au seuil des syn-agogues, des ricanements muets sur lesgrosses lèvres des conducteurs de droma-daires, une haine qu’en somme nous neméritions pas. Les Juifs et les Arabes avaientdès le début fait cause commune contre une

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guerre qui menaçait de ruiner leur négoce ;mais Israël en profitait pour se jeter contreun monde dont l’excluaient ses fureurs reli-gieuses, ses rites singuliers, et l’in-transigeance de son Dieu. L’empereur,revenu en toute hâte à Babylone, déléguaQuiétus pour châtier les villes révoltées :Cyrène, Édesse, Séleucie, les grandes métro-poles helléniques de l’Orient, furent livréesaux flammes en punition de trahisonspréméditées au cours des haltes de caravanesou machinées dans les juiveries. Plus tard, envisitant ces villes à reconstruire, j’ai marchésous des colonnades en ruine, entre des filesde statues brisées. L’empereur Osroès, quiavait soudoyé ces révoltes, prit immédiate-ment l’offensive ; Abgar s’insurgea et rentradans Édesse en cendres ; nos alliés arméni-ens, sur lesquels Trajan avait cru pouvoircompter, prêtèrent main-forte aux satrapes.L’empereur se trouva brusquement au centre

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d’un immense champ de bataille où il fallaitfaire face de tous côtés.

Il perdit l’hiver au siège de Hatra,place forte presque inexpugnable, située enplein désert, et qui coûta à notre armée desmilliers de morts. Son entêtement était deplus en plus une forme de courage person-nel : cet homme malade refusait de lâcherprise. Je savais par Plotine que Trajan, mal-gré l’avertissement d’une brève attaque deparalysie, s’obstinait à ne pas nommer sonhéritier. Si cet imitateur d’Alexandre mouraità son tour de fièvres ou d’intempérance dansquelque coin malsain de l’Asie, la guerreétrangère se compliquerait d’une guerrecivile ; une lutte à mort éclaterait entre mespartisans et ceux de Celsus ou de Palma.Soudain, les nouvelles cessèrent presquecomplètement ; la mince ligne de communic-ation entre l’empereur et moi n’était main-tenue que par les bandes numides de monpire ennemi. Ce fut à cette époque que je

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chargeai pour la première fois mon médecinde me marquer à l’encre rouge, sur lapoitrine, la place du cœur : si le pire arrivait,je ne tenais pas à tomber vivant entre lesmains de Lusius Quiétus. La tâche difficile depacifier les îles et les provinces limitrophess’ajoutait aux autres besognes de mon poste,mais le travail épuisant des jours n’était riencomparé à la longueur des nuits d’insomnie.Tous les problèmes de l’empire m’accab-laient à la fois, mais le mien propre pesaitdavantage. Je voulais le pouvoir. Je levoulais pour imposer mes plans, essayer mesremèdes, restaurer la paix. Je le voulais sur-tout pour être moi-même avant de mourir.

J’allais avoir quarante ans. Si je suc-combais à cette époque, il ne resterait de moiqu’un nom dans une série de grands fonc-tionnaires, et une inscription en grec enl’honneur de l’archonte d’Athènes. Depuis,chaque fois que j’ai vu disparaître un hommearrivé au milieu de la vie, et dont le public

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croit pouvoir mesurer exactement les réus-sites et les échecs, je me suis rappelé qu’à cetâge je n’existais encore qu’à mes propresyeux et à ceux de quelques amis, qui devaientparfois douter de moi comme j’en doutaismoi-même. J’ai compris que peu d’hommesse réalisent avant de mourir : j’ai jugé leurstravaux interrompus avec plus de pitié. Cettehantise d’une vie frustrée immobilisait mapensée sur un point, la fixait comme un ab-cès. Il en était de ma convoitise du pouvoircomme de celle de l’amour, qui empêchel’amant de manger, de dormir, de penser, etmême d’aimer, tant que certains rites n’ontpas été accomplis. Les tâches les plus ur-gentes semblaient vaines, du moment qu’ilm’était interdit de prendre en maître des dé-cisions affectant l’avenir ; j’avais besoind’être assuré de régner pour retrouver legoût d’être utile. Ce palais d’Antioche, oùj’allais vivre quelques années plus tard dansune sorte de frénésie de bonheur, n’était

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pour moi qu’une prison, et peut-être uneprison de condamné à mort. J’envoyai desmessages secrets aux oracles, à Jupiter Am-mon, à Castalie, au Zeus Dolichène. Je fisvenir des Mages ; j’allai jusqu’à faire prendredans les cachots d’Antioche un crimineldésigné pour la mise en croix, auquel un sor-cier trancha la gorge en ma présence, dansl’espoir que l’âme flottant un instant entre lavie et la mort me révélerait l’avenir. Ce mis-érable y gagna d’échapper à une plus longueagonie, mais les questions posées restèrentsans réponse. La nuit, je me traînais d’em-brasure en embrasure, de balcon en balcon,le long des salles de ce palais aux murs en-core lézardés par les effets du séisme, traçantçà et là des calculs astrologiques sur lesdalles, interrogeant des étoiles tremblantes.Mais c’est sur terre qu’il fallait chercher lessignes de l’avenir.

L’empereur enfin leva le siège deHatra, et se décida à repasser l’Euphrate,

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qu’on n’aurait jamais dû franchir. Leschaleurs déjà torrides et le harcèlement desarchers parthes rendirent plus désastreuxencore cet amer retour. Par un brûlant soirde mai, j’allai rencontrer hors des portes dela ville, sur les bords de l’Oronte, le petitgroupe éprouvé par les fièvres, l’anxiété, lafatigue : l’empereur malade, Attianus, et lesfemmes. Trajan tint à faire route à chevaljusqu’au seuil du palais ; il se soutenait àpeine ; cet homme si plein de vie semblaitplus changé qu’un autre par l’approche de lamort. Criton et Matidie l’aidèrent à gravir lesmarches, l’emmenèrent s’étendre, s’étab-lirent à son chevet. Attianus et Plotine me ra-contèrent ceux des incidents de la campagnequi n’avaient pu trouver place dans leursbrefs messages. L’un de ces récits m’émut aupoint de prendre à jamais rang parmi messouvenirs personnels, mes propres symboles.A peine arrivé à Charax, l’empereur las étaitallé s’asseoir sur la grève, face aux eaux

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lourdes du Golfe Persique. C’était encorel’époque où il ne doutait pas de la victoire,mais, pour la première fois, l’immensité dumonde l’accabla, et le sentiment de l’âge, etcelui des limites qui nous enserrent tous. Degrosses larmes roulèrent sur les joues ridéesde cet homme qu’on croyait incapable de ja-mais pleurer. Le chef qui avait porté lesaigles romaines sur des rivages inexplorésjusque-là comprit qu’il ne s’embarquerait ja-mais sur cette mer tant rêvée : l’Inde, laBactriane, tout cet obscur Orient dont ils’était grisé à distance, resterait pour lui desnoms et des songes. Dès le lendemain, lesmauvaises nouvelles le forcèrent à repartir.Chaque fois qu’à mon tour le destin m’a ditnon, je me suis souvenu de ces pleurs versésun soir, sur une rive lointaine, par un vieilhomme qui regardait peut-être pour lapremière fois sa vie face à face.

Je montai le matin suivant chezl’empereur. Je me sentais envers lui filial,

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fraternel. Cet homme qui s’était toujours faitgloire de vivre et de penser en tout commechaque soldat de son armée finissait enpleine solitude : couché sur son lit, il con-tinuait à combiner des plans grandiosesauxquels personne ne s’intéressait plus.Comme toujours, son langage sec et cassantenlaidissait sa pensée ; formant ses mots àgrand-peine, il me parla du triomphe qu’onlui préparait à Rome. Il niait la défaitecomme il niait la mort. Il eut une seconde at-taque deux jours plus tard. Mes conciliabulesanxieux reprirent avec Attianus, avec Plot-ine. La prévoyance de l’impératrice venait defaire élever mon vieil ami à la position toute-puissante de préfet du prétoire, mettant ainsisous nos ordres la garde impériale. Matidie,qui ne quittait pas la chambre du malade,nous était heureusement tout acquise ; cettefemme simple et tendre était d’ailleurs decire entre les mains de Plotine. Mais aucunde nous n’osait rappeler à l’empereur que la

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question de succession restait pendante.Peut-être, comme Alexandre, avait-il décidéde ne pas nommer lui-même son héritier ;peut-être avait-il envers le parti de Quiétusdes engagements sus de lui seul. Plus simple-ment, il refusait d’envisager sa fin : on voitainsi, dans les familles, des vieillards ob-stinés mourir intestat. Il s’agit moins poureux de garder jusqu’au bout leur trésor, ouleur empire, dont leurs doigts gourds se sontdéjà à demi détachés, que de ne pas s’établirtrop tôt dans l’état posthume d’un hommequi n’a plus de décisions à prendre, plus desurprises à causer, plus de menaces ou depromesses à faire aux vivants. Je leplaignais : nous différions trop pour qu’il pûttrouver en moi ce continuateur docile, com-mis d’avance aux mêmes méthodes, etjusqu’aux mêmes erreurs, que la plupart desgens qui ont exercé une autorité absoluecherchent désespérément à leur lit de mort.Mais le monde autour de lui était vide

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d’hommes d’État : j’étais le seul qu’il pûtprendre sans manquer à ses devoirs de bonfonctionnaire et de grand prince : ce chefhabitué à évaluer les états de service était àpeu près forcé de m’accepter. C’était d’ail-leurs une excellente raison pour me haïr. Peuà peu, sa santé se rétablit juste assez pour luipermettre de quitter la chambre. Il parlaitd’entreprendre une nouvelle campagne ; iln’y croyait pas lui-même. Son médecin Cri-ton, qui craignait pour lui les chaleurs de lacanicule, réussit enfin à le décider à se rem-barquer pour Rome. Le soir qui précéda sondépart, il me fit appeler à bord du navire quidevait le ramener en Italie, et me nommacommandant en chef à sa place. Ils’engageait jusque-là. Mais l’essentiel n’étaitpas fait.

Contrairement aux ordres reçus, jecommençai immédiatement, mais en secret,des pourparlers de paix avec Osroès. Jemisais sur le fait que je n’aurais

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probablement plus de comptes à rendre àl’empereur. Moins de dix jours plus tard, jefus réveillé en pleine nuit par l’arrivée d’unmessager : je reconnus aussitôt un hommede confiance de Plotine. Il m’apportait deuxmissives. L’une, officielle, m’apprenait queTrajan, incapable de supporter lemouvement de la mer, avait été débarqué àSélinonte-en-Cilicie où il gisait gravementmalade dans la maison d’un marchand. Uneseconde lettre, secrète celle-là, m’annonçaitsa mort, que Plotine me promettait de tenircachée le plus longtemps possible, me don-nant ainsi l’avantage d’être averti le premier.Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, aprèsavoir pris toutes les mesures nécessairespour m’assurer des garnisons syriennes. Àpeine en route, un nouveau courrier m’an-nonça officiellement le décès de l’empereur.Son testament, qui me désignait commehéritier, venait d’être envoyé à Rome enmains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait

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été fiévreusement rêvé, combiné, discuté outu, se réduisait à un message de deux lignes,tracé en grec d’une main ferme par unepetite écriture de femme. Attianus, qui m’at-tendait sur le quai de Sélinonte, fut le premi-er à me saluer du titre d’empereur.

Et c’est ici, dans cet intervalle entrele débarquement du malade et le moment desa mort, que se place une de ces sériesd’événements qu’il me sera toujours im-possible de reconstituer, et sur lesquelspourtant s’est édifié mon destin. Cesquelques jours passés par Attianus et lesfemmes dans cette maison de marchand ontà jamais décidé de ma vie, mais il en seraéternellement d’eux comme il en fut plustard d’une certaine après-midi sur le Nil,dont je ne saurai non plus jamais rien, pré-cisément parce qu’il m’importerait d’en toutsavoir. Le dernier des badauds, à Rome, ason opinion sur ces épisodes de ma vie, maisje suis à leur sujet le moins renseigné des

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hommes. Mes ennemis ont accusé Plotined’avoir profité de l’agonie de l’empereur pourfaire tracer à ce moribond les quelques motsqui me léguaient le pouvoir. Des calomni-ateurs plus grossiers encore ont décrit un lità courtines, la lueur incertaine d’une lampe,le médecin Criton dictant les dernièresvolontés de Trajan d’une voix qui contre-faisait celle du mort. On a fait valoir que l’or-donnance Phœdime, qui me haïssait, et dontmes amis n’auraient pas pu acheter le si-lence, succomba fort opportunément d’unefièvre maligne le lendemain du décès de sonmaître. Il y a dans ces images de violence etd’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagin-ation populaire, et même la mienne. Il ne medéplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtesgens eussent été capables d’aller pour moijusqu’au crime, ni que le dévouement del’impératrice l’eût entraînée si loin. Ellesavait les dangers qu’une décision non prisefaisait courir à l’État ; je l’honore assez pour

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croire qu’elle eût accepté de commettre unefraude nécessaire, si la sagesse, le sens com-mun, l’intérêt public, et l’amitié l’y avaientpoussée. J’ai tenu entre mes mains depuislors ce document si violemment contesté parmes adversaires : je ne puis me prononcerpour ou contre l’authenticité de cettedernière dictée d’un malade. Certes, jepréfère supposer que Trajan lui-même, fais-ant avant de mourir le sacrifice de sespréjugés personnels, a de son plein gré laissél’empire à celui qu’il jugeait somme toute leplus digne. Mais il faut bien avouer que lafin, ici, m’importait plus que les moyens :l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoirait prouvé par la suite qu’il méritait del’exercer.

Le corps fut brûlé sur le rivage, peuaprès mon arrivée, en attendant les funé-railles triomphales qui seraient célébrées àRome. Presque personne n’assista à la céré-monie très simple, qui eut lieu à l’aube, et ne

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fut qu’un dernier épisode des longs soins do-mestiques rendus par les femmes à la per-sonne de Trajan. Matidie pleurait à chaudeslarmes ; la vibration de l’air autour du bûch-er brouillait les traits de Plotine. Calme, dis-tante, un peu creusée par la fièvre, elle de-meurait comme toujours clairement im-pénétrable. Attianus et Criton veillaient à ceque tout fût convenablement consumé. Lapetite fumée se dissipa dans l’air pâle dumatin sans ombres. Aucun de mes amis nerevint sur les incidents des quelques joursqui avaient précédé la mort de l’empereur.Leur mot d’ordre était évidemment de setaire ; le mien fut de ne pas poser dedangereuses questions.

Le jour même, l’impératrice veuve etses familiers se rembarquèrent pour Rome.Je rentrai à Antioche, accompagné le long dela route par les acclamations des légions. Uncalme extraordinaire s’était emparé de moi :l’ambition, et la crainte, semblaient un

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cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avaistoujours été décidé à défendre jusqu’au boutmes chances impériales, mais l’acte d’adop-tion simplifiait tout. Ma propre vie ne mepréoccupait plus : je pouvais de nouveaupenser au reste des hommes.

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TELLUS STABILITA

TELLUS STABILITA

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Chapitre 11

Ma vie était rentrée dans l’ordre,mais non pas l’empire. Le monde dont j’avaishérité ressemblait à un homme dans la forcede l’âge, robuste encore, bien que montrantdéjà, aux yeux d’un médecin, des signes im-perceptibles d’usure, mais qui venait depasser par les convulsions d’une maladiegrave. Les négociations reprirent, ouverte-ment désormais ; je fis répandre partout queTrajan lui-même m’en avait chargé avant demourir. Je raturai d’un trait les conquêtesdangereuses : non seulement la Mésopotam-ie, où nous n’aurions pas pu nous maintenir,mais l’Arménie trop excentrique et trop

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lointaine, que je ne gardai qu’au rang d’Étatvassal. Deux ou trois difficultés, qui eussentfait traîner des années une conférence depaix si les principaux intéressés avaient euavantage à la tirer en longueur, furentaplanies par l’entregent du marchandOpramoas, qui avait l’oreille des Satrapes. Jetâchai de faire passer dans les pourparlerscette ardeur que d’autres réservent pour lechamp de bataille ; je forçai la paix. Monpartenaire la désirait d’ailleurs au moinsautant que moi-même : les Parthes nesongeaient qu’à rouvrir leurs routes de com-merce entre l’Inde et nous. Peu de moisaprès la grande crise, j’eus la joie de voir sereformer au bord de l’Oronte la file des cara-vanes ; les oasis se repeuplaient demarchands commentant les nouvelles à lalueur de feux de cuisine, rechargeant chaquematin avec leurs denrées, pour le transporten pays inconnu, un certain nombre depensées, de mots, de coutumes bien à nous,

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qui peu à peu s’empareraient du globe plussûrement que les légions en marche. La cir-culation de l’or, le passage des idées, aussisubtil que celui de l’air vital dans les artères,recommençaient au-dedans du grand corpsdu monde ; le pouls de la terre se remettait àbattre.

La fièvre de la rébellion tombait àson tour. Elle avait été si violente, en Égypte,qu’on avait dû lever en toute hâte des milicespaysannes en attendant nos troupes de ren-fort. Je chargeai immédiatement mon ca-marade Marcius Turbo d’y rétablir l’ordre, cequ’il fit avec une fermeté sage. Mais l’ordredans les rues ne me suffisait qu’à moitié ; jevoulais, s’il se pouvait, le restaurer dans lesesprits, ou plutôt l’y faire régner pour lapremière fois. Un séjour d’une semaine àPéluse s’employa tout entier à tenir la bal-ance égale entre les Grecs et les Juifs, incom-patibles éternels. Je ne vis rien de ce quej’aurais voulu voir : ni les rives du Nil, ni le

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Musée d’Alexandrie, ni les statues destemples ; à peine trouvai-je moyen de con-sacrer une nuit aux agréables débauches deCanope. Six interminables journées sepassèrent dans la cuve bouillante dutribunal, protégée contre la chaleur du de-hors par de longs rideaux de lattes quiclaquaient au vent. D’énormes moustiques,la nuit, grésillaient autour des lampes. J’es-sayai de démontrer aux Grecs qu’ils n’étaientpas toujours les plus sages, aux Juifs qu’ilsn’étaient nullement les plus purs. Les chan-sons satiriques dont ces Hellènes de basseespèce harcelaient leurs adversaires n’étaientguère moins bêtes que les grotesques im-précations des juiveries. Ces races quivivaient porte à porte depuis des sièclesn’avaient jamais eu la curiosité de se con-naître, ni la décence de s’accepter. Lesplaideurs épuisés qui cédaient la place, tarddans la nuit, me retrouvaient sur mon banc àl’aube, encore occupé à trier le tas d’ordures

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des faux témoignages ; les cadavrespoignardés qu’on m’offrait comme pièces àconviction étaient souvent ceux de maladesmorts dans leur lit et volés aux embaumeurs.Mais chaque heure d’accalmie était une vic-toire, précaire comme elles le sont toutes ;chaque dispute arbitrée un précédent, ungage pour l’avenir. Il m’importait assez peuque l’accord obtenu fût extérieur, imposé dudehors, probablement temporaire : je savaisque le bien comme le mal est affaire deroutine, que le temporaire se prolonge, quel’extérieur s’infiltre au-dedans, et que lemasque, à la longue, devient visage. Puisquela haine, la sottise, le délire ont des effetsdurables, je ne voyais pas pourquoi la lucid-ité, la justice, la bienveillance n’auraient pasles leurs. L’ordre aux frontières n’était rien sije ne persuadais pas ce fripier juif et ce char-cutier grec de vivre tranquillement côte àcôte.

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La paix était mon but, mais point dutout mon idole ; le mot même d’idéal me dé-plairait comme trop éloigné du réel. J’avaissongé à pousser jusqu’au bout mon refus desconquêtes en abandonnant la Dacie, et jel’eusse fait si j’avais pu sans folie rompre defront avec la politique de mon prédécesseur,mais mieux valait utiliser le plus sagementpossible ces gains antérieurs à mon règne etdéjà enregistrés par l’histoire. L’admirableJulius Bassus, premier gouverneur de cetteprovince nouvellement organisée, était mortà la peine, comme j’avais failli moi-mêmesuccomber durant mon année aux frontièressarmates, tué par cette tâche sans gloire quiconsiste à pacifier inlassablement un payscru soumis. Je lui fis faire à Rome des funé-railles triomphales, réservées d’ordinaire auxseuls empereurs ; cet hommage à un bon ser-viteur obscurément sacrifié fut ma dernièreet discrète protestation contre la politique deconquêtes : je n’avais plus à la dénoncer tout

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haut depuis que j’étais maître d’y coupercourt. Par contre, une répression militaires’imposait en Maurétanie, où les agents deLusius Quiétus fomentaient des troubles ;elle ne nécessitait pas immédiatement maprésence. Il en allait de même en Bretagne,où les Calédoniens avaient profité des re-traits de troupes occasionnés par la guerred’Asie pour décimer les garnisons insuffis-antes laissées aux frontières. Julius Sévéruss’y chargea du plus pressé, en attendant quela mise en ordre des affaires romaines mepermît d’entreprendre ce lointain voyage.Mais j’avais à cœur de terminer moi-même laguerre sarmate restée en suspens, d’y jetercette fois le nombre de troupes nécessairespour en finir avec les déprédations des bar-bares. Car je refusais, ici comme partout, dem’assujettir à un système. J’acceptais laguerre comme un moyen vers la paix si lesnégociations n’y pouvaient suffire, à la façondu médecin se décidant pour le cautère après

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avoir essayé des simples. Tout est si compli-qué dans les affaires humaines que monrègne pacifique aurait, lui aussi, ses périodesde guerre, comme la vie d’un grand capitainea, bon gré mal gré, ses interludes de paix.

Avant de remonter vers le nord pourle règlement final du conflit sarmate, je revisQuiétus. Le boucher de Cyrène restait re-doutable. Mon premier geste avait été de dis-soudre ses colonnes d’éclaireurs numides ; illui restait sa place au Sénat, son poste dansl’armée régulière, et cet immense domainede sables occidentaux dont il pouvait se faireà son gré un tremplin ou un asile. Il m’invitaà une chasse en Mysie, en pleine forêt, etmachina savamment un accident dans le-quel, avec un peu moins de chance ou d’agil-ité physique, j’eusse à coup sûr laissé ma vie.Mieux valait paraître ne rien soupçonner, pa-tienter, attendre. Peu de temps plus tard, enMoésie Inférieure, à l’époque où la capitula-tion des princes sarmates me permettait

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d’envisager mon retour en Italie pour unedate assez prochaine, un échange dedépêches chiffrées avec mon ancien tuteurm’apprit que Quiétus, rentré précipitammentà Rome, venait de s’y aboucher avec Palma.Nos ennemis fortifiaient leurs positions, re-formaient leurs troupes. Aucune sécuritén’était possible tant que nous aurions contrenous ces deux hommes. J’écrivis à Attianusd’agir vite. Ce vieillard frappa comme lafoudre. Il outrepassa mes ordres, et medébarrassa d’un seul coup de tout ce qui merestait d’ennemis déclarés. Le même jour, àpeu d’heures de distance, Celsus fut exécutéà Baïes, Palma dans sa villa de Terracine, Ni-grinus à Faventia sur le seuil de sa maison deplaisance. Quiétus périt en voyage, au sortird’un conciliabule avec ses complices, sur lemarchepied de la voiture qui le ramenait enville. Une vague de terreur déferla sur Rome.Servianus, mon antique beau-frère, quis’était en apparence résigné à ma fortune,

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mais qui escomptait avidement mes faux pasfuturs, dut en ressentir un mouvement dejoie qui fut sans doute de toute sa vie ce qu’iléprouva de mieux comme volupté. Tous lesbruits sinistres qui couraient sur moi ret-rouvèrent créance.

Je reçus ces nouvelles sur le pont dunavire qui me ramenait en Italie. Elles m’at-terrèrent. On est toujours bien aise d’êtresoulagé de ses adversaires, mais mon tuteuravait montré pour les conséquences loin-taines de son acte une indifférence de vieil-lard : il avait oublié que j’aurais à vivre avecles suites de ces meurtres pendant plus devingt ans. Je pensais aux proscriptionsd’Octave, qui avaient éclaboussé pour tou-jours la mémoire d’Auguste, aux premierscrimes de Néron qu’avaient suivis d’autrescrimes. Je me rappelais les dernières annéesde Domitien, de cet homme médiocre, paspire qu’un autre, que la peur infligée et subieavait peu à peu privé de forme humaine,

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mort en plein palais comme une bête traquéedans les bois. Ma vie publique m’échappaitdéjà : la première ligne de l’inscription por-tait, profondément entaillée, quelques motsque je n’effacerais plus. Le Sénat, ce grandcorps si faible, mais qui devenait puissantdès qu’il était persécuté, n’oublierait jamaisque quatre hommes sortis de ses rangsavaient été exécutés sommairement par monordre ; trois intrigants et une brute féroceferaient ainsi figure de martyrs. J’avisai im-médiatement Attianus d’avoir à me rejoindreà Brundisium pour me répondre de ses actes.

Il m’attendait à deux pas du port,dans une des chambres de l’auberge tournéevers l’Orient où jadis mourut Virgile. Il vinten boitillant me recevoir sur le seuil ; il souf-frait d’une crise de goutte. Sitôt seul avec lui,j’éclatai en reproches : un règne que jevoulais modéré, exemplaire, commençait parquatre exécutions, dont l’une seulement étaitindispensable, et qu’on avait

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dangereusement négligé d’entourer deformes légales. Cet abus de force me seraitd’autant plus reproché que je m’appliqueraispar la suite à être clément, scrupuleux, oujuste ; on s’en servirait pour prouver que mesprétendues vertus n’étaient qu’une série demasques, pour me fabriquer une banale lé-gende de tyran qui me suivrait peut-êtrejusqu’à la fin de l’Histoire. J’avouai ma peur :je ne me sentais pas plus exempt de cruautéque d’aucune tare humaine : j’accueillais lelieu commun qui veut que le crime appelle lecrime, l’image de l’animal qui a une foisgoûté au sang. Un vieil ami dont la loyautém’avait paru sûre s’émancipait déjà, profit-ant de faiblesses qu’il avait cru remarquer enmoi ; il s’était arrangé, sous couleur de meservir, pour régler un compte personnel avecNigrinus et Palma. Il compromettait monœuvre de pacification ; il me préparait le plusnoir des retours à Rome.

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Le vieil homme demanda la permis-sion de s’asseoir, plaça sur un tabouret sajambe enveloppée de bandelettes. Tout enparlant, je remontais une couverture sur cepied malade. Il me laissait aller, avec lesourire d’un grammairien qui écoute sonélève se tirer assez bien d’une récitation diffi-cile. Quand j’eus fini, il me demanda posé-ment ce que j’avais compté faire des ennemisdu régime. On saurait, s’il le fallait, prouverque ces quatre hommes avaient comploté mamort ; ils avaient en tout cas intérêt à le faire.Tout passage d’un règne à un autre entraîneses opérations de nettoyage ; il s’était chargéde celle-ci pour me laisser les mains propres.Si l’opinion publique réclamait une victime,rien n’était plus simple que de lui enlever sonposte de préfet du prétoire. Il avait prévucette mesure ; il m’avisait de la prendre. Ets’il fallait davantage pour concilier le Sénat,il m’approuverait d’aller jusqu’à la relégationou l’exil.

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Attianus avait été le tuteur auquel onsoutire de l’argent, le conseiller des jours dif-ficiles, l’agent fidèle, mais c’était la premièrefois que je regardais avec attention ce visageaux bajoues soigneusement rasées, ces mainsdéformées tranquillement rejointes sur lepommeau d’une canne d’ébène. Je connais-sais assez bien les divers éléments de son ex-istence d’homme prospère : sa femme, quilui était chère, et dont la santé exigeait dessoins, ses filles mariées, et leurs enfants,pour lesquels il avait des ambitions, à la foismodestes et tenaces, comme l’avaient été lessiennes propres ; son amour des plats fins ;son goût décidé pour les camées grecs et lesjeunes danseuses. Il m’avait donné lapréséance sur toutes ces choses : depuistrente ans, son premier souci avait été de meprotéger, puis de me servir. À moi, qui nem’étais encore préféré que des idées, desprojets, ou tout au plus une image future demoi-même, ce banal dévouement d’homme à

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homme semblait prodigieux, insondable.Personne n’en est digne, et je continue à nepas me l’expliquer. Je suivis son conseil : ilperdit son poste. Son mince sourire me mon-tra qu’il s’attendait à être pris au mot. Ilsavait bien qu’aucune sollicitude intempest-ive envers un vieil ami ne m’empêcherait ja-mais d’adopter le parti le plus sage ; ce finpolitique ne m’aurait pas voulu autrement. Ilne faudrait pas s’exagérer l’étendue de sadisgrâce : après quelques mois d’éclipse, jeréussis à le faire entrer au Sénat. C’était leplus grand honneur que je pusse accorder àcet homme d’ordre équestre. Il eut une vieil-lesse facile de riche chevalier romain, nantide l’influence que lui valait sa connaissanceparfaite des familles et des affaires ; j’aisouvent été son hôte dans sa villa des montsd’Albe. N’importe : j’avais, comme Alexandreà la veille d’une bataille, sacrifié à la Peur av-ant mon entrée à Rome : il m’arrive de

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compter Attianus parmi mes victimeshumaines.

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Chapitre 12

Attianus avait vu juste : l’or vierge durespect serait trop mou sans un certain al-liage de crainte. Il en fut de l’assassinat desquatre consulaires comme de l’histoire dutestament forgé : les esprits honnêtes, lescœurs vertueux se refusèrent à me croire im-pliqué ; les cyniques supposaient le pire,mais m’en admiraient d’autant plus. Rome secalma, dès qu’on sut que mes rancunes s’ar-rêtaient court ; la joie qu’avait chacun de sesentir rassuré fit promptement oublier lesmorts. On s’émerveillait de ma douceur,parce qu’on la jugeait délibérée, volontaire,préférée chaque matin à une violence qui ne

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m’eût pas été moins facile ; on louait ma sim-plicité, parce qu’on croyait y voir un calcul.Trajan avait eu la plupart des vertus mod-estes ; les miennes surprenaient davantage ;un peu plus, et on y aurait vu un raffinementde vice. J’étais le même homme qu’autrefois,mais ce qu’on avait méprisé passait poursublime : une extrême politesse, où les es-prits grossiers avaient vu une forme defaiblesse, peut-être de lâcheté, parut la gainelisse et lustrée de la force. On porta aux nuesma patience envers les solliciteurs, mesfréquentes visites aux malades des hôpitauxmilitaires, ma familiarité amicale avec lesvétérans rentrés au foyer. Tout cela nedifférait pas de la manière dont j’avais toutema vie traité mes serviteurs et les colons demes fermes. Chacun de nous a plus de vertusqu’on ne le croit, mais le succès seul les meten lumière, peut-être parce qu’on s’attend al-ors à nous voir cesser de les exercer. Lesêtres humains avouent leurs pires faiblesses

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quand ils s’étonnent qu’un maître du mondene soit pas sottement indolent, présomp-tueux, ou cruel.

J’avais refusé tous les titres. Aupremier mois de mon règne, le Sénat m’avaitparé à mon insu de cette longue série d’ap-pellations honorifiques qu’on drape commeun châle à franges autour du cou de certainsempereurs. Dacique, Parthique, Germa-nique : Trajan avait aimé ces beaux bruits demusiques guerrières, pareils aux cymbales etaux tambours des régiments parthes ; ilsavaient suscité en lui des échos, des ré-ponses ; ils ne faisaient que m’irriter oum’étourdir. Je fis enlever tout cela ; je re-poussai aussi, provisoirement, l’admirabletitre de Père de la Patrie, qu’Auguste n’ac-cepta que sur le tard, et dont je ne m’estimaispas encore digne. Il en alla de même du tri-omphe ; il eût été ridicule d’y consentir pourune guerre à laquelle mon seul mérite étaitd’avoir mis fin. Ceux qui virent de la

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modestie dans ces refus se trompèrentautant que ceux qui m’en reprochaientl’orgueil. Mon calcul portait moins sur l’effetproduit chez autrui que sur les avantagespour moi-même. Je voulais que mon prestigefût personnel, collé à la peau, immédiate-ment mesurable en termes d’agilité mentale,de force, ou d’actes accomplis. Les titres, s’ilsvenaient, viendraient plus tard, d’autrestitres, témoignages de victoires plus secrètesauxquelles je n’osais encore prétendre.J’avais pour le moment assez à faire de de-venir, ou d’être, le plus possible Hadrien.

On m’accuse d’aimer peu Rome. Elleétait belle pourtant, pendant ces deux annéesoù l’État et moi nous essayâmes l’un l’autre,la ville aux rues étroites, aux Forums encom-brés, aux briques couleur de vieille chair.Rome revue, après l’Orient et la Grèce, se re-vêtait d’une espèce d’étrangeté qu’un Ro-main, né et nourri perpétuellement dans laVille, ne lui connaîtrait pas. Je me

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réhabituais à ses hivers humides et couvertsde suie, à ses étés africains tempérés par lafraîcheur des cascades de Tibur et des lacsd’Albe, à son peuple presque rustique, pro-vincialement attaché aux sept collines, maischez qui l’ambition, l’appât du gain, les has-ards de la conquête et de la servitude dé-versent peu à peu toutes les races du monde,le Noir tatoué, le Germain velu, le Grecmince et l’Oriental épais. Je me débarrassaisde certaines délicatesses : je fréquentais lesbains publics aux heures populaires ; j’apprisà supporter les Jeux, où je n’avais vu jusque-là que gaspillage féroce. Mon opinion n’avaitpas changé : je détestais ces massacres où labête n’a pas une chance ; je percevais pour-tant peu à peu leur valeur rituelle, leurs ef-fets de purification tragique sur la foule in-culte ; je voulais que la splendeur des fêteségalât celles de Trajan, avec plus d’art toute-fois, et plus d’ordre. Je m’obligeais à goûterl’exacte escrime des gladiateurs, à condition

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cependant que nul ne fût forcé d’exercer cemétier malgré lui. J’apprenais, du haut de latribune du Cirque, à parlementer avec lafoule par la voix des hérauts, à ne lui imposersilence qu’avec une déférence qu’elle merendait au centuple, à ne jamais rien lui ac-corder que ce qu’elle avait raisonnablementle droit d’attendre, à ne rien refuser sans ex-pliquer mon refus. Je n’emportais pascomme toi mes livres dans la loge impériale :c’est insulter les autres que de paraîtredédaigner leurs joies. Si le spectaclem’écœurait, l’effort de l’endurer m’était unexercice plus valable que la lectured’Épictète.

La morale est une conventionprivée ; la décence est affaire publique ; toutelicence trop visible m’a toujours fait l’effetd’un étalage de mauvais aloi. J’interdis lesbains mixtes, cause de rixes presque contin-uelles ; je fis fondre et rentrer dans lescaisses de l’État le colossal service de

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vaisselle plate commandé par la goinfrerie deVitellius. Nos premiers Césars se sont acquisune détestable réputation de coureursd’héritages : je me fis une règle de n’accepterpour l’État ni moi-même aucun legs sur le-quel des héritiers directs pourraient se croiredes droits. Je tâchai de diminuer l’exorbit-ante quantité d’esclaves de la maison im-périale, et surtout l’audace de ceux-ci, parlaquelle ils s’égalent aux meilleurs citoyens,et parfois les terrorisent : un jour, un de mesgens adressa avec impertinence la parole àun sénateur ; je fis souffleter cet homme. Mahaine du désordre alla jusqu’à faire fustigeren plein Cirque des dissipateurs perdus dedettes. Pour ne pas tout confondre,j’insistais, en ville, sur le port public de latoge ou du laticlave, vêtements incommodes,comme tout ce qui est honorifique, auxquelsje ne m’astreins moi-même qu’à Rome. Jeme levais pour recevoir mes amis ; je metenais debout durant mes audiences, par

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réaction contre le sans-gêne de l’attitude as-sise ou couchée. Je fis réduire le nombre in-solent d’attelages qui encombrent nos rues,luxe de vitesse qui se détruit de lui-même,car un piéton reprend l’avantage sur centvoitures collées les unes aux autres le longdes détours de la Voie Sacrée. Pour mes vis-ites, je pris l’habitude de me faire porter enlitière jusqu’à l’intérieur des maisonsprivées, épargnant ainsi à mon hôte la corvéede m’attendre ou de me reconduire au-de-hors sous le soleil ou le vent hargneux deRome.

Je retrouvai les miens : j’ai toujourseu quelque tendresse pour ma sœur Pauline,et Servianus lui même semblait moinsodieux qu’autrefois. Ma belle-mère Matidieavait rapporté d’Orient les premierssymptômes d’une maladie mortelle : je m’in-géniai à la distraire de ses souffrances àl’aide de fêtes frugales, à enivrer innocem-ment d’un doigt de vin cette matrone aux

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naïvetés de jeune fille. L’absence de mafemme, qui s’était réfugiée à la campagnedans un de ses accès d’humeur, n’enlevait ri-en à ces plaisirs de famille. De tous les êtres,c’est probablement celui auquel j’ai le moinsréussi à plaire : il est vrai que je m’y suis fortpeu essayé. Je fréquentai la petite maison oùl’impératrice veuve s’adonnait aux délicessérieuses de la méditation et des livres. Jeretrouvai le beau silence de Plotine. Elle s’ef-façait avec douceur ; ce jardin, ces piècesclaires devenaient chaque jour davantagel’enclos d’une Muse, le temple d’une im-pératrice déjà divine. Son amitié pourtantrestait exigeante, mais elle n’avait sommetoute que des exigences sages.

Je revis mes amis ; je connus leplaisir exquis de reprendre contact après delongues absences, de rejuger, et d’être rejugé.Le camarade des plaisirs et des travaux lit-téraires d’autrefois, Victor Voconius, étaitmort ; je me chargeai de fabriquer son

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oraison funèbre ; on sourit de me voir men-tionner parmi les vertus du défunt unechasteté que réfutaient ses propres poèmes,et la présence aux funérailles de Thestylisaux boucles de miel, que Victor appelait jadisson beau tourment. Mon hypocrisie étaitmoins grossière qu’il ne semble : tout plaisirpris avec goût me paraissait chaste. J’amén-ageai Rome comme une maison que lemaître entend pouvoir quitter sans qu’elle aità souffrir de son absence : des collaborateursnouveaux firent leurs preuves ; des adver-saires ralliés soupèrent au Palatin avec lesamis des temps difficiles. Nératius Priscusébauchait à ma table ses plans de législa-tion ; l’architecte Apollodore nous expliquaitses épures ; Céionius Commodus, patricienrichissime, sorti d’une vieille familleétrusque de sang presque royal, bon connais-seur en vins et en hommes, combinait avecmoi ma prochaine manœuvre au Sénat.

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Son fils, Lucius Céionius, alors âgéde dix-huit ans à peine, égayait ces fêtes, queje voulais austères, de sa grâce rieuse dejeune prince. Il avait déjà certaines maniesabsurdes et délicieuses : la passion de con-fectionner à ses amis des plats rares, le goûtexquis des décorations florales, le fol amourdes jeux de hasard et des travestis. Martialétait son Virgile : il récitait ces poésies las-cives avec une effronterie charmante. Je fisdes promesses, qui m’ont beaucoup gêné parla suite ; ce jeune faune dansant occupa sixmois de ma vie.

J’ai si souvent perdu de vue, puis ret-rouvé Lucius au cours des années quisuivirent, que je risque de garder de lui uneimage faite de mémoires superposées qui necorrespond en somme à aucune phase de sarapide existence. L’arbitre quelque peu in-solent des élégances romaines, l’orateur à sesdébuts, timidement penché sur des exemplesde style, réclamant mon avis sur un passage

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difficile, le jeune officier soucieux, tourment-ant sa barbe rare, le malade secoué par latoux que j’ai veillé jusqu’à l’agonie, n’ont ex-isté que beaucoup plus tard. L’image de Lu-cius adolescent se confine à des recoins plussecrets du souvenir : un visage, un corps, l’al-bâtre d’un teint pâle et rose, l’exact équival-ent d’une épigramme amoureuse de Cal-limaque, de quelques lignes nettes et nues dupoète Straton.

Mais j’avais hâte de quitter Rome.Mes prédécesseurs, jusqu’ici, s’en étaientsurtout absentés pour la guerre : les grandsprojets, les activités pacifiques, et ma viemême, commençaient pour moi hors lesmurs.

Un dernier soin restait à prendre : ils’agissait de donner à Trajan ce triomphe quiavait obsédé ses rêves de malade. Un tri-omphe ne sied guère qu’aux morts. Vivant, ilse trouve toujours quelqu’un pour nous

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reprocher nos faiblesses, comme jadis àCésar sa calvitie et ses amours. Mais un morta droit à cette espèce d’inauguration dans latombe, à ces quelques heures de pompebruyante avant les siècles de gloire et lesmillénaires d’oubli. La fortune d’un mort està l’abri des revers ; ses défaites même ac-quièrent une splendeur de victoires. Ledernier triomphe de Trajan ne commémoraitpas un succès plus ou moins douteux sur lesParthes, mais l’honorable effort qu’avait ététoute sa vie. Nous nous étions réunis pourcélébrer le meilleur empereur que Rome eûtconnu depuis la vieillesse d’Auguste, le plusassidu à son travail, le plus honnête, le moinsinjuste. Ses défauts mêmes n’étaient plus queces particularités qui font reconnaître la par-faite ressemblance d’un buste de marbreavec le visage. L’âme de l’empereur montaitau ciel, emportée par la spirale immobile dela Colonne Trajane. Mon père adoptif de-venait dieu : il avait pris place dans la série

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des incarnations guerrières du Mars éternel,qui viennent bouleverser et rénover lemonde de siècle en siècle. Debout sur le bal-con du Palatin, je mesurais mes différences ;je m’instrumentais vers de plus calmes fins.Je commençais à rêver d’une souverainetéolympienne.

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Chapitre 13

Rome n’est plus dans Rome : elledoit périr, ou s’égaler désormais à la moitiédu monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlotsde maisons que le soleil couchant dore d’unsi beau rose ne sont plus, comme au tempsde nos rois, craintivement entourés de rem-parts ; j’ai reconstruit moi-même une bonnepartie de ceux-ci le long des forêts germa-niques et sur les landes bretonnes. Chaquefois que j’ai regardé de loin, au détour dequelque route ensoleillée, une acropolegrecque, et sa ville parfaite comme une fleur,reliée à sa colline comme le calice à sa tige, jesentais que cette plante incomparable était

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limitée par sa perfection même, accompliesur un point de l’espace et dans un segmentdu temps. Sa seule chance d’expansion,comme celle des plantes, était sa graine : lasemence d’idées dont la Grèce a fécondé lemonde. Mais Rome plus lourde, plus in-forme, plus vaguement étalée dans sa plaineau bord de son fleuve, s’organisait vers desdéveloppements plus vastes : la cité est dev-enue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargîtencore, devînt ordre du monde, ordre deschoses. Des vertus qui suffisaient pour lapetite ville des sept collines auraient à s’as-souplir, à se diversifier, pour convenir àtoute la terre. Rome, que j’osai le premierqualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus enplus aux déesses-mères des cultes d’Asie :progénitrice des jeunes hommes et des mois-sons, serrant contre son sein des lions et desruches d’abeilles. Mais toute création hu-maine qui prétend à l’éternité doit s’adapterau rythme changeant des grands objets

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naturels, s’accorder au temps des astres.Notre Rome n’est plus la bourgade pastoraledu vieil Évandre, grosse d’un avenir qui estdéjà en partie passé ; la Rome de proie de laRépublique a rempli son rôle ; la folle cap-itale des premiers Césars tend d’elle-même às’assagir ; d’autres Romes viendront, dontj’imagine mal le visage, mais que j’aurai con-tribué à former. Quand je visitais les villesantiques, saintes, mais révolues, sans valeurprésente pour la race humaine, je me pro-mettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifiéd’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr.Elle échapperait à son corps de pierre ; ellese composerait du mot d’État, du mot decitoyenneté, du mot de république, une plussûre immortalité. Dans les pays encore in-cultes, sur les bords du Rhin, du Danube, oude la mer des Bataves, chaque villagedéfendu par une palissade de pieux me rap-pelait la hutte de roseaux, le tas de fumier oùnos jumeaux romains dormaient gorgés de

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lait de louve : ces métropoles futures re-produiraient Rome. Aux corps physiques desnations et des races, aux accidents de la géo-graphie et de l’histoire, aux exigences dispar-ates des dieux ou des ancêtres, nous aurionsà jamais superposé, mais sans rien détruire,l’unité d’une conduite humaine, l’empirismed’une expérience sage. Rome se perpétueraitdans la moindre petite ville où des magis-trats s’efforcent de vérifier les poids desmarchands, de nettoyer et d’éclairer leursrues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, àla peur, à l’injustice, de réinterpréter raison-nablement les lois. Elle ne périrait qu’avec ladernière cité des hommes.

Humanitas, Félicitas, Libertas : cesbeaux mots qui figurent sur les monnaies demon règne, je ne les ai pas inventés. N’im-porte quel philosophe grec, presque tout Ro-main cultivé se propose du monde la mêmeimage que moi. Mis en présence d’une loi in-juste, parce que trop rigoureuse, j’ai entendu

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Trajan s’écrier que son exécution ne ré-pondait plus à l’esprit des temps. Mais cetesprit des temps, j’aurais peut-être été lepremier à y subordonner consciemment tousmes actes, à en faire autre chose que le rêvefumeux d’un philosophe ou l’aspiration unpeu vague d’un bon prince. Et je remerciaisles dieux, puisqu’ils m’avaient accordé devivre à une époque où la tâche qui m’étaitéchue consistait à réorganiser prudemmentun monde, et non à extraire du chaos unematière encore informe, ou à se coucher surun cadavre pour essayer de le ressusciter. Jeme félicitais que notre passé fût assez longpour nous fournir d’exemples, et pas assezlourd pour nous en écraser ; que le dévelop-pement de nos techniques fût arrivé à cepoint où il facilitait l’hygiène des villes, laprospérité des peuples, et pas à cet excès oùil risquerait d’encombrer l’homme d’acquisi-tions inutiles ; que nos arts, arbres un peulassés par l’abondance de leurs dons, fussent

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encore capables de quelques fruits délicieux.Je me réjouissais que nos religions vagues etvénérables, décantées de toute in-transigeance ou de tout rite farouche, nousassociassent mystérieusement aux songes lesplus antiques de l’homme et de la terre, maissans nous interdire une explication laïquedes faits, une vue rationnelle de la conduitehumaine. Il me plaisait enfin que ces motsmême d’Humanité, de Liberté, de Bonheur,n’eussent pas encore été dévalués par tropd’applications ridicules.

Je vois une objection à tout effortpour améliorer la condition humaine : c’estque les hommes en sont peut-être indignes.Mais je l’écarté sans peine : tant que le rêvede Caligula restera irréalisable, et que legenre humain tout entier ne se réduira pas àune seule tête offerte au couteau, nousaurons à le tolérer, à le contenir, à l’utiliserpour nos fins ; notre intérêt bien entendusera de le servir. Mon procédé se basait sur

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une série d’observations faites de longuedate sur moi même : toute explication lucidem’a toujours convaincu, toute politesse m’aconquis, tout bonheur m’a presque toujoursrendu sage. Et je n’écoutais que d’une oreilleles gens bien intentionnés qui disent que lebonheur énerve, que la liberté amollit, quel’humanité corrompt ceux sur lesquels elles’exerce. Il se peut : mais, dans l’état habitueldu monde, c’est refuser de nourrir conven-ablement un homme émacié de peur quedans quelques années il lui arrive de souffrirde pléthore. Quand on aura allégé le pluspossible les servitudes inutiles, évité les mal-heurs non nécessaires, il restera toujours,pour tenir en haleine les vertus héroïques del’homme, la longue série des maux vérit-ables, la mort, la vieillesse, les maladies nonguérissables, l’amour non partagé, l’amitiérejetée ou trahie, la médiocrité d’une viemoins vaste que nos projets et plus terne que

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nos songes : tous les malheurs causés par ladivine nature des choses.

Il faut l’avouer, je crois peu aux lois.Trop dures, on les enfreint, et avec raison.Trop compliquées, l’ingéniosité humainetrouve facilement à se glisser entre lesmailles de cette nasse traînante et fragile. Lerespect des lois antiques correspond à cequ’a de plus profond la pitié humaine ; il sertaussi d’oreiller à l’inertie des juges. Les plusvieilles participent de cette sauvageriequ’elles s’évertuaient à corriger ; les plusvénérables sont encore le produit de la force.La plupart de nos lois pénales n’atteignent,heureusement peut-être, qu’une petite partiedes coupables ; nos lois civiles ne seront ja-mais assez souples pour s’adapter à l’im-mense et fluide variété des faits. Elles chan-gent moins vite que les mœurs ; dangereusesquand elles retardent sur celles-ci, elles lesont davantage quand elles se mêlent de lesprécéder. Et cependant, de cet amas

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d’innovations périlleuses ou de routines sur-années, émergent çà et là, comme en méde-cine, quelques formules utiles. Les philo-sophes grecs nous ont enseigné à connaîtreun peu mieux la nature humaine ; nos meil-leurs juristes travaillent depuis quelquesgénérations dans la direction du sens com-mun. J’ai effectué moi-même quelques-unesde ces réformes partielles qui sont les seulesdurables. Toute loi trop souvent transgresséeest mauvaise : c’est au législateur à l’abrogerou à la changer, de peur que le mépris oùcette folle ordonnance est tombée nes’étende à d’autres lois plus justes. Je meproposais pour but une prudente absence delois superflues, un petit groupe fermementpromulgué de décisions sages. Le momentsemblait venu de réévaluer toutes les pre-scriptions anciennes dans l’intérêt del’humanité.

En Espagne, aux environs de Tar-ragone, un jour où je visitais seul une

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exploitation minière à demi abandonnée, unesclave dont la vie déjà longue s’était passéepresque tout entière dans ces corridors sou-terrains se jeta sur moi avec un couteau.Point illogiquement, il se vengeait surl’empereur de ses quarante-trois ans de ser-vitude. Je le désarmai facilement ; je le remisà mon médecin ; sa fureur tomba ; il setransforma en ce qu’il était vraiment, un êtrepas moins sensé que les autres, et plus fidèleque beaucoup. Ce coupable que la loisauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile.La plupart des hommes ressemblent à cet es-clave : ils ne sont que trop soumis ; leurslongues périodes d’hébétude sont coupées dequelques révoltes aussi brutales qu’inutiles.Je voulais voir si une liberté sagement enten-due n’en eût pas tiré davantage, et jem’étonne que pareille expérience n’ait pastenté plus de princes. Ce barbare condamnéau travail des mines devint pour moi

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l’emblème de tous nos esclaves, de tous nosbarbares. Il ne me semblait pas impossiblede les traiter comme j’avais traité cethomme, de les rendre inoffensifs à force debonté, pourvu qu’ils sussent d’abord que lamain qui les désarmait était sûre. Tous lespeuples ont péri jusqu’ici par manque degénérosité : Sparte eût survécu pluslongtemps si elle avait intéressé les Hilotes àsa survie ; Atlas cesse un beau jour de sout-enir le poids du ciel, et sa révolte ébranle laterre. J’aurais voulu reculer le plus possible,éviter s’il se peut, le moment où les barbaresau-dehors, les esclaves au-dedans, se ruerontsur un monde qu’on leur demande de re-specter de loin ou de servir d’en bas, maisdont les bénéfices ne sont pas pour eux. Jetenais à ce que la plus déshéritée descréatures, l’esclave nettoyant les cloaquesdes villes, le barbare affamé rôdant auxfrontières, eût intérêt à voir durer Rome.

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Je doute que toute la philosophie dumonde parvienne à supprimer l’esclavage :on en changera tout au plus le nom. Je suiscapable d’imaginer des formes de servitudepires que les nôtres, parce que plus in-sidieuses : soit qu’on réussisse à transformerles hommes en machines stupides et satis-faites, qui se croient libres alors qu’elles sontasservies, soit qu’on développe chez eux, àl’exclusion des loisirs et des plaisirs hu-mains, un goût du travail aussi forcené que lapassion de la guerre chez les races barbares.À cette servitude de l’esprit, ou de l’imagina-tion humaine, je préfère encore notre esclav-age de fait. Quoi qu’il en soit, l’horrible étatqui met l’homme à la merci d’un autrehomme demande à être soigneusement réglépar la loi. J’ai veillé à ce que l’esclave ne fûtplus cette marchandise anonyme qu’on vendsans tenir compte des liens de famille qu’ils’est créés, cet objet méprisable dont un jugen’enregistre le témoignage qu’après l’avoir

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soumis à la torture, au lieu de l’accepter sousserment. J’ai défendu qu’on l’obligeât auxmétiers déshonorants ou dangereux, qu’on levendît aux tenanciers de maisons de prosti-tution ou aux écoles de gladiateurs. Que ceuxqui se plaisent à ces professions les exercentseuls : elles n’en seront que mieux exercées.Dans les fermes, où les régisseurs abusent desa force, j’ai remplacé le plus possible l’es-clave par des colons libres. Nos recueils d’an-ecdotes sont pleins d’histoires de gourmetsjetant leurs domestiques aux murènes, maisles crimes scandaleux et facilement puniss-ables sont peu de chose au prix de milliers demonstruosités banales, journellement per-pétrées par des gens de bien au cœur sec quepersonne ne songe à inquiéter. On s’estrécrié quand j’ai banni de Rome une patri-cienne riche et considérée qui maltraitait sesvieux esclaves ; le moindre ingrat qui négligeses parents infirmes choque davantage laconscience publique, mais je vois peu de

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différence entre ces deux formesd’inhumanité.

La condition des femmes est déter-minée par d’étranges coutumes : elles sont àla fois assujetties et protégées, faibles etpuissantes, trop méprisées et trop re-spectées. Dans ce chaos d’usages contra-dictoires, le fait de société se superpose aufait de nature : encore n’est-il pas facile deles distinguer l’un de l’autre. Cet état dechoses si confus est partout plus stable qu’ilne paraît l’être : dans l’ensemble, les femmesse veulent telles qu’elles sont ; elles résistentau changement ou l’utilisent à leurs seules etmêmes fins. La liberté des femmesd’aujourd’hui, plus grande ou du moins plusvisible qu’aux temps anciens, n’est guèrequ’un des aspects de la vie plus facile desépoques prospères ; les principes, et mêmeles préjugés d’autrefois, n’ont pas étésérieusement entamés. Sincères ou non, leséloges officiels et les inscriptions tombales

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continuent à prêter à nos matrones cesmêmes vertus d’industrie, de chasteté, d’aus-térité, qu’on exigeait d’elles sous la Répub-lique. Ces changements réels ou supposésn’ont d’ailleurs modifié en rien l’éternelle li-cence de mœurs du petit peuple, ni la per-pétuelle pruderie bourgeoise, et le temps seulles prouvera durables. La faiblesse desfemmes, comme celle des esclaves, tient àleur condition légale ; leur force prend sa re-vanche dans les petites choses où la puis-sance qu’elles exercent est presque illimitée.J’ai rarement vu d’intérieur de maison où lesfemmes ne régnaient pas ; j’y ai souvent vurégner aussi l’intendant, le cuisinier, ou l’af-franchi. Dans l’ordre financier, elles restentlégalement soumises à une forme quel-conque de tutelle ; en pratique, dans chaqueéchoppe de Suburre, c’est d’ordinaire lamarchande de volailles ou la fruitière qui secarre en maîtresse au comptoir. L’époused’Attianus gérait les biens de la famille avec

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un admirable génie d’homme d’affaires. Leslois devraient le moins possible différer desusages : j’ai accordé à la femme une libertéaccrue d’administrer sa fortune, de tester oud’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille nefût mariée sans son consentement : ce viollégal est aussi répugnant qu’un autre. Lemariage est leur grande affaire ; il est bienjuste qu’elles ne la concluent que de pleingré.

Une partie de nos maux provient dece que trop d’hommes sont honteusementriches, ou désespérément pauvres. Par bon-heur, un équilibre tend de nos jours à s’étab-lir entre ces deux extrêmes : les fortunes co-lossales d’empereurs et d’affranchis sontchoses du passé : Trimalcion et Néron sontmorts. Mais tout est à faire dans l’ordre d’unintelligent ré-agencement économique dumonde. En arrivant au pouvoir, j’ai renoncéaux contributions volontaires faites par lesvilles à l’empereur, qui ne sont qu’un vol

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déguisé. Je te conseille d’y renoncer à tontour. L’annulation complète des dettes desparticuliers à l’État était une mesure plusrisquée, mais nécessaire pour faire table raseaprès dix ans d’économie de guerre. Notremonnaie s’est dangereusement dépriméedepuis un siècle : c’est pourtant au taux denos pièces d’or que s’évalue l’éternité deRome : à nous de leur rendre leur valeur etleur poids solidement mesurés en choses.Nos terres ne sont cultivées qu’au hasard :seuls, des districts privilégiés, l’Égypte,l’Afrique, la Toscane, et quelques autres, ontsu se créer des communautés paysannessavamment exercées à la culture du blé ou dela vigne. Un de mes soucis était de soutenircette classe, d’en tirer des instructeurs pourdes populations villageoises plus primitivesou plus routinières, moins habiles. J’ai misfin au scandale des terres laissées en jachèrepar de grands propriétaires peu soucieux dubien public : tout champ non cultivé depuis

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cinq ans appartient désormais au laboureurqui se charge d’en tirer parti. Il en va à peuprès de même des exploitations minières. Laplupart de nos riches font d’énormes dons àl’État, aux institutions publiques, au prince.Beaucoup agissent ainsi par intérêt, quelquesuns par vertu, presque tous finalement ygagnent. Mais j’aurais voulu voir leurgénérosité prendre d’autres formes que cellede l’ostentation dans l’aumône, leur enseign-er à augmenter sagement leurs biens dansl’intérêt de la communauté, comme ils nel’ont fait jusqu’ici que pour enrichir leurs en-fants. C’est dans cet esprit que j’ai pris moi-même en main la gestion du domaine im-périal : personne n’a le droit de traiter laterre comme l’avare son pot d’or.

Nos marchands sont parfois nosmeilleurs géographes, nos meilleurs astro-nomes, nos plus savants naturalistes. Nosbanquiers comptent parmi nos plus habilesconnaisseurs d’hommes. J’utilisais les

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compétences ; je luttais de toutes mes forcescontre les empiétements. L’appui donné auxarmateurs a décuplé les échanges avec lesnations étrangères ; j’ai réussi ainsi à supplé-menter à peu de frais la coûteuse flotte im-périale : en ce qui concerne les importationsde l’Orient et de l’Afrique, l’Italie est une île,et dépend des courtiers du blé pour sa sub-sistance depuis qu’elle n’y fournit plus elle-même ; le seul moyen de parer aux dangersde cette situation est de traiter ces hommesd’affaires indispensables en fonctionnairessurveillés de près. Nos vieilles provinces sontarrivées dans ces dernières années à un étatde prospérité qu’il n’est pas impossibled’augmenter encore, mais il importe quecette prospérité serve à tous, et non passeulement à la banque d’Hérode Atticus ouau petit spéculateur qui accapare toutel’huile d’un village grec. Aucune loi n’est tropdure qui permette de réduire le nombre desintermédiaires dont fourmillent nos villes :

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race obscène et ventrue, chuchotant danstoutes les tavernes, accoudée à tous lescomptoirs, prête à saper toute politique quine l’avantage pas sur-le-champ. Une réparti-tion judicieuse des greniers de l’État aide àenrayer l’inflation scandaleuse des prix entemps de disette, mais je comptais surtoutsur l’organisation des producteurs eux-mêmes, des vignerons gaulois, des pêcheursdu Pont-Euxin dont la misérable pitance estdévorée par les importateurs de caviar et depoisson salé qui s’engraissent de leurstravaux et de leurs dangers. Un de mes plusbeaux jours fut celui où je persuadai ungroupe de marins de l’Archipel de s’associeren corporation, et de traiter directement avecles boutiquiers des villes. Je ne me suis ja-mais senti plus utilement prince.

Trop souvent, la paix n’est pourl’armée qu’une période de désœuvrementturbulent entre deux combats : l’alternative àl’inaction ou au désordre est la préparation

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en vue d’une guerre déterminée, puis laguerre. Je rompis avec ces routines ; mesperpétuelles visites aux avant-postesn’étaient qu’un moyen parmi beaucoupd’autres pour maintenir cette armée paci-fique en état d’activité utile. Partout, en ter-rain plat comme en montagne, au bord de laforêt comme en plein désert, la légion étaleou concentre ses bâtiments toujours pareils,ses champs de manœuvres, ses baraque-ments construits à Cologne pour résister à laneige, à Lambèse à la tempête de sable, sesmagasins dont j’avais fait vendre le matérielinutile, son cercle d’officiers auquel présideune statue du prince. Mais cette uniformitén’est qu’apparente : ces quartiers inter-changeables contiennent la foule chaque foisdifférente des troupes auxiliaires ; toutes lesraces apportent à l’armée leurs vertus etleurs armes particulières, leur génie de fan-tassins, de cavaliers, ou d’archers. J’y ret-rouvais à l’état brut cette diversité dans

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l’unité qui fut mon but impérial. J’ai permisaux soldats l’emploi de leurs cris de guerrenationaux et de commandements donnésdans leurs langues ; j’ai sanctionné les uni-ons des vétérans avec les femmes barbares etlégitimé leurs enfants. Je m’efforçais ainsid’adoucir la sauvagerie de la vie des camps,de traiter ces hommes simples en hommes.Au risque de les rendre moins mobiles, je lesvoulais attachés au coin de terre qu’ils sechargeaient de défendre ; je n’hésitai pas àrégionaliser l’armée. J’espérais rétablir àl’échelle de l’empire l’équivalent des milicesde la jeune République, où chaque hommedéfendait son champ et sa ferme. Je travail-lais surtout à développer l’efficacité tech-nique des légions ; j’entendais me servir deces centres militaires comme d’un levier decivilisation, d’un coin assez solide pour en-trer peu à peu là où les instruments plusdélicats de la vie civile se fussent émoussés.L’armée devenait un trait d’union entre le

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peuple de la forêt, de la steppe et dumarécage, et l’habitant raffiné des villes,école primaire pour barbares, école d’endur-ance et de responsabilité pour le Grec lettréou le jeune chevalier habitué aux aises deRome. Je connaissais personnellement lescôtés pénibles de cette vie, et aussi ses facil-ités, ses subterfuges. J’annulai les privilèges ;j’interdis les congés trop fréquents accordésaux officiers ; je fis débarrasser les camps deleurs salles de banquets, de leurs pavillonsde plaisir et de leurs coûteux jardins. Ces bâ-timents inutiles devinrent des infirmeries,des hospices pour vétérans. Nous recrutionsnos soldats à un âge trop tendre, et nous lesgardions trop vieux, ce qui était à la fois peuéconomique et cruel. J’ai changé tout cela.La Discipline Auguste se doit de participer àl’humanité du siècle.

Nous sommes des fonctionnaires del’État, nous ne sommes pas des Césars. Cetteplaignante avait raison, que je refusais un

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jour d’écouter jusqu’au bout, et qui s’écriaque si le temps me manquait pourl’entendre, le temps me manquait pour régn-er. Les excuses que je lui fis n’étaient pas depure forme. Et pourtant, le temps manque :plus l’empire grandit, plus les différents as-pects de l’autorité tendent à se concentrerdans les mains du fonctionnaire-chef ; cethomme pressé doit nécessairement sedécharger sur d’autres d’une partie de sestâches ; son génie va consister de plus enplus à s’entourer d’un personnel sûr. Legrand crime de Claude ou de Néron fut delaisser paresseusement leurs affranchis ouleurs esclaves s’emparer de ces rôlesd’agents, de conseillers, et de délégués dumaître. Une portion de ma vie et de mes voy-ages s’est passée à choisir les chefs de filed’une bureaucratie nouvelle, à les exercer, àassortir le plus judicieusement qu’il se peutles talents aux places, à ouvrir d’utiles pos-sibilités d’emploi à cette classe moyenne

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dont dépend l’État. Je vois le danger de cesarmées civiles : il tient en un mot : l’étab-lissement de routines. Ces rouages montéspour des siècles se fausseront si l’on n’yprend garde ; c’est au maître à en régler sanscesse les mouvements, à en prévoir ou à enréparer l’usure. Mais l’expérience démontrequ’en dépit de nos soins infinis pour choisirnos successeurs, les empereurs médiocresseront toujours les plus nombreux, et qu’ilrègne au moins un insensé par siècle. Entemps de crise, ces bureaux bien organiséspourront continuer à vaquer à l’essentiel, re-mplir l’intérim, parfois fort long, entre unprince sage et un autre prince sage. Cer-tains empereurs traînent derrière eux desfiles de barbares liés par le cou, d’intermin-ables processions de vaincus. L’élite desfonctionnaires que j’ai entrepris de formerme fait autrement cortège. Le conseil duprince : c’est grâce à ceux qui le composentque j’ai pu m’absenter de Rome pendant des

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années, et n’y rentrer qu’en passant. Je cor-respondais avec eux par les courriers les plusrapides ; en cas de danger, par les signauxdes sémaphores. Ils ont formé à leur tourd’autres auxiliaires utiles. Leur compétenceest mon œuvre ; leur activité bien réglée m’apermis de m’employer moi-même ailleurs.Elle va me permettre sans trop d’inquiétudede m’absenter dans la mort.

Sur vingt ans de pouvoir, j’en aipassé douze sans domicile fixe. J’occupais àtour de rôle les palais des marchands d’Asie,les sages maisons grecques, les belles villasmunies de bains et de calorifères des résid-ents romains de la Gaule, les huttes ou lesfermes. La tente légère, l’architecture de toileet de cordes, était encore la préférée. Lesnavires n’étaient pas moins variés que les lo-gis terrestres : j’eus le mien, pourvu d’ungymnase et d’une bibliothèque, mais je medéfiais trop de toute fixité pour m’attacher àaucune demeure, même mouvante. La

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barque de plaisance d’un millionnaire syrien,les vaisseaux de haut bord de la flotte, ou lecaïque d’un pêcheur grec convenaient toutaussi bien. Le seul luxe était la vitesse et toutce qui la favorise, les meilleurs chevaux, lesvoitures les mieux suspendues, les bagagesles moins encombrants, les vêtements et lesaccessoires les mieux appropriés au climat.Mais la grande ressource était avant toutl’état parfait du corps : une marche forcée devingt lieues n’était rien, une nuit sans som-meil n’était considérée que comme une invit-ation à penser. Peu d’hommes aimentlongtemps le voyage, ce bris perpétuel detoutes les habitudes, cette secousse sanscesse donnée à tous les préjugés. Mais jetravaillais à n’avoir nul préjugé et peud’habitudes. J’appréciais la profondeurdélicieuse des lits, mais aussi le contact etl’odeur de la terre nue, les inégalités dechaque segment de la circonférence dumonde. J’étais fait à la variété des

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nourritures, gruau britannique ou pastèqueafricaine. Il m’arriva un jour de goûter augibier à demi pourri qui fait les délices decertaines peuplades germaniques : j’envomis, mais l’expérience fut tentée. Fort dé-cidé dans mes préférences en amour, jecraignais même là les routines. Ma suitebornée à l’indispensable ou à l’exquis m’isol-ait peu du reste du monde ; je veillais à ceque mes mouvements restassent libres, monabord facile. Les provinces, ces grandesunités officielles dont j’avais moi-mêmechoisi les emblèmes, la Britannia sur sonsiège de rochers ou la Dacie et son cimeterre,se dissociaient en forêts dont j’avais cherchél’ombre, en puits où j’avais bu, en individusrencontrés au hasard des haltes, en visagesconnus, parfois aimés. Je connaissais chaquemille de nos routes, le plus beau don peut-être que Rome ait fait à la terre. Mais le mo-ment inoubliable était celui où la route s’ar-rêtait au flanc d’une montagne, où l’on se

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hissait de crevasse en crevasse, de bloc enbloc, pour assister à l’aurore du haut d’un picdes Pyrénées ou des Alpes.

Quelques hommes avant moi avaientparcouru la terre : Pythagore, Platon, unedouzaine de sages, et bon nombre d’aventur-iers. Pour la première fois, le voyageur étaiten même temps le maître, pleinement librede voir, de réformer, de créer. C’était machance, et je me rendais compte que dessiècles peut-être passeraient avant que se re-produisît cet heureux accord d’une fonction,d’un tempérament, d’un monde. Et c’est al-ors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a àêtre un homme nouveau, et un homme seul,fort peu marié, sans enfants, presque sansancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’in-térieure. Il faut faire ici un aveu que je n’aifait à personne : je n’ai jamais eu le senti-ment d’appartenir complètement à aucunlieu, pas même à mon Athènes bien-aimée,pas même à Rome. Étranger partout, je ne

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me sentais particulièrement isolé nulle part.J’exerçais en cours de route les différentesprofessions dont se compose le métierd’empereur : j’endossais la vie militairecomme un vêtement devenu commode àforce d’avoir été porté. Je me remettais sanspeine à parler le langage des camps, ce latindéformé par la pression des langues bar-bares, semé de jurons rituels et de plaisan-teries faciles ; je me réhabituais à l’encom-brant équipement des jours de manœuvres, àce changement d’équilibre que produit danstout le corps la présence au bras gauche dulourd bouclier. Le long métier de comptablem’astreignait partout davantage, qu’il s’agîtd’apurer les comptes de la province d’Asie ouceux d’une petite bourgade britannique en-dettée par l’érection d’un établissementthermal. J’ai déjà parlé du métier de juge.Des similitudes tirées d’autres emplois mevenaient à l’esprit : je pensais au médecinambulant guérissant les gens de porte en

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porte, à l’ouvrier de la voirie appelé pour ré-parer une chaussée ou ressouder une con-duite d’eau, au surveillant qui court d’unbout à l’autre du banc des navires, encoura-geant les rameurs, mais utilisant son fouet lemoins possible. Et aujourd’hui, sur les ter-rasses de la Villa, regardant les esclavesémonder les branches ou sarcler les plates-bandes, je pense surtout au sage va-et-vientdu jardinier.

Les artisans que j’emmenais dansmes tournées me causèrent peu de soucis :leur goût du voyage égalait le mien. Maisj’eus des difficultés avec les hommes delettres. L’indispensable Phlégon a des dé-fauts de vieille femme, mais c’est le seulsecrétaire qui ait résisté à l’usage : il est en-core là. Le poète Florus, à qui j’offris unsecrétariat en langue latine, s’écria partoutqu’il n’aurait pas voulu être César et avoir àsupporter les froids scythes et les pluies bre-tonnes. Les longues randonnées à pied ne lui

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disaient rien non plus. De mon côté, je luilaissais volontiers les délices de la vie lit-téraire romaine, les tavernes où l’on se ren-contre pour échanger chaque soir les mêmesbons mots et se faire fraternellement piquerdes mêmes moustiques. J’avais donné àSuétone la place de curateur des archives,qui lui permit d’accéder aux documentssecrets dont il avait besoin pour ses bio-graphies des Césars. Cet habile homme si bi-en surnommé Tranquillus n’était concevablequ’à l’intérieur d’une bibliothèque : il resta àRome, où il devint l’un des familiers de mafemme, un membre de ce petit cercle de con-servateurs mécontents qui se réunissaientchez elle pour critiquer le train dont va lemonde. Ce groupe me plaisait peu : je fismettre à la retraite Tranquillus, qui s’en alladans sa maisonnette des monts sabins rêveren paix aux vices de Tibère. Favorinusd’Arles eut quelque temps un secrétariatgrec : ce nain à voix flûtée n’était pas

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dépourvu de finesse. C’était un des esprits lesplus faux que j’aie rencontrés ; nous nousdisputions, mais son érudition m’enchantait.Je m’amusais de son hypocondrie, qui lefaisait s’occuper de sa santé comme unamant d’une maîtresse aimée. Son serviteurhindou lui préparait du riz venu à grandsfrais d’Orient ; par malheur, ce cuisinierexotique parlait fort mal le grec, et fort peuen aucune langue : il ne m’apprit rien sur lesmerveilles de son pays natal. Favorinus seflattait d’avoir accompli dans sa vie troischoses assez rares : Gaulois, il s’était hellén-isé mieux que personne ; homme de peu, ilse querellait sans cesse avec l’empereur, etne s’en portait pas plus mal pour cela, singu-larité qui d’ailleurs était toute à mon crédit ;impuissant, il payait continuellementl’amende pour adultère. Et il est vrai que sesadmiratrices de province lui créaient des en-nuis dont j’eus plus d’une fois à le tirer. Jem’en lassai, et Eudémon prit sa place. Mais,

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dans l’ensemble, j’ai été étrangement bienservi. Le respect de ce petit groupe d’amis etd’employés a survécu, les dieux savent com-ment, à l’intimité brutale des voyages ; leurdiscrétion a été plus étonnante encore, sipossible, que leur fidélité. Les Suétones del’avenir auront fort peu d’anecdotes à récol-ter sur moi. Ce que le public sait de ma vie, jel’ai révélé moi-même. Mes amis m’ont gardémes secrets, les politiques et les autres ; il estjuste de dire que j’en fis souvent autant poureux.

Construire, c’est collaborer avec laterre : c’est mettre une marque humaine surun paysage qui en sera modifié à jamais ;c’est contribuer aussi à ce lent changementqui est la vie des villes. Que de soins pourtrouver l’emplacement exact d’un pont oud’une fontaine, pour donner à une route demontagne cette courbe la plus économiquequi est en même temps la plus pure… L’élar-gissement de la route de Mégare

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transformait le paysage des roches skyroni-ennes ; les quelque deux mille stades de voiedallée, munie de citernes et de postes milit-aires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge,faisaient succéder au désert l’ère de la sécur-ité à celle du danger. Ce n’était pas trop detout le revenu de cinq cents villes d’Asie pourconstruire un système d’aqueducs enTroade ; l’aqueduc de Carthage repayait enquelque sorte les duretés des guerres pun-iques. Élever des fortifications était ensomme la même chose que construire desdigues : c’était trouver la ligne sur laquelleune berge ou un empire peut être défendu, lepoint où l’assaut des vagues ou celui des bar-bares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser desports, c’était féconder la beauté des golfes.Fonder des bibliothèques, c’était encore con-struire des greniers publics, amasser desréserves contre un hiver de l’esprit qu’à cer-tains signes, malgré moi, je vois venir. J’aibeaucoup reconstruit : c’est collaborer avec

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le temps sous son aspect de passé, en saisirou en modifier l’esprit, lui servir de relaisvers un plus long avenir ; c’est retrouver sousles pierres le secret des sources. Notre vie estbrève : nous parlons sans cesse des sièclesqui précèdent ou qui suivent le nôtre commes’ils nous étaient totalement étrangers ; j’ytouchais pourtant dans mes jeux avec lapierre. Ces murs que j’étaie sont encorechauds du contact de corps disparus ; desmains qui n’existent pas encore caresserontces fûts de colonnes. Plus j’ai médité sur mamort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’aiessayé d’ajouter à nos vies ces rallonges pr-esque indestructibles. À Rome, j’utilisais depréférence la brique éternelle, qui ne re-tourne que très lentement à la terre dont elleest née, et dont le tassement, ou l’effritementimperceptible, se fait de telle manière quel’édifice reste montagne alors même qu’il acessé d’être visiblement une forteresse, uncirque, ou une tombe. En Grèce, en Asie,

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j’employais le marbre natal, la belle sub-stance qui une fois taillée demeure fidèle à lamesure humaine, si bien que le plan dutemple tout entier reste contenu dans chaquefragment de tambour brisé. L’architectureest riche de possibilités plus variées que ne leferaient croire les quatre ordres de Vitruve ;nos blocs, comme nos tons musicaux, sontsusceptibles de regroupements infinis. Jesuis remonté pour le Panthéon à la vieilleÉtrurie des devins et des haruspices ; le sanc-tuaire de Vénus, au contraire, arrondit ausoleil des formes ioniennes, des profusionsde colonnes blanches et roses autour de ladéesse de chair d’où sortit la race de César.L’Olympéion d’Athènes se devait d’être l’ex-act contrepoids du Parthénon, étalé dans laplaine comme l’autre s’érige sur la colline,immense où l’autre est parfait : l’ardeur auxgenoux du calme, la splendeur aux pieds dela beauté. Les chapelles d’Antinoüs, et sestemples, chambres magiques, monuments

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d’un mystérieux passage entre la vie et lamort, oratoires d’une douleur et d’un bon-heur étouffants, étaient le lieu de la prière etde la réapparition : je m’y livrais à mon deuil.Mon tombeau sur la rive du Tibre reproduità une échelle gigantesque les antiquestombes de la Voie Appienne, mais ses pro-portions mêmes le transforment, font songerà Ctésiphon, à Babylone, aux terrasses et auxtours par lesquelles l’homme se rapprochedes astres. L’Égypte funéraire a ordonné lesobélisques et les allées de sphinx du céno-taphe qui impose à une Rome vaguementhostile la mémoire de l’ami jamais assezpleuré. La Villa était la tombe des voyages, ledernier campement du nomade, l’équivalent,construit en marbre, des tentes et des pavil-lons des princes d’Asie. Presque tout ce quenotre goût accepte de tenter le fut déjà dansle monde des formes ; je passais à celui de lacouleur : le jaspe vert comme les pro-fondeurs marines, le porphyre grenu comme

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la chair, le basalte, la morne obsidienne. Lerouge dense des tentures s’ornait de broder-ies de plus en plus savantes ; les mosaïquesdes pavements ou des murailles n’étaient ja-mais assez mordorées, assez blanches, ou as-sez sombres. Chaque pierre était l’étrangeconcrétion d’une volonté, d’une mémoire,parfois d’un défi. Chaque édifice était le pland’un songe.

Plotinopolis, Andrinople, Antinoé,Hadrianothères… J’ai multiplié le plus pos-sible ces ruches de l’abeille humaine. Leplombier et le maçon, l’ingénieur et l’archi-tecte président à ces naissances de villes ;l’opération exige aussi certains dons desourcier. Dans un monde encore plus qu’àdemi dominé par les bois, le désert, la plaineen friche, c’est un beau spectacle qu’une ruedallée, un temple à n’importe quel dieu, desbains et des latrines publiques, la boutiqueoù le barbier discute avec ses clients les nou-velles de Rome, une échoppe de pâtissier, de

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marchand de sandales, peut-être de libraire,une enseigne de médecin, un théâtre où l’onjoue de temps en temps une pièce deTérence. Nos délicats se plaignent de l’uni-formité de nos villes : ils souffrent d’y ren-contrer partout la même statue d’empereuret la même conduite d’eau. Ils ont tort : labeauté de Nîmes diffère de celle d’Arles.Mais cette uniformité même, retrouvée surtrois continents, contente le voyageurcomme celle d’une borne milliaire ; les plustriviales de nos cités ont encore leur prestigerassurant de relais, de poste, ou d’abri. Laville : le cadre, la construction humaine,monotone si l’on veut, mais comme sontmonotones les cellules de cire bourrées demiel, le lieu des contacts et des échanges,l’endroit où les paysans viennent pourvendre leurs produits et s’attardent pour re-garder bouche bée les peintures d’unportique… Mes villes naissaient de ren-contres : la mienne avec un coin de terre,

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celle de mes plans d’empereur avec les incid-ents de ma vie d’homme. Plotinopolis est dueau besoin d’établir en Thrace de nouveauxcomptoirs agricoles, mais aussi au tendredésir d’honorer Plotine. Hadrianothères estdestinée à servir d’emporium aux forestiersd’Asie Mineure : ce fut d’abord pour moi laretraite d’été, la forêt giboyeuse, le pavillonde troncs équarris au pied de la collined’Attys, le torrent couronné d’écume où l’onse baigne chaque matin. Hadrianople enÉpire rouvre un centre urbain au sein d’uneprovince appauvrie : elle sort d’une visite ausanctuaire de Dodone. Andrinople, villepaysanne et militaire, centre stratégique àl’orée des régions barbares, est peuplée devétérans des guerres sarmates ; je connaispersonnellement le fort et le faible de chacunde ces hommes, leurs noms, le nombre deleurs années de service et de leurs blessures.Antinoé, la plus chère, née sur l’emplace-ment du malheur, est comprimée sur une

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étroite bande de terre aride, entre le fleuve etle rocher. Je n’en tenais que plus à l’enrichird’autres ressources, le commerce de l’Inde,les transports fluviaux, les grâces savantesd’une métropole grecque. Il n’y a pas de lieusur terre que je désire moins revoir ; il y en apeu auxquels j’ai consacré plus de soins.Cette ville est un perpétuel péristyle. Je cor-responds avec Fidus Aquila, son gouverneur,au sujet des propylées de son temple, desstatues de son arche ; j’ai choisi les noms deses blocs urbains et de ses dèmes, symbolesapparents et secrets, catalogue très completde mes souvenirs. J’ai tracé moi-même leplan des colonnades corinthiennes qui ré-pondent le long des berges à l’alignementrégulier des palmes. J’ai mille fois parcouruen pensée ce quadrilatère presque parfait,coupé de rues parallèles, scindé en deux parune avenue triomphale qui va d’un théâtregrec à un tombeau.

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Nous sommes encombrés de statues,gorgés de délices peintes ou sculptées, maiscette abondance fait illusion ; nous re-produisons inlassablement quelquesdouzaines de chefs-d’œuvre que nous neserions plus capables d’inventer. Moi aussi,j’ai fait copier pour la Villa l’Hermaphroditeet le Centaure, la Niobide et la Vénus. J’aitenu à vivre le plus possible au milieu de cesmélodies de formes. J’encourageais les ex-périences avec le passé, un archaïsme savantqui retrouve le sens d’intentions et de tech-niques perdues. Je tentai ces variations quiconsistent à transcrire en marbre rouge unMarsyas écorché de marbre blanc, le ramen-ant ainsi au monde des figures peintes, ou àtransposer dans le ton du Paros le grain noirdes statues d’Égypte, à changer l’idole enfantôme. Notre art est parfait, c’est-à-direaccompli, mais sa perfection est susceptiblede modulations aussi variées que celles d’unevoix pure : à nous de jouer ce jeu habile qui

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consiste à se rapprocher ou à s’éloigner per-pétuellement de cette solution trouvée unefois pour toutes, d’aller jusqu’au bout de larigueur ou de l’excès, d’enfermer d’innom-brables constructions nouvelles à l’intérieurde cette belle sphère. Il y a avantage à avoirderrière soi mille points de comparaison, àpouvoir à son gré continuer intelligemmentScopas, ou contredire voluptueusementPraxitèle. Mes contacts avec les arts barbaresm’ont fait croire que chaque race se limite àcertains sujets, à certains modes parmi lesmodes possibles ; chaque époque opère en-core un tri parmi les possibilités offertes àchaque race. J’ai vu en Égypte des dieux etdes rois colossaux ; j’ai trouvé au poignet desprisonniers sarmates des bracelets quirépètent à l’infini le même cheval au galop oules mêmes serpents se dévorant l’un l’autre.Mais notre art (j’entends celui des Grecs) achoisi de s’en tenir à l’homme. Nous seulsavons su montrer dans un corps immobile la

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force et l’agilité latentes ; nous seuls avonsfait d’un front lisse l’équivalent d’une penséesage. Je suis comme nos sculpteurs : l’hu-main me satisfait ; j’y trouve tout, jusqu’àl’éternel. La forêt tant aimée se ramasse pourmoi tout entière dans l’image du centaure ; latempête ne respire jamais mieux que dansl’écharpe ballonnée d’une déesse marine. Lesobjets naturels, les emblèmes sacrés, nevalent qu’alourdis d’associations humaines :la pomme de pin phallique et funèbre, lavasque aux colombes qui suggère la sieste aubord des fontaines, le griffon qui emporte lebien-aimé au ciel.

L’art du portrait m’intéressait peu.Nos portraits romains n’ont qu’une valeur dechronique : copies marquées de rides exactesou de verrues uniques, décalques de modèlesqu’on coudoie distraitement dans la vie etqu’on oublie sitôt morts. Les Grecs au con-traire ont aimé la perfection humaine aupoint de se soucier assez peu du visage varié

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des hommes. Je ne jetais qu’un coup d’œil àma propre image, cette figure basanée,dénaturée par la blancheur du marbre, cesyeux grands ouverts, cette bouche mince etpourtant charnue, contrôlée jusqu’à trem-bler. Mais le visage d’un autre m’a préoccupédavantage. Sitôt qu’il compta dans ma vie,l’art cessa d’être un luxe, devint une res-source, une forme de secours. J’ai imposé aumonde cette image : il existe aujourd’huiplus de portraits de cet enfant que de n’im-porte quel homme illustre, de n’importequelle reine. J’eus d’abord à cœur de faireenregistrer par la statuaire la beauté success-ive d’une forme qui change ; l’art devint en-suite une sorte d’opération magique capabled’évoquer un visage perdu. Les effigies co-lossales semblaient un moyen d’exprimer cesvraies proportions que l’amour donne auxêtres ; ces images, je les voulais énormescomme une figure vue de tout près, hautes etsolennelles comme les visions et les

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apparitions du cauchemar, pesantes commel’est resté ce souvenir. Je réclamais un finiparfait, une perfection pure, ce dieu qu’estpour ceux qui l’ont aimé tout être mort àvingt ans, et aussi la ressemblance exacte, laprésence familière, chaque irrégularité d’unvisage plus chère que la beauté. Que de dis-cussions pour maintenir la ligne épaisse d’unsourcil, la rondeur un peu tuméfiée d’unelèvre… Je comptais désespérément surl’éternité de la pierre, la fidélité du bronze,pour perpétuer un corps périssable, ou déjàdétruit, mais j’insistais aussi pour que lemarbre, oint chaque jour d’un mélanged’huile et d’acides, prit le poli et presque lemoelleux d’une chair jeune. Ce visageunique, je le retrouvais partout : j’amalga-mais les personnes divines, les sexes et lesattributs éternels, la dure Diane des forêts auBacchus mélancolique, l’Hermès vigoureuxdes palestres au dieu double qui dort, la têtecontre le bras, dans un désordre de fleur. Je

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constatais à quel point un jeune homme quipense ressemble à la virile Athéna. Messculpteurs s’y perdaient un peu ; les plus mé-diocres tombaient çà et là dans la mollesseou dans l’emphase ; tous pourtant prenaientplus ou moins part au songe. Il y a les statueset les peintures du jeune vivant, celles qui re-flètent ce paysage immense et changeant quiva de la quinzième à la vingtième année : leprofil sérieux de l’enfant sage ; cette statueoù un sculpteur de Corinthe a osé garder lelaisser-aller du jeune garçon qui bombe leventre en effaçant les épaules, la main sur lahanche, comme s’il surveillait au coin d’unerue une partie de dés. Il y a ce marbre oùPapias d’Aphrodisie a tracé un corps plusque nu, désarmé, d’une fraîcheur fragile denarcisse. Et Aristéas a sculpté sous mes or-dres, dans une pierre un peu rugueuse, cettepetite tête impérieuse et fière… Il y a les por-traits d’après la mort, et où la mort a passé,ces grands visages aux lèvres savantes,

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chargés de secrets qui ne sont plus les miens,parce que ce ne sont plus ceux de la vie. Il y ace bas-relief où le Carien Antonianos a douéd’une grâce élyséenne le vendangeur vêtu desoie grège, et le museau amical du chienpressé contre une jambe nue. Et ce masquepresque intolérable, œuvre d’un sculpteur deCyrène, où le plaisir et la douleur fusent ets’entrechoquent sur ce même visage commedeux vagues sur un même rocher. Et cespetites statuettes d’argile à un sou qui ontservi à la propagande impériale : Tellus sta-bilita, le Génie de la Terre pacifiée, sous l’as-pect d’un jeune homme couché qui tient desfruits et des fleurs.

Trahit sua quemque voluptas. Àchacun sa pente : à chacun aussi son but, sonambition si l’on veut, son goût le plus secretet son plus clair idéal. Le mien était enfermédans ce mot de beauté, si difficile à définir endépit de toutes les évidences des sens et desyeux. Je me sentais responsable de la beauté

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du monde. Je voulais que les villes fussentsplendides, aérées, arrosées d’eaux claires,peuplées d’êtres humains dont le corps ne fûtdétérioré ni par les marques de la misère oude la servitude, ni par l’enflure d’une richessegrossière ; que les écoliers récitassent d’unevoix juste des leçons point ineptes ; que lesfemmes au foyer eussent dans leurs mouve-ments une espèce de dignité maternelle, derepos puissant ; que les gymnases fussentfréquentés par des jeunes hommes point ig-norants des jeux ni des arts ; que les vergersportassent les plus beaux fruits et les champsles plus riches moissons. Je voulais que l’im-mense majesté de la paix romaine s’étendît àtous, insensible et présente comme la mu-sique du ciel en marche ; que le plus humblevoyageur pût errer d’un pays, d’un continentà l’autre, sans formalités vexatoires, sansdangers, sûr partout d’un minimum de légal-ité et de culture ; que nos soldats continuas-sent leur éternelle danse pyrrhique aux

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frontières ; que tout fonctionnât sans accroc,les ateliers et les temples ; que la mer fût sil-lonnée de beaux navires et les routes par-courues par de fréquents attelages ; que,dans un monde bien en ordre, les philo-sophes eussent leur place et les danseursaussi. Cet idéal, modeste en somme, seraitassez souvent approché si les hommesmettaient à son service une partie de l’éner-gie qu’ils dépensent en travaux stupides ouféroces ; une chance heureuse m’a permis dele réaliser partiellement durant ce dernierquart de siècle. Arrien de Nicomédie, un desmeilleurs esprits de ce temps, aime à merappeler les beaux vers où le vieux Terpandrea défini en trois mots l’idéal Spartiate, lemode de vie parfait dont Lacédémone a rêvésans jamais l’atteindre : la Force, la Justice,les Muses. La Force était à la base, rigueursans laquelle il n’est pas de beauté, fermetésans laquelle il n’est pas de justice. La Justiceétait l’équilibre des parties, l’ensemble des

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proportions harmonieuses que ne doit com-promettre aucun excès. Force et Justicen’étaient qu’un instrument bien accordéentre les mains des Muses. Toute misère,toute brutalité étaient à interdire commeautant d’insultes au beau corps de l’human-ité. Toute iniquité était une fausse note àéviter dans l’harmonie des sphères.

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Chapitre 14

En Germanie, des fortifications oudes camps à rénover ou à construire, desroutes à frayer ou à remettre en état, me ret-inrent près d’une année ; de nouveaux bas-tions, érigés sur un parcours de soixante-dixlieues, renforcèrent le long du Rhin nosfrontières. Ce pays de vignes et de rivièresbouillonnantes ne m’offrait rien d’imprévu :j’y retrouvais les traces du jeune tribun quiporta à Trajan la nouvelle de son avènement.Je retrouvais aussi, par-delà notre dernierfort fait de rondins coupés aux sapinières, lemême horizon monotone et noir, le mêmemonde qui nous est fermé depuis la pointe

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imprudente qu’y poussèrent les légionsd’Auguste, l’océan d’arbres, la réserved’hommes blancs et blonds. La tâche de réor-ganisation finie, je descendis jusqu’à l’em-bouchure du Rhin le long des plaines belgeset bataves. Des dunes désolées composaientun paysage septentrional coupé d’herbes sif-flantes ; les maisons du port de Noviomagus,construites sur pilotis, s’accotaient auxnavires amarrés à leur seuil ; des oiseaux demer juchaient sur les toits. J’aimais ces lieuxtristes, qui semblaient hideux à mes aides decamp, ce ciel brouillé, ces fleuves boueuxcreusant une terre informe et sans flammedont aucun dieu n’a modelé le limon.

Une barque à fond presque plat metransporta dans l’île de Bretagne. Le ventnous rejeta plusieurs fois de suite vers la côteque nous avions quittée : cette traversée con-trariée m’octroya d’étonnantes heures vides.Des nuées gigantesques naissaient de la merlourde, salie par le sable, incessamment

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remuée dans son lit. Comme jadis chez lesDaces et les Sarmates j’avais religieusementcontemplé la Terre, j’apercevais ici pour lapremière fois un Neptune plus chaotique quele nôtre, un monde liquide infini. J’avais ludans Plutarque une légende de navigateursconcernant une île située dans ces paragesqui avoisinent la Mer Ténébreuse, et où lesOlympiens victorieux auraient depuis dessiècles refoulé les Titans vaincus. Ces grandscaptifs du roc et de la vague, flagellés à ja-mais par un océan sans sommeil, incapablesde dormir, mais sans cesse occupés à rêver,continueraient à opposer à l’ordre olympienleur violence, leur angoisse, leur désir per-pétuellement crucifié. Je retrouvais dans cemythe placé aux confins du monde les théor-ies des philosophes que j’avais faitesmiennes : chaque homme a éternellement àchoisir, au cours de sa vie brève, entre l’es-poir infatigable et la sage absence d’es-pérance, entre les délices du chaos et celles

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de la stabilité, entre le Titan et l’Olympien. Àchoisir entre eux, ou à réussir à les accorderun jour l’un à l’autre.

Les réformes civiles accomplies enBretagne font partie de mon œuvre adminis-trative, dont j’ai parlé ailleurs. Ce qui compteici, c’est que j’étais le premier empereur àréinstaller pacifiquement dans cette îlesituée aux limites du monde connu, oùClaude seul s’était risqué pour quelquesjours en qualité de général en chef. Pendanttout un hiver, Londinium devint par monchoix ce centre effectif du monde qu’Anti-oche avait été par suite des nécessités de laguerre parthe. Chaque voyage déplaçait ainsile centre de gravité du pouvoir, le mettaitpour un temps au bord du Rhin ou sur laberge de la Tamise, me permettait d’évaluerce qu’eussent été le fort et le faible d’unpareil siège impérial. Ce séjour en Bretagneme fit envisager l’hypothèse d’un état centrésur l’Occident, d’un monde atlantique. Ces

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vues de l’esprit sont démunies de valeurpratique : elles cessent pourtant d’être ab-surdes dès que le calculateur s’accorde pourses supputations une assez grande quantitéd’avenir.

Trois mois à peine avant mon ar-rivée, la Sixième Légion Victorieuse avait ététransférée en territoire britannique. Elle y re-mplaçait la malheureuse Neuvième Légiontaillée en pièces par les Calédoniens pendantles troubles qui avaient été en Bretagne lehideux contrecoup de notre expédition chezles Parthes. Deux mesures s’imposaient pourempêcher le retour d’un pareil désastre. Nostroupes furent renforcées par la créationd’un corps auxiliaire indigène : à Éboracum,du haut d’un tertre vert, j’ai vu manœuvrerpour la première fois cette armée britan-nique nouvellement formée. En mêmetemps, l’érection d’un mur coupant l’île endeux dans sa partie la plus étroite servit à

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protéger les régions fertiles et policées dusud contre les attaques des tribus du nord.

J’ai inspecté moi-même une bonnepartie de ces travaux engagés partout à lafois sur un glacis de quatre-vingts lieues : j’ytrouvais l’occasion d’essayer, sur cet espacebien délimité qui va d’une côte à l’autre, unsystème de défense qui pourrait ensuite s’ap-pliquer partout ailleurs. Mais déjà cet ouv-rage purement militaire favorisait la paix,développait la prospérité de cette partie de laBretagne ; des villages se créaient ; unmouvement d’afflux se produisait vers nosfrontières. Les terrassiers de la légion étaientsecondés dans leur tâche par des équipes in-digènes ; l’érection du mur était pour beauc-oup de ces montagnards, hier encore insou-mis, la première preuve irréfutable dupouvoir protecteur de Rome ; l’argent de lasolde la première monnaie romaine qui leurpassait par les mains. Ce rempart devintl’emblème de mon renoncement à la

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politique de conquête : au pied du bastion leplus avancé, je fis ériger un temple au dieuTerme.

Tout m’enchanta dans cette terrepluvieuse : les franges de brume au flanc descollines, les lacs voués à des nymphes plusfantasques encore que les nôtres, la racemélancolique aux yeux gris. J’avais pourguide un jeune tribun du corps auxiliairebritannique : ce dieu blond avait appris lelatin, balbutiait le grec, s’étudiait timidementà composer des vers d’amour dans cettelangue. Par une froide nuit d’automne, j’enfis mon interprète auprès d’une Sibylle. Assissous la hutte enfumée d’un charbonniercelte, chauffant nos jambes empêtrées degrosses braies de laine rude, nous vîmesramper vers nous une vieille créature trem-pée par la pluie, échevelée par le vent, fauveet furtive comme une bête des bois. Elle sejeta sur de petits pains d’avoine qui cuisaientdans l’âtre. Mon guide amadoua cette

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prophétesse : elle consentit à examiner pourmoi les volutes de fumée, les soudaines étin-celles, les fragiles architectures de sarmentset de cendres. Elle vit des cités qui s’édifi-aient, des foules en joie, mais aussi des villesincendiées, des files amères de vaincus quidémentaient mes rêves de paix ; un visagejeune et doux qu’elle prit pour une figure defemme, à laquelle je refusai de croire ; unspectre blanc qui n’était peut-être qu’unestatue, objet plus inexplicable encore qu’unfantôme pour cette habitante des bois et deslandes. Et, à une distance de quelques vaguesannées, ma mort, que j’aurais bien prévuesans elle.

La Gaule prospère, l’Espagne opu-lente me retinrent moins longtemps que laBretagne. En Gaule Narbonnaise, je retrouv-ai la Grèce, qui a essaimé jusque-là, sesbelles écoles d’éloquence et ses portiquessous un ciel pur. Je m’arrêtai à Nîmes pourétablir le plan d’une basilique dédiée à

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Plotine et destinée à devenir un jour sontemple. Des souvenirs de famille rattachaientl’impératrice à cette ville, m’en rendaientplus cher le paysage sec et doré.

Mais la révolte en Maurétanie fumaitencore. J’abrégeai ma traversée de l’Espagne,négligeant même entre Cordoue et la mer dem’arrêter un instant à Italica, ville de monenfance et de mes ancêtres. Je m’embarquaipour l’Afrique à Gadès.

Les beaux guerriers tatoués desmontagnes de l’Atlas inquiétaient encore lesvilles côtières africaines. Je vécus là pendantquelques brèves journées l’équivalent nu-mide des mêlées sarmates ; je revis les tribusdomptées une à une, la fière soumission deschefs prosternés en plein désert au milieud’un désordre de femmes, de ballots, et debêtes agenouillées. Mais le sable remplaçaitla neige.

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Il m’eût été doux, pour une fois, depasser le printemps à Rome, d’y retrouver laVilla commencée, les caresses capricieusesde Lucius, l’amitié de Plotine. Mais ce séjouren ville fut interrompu presque aussitôt pard’alarmantes rumeurs de guerre. La paixavec les Parthes avait été conclue depuistrois ans à peine, et déjà des incidents graveséclataient sur l’Euphrate. Je partis immédi-atement pour l’Orient.

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Chapitre 15

J’étais décidé à régler ces incidentsde frontière par un moyen moins banal quedes légions en marche. Une entrevue person-nelle fut arrangée avec Osroès. Je ramenaisavec moi en Orient la fille de l’empereur,faite prisonnière presque au berceau àl’époque où Trajan occupa Babylone, etgardée ensuite comme otage à Rome. C’étaitune fillette malingre aux grands yeux. Saprésence et celle de ses femmes m’encombraquelque peu au cours d’un voyage qu’il im-portait surtout d’effectuer sans retard. Cegroupe de créatures voilées fut ballotté à dosde dromadaires à travers le désert syrien,

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sous un tendelet aux rideaux sévèrementbaissés. Le soir, aux étapes, j’envoyais de-mander si la princesse ne manquait de rien.

Je m’arrêtai une heure en Lycie pourdécider le marchand Opramoas, qui avaitdéjà prouvé ses qualités de négociateur, àm’accompagner en territoire parthe. Lemanque de temps l’empêcha de déployer sonluxe habituel. Cet homme amolli par l’opu-lence n’en était pas moins un admirablecompagnon de route, accoutumé à tous leshasards du désert.

Le lieu de la rencontre se trouvait surla rive gauche de l’Euphrate, non loin deDoura. Nous traversâmes le fleuve sur unradeau. Les soldats de la garde impérialeparthe, cuirassés d’or et montés sur des che-vaux non moins éblouissants qu’eux-mêmes,formaient le long des berges une ligneaveuglante. L’inséparable Phlégon était fortpâle. Les officiers qui m’accompagnaient

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ressentaient eux-mêmes quelque crainte :cette rencontre pouvait être un piège.Opramoas, habitué à flairer l’air de l’Asie,était à l’aise, faisait confiance à ce mélangede silence et de tumulte, d’immobilité et desoudains galops, à ce luxe jeté sur le désertcomme un tapis sur du sable. Quant à moi,j’étais merveilleusement dépourvu d’in-quiétude : comme César à sa barque, je mefiais à ces planches qui portaient ma fortune.Je donnai une preuve de cette confiance enrestituant d’emblée la princesse parthe à sonpère, au lieu de la faire garder dans noslignes jusqu’à mon retour. Je promis aussi derendre le trône d’or de la dynastie arsacide,enlevé autrefois par Trajan, dont nous n’avi-ons que faire, et auquel la superstition ori-entale attachait un grand prix.

Le faste de ces entrevues avec Osroèsne fut qu’extérieur. Rien ne les différenciaitde pourparlers entre deux voisins qui s’effor-cent d’arranger à l’amiable une affaire de

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mur mitoyen. J’étais aux prises avec un bar-bare raffiné, parlant grec, point stupide,point nécessairement plus perfide que moi-même, assez vacillant toutefois pour semblerpeu sûr. Mes curieuses disciplines mentalesm’aidaient à capter cette pensée fuyante : as-sis en face de l’empereur parthe, j’apprenaisà prévoir, et bientôt à orienter ses réponses ;j’entrais dans son jeu ; je m’imaginaisdevenu Osroès marchandant avec Hadrien.J’ai horreur de débats inutiles où chacun saitd’avance qu’il cédera, ou qu’il ne cédera pas :la vérité en affaires me plaît surtout commeun moyen de simplifier et d’aller vite. LesParthes nous craignaient ; nous redoutionsles Parthes ; la guerre allait sortir de cet ac-couplement de nos deux peurs. Les Satrapespoussaient à cette guerre par intérêt person-nel : je m’aperçus vite qu’Osroès avait sesQuiétus, ses Palma. Pharasmanès, le plus re-muant de ces princes semi-indépendantspostés aux frontières, était plus dangereux

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encore pour l’empire parthe que pour nous.On m’a accusé d’avoir neutralisé par l’octroide subsides cet entourage malfaisant etveule : c’était là de l’argent bien placé. J’étaistrop sûr de la supériorité de nos forces pourm’encombrer d’un amour-propre imbécile :j’étais prêt à toutes les concessions creusesqui ne sont que de prestige, et à aucuneautre. Le plus difficile fut de persuader Os-roès que, si je faisais peu de promesses, c’estque j’entendais les tenir. Il me crut pourtant,ou fit comme s’il me croyait. L’accord concluentre nous au cours de cette visite dure en-core ; depuis quinze ans, de part et d’autre ri-en n’a troublé la paix aux frontières. Jecompte sur toi pour que cet état de chosescontinue après ma mort.

Un soir, sous la tente impériale, dur-ant une fête donnée en mon honneur par Os-roès, j’aperçus au milieu des femmes et despages aux longs cils un homme nu, décharné,complètement immobile, dont les yeux

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grands ouverts paraissaient ignorer cetteconfusion de plats chargés de viandes, d’ac-robates et de danseuses. Je lui adressai la pa-role par l’intermédiaire de mon interprète : ilne daigna pas répondre. C’était un sage. Maisses disciples étaient plus loquaces ; ces pieuxvagabonds venaient de l’Inde, et leur maîtreappartenait à la puissante caste des Brah-manes. Je compris que ses méditations l’in-duisaient à croire que l’univers tout entiern’est qu’un tissu d’illusions et d’erreurs :l’austérité, le renoncement, la mort, étaientpour lui le seul moyen d’échapper à ce flotchangeant des choses, par lequel au con-traire notre Héraclite s’est laissé porter, derejoindre par-delà le monde des sens cettesphère du divin pur, ce firmament fixe etvide dont a aussi rêvé Platon. À travers lesmaladresses de mes interprètes, je pressen-tais des idées qui ne furent donc pas com-plètement étrangères à certains de nos sages,mais que l’Indien exprimait de façon plus

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définitive et plus nue. Ce Brahmane était ar-rivé à l’état où rien, sauf son corps, ne le sé-parait plus du dieu intangible, sans sub-stance et sans forme, auquel il voulait s’unir :il avait décidé de se brûler vif le lendemain.Osroès m’invita à cette solennité. Un bûcherde bois odoriférant fut dressé ; l’homme s’yjeta et disparut sans un cri. Ses disciples nedonnèrent aucun signe de regret : ce n’étaitpas pour eux une cérémonie funèbre.

J’y repensai longuement pendant lanuit qui suivit. J’étais couché sur un tapis delaine précieuse, sous une tente drapéed’étoffes chatoyantes et lourdes. Un page memassait les pieds. Du dehors, m’arrivaient lesrares bruits de cette nuit d’Asie : une conver-sation d’esclaves chuchotant à ma porte ; lefroissement léger d’une palme ; Opramoasronflant derrière une tenture ; le frappementde sabot d’un cheval à l’entrave ; plus loin,venant du quartier des femmes, le roucoule-ment mélancolique d’un chant. Le Brahmane

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avait dédaigné tout cela. Cet homme ivre derefus s’était livré aux flammes comme unamant roule au creux d’un lit. Il avait écartéles choses, les êtres, puis soi-même, commeautant de vêtements qui lui cachaient cetteprésence unique, ce centre invisible et videqu’il préférait à tout.

Je me sentais différent, prêt àd’autres choix. L’austérité, le renoncement,la négation ne m’étaient pas complètementétrangers : j’y avais mordu, comme on le faitpresque toujours, à vingt ans. J’avais moinsde cet âge lorsqu’à Rome, conduit par unami, j’étais allé voir le vieil Épictète dans sontaudis de Suburre, peu de jours avant queDomitien l’exilât. L’ancien esclave auquel unmaître brutal avait jadis brisé la jambe sansparvenir à lui arracher une plainte, le vieil-lard chétif supportant avec patience les longstourments de la gravelle, m’avait semblé enpossession d’une liberté quasi divine. J’avaiscontemplé avec admiration ces béquilles,

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cette paillasse, cette lampe de terre cuite,cette cuillère de bois dans un vase d’argile,simples outils d’une vie pure. Mais Épictèterenonçait à trop de choses, et je m’étais viterendu compte que rien, pour moi, n’étaitplus dangereusement facile que de renoncer.L’Indien, plus logique, rejetait la vie elle-même. J’avais beaucoup à apprendre de cespurs fanatiques, mais à condition de dé-tourner de son sens la leçon qu’ils m’of-fraient. Ces sages s’efforçaient de retrouverleur dieu par-delà l’océan des formes, de leréduire à cette qualité d’unique, d’intangible,d’incorporel, à laquelle il a renoncé le jour oùil s’est voulu univers. J’entrevoyais autre-ment mes rapports avec le divin. Je m’ima-ginais secondant celui-ci dans son effort d’in-former et d’ordonner un monde, d’endévelopper et d’en multiplier les circonvolu-tions, les ramifications, les détours. J’étaisl’un des segments de la roue, l’un des aspectsde cette force unique engagée dans la

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multiplicité des choses, aigle et taureau,homme et cygne, phallus et cerveau tout en-semble, Protée qui est en même tempsJupiter.

Et c’est vers cette époque que jecommençai à me sentir dieu. Ne te méprendspas : j’étais toujours, j’étais plus que jamaisce même homme nourri des fruits et desbêtes de la terre, rendant au sol les résidusde ses aliments, sacrifiant au sommeil àchaque révolution des astres, inquiet jusqu’àla folie quand lui manquait trop longtemps lachaude présence de l’amour. Ma force, monagilité physique ou mentale étaient main-tenues soigneusement par une gymnastiquetout humaine. Mais que dire, sinon que toutcela était divinement vécu ? Les expériment-ations hasardeuses de la jeunesse avaientpris fin, et sa hâte de jouir du temps quipasse. À quarante-quatre ans, je me sentaissans impatience, sûr de moi, aussi parfaitque me le permettait ma nature, éternel. Et

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comprends bien qu’il s’agit là d’une concep-tion de l’intellect : les délires, s’il faut leurdonner ce nom, vinrent plus tard. J’étaisdieu, tout simplement, parce que j’étaishomme. Les titres divins que la Grèce m’oc-troya par la suite ne firent que proclamer ceque j’avais de longue date constaté par moi-même. Je crois qu’il m’eût été possible de mesentir dieu dans les prisons de Domitien ou àl’intérieur d’un puits de mine. Si j’ai l’audacede le prétendre, c’est que ce sentiment meparaît à peine extraordinaire et nullementunique. D’autres que moi l’ont eu, oul’auront dans l’avenir.

J’ai dit que mes titres ajoutaient peude chose à cette étonnante certitude : parcontre, celle-ci se trouvait confirmée par lesplus simples routines de mon métierd’empereur. Si Jupiter est le cerveau dumonde, l’homme chargé d’organiser et demodérer les affaires humaines peut raison-nablement se considérer comme une part de

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ce cerveau qui préside à tout. L’humanité, àtort ou à raison, a presque toujours conçuson dieu en termes de Providence ; mes fonc-tions m’obligeaient à être pour une partie dugenre humain cette providence incarnée.Plus l’État se développe, enserrant leshommes de ses mailles exactes et glacées,plus la confiance humaine aspire à placer àl’autre bout de cette chaîne immense l’imageadorée d’un homme protecteur. Que je levoulusse ou non, les populations orientalesde l’empire me traitaient en dieu. Même enOccident, même à Rome, où nous nesommes officiellement déclarés divinsqu’après la mort, l’obscure piété populaire seplaît de plus en plus à nous déifier vivants.Bientôt, la reconnaissance parthe éleva destemples à l’empereur romain qui avait in-stauré et maintenu la paix ; j’eus mon sanc-tuaire à Vologésie, au sein de ce vaste mondeétranger. Loin de voir dans ces marquesd’adoration un danger de folie ou de

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prépotence pour l’homme qui les accepte, j’ydécouvrais un frein, l’obligation de se dessin-er d’après quelque modèle éternel, d’associerla puissance humaine une part de suprêmesapience. Être dieu oblige en somme à plusde vertus qu’être empereur.

Je me fis initier à Éleusis dix-huitmois plus tard. En un sens, cette visite à Os-roès avait marqué un tournant de ma vie. Aulieu de rentrer à Rome, j’avais décidé de con-sacrer quelques années aux provincesgrecques et orientales de l’empire : Athènesdevenait de plus en plus ma patrie, moncentre. Je tenais à plaire aux Grecs, et aussi àm’helléniser le plus possible, mais cette initi-ation, motivée en partie par des considéra-tions politiques, fut pourtant une expériencereligieuse sans égale. Ces grands rites ne fontque symboliser les événements de la vie hu-maine, mais le symbole va plus loin quel’acte, explique chacun de nos gestes en ter-mes de mécanique éternelle. L’enseignement

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reçu à Éleusis doit rester secret : il a d’ail-leurs d’autant moins de chances d’être divul-gué qu’il est par nature ineffable. Formulé, iln’aboutirait qu’aux évidences les plusbanales ; là justement est sa profondeur. Lesdegrés plus élevés qui me furent ensuite con-férés au cours de conversations privées avecl’hiérophante n’ajoutèrent presque rien auchoc initial ressenti tout aussi bien par leplus ignorant des pèlerins qui participe auxablutions rituelles et boit à la source. J’avaisentendu les dissonances se résoudre en ac-cord ; j’avais pour un instant pris appui surune autre sphère, contemplé de loin, maisaussi de tout près, cette procession humaineet divine où j’avais ma place, ce monde où ladouleur existe encore, mais non plus l’erreur.Le sort humain, ce vague tracé dans lequell’œil le moins exercé reconnaît tant de fautes,scintillait comme les dessins du ciel.

Et c’est ici qu’il convient de mention-ner une habitude qui m’entraîna toute ma vie

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sur des chemins moins secrets que ceuxd’Éleusis, mais qui en somme leur sont par-allèles : je veux parler de l’étude des astres.J’ai toujours été l’ami des astronomes et leclient des astrologues. La science de cesderniers est incertaine, fausse dans le détail,peut-être vraie dans l’ensemble : puisquel’homme, parcelle de l’univers, est régi parles mêmes lois qui président au ciel, il n’estpas absurde de chercher là-haut les thèmesde nos vies, les froides sympathies qui parti-cipent à nos succès et à nos erreurs. Je nemanquais pas, chaque soir d’automne, desaluer au sud le Verseau, l’Échanson céleste,le Dispensateur sous lequel je suis né. Jen’oubliais pas de repérer à chacun de leurspassages Jupiter et Vénus, qui règlent mavie, ni de mesurer l’influence du dangereuxSaturne. Mais si cette étrange réfraction del’humain sur la voûte stellaire préoccupaitsouvent mes heures de veille, je m’intéressaisplus fortement encore aux mathématiques

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célestes, aux spéculations abstraitesauxquelles donnent lieu ces grands corps en-flammés. J’inclinais à croire, comme certainsdes plus hardis d’entre nos sages, que la terreparticipait elle aussi à cette marche nocturneet diurne dont les saintes processionsd’Éleusis sont tout au plus l’humain simu-lacre. Dans un monde où tout n’est que tour-billon de forces, danse d’atomes, où tout està la fois en haut et en bas, à la périphérie etau centre, je concevais mal l’existence d’unglobe immobile, d’un point fixe qui ne seraitpas en même temps mouvant. D’autres fois,les calculs de la précession des équinoxes, ét-ablis jadis par Hipparque d’Alexandrie, hant-aient mes veillées nocturnes : j’y retrouvais,sous forme de démonstrations et non plus defables ou de symboles, ce même mystèreéleusiaque du passage et du retour. L’Épi dela Vierge n’est plus de nos jours au point dela carte où Hipparque l’a marqué, mais cettevariation est l’accomplissement d’un cycle, et

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ce changement même confirme les hypo-thèses de l’astronome. Lentement, inélucta-blement, ce firmament redeviendra ce qu’ilétait au temps d’Hipparque : il sera de nou-veau ce qu’il est au temps d’Hadrien. Ledésordre s’intégrait à l’ordre ; le changementfaisait partie d’un plan que l’astronome étaitcapable d’appréhender d’avance ; l’esprit hu-main révélait ici sa participation à l’universpar l’établissement d’exacts théorèmescomme à Éleusis par des cris rituels et desdanses. L’homme qui contemple et les astrescontemplés roulaient inévitablement versleur fin, marquée quelque part au ciel. Maischaque moment de cette chute était untemps d’arrêt, un repère, un segment d’unecourbe aussi solide qu’une chaîne d’or.Chaque glissement nous ramenait à ce pointqui, parce que par hasard nous nous ysommes trouvés, nous paraît un centre.

Depuis les nuits de mon enfance, oùle bras levé de Marullinus m’indiquait les

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constellations, la curiosité des choses du cielne m’a pas quitté. Durant les veilles forcéesdes camps, j’ai contemplé la lune courant àtravers les nuages des cieux barbares ; plustard, par de claires nuits attiques, j’ai écoutél’astronome Théron de Rhodes m’expliquerson système du monde ; étendu sur le pontd’un navire, en pleine mer Égée, j’ai regardéla lente oscillation du mât se déplacer parmiles étoiles, aller de l’œil rouge du Taureau aupleur des Pléiades, de Pégase au Cygne : j’airépondu de mon mieux aux questions naïveset graves du jeune homme qui contemplaitavec moi ce même ciel. Ici, à la Villa, j’ai faitconstruire un observatoire, dont la maladiem’empêche aujourd’hui de gravir lesmarches. Une fois dans ma vie, j’ai fait plus :j’ai offert aux constellations le sacrifice d’unenuit tout entière. Ce fut après ma visite à Os-roès, durant la traversée du désert syrien.Couché sur le dos, les yeux bien ouverts,abandonnant pour quelques heures tout

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souci humain, je me suis livré du soir àl’aube à ce monde de flamme et de cristal. Cefut le plus beau de mes voyages. Le grandastre de la constellation de la Lyre, étoile po-laire des hommes qui vivront quand depuisquelques dizaines de milliers d’années nousne serons plus, resplendissait sur ma tête.Les Gémeaux luisaient faiblement dans lesdernières lueurs du couchant ; le Serpentprécédait le Sagittaire ; l’Aigle montait versle zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses piedscette constellation non désignée encore parles astronomes, et à laquelle j’ai donnédepuis le plus cher des noms. La nuit, jamaistout à fait aussi complète que le croient ceuxqui vivent et qui dorment dans les chambres,se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux,qu’on avait laissé brûler pour effrayer leschacals, s’éteignirent ; ce tas de charbons ar-dents me rappela mon grand-père deboutdans sa vigne, et ses prophéties devenuesdésormais présent, et bientôt passé. J’ai

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essayé de m’unir au divin sous bien desformes ; j’ai connu plus d’une extase ; il enest d’atroces ; et d’autres d’une bou-leversante douceur. Celle de la nuit syriennefut étrangement lucide. Elle inscrivit en moiles mouvements célestes avec une précision àlaquelle aucune observation partielle nem’aurait jamais permis d’atteindre. Je saisexactement, à l’heure où je t’écris, quellesétoiles passent ici, à Tibur, au-dessus de ceplafond orné de stucs et de peintures pré-cieuses, et ailleurs, là-bas, sur une tombe.Quelques années plus tard, la mort allait de-venir l’objet de ma contemplation constante,la pensée à laquelle je donnais toutes cellesdes forces de mon esprit que n’absorbait pasl’État. Et qui dit mort dit aussi le mondemystérieux auquel il se peut qu’on accèdepar elle. Après tant de réflexions et d’expéri-ences parfois condamnables, j’ignore encorece qui se passe derrière cette tenture noire.

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Mais la nuit syrienne représente ma partconsciente d’immortalité.

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SÆCULUM AUREUM

SÆCULUM AUREUM

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Chapitre 16

L’été qui suivit ma rencontre avecOsroès se passa en Asie Mineure : je fis halteen Bithynie pour surveiller moi-même lamise en coupe des forêts de l’État. ANicomédie, ville claire, policée, savante, jem’installai chez le procurateur de laprovince, Cnéius Pompéius Proculus, dansl’ancienne résidence du roi Nicomède, pleinedes souvenirs voluptueux du jeune JulesCésar. Les brises de la Propontide éventaientces salles fraîches et sombres. Proculus,homme de goût, organisa pour moi desréunions littéraires. Des sophistes de pas-sage, de petits groupes d’étudiants et

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d’amateurs de belles-lettres se réunissaientdans les jardins, au bord d’une source con-sacrée à Pan. De temps à autre, un serviteury plongeait une grande jarre d’argileporeuse ; les vers les plus limpidessemblaient opaques comparés à cette eaupure.

On lut ce soir-là une pièce assez ab-struse de Lycophron que j’aime pour sesfolles juxtapositions de sons, d’allusions etd’images, son complexe système de reflets etd’échos. Un jeune garçon placé à l’écartécoutait ces strophes difficiles avec une at-tention à la fois distraite et pensive, et jesongeai immédiatement à un berger au fonddes bois, vaguement sensible à quelque ob-scur cri d’oiseau. Il n’avait apporté ni tab-lettes, ni style. Assis sur le rebord de lavasque, il touchait des doigts la belle surfacelisse. J’appris que son père avait occupé uneplace modeste dans la gestion des grands do-maines impériaux ; laissé tout jeune aux

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soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyéchez un hôte de ses parents, armateur àNicomédie, qui semblait riche à cette famillepauvre.

Je le gardai après le départ desautres. Il était peu lettré, ignorant de pr-esque tout, réfléchi, crédule. Je connaissaisClaudiopolis, sa ville natale : je réussis à lefaire parler de sa maison familiale au borddes grands bois de pins qui pourvoient auxmâts de nos navires, du temple d’Attys, situésur la colline, dont il aimait les musiquesstridentes, des beaux chevaux de son pays etde ses étranges dieux. Cette voix un peuvoilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie.Soudain, se sentant écouté, ou regardé peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un deces silences obstinés dont je pris bientôtl’habitude. Une intimité s’ébaucha. Il m’ac-compagna par la suite dans tous mes voy-ages, et quelques années fabuleusescommencèrent.

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Antinoüs était Grec : j’ai remontédans les souvenirs de cette famille ancienneet obscure jusqu’à l’époque des premierscolons arcadiens sur les bords de la Pro-pontide. Mais l’Asie avait produit sur ce sangun peu âcre l’effet de la goutte de miel quitrouble et parfume un vin pur. Je retrouvaisen lui les superstitions d’un disciple d’Apol-lonius, la foi monarchique d’un sujet orientaldu Grand Roi. Sa présence était extraordin-airement silencieuse : il m’a suivi comme unanimal ou comme un génie familier. Il avaitd’un jeune chien les capacités infinies d’en-jouement et d’indolence, la sauvagerie, laconfiance. Ce beau lévrier avide de caresseset d’ordres se coucha sur ma vie. J’admiraiscette indifférence presque hautaine pour toutce qui n’était pas son délice ou son culte : ellelui tenait lieu de désintéressement, de scru-pule, de toutes les vertus étudiées et aus-tères. Je m’émerveillais de cette duredouceur ; de ce dévouement sombre qui

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engageait tout l’être. Et pourtant, cette sou-mission n’était pas aveugle ; ces paupières sisouvent baissées dans l’acquiescement oudans le songe se relevaient ; les yeux les plusattentifs du monde me regardaient en face ;je me sentais jugé. Mais je l’étais comme undieu l’est par son fidèle : mes duretés, mesaccès de méfiance (car j’en eus plus tard)étaient patiemment, gravement acceptés. Jen’ai été maître absolu qu’une seule fois, etque d’un seul être.

Si je n’ai encore rien dit d’une beautési visible, il n’y faudrait pas voir l’espèce deréticence d’un homme trop complètementconquis. Mais les figures que nous cherchonsdésespérément nous échappent : ce n’est ja-mais qu’un moment… Je retrouve une têteinclinée sous une chevelure nocturne, desyeux que l’allongement des paupières faisaitparaître obliques, un jeune visage large etcomme couché. Ce tendre corps s’est modifiésans cesse, à la façon d’une plante, et

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quelques-unes de ces altérations sont imput-ables au temps. L’enfant a changé ; il agrandi. Il suffisait pour l’amollir d’une se-maine d’indolence ; une après-midi dechasse lui rendait sa fermeté, sa vitesseathlétique. Une heure de soleil le faisait pass-er de la couleur du jasmin à celle du miel.Les jambes un peu lourdes du poulain sesont allongées ; la joue a perdu sa délicaterondeur d’enfance, s’est légèrement creuséesous la pommette saillante ; le thorax gonfléd’air du jeune coureur au long stade a pris lescourbes lisses et polies d’une gorge de Bac-chante. La moue boudeuse des lèvres s’estchargée d’une amertume ardente, d’unesatiété triste. En vérité, ce visage changeaitcomme si nuit et jour je l’avais sculpté.

Quand je me retourne vers ces an-nées, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Toutétait facile : les efforts d’autrefois étaient ré-compensés par une aisance presque divine.Le voyage était jeu : plaisir contrôlé, connu,

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habilement mis en œuvre. Le travail incess-ant n’était qu’un mode de volupté. Ma vie, oùtout arrivait tard, le pouvoir, le bonheur aus-si, acquérait la splendeur de plein midi, l’en-soleillement des heures de la sieste où toutbaigne dans une atmosphère d’or, les objetsde la chambre et le corps étendu à nos côtés.La passion comblée a son innocence, presqueaussi fragile que toute autre : le reste de labeauté humaine passait au rang de spectacle,cessait d’être ce gibier dont j’avais été lechasseur. Cette aventure banalement com-mencée enrichissait, mais aussi simplifiaitma vie : l’avenir comptait peu ; je cessai deposer des questions aux oracles ; les étoilesne furent plus que d’admirables dessins surla voûte du ciel. Je n’avais jamais remarquéavec autant de délices la pâleur de l’aube surl’horizon des îles, la fraîcheur des grottesconsacrées aux Nymphes et hantéesd’oiseaux de passage, le vol lourd des caillesau crépuscule. Je relus des poètes : quelques

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uns me parurent meilleurs qu’autrefois, laplupart, pires. J’écrivis des vers quisemblaient moins insuffisants qued’habitude.

Il y eut la mer d’arbres : les forêts dechênes-lièges et les pinèdes de la Bithynie ; lepavillon de chasse aux galeries à claire-voieoù le jeune garçon, repris par la nonchalancedu pays natal, éparpillant au hasard sesflèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulaitavec les chiens sur les divans de cuir. Lesplaines avaient emmagasiné la chaleur dulong été ; une buée montait des prairies aubord du Sangarios où galopaient des hardesde chevaux non dressés ; au point du jour, ondescendait se baigner sur la berge du fleuve,froissant en chemin les hautes herbes trem-pées de rosée nocturne, sous un ciel d’oùpendait le mince croissant de lune qui sertd’emblème à la Bithynie. Ce pays fut combléde faveurs ; il prit même mon nom.

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L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’yinaugurai par un froid presque scythe lestravaux d’agrandissement du port, entreprissous mes ordres par les marins de la flotte.Sur la route de Byzance, les notables firentdresser à l’entrée des villages d’énormes feuxdevant lesquels se chauffaient mes gardes.La traversée du Bosphore fut belle sous latempête de neige ; il y eut les chevauchéesdans la forêt thrace, le vent aigre s’engouf-frant dans les plis des manteaux, l’innom-brable tambourinement de la pluie sur lesfeuilles et sur le toit de la tente, la halte aucamp de travailleurs où allait s’éleverAndrinople, les ovations des vétérans desguerres daces, la terre molle d’où sortiraientbientôt des murs et des tours. Une visite auxgarnisons du Danube me ramena au prin-temps dans la bourgade prospère qu’est au-jourd’hui Sarmizégéthuse ; l’enfant bithynienportait au poignet un bracelet du roiDécébale. Le retour en Grèce se fit par le

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nord : je m’attardai longuement dans lavallée de Tempé tout éclaboussée d’eauxvives ; l’Eubée blonde précéda l’Attiquecouleur de vin rose. Athènes ne futqu’effleurée ; à Éleusis, au cours de mon ini-tiation aux Mystères, je passai trois jours ettrois nuits mêlé à la foule des pèlerins qu’onrecevait pendant cette même fête : la seuleprécaution qu’on eût prise était d’interdireaux hommes le port du couteau.

J’emmenai Antinoüs dans l’Arcadiede ses ancêtres : les forêts y restaient aussiimpénétrables qu’au temps où ces antiqueschasseurs de loups y avaient vécu. Parfois,d’un coup de fouet, un cavalier effarouchaitune vipère ; sur les sommets pierreux, lesoleil flambait comme au fort de l’été ; lejeune garçon adossé au rocher sommeillait latête sur la poitrine, les cheveux frôlés par levent, espèce d’Endymion du plein jour.

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Un lièvre, que mon jeune chasseuravait apprivoisé à grand-peine, fut déchirépar les chiens : ce fut le seul malheur de cesjournées sans ombre. Les gens de Mantinéese découvrirent des liens de parenté aveccette famille de colons bithyniens, jusque-làinconnus : cette ville, où l’enfant eut plustard ses temples, fut par moi enrichie etornée. L’immémorial sanctuaire de Neptune,tombé en ruine, était si vénérable que l’en-trée en était interdite à quiconque : des mys-tères plus anciens que la race humaine s’yperpétuaient derrière des portes continuelle-ment closes. Je construisis un nouveautemple, beaucoup plus vaste, à l’intérieurduquel le vieil édifice gît désormais commeun noyau au centre d’un fruit. Sur la route,non loin de Mantinée, je fis rénover la tombeoù Épaminondas tué en pleine bataille, re-pose auprès d’un jeune compagnon frappé àses côtés : une colonne, où un poème futgravé, s’éleva pour commémorer ce souvenir

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d’un temps où tout, vu à distance, sembleavoir été noble et simple, la tendresse, lagloire, la mort. En Achaïe, les JeuxIsthmiques furent célébrés avec unesplendeur qu’on n’avait pas vue depuis lestemps anciens ; j’espérais, en rétablissant cesgrandes fêtes helléniques, refaire de la Grèceune unité vivante. Des chasses nous en-traînèrent dans la vallée de l’Hélicon doréepar les dernières rousseurs de l’automne ;nous fîmes halte au bord de la source de Nar-cisse, près du sanctuaire de l’Amour : la dé-pouille d’une jeune ourse, trophée suspendupar des clous d’or à la paroi du temple, futofferte à ce dieu, le plus sage de tous.

La barque que le marchand Érastosd’Éphèse me prêtait pour naviguer dans l’Ar-chipel mouilla dans la baie de Phalère : jem’installai à Athènes comme un hommerentre au foyer. J’osai toucher à cette beauté,essayer de faire de cette ville admirable uneville parfaite. Athènes, pour la première fois,

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se repeuplait, se remettait à croître après unelongue période de déclin : j’en doublai l’éten-due ; je prévis, le long de l’Ilissus, uneAthènes nouvelle, la ville d’Hadrien à côté decelle de Thésée. Tout était à régler, à con-struire. Six siècles plus tôt, le grand templeconsacré au Zeus Olympien avait été aban-donné aussitôt entrepris. Mes ouvriers semirent à l’œuvre : Athènes connut de nou-veau une activité joyeuse qu’elle n’avait pasgoûtée depuis Périclès. J’achevais ce qu’unSéleucide avait vainement tenté de ter-miner ; je réparais sur place les rapines denotre Sylla. L’inspection des travaux néces-sita des allées et venues quotidiennes dansun dédale de machines, de poulies savantes,de fûts à demi dressés, et de blocs blancsnégligemment empilés sous un ciel bleu. J’yretrouvais quelque chose de l’excitation deschantiers de constructions navales : un bâti-ment renfloué appareillait pour l’avenir. Lesoir, l’architecture cédait la place à la

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musique, cette construction invisible. J’aiplus ou moins pratiqué tous les arts, mais ce-lui des sons est le seul où je me suis con-stamment exercé, et où je me reconnais unecertaine excellence. À Rome, je dissimulaisce goût : je pouvais avec discrétion m’y livrerà Athènes. Les musiciens se rassemblaientdans la cour plantée d’un cyprès, au piedd’une statue d’Hermès. Six ou sept seule-ment ; un orchestre de flûtes et de lyres,auquel s’adjoignait parfois un virtuose arméd’une cithare. Je tenais le plus souvent lagrande flûte traversière. Nous jouions desairs anciens, presque oubliés, et aussi desmélodies nouvelles composées pour moi.J’aimais l’austérité virile des airs doriens,mais je ne détestais pas les mélodies volup-tueuses ou passionnées, les brisurespathétiques ou savantes, que les gens graves,dont la vertu consiste à tout craindre, re-jettent comme bouleversantes pour les sensou le cœur. J’apercevais entre les cordes le

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profil de mon jeune compagnon, sagementoccupé à tenir sa partie dans l’ensemble, etses doigts bougeant avec soin le long des filstendus.

Ce bel hiver fut riche en fréquenta-tions amicales : l’opulent Atticus, dont labanque finançait mes travaux édilitaires, nonsans d’ailleurs en tirer profit, m’invita dansses jardins de Képhissia, où il vivait entouréd’une cour d’improvisateurs et d’écrivains envogue ; son fils, le jeune Hérode, était uncauseur à la fois entraînant et subtil ; il dev-int le commensal indispensable de messoupers d’Athènes. Il avait fort perdu cettetimidité qui l’avait fait rester court en maprésence, à l’époque où l’éphébie athénienneme l’avait envoyé sur les frontières sarmatespour me féliciter de mon avènement, mais savanité croissante me semblait tout au plus undoux ridicule. Le rhéteur Polémon, le grandhomme de Laodicée, qui rivalisait avecHérode d’éloquence, et surtout de richesses,

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m’enchanta par son style asiatique, ample etmiroitant comme les flots d’un Pactole : cethabile assembleur de mots vivait comme ilparlait, avec faste. Mais la rencontre la plusprécieuse de toutes fut celle d’Arrien deNicomédie, mon meilleur ami. Plus jeuneque moi d’environ douze ans, il avait déjàcommencé cette belle carrière politique etmilitaire dans laquelle il continue des’honorer et de servir. Son expérience desgrandes affaires, sa connaissance des che-vaux, des chiens, de tous les exercices ducorps, le mettaient infiniment au-dessus dessimples faiseurs de phrases. Dans sa jeun-esse, il avait été la proie d’une de cesétranges passions de l’esprit, sans lesquellesil n’est peut-être pas de vraie sagesse, ni devraie grandeur : deux ans de sa vie s’étaientécoulés à Nicopolis en Épire, dans la petitechambre froide et nue où agonisait Épictète ;il s’était donné pour tâche de recueillir et detranscrire mot pour mot les derniers propos

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du vieux philosophe malade. Cette périoded’enthousiasme l’avait marqué : il en gardaitd’admirables disciplines morales, une espècede candeur grave. Il pratiquait en secret desaustérités dont ne se doutait personne. Maisle long apprentissage du devoir stoïque nel’avait pas raidi dans une attitude de fauxsage : il était trop fin pour ne pas s’être aper-çu qu’il en est des extrémités de la vertucomme de celles de l’amour, que leur méritetient précisément à leur rareté, à leur cara-ctère de chef-d’œuvre unique, de bel excès.L’intelligence sereine, l’honnêteté parfaite deXénophon lui servaient désormais de mod-èle. Il écrivait l’histoire de son pays, la Bithy-nie. J’avais placé cette province, longtempsfort mal administrée par des proconsuls,sous ma juridiction personnelle : il me con-seilla dans mes plans de réforme. Ce lecteurassidu des dialogues socratiques n’ignoraitrien des réserves d’héroïsme, de dévoue-ment, et parfois de sagesse, dont la Grèce a

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su ennoblir la passion pour l’ami : il traitaitmon jeune favori avec une déférence tendre.Les deux Bithyniens parlaient ce doux dia-lecte de l’Ionie, aux désinences presquehomériques, que j’ai plus tard décidé Arrienà employer dans ses œuvres.

Athènes avait à cette époque sonphilosophe de la vie frugale : Démonaxmenait dans une cabane du village de Coloneune existence exemplaire et gaie. Ce n’étaitpas Socrate ; il n’en avait ni la subtilité, nil’ardeur, mais j’aimais sa bonhomiemoqueuse. L’acteur comique Aristomène,qui interprétait avec verve la vieille comédieattique, fut un autre de ces amis au cœursimple. Je l’appelais ma perdrix grecque :court, gras, joyeux comme un enfant oucomme un oiseau, il était plus renseigné quepersonne sur les rites, la poésie, les recettesde cuisine d’autrefois. Il m’amusa et m’in-struisit longtemps. Antinoüs s’attacha vers cetemps-là le philosophe Chabrias, platonicien

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frotté d’orphisme, le plus innocent deshommes, qui voua à l’enfant une fidélité dechien de garde, plus tard reportée sur moi.Onze ans de vie de cour ne l’ont pas changé :c’est toujours le même être candide, dévot,chastement occupé de songes, aveugle auxintrigues et sourd aux rumeurs. Il m’ennuieparfois, mais je ne m’en séparerai qu’à mamort.

Mes rapports avec le philosophestoïque Euphratès furent de durée plusbrève. Il s’était retiré à Athènes aprèsd’éclatants succès à Rome. Je le pris commelecteur, mais les souffrances que lui causaitde longue date un abcès au foie, et l’affaib-lissement qui en résultait, le persuadèrentque sa vie ne lui offrait plus rien qui valût lapeine de vivre. Il me demanda la permissionde quitter mon service par le suicide. Je n’aijamais été l’ennemi de la sortie volontaire ;j’y avais pensé comme à une fin possible aumoment de la crise qui précéda la mort de

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Trajan. Ce problème du suicide, qui m’a ob-sédé depuis, me semblait alors de solutionfacile. Euphratès eut l’autorisation qu’ilréclamait ; je la lui fis porter par mon jeuneBithynien, peut-être parce qu’il m’aurait pluà moi-même de recevoir des mains d’un telmessager cette réponse finale. Le philosophese présenta au palais le soir même pour unecauserie qui ne différait en rien desprécédentes ; il se tua le lendemain. Nous re-parlâmes plusieurs fois de cet incident : l’en-fant en demeura assombri durant quelquesjours. Ce bel être sensuel regardait la mortavec horreur ; je ne m’apercevais pas qu’il ypensait déjà beaucoup. Pour moi, je com-prenais mal qu’on quittât volontairement unmonde qui me paraissait beau, qu’onn’épuisât pas jusqu’au bout, en dépit de tousles maux, la dernière possibilité de pensée,de contact, et même de regard. J’ai bienchangé depuis.

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Les dates se mélangent : ma mém-oire se compose une seule fresque où s’entas-sent les incidents et les voyages de plusieurssaisons. La barque luxueusement aménagéedu marchand Érastos d’Éphèse tourna saproue vers l’Orient, puis vers le sud, enfinvers cette Italie qui devenait pour moi l’Occi-dent. Rhodes fut touchée deux fois ; Délos,aveuglante de blancheur, fut visitée d’abordpar un matin d’avril et plus tard sous lapleine lune du solstice ; le mauvais temps surla côte d’Épire me permit de prolongerune visite à Dodone. En Sicile, nous nous at-tardâmes quelques jours à Syracuse pour ex-plorer le mystère des sources : Aréthuse, Cy-ané, belles nymphes bleues. Je donnai unepensée à Licinius Sura, qui avait jadis con-sacré ses loisirs d’homme d’État à étudier lesmerveilles des eaux. J’avais entendu parlerdes irisations surprenantes de l’aurore sur lamer d’Ionie contemplée du haut de l’Etna. Jedécidai d’entreprendre l’ascension de la

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montagne ; nous passâmes de la région desvignes à celle de la lave, puis de la neige.L’enfant aux jambes dansantes courait surces pentes difficiles ; les savants qui m’ac-compagnaient montèrent à dos de mules. Unabri avait été construit au faîte pour nouspermettre d’y attendre l’aube. Elle vint ; uneimmense écharpe d’Iris se déploya d’un hori-zon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent surles glaces du sommet ; l’espace terrestre etmarin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afriquevisible et la Grèce devinée. Ce fut l’une descimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni lafrange dorée d’un nuage, ni les aigles, nil’échanson d’immortalité.

Saisons alcyoniennes, solstice demes jours… Loin de surfaire mon bonheur àdistance, je dois lutter pour n’en pas affadirl’image ; son souvenir même est maintenanttrop fort pour moi. Plus sincère que la plu-part des hommes, j’avoue sans ambages lescauses secrètes de cette félicité : ce calme si

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propice aux travaux et aux disciplines de l’es-prit me semble l’un des plus beaux effets del’amour. Et je m’étonne que ces joies si pré-caires, si rarement parfaites au cours d’unevie humaine, sous quelque aspect d’ailleursque nous les ayons cherchées ou reçues, soi-ent considérées avec tant de méfiance par deprétendus sages, qu’ils en redoutent l’accou-tumance et l’excès au lieu d’en redouter lemanque et la perte, qu’ils passent à tyran-niser leurs sens un temps mieux employé àrégler ou à embellir leur âme. À cetteépoque, je mettais à affermir mon bonheur, àle goûter, à le juger aussi, cette attentionconstante que j’avais toujours donnée auxmoindres détails de mes actes ; et qu’est lavolupté elle même, sinon un moment d’at-tention passionnée du corps ? Tout bonheurest un chef-d’œuvre : la moindre erreur lefausse, la moindre hésitation l’altère, lamoindre lourdeur le dépare, la moindre sot-tise l’abêtit. Le mien n’est responsable en

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rien de celles de mes imprudences qui plustard l’ont brisé : tant que j’ai agi dans sonsens, j’ai été sage. Je crois encore qu’il eût étépossible à un homme plus sage que moid’être heureux jusqu’à sa mort.

C’est quelque temps plus tard, enPhrygie, sur les confins où la Grèce et l’Asiese mélangent, que j’eus de ce bonheur l’im-age la plus complète et la plus lucide. Nouscampions dans un lieu désert et sauvage, surl’emplacement de la tombe d’Alcibiade quimourut là-bas victime des machinations desSatrapes. J’avais fait placer sur ce tombeaunégligé depuis des siècles une statue enmarbre de Paros, l’effigie de cet homme quiest l’un de ceux que la Grèce a le plus aimés.J’avais aussi donné l’ordre qu’on y célébrâtchaque année certains rites commémoratifs ;les habitants du village voisin s’étaient jointsaux gens de mon escorte pour la première deces cérémonies ; un jeune taureau fut sacri-fié ; une partie de la chair fut prélevée pour

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le festin du soir. Il y eut une course de che-vaux improvisée dans la plaine, des dansesauxquelles le Bithynien prit part avec unegrâce fougueuse ; un peu plus tard, au borddu dernier feu, rejetant en arrière sa bellegorge robuste, il chanta. J’aime à m’étendreauprès des morts pour prendre ma mesure :ce soir-là, je comparai ma vie à celle dugrand jouisseur vieillissant qui tomba percéde flèches à cette place, défendu par un jeuneami et pleuré par une courtisane d’Athènes.Ma jeunesse n’avait pas prétendu auxprestiges de celle d’Alcibiade : ma diversitéégalait ou surpassait la sienne. J’avais jouitout autant, réfléchi davantage, travaillébeaucoup plus ; j’avais comme lui l’étrangebonheur d’être aimé. Alcibiade a tout séduit,même l’Histoire, et cependant, il laisse der-rière lui les monceaux de morts athéniensabandonnés dans les carrières de Syracuse,une patrie chancelante, les dieux des carre-fours sottement mutilés par ses mains.

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J’avais gouverné un monde infiniment plusvaste que celui où l’Athénien avait vécu ; j’yavais maintenu la paix ; je l’avais gréécomme un beau navire appareillé pour unvoyage qui durera des siècles ; j’avais lutté demon mieux pour favoriser le sens du divindans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’hu-main. Mon bonheur m’était un payement.

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Chapitre 17

Il y avait Rome. Mais je n’étais plusforcé de ménager, de rassurer, de plaire.L’œuvre du principat s’imposait ; les portesdu temple de Janus, qu’on ouvre en temps deguerre, restaient closes ; les intentions por-taient leurs fruits ; la prospérité desprovinces refluait sur la métropole. Je ne re-fusai plus le titre de Père de la Patrie, qu’onm’avait proposé à l’époque de monavènement.

Plotine n’était plus. Durant unprécédent séjour en ville, j’avais revu pour ladernière fois cette femme au sourire un peu

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las, que la nomenclature officielle me don-nait pour mère, et qui était bien davantage :mon unique amie. Cette fois, je ne retrouvaid’elle qu’une petite urne déposée sous la Co-lonne Trajane. J’assistai moi-même aux céré-monies de l’apothéose ; contrairement à l’us-age impérial, j’avais pris le deuil pour unepériode de neuf jours. Mais la mortchangeait peu de chose à cette intimité quidepuis des années se passait de présence ;l’impératrice restait ce qu’elle avait toujoursété pour moi : un esprit, une pensée àlaquelle s’était mariée la mienne.

Certains des grands travaux de con-struction s’achevaient : le Colisée réparé,lavé des souvenirs de Néron qui hantaientencore ce site, était orné, à la place de l’im-age de cet empereur, d’une effigie colossaledu Soleil, Hélios-Roi, par une allusion à monnom gentilice d’Ælius. On mettait la dernièremain au temple de Vénus et de Rome, con-struit lui aussi sur l’emplacement de la

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scandaleuse Maison d’Or, où Néron avaitdéployé sans goût un luxe mal acquis. Roma,Amor : la divinité de la Ville Éternelle s’iden-tifiait pour la première fois avec la Mère del’Amour, inspiratrice de toute joie. C’étaitune des idées de ma vie. La puissance ro-maine prenait ainsi ce caractère cosmique etsacré, cette forme pacifique et tutélaire quej’ambitionnais de lui donner. Il m’arrivaitparfois d’assimiler l’impératrice morte àcette Vénus sage, conseillère divine.

De plus en plus, toutes les déitésm’apparaissaient mystérieusement fonduesen un Tout, émanations infiniment variées,manifestations égales d’une même force :leurs contradictions n’étaient qu’un mode deleur accord. La construction d’un temple àTous les Dieux, d’un Panthéon, s’était im-posée à moi. J’en avais choisi l’emplacementsur les débris d’anciens bains publics offertsau peuple romain par Agrippa, le gendred’Auguste. Rien ne restait du vieil édifice

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qu’un portique et que la plaque de marbred’une dédicace au peuple de Rome : celle-cifut soigneusement replacée telle quelle aufronton du nouveau temple. Il m’importaitpeu que mon nom figurât sur ce monument,qui était ma pensée. Il me plaisait au con-traire qu’une inscription vieille de plus d’unsiècle l’associât au début de l’empire, aurègne apaisé d’Auguste. Même là où j’innov-ais, j’aimais à me sentir avant tout uncontinuateur. Par-delà Trajan et Nerva,devenus officiellement mon père et monaïeul, je me rattachais même à ces douzeCésars si maltraités par Suétone : la luciditéde Tibère, moins sa dureté, l’érudition deClaude, moins sa faiblesse, le goût des artsde Néron, mais dépouillé de toute vanitésotte, la bonté de Titus, moins sa fadeur,l’économie de Vespasien sans sa lésinerie ri-dicule, formaient autant d’exemples que jeme proposais à moi-même. Ces princesavaient joué leur rôle dans les affaires

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humaines ; c’était à moi qu’il incombaitdésormais de choisir entre leurs actes ceuxqu’il importait de continuer, de consoliderles meilleurs, de corriger les pires, jusqu’aujour où d’autres hommes, plus ou moinsqualifiés, mais également responsables, sechargeraient d’en faire autant des miens.

La dédicace du temple de Vénus etde Rome fut une espèce de triomphe accom-pagné de courses de chars, de spectaclespublics, de distributions d’épices et de par-fums. Les vingt-quatre éléphants qui avaientamené à pied d’œuvre ces énormes blocs, di-minuant d’autant le travail forcé des es-claves, prirent place dans le cortège, mono-lithes vivants. La date choisie pour cette fêteétait le jour anniversaire de la naissance deRome, le huitième jour qui suit les ides d’av-ril de l’an huit cent quatre-vingt-deux aprèsla fondation de la Ville. Le printemps romainn’avait jamais été plus doux, plus violent, niplus bleu. Le même jour, avec une solennité

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plus grave et comme assourdie, une céré-monie dédicatoire eut lieu à l’intérieur duPanthéon. J’avais corrigé moi-même lesplans trop timides de l’architecte Apollodore.Utilisant les arts de la Grèce comme unesimple ornementation, un luxe ajouté, j’étaisremonté pour la structure même de l’édificeaux temps primitifs et fabuleux de Rome,aux temples ronds de l’Étrurie antique.J’avais voulu que ce sanctuaire de Tous lesDieux reproduisît la forme du globe terrestreet de la sphère stellaire, du globe où se ren-ferment les semences du feu éternel, de lasphère creuse qui contient tout. C’était aussila forme de ces huttes ancestrales où lafumée des plus anciens foyers humainss’échappait par un orifice situé au faîte. Lacoupole, construite d’une lave dure et légèrequi semblait participer encore aumouvement ascendant des flammes, com-muniquait avec le ciel par un grand trou al-ternativement noir et bleu. Ce temple ouvert

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et secret était conçu comme un cadran sol-aire. Les heures tourneraient en rond sur cescaissons soigneusement polis par des artis-ans grecs ; le disque du jour y resterait sus-pendu comme un bouclier d’or ; la pluieformerait sur le pavement une flaque pure ;la prière s’échapperait comme une fuméevers ce vide où nous mettons les dieux. Cettefête fut pour moi une de ces heures où toutconverge. Debout au fond de ce puits de jour,j’avais à mes côtés le personnel de mon prin-cipat, les matériaux dont se composait mondestin déjà plus qu’à demi édifié d’hommemûr. Je reconnaissais l’austère énergie deMarcius Turbo, serviteur fidèle ; la dignitégrondeuse de Servianus, dont les critiques,chuchotées à voix de plus en plus basse, nem’atteignaient plus ; l’élégance royale de Lu-cius Céonius ; et, un peu à l’écart, dans cetteclaire pénombre qui sied aux apparitions di-vines, le visage rêveur du jeune Grec en quij’avais incarné ma Fortune. Ma femme,

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présente elle aussi, venait de recevoir le titred’impératrice.

Depuis longtemps déjà, je préféraisles fables concernant les amours et les quer-elles des dieux aux commentaires maladroitsdes philosophes sur la nature divine ; j’ac-ceptais d’être l’image terrestre de ce Jupiterd’autant plus dieu qu’il est homme, soutiendu monde, justice incarnée, ordre deschoses, amant des Ganymèdes et desEuropes, époux négligent d’une Junonamère. Mon esprit, disposé à tout mettre cejour-là dans une lumière sans ombre, com-parait l’impératrice à cette déesse en l’hon-neur de qui, durant une récente visite à Ar-gos, j’avais consacré un paon d’or orné depierres précieuses. J’aurais pu me débarrass-er par le divorce de cette femme pointaimée ; homme privé, je n’eusse pas hésité àle faire. Mais elle me gênait fort peu, et riendans sa conduite ne justifiait une insulte sipublique. Jeune épouse, elle s’était offusquée

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de mes écarts, mais à peu près comme sononcle s’irritait de mes dettes. Elle assistaitaujourd’hui sans paraître s’en apercevoir auxmanifestations d’une passion qui s’annonçaitlongue. Comme beaucoup de femmes peusensibles à l’amour, elle en comprenait malle pouvoir ; cette ignorance excluait à la foisl’indulgence et la jalousie. Elle ne s’inquiétaitque si ses titres ou sa sécurité se trouvaientmenacés, ce qui n’était pas le cas. Il ne luirestait rien de cette grâce d’adolescente quim’avait brièvement intéressé autrefois : cetteEspagnole prématurément vieillie était graveet dure. Je savais gré à sa froideur de n’avoirpas pris d’amant ; il me plaisait qu’elle sûtporter avec dignité ses voiles de matrone quiétaient presque des voiles de veuve. J’aimaisassez qu’un profil d’impératrice figurât surles monnaies romaines, avec, au revers, uneinscription, tantôt à la Pudeur, tantôt à laTranquillité. Il m’arrivait de penser à cemariage fictif qui, le soir des fêtes d’Éleusis,

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a lieu entre la grande prêtresse et l’Hiéro-phante, mariage qui n’est pas une union, nimême un contact, mais qui est un rite, et sac-ré comme tel.

La nuit qui suivit ces célébrations, duhaut d’une terrasse, je regardai brûler Rome.Ces feux de joie valaient bien les incendiesallumés par Néron : ils étaient presque aussiterribles. Rome : le creuset, mais aussi lafournaise, et le métal qui bout, le marteau,mais aussi l’enclume, la preuve visible deschangements et des recommencements del’histoire, l’un des lieux au monde oùl’homme aura le plus tumultueusement vécu.La conflagration de Troie, d’où un fugitifs’était échappé, emportant avec lui son vieuxpère, son jeune fils, et ses Lares, aboutissaitce soir-là à ces grandes flammes de fête. Jesongeais aussi, avec une sorte de terreur sac-rée, aux embrasements de l’avenir. Ces mil-lions de vies passées, présentes et futures,ces édifices récents nés d’édifices anciens et

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suivis eux-mêmes d’édifices à naître, mesemblaient se succéder dans le temps commedes vagues ; par hasard, c’était à mes piedscette nuit-là que ces grandes houles venaientse briser. Je passe sur ces moments de délireoù la pourpre impériale, l’étoffe sainte, etque si rarement j’acceptais de porter, futjetée sur les épaules de la créature qui de-venait pour moi mon Génie : il me convenait,certes, d’opposer ce rouge profond à l’or pâled’une nuque, mais surtout d’obliger monBonheur, ma Fortune, ces entités incertaineset vagues, à s’incarner dans cette forme siterrestre, à acquérir la chaleur et le poidsrassurant de la chair. Les murs solides de cePalatin, que j’habitais si peu, mais que jevenais de reconstruire, oscillaient comme lesflancs d’une barque ; les tentures écartéespour laisser entrer la nuit romaine étaientcelles d’un pavillon de poupe ; les cris de lafoule étaient le bruit du vent dans les cord-ages. L’énorme écueil aperçu au loin dans

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l’ombre, les assises gigantesques de montombeau qu’on commençait à ce momentd’élever sur les bords du Tibre, ne m’in-spiraient ni terreur, ni regret, ni vaine médit-ation sur la brièveté de la vie.

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Chapitre 18

Peu à peu, la lumière changea. De-puis deux ans et plus, le passage du temps semarquait aux progrès d’une jeunesse qui seforme, se dore, monte à son zénith : la voixgrave s’habituant à crier des ordres aux pi-lotes et aux maîtres des chasses ; la fouléeplus longue du coureur ; les jambes du cava-lier maîtrisant plus expertement sa mon-ture ; l’écolier qui avait appris par cœur àClaudiopolis de longs fragments d’Homèrese passionnait de poésie voluptueuse et sav-ante, s’engouait de certains passages dePlaton. Mon jeune berger devenait un jeuneprince. Ce n’était plus l’enfant zélé qui se

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jetait de cheval, aux haltes, pour m’offrirl’eau des sources puisée dans ses paumes : ledonateur savait maintenant l’immensevaleur de ses dons. Durant les chasses organ-isées dans les domaines de Lucius, en To-scane, j’avais pris plaisir à mêler ce visageparfait aux figures lourdes et soucieuses desgrands dignitaires, aux profils aigus des Ori-entaux, aux mufles épais des veneurs bar-bares, à obliger le bienaimé au rôle difficilede l’ami. À Rome, des intrigues s’étaientnouées autour de cette jeune tête, de bas ef-forts s’étaient exercés pour capter cette influ-ence, ou pour lui en substituer quelqueautre. L’absorption dans une pensée uniquedouait ce jeune homme de dix-huit ans d’unpouvoir d’indifférence qui manque aux plussages : il avait su dédaigner, ou ignorer toutcela. Mais la belle bouche avait pris un pliamer dont s’apercevaient les sculpteurs.

J’offre ici aux moralistes une occa-sion facile de triompher de moi. Mes

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censeurs s’apprêtent à montrer dans monmalheur les suites d’un égarement, le ré-sultat d’un excès : il m’est d’autant plus diffi-cile de les contredire que je vois mal en quoiconsiste l’égarement, et où se situe l’excès. Jem’efforce de ramener mon crime, si c’en estun, à des proportions justes : je me dis que lesuicide n’est pas rare, et qu’il est commun demourir à vingt ans. La mort d’Antinoüs n’estun problème et une catastrophe que pourmoi seul. Il se peut que ce désastre ait été in-séparable d’un trop-plein de joie, d’un sur-croît d’expérience, dont je n’aurais pas con-senti à me priver moi-même ni à priver moncompagnon de danger. Mes remords mêmesont devenus peu à peu une forme amère depossession, une manière de m’assurer quej’ai été jusqu’au bout le triste maître de sondestin. Mais je n’ignore pas qu’il faut compt-er avec les décisions de ce bel étranger quereste malgré tout chaque être qu’on aime. Enprenant sur moi toute la faute, je réduis cette

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jeune figure aux proportions d’une statuettede cire que j’aurais pétrie, puis écrasée entremes mains. Je n’ai pas le droit de déprécierle singulier chef-d’œuvre que fut son départ ;je dois laisser à cet enfant le mérite de sapropre mort.

Il va sans dire que je n’incrimine pasla préférence sensuelle, fort banale, qui enamour déterminait mon choix. Des passionssemblables avaient souvent traversé ma vie ;ces fréquentes amours n’avaient coûtéjusqu’ici qu’un minimum de serments, demensonges, et de maux. Mon bref engoue-ment pour Lucius ne m’avait entraîné qu’àquelques folies réparables. Rien n’empêchaitqu’il n’en allât de même pour cette suprêmetendresse ; rien, sinon précisément la qualitéunique par où elle se distinguait des autres.L’accoutumance nous aurait conduits à cettefin sans gloire, mais aussi sans désastre, quela vie procure à tous ceux qui ne refusent passon doux émoussement par l’usure. J’aurais

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vu la passion se changer en amitié, comme leveulent les moralistes, ou en indifférence, cequi est plus fréquent. Un être jeune se fûtdétaché de moi au moment où nos liensauraient commencé à me peser ; d’autresroutines sensuelles, ou les mêmes sousd’autres formes, se fussent établies dans savie ; l’avenir eût contenu un mariage ni pireni meilleur que tant d’autres, un poste dansl’administration provinciale, la gestion d’undomaine rural en Bithynie ; dans d’autrescas, l’inertie, la vie de cour continuée dansquelque position subalterne ; à tout mettreau pis, une de ces carrières de favoris déchusqui tournent au confident ou à l’entre-metteur. La sagesse, si j’y comprendsquelque chose, consiste à ne rien ignorer deces hasards, qui sont la vie même, quitte às’efforcer d’écarter les pires. Mais ni cet en-fant ni moi nous n’étions sages.

Je n’avais pas attendu la présenced’Antinoüs pour me sentir dieu. Mais le

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succès multipliait autour de moi les chancesde vertige ; les saisons semblaient collaboreravec les poètes et les musiciens de mon es-corte pour faire de notre existence une fêteolympienne. Le jour de mon arrivée àCarthage, une sécheresse de cinq ans pritfin ; la foule délirant sous l’averse acclama enmoi le dispensateur des bienfaits d’en haut ;les grands travaux d’Afrique ne furent en-suite qu’une manière de canaliser cette prod-igalité céleste. Quelque temps plus tôt, aucours d’une escale en Sardaigne, un oragenous fit chercher refuge dans une cabane depaysans ; Antinoüs aida notre hôte à re-tourner une couple de tranches de thon surla braise ; je me crus Zeus visitant Philémonen compagnie d’Hermès. Ce jeune hommeaux jambes repliées sur un lit était ce mêmeHermès dénouant ses sandales ; Bacchuscueillait cette grappe, ou goûtait pour moicette coupe de vin rose ; ces doigts durcis parla corde de l’arc étaient ceux d’Éros. Parmi

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tant de travestis, au sein de tant de prestiges,il m’arriva d’oublier la personne humaine,l’enfant qui s’efforçait vainement d’appren-dre le latin, priait l’ingénieur Décrianus delui donner des leçons de mathématiques,puis y renonçait, et qui, au moindre re-proche, s’en allait bouder à l’avant du navireen regardant la mer.

Le voyage d’Afrique s’acheva enplein soleil de juillet dans les quartiers toutneufs de Lambèse ; mon compagnon endossaavec une joie puérile la cuirasse et la tuniquemilitaire ; je fus pour quelques jours le Marsnu et casqué participant aux exercices ducamp, l’Hercule athlétique grisé du senti-ment de sa vigueur encore jeune. En dépit dela chaleur et des longs travaux de terrasse-ment effectués avant mon arrivée, l’arméefonctionna comme tout le reste avec une fa-cilité divine : il eût été impossible d’obligerce coureur à un saut d’obstacle de plus, d’im-poser à ce cavalier une voltige nouvelle, sans

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nuire à l’efficacité de ces manœuvres elles-mêmes, sans rompre quelque part ce justeéquilibre de forces qui en constitue la beauté.Je n’eus à faire remarquer aux officiersqu’une seule erreur imperceptible, un groupede chevaux laissé à découvert durant lesimulacre d’attaque en rase campagne ; monpréfet Cornélianus me satisfit en tout. Un or-dre intelligent régissait ces massesd’hommes, de bêtes de trait, de femmes bar-bares accompagnées d’enfants robustes sepressant aux bords du prétoire pour mebaiser les mains. Cette obéissance n’était passervile ; cette fougue sauvage s’employait àsoutenir mon programme de sécurité ; rienn’avait coûté trop cher ; rien n’avait été nég-ligé. Je songeai à faire écrire par Arrien untraité de tactique exact comme un corps bienfait.

A Athènes, la dédicace del’Olympéion donna lieu trois mois plus tard àdes fêtes qui rappelaient les solennités

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romaines, mais ce qui à Rome s’était passésur terre se situa là-bas en plein ciel. Par uneblonde après-midi d’automne, je pris placesous ce portique conçu à l’échelle surhu-maine de Zeus ; ce temple de marbre, élevésur le lieu où Deucalion vit cesser le Déluge,semblait perdre son poids, flotter comme unlourd nuage blanc ; mon vêtement rituel s’ac-cordait aux tons du soir sur l’Hymette toutproche. J’avais chargé Polémon du discoursinauguratoire. Ce fut là que la Grèce me dé-cerna ces appellations divines où je voyais àla fois une source de prestige et le but le plussecret des travaux de ma vie : Évergète,Olympien, Épiphane, Maître de Tout. Et leplus beau, le plus difficile à mériter de tousces titres : Ionien, Philhellène. Il y avait del’acteur en Polémon, mais les jeux dephysionomie d’un grand comédien traduis-ent parfois une émotion à laquelle parti-cipent toute une foule, tout un siècle. Il levales yeux, se recueillit avant son exorde, parut

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rassembler en lui tous les dons contenusdans ce moment du temps. J’avais collaboréavec les âges, avec la vie grecque elle-même ;l’autorité que j’exerçais était moins unpouvoir qu’une mystérieuse puissance,supérieure à l’homme, mais qui n’agit ef-ficacement qu’à travers l’intermédiaire d’unepersonne humaine ; le mariage de Rome etd’Athènes s’était accompli ; le passé retrouv-ait un visage d’avenir ; la Grèce repartaitcomme un navire longtemps immobilisé parun calme, qui sent de nouveau dans sesvoiles la poussée du vent. Ce fut alors qu’unemélancolie d’un instant me serra le cœur : jesongeai que les mots d’achèvement, de per-fection, contiennent en eux le mot de fin :peut-être n’avais-je fait qu’offrir une proie deplus au Temps dévorateur.

Nous pénétrâmes ensuite dans l’in-térieur du temple où les sculpteurs s’affair-aient encore : l’immense ébauche du Zeusd’or et d’ivoire éclairait vaguement la

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pénombre ; au pied de l’échafaudage, legrand python que j’avais fait chercher auxIndes pour le consacrer dans ce sanctuairegrec reposait déjà dans sa corbeille de fili-grane, bête divine, emblème rampant de l’es-prit de la Terre, associé de tout temps aujeune homme nu qui symbolise le Génie del’empereur. Antinoüs, entrant de plus enplus dans ce rôle, servit lui-même au mon-stre sa ration de mésanges aux ailes rognées.Puis, levant les bras, il pria. Je savais quecette prière, faite pour moi, ne s’adressaitqu’à moi seul, mais je n’étais pas assez dieupour en deviner le sens, ni pour savoir si elleserait un jour ou l’autre exaucée. Ce fut unsoulagement de sortir de ce silence, de cettepâleur bleue, de retrouver les rues d’Athènesoù s’allumaient les lampes, la familiarité dupetit peuple, les cris dans l’air poussiéreuxdu soir. La jeune figure qui allait bientôt em-bellir tant de monnaies du monde grec

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devenait pour la foule une présence amicale,un signe.

Je n’aimais pas moins ; j’aimais plus.Mais le poids de l’amour, comme celui d’unbras tendrement posé au travers d’unepoitrine, devenait peu à peu lourd à porter.Les comparses reparurent : je me rappelle cejeune homme dur et fin qui m’accompagnadurant un séjour à Milet, mais auquel je ren-onçai. Je revois cette soirée de Sardes où lepoète Straton nous promena de mauvais lieuen mauvais lieu, entourés de douteuses con-quêtes. Ce Straton, qui avait préféré à macour l’obscure liberté des tavernes de l’Asie,était un homme exquis et moqueur, avide deprouver l’inanité de tout ce qui n’est pas leplaisir lui-même, peut-être pour s’excuserd’y avoir sacrifié tout le reste. Et il y eut cettenuit de Smyrne où j’obligeai l’objet aimé àsubir la présence d’une courtisane. L’enfantse faisait de l’amour une idée qui demeuraitaustère, parce qu’elle était exclusive ; son

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dégoût alla jusqu’aux nausées. Puis, il s’ha-bitua. Ces vaines tentatives s’expliquent as-sez par le goût de la débauche ; il s’y mêlaitl’espoir d’inventer une intimité nouvelle oùle compagnon de plaisir ne cesserait pasd’être le bien-aimé et l’ami ; l’envie d’instru-ire l’autre, de faire passer sa jeunesse par desexpériences qui avaient été celles de lamienne ; et peut-être, plus inavouée, l’inten-tion de le ravaler peu à peu au rang desdélices banales qui n’engagent à rien.

Il entrait de l’angoisse dans mon be-soin de rabrouer cette tendresse ombrageusequi risquait d’encombrer ma vie. Au coursd’un voyage en Troade, nous visitâmes laplaine du Scamandre sous un ciel vert decatastrophe : l’inondation, dont j’étais venusur place constater les ravages, changeait enîlots les tumulus des tombeaux antiques. Jetrouvai quelques moments pour me recueillirsur la tombe d’Hector ; Antinoüs alla rêversur celle de Patrocle. Je ne sus pas

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reconnaître dans le jeune faon qui m’accom-pagnait l’émule du camarade d’Achille : jetournai en dérision ces fidélités passionnéesqui fleurissent surtout dans les livres ; le belêtre insulté rougit jusqu’au sang. La fran-chise était de plus en plus la seule vertu àlaquelle je m’astreignais : je m’apercevaisque les disciplines héroïques dont la Grèce aentouré l’attachement d’un homme mûrpour un compagnon plus jeune ne sontsouvent pour nous que simagrées hypocrites.Plus sensible que je ne croyais l’être auxpréjugés de Rome, je me rappelais que ceux-ci font sa part au plaisir mais voient dansl’amour une manie honteuse ; j’étais reprispar ma rage de ne dépendre exclusivementd’aucun être. Je m’exaspérais de travers quiétaient ceux de la jeunesse, et comme tels in-séparables de mon choix ; je finissais par ret-rouver dans cette passion différente tout cequi m’avait irrité chez les maîtresses ro-maines : les parfums, les apprêts, le luxe

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froid des parures reprirent leur place dansma vie. Des craintes presque injustifiéess’étaient introduites dans ce cœur sombre ;je l’ai vu s’inquiéter d’avoir bientôt dix-neufans. Des caprices dangereux, des colèresagitant sur ce front têtu les anneaux de Méd-use, alternaient avec une mélancolie quiressemblait à de la stupeur, avec unedouceur de plus en plus brisée. Il m’est ar-rivé de le frapper : je me souviendrai tou-jours de ces yeux épouvantés. Mais l’idolesouffletée restait l’idole, et les sacrifices expi-atoires commençaient.

Tous les Mystères de l’Asie venaientrenforcer ce voluptueux désordre de leursmusiques stridentes. Le temps d’Éleusis étaitbien passé. Les initiations aux cultes secretsou bizarres, pratiques plus tolérées que per-mises, que le législateur en moi regardaitavec méfiance, convenaient à ce moment dela vie où la danse devient vertige, où le chants’achève en cri. Dans l’île de Samothrace,

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j’avais été initié aux Mystères des Cabires,antiques et obscènes, sacrés comme la chairet le sang ; les serpents gorgés de lait del’antre de Trophonios se frottèrent à meschevilles ; les fêtes thraces d’Orphée don-nèrent lieu à de sauvages rites de fraternité.L’homme d’État qui avait interdit sous lespeines les plus sévères toutes les formes demutilation consentit à assister aux orgies dela Déesse Syrienne : j’ai vu l’affreux tourbil-lonnement des danses ensanglantées ; fas-ciné comme un chevreau mis en présenced’un reptile, mon jeune compagnon contem-plait avec terreur ces hommes qui choisis-saient de faire aux exigences de l’âge et dusexe une réponse aussi définitive que celle dela mort, et peut-être plus atroce. Mais lecomble de l’horreur fut atteint durant un sé-jour à Palmyre, où le marchand arabe MélèsAgrippa nous hébergea pendant trois se-maines au sein d’un luxe splendide et bar-bare. Un jour, après boire, ce Mélès, grand

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dignitaire du culte mithriaque, qui prenaitassez peu au sérieux ses devoirs de pasto-phore, proposa à Antinoüs de participer autaurobole. Le jeune homme savait que jem’étais soumis autrefois à une cérémonie dumême genre ; il s’offrit avec ardeur. Je necrus pas devoir m’opposer à cette fantaisie,pour l’accomplissement de laquelle on n’exi-gea qu’un minimum de purifications et d’ab-stinences. J’acceptai de servir moi même derépondant, avec Marcus Ulpius Castoras,mon secrétaire pour la langue arabe. Nousdescendîmes à l’heure dite dans la cave sac-rée ; le Bithynien se coucha pour recevoirl’aspersion sanglante. Mais quand je visémerger de la fosse ce corps strié de rouge,cette chevelure feutrée par une boue gluante,ce visage éclaboussé de taches qu’on nepouvait laver, et qu’il fallait laisser s’effacerd’elles-mêmes, le dégoût me prit à la gorge,et l’horreur de ces cultes souterrains etlouches. Quelques jours plus tard, je fis

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interdire aux troupes, cantonnées à Émèse,l’accès du noir Mithraeum.

J’ai eu mes présages : comme Marc-Antoine avant sa dernière bataille, j’ai en-tendu s’éloigner dans la nuit la musique de larelève des dieux protecteurs qui s’en vont…Je l’entendais sans y prendre garde. Ma sé-curité était devenue celle du cavalier qu’untalisman protège de toute chute. À Samosate,un congrès de petits rois d’Orient eut lieusous mes auspices ; au cours de chasses enmontagne, Abgar, roi d’Osroène, m’enseignalui-même l’art du fauconnier ; des battuesmachinées comme des scènes de théâtre pré-cipitèrent dans des filets de pourpre deshardes entières d’antilopes ; Antinoüs s’arc-boutait de toutes ses forces pour retenirl’élan d’une couple de panthères tirant surleur lourd collier d’or. Des arrangements seconclurent sous le couvert de toutes cessplendeurs ; les marchandages me furent in-variablement favorables ; je restais le joueur

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qui gagne à tout coup. L’hiver se passa dansce palais d’Antioche où j’avais jadis demandéaux sorciers de m’éclairer sur l’avenir. Maisl’avenir ne pouvait désormais rien m’apport-er, rien du moins qui pût passer pour undon. Mes vendanges étaient faites ; le moûtde la vie emplissait la cuve. J’avais cessé, ilest vrai, d’ordonner mon propre destin, maisles disciplines soigneusement élaboréesd’autrefois ne réapparaissaient plus quecomme le premier stage d’une vocationd’homme ; il en était d’elles comme de ceschaînes qu’un danseur s’oblige à porter pourmieux bondir quand il s’en sépare. Sur cer-tains points, l’austérité persistait : je con-tinuais à interdire qu’on servît du vin avantla seconde veille nocturne : je me souvenaisd’avoir vu, sur ces mêmes tables de bois poli,la main tremblante de Trajan. Mais il estd’autres ivresses. Aucune ombre ne se profil-ait sur mes jours, ni la mort, ni la défaite, nicette déroute plus subtile qu’on s’inflige à

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soi-même, ni l’âge qui pourtant finirait parvenir. Et cependant, je me hâtais, comme sichacune de ces heures était à la fois la plusbelle et la dernière.

Mes fréquents séjours en AsieMineure m’avaient mis en contact avec unpetit groupe de savants sérieusement adon-nés à la poursuite des arts magiques. Chaquesiècle a ses audaces : les meilleurs esprits dunôtre, las d’une philosophie qui tourne deplus en plus aux déclamations d’école, seplaisent à rôder sur ces frontières interditesà l’homme. À Tyr, Philon de Byblos m’avaitrévélé certains secrets de la vieille magiephénicienne ; il me suivit à Antioche. Nou-ménios y donnait des mythes de Platon sur lanature de l’âme une interprétation qui restaittimide, mais qui eût mené loin un esprit plushardi que le sien. Ses disciples évoquaient lesdémons : ce fut un jeu comme un autre.D’étranges figures qui semblaient faites de lamoelle même de mes songes m’apparurent

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dans la fumée du styrax, oscillèrent, se fon-dirent, ne me laissant que le sentiment d’uneressemblance avec un visage connu et vivant.Tout cela n’était peut-être qu’un simple tourde bateleur : en ce cas, le bateleur savait sonmétier. Je me remis à l’étude de l’anatomie,effleurée dans ma jeunesse, mais ce n’étaitplus pour considérer sagement la structuredu corps. La curiosité m’avait pris de ces ré-gions intermédiaires où l’âme et la chair semélangent, où le rêve répond à la réalité, etparfois la devance, où la vie et la mort échan-gent leurs attributs et leurs masques. Monmédecin Hermogène désapprouvait ces ex-périences ; il me fit néanmoins connaître unpetit nombre de praticiens qui travaillaientsur ces données. J’essayai avec eux de local-iser le siège de l’âme, de trouver les liens quila rattachent au corps, et de mesurer letemps qu’elle met à s’en détacher. Quelquesanimaux furent sacrifiés à ces recherches. Lechirurgien Satyrus m’emmena dans sa

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clinique assister à des agonies. Nous rêvionstout haut : l’âme n’est-elle que le suprêmeaboutissement du corps, manifestation fra-gile de la peine et du plaisir d’exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corpsmodelé à son image, et qui, tant bien quemal, lui sert momentanément d’instrument ?Peut-on la rappeler à l’intérieur de la chair,rétablir entre elles cette union étroite, cettecombustion que nous appelons la vie ? Si lesâmes possèdent leur identité propre,peuvent-elles s’échanger, aller d’un être àl’autre comme le quartier de fruit, la gorgéede vin que deux amants se passent dans unbaiser ? Tout sage change vingt fois par and’avis sur ces choses ; le scepticisme le dis-putait en moi à l’envie de savoir et l’enth-ousiasme à l’ironie. Mais je m’étais convain-cu que notre intelligence ne laisse filtrerjusqu’à nous qu’un maigre résidu des faits :je m’intéressais de plus en plus au mondeobscur de la sensation, nuit noire où

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fulgurent et tournoient d’aveuglants soleils.Vers la même époque, Phlégon, qui collec-tionnait les histoires de revenants, nous ra-conta un soir celle de La Fiancée de Corinthedont il se porta garant. Cette aventure oùl’amour ramenait une âme sur la terre, et luirendait temporairement un corps, émutchacun de nous, mais à des profondeursdifférentes. Plusieurs tentèrent d’amorcerune expérience analogue : Satyrus s’efforçad’évoquer son maître Aspasius, qui avait faitavec lui un de ces pactes, jamais tenus, auxtermes desquels ceux qui meurent pro-mettent de renseigner les vivants. Antinoüsme fit une promesse du même genre, que jepris légèrement, n’ayant aucune raison decroire que cet enfant ne me survivrait pas.Philon chercha à faire apparaître sa femmemorte. Je permis que le nom de mon père etde ma mère fussent prononcés, mais unesorte de pudeur m’empêcha d’évoquer

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Plotine. Aucune de ces tentatives ne réussit.Mais d’étranges portes s’étaient ouvertes.

Peu de jours avant le départ d’Anti-oche, j’allai sacrifier comme autrefois sur lesommet du mont Cassius. L’ascension futfaite de nuit : comme pour l’Etna, jen’emmenai avec moi qu’un petit nombred’amis au pied sûr. Mon but n’était passeulement d’accomplir un rite propitiatoiredans ce sanctuaire plus sacré qu’un autre : jevoulais revoir de là-haut ce phénomène del’aurore, prodige journalier que je n’ai jamaiscontemplé sans un secret cri de joie. À lahauteur du sommet, le soleil fait reluire lesornements de cuivre du temple, les visageséclairés sourient en pleine lumière, quand lesplaines de l’Asie et de la mer sont encoreplongées dans l’ombre ; pour quelques in-stants, l’homme qui prie au faîte est le seulbénéficiaire du matin. On prépara tout pourun sacrifice ; nous montâmes à chevald’abord, puis à pied, le long de sentes

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périlleuses bordées de genêts et de lentisquesqu’on reconnaissait de nuit à leurs parfums.L’air était lourd ; ce printemps brûlaitcomme ailleurs l’été. Pour la première fois aucours d’une ascension en montagne, lesouffle me manqua : je dus m’appuyer unmoment sur l’épaule du préféré. Un orage,prévu depuis quelque temps par Hermogène,qui se connaît en météorologie, éclata à unecentaine de pas du sommet. Les prêtressortirent pour nous recevoir à la lueur deséclairs ; la petite troupe trempée jusqu’auxos se pressa autour de l’autel disposé pour lesacrifice. Il allait s’accomplir, quand lafoudre éclatant sur nous tua d’un seul couple victimaire et la victime. Le premier instantd’horreur passé, Hermogène se pencha avecune curiosité de médecin sur le groupefoudroyé ; Chabrias et le grand prêtre serécriaient d’admiration : l’homme et le faonsacrifiés par cette épée divine s’unissaient àl’éternité de mon Génie : ces vies substituées

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prolongeaient la mienne. Antinoüs agrippé àmon bras tremblait, non de terreur, commeje le crus alors, mais sous le coup d’unepensée que je compris plus tard. Un êtreépouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir,avait dû se promettre depuis longtemps demourir au premier signe de déclin, ou mêmebien avant. J’en arrive aujourd’hui à croireque cette promesse, que tant de nous se sontfaite, mais sans la tenir, remontait chez luitrès loin, à l’époque de Nicomédie et de larencontre au bord de la source. Elle expli-quait son indolence, son ardeur au plaisir, satristesse, son indifférence totale à toutavenir. Mais il fallait encore que ce départn’eût pas l’air d’une révolte, et ne contîntnulle plainte. L’éclair du mont Cassius luimontrait une issue : la mort pouvait devenirune dernière forme de service, un dernierdon, et le seul qui restât. L’illumination del’aurore fut peu de chose à côté du sourirequi se leva sur ce visage bouleversé.

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Quelques jours plus tard, je revis ce mêmesourire, mais plus caché, voilé d’ambiguïté :à souper, Polémon, qui se mêlait de chiro-mancie, voulut examiner la main du jeunehomme, cette paume où m’effrayait moi-même une étonnante chute d’étoiles. L’en-fant la retira, la referma, d’un geste doux, etpresque pudique. Il tenait à garder le secretde son jeu, et celui de sa fin.

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Chapitre 19

Nous fîmes halte à Jérusalem. J’yétudiai sur place le plan d’une ville nouvelle,que je me proposai de construire sur l’em-placement de la cité juive ruinée par Titus.La bonne administration de la Judée, lesprogrès du commerce de l’Orient, nécessi-taient à ce carrefour de routes le développe-ment d’une grande métropole. Je prévis lacapitale romaine habituelle : Ælia Capitolinaaurait ses temples, ses marchés, ses bainspublics, son sanctuaire de la Vénus romaine.Mon goût récent pour les cultes passionnéset tendres me fit choisir sur le mont Moriahla grotte la plus propice à la célébration des

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Adonies. Ces projets indignèrent la populacejuive : ces déshérités préféraient leurs ruinesà une grande ville où s’offriraient toutes lesaubaines du gain, du savoir et du plaisir. Lesouvriers qui donnaient le premier coup depioche dans ces murs croulants furent mo-lestés par la foule. Je passai outre : FidusAquila, qui devait sous peu employer songénie d’organisateur à la constructiond’Antinoé, se mit à l’œuvre à Jérusalem. Jerefusai de voir, sur ces tas de débris, la crois-sance rapide de la haine. Un mois plus tard,nous arrivâmes à Péluse. Je pris soin d’y re-lever la tombe de Pompée. Plus je m’en-fonçais dans ces affaires d’Orient, plus j’ad-mirais le génie politique de cet éternel vaincudu grand Jules. Pompée, qui s’efforça demettre de l’ordre dans ce monde incertain del’Asie, me semblait parfois avoir œuvré pluseffectivement pour Rome que César lui-même. Ces travaux de réfection furent l’unede mes dernières offrandes aux morts de

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l’Histoire : j’allais bientôt avoir à m’occuperd’autres tombeaux.

L’arrivée à Alexandrie fut discrète.L’entrée triomphale était remise à la venuede l’impératrice. On avait persuadé mafemme, qui voyageait peu, de passer l’hiverdans le climat plus doux de l’Égypte ; Lucius,mal remis d’une toux opiniâtre, devait essay-er du même remède. Une flottille de barquess’assemblait pour un voyage sur le Nil dont leprogramme comportait une suite d’inspec-tions officielles, de fêtes, de banquets, quipromettaient d’être aussi fatigants que ceuxd’une saison au Palatin. J’avais moi-mêmeorganisé tout cela : le luxe, les prestigesd’une cour n’étaient pas sans valeur politiquedans ce vieux pays habitué aux fastes royaux.

Mais j’avais d’autant plus à cœur deconsacrer à la chasse les quelques jours quiprécéderaient l’arrivée de mes hôtes. ÀPalmyre, Mélès Agrippa avait donné pour

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nous des parties dans le désert ; nous n’avi-ons pas poussé assez loin pour rencontrerdes lions. Deux ans plus tôt, l’Afrique m’avaitoffert quelques belles chasses au grandfauve ; Antinoüs, trop jeune et trop inexpéri-menté, n’avait pas reçu la permission d’y fig-urer en première place. J’avais ainsi, pourlui, des lâchetés auxquelles je n’aurais passongé pour moi même. Cédant comme tou-jours, je lui promis le rôle principal danscette chasse au lion. Il n’était plus temps dele traiter en enfant, et j’étais fier de cettejeune force.

Nous partîmes pour l’oasisd’Ammon, à quelques jours de marche d’Al-exandrie, celle même où Alexandre appritjadis de la bouche des prêtres le secret de sanaissance divine. Les indigènes avaient sig-nalé dans ces parages la présence d’un fauveparticulièrement dangereux, qui s’étaitsouvent attaqué à l’homme. Le soir, au borddu feu de camp, nous comparions gaiement

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nos futurs exploits à ceux d’Hercule. Mais lespremiers jours ne nous rapportèrent quequelques gazelles. Cette fois-là, nous dé-cidâmes d’aller nous poster tous deux prèsd’une mare sablonneuse tout envahie deroseaux. Le lion passait pour venir y boire aucrépuscule. Les nègres étaient chargés de lerabattre vers nous à grand bruit de conques,de cymbales et de cris ; le reste de notre es-corte fut laissé à quelque distance. L’air étaitlourd et calme ; il n’était même pas néces-saire de se préoccuper de la direction duvent. Nous pouvions à peine avoir dépassé ladixième heure, car Antinoüs me fit re-marquer sur l’étang des nénuphars rougesencore grands ouverts. Soudain, la bête roy-ale parut dans un froissement de roseauxfoulés, tourna vers nous son beau mufle ter-rible, l’une des faces les plus divines quepuisse assumer le danger. Placé un peu enarrière, je n’eus pas le temps de retenir l’en-fant qui pressa imprudemment son cheval,

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lança sa pique, puis ses deux javelots, avecart, mais de trop près. Le fauve transpercé aucou s’écroula, battant le sol de sa queue ; lesable soulevé nous empêchait de distinguerautre chose qu’une masse rugissante et con-fuse ; le lion enfin se redressa, rassembla sesforces pour s’élancer sur le cheval et le cava-lier désarmé. J’avais prévu ce risque ; parbonheur, la monture d’Antinoüs ne bronchapas : nos bêtes étaient admirablementdressées à ces sortes de jeux. J’interposaimon cheval, exposant le flanc droit ; j’avaisl’habitude de ces exercices ; il ne me fut pastrès difficile d’achever le fauve déjà frappé àmort. Il s’effondra pour la seconde fois ; lemufle roula dans la vase ; un filet de sangnoir coula sur l’eau. Le grand chat couleur dedésert, de miel et de soleil, expira avec unemajesté plus qu’humaine. Antinoüs se jeta àbas de son cheval couvert d’écume, et quitremblait encore ; nos compagnons nous

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rejoignirent ; les nègres traînèrent au campl’immense victime morte.

Une espèce de festin fut improvisé ;couché à plat ventre devant un plateau decuivre, le jeune homme nous distribua de sespropres mains les portions d’agneau cuitsous la cendre. On but en son honneur duvin de palme. Son exaltation montait commeun chant. Il s’exagérait peut-être la significa-tion du secours que je lui avais porté, oubli-ant que j’en eusse fait autant pour n’importequel chasseur en danger ; nous nous sentionspourtant rentrés dans ce monde héroïque oùles amants meurent l’un pour l’autre. Lagratitude et l’orgueil alternaient dans sa joiecomme les strophes d’une ode. Les Noirsfirent merveille : le soir, la peau écorchée sebalançait sous les étoiles suspendue à deuxpieux, à l’entrée de ma tente. En dépit desaromates qu’on y avait répandus, son odeurfauve nous hanta toute la nuit. Le lendemain,après un repas de fruits, nous quittâmes le

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camp ; au moment du départ, nous aper-çûmes dans un fossé ce qui restait de la bêteroyale de la veille : ce n’était plus qu’une car-casse rouge surmontée d’un nuage demouches.

Nous rentrâmes à Alexandriequelques jours plus tard. Le poète Pancratesorganisa pour moi une fête au Musée ; onavait réuni dans une salle de musique unecollection d’instruments précieux : les vie-illes lyres doriennes, plus lourdes et moinscompliquées que les nôtres, voisinaient avecles cithares recourbées de la Perse et del’Égypte, les pipeaux phrygiens aigus commedes voix d’eunuques, et de délicates flûtes in-diennes dont j’ignore le nom. Un Éthiopienfrappa longuement sur des calebasses afri-caines. Une femme dont la beauté un peufroide m’eût séduit, si je n’avais décidé desimplifier ma vie en la réduisant à ce quiétait pour moi l’essentiel, joua d’une harpetriangulaire au son triste. Mésomédès de

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Crète, mon musicien favori, accompagna surl’orgue hydraulique la récitation de sonpoème de La Sphinge, œuvre inquiétante,sinueuse, fuyante comme le sable au vent. Lasalle de concerts ouvrait sur une cour in-térieure : des nénuphars s’y étalaient surl’eau d’un bassin, sous les feux presquefurieux d’une après-midi d’août finissante.Durant un interlude, Pancratès tint à nousfaire admirer de près ces fleurs d’une variétérare, rouges comme le sang, qui ne fleuris-sent qu’à la fin de l’été. Nous reconnûmesaussitôt nos nénuphars écarlates de l’oasisd’Ammon ; Pancratès s’enflamma à l’idée dufauve blessé expirant parmi les fleurs. Il meproposa de versifier cet épisode de chasse : lesang du lion serait censé avoir teinté les lysdes eaux. La formule n’est pas neuve : je pas-sai pourtant la commande. Ce Pancratès, quiavait tout d’un poète de cour, tourna, séancetenante, quelques vers agréables en l’hon-neur d’Antinoüs : la rose, l’hyacinthe, la

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chélidoine y étaient sacrifiées à ces corollesde pourpre qui porteraient désormais le nomdu préféré. On ordonna à un esclave d’entrerdans le bassin pour en cueillir une brassée.Le jeune homme habitué aux hommages ac-cepta gravement ces fleurs cireuses aux tigesserpentines et molles ; elles se fermèrentcomme des paupières quand la nuit tomba.

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Chapitre 20

L’impératrice arriva sur ces entre-faites. La longue traversée l’avait éprouvée :elle devenait fragile sans cesser d’être dure.Ses fréquentations politiques ne me cau-saient plus d’ennuis, comme à l’époque oùelle avait sottement encouragé Suétone ; ellene s’entourait plus que de femmes de lettresinoffensives. La confidente du moment, unecertaine Julia Balbilla, faisait assez bien lesvers grecs. L’impératrice et sa suite s’étab-lirent au Lycéum, d’où elles sortirent peu.Lucius, au contraire, était comme toujoursavide de tous les plaisirs, y compris ceux del’intelligence et des yeux.

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A vingt-six ans, il n’avait presque ri-en perdu de cette beauté surprenante qui lefaisait acclamer dans les rues par la jeunessede Rome. Il restait absurde, ironique, et gai.Ses caprices d’autrefois tournaient enmanies ; il ne se déplaçait pas sans sonmaître-queux ; ses jardiniers lui composaientmême à bord d’étonnants parterres de fleursrares ; il traînait partout son lit, dont il avaitlui-même dessiné le modèle, quatre matelasbourrés de quatre espèces particulièresd’aromates, sur lesquels il couchait entouréde ses jeunes maîtresses comme d’autant decoussins. Ses pages fardés, poudrés, ac-coutrés comme les Zéphyrs et l’Amour, seconformaient du mieux qu’ils pouvaient àdes lubies quelquefois cruelles : je dus inter-venir pour empêcher le petit Boréas, dont iladmirait la minceur, de se laisser mourir defaim. Tout cela était plus agaçant qu’aimable.Nous visitâmes de concert tout ce qui se vis-ite à Alexandrie : le Phare, le Mausolée

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d’Alexandre, celui de Marc-Antoine, oùCléopâtre triomphe éternellement d’Octavie,sans oublier les temples, les ateliers, les fab-riques, et même le faubourg des em-baumeurs. J’achetai chez un bon sculpteurtout un lot de Vénus, de Dianes et d’Hermèspour Italica, ma ville natale, que je me pro-posais de moderniser et d’orner. Le prêtre dutemple de Sérapis m’offrit un service de ver-reries opalines ; je l’envoyai à Servianus,avec lequel, par égard pour ma sœur Pauline,je tâchais de garder des relations passables.De grands projets édilitaires prirent formeau cours de ces tournées assez fastidieuses.

Les religions sont à Alexandrie aussivariées que les négoces : la qualité du produitest plus douteuse. Les chrétiens surtout s’ydistinguent par une abondance de sectes aumoins inutile. Deux charlatans, Valentin etBasilide, intriguaient l’un contre l’autre, sur-veillés de près par la police romaine. La liedu peuple égyptien profitait de chaque

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observance rituelle pour se jeter, gourdin enmain, sur les étrangers ; la mort du bœufApis provoque plus d’émeutes à Alexandriequ’une succession impériale à Rome. Lesgens à la mode y changent de dieu commeailleurs on change de médecin, et sans plusde succès. Mais l’or est leur seule idole : jen’ai vu nulle part solliciteurs plus éhontés.Des inscriptions pompeuses s’étalèrent unpeu partout pour commémorer mes bien-faits, mais mon refus d’exonérer la popula-tion d’une taxe, qu’elle était fort à même depayer, m’aliéna bientôt cette tourbe. Lesdeux jeunes hommes qui m’accompagnaientfurent insultés à plusieurs reprises ; on re-prochait à Lucius son luxe, d’ailleurs exces-sif ; à Antinoüs son origine obscure, au sujetde laquelle couraient d’absurdes histoires ; àtous deux, l’ascendant qu’on leur supposaitsur moi. Cette dernière assertion était ri-dicule : Lucius, qui jugeait des affaires pub-liques avec une perspicacité surprenante,

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n’avait pourtant aucune influence politique ;Antinoüs n’essayait pas d’en avoir. Le jeunepatricien, qui connaissait le monde, ne fitque rire de ces insultes. Mais Antinoüs ensouffrit.

Les Juifs, stylés par leurs coreligion-naires de Judée, aigrissaient de leur mieuxcette pâte déjà sure. La synagogue de Jérus-alem me délégua son membre le plusvénéré : Akiba, vieillard presque non-agénaire, et qui ne savait pas le grec, avaitpour mission de me décider à renoncer auxprojets déjà en voie de réalisation à Jérus-alem. Assisté par des interprètes, j’eus aveclui plusieurs entretiens, qui ne furent de sapart qu’un prétexte au monologue. En moinsd’une heure, je me sentis capable de définirexactement sa pensée, sinon d’y souscrire ; ilne fit pas le même effort en ce qui concernaitla mienne. Ce fanatique ne se doutait mêmepas qu’on pût raisonner sur d’autresprémisses que les siennes ; j’offrais à ce

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peuple méprisé une place parmi les autresdans la communauté romaine : Jérusalem,par la bouche d’Akiba, me signifiait savolonté de rester jusqu’au bout la forteressed’une race et d’un dieu isolés du genre hu-main. Cette pensée forcenée s’exprimait avecune subtilité fatigante : je dus subir unelongue file de raisons, savamment déduitesles unes des autres, de la supériorité d’Israël.Au bout de huit jours, ce négociateur si butés’aperçut pourtant qu’il avait fait fausseroute ; il annonça son départ. Je hais la dé-faite, même celle des autres ; elle m’émeutsurtout quand le vaincu est un vieillard. L’ig-norance d’Akiba, son refus d’accepter tout cequi n’était pas ses livres saints et son peuple,lui conféraient une sorte d’étroite innocence.Mais il était difficile de s’attendrir sur cesectaire. La longévité semblait l’avoir dé-pouillé de toute souplesse humaine : ce corpsdécharné, cet esprit sec étaient doués d’unedure vigueur de sauterelle. Il paraît qu’il

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mourut plus tard en héros pour la cause deson peuple, ou plutôt de sa loi : chacun se dé-voue à ses propres dieux.

Les distractions d’Alexandrie com-mençaient à s’épuiser. Phlégon, qui connais-sait partout la curiosité locale, la procureuseou l’hermaphrodite célèbre, proposa de nousmener chez une magicienne. Cette entre-metteuse de l’invisible habitait Canope. Nousnous y rendîmes de nuit, en barque, le longdu canal aux eaux lourdes. Le trajet futmorne. Une hostilité sourde régnait commetoujours entre les deux jeunes hommes : l’in-timité à laquelle je les forçais augmentaitleur aversion l’un pour l’autre. Lucius cachaitla sienne sous une condescendancemoqueuse ; mon jeune Grec s’enfermait dansun de ses accès d’humeur sombre. J’étaismoi-même assez las ; quelques jours plus tôt,en rentrant d’une course en plein soleil,j’avais eu une brève syncope dont Antinoüset mon noir serviteur Euphorion avaient été

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les seuls témoins. Ils s’étaient alarmés à l’ex-cès ; je les avais contraints au silence.

Canope n’est qu’un décor : la maisonde la magicienne était située dans la partie laplus sordide de cette ville de plaisir. Nousdébarquâmes sur une terrasse croulante. Lasorcière nous attendait à l’intérieur, muniedes douteux outils de son métier. Ellesemblait compétente ; elle n’avait rien d’unenécromancienne de théâtre ; elle n’étaitmême pas vieille.

Ses prédictions furent sinistres. De-puis quelque temps, les oracles ne m’an-nonçaient partout qu’ennuis de toute sorte,troubles politiques, intrigues de palais, mal-adies graves. Je crois aujourd’hui que des in-fluences fort humaines s’exerçaient sur cesbouches d’ombre, parfois pour m’avertir, leplus souvent pour m’effrayer. L’état véritabled’une partie de l’Orient s’y exprimait plusclairement que dans les rapports de nos

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proconsuls. Je prenais ces prétendues révéla-tions avec calme, mon respect pour le mondeinvisible n’allant pas jusqu’à faire confiance àces divins radotages : dix ans plus tôt, peuaprès mon accession à l’empire, j’avais faitfermer l’oracle de Daphné, près d’Antioche,qui m’avait prédit le pouvoir, de peur qu’iln’en fît autant pour le premier prétendantvenu. Mais il est toujours fâcheux d’entendreparler de choses tristes.

Après nous avoir inquiétés de sonmieux, la devineresse nous proposa ses ser-vices : un de ces sacrifices magiques, dont lessorciers d’Égypte se font une spécialité, suf-firait pour tout arranger à l’amiable avec ledestin. Mes incursions dans la magie phéni-cienne m’avaient déjà fait comprendre quel’horreur de ces pratiques interdites tientmoins à ce qu’on nous en montre qu’à cequ’on nous en cache : si on n’avait pas su mahaine des sacrifices humains, on m’auraitprobablement conseillé d’immoler un

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esclave. On se contenta de parler d’un animalfamilier.

Autant que possible, la victimedevait m’avoir appartenu ; il ne pouvait s’agird’un chien, bête que la superstition égyp-tienne croit immonde ; un oiseau eûtconvenu, mais je ne voyage pas accompagnéd’une volière. Mon jeune maître me proposason faucon. Les conditions se trouveraientremplies : je lui avais donné ce bel oiseauaprès l’avoir reçu moi-même du roi d’Os-roène. L’enfant le nourrissait de sa main ;c’était une des rares possessions auxquelles ils’était attaché. Je refusai d’abord ; il insistagravement ; je compris qu’il attribuait à cetteoffre une signification extraordinaire, et j’ac-ceptai par tendresse. Muni des instructionsles plus détaillées, mon courrier Ménécratèspartit chercher l’oiseau dans nos apparte-ments du Sérapéum. Même au galop lacourse demanderait en tout plus de deuxheures. Il n’était pas question de les passer

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dans le taudis malpropre de la magicienne,et Lucius se plaignait de l’humidité de labarque. Phlégon trouva un expédient : ons’installa tant bien que mal chez uneproxénète, après s’être débarrassé du per-sonnel de la maison ; Lucius décida dedormir ; je mis à profit cet intervalle pourdicter des dépêches ; Antinoüs s’étendit àmes pieds. Le calame de Phlégon grinçaitsous la lampe. On touchait déjà à la dernièreveille de la nuit quand Ménécratès rapportal’oiseau, le gantelet, le capuchon et la chaîne.

Nous retournâmes chez la magi-cienne. Antinoüs décapuchonna son faucon,caressa longuement sa petite tête ensom-meillée et sauvage, le remit à l’incantatricequi commença une série de passes magiques.L’oiseau fasciné se rendormit. Il importaitque la victime ne se débattît pas et que lamort parût volontaire. Enduite rituellementde miel et d’essence de rose, la bête inerte futdéposée au fond d’une cuve remplie d’eau du

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Nil ; la créature noyée s’assimilait à l’Osirisemporté par le courant du fleuve ; les annéesterrestres de l’oiseau s’ajoutaient auxmiennes ; la petite âme solaire s’unissait auGénie de l’homme pour lequel on la sacrifi-ait ; ce Génie invisible pourrait désormaism’apparaître et me servir sous cette forme.Les longues manipulations qui suivirent nefurent pas plus intéressantes qu’une prépar-ation de cuisine. Lucius bâillait. Les céré-monies imitèrent jusqu’au bout des funé-railles humaines : les fumigations et lespsalmodies traînèrent jusqu’à l’aube. On en-ferma l’oiseau dans un cercueil bourré d’aro-mates que la magicienne enterra devant nousau bord du canal, dans un cimetière aban-donné. Elle s’accroupit ensuite sous un arbrepour compter une à une les pièces d’or deson salaire versées par Phlégon.

Nous remontâmes en barque. Unvent singulièrement froid soufflait. Lucius,assis près de moi, relevait du bout de ses

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doigts minces les couvertures de cotonbrodé ; par politesse, nous continuions àéchanger à bâtons rompus des propos con-cernant les affaires et les scandales de Rome.Antinoüs, couché au fond de la barque, avaitappuyé la tête sur mes genoux ; il feignait dedormir pour s’isoler de cette conversationqui ne l’incluait pas. Ma main glissait sur sanuque, sous ses cheveux. Dans les momentsles plus vains ou les plus ternes, j’avais ainsile sentiment de rester en contact avec lesgrands objets naturels, l’épaisseur des forêts,l’échine musclée des panthères, la pulsationrégulière des sources. Mais aucune caressene va jusqu’à l’âme. Le soleil brillait quandnous arrivâmes au Sérapéum ; lesmarchands de pastèques criaient leurs den-rées par les rues. Je dormis jusqu’à l’heurede la séance du Conseil local, à laquelle j’as-sistai. J’ai su plus tard qu’Antinoüs profita decette absence pour persuader Chabrias de

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l’accompagner à Canope. Il y retourna chezla magicienne.

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Chapitre 21

Le premier jour du mois d’Athyr, ladeuxième année de la deux cent vingt-six-ième Olympiade… C’est l’anniversaire de lamort d’Osiris, dieu des agonies : le long dufleuve, des lamentations aiguës retentis-saient depuis trois jours dans tous les vil-lages. Mes hôtes romains, moins accoutumésque moi aux mystères de l’Orient, mon-traient une certaine curiosité pour ces céré-monies d’une race différente. Elles m’ex-cédaient au contraire. J’avais fait amarrerma barque à quelque distance des autres,loin de tout lieu habité : un temple pharao-nique à demi abandonné se dressait pourtant

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à proximité du rivage ; il avait encore soncollège de prêtres ; je n’échappai pas tout àfait au bruit de plaintes.

Le soir précédent, Lucius m’invita àsouper sur sa barque. Je m’y rendis au soleilcouchant. Antinoüs refusa de me suivre. Je lelaissai au seuil de ma cabine de poupe,étendu sur sa peau de lion, occupé à joueraux osselets avec Chabrias. Une demi-heureplus tard, à la nuit close, il se ravisa et fitappeler un canot. Aidé d’un seul batelier, ilfit à contre-courant la distance assez con-sidérable qui nous séparait des autresbarques. Son entrée sous la tente où se don-nait le souper interrompit les applaudisse-ments causés par les contorsions d’une dan-seuse. Il s’était accoutré d’une longue robesyrienne, mince comme une pelure de fruit,toute semée de fleurs et de Chimères. Pourramer plus à l’aise, il avait mis bas samanche droite : la sueur tremblait sur cettepoitrine lisse. Lucius lui lança une guirlande

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qu’il attrapa au vol ; sa gaieté presquestridente ne se démentit pas un instant, àpeine soutenue d’une coupe de vin grec.Nous rentrâmes ensemble dans mon canot àsix rameurs, accompagnés d’en haut du bon-soir mordant de Lucius. La sauvage gaietépersista. Mais, au matin, il m’arriva detoucher par hasard à un visage glacé delarmes. Je lui demandai avec impatience laraison de ces pleurs ; il répondit humble-ment en s’excusant sur la fatigue. J’acceptaice mensonge ; je me rendormis. Sa véritableagonie a eu lieu dans ce lit, et à mes côtés.

Le courrier de Rome venaitd’arriver ; la journée se passa à le lire et à yrépondre. Comme d’ordinaire Antinoüs allaitet venait silencieusement dans la pièce : je nesais pas à quel moment ce beau lévrier estsorti de ma vie. Vers la douzième heure, Ch-abrias agité entra. Contrairement à toutesrègles, le jeune homme avait quitté la barquesans spécifier le but et la longueur de son

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absence : deux heures au moins avaientpassé depuis son départ. Chabrias se rap-pelait d’étranges phrases prononcées laveille, une recommandation faite le matinmême, et qui me concernait. Il me communi-qua ses craintes. Nous descendîmes en hâtesur la berge. Le vieux pédagogue se dirigead’instinct vers une chapelle située sur lerivage, petit édifice isolé qui faisait partie desdépendances du temple, et qu’Antinoüs et luiavaient visité ensemble. Sur une table à of-frandes, les cendres d’un sacrifice étaient en-core tièdes. Chabrias y plongea les doigts, eten retira presque intacte une boucle decheveux coupés.

Il ne nous restait plus qu’à explorerla berge. Une série de réservoirs, qui avaientdû servir autrefois à des cérémonies sacrées,communiquaient avec une anse du fleuve :au bord du dernier bassin, Chabrias aperçutdans le crépuscule qui tombait rapidementun vêtement plié, des sandales. Je descendis

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les marches glissantes : il était couché aufond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avecl’aide de Chabrias, je réussis à soulever lecorps qui pesait soudain d’un poids depierre. Chabrias héla des bateliers qui impro-visèrent une civière de toile. Hermogène ap-pelé à la hâte ne put que constater la mort.Ce corps si docile refusait de se laisserréchauffer, de revivre. Nous le trans-portâmes à bord. Tout croulait ; tout paruts’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître deTout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, etil n’y eut plus qu’un homme à cheveux grissanglotant sur le pont d’une barque.

Deux jours plus tard, Hermogèneréussit à me faire penser aux funérailles. Lesrites de sacrifice dont Antinoüs avait choisid’entourer sa mort nous montraient unchemin à suivre : ce ne serait pas pour rienque l’heure et le jour de cette fin coïncidaientavec ceux où Osiris descend dans la tombe.Je me rendis sur l’autre rive, à Hermopolis,

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chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareilstravailler à Alexandrie ; je savais quels out-rages j’allais faire subir à ce corps. Mais lefeu aussi est horrible, qui grille et charbonnecette chair qui fut aimée et la terre où pour-rissent les morts. La traversée fut brève ;accroupi dans un coin de la cabine de poupe,Euphorion hululait à voix basse je ne saisquelle complainte funèbre africaine ; cechant étouffé et rauque me semblait presquemon propre cri. Nous transférâmes le mortdans une salle lavée à grande eau qui merappela la clinique de Satyrus ; j’aidai lemouleur à huiler le visage avant d’y appli-quer la cire. Toutes les métaphores retrouv-aient un sens : j’ai tenu ce cœur entre mesmains. Quand je le quittai, le corps viden’était plus qu’une préparation d’em-baumeur, premier état d’un atroce chef-d’œuvre, substance précieuse traitée par lesel et la gelée de myrrhe, que l’air et le soleilne toucheraient jamais plus.

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Au retour, je visitai le temple prèsduquel s’était consommé le sacrifice ; je par-lai aux prêtres. Leur sanctuaire rénové re-deviendrait pour toute l’Égypte un lieu depèlerinage ; leur collège enrichi, augmenté,se consacrerait désormais au service de mondieu. Même dans mes moments les plus ob-tus, je n’avais jamais douté que cette jeun-esse fût divine. La Grèce et l’Asie levénéreraient à notre manière, par des jeux,des danses, des offrandes rituelles au piedd’une statue blanche et nue. L’Égypte, quiavait assisté à l’agonie, aurait elle aussi sapart dans l’apothéose. Ce serait la plussombre, la plus secrète, la plus dure : ce paysjouerait auprès de lui un rôle éternel d’em-baumeur. Durant des siècles, des prêtres aucrâne rasé réciteraient des litanies où fig-urerait ce nom, pour eux sans valeur, maisqui pour moi contenait tout. Chaque année,la barque sacrée promènerait cette effigie surle fleuve ; le premier du mois d’Athyr, des

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pleureurs marcheraient sur cette berge oùj’avais marché. Toute heure a son devoir im-médiat, son injonction qui domine lesautres : celle du moment était de défendrecontre la mort le peu qui me restait. Phlégonavait réuni pour moi sur le rivage les archi-tectes et les ingénieurs de ma suite ; soutenupar une espèce d’ivresse lucide, je les traînaile long des collines pierreuses ; j’expliquaimon plan, le développement des quarante-cinq stades du mur d’enceinte ; je marquaidans le sable la place de l’arc de triomphe,celle de la tombe. Antinoé allait naître : ceserait déjà vaincre la mort que d’imposer àcette terre sinistre une cité toute grecque, unbastion qui tiendrait en respect les nomadesde l’Érythrée, un nouveau marché sur laroute de l’Inde. Alexandre avait célébré lesfunérailles d’Héphestion par des dévasta-tions et des hécatombes. Je trouvais plusbeau d’offrir au préféré une ville où son culteserait à jamais mêlé au va-et-vient sur la

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place publique, où son nom reviendrait dansles causeries du soir, où les jeunes hommesse jetteraient des couronnes à l’heure desbanquets. Mais, sur un point, ma pensée flot-tait. Il semblait impossible d’abandonner cecorps en sol étranger. Comme un homme in-certain de l’étape suivante ordonne à la foisun logement dans plusieurs hôtelleries, je luicommandai à Rome un monument sur lesbords du Tibre, près de ma tombe ; je pensaiaussi aux chapelles égyptiennes que j’avais,par caprice, fait bâtir à la Villa, et quis’avéraient soudain tragiquement utiles. Onprit jour pour les funérailles, qui auraientlieu au bout des deux mois exigés par les em-baumeurs. Je chargeai Mésomédès de com-poser des chœurs funèbres. Tard dans la nu-it, je rentrai à bord ; Hermogène me préparaune potion pour dormir.

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Chapitre 22

La remontée du fleuve continua,mais je naviguais sur le Styx. Dans les campsde prisonniers, sur les bords du Danube,j’avais vu jadis des misérables couchéscontre un mur s’y frapper continuellement lefront d’un mouvement sauvage, insensé etdoux, en répétant sans cesse le même nom.Dans les caves du Colisée, on m’avait montrédes lions qui dépérissaient parce qu’on leuravait enlevé le chien avec qui on les avait ac-coutumés à vivre. Je rassemblai mespensées : Antinoüs était mort. Enfant, j’avaishurlé sur le cadavre de Marullinus déchi-queté par les corneilles, mais comme hurle la

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nuit un animal privé de raison. Mon pèreétait mort, mais un orphelin de douze ansn’avait remarqué que le désordre de la mais-on, les pleurs de sa mère, et sa propre ter-reur ; il n’avait rien su des affres que lemourant avait traversées. Ma mère étaitmorte beaucoup plus tard, vers l’époque dema mission en Pannonie ; je ne me rappelaispas exactement à quelle date. Trajan n’avaitété qu’un malade à qui il s’agissait de fairefaire un testament. Je n’avais pas vu mourirPlotine. Attianus était mort ; c’était un vieil-lard. Durant les guerres daces, j’avais perdudes camarades que j’avais cru ardemmentaimer ; mais nous étions jeunes, la vie et lamort étaient également enivrantes et faciles.Antinoüs était mort. Je me souvenais delieux communs fréquemment entendus : onmeurt à tout âge ; ceux qui meurent jeunessont aimés des dieux. J’avais moi-même par-ticipé à cet infâme abus de mots ; j’avais par-lé de mourir de sommeil, de mourir d’ennui.

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J’avais employé le mot agonie, le mot deuil,le mot perte. Antinoüs était mort.

L’Amour, le plus sage des dieux…Mais l’amour n’était pas responsable de cettenégligence, de ces duretés, de cette in-différence mêlée à la passion comme le sableà l’or charrié par un fleuve, de ce grossieraveuglement d’homme trop heureux, et quivieillit. Avais-je pu être si épaissement satis-fait ? Antinoüs était mort. Loin d’aimer trop,comme sans doute Servianus à ce moment leprétendait à Rome, je n’avais pas assez aimépour obliger cet enfant à vivre. Chabrias, qui,en sa qualité d’initié orphique, considérait lesuicide comme un crime, insistait sur le côtésacrificiel de cette fin ; j’éprouvais moi-même une espèce d’horrible joie à me direque cette mort était un don. Mais j’étais seulà mesurer combien d’âcreté fermente aufond de la douceur, quelle part de désespoirse cache dans l’abnégation, quelle haine semélange à l’amour. Un être insulté me jetait

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à la face cette preuve de dévouement ; un en-fant inquiet de tout perdre avait trouvé cemoyen de m’attacher à jamais à lui. S’il avaitespéré me protéger par ce sacrifice, il avaitdû se croire bien peu aimé pour ne pas sentirque le pire des maux serait de l’avoir perdu.

Les larmes prirent fin : les dig-nitaires qui s’approchaient de moi n’avaientplus à détourner leur regard de mon visage,comme s’il était obscène de pleurer. Les vis-ites de fermes modèles et de canaux d’irriga-tion recommencèrent ; peu importait lamanière d’employer les heures. Mille bruitsineptes couraient déjà le monde au sujet demon désastre ; même sur les barques qui ac-compagnaient la mienne, des récits atrocescirculaient à ma honte ; je laissai dire, lavérité n’étant pas de celles qu’on peut crier.Les mensonges les plus malicieux étaient ex-acts à leur manière ; on m’accusait de l’avoirsacrifié, et, en un sens, je l’avais fait. Hermo-gène, qui me rapportait fidèlement ces échos

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du dehors, me transmit quelques messagesde l’impératrice ; elle se montra convenable ;on l’est presque toujours en présence de lamort. Cette compassion reposait sur unmalentendu : on acceptait de me plaindre,pourvu que je me consolasse assez vite. Moi-même, je me croyais à peu près calmé ; j’enrougissais presque. Je ne savais pas que ladouleur contient d’étranges labyrinthes, oùje n’avais pas fini de marcher.

On s’efforçait de me distraire.Quelques jours après l’arrivée à Thèbes, j’ap-pris que l’impératrice et sa suite s’étaientrendues par deux fois au pied du colosse deMemnon, dans l’espoir d’entendre le bruitmystérieux émis par la pierre à l’aurore,phénomène célèbre auquel tous les voy-ageurs souhaitent d’assister. Le prodige nes’était pas produit ; on s’imaginait super-stitieusement qu’il opérerait en ma présence.J’acceptai d’accompagner le lendemain lesfemmes ; tous les moyens étaient bons pour

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diminuer l’interminable longueur des nuitsd’automne. Ce matin-là, vers la onzièmeheure, Euphorion entra chez moi pourraviver la lampe et m’aider à passer mesvêtements. Je sortis sur le pont ; le ciel, en-core tout noir, était en vérité le ciel d’airaindes poèmes d’Homère, indifférent aux joieset aux maux des hommes. Il y avait plus devingt jours que cette chose avait eu lieu. Jepris place dans le canot ; le court voyagen’alla pas sans cris et sans frayeurs defemmes.

On nous débarqua non loin du Co-losse. Une bande d’un rose fade s’allongea àl’Orient ; un jour de plus commençait. Le sonmystérieux se produisit par trois fois ; cebruit ressemble à celui que fait en se brisantla corde d’un arc. L’inépuisable Julia Balbillaenfanta sur-le-champ une série de poèmes.Les femmes entreprirent la visite destemples ; je les accompagnai un moment lelong des murs criblés d’hiéroglyphes

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monotones. J’étais excédé par ces figures co-lossales de rois tous pareils, assis côte à côte,appuyant devant eux leurs pieds longs etplats, par ces blocs inertes où rien n’estprésent de ce qui pour nous constitue la vie,ni la douleur, ni la volupté, ni le mouvementqui libère les membres, ni la réflexion qui or-ganise le monde autour d’une tête penchée.Les prêtres qui me guidaient semblaient pr-esque aussi mal renseignés que moi-mêmesur ces existences abolies ; de temps à autre,une discussion s’élevait au sujet d’un nom.On savait vaguement que chacun de cesmonarques avait hérité d’un royaume,gouverné ses peuples, procréé son succes-seur : rien d’autre ne restait. Ces dynastiesobscures remontaient plus loin que Rome,plus loin qu’Athènes, plus loin que le jour oùAchille mourut sous les murs de Troie, plusloin que le cycle astronomique de cinq milleannées calculé par Ménon pour Jules César.Me sentant las, je congédiai les prêtres ; je

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me reposai quelque temps à l’ombre du Co-losse avant de remonter en barque. Sesjambes étaient couvertes jusqu’au genoud’inscriptions grecques tracées par des voy-ageurs : des noms, des dates, une prière, uncertain Servius Suavis, un certain Eumènequi s’était tenu à cette même place six sièclesavant moi, un certain Panion qui avait visitéThèbes six mois plus tôt… Six mois plus tôt…Une fantaisie me vint, que je n’avais pas euedepuis l’époque où, enfant, j’inscrivais monnom sur l’écorce des châtaigniers dans undomaine d’Espagne : l’empereur qui se refu-sait à faire graver ses appellations et sestitres sur les monuments qu’il avait constru-its prit sa dague, et égratigna dans cettepierre dure quelques lettres grecques, uneforme abrégée et familière de son nom :AΔPIANO. C’était encore s’opposer autemps : un nom, une somme de vie dont per-sonne ne computerait les éléments innom-brables, une marque laissée par un homme

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égaré dans cette succession de siècles. Tout àcoup, je me souvins qu’on était au vingt-sep-tième jour du mois d’Athyr, au cinquièmejour avant nos calendes de décembre. C’étaitl’anniversaire d’Antinoüs : l’enfant, s’il vivait,aurait aujourd’hui vingt ans.

Je rentrai à bord ; la plaie ferméetrop vite s’était rouverte ; je criai le visageenfoncé dans un coussin qu’Euphorion glissasous ma tête. Ce cadavre et moi partions à ladérive, emportés en sens contraire par deuxcourants du temps. Le cinquième jour avantles calendes de décembre, le premier du moisd’Athyr : chaque instant qui passait enlisaitce corps, recouvrait cette fin. Je remontais lapente glissante ; je me servais de mes onglespour exhumer cette journée morte. Phlégon,assis face au seuil, ne se souvenait du va-et-vient dans la cabine de poupe que par la raiede lumière qui l’avait gêné chaque foisqu’une main poussait le battant. Comme unhomme accusé d’un crime, j’examinais

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l’emploi de mes heures : une dictée, une ré-ponse au Sénat d’Éphèse ; à quel groupe demots correspondait cette agonie ? Je recon-stituais le fléchissement de la passerelle sousles pas pressés, la berge aride, le dallageplat ; le couteau qui scie une boucle au bordde la Tempé ; le corps incliné ; la jambe quise replie pour permettre à la main dedénouer la sandale ; une manière uniqued’écarter les lèvres en fermant les yeux. Ilavait fallu au bon nageur une résolutiondésespérée pour étouffer dans cette bouenoire. J’essayai d’aller en pensée jusqu’àcette révolution par où nous passerons tous,le cœur qui renonce, le cerveau qui s’enraye,les poumons qui cessent d’aspirer la vie. Jesubirai un bouleversement analogue ; jemourrai un jour. Mais chaque agonie estdifférente ; mes efforts pour imaginer la si-enne n’aboutissaient qu’à une fabricationsans valeur : il était mort seul.

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J’ai résisté ; j’ai lutté contre ladouleur comme contre une gangrène. Je mesuis rappelé des entêtements, des men-songes ; je me suis dit qu’il eût changé, en-graissé, vieilli. Peines perdues : comme unouvrier consciencieux s’épuise à copier unchef-d’œuvre, je m’acharnais à exiger de mamémoire une exactitude insensée : je re-créais cette poitrine haute et bombée commeun bouclier. Parfois, l’image jaillissait d’elle-même ; un flot de douceur m’emportait ;j’avais revu un verger de Tibur, l’éphèberamassant les fruits de l’automne dans sa tu-nique retroussée en guise de corbeille. Toutmanquait à la fois : l’associé des fêtes noc-turnes, le jeune homme qui s’asseyait sur lestalons pour aider Euphorion à rectifier lesplis de ma toge. À en croire les prêtres,l’ombre aussi souffrait, regrettait l’abri chaudqu’était pour elle son corps, hantait engémissant les parages familiers, lointaine ettoute proche, momentanément trop faible

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pour me signifier sa présence. Si c’était vrai,ma surdité était pire que la mort elle-même.Mais avais-je si bien compris, ce matin-là, lejeune vivant sanglotant à mes côtés ? Unsoir, Chabrias m’appela pour me montrerdans la constellation de l’Aigle une étoile,jusque-là assez peu visible, qui palpitaitsoudain comme une gemme, battait commeun cœur. J’en fis son étoile, son signe. Jem’épuisais chaque nuit à suivre son cours ;j’ai vu d’étranges figures dans cette partie duciel. On me crut fou. Mais peu importait.

La mort est hideuse, mais la vie aus-si. Tout grimaçait. La fondation d’Antinoén’était qu’un jeu dérisoire : une ville de plus,un abri offert aux fraudes des marchands,aux exactions des fonctionnaires, aux prosti-tutions, au désordre, aux lâches qui pleurentleurs morts avant de les oublier. L’apothéoseétait vaine : ces honneurs si publics ne ser-viraient qu’à faire de l’enfant un prétexte àbassesses ou à ironies, un objet posthume de

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convoitise ou de scandale, une de ces lé-gendes à demi pourries qui encombrent lesrecoins de l’histoire. Mon deuil n’était qu’uneforme de débordement, une débauchegrossière : je restais celui qui profite, celuiqui jouit, celui qui expérimente : le bien-aimé me livrait sa mort. Un homme frustrépleurait sur soi-même. Les idées grinçaient ;les paroles tournaient à vide ; les voixfaisaient leur bruit de sauterelles au désertou de mouches sur un tas d’ordures ; nosbarques aux voiles gonflées comme desgorges de colombes véhiculaient l’intrigue etle mensonge ; la bêtise s’étalait sur les frontshumains. La mort perçait partout sous sonaspect de décrépitude ou de pourriture : latache blette d’un fruit, une déchirure imper-ceptible au bas d’une tenture, une charognesur la berge, les pustules d’un visage, lamarque des verges sur le dos d’un marinier.Mes mains semblaient toujours un peu sales.À l’heure du bain, tendant aux esclaves mes

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jambes à épiler, je regardais avec dégoût cecorps solide, cette machine presque indes-tructible, qui digérait, marchait, parvenait àdormir, se réaccoutumerait un jour ou l’autreaux routines de l’amour. Je ne tolérais plusque la présence des quelques serviteurs quise souvenaient du mort ; à leur manière, ilsl’avaient aimé. Mon deuil trouvait un échodans la douleur un peu niaise d’un masseurou du vieux nègre préposé aux lampes. Maisleur chagrin ne les empêchait pas de riredoucement entre eux en prenant le frais surle rivage. Un matin, appuyé au bastingage,j’aperçus dans le carré réservé aux cuisinesun esclave qui vidait un de ces poulets quel’Égypte fait éclore par milliers dans desfours malpropres ; il prit à pleines mains lepaquet gluant des entrailles, et les jeta àl’eau. J’eus à peine le temps de tourner latête pour vomir. A l’escale de Philæ, au coursd’une fête que nous offrit le gouverneur, unenfant de trois ans, noir comme du bronze, le

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fils d’un portier nubien, se faufila dans lesgaleries du premier étage pour regarder lesdanses ; il tomba. On fit du mieux qu’on putpour cacher l’incident ; le portier retenait sessanglots pour ne pas déranger les hôtes deson maître ; on le fit sortir avec le cadavrepar la porte des cuisines ; j’entrevis malgrétout ces épaules qui s’élevaient et s’abais-saient convulsivement comme sous un fouet.J’avais le sentiment de prendre sur moi cettedouleur de père comme j’avais pris celled’Hercule, celle d’Alexandre, celle de Platonpleurant leurs amis morts. Je fis porterquelques pièces d’or à ce misérable ; on nepeut rien de plus. Deux jours plus tard, je lerevis ; il s’épouillait béatement, couché ausoleil au travers du seuil.

Les messages affluèrent ; Pancratèsm’envoya son poème enfin terminé ; cen’était qu’un médiocre centon d’hexamètreshomériques, mais le nom qui y figurait pr-esque à chaque ligne le rendait plus

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émouvant pour moi que bien des chefs-d’œuvre. Nouménios me fit parvenir uneConsolation dans les règles ; je passai unenuit à la lire ; aucun lieu commun n’y man-quait. Ces faibles défenses élevées parl’homme contre la mort se développaient surdeux lignes : la première consistait à nous laprésenter comme un mal inévitable ; à nousrappeler que ni la beauté, ni la jeunesse, nil’amour n’échappent à la pourriture ; à nousprouver enfin que la vie et son cortège demaux sont plus horribles encore que la mortelle-même, et qu’il vaut mieux périr que vie-illir. On se sert de ces vérités pour nous in-cliner à la résignation ; elles justifient sur-tout le désespoir. La seconde ligne d’argu-ments contredit la première, mais nos philo-sophes n’y regardent pas de si près : il nes’agissait plus de se résigner à la mort, maisde la nier. L’âme comptait seule ; on posaitarrogamment comme un fait l’immortalitéde cette entité vague que nous n’avons

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jamais vu fonctionner dans l’absence ducorps, avant de prendre la peine d’enprouver l’existence. Je n’étais pas si sûr :puisque le sourire, le regard, la voix, ces réal-ités impondérables, étaient anéanties, pour-quoi pas l’âme ? Celle-ci ne me paraissait pasnécessairement plus immatérielle que lachaleur du corps. On s’écartait de la dé-pouille où cette âme n’était plus : c’étaitpourtant la seule chose qui me restât, maseule preuve que ce vivant eût existé. L’im-mortalité de la race passait pour pallierchaque mort d’homme : il m’importait peuque des générations de Bithyniens se succé-dassent jusqu’à la fin des temps au bord duSangarios. On pariait de gloire, beau mot quigonfle le cœur, mais on s’efforçait d’établirentre celle-ci et l’immortalité une confusionmenteuse, comme si la trace d’un être était lamême chose que sa présence. On me mon-trait le dieu rayonnant à la place du cadavre :j’avais fait ce dieu ; j’y croyais à ma manière,

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mais la destinée posthume la plus lumineuseau fond des sphères stellaires ne compensaitpas cette vie brève ; le dieu ne tenait pas lieudu vivant perdu. Je m’indignais de cette ragequ’a l’homme de dédaigner les faits au profitdes hypothèses, de ne pas reconnaître sessonges pour des songes. Je comprenaisautrement mes obligations de survivant.Cette mort serait vaine si je n’avais pas lecourage de la regarder en face, de m’attacherà ces réalités du froid, du silence, du sang co-agulé, des membres inertes, que l’homme re-couvre si vite de terre et d’hypocrisie ; jepréférais tâtonner dans le noir sans lesecours de faibles lampes. Autour de moi, jesentais qu’on commençait à s’offusquerd’une douleur si longue : la violence en scan-dalisait d’ailleurs plus que la cause. Si jem’étais laissé aller aux mêmes plaintes à lamort d’un frère ou d’un fils, on m’eût égale-ment reproché de pleurer comme unefemme. La mémoire de la plupart des

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hommes est un cimetière abandonné, où gis-ent sans honneurs des morts qu’ils ont cesséde chérir. Toute douleur prolongée insulte àleur oubli.

Les barques nous ramenèrent aupoint du fleuve où commençait à s’éleverAntinoé. Elles étaient moins nombreusesqu’à l’aller : Lucius, que j’avais peu revu,était reparti pour Rome où sa jeune femmevenait d’accoucher d’un fils. Son départ medélivrait de bon nombre de curieux et d’im-portuns. Les travaux commencés altéraientla forme de la berge ; le plan des édifices fu-turs s’esquissait entre les monceaux de terredéblayée ; mais je ne reconnus plus la placeexacte du sacrifice. Les embaumeurslivrèrent leur ouvrage : on déposa le mincecercueil de cèdre à l’intérieur d’une cuve deporphyre, dressée tout debout dans la salle laplus secrète du temple. Je m’approchai tim-idement du mort. Il semblait costumé : ladure coiffe égyptienne recouvrait les

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cheveux. Les jambes serrées de bandelettesn’étaient plus qu’un long paquet blanc, maisle profil du jeune faucon n’avait pas changé ;les cils faisaient sur les joues fardées uneombre que je reconnaissais. Avant de ter-miner l’emmaillotement des mains, on tint àme faire admirer les ongles d’or. Les litaniescommencèrent ; le mort, par la bouche desprêtres, déclarait avoir été perpétuellementvéridique, perpétuellement chaste, per-pétuellement compatissant et juste, sevantait de vertus qui, s’il les avait ainsipratiquées, l’auraient mis à jamais à l’écartdes vivants. L’odeur rance de l’encens em-plissait la salle ; à travers un nuage, j’essayaide me donner à moi-même l’illusion dusourire ; le beau visage immobile paraissaittrembler. J’ai assisté aux passes magiquespar lesquelles les prêtres forcent l’âme dumort à incarner une parcelle d’elle-même àl’intérieur des statues qui conserveront samémoire ; et à d’autres injonctions, plus

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étranges encore. Quand ce fut fini, on mit enplace le masque d’or moulé sur la cire fun-èbre ; il épousait étroitement les traits. Cettebelle surface incorruptible allait bientôtrésorber en elle-même ses possibilités derayonnement et de chaleur ; elle giserait à ja-mais dans cette caisse hermétiquementclose, symbole inerte d’immortalité. On posasur la poitrine un bouquet d’acacia. Unedouzaine d’hommes mirent en place le pes-ant couvercle. Mais j’hésitais encore au sujetde l’emplacement de la tombe. Je me rap-pelai qu’en ordonnant partout des fêtesd’apothéose, des jeux funèbres, des frappesde monnaies, des statues sur les places pub-liques, j’avais fait une exception pour Rome :j’avais craint d’augmenter l’animosité qui en-toure plus ou moins tout favori étranger. Jeme dis que je ne serais pas toujours là pourprotéger cette sépulture. Le monumentprévu aux portes d’Antinoé semblait aussitrop public, peu sûr. Je suivis l’avis des

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prêtres. Ils m’indiquèrent au flanc d’unemontagne de la chaîne arabique, à troislieues environ de la ville, une de ces cavernesdestinées jadis par les rois d’Égypte à leurservir de puits funéraires. Un attelage debœufs traîna le sarcophage sur cette pente. Àl’aide de cordes, on le fit glisser le long de cescorridors de mine ; on l’appuya contre uneparoi de roc. L’enfant de Claudiopolis des-cendait dans la tombe comme un Pharaon,comme un Ptolémée. Nous le laissâmes seul.Il entrait dans cette durée sans air, sans lu-mière, sans saisons et sans fin, auprès delaquelle toute vie semble brève ; il avait at-teint cette stabilité, peut-être ce calme. Lessiècles encore contenus dans le sein opaquedu temps passeraient par milliers sur cettetombe sans lui rendre l’existence, mais aussisans ajouter à sa mort, sans empêcher qu’ileût été. Hermogène me prit par le bras pourm’aider à remonter à l’air libre ; ce fut pr-esque une joie de se retrouver à la surface, de

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revoir le froid ciel bleu entre deux pans deroches fauves. Le reste du voyage fut court. ÀAlexandrie, l’impératrice se rembarqua pourRome.

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DISCIPLINA AUGUSTA

DISCIPLINA AUGUSTA

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Chapitre 23

Je rentrai en Grèce par voie de terre.Le voyage fut long. J’avais raison de penserque ce serait sans doute ma dernière tournéeofficielle en Orient ; je tenais d’autant plus àtout voir par mes propres yeux. Antioche, oùje m’arrêtai pendant quelques semaines,m’apparut sous un jour nouveau ; j’étaismoins sensible qu’autrefois aux prestiges desthéâtres, aux fêtes, aux délices des jardins deDaphné, au frôlement bariolé des foules. Jeremarquai davantage l’éternelle légèreté dece peuple médisant et moqueur, qui me rap-pelait celui d’Alexandrie, la sottise desprétendus exercices intellectuels, l’étalage

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banal du luxe des riches. Presque aucun deces notables n’embrassait dans leur en-semble mes programmes de travaux et de ré-formes en Asie ; ils se contentaient d’enprofiter pour leur ville, et surtout pour eux-mêmes. Je songeai un moment à accroître audétriment de l’arrogante capitale syriennel’importance de Smyrne ou de Pergame ;mais les défauts d’Antioche sont inhérents àtoute métropole : aucune de ces grandesvilles n’en peut être exempte. Mon dégoût dela vie urbaine me fit m’appliquer davantage,si possible, aux réformes agraires ; je mis ladernière main à la longue et complexe réor-ganisation des domaines impériaux en AsieMineure ; les paysans s’en trouvèrent mieux,et l’État aussi. En Thrace, je tins à revisiterAndrinople, où les vétérans des campagnesdaces et sarmates avaient afflué, attirés pardes donations de terres et des réductionsd’impôts. Le même plan devait être mis enœuvre à Antinoé. J’avais de longue date

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accordé partout des exemptions analoguesaux médecins et aux professeurs dans l’es-poir de favoriser le maintien et le développe-ment d’une classe moyenne sérieuse et sav-ante. J’en connais les défauts, mais un Étatne dure que par elle.

Athènes restait l’étape préférée ; jem’émerveillais que sa beauté dépendît si peudes souvenirs, les miens propres ou ceux del’histoire ; cette ville semblait nouvellechaque matin. Je m’installai cette fois chezArrien. Initié comme moi à Éleusis, il avaitde ce fait été adopté par une des grandes fa-milles sacerdotales du territoire attique, celledes Kérykès, comme je l’avais été moi-mêmepar celle des Eumolpides. Il s’y était marié ;il avait pour femme une jeune Athéniennefine et fière. Tous deux m’entouraient dis-crètement de leurs soins. Leur maison étaitsituée à quelques pas de la nouvelle biblio-thèque dont je venais de doter Athènes, et oùrien ne manquait de ce qui peut seconder la

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méditation ou le repos qui précède celle-ci,des sièges commodes, un chauffage adéquatpendant les hivers souvent aigres, des escali-ers faciles pour accéder aux galeries où l’ongarde les livres, l’albâtre et l’or d’un luxeamorti et calme. Une attention particulièreavait été donnée au choix et à l’emplacementdes lampes. Je sentais de plus en plus le be-soin de rassembler et de conserver lesvolumes anciens, de charger des scribes con-sciencieux d’en tirer des copies nouvelles.Cette belle tâche ne me semblait pas moinsurgente que l’aide aux vétérans ou les sub-sides aux familles prolifiques et pauvres ; jeme disais qu’il suffirait de quelques guerres,de la misère qui suit celles-ci, d’une périodede grossièreté ou de sauvagerie sousquelques mauvais princes, pour que péris-sent à jamais les pensées venues jusqu’ànous à l’aide de ces frêles objets de fibres etd’encre. Chaque homme assez fortuné pourbénéficier plus ou moins de ce legs de culture

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me paraissait chargé d’un fidéicommis àl’égard du genre humain.

Je lus beaucoup durant cette péri-ode. J’avais poussé Phlégon à composer,sous le nom d’Olympiades, une série dechroniques qui continueraient les Hellé-niques de Xénophon et finiraient à monrègne : plan audacieux, en ce qu’il faisait del’immense histoire de Rome une simple suitede celle de la Grèce. Le style de Phlégon estfâcheusement sec, mais ce serait déjàquelque chose que de rassembler et d’établirles faits. Ce projet m’inspira l’envie de rouv-rir les historiens d’autrefois ; leur œuvre,commentée par ma propre expérience,m’emplit d’idées sombres 3 l’énergie et labonne volonté de chaque homme d’Étatsemblaient peu de chose en présence de cedéroulement à la fois fortuit et fatal, de cetorrent d’occurrences trop confuses pour êtreprévues, dirigées, ou jugées. Les poètes aussim’occupèrent ; j’aimais à conjurer hors d’un

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passé lointain ces quelques voix pleines etpures. Je me fis un ami de Théognis, l’aristo-crate, l’exilé, l’observateur sans illusion etsans indulgence des affaires humaines, tou-jours prêt à dénoncer ces erreurs et cesfautes que nous appelons nos maux. Cethomme si lucide avait goûté aux délicespoignantes de l’amour ; en dépit dessoupçons, des jalousies, des griefs ré-ciproques, sa liaison avec Cyrnus s’était pro-longée jusqu’à la vieillesse de l’un et jusqu’àl’âge mûr de l’autre : l’immortalité qu’il pro-mettait au jeune homme de Mégare étaitmieux qu’un vain mot, puisque ce souvenirm’atteignait à une distance de plus de sixsiècles. Mais, parmi les anciens poètes, An-timaque surtout m’attacha : j’appréciais cestyle obscur et dense, ces phrases amples etpourtant condensées à l’extrême, grandescoupes de bronze emplies d’un vin lourd. Jepréférais son récit du périple de Jason auxArgonautiques plus mouvementées

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d’Apollonius : Antimaque avait mieux com-pris le mystère des horizons et des voyages,et l’ombre jetée par l’homme éphémère surles paysages éternels. Il avait passionnémentpleuré sa femme Lydé ; il avait donné le nomde cette morte à un long poème où trouv-aient place toutes les légendes de douleur etde deuil. Cette Lydé, que je n’aurais peut-êtrepas remarquée vivante, devenait pour moiune figure familière, plus chère que bien despersonnages féminins de ma propre vie. Cespoèmes, pourtant presque oubliés, merendaient peu à peu ma confiance enl’immortalité.

Je revisai mes propres œuvres : lesvers d’amour, les pièces de circonstance,l’ode à la mémoire de Plotine. Un jour,quelqu’un aurait peut-être envie de lire toutcela. Un groupe de vers obscènes me fit hés-iter ; je finis somme toute par l’inclure. Nosplus honnêtes gens en écrivent de tels. Ilss’en font un jeu ; j’eusse préféré que les

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miens fussent autre chose, l’image exacted’une vérité nue. Mais là comme ailleurs leslieux communs nous encagent : je com-mençais à comprendre que l’audace de l’es-prit ne suffit pas à elle seule pour s’en débar-rasser, et que le poète ne triomphe desroutines et n’impose aux mots sa pensée quegrâce à des efforts aussi longs et aussi as-sidus que mes travaux d’empereur. Pour mapart, je ne pouvais prétendre qu’aux raresaubaines de l’amateur : ce serait déjà beauc-oup, si, de tout ce fatras, deux ou trois verssubsistaient. J’ébauchai pourtant à cetteépoque un ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers, où j’entendaisfaire entrer à la fois le sérieux et l’ironie, lesfaits curieux observés au cours de ma vie, desméditations, quelques songes ; le plus mincedes fils eût relié tout cela ; c’eût été une sortede Satyricon plus âpre. J’y aurais exposé unephilosophie qui était devenue la mienne,l’idée héraclitienne du changement et du

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retour. Mais j’ai mis de côté ce projet tropvaste.

J’eus cette année-là avec la prêtressequi jadis m’avait initié à Éleusis, et dont lenom doit rester secret, plusieurs entretiensoù les modalités du culte d’Antinoüs furentfixées une à une. Les grands symboles éleusi-aques continuaient à distiller pour moi unevertu calmante ; le monde n’a peut-êtreaucun sens, mais, s’il en a un, celui-cis’exprime à Éleusis plus sagement et plus no-blement qu’ailleurs. Ce fut sous l’influencede cette femme que j’entrepris de faire desdivisions administratives d’Antinoé, de sesdèmes, de ses rues, de ses blocs urbains, unplan du monde divin en même temps qu’uneimage transfigurée de ma propre vie. Tout yentrait, Hestia et Bacchus, les dieux du foyeret ceux de l’orgie, les divinités célestes etcelles d’outre-tombe. J’y mis mes ancêtresimpériaux, Trajan, Nerva, devenus partie in-tégrante de ce système de symboles. Plotine

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s’y trouvait ; la bonne Matidie s’y voyait as-similée à Déméter ; ma femme elle-même,avec qui j’avais à cette époque des rapportsassez cordiaux, figurait dans ce cortège depersonnes divines. Quelques mois plus tard,je donnai à un des quartiers d’Antinoé lenom de ma sœur Pauline. J’avais fini par mebrouiller avec la femme de Servianus, maisPauline morte retrouvait dans cette ville dela mémoire sa place unique de sœur. Ce lieutriste devenait le site idéal des réunions etdes souvenirs, les Champs Élysée d’une vie,l’endroit où les contradictions se résolvent,où tout, à son rang, est également sacré.

Debout à une fenêtre de la maisond’Arrien, dans la nuit semée d’astres, jesongeais à cette phrase que les prêtres égyp-tiens avaient fait graver sur le cercueild’Antinoüs : Il a obéi à l’ordre du ciel. Sepouvait-il que le ciel nous intimât des ordres,et que les meilleurs d’entre nous les enten-dissent là où le reste des hommes ne perçoit

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qu’un accablant silence ? La prêtresse éleusi-aque et Chabrias le croyaient. J’aurais voululeur donner raison. Je revoyais en penséecette paume lissée par la mort, telle que jel’avais regardée pour la dernière fois le matinde l’embaumement ; les lignes qui m’avaientinquiété jadis ne s’y trouvaient plus ; il enétait d’elle comme de ces tablettes de cire de-squelles on efface un ordre accompli. Maisces hautes affirmations éclairent sansréchauffer, comme la lumière des étoiles, etla nuit alentour est encore plus sombre. Si lesacrifice d’Antinoüs avait été pesé quelquepart en ma faveur dans une balance divine,les résultats de cet affreux don de soi ne semanifestaient pas encore ; ces bienfaitsn’étaient ni ceux de la vie, ni même ceux del’immortalité. J’osais à peine leur chercherun nom. Parfois, à de rares intervalles, unefaible lueur palpitait froidement à l’horizonde mon ciel ; elle n’embellissait ni le monde,

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ni moi-même ; je continuais à me sentir plusdétérioré que sauvé.

Ce fut vers cette époque que Quad-ratus, évêque des chrétiens, m’envoya uneapologie de sa foi. J’avais eu pour principe demaintenir envers cette secte la ligne de con-duite strictement équitable qui avait été cellede Trajan dans ses meilleurs jours ; je venaisde rappeler aux gouverneurs de provincesque la protection des lois s’étend à tous lescitoyens, et que les diffamateurs des chré-tiens seraient punis s’ils portaient contre euxdes accusations sans preuves. Mais toutetolérance accordée aux fanatiques leur faitcroire immédiatement à de la sympathiepour leur cause ; j’ai peine à m’imaginer queQuadratus espérait faire de moi un chrétien ;il tint en tout cas à me prouver l’excellencede sa doctrine et surtout son innocuité pourl’État. Je lus son œuvre ; j’eus même la curi-osité de faire rassembler par Phlégon desrenseignements sur la vie du jeune prophète

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nommé Jésus, qui fonda la secte, et mourutvictime de l’intolérance juive il y a environcent ans. Ce jeune sage semble avoir laissédes préceptes assez semblables à ceuxd’Orphée, auquel ses disciples le comparentparfois. À travers la prose singulièrementplate de Quadratus, je n’étais pas sans goûterle charme attendrissant de ces vertus de genssimples, leur douceur, leur ingénuité, leur at-tachement les uns aux autres ; tout celaressemblait fort aux confréries que des es-claves ou des pauvres fondent un peu par-tout en l’honneur de nos dieux dans les fau-bourgs populeux des villes ; au sein d’unmonde qui malgré tous nos efforts reste duret indifférent aux peines et aux espoirs deshommes, ces petites sociétés d’assistancemutuelle offrent à des malheureux un pointd’appui et un réconfort. Mais j’étais sensibleaussi à certains dangers. Cette glorificationdes vertus d’enfant et d’esclave se faisait auxdépens de qualités plus viriles et plus

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lucides ; je devinais sous cette innocencerenfermée et fade la féroce intransigeance dusectaire en présence de formes de vie et depensée qui ne sont pas les siennes, l’insolentorgueil qui le fait se préférer au reste deshommes, et sa vue volontairement encadréed’œillères. Je me lassai assez vite des argu-ments captieux de Quadratus et de ces bribesde philosophie maladroitement empruntéesaux écrits de nos sages. Chabrias, toujourspréoccupé du juste culte à offrir aux dieux,s’inquiétait du progrès de sectes de ce genredans la populace des grandes villes ; il s’ef-frayait pour nos vieilles religions qui n’im-posent à l’homme le joug d’aucun dogme, seprêtent à des interprétations aussi variéesque la nature elle-même, et laissent lescœurs austères s’inventer s’ils le veulent unemorale plus haute, sans astreindre lesmasses à des préceptes trop stricts pour nepas engendrer aussitôt la contrainte et l’hy-pocrisie. Arrien partageait ces vues. Je passai

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tout un soir à discuter avec lui l’injonctionqui consiste à aimer autrui comme soi-même ; elle est trop contraire à la nature hu-maine pour être sincèrement obéie par levulgaire, qui n’aimera jamais que soi, et neconvient nullement au sage, qui ne s’aimepas particulièrement soi-même.

Sur bien des points, d’ailleurs, lapensée de nos philosophes me semblait elleaussi bornée, confuse, ou stérile. Les troisquarts de nos exercices intellectuels ne sontplus que broderies sur le vide ; je me de-mandais si cette vacuité croissante était dueà un abaissement de l’intelligence ou à undéclin du caractère ; quoi qu’il en fût, la mé-diocrité de l’esprit s’accompagnait presquepartout d’une étonnante bassesse d’âme.J’avais chargé Hérode Atticus de surveiller laconstruction d’un réseau d’aqueducs enTroade ; il en profita pour gaspiller hon-teusement les deniers publics ; appelé àrendre des comptes, il fit répondre avec

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insolence qu’il était assez riche pour couvrirtous les déficits ; cette richesse même étaitun scandale. Son père, mort depuis peu,s’était arrangé pour le déshériter discrète-ment en multipliant les largesses aux citoy-ens d’Athènes ; Hérode refusa tout net d’ac-quitter les legs paternels ; il en résulta unprocès qui dure encore. A Smyrne, Polémon,mon familier de naguère, se permit de jeter àla porte une députation de sénateurs ro-mains qui avaient cru pouvoir tabler sur sonhospitalité. Ton père Antonin, le plus douxdes êtres, s’emporta ; l’homme d’État et lesophiste finirent par en venir aux mains ; cepugilat indigne d’un futur empereur l’étaitplus encore d’un philosophe grec. Favorinus,ce nain avide que j’avais comblé d’argent etd’honneurs, colportait partout des mots d’es-prit dont je faisais les frais. Les trente légionsauxquelles je commandais étaient, à l’encroire, mes seuls arguments valables dans lesjoutes philosophiques où j’avais la vanité de

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me plaire et où il prenait soin de laisser ledernier mot à l’empereur. C’était me taxer àla fois de présomption et de sottise ; c’étaitsurtout se targuer d’une étrange lâcheté.Mais les pédants s’irritent toujours qu’onsache aussi bien qu’eux leur étroit métier ;tout servait de prétexte à leurs remarquesmalignes ; j’avais fait mettre au programmedes écoles les œuvres trop négligées d’Hési-ode et d’Ennius ; ces esprits routiniers meprêtèrent aussitôt l’envie de détrônerHomère, et le limpide Virgile que pourtant jecitais sans cesse. Il n’y avait rien à faire avecces gens-là.

Arrien valait mieux. J’aimais à caus-er avec lui de toutes choses. Il avait gardé dujeune homme de Bithynie un souvenir éblouiet grave ; je lui savais gré de placer cetamour, dont il avait été témoin, au rang desgrands attachements réciproquesd’autrefois ; nous en parlions de temps àautre, mais bien qu’aucun mensonge ne fût

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proféré, j’avais parfois l’impression de sentirdans nos paroles une certaine fausseté ; lavérité disparaissait sous le sublime. J’étaispresque aussi déçu par Chabrias : il avait eupour Antinoüs le dévouement aveugle d’unvieil esclave pour un jeune maître, mais, toutoccupé du culte du nouveau dieu, il semblaitpresque avoir perdu tout souvenir du vivant.Mon noir Euphorion au moins avait observéles choses de plus près. Arrien et Chabriasm’étaient chers, et je ne me sentais nulle-ment supérieur à ces deux honnêtes gens,mais il me semblait par moments être le seulhomme à s’efforcer de garder les yeuxouverts.

Oui, Athènes restait belle, et je ne re-grettais pas d’avoir imposé à ma vie des dis-ciplines grecques. Tout ce qui en nous esthumain, ordonné, et lucide nous vientd’elles. Mais il m’arrivait de me dire que lesérieux un peu lourd de Rome, son sens de lacontinuité, son goût du concret, avaient été

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nécessaires pour transformer en réalité cequi restait en Grèce une admirable vue del’esprit, un bel élan de l’âme. Platon avaitécrit La République et glorifié l’idée duJuste, mais c’est nous qui, instruits par nospropres erreurs, nous efforcions péniblementde faire de l’État une machine apte à servirles hommes, et risquant le moins possible deles broyer. Le mot philanthropie est grec,mais c’est le légiste Salvius Julianus et moiqui travaillons à modifier la misérable condi-tion de l’esclave. L’assiduité, la prévoyance,l’application au détail corrigeant l’audace desvues d’ensemble avaient été pour moi desvertus apprises à Rome. Tout au fond demoi-même, il m’arrivait aussi de retrouverles grands paysages mélancoliques de Vir-gile, et ses crépuscules voilés de larmes ; jem’enfonçais plus loin encore ; je rencontraisla brûlante tristesse de l’Espagne et sa viol-ence aride ; je songeais aux gouttes de sangcelte, ibère, punique peut-être, qui avaient

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dû s’infiltrer dans les veines des colons ro-mains du municipe d’Italica ; je me souven-ais que mon père avait été surnommé l’Afri-cain. La Grèce m’avait aidé à évaluer ces élé-ments, qui n’étaient pas grecs. Il en allait demême d’Antinoüs ; j’avais fait de lui l’imagemême de ce pays passionné de beauté ; c’enserait peut-être le dernier dieu. Et pourtant,la Perse raffinée et la Thrace sauvages’étaient alliées en Bithynie aux bergers del’Arcadie antique : ce profil délicatement ar-qué rappelait celui des pages d’Osroès ; celarge visage aux pommettes saillantes étaitcelui des cavaliers thraces qui galopent surles bords du Bosphore, et qui éclatent le soiren chants rauques et tristes. Aucune formulen’était assez complète pour tout contenir.

Je terminai cette année-là la révisionde la constitution athénienne, commencéebeaucoup plus tôt. J’y revenais dans lamesure du possible aux vieilles lois démo-cratiques de Clisthènes. La réduction du

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nombre des fonctionnaires allégeait lescharges de l’État ; je mis obstacle au fermagedes impôts, système désastreux, mal-heureusement encore employé çà et là parles administrations locales. Des fondationsuniversitaires, établies vers la même époque,aidèrent Athènes à redevenir un centre im-portant d’études. Les amateurs de beautéqui, avant moi, avaient afflué dans cette ville,s’étaient contentés d’admirer ses monumentssans s’inquiéter de la pénurie croissante deses habitants. J’avais tout fait, au contraire,pour multiplier les ressources de cette terrepauvre. Un des grands projets de mon règneaboutit peu de temps avant mon départ : l’ét-ablissement d’ambassades annuelles, parl’entremise desquelles se traiteraient désor-mais à Athènes les affaires du monde grec,rendit à cette ville modeste et parfaite sonrang de métropole. Ce plan n’avait pris corpsqu’après d’épineuses négociations avec lesvilles jalouses de la suprématie d’Athènes ou

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nourrissant contre elle des rancunes sécu-laires et surannées ; peu à peu, toutefois, laraison et l’enthousiasme même l’em-portèrent. La première de ces assembléescoïncida avec l’ouverture de l’Olympéion auculte public ; ce temple devenait plus que ja-mais le symbole d’une Grèce rénovée.

On donna à cette occasion au théâtrede Dionysos une série de spectacles par-ticulièrement réussis : j’y occupai un siège àpeine surélevé à côté de celui de l’Hiéro-phante ; le prêtre d’Antinoüs avait désormaisle sien parmi les notables et le clergé. J’avaisfait agrandir la scène du théâtre ; denouveaux bas-reliefs l’ornaient ; sur l’und’eux, mon jeune Bithynien recevait desdéesses éleusiaques une espèce de droit decité éternel. J’organisai dans le stadepanathénaïque transformé pour quelquesheures en forêt de la fable une chasse où fig-urèrent un millier de bêtes sauvages, ranim-ant ainsi pour le bref espace d’une fête la

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ville agreste et farouche d’Hippolyte ser-viteur de Diane et de Thésée compagnond’Hercule. Peu de jours plus tard, je quittaiAthènes. Je n’y suis pas retourné depuis.

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Chapitre 24

L’administration de l’Italie, laisséependant des siècles au bon plaisir despréteurs, n’avait jamais été définitivementcodifiée. L’Édit perpétuel, qui la règle unefois pour toutes, date de cette époque de mavie ; depuis des années, je correspondaisavec Salvius Julianus au sujet de ces ré-formes ; mon retour à Rome activa leur miseau point. Il ne s’agissait pas d’enlever auxvilles italiennes leurs libertés civiles ; bien aucontraire, nous avons tout à gagner, làcomme ailleurs, à ne pas imposer de forceune unité factice ; je m’étonne même que cesmunicipes souvent plus antiques que Rome

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soient si prompts à renoncer à leurs cou-tumes, parfois fort sages, pour s’assimiler entout à la capitale. Mon but était simplementde diminuer cette masse de contradictions etd’abus qui finissent par faire de la procédureun maquis où les honnêtes gens n’osents’aventurer et où prospèrent les bandits. Cestravaux m’obligèrent à d’assez nombreux dé-placements à l’intérieur de la péninsule. Jefis plusieurs séjours à Baïes dans l’anciennevilla de Cicéron, que j’avais achetée au débutde mon principat ; je m’intéressais à cetteprovince de Campanie qui me rappelait laGrèce. Sur le bord de l’Adriatique, dans lapetite ville d’Hadria, d’où mes ancêtres, voiciprès de quatre siècles, avaient émigré pourl’Espagne, je fus honoré des plus hautesfonctions municipales ; près de cette mer or-ageuse dont je porte le nom, je retrouvai desurnes familiales dans un colombarium en ru-ine. J’y rêvai à ces hommes dont je ne savais

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presque rien, mais dont j’étais sorti, et dontla race s’arrêtait à moi.

A Rome, on s’occupait à agrandirmon Mausolée colossal, dont Décrianus avaithabilement remanié les plans ; on y travailleencore aujourd’hui. L’Égypte m’inspirait cesgaleries circulaires, ces rampes glissant versdes salles souterraines ; j’avais conçu l’idéed’un palais de la mort qui ne serait pas réser-vé à moi-même ou à mes successeurs immé-diats, mais où viendront reposer desempereurs futurs, séparés de nous par desperspectives de siècles ; des princes encore ànaître ont ainsi leur place déjà marquée dansla tombe. Je m’employais aussi à orner lecénotaphe élevé au Champ de Mars à la mé-moire d’Antinoüs, et pour lequel un bateauplat, venu d’Alexandrie, avait débarqué desobélisques et des sphinx. Un nouveau projetm’occupa longtemps et n’a pas cessé de lefaire : l’Odéon, bibliothèque modèle, pour-vue de salles de cours et de conférences, qui

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serait à Rome un centre de culture grecque.J’y mis moins de splendeur que dans la nou-velle bibliothèque d’Éphèse, construite troisou quatre ans plus tôt, moins d’élégance aim-able que dans celle d’Athènes. Je comptefaire de cette fondation l’émule, sinon l’égale,du Musée d’Alexandrie ; son développementfutur t’incombera. En y travaillant, je pensesouvent à la belle inscription que Plotineavait fait placer sur le seuil de la bibliothèqueétablie par ses soins en plein Forum de Tra-jan : Hôpital de l’Âme.

La Villa était assez terminée pourque j’y pusse faire transporter mes collec-tions, mes instruments de musique, lesquelques milliers de livres achetés un peupartout au cours de mes voyages. J’y donnaiune série de fêtes où tout était composé avecsoin, le menu des repas et la liste assez re-streinte de mes hôtes. Je tenais à ce que touts’accordât à la beauté paisible de ces jardinset de ces salles ; que les fruits fussent aussi

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exquis que les concerts, et l’ordonnance desservices aussi nette que la ciselure des platsd’argent. Pour la première fois, je m’intéres-sais au choix des nourritures ; j’ordonnaisqu’on veillât à ce que les huîtres vinssent duLucrin et que les écrevisses fussent tirées desrivières gauloises. Par haine de la pompeusenégligence qui caractérise trop souvent latable impériale, j’établis pour règle quechaque mets me serait montré avant d’êtreprésenté même au plus insignifiant de mesconvives ; j’insistais pour vérifier moi-mêmeles comptes des cuisiniers et des traiteurs ; jeme souvenais parfois que mon grand-pèreavait été avare. Le petit théâtre grec de laVilla, et le théâtre latin, à peine plus vaste,n’étaient terminés ni l’un ni l’autre ; j’y fispourtant monter quelques pièces. On donnapar mon ordre des tragédies et des panto-mimes, des drames musicaux et des atel-lanes. Je me plaisais surtout à la subtile gym-nastique des danses ; je me découvris un

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faible pour les danseuses aux crotales qui merappelaient le pays de Gadès et les premiersspectacles auxquels j’avais assisté tout en-fant. J’aimais ce bruit sec, ces bras levés, cedéferlement ou cet enroulement de voiles,cette danseuse qui cesse d’être femme pourdevenir tantôt nuage et tantôt oiseau, tantôtvague et tantôt trirème. J’eus même pourune de ces créatures un goût assez court. Leschenils et les haras n’avaient pas été négligéspendant mes absences ; je retrouvai le poildur des chiens, la robe soyeuse des chevaux,la belle meute des pages. J’organisaiquelques chasses en Ombrie, au bord du lacTrasimène, ou, plus près de Rome, dans lesbois d’Albe. Le plaisir avait repris sa placedans ma vie ; mon secrétaire Onésime meservait de pourvoyeur. Il savait quand il fal-lait éviter certaines ressemblances, ou aucontraire les rechercher. Mais cet amantpressé et distrait n’était guère aimé. Je ren-contrais çà et là un être plus tendre ou plus

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fin que les autres, quelqu’un qu’il valait lapeine d’écouter parler, peut-être de revoir.Ces aubaines étaient rares, sans doute parma faute. Je me contentais d’ordinaired’apaiser ou de tromper ma faim. À d’autresmoments, il m’arrivait d’éprouver pour cesjeux une indifférence de vieillard.

Aux heures d’insomnie, j’arpentaisles corridors de la Villa, errant de salle ensalle, dérangeant parfois un artisan qui trav-aillait à mettre en place une mosaïque ; j’ex-aminais en passant un Satyre de Praxitèle ; jem’arrêtais devant les effigies du mort.Chaque pièce avait la sienne, et chaqueportique. J’abritais de la main la flamme dema lampe ; j’effleurais du doigt cette poitrinede pierre. Ces confrontations compliquaientla tâche de la mémoire ; j’écartais, comme unrideau, la blancheur du Paros ou duPentélique ; je remontais tant bien que maldes contours immobilisés à la forme vivante,du marbre dur à la chair. Je continuais ma

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ronde ; la statue interrogée retombait dans lanuit ; ma lampe me révélait à quelques pasde moi une autre image ; ces grandes figuresblanches ne différaient guère de fantômes. Jepensais amèrement aux passes par lesquellesles prêtres égyptiens avaient attiré l’âme dumort à l’intérieur des simulacres de boisqu’ils utilisent pour leur culte ; j’avais faitcomme eux ; j’avais envoûté des pierres qui àleur tour m’avaient envoûté ; je n’échap-perais plus à ce silence, à cette froideur plusproche de moi désormais que la chaleur et lavoix des vivants ; je regardais avec rancunece visage dangereux au fuyant sourire. Mais,quelques heures plus tard, étendu sur monlit, je décidais de commander à Papiasd’Aphrodisie une statue nouvelle ; j’exigeaisun modelé plus exact des joues, là où elles secreusent insensiblement sous la Tempé, unpenchement plus doux du cou sur l’épaule ;je ferais succéder aux couronnes de pampresou aux nœuds de pierres précieuses la

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splendeur des seules boucles nues. Jen’oubliais pas de faire évider ces bas-reliefsou ces bustes pour en diminuer le poids, eten rendre ainsi le transport plus facile. Lesplus ressemblantes de ces images m’ont ac-compagné partout ; il ne m’importe mêmeplus qu’elles soient belles ou non.

Ma vie, en apparence, était sage ; jem’appliquais plus fermement que jamais àmon métier d’empereur ; je mettais à matâche plus de discernement peut-être, sinonautant d’ardeur qu’autrefois. J’avais quelquepeu perdu mon goût des idées et des ren-contres nouvelles, et cette souplesse d’espritqui me permettait de m’associer à la penséed’autrui, d’en profiter tout en la jugeant. Macuriosité, où j’avais vu naguère le ressortmême de ma pensée, l’un des fondements dema méthode, ne s’exerçait plus que sur desdétails fort futiles ; je décachetai des lettresdestinées à mes amis, qui s’en offensèrent ;ce coup d’œil sur leurs amours et leurs

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querelles de ménage m’amusa un instant. Ils’y mêlait du reste une part de soupçon : jefus pendant quelques jours en proie à la peurdu poison, crainte atroce, que j’avais vuejadis dans le regard de Trajan malade, etqu’un prince n’ose avouer, parce qu’elleparaît grotesque, tant que l’événement ne l’apas justifiée. Une telle hantise étonne chezun homme plongé par ailleurs dans la médit-ation de la mort, mais je ne me pique pasd’être plus conséquent qu’un autre. Desfureurs secrètes, des impatiences fauves meprenaient en présence des moindres sottises,des plus banales bassesses, un dégoût dont jene m’exceptais pas. Juvénal osa insulter dansune de ses Satires le mime Pâris, qui meplaisait. J’étais las de ce poète enflé etgrondeur ; j’appréciais peu son méprisgrossier pour l’Orient et la Grèce, son goûtaffecté pour la prétendue simplicité de nospères, et ce mélange de descriptions dé-taillées du vice et de déclamations vertueuses

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qui titille les sens du lecteur tout en rassur-ant son hypocrisie. En tant qu’homme delettres, il avait droit pourtant à certainségards ; je le fis appeler à Tibur pour lui sig-nifier moi-même sa sentence d’exil. Ce con-tempteur du luxe et des plaisirs de Romepourrait désormais étudier sur place lesmœurs de province ; ses insultes au beauPâris avaient marqué la clôture de sa proprepièce. Favorinus, vers la même époque, s’in-stalla dans son confortable exil de Chios, oùj’aimerais assez habiter moi-même, maisd’où sa voix aigre ne pouvait m’atteindre. Cefut aussi vers ce temps-là que je fis chasserignominieusement d’une salle de festin unmarchand de sagesse, un Cynique mal lavéqui se plaignait de mourir de faim comme sicette engeance méritait de faire autre chose ;j’eus grand plaisir à voir ce bavard courbé endeux par la peur déguerpir au milieu desaboiements des chiens et du rire moqueur

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des pages : la canaille philosophique etlettrée ne m’en imposait plus.

Les plus minces mécomptes de la viepolitique m’exaspéraient précisémentcomme le faisaient à la Villa la moindre in-égalité d’un pavement, la moindre coulée decire sur le marbre d’une table, le moindre dé-faut d’un objet qu’on voudrait sans imperfec-tions et sans taches. Un rapport d’Arrien,récemment nommé gouverneur de Cap-padoce, me mit en garde contre Pharas-manès, qui continuait dans son petit roy-aume des bords de la Mer Caspienne à jouerce jeu double qui nous avait coûté cher sousTrajan. Ce roitelet poussait sournoisementvers nos frontières des hordes d’Alains bar-bares ; ses querelles avec l’Arménie compro-mettaient la paix en Orient. Convoqué àRome, il refusa de s’y rendre, comme il avaitdéjà refusé d’assister à la conférence deSamosate quatre ans plus tôt. En guise d’ex-cuses, il m’envoya un présent de trois cents

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robes d’or, vêtements royaux que je fis porterdans l’arène à des criminels livrés aux bêtes.Cet acte peu pondéré me satisfit comme legeste d’un homme qui se gratte jusqu’ausang.

J’avais un secrétaire, personnagemédiocre, que je gardais parce qu’il pos-sédait à fond les routines de la chancellerie,mais qui m’impatientait par sa suffisancehargneuse et butée, son refus d’essayer desméthodes nouvelles, sa rage d’ergoter sansfin sur des détails inutiles. Ce sot m’irrita unjour plus qu’à l’ordinaire ; je levai la mainpour frapper ; par malheur, je tenais unstyle, qui éborgna l’œil droit. Je n’oublieraijamais ce hurlement de douleur, ce bras mal-adroitement plié pour parer le coup, cetteface convulsée d’où jaillissait le sang. Je fisimmédiatement chercher Hermogène, quidonna les premiers soins ; l’oculiste Capitofut ensuite consulté. Mais en vain ; l’œil étaitperdu. Quelques jours plus tard, l’homme

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reprit son travail ; un bandeau lui traversaitle visage. Je le fis venir ; je lui demandaihumblement de fixer lui-même la compensa-tion qui lui était due. Il me répondit avec unmauvais sourire qu’il ne me demandaitqu’une seule chose, un autre œil droit. Il finitpourtant par accepter une pension. Je l’aigardé à mon service ; sa présence me sertd’avertissement, de châtiment peut-être. Jen’avais pas voulu éborgner ce misérable.Mais je n’avais pas voulu non plus qu’un en-fant qui m’aimait mourût à vingt ans.

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Chapitre 25

Les affaires juives allaient de mal enpis. Les travaux s’achevaient à Jérusalemmalgré l’opposition violente des groupe-ments zélotes. Un certain nombre d’erreursfurent commises, réparables en elles-mêmes,mais dont les fauteurs de troubles surent viteprofiter. La Dixième Légion Expéditionnairea pour emblème un sanglier ; on en plaçal’enseigne aux portes de la ville, comme c’estl’usage ; la populace, peu habituée aux simu-lacres peints ou sculptés dont la prive depuisdes siècles une superstition fort défavorableau progrès des arts, prit cette image pourcelle d’un porc, et vit dans ce petit fait une

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insulte aux mœurs d’Israël. Les fêtes duNouvel An juif, célébrées à grand renfort detrompettes et de cornes de bélier, donnaientlieu chaque année à des rixes sanglantes ;nos autorités interdirent la lecture publiqued’un certain récit légendaire, consacré auxexploits d’une héroïne juive qui serait deven-ue sous un nom d’emprunt la concubine d’unroi de Perse, et aurait fait massacrersauvagement les ennemis du peuple mépriséet persécuté dont elle sortait. Les rabbinss’arrangèrent pour lire de nuit ce que legouverneur Tinéus Rufus leur interdisait delire de jour ; cette féroce histoire, où lesPerses et les Juifs rivalisaient d’atrocité, ex-citait jusqu’à la folie la rage nationale desZélotes. Enfin, ce même Tinéus Rufus,homme par ailleurs fort sage, et qui n’étaitpas sans s’intéresser aux fables et aux tradi-tions d’Israël, décida d’étendre à la circon-cision, pratique juive, les pénalités sévères dela loi que j’avais récemment promulguée

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contre la castration, et qui visait surtout lessévices perpétrés sur de jeunes esclaves dansun but de lucre ou de débauche. Il espéraitoblitérer ainsi l’un des signes par lesquels Is-raël prétend se distinguer du reste du genrehumain. Je me rendis d’autant moinscompte du danger de cette mesure, quandj’en reçus avis, que beaucoup des Juifséclairés et riches qu’on rencontre à Alexan-drie et à Rome ont cessé de soumettre leursenfants à une pratique qui les rend ridiculesaux bains publics et dans les gymnases, ets’arrangent pour en dissimuler sur eux-mêmes les marques. J’ignorais à quel pointces banquiers collectionneurs de vasesmyrrhins différaient du véritable Israël.

Je l’ai dit : rien de tout cela n’était ir-réparable, mais la haine, le mépris ré-ciproque, la rancune l’étaient. En principe, leJudaïsme a sa place parmi les religions del’empire ; en fait, Israël se refuse depuis dessiècles à n’être qu’un peuple parmi les

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peuples, possédant un dieu parmi les dieux.Les Daces les plus sauvages n’ignorent pasque leur Zalmoxis s’appelle Jupiter à Rome ;le Baal punique du mont Cassius s’est identi-fié sans peine au Père qui tient en main laVictoire et dont la Sagesse est née ; les Égyp-tiens, pourtant si vains de leurs fables dixfois séculaires, consentent à voir dans Osirisun Bacchus chargé d’attributs funèbres ;l’âpre Mithra se sait frère d’Apollon. Aucunpeuple, sauf Israël, n’a l’arrogance d’enfer-mer la vérité tout entière dans les limitesétroites d’une seule conception divine, in-sultant ainsi à la multiplicité du Dieu quicontient tout ; aucun autre dieu n’a inspiré àses adorateurs le mépris et la haine de ceuxqui prient à de différents autels. Je n’entenais que davantage à faire de Jérusalemune ville comme les autres, où plusieursraces et plusieurs cultes pourraient exister enpaix ; j’oubliais trop que dans tout combatentre le fanatisme et le sens commun, ce

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dernier a rarement le dessus. L’ouvertured’écoles où s’enseignaient les lettres grecquesscandalisa le clergé de la vieille ville ; le rab-bin Joshua, homme agréable et instruit, avecqui j’avais assez souvent causé à Athènes,mais qui s’efforçait de se faire pardonner parson peuple sa culture étrangère et ses rela-tions avec nous, ordonna à ses disciples dene s’adonner à ces études profanes que s’ilstrouvaient à leur consacrer une heure quin’appartiendrait ni au jour ni à la nuit,puisque la Loi juive doit être étudiée nuit etjour. Ismaël, membre important du San-hédrin, et qui passait pour rallié à la cause deRome, laissa mourir son neveu Ben Damaplutôt que d’accepter les services du chirur-gien grec que lui avait envoyé Tinéus Rufus.Tandis qu’à Tibur on cherchait encore desmoyens de concilier les esprits sans paraîtrecéder aux exigences des fanatiques, le pirel’emporta en Orient ; un coup de main zéloteréussit à Jérusalem.

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Un aventurier sorti de la lie dupeuple, un nommé Simon, qui se faisaitappeler Bar Kochba, le Fils de l’Étoile, jouadans cette révolte le rôle de brandon enduitde bitume ou de miroir ardent. Je ne puisjuger ce Simon que par ouï-dire ; je ne l’ai vuqu’une fois face à face, le jour où un centuri-on m’apporta sa tête coupée. Mais je suis dis-posé à lui reconnaître cette part de géniequ’il faut toujours pour s’élever si vite et sihaut dans les affaires humaines ; on ne s’im-pose pas ainsi sans posséder au moinsquelque habileté grossière. Les Juifs mod-érés ont été les premiers à accuser ceprétendu Fils de l’Étoile de fourberie et d’im-posture ; je crois plutôt que cet esprit inculteétait de ceux qui se prennent à leurs propresmensonges et que le fanatisme chez lui allaitde pair avec la ruse. Simon se fit passer pourle héros sur lequel le peuple juif comptedepuis des siècles pour assouvir ses ambi-tions et ses haines ; ce démagogue se

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proclama Messie et roi d’Israël. L’antiqueAkiba, à qui la tête tournait, promena par labride dans les rues de Jérusalem le cheval del’aventurier ; le grand prêtre Éléazar redédiale temple prétendu souillé depuis que desvisiteurs non circoncis en avaient franchi leseuil ; des monceaux d’armes rentrés sousterre depuis près de vingt ans furent dis-tribués aux rebelles par les agents du Fils del’Étoile ; il en alla de même des pièces défec-tueuses fabriquées à dessein depuis des an-nées dans nos arsenaux par les ouvriers juifset que refusait notre intendance. Desgroupes zélotes attaquèrent les garnisons ro-maines isolées et massacrèrent nos soldatsavec des raffinements de fureur qui rap-pelèrent les pires souvenirs de la révoltejuive sous Trajan ; Jérusalem enfin tombatout entière aux mains des insurgés et lesquartiers neufs d’Ælia Capitolina flambèrentcomme une torche. Les premiers détache-ments de la Vingt-deuxième Légion

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Déjotarienne, envoyée d’Égypte en toute hâtesous les ordres du légat de Syrie PubliusMarcellus, furent mis en déroute par desbandes dix fois supérieures en nombre. Larévolte était devenue guerre, et guerreinexpiable.

Deux légions, la Douzième Fulmin-ante et la Sixième Légion, la Légion de Fer,renforcèrent aussitôt les effectifs déjà surplace en Judée ; quelques mois plus tard,Julius Sévérus, qui avait naguère pacifié lesrégions montagneuses de la Bretagne duNord, prit la direction des opérations milit-aires ; il amenait avec lui de petits contin-gents d’auxiliaires britanniques accoutumésà combattre en terrain difficile. Nos troupespesamment équipées, nos officiers habitués àla formation en carré ou en phalange des ba-tailles rangées, eurent du mal à s’adapter àcette guerre d’escarmouches et de surprises,qui gardait en rase campagne des techniquesd’émeute. Simon, grand homme à sa

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manière, avait divisé ses partisans encentaines d’escouades postées sur les crêtesde montagne, embusquées au fond de cav-ernes et de carrières abandonnées, cachéeschez l’habitant dans les faubourgs grouillantsdes villes ; Sévérus comprit vite que cet en-nemi insaisissable pouvait être exterminé,mais non pas vaincu ; il se résigna à uneguerre d’usure. Les paysans fanatisés ou ter-rorisés par Simon firent dès le début causecommune avec les Zélotes : chaque rocherdevint un bastion, chaque vignoble unetranchée ; chaque métairie dut être réduitepar la faim ou emportée d’assaut. Jérusalemne fut reprise qu’au cours de la troisième an-née, quand les derniers efforts de négoci-ations se furent avérés inutiles ; le peu quel’incendie de Titus avait épargné de la citéjuive fut anéanti. Sévérus accepta de fermerlongtemps les yeux sur la complicité flag-rante des autres grandes villes ; celles-ci,devenues les dernières forteresses de

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l’ennemi, furent plus tard attaquées et recon-quises à leur tour rue par rue et ruine par ru-ine. Par ces temps d’épreuves, ma place étaitau camp, et en Judée. J’avais en mes deuxlieutenants la confiance la plus entière ; ilconvenait d’autant plus que je fusse là pourpartager la responsabilité de décisions qui,quoi qu’on fît, s’annonçaient atroces. A la findu second été de campagne, je fis amèrementmes préparatifs de voyage ; Euphorion em-paqueta une fois de plus le nécessaire de toi-lette, un peu bosselé par l’usage, exécutéjadis par un artisan smyrniote, la caisse delivres et de cartes, la statuette d’ivoire duGénie Impérial et sa lampe d’argent ; jedébarquai à Sidon au début de l’automne.

L’armée est mon plus ancien métier ;je ne m’y suis jamais remis sans être repayéde mes contraintes par certaines compensa-tions intérieures ; je ne regrette pas d’avoirpassé les deux dernières années actives demon existence à partager avec les légions

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l’âpreté, la désolation de la campagne dePalestine. J’étais redevenu cet homme vêtude cuir et de fer, mettant de côté tout ce quin’est pas l’immédiat, soutenu par les simplesroutines d’une vie dure, un peu plus lentqu’autrefois à monter à cheval ou à en des-cendre, un peu plus taciturne, peut-être plussombre, entouré comme toujours par lestroupes (les dieux seuls savent pourquoi)d’un dévouement à la fois idolâtre et frater-nel. Je fis durant ce dernier séjour à l’arméeune rencontre inestimable : je pris pour aidede camp un jeune tribun nommé Céler, à quije m’attachai. Tu le connais ; il ne m’a pasquitté. J’admirais ce beau visage de Minervecasquée, mais les sens eurent somme touteaussi peu de part à cette affection qu’ilspeuvent en avoir tant qu’on vit. Je te recom-mande Céler : il a toutes les qualités qu’ondésire chez un officier placé au second rang ;ses vertus mêmes l’empêcheront toujours dese pousser au premier. Une fois de plus,

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j’avais retrouvé, dans des circonstances unpeu différentes de celles de naguère, un deces êtres dont le destin est de se dévouer,d’aimer, et de servir. Depuis que je le con-nais, Céler n’a pas eu une pensée qui ne soitpour mon confort ou ma sécurité ; je m’ap-puie encore à cette ferme épaule.

Au printemps de la troisième annéede campagne, l’armée mit le siège devant lacitadelle de Béthar, nid d’aigle où Simon etses partisans résistèrent pendant près d’unan aux lentes tortures de la faim, de la soif, etdu désespoir, et où le Fils de l’Étoile vit périrun à un ses fidèles sans accepter de serendre. Notre armée souffrait presque autantque les rebelles : ceux-ci en se retirantavaient brûlé les vergers, dévasté les champs,égorgé le bétail, infecté les puits en y jetantnos morts ; ces méthodes de la sauvagerieétaient hideuses, appliquées à cette terrenaturellement aride, déjà rongée jusqu’à l’ospar de longs siècles de folies et de fureurs.

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L’été fut chaud et malsain ; la fièvre et la dys-enterie décimèrent nos troupes ; une discip-line admirable continuait à régner dans ceslégions forcées à la fois à l’inaction et au qui-vive ; l’armée harcelée et malade étaitsoutenue par une espèce de rage silencieusequi se communiquait à moi. Mon corps nesupportait plus aussi bien qu’autrefois les fa-tigues d’une campagne, les jours torrides, lesnuits étouffantes ou glacées, le vent dur et lagrinçante poussière ; il m’arrivait de laisserdans ma gamelle le lard et les lentilles bouil-lies de l’ordinaire du camp ; je restais sur mafaim. Je traînai une mauvaise toux fort avantdans l’été ; je n’étais pas le seul. Dans macorrespondance avec le Sénat, je supprimaila formule qui figure obligatoirement en têtedes communiqués officiels : L’empereur etl’armée vont bien. L’empereur et l’arméeétaient au contraire dangereusement las. Lesoir, après la dernière conversation avecSévérus, la dernière audience de transfuges,

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le dernier courrier de Rome, le dernier mes-sage de Publius Marcellus chargé de nettoyerles environs de Jérusalem ou de Rufus oc-cupé à réorganiser Gaza, Euphorion mesur-ait parcimonieusement l’eau de mon baindans une cuve de toile goudronnée ; je mecouchais sur mon lit ; j’essayais de penser.

Je ne le nie pas : cette guerre deJudée était un de mes échecs. Les crimes deSimon et la folie d’Akiba n’étaient pas monœuvre, mais je me reprochais d’avoir étéaveugle à Jérusalem, distrait à Alexandrie,impatient à Rome. Je n’avais pas su trouverles paroles qui eussent prévenu, ou du moinsretardé, cet accès de fureur du peuple ; jen’avais pas su être à temps assez souple ouassez ferme. Et certes, nous n’avions pas lieud’être inquiets, encore moins désespérés ;l’erreur et le mécompte n’étaient que dansnos rapports avec Israël ; partout ailleurs,nous recueillions en ces temps de crise lefruit de seize ans de générosité en Orient.

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Simon avait cru pouvoir miser sur une ré-volte du monde arabe pareille à celle quiavait marqué les dernières et sombres an-nées du règne de Trajan ; bien plus, il avaitosé tabler sur l’aide parthe. Il s’était trompé,et cette faute de calcul causait sa mort lentedans la citadelle encerclée de Béthar ; lestribus arabes se désolidarisaient des com-munautés juives ; les Parthes étaient fidèlesaux traités. Les synagogues des grandesvilles syriennes se montraient elles-mêmesindécises ou tièdes : les plus ardentes se con-tentaient d’envoyer secrètement quelque ar-gent aux Zélotes ; la population juive d’Alex-andrie, pourtant si turbulente, demeuraitcalme ; l’abcès juif restait localisé dans l’ar-ide région qui s’étend entre le Jourdain et lamer ; on pouvait sans danger cautériser ouamputer ce doigt malade. Et néanmoins, enun sens, les mauvais jours qui avaient immé-diatement précédé mon règne semblaient re-commencer. Quiétus avait jadis incendié

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Cyrène ; exécuté les notables de Laodicée, re-pris possession d’Édesse en ruine… Le cour-rier du soir venait de m’apprendre que nousnous étions rétablis sur le tas de pierreséboulées que j’appelais Ælia Capitolina etque les Juifs nommaient encore Jérusalem ;nous avions incendié Ascalon ; il avait falluexécuter en masse les rebelles de Gaza… Siseize ans du règne d’un prince passionné-ment pacifique aboutissaient à la campagnede Palestine, les chances de paix du mondes’avéraient médiocres dans l’avenir.

Je me soulevais sur le coude, mal àl’aise sur mon étroit lit de camp. Certes,quelques Juifs au moins avaient échappé à lacontagion zélote : même à Jérusalem, desPharisiens crachaient sur le passage d’Akiba,traitaient de vieux fou ce fanatique qui jetaitau vent les solides avantages de la paix ro-maine, lui criaient que l’herbe lui pousseraitdans la bouche avant qu’on eût vu sur terrela victoire d’Israël. Mais je préférais encore

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les faux prophètes à ces hommes d’ordre quinous méprisaient tout en comptant sur nouspour protéger des exactions de Simon leur orplacé chez les banquiers syriens et leurs fer-mes en Galilée. Je pensais aux transfugesqui, quelques heures plus tôt, s’étaient assissous cette tente, humbles, conciliants,serviles, mais s’arrangeant toujours pourtourner le dos à l’image de mon Génie. Notremeilleur agent, Élie Ben Abayad, qui jouaitpour Rome le rôle d’informateur et d’espion,était justement méprisé des deux camps ;c’était pourtant l’homme le plus intelligentdu groupe, esprit libéral, cœur malade, ti-raillé entre son amour pour son peuple etson goût pour nos lettres et pour nous ; luiaussi, d’ailleurs, ne pensait au fond qu’à Is-raël. Josué Ben Kisma, qui prêchait l’apaise-ment, n’était qu’un Akiba plus timide ou plushypocrite ; même chez le rabbin Joshua quiavait été longtemps mon conseiller dans lesaffaires juives, j’avais senti, sous la souplesse

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et l’envie de plaire, les différences irréconcili-ables, le point où deux pensées d’espèces op-posées ne se rencontrent que pour se com-battre. Nos territoires s’étendaient sur descentaines de lieues, des milliers de stades,par-delà ce sec horizon de collines, mais lerocher de Béthar était nos frontières ; nouspouvions anéantir les murs massifs de cettecitadelle où Simon consommait frénétique-ment son suicide ; nous ne pouvions pas em-pêcher cette race de nous dire non.

Un moustique sifflait ; Euphorion,qui se faisait vieux, avait négligé de fermerexactement les minces rideaux de gaze ; deslivres, des cartes jetées à terre crissaient auvent bas qui rampait sous la paroi de toile.Assis sur mon lit, j’enfilais mes brodequins,je cherchais en tâtonnant ma tunique, monceinturon et ma dague ; je sortais pourrespirer l’air de la nuit. Je parcourais lesgrandes rues régulières du camp, vides àcette heure tardive, éclairées comme celles

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des villes ; des factionnaires me saluaientsolennellement au passage ; en longeant lebaraquement qui servait d’hôpital, je res-pirais la fade puanteur des dysentériques.J’allais vers le remblai de terre qui nous sé-parait du précipice et de l’ennemi. Une sen-tinelle marchait à longs pas réguliers sur cechemin de ronde, périlleusement dessinéepar la lune ; je reconnaissais dans ce va-et vi-ent le mouvement d’un rouage de l’immensemachine dont j’étais le pivot ; je m’émouvaisun instant au spectacle de cette forme solit-aire, de cette flamme brève brûlant dans unepoitrine d’homme au milieu d’un monde dedangers. Une flèche sifflait, à peine plus im-portune que le moustique qui m’avait troublésous ma tente ; je m’accoudais aux sacs desable du mur d’enceinte.

On me suppose depuis quelques an-nées d’étranges clairvoyances, de sublimessecrets. On se trompe, et je ne sais rien. Maisil est vrai que durant ces nuits de Béthar j’ai

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vu passer sous mes yeux d’inquiétantsfantômes. Les perspectives qui s’ouvraientpour l’esprit du haut de ces collines dé-nudées étaient moins majestueuses quecelles du Janicule, moins dorées que cellesdu Sunion ; elles en étaient l’envers et lenadir. Je me disais qu’il était bien vain d’es-pérer pour Athènes et pour Rome cetteéternité qui n’est accordée ni aux hommes niaux choses, et que les plus sages d’entre nousrefusent même aux dieux. Ces formes sav-antes et compliquées de la vie, ces civilisa-tions bien à l’aise dans leurs raffinements del’art et du bonheur, cette liberté de l’espritqui s’informe et qui juge dépendaient dechances innombrables et rares, de conditionspresque impossibles à réunir et qu’il ne fal-lait pas s’attendre à voir durer. Nous détru-irions Simon ; Arrien saurait protégerl’Arménie des invasions alaines. Maisd’autres hordes viendraient, d’autres fauxprophètes. Nos faibles efforts pour améliorer

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la condition humaine ne seraient que dis-traitement continués par nos successeurs ; lagraine d’erreur et de ruine contenue dans lebien même croîtrait monstrueusement aucontraire au cours des siècles. Le monde lasde nous se chercherait d’autres maîtres ; cequi nous avait paru sage paraîtrait insipide,abominable ce qui nous avait paru beau.Comme l’initié mithriaque, la race humaine apeut-être besoin du bain de sang et du pas-sage périodique dans la fosse funèbre. Jevoyais revenir les codes farouches, les dieuximplacables, le despotisme incontesté desprinces barbares, le monde morcelé en étatsennemis, éternellement en proie à l’insécur-ité. D’autres sentinelles menacées par lesflèches iraient et viendraient sur le cheminde ronde des cités futures ; le jeu stupide, ob-scène et cruel allait continuer, et l’espèce envieillissant y ajouterait sans doute de nou-veaux raffinements d’horreur. Notre époque,dont je connaissais mieux que personne les

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insuffisances et les tares, serait peut-être unjour considérée, par contraste, comme undes âges d’or de l’humanité.

Natura deficit, fortuna mutatur,deus omnia cernit. La nature nous trahit, lafortune change, un dieu regarde d’en hauttoutes ces choses. Je tourmentais à mondoigt le chaton d’une bague sur laquelle, parun jour d’amertume, j’avais fait inciser cesquelques mots tristes ; j’allais plus loin dansle désabusement, peut-êtr dans le blas-phème ; je finissais par trouver naturel,sinon juste, que nous dussions périr. Noslettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ;Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’estpas Xénophon ; quand j’ai essayé d’immor-taliser dans la pierre la forme d’Antinoüs, jen’ai pas trouvé de Praxitèle. Nos sciencespiétinent depuis Aristote et Archimède ; nosprogrès techniques ne résisteraient pas àl’usure d’une longue guerre ; nos voluptueuxeux-mêmes se dégoûtent du bonheur.

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L’adoucissement des mœurs, l’avancementdes idées au cours du dernier siècle sontl’œuvre d’une infime minorité de bons es-prits ; la masse demeure ignare, férocequand elle le peut, en tout cas égoïste etbornée, et il y a fort à parier qu’elle resteratoujours telle. Trop de procurateurs et depublicains avides, trop de sénateurs méfi-ants, trop de centurions brutaux ont com-promis d’avance notre ouvrage ; et le tempspour s’instruire par leurs fautes n’est pasplus donné aux empires qu’aux hommes. Làoù un tisserand rapiécerait sa toile, où uncalculateur habile corrigerait ses erreurs, oùl’artiste retoucherait son chef-d’œuvre en-core imparfait ou endommagé à peine, lanature préfère repartir à même l’argile, àmême le chaos, et ce gaspillage est ce qu’onnomme l’ordre des choses.

Je levais la tête ; je bougeais pour medésengourdir. Au haut de la citadelle de Si-mon, de vagues lueurs rougissaient le ciel,

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manifestations inexpliquées de la vie noc-turne de l’ennemi. Le vent soufflaitd’Égypte ; une trombe de poussière passaitcomme un spectre ; les profils écrasés descollines me rappelaient la chaîne arabiquesous la lune. Je rentrais lentement, ramen-ant sur ma bouche un pan de mon manteau,irrité contre moi-même d’avoir consacré à decreuses méditations sur l’avenir une nuit quej’aurais pu employer à préparer la journée dulendemain, ou à dormir. L’écroulement deRome, s’il se produisait, concernerait messuccesseurs ; en cette année huit cent quatrevingt-sept de l’ère romaine, ma tâche con-sistait à étouffer la révolte en Judée, à ra-mener d’Orient sans trop de pertes unearmée malade. En traversant l’esplanade, jeglissais parfois dans le sang d’un rebelle ex-écuté la veille. Je me couchais tout habillésur mon lit ; deux heures plus tard, j’étais ré-veillé par les trompettes de l’aube.

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Chapitre 26

J’avais toute ma vie fait bon ménageavec mon corps ; j’avais implicitementcompté sur sa docilité, sur sa force. Cetteétroite alliance commençait à se dissoudre ;mon corps cessait de ne faire qu’un avec mavolonté, avec mon esprit, avec ce qu’il fautbien, maladroitement, que j’appelle monâme ; le camarade intelligent d’autrefoisn’était plus qu’un esclave qui rechigne à satâche. Mon corps me craignait ; je sentaiscontinuellement dans ma poitrine laprésence obscure de la peur, un resserre-ment qui n’était pas encore la douleur, maisle premier pas vers elle. J’avais pris de

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longue date l’habitude de l’insomnie, mais lesommeil désormais était pire que son ab-sence ; à peine assoupi, j’avais d’affreux ré-veils. J’étais sujet à des maux de tête qu’Her-mogène attribuait à la chaleur du climat etau poids du casque ; le soir, après les longuesfatigues, je m’asseyais comme on tombe ; selever pour recevoir Rufus ou Sévérus était uneffort auquel je m’apprêtais longtemps àl’avance ; mes coudes pesaient sur les bras demon siège ; mes cuisses tremblaient commecelles d’un coureur fourbu. Le moindre gestedevenait une corvée, et de ces corvées la vieétait faite.

Un accident presque ridicule, une in-disposition d’enfant, mit au jour la maladiecachée sous l’atroce fatigue. Un saignementde nez, dont je me préoccupai d’abord assezpeu, me prit durant une séance de l’état-majo ; il persistait encore au repas du soir ;je me réveillai la nuit trempé de sang. J’ap-pelai Céler, qui couchait sous la tente

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voisine ; il alerta à son tour Hermogène,mais l’horrible coulée tiède continua. Lesmains soigneuses du jeune officier es-suyaient ce liquide qui me barbouillait le vis-age ; à l’aube, je fus pris de haut-le-corpscomme en ont à Rome les condamnés à mortqui s’ouvrent les veines dans leur bain ; onréchauffa du mieux qu’on put à l’aide decouvertures et d’affusions brûlantes ce corpsqui se glaçait ; pour arrêter le flux de sang,Hermogène avait prescrit de la neige ; ellemanquait au camp ; au prix de mille diffi-cultés, Céler en fit transporter des sommetsde l’Hermon. Je sus plus tard qu’on avaitdésespéré de ma vie ; et moi-même, je ne m’ysentais plus rattaché que par le plus mincedes fils, imperceptible comme ce pouls troprapide qui consternait mon médecin. L’hé-morragie inexpliquée s’arrêta pourtant ; jequittai le lit ; je m’astreignis à vivre comme àl’ordinaire ; je n’y parvins pas. Un soir où,mal remis, j’avais imprudemment essayé

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d’une brève promenade à cheval, je reçus unsecond avertissement, plus sérieux encoreque le premier. L’espace d’une seconde, jesentis les battements de mon cœur se précip-iter, puis se ralentir, s’interrompre, cesser ;je crus tomber comme une pierre dans je nesais quel puits noir qui est sans doute lamort. Si c’était bien elle, on se trompe quandon la prétend silencieuse : j’étais emportépar des cataractes, assourdi comme unplongeur par le grondement des eaux. Jen’atteignis pas le fond ; je remontai à la sur-face ; je suffoquais. Toute ma force, dans cemoment que j’avais cru le dernier, s’étaitconcentrée dans ma main crispée sur le brasde Céler debout à mon côté : il me montraplus tard les marques de mes doigts sur sonépaule. Mais il en est de cette brève agoniecomme de toutes les expériences du corps :elle est indicible, et reste bon gré mal gré lesecret de l’homme qui l’a vécue. J’ai traversédepuis des crises analogues, jamais

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d’identiques, et sans doute ne supporte-t-onpas deux fois sans mourir de passer par cetteterreur et par cette nuit. Hermogène finit pardiagnostiquer un commencement d’hydrop-isie du cœur ; il fallut accepter les consignesque me donnait ce mal, devenu subitementmon maître, consentir à une longue périoded’inaction, sinon de repos, borner pour untemps les perspectives de ma vie au cadred’un lit. J’avais presque honte de cette mal-adie tout intérieure, quasi invisible, sansfièvre, sans abcès, sans douleurs d’entrailles,qui n’a pour symptômes qu’un souffle un peuplus rauque et la marque livide laissée sur lepied gonflé par la courroie de la sandale.

Un silence extraordinaire s’établitautour de ma tente ; le camp de Béthar toutentier semblait devenu une chambre de mal-ade. L’huile aromatique qui brûlait aux piedsde mon Génie rendait plus lourd encore l’airrenfermé sous cette cage de toile ; le bruit deforge de mes artères me faisait vaguement

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penser à l’île des Titans au bord de la nuit. Àd’autres moments, ce bruit insupportable de-venait celui d’un galop piétinant la terremolle ; cet esprit si soigneusement tenu enrênes pendant près de cinquante ans s’éva-dait ; ce grand corps flottait à la dérive ; j’ac-ceptais d’être cet homme las qui compte dis-traitement les étoiles et les losanges de sacouverture ; je regardais dans l’ombre latache blanche d’un buste ; une cantilène enl’honneur d’Épona, déesse des chevaux, quechantait jadis à voix basse ma nourrice es-pagnole, grande femme sombre quiressemblait à une Parque, remontait du fondd’un abîme de plus d’un demi-siècle. Lesjournées, puis les nuits, semblaient mesuréespar les gouttes brunes qu’Hermogènecomptait une à une dans une tasse de verre.

Le soir, je rassemblais mes forcespour écouter le rapport de Rufus : la guerretouchait à sa fin ; Akiba, qui, depuis le débutdes hostilités, s’était en apparence retiré des

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affaires publiques, se consacrait à l’enseigne-ment du droit rabbinique dans la petite villed’Usfa en Galilée ; cette salle de cours étaitdevenue le centre de la résistance zélote ; desmessages secrets étaient rechiffrés et trans-mis aux partisans de Simon par ces mainsnonagénaires ; il fallut renvoyer de forcedans leurs foyers les étudiants fanatisés quientouraient ce vieillard. Après de longueshésitations, Rufus se décida à faire interdirecomme séditieuse l’étude de la loi juive ;quelques jours plus tard, Akiba, qui avaitcontrevenu à ce décret, fut arrêté et mis àmort. Neuf autres docteurs de la Loi, l’âmedu parti zélote, périrent avec lui. J’avais ap-prouvé toutes ces mesures d’un signe de tête.Akiba et ses fidèles moururent persuadésjusqu’au bout d’être les seuls innocents, lesseuls justes ; aucun d’eux ne songea à ac-cepter sa part de responsabilité dans les mal-heurs qui accablaient son peuple. On les en-vierait, si l’on pouvait envier des aveugles. Je

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ne refuse pas à ces dix forcenés le titre dehéros ; en tout cas, ce n’étaient pas des sages.

Trois mois plus tard, par un froidmatin de février, assis au haut d’une colline,adossé au tronc d’un figuier dégarni de sesfeuilles, j’assistai à l’assaut qui précéda dequelques heures la capitulation de Béthar ; jevis sortir un à un les derniers défenseurs dela forteresse, hâves, décharnés, hideux,beaux pourtant comme tout ce qui est in-domptable. À la fin du même mois, je me fistransporter au lieudit du puits d’Abraham,où les rebelles pris les armes à la main dansles agglomérations urbaines furentrassemblés et vendus à l’encan ; des enfantsricanants, déjà féroces, déformés par desconvictions implacables, se vantant très hautd’avoir causé la mort de dizaines de légion-naires, des vieillards emmurés dans un rêvede somnambule, des matrones aux chairsmolles, et d’autres, solennelles et sombrescomme la Grande Mère des cultes d’Orient,

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défilèrent sous l’œil froid des marchandsd’esclaves ; cette multitude passa devant moicomme une poussière. Josué Ben Kisma,chef des soi-disant modérés, qui avait lam-entablement échoué dans son rôle de pacific-ateur, succomba vers cette même époque auxsuites d’une longue maladie ; il mourut enappelant de ses vœux la guerre étrangère etla victoire des Parthes sur nous. D’autre part,les Juifs christianisés, que nous n’avions pasinquiétés, et qui gardent rancune au reste dupeuple hébreu d’avoir persécuté leurprophète, virent en nous les instrumentsd’une colère divine. La longue série des dé-lires et des malentendus continuait.

Une inscription placée sur le site deJérusalem défendit aux Juifs, sous peine demort, de s’installer à nouveau dans ce tas dedécombres ; elle reproduisait mot pour motla phrase inscrite naguère au portail dutemple, et qui en interdisait l’entrée aux in-circoncis. Un jour par an, le neuf du mois

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d’Ab, les Juifs ont le droit de venir pleurerdevant un mur en ruine. Les plus pieux se re-fusèrent à quitter leur terre natale ; ils s’étab-lirent du mieux qu’ils purent dans les régionsles moins dévastées par la guerre ; les plusfanatiques émigrèrent en territoire parthe ;d’autres allèrent à Antioche, à Alexandrie, àPergame ; les plus fins se rendirent à Rome,où ils prospérèrent. La Judée fut rayée de lacarte, et prit par mon ordre le nom dePalestine. Durant ces quatre ans de guerre,cinquante forteresses, et plus de neuf centsvilles et villages avaient été saccagés et an-éantis ; l’ennemi avait perdu près de six centmille hommes ; les combats, les fièvres en-démiques, les épidémies nous en avaient en-levé près de quatre-vingt-dix mille. La re-mise en état du pays suivit immédiatementles travaux de la guerre ; Ælia Capitolina futrebâtie, à une échelle d’ailleurs plus mod-este ; il faut toujours recommencer.

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Je me reposai quelque temps àSidon, où un marchand grec me prêta samaison et ses jardins. En mars, les cours in-térieures étaient déjà tapissées de roses.J’avais repris des forces : je trouvais mêmede surprenantes ressources à ce corpsqu’avait prostré d’abord la violence de lapremière crise. On n’a rien compris à la mal-adie, tant qu’on n’a pas reconnu son étrangeressemblance avec la guerre et l’amour : sescompromis, ses feintes, ses exigences, cebizarre et unique amalgame produit par lemélange d’un tempérament et d’un mal. J’al-lais mieux, mais j’employais à ruser avecmon corps, à lui imposer mes volontés ou àcéder prudemment aux siennes, autant d’artque j’en avais mis autrefois à élargir et à ré-gler mon univers, à construire ma personne,et à embellir ma vie. Je me remis avec mod-ération aux exercices du gymnase ; mon mé-decin ne m’interdisait plus l’usage du cheval,mais ce n’était plus qu’un moyen de

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transport ; j’avais renoncé aux dangereusesvoltiges d’autrefois. Au cours de tout travail,de tout plaisir, travail et plaisir n’étaient plusl’essentiel, mon premier souci était de m’entirer sans fatigue. Mes amis s’émerveillaientd’un rétablissement en apparence si com-plet ; ils s’efforçaient de croire que cette mal-adie n’était due qu’aux efforts excessifs deces années de guerre, et ne recommenceraitpas ; j’en jugeais autrement ; je pensais auxgrands pins des forêts de Bithynie, que lebûcheron marque en passant d’une entaille,et qu’il reviendra jeter bas à la prochainesaison. Vers la fin du printemps, je m’embar-quai pour l’Italie sur un vaisseau de hautbord de la flotte ; j’emmenais avec moi Céler,devenu indispensable, et Diotime de Gadara,jeune Grec de naissance servile, rencontré àSidon, et qui était beau. La route du retourtraversait l’Archipel ; pour la dernière foissans doute de ma vie, j’assistais aux bondsdes dauphins dans l’eau bleue ; j’observais,

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sans songer désormais à en tirer desprésages, le long vol régulier des oiseaux mi-grateurs, qui parfois, pour se reposer, s’abat-tent amicalement sur le pont du navire ; jegoûtais cette odeur de sel et de soleil sur lapeau humaine, ce parfum de lentisque et detérébinthe des îles où l’on voudrait vivre, etoù l’on sait d’avance qu’on ne s’arrêtera pas.Diotime a reçu cette parfaite instruction lit-téraire qu’on donne souvent, pour accroîtreencore leur valeur, aux jeunes esclaves douésdes grâces du corps ; au crépuscule, couché àl’arrière, sous un tendelet de pourpre, jel’écoutais me lire des poètes de son pays,jusqu’à ce que la nuit effaçât également leslignes qui décrivent l’incertitude tragique dela vie humaine, et celles qui parlent decolombes, de couronnes de roses, et debouches baisées. Une haleine humide s’ex-halait de la mer ; les étoiles montaient une àune à leur place assignée ; le navire penchépar le vent filait vers l’Occident où s’éraillait

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encore une dernière bande rouge ; un sillagephosphorescent s’étirait derrière nous, bi-entôt recouvert par les masses noires desvagues. Je me disais que seules deux affairesimportantes m’attendaient à Rome ; l’uneétait le choix de mon successeur, qui intéres-sait tout l’empire ; l’autre était ma mort, etne concernait que moi.

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Chapitre 27

Rome m’avait préparé un triomphe,que cette fois j’acceptai. Je ne luttais pluscontre ces coutumes à la fois vénérables etvaines ; tout ce qui met en lumière l’effort del’homme, ne fût-ce que pour la durée d’unjour, me semblait salutaire en présence d’unmonde si prompt à l’oubli. Il ne s’agissait passeulement de la répression de la révoltejuive ; dans un sens plus profond et connu demoi seul, j’avais triomphé. J’associai à ceshonneurs le nom d’Arrien. Il venait d’infligeraux hordes alaines une série de défaites quiles rejetait pour longtemps dans ce centreobscur de l’Asie d’où elles avaient cru sortir ;

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l’Arménie était sauvée ; le lecteur de Xéno-phon s’en révélait l’émule ; la race n’était paséteinte de ces lettrés qui savent au besoincommander et combattre. Ce soir-là, de re-tour dans ma maison de Tibur, c’est d’uncœur las, mais tranquille, que je pris desmains de Diotime le vin et l’encens du sacri-fice journalier à mon Génie.

Simple particulier, j’avais commencéd’acheter et de mettre bout à bout ces ter-rains étalés au pied des monts sabins, aubord des eaux vives, avec l’acharnement pa-tient d’un paysan qui arrondit ses vignes ;entre deux tournées impériales, j’avaiscampé dans ces bosquets en proie auxmaçons et aux architectes, et dont un jeunehomme imbu de toutes les superstitions del’Asie demandait pieusement qu’on épargnâtles arbres. Au retour de mon grand voyaged’Orient, j’avais mis une espèce de frénésie àparachever cet immense décor d’une piècedéjà aux trois quarts finie. J’y revenais cette

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fois terminer mes jours le plus décemmentpossible. Tout y était réglé pour faciliter letravail aussi bien que le plaisir : la chan-cellerie, les salles d’audience, le tribunal oùje jugeais en dernier ressort les affaires diffi-ciles m’épargnaient de fatigants va-et-viententre Tibur et Rome. J’avais doté chacun deces édifices de noms qui évoquaient laGrèce : le Pœcile, l’Académie, le Prytanée. Jesavais bien que cette petite vallée plantéed’oliviers n’était pas Tempé, mais j’arrivais àl’âge où chaque beau lieu en rappelle unautre, plus beau, où chaque délice s’aggravedu souvenir de délices passées. J’acceptais deme livrer à cette nostalgie qui est la mélan-colie du désir. J’avais même donné à un coinparticulièrement sombre du parc le nom deStyx, à une prairie semée d’anémones celuide Champs Élysées, me préparant ainsi à cetautre monde dont les tourments ressemblentà ceux du nôtre, mais dont les joiesnébuleuses ne valent pas nos joies. Mais

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surtout, je m’étais fait construire au cœur decette retraite un asile plus retiré encore, unîlot de marbre au centre d’un bassin entouréde colonnades, une chambre Capitolinasecrète qu’un pont tournant, si léger que jepeux d’une main le faire glisser dans sesrainures, relie à la rive, ou plutôt sépared’elle. Je fis transporter dans ce pavillondeux ou trois statues aimées, et ce petit busted’Auguste enfant qu’aux temps de notreamitié m’avait donné Suétone ; je m’yrendais à l’heure de la sieste pour dormir,pour rêver, pour lire. Mon chien couché entravers du seuil allongeait devant lui sespattes raides ; un reflet jouait sur le marbre ;Diotime, pour se rafraîchir, appuyait la joueau flanc lisse d’une vasque. Je pensais à monsuccesseur.

Je n’ai pas d’enfants, et ne le regrettepas. Certes, aux heures de lassitude et defaiblesse où l’on se renie soi-même, je mesuis parfois reproché de n’avoir pas pris la

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peine d’engendrer un fils, qui m’eût con-tinué. Mais ce regret si vain repose sur deuxhypothèses également douteuses : cellequ’un fils nécessairement nous prolonge, etcelle que cet étrange amas de bien et de mal,cette masse de particularités infimes etbizarres qui constitue une personne, mérited’être prolongé. J’ai utilisé de mon mieuxmes vertus ; j’ai tiré parti de mes vices ; maisje ne tiens pas spécialement à me léguer àquelqu’un. Ce n’est point par le sang que s’ét-ablit d’ailleurs la véritable continuité hu-maine : César est l’héritier directd’Alexandre, et non le frêle enfant né à uneprincesse perse dans une citadelle d’Asie ; etÉpaminondas mourant sans postérité sevantait à bon droit d’avoir pour filles ses vic-toires. La plupart des hommes qui comptentdans l’histoire ont des rejetons médiocres, oupires que tels : ils semblent épuiser en euxles ressources d’une race. La tendresse dupère est presque toujours en conflit avec les

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intérêts du chef. En fût-il autrement, que cefils d’empereur aurait encore à subir lesdésavantages d’une éducation princière, lapire de toutes pour un futur prince. Par bon-heur, pour autant que notre État ait su seformer une règle de succession impériale,l’adoption est cette règle : je reconnais là lasagesse de Rome. Je sais les dangers duchoix, et ses erreurs possibles ; je n’ignorepas que l’aveuglement n’est pas réservé auxseules affections du père ; mais cette dé-cision où l’intelligence préside, ou à laquelledu moins elle prend part, me semblera tou-jours infiniment supérieure aux obscuresvolontés du hasard et de l’épaisse nature.L’empire au plus digne : il est beau qu’unhomme qui a prouvé sa compétence dans lemaniement des affaires du monde choisisseson remplaçant, et que cette décision silourde de conséquences soit à la fois sondernier privilège et son dernier service rendu

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à l’État. Mais ce choix si important mesemblait plus que jamais difficile à faire.

J’avais amèrement reproché à Trajand’avoir tergiversé vingt ans avant de prendrela résolution de m’adopter, et de ne l’avoirfait qu’à son lit de mort. Mais près de dix-huit ans s’étaient écoulés depuis mon acces-sion à l’empire, et, en dépit des risques d’unevie aventureuse, j’avais à mon tour remis àplus tard le choix d’un successeur. Millebruits avaient couru, presque tous faux ;mille hypothèses avaient été échafaudées ;mais ce qu’on prenait pour mon secret n’étaitque mon hésitation et mon doute. Je re-gardais autour de moi : les fonctionnaireshonnêtes abondaient ; aucun n’avait l’enver-gure nécessaire. Quarante ans d’intégritépostulaient en faveur de Marcius Turbo, moncher compagnon d’autrefois, mon incompar-able préfet du prétoire ; mais il avait monâge : il était trop vieux. Julius Sévérus, excel-lent général, bon administrateur de la

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Bretagne, comprenait peu de chose aux com-plexes affaires de l’Orient ; Arrien avait faitpreuve de toutes les qualités qu’on demandeà un homme d’État, mais il était Grec ; et letemps n’est pas venu d’imposer un empereurgrec aux préjugés de Rome.

Servianus vivait encore : cettelongévité faisait de sa part l’effet d’un longcalcul, d’une forme obstinée d’attente. Il at-tendait depuis soixante ans. Du temps deNerva, l’adoption de Trajan l’avait à la foisencouragé et déçu ; il espérait mieux ; maisl’arrivée au pouvoir de ce cousin sans cesseoccupé aux armées semblait au moins lui as-surer dans l’État une place considérable, laseconde peut-être ; là aussi, il se trompait : iln’avait obtenu qu’une assez creuse portiond’honneurs. Il attendait à l’époque où il avaitchargé ses esclaves de m’attaquer au détourd’un bois de peupliers, au bord de laMoselle ; le duel à mort engagé ce matin-làentre le jeune homme et le quinquagénaire

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avait continué vingt ans ; il avait aigri contremoi l’esprit du maître, exagéré mes incart-ades, profité de mes moindres erreurs. Unpareil ennemi est un excellent professeur deprudence : Servianus, somme toute, m’avaitbeaucoup appris. Après mon accession aupouvoir, il avait eu assez de finesse pourparaître accepter l’inévitable ; il s’était lavéles mains du complot des quatre consu-laires ; j’avais préféré ne pas remarquer leséclaboussures sur ces doigts encore sales. Deson côté, il s’était contenté de ne protesterqu’à voix basse et de ne se scandaliser qu’àhuis clos. Soutenu au Sénat par le petit etpuissant parti de conservateurs inamoviblesque dérangeaient mes réformes, il s’étaitconfortablement installé dans ce rôle de cri-tique silencieux du règne. Il m’avait peu àpeu aliéné ma sœur Pauline. Il n’avait eud’elle qu’une fille, mariée à un certain Salin-ator, homme bien né, que j’élevai à la dignitéconsulaire, mais que la phtisie emporta

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jeune ; ma nièce lui survécut peu ; leur seulenfant, Fuscus, fut dressé contre moi par sonpernicieux grand-père. Mais la haine entrenous conservait des formes : je ne luimarchandais pas sa part de fonctions pub-liques, évitant toutefois de figurer à ses côtésdans des cérémonies où son grand âge luiaurait donné le pas sur l’empereur. À chaqueretour à Rome, j’acceptais par décence d’as-sister à un de ces repas de famille où l’on setient sur ses gardes ; nous échangions deslettres ; les siennes n’étaient pas dépourvuesd’esprit. À la longue pourtant, j’avais pris endégoût cette fade imposture ; la possibilité dejeter le masque en toutes choses est l’un desrares avantages que je trouve à vieillir ;j’avais refusé d’assister aux funérailles dePauline. Au camp de Béthar, aux piresheures de misère corporelle et de décourage-ment, la suprême amertume avait été de medire que Servianus touchait au but, et ytouchait par ma faute ; cet octogénaire si

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ménager de ses forces s’arrangerait pour sur-vivre à un malade de cinquante-sept ans ; sije mourais intestat, il saurait obtenir à la foisles suffrages des mécontents et l’approbationde ceux qui croiraient me rester fidèles en él-isant mon beau-frère ; il profiterait de cettemince parenté pour saper mon œuvre. Pourme calmer, je me disais que l’empire pourraittrouver de pires maîtres ; Servianus ensomme n’était pas sans vertus ; l’épaisFuscus lui-même serait peut-être un jourdigne de régner. Mais tout ce qui me restaitd’énergie se refusait à ce mensonge, et jesouhaitais vivre pour écraser cette vipère.

A mon retour à Rome, j’avais ret-rouvé Lucius. Jadis, j’avais pris envers luides engagements que d’ordinaire on ne sepréoccupe guère de tenir, mais que j’avaisgardés. Il n’est pas vrai d’ailleurs que je luieusse promis la pourpre impériale ; on nefait pas ces choses là Mais pendant près dequinze ans j’avais payé ses dettes, étouffé les

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scandales, répondu sans tarder à ses lettres,qui étaient délicieuses, mais qui finissaienttoujours par des demandes d’argent pour luiou d’avancement pour ses protégés. Il étaittrop mêlé à ma vie pour que je pusse l’en ex-clure, si je l’avais voulu, mais je ne voulais ri-en de tel. Sa conversation était éblouissante :ce jeune homme qu’on estimait futile avaitplus et mieux lu que les gens de lettres dontc’est le métier. Son goût était exquis entoutes choses, qu’il s’agît d’êtres, d’objets,d’usages, ou de la façon la plus juste descander un vers grec. Au Sénat, où on lejugeait habile, il s’était fait une réputationd’orateur ; ses discours à la fois nets et ornésservaient tout frais de modèles aux profes-seurs d’éloquence. Je l’avais fait nommerpréteur, puis consul : il avait bien rempli cesfonctions. Quelques années plus tôt, je l’avaismarié à la fille de Nigrinus, l’un des hommesconsulaires exécutés au début de mon règne ;cette union devint l’emblème de ma politique

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d’apaisement. Elle ne fut que modérémentheureuse : la jeune femme se plaignait d’êtrenégligée ; elle avait pourtant de lui trois en-fants, dont un fils. À ses gémissements pr-esque continuels, il répondait avec une po-litesse glacée qu’on se marie pour sa famille,et non pour soi-même, et qu’un contrat sigrave s’accommode mal des jeux insouciantsde l’amour. Son système compliqué exigeaitdes maîtresses pour l’apparat et de faciles es-claves pour la volupté. Il se tuait de plaisir,mais comme un artiste se tue à réaliser unchef-d’œuvre : ce n’est pas à moi de le luireprocher.

Je le regardais vivre : mon opinionsur lui se modifiait sans cesse, ce qui n’arriveguère que pour les êtres qui nous touchentde près ; nous nous contentons de juger lesautres plus en gros, et une fois pour toutes.Parfois, une insolence étudiée, une dureté,un mot froidement frivole m’inquiétaient ;plus souvent, je me laissais entraîner par cet

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esprit rapide et léger ; une remarque acéréesemblait faire pressentir tout à coupl’homme d’État futur. J’en parlais à MarciusTurbo, qui, après sa fatigante journée depréfet du prétoire, venait chaque soir causerdes affaires courantes et faire avec moi sapartie de dés ; nous ré-examinions minu-tieusement les chances qu’avait Lucius de re-mplir convenablement une carrièred’empereur. Mes amis s’étonnaient de messcrupules ; certains me conseillaient enhaussant les épaules de prendre le parti quime plaisait ; ces gens-là s’imaginent qu’onlègue à quelqu’un la moitié du mondecomme on lui laisserait une maison de cam-pagne. J’y repensais la nuit : Lucius avait àpeine atteint la trentaine : qu’était César àtrente ans, sinon un fils de famille criblé dedettes et sali de scandales ? Comme auxmauvais jours d’Antioche, avant mon adop-tion par Trajan, je songeais avec un serre-ment de cœur que rien n’est plus lent que la

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véritable naissance d’un homme : j’avaismoi-même dépassé ma trentième année àl’époque où la campagne de Pannoniem’avait ouvert les yeux sur les responsabil-ités du pouvoir ; Lucius me semblait parfoisplus accompli que je ne l’étais à cet âge. Jeme décidai brusquement, à la suite d’unecrise d’étouffement plus grave que les autres,qui vint me rappeler que je n’avais plus detemps à perdre. J’adoptai Lucius qui prit lenom d’Ælius César. Il n’était ambitieuxqu’avec nonchalance ; il était exigeant sansêtre avide, ayant de tout temps l’habitude detout obtenir ; il prit ma décision avec désin-volture. J’eus l’imprudence de dire que ceprince blond serait admirablement beau sousla pourpre ; les malveillants se hâtèrent deprétendre que je repayais d’un empire l’in-timité voluptueuse d’autrefois. C’est ne riencomprendre à la manière dont fonctionnel’esprit d’un chef, pour peu que celui-cimérite son poste et son titre. Si de pareilles

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considérations avaient joué un rôle, Luciusn’était d’ailleurs pas le seul sur qui j’auraispu fixer mon choix.

Ma femme venait de mourir dans sarésidence du Palatin, qu’elle continuait àpréférer à Tibur, et où elle vivait entouréed’une petite cour d’amis et de parents es-pagnols, qui seuls comptaient pour elle. Lesménagements, les bienséances, les faiblesvelléités d’entente avaient peu à peu cesséentre nous et laissé à nu l’antipathie, l’irrita-tion, la rancœur, et, de sa part à elle, lahaine. Je lui rendis visite dans les dernierstemps ; la maladie avait encore aigri son ca-ractère âcre et morose ; cette entrevue futpour elle l’occasion de récriminations viol-entes, qui la soulagèrent, et qu’elle eut l’in-discrétion de faire devant témoins. Elle sefélicitait de mourir sans enfants ; mes filsm’eussent sans doute ressemblé ; elle auraiteu pour eux la même aversion que pour leurpère. Cette phrase où suppure tant de

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rancune est la seule preuve d’amour qu’ellem’ait donnée. Ma Sabine : je remuais lesquelques souvenirs tolérables qui restenttoujours d’un être, quand on prend la peinede les chercher ; je me remémorais unecorbeille de fruits qu’elle m’avait envoyéepour mon anniversaire, après une querelle ;en passant en litière par les rues étroites dumunicipe de Tibur, devant la modeste mais-on de plaisance qui avait jadis appartenu àma belle-mère Matidie, j’évoquais avecamertume quelques nuits d’un lointain été,où j’avais vainement essayé de me plaireauprès de cette jeune épouse froide et dure.La mort de ma femme me touchait moinsque celle de la bonne Arété, l’intendante dela Villa, emportée le même hiver par un ac-cès de fièvre. Comme le mal auquel suc-comba l’impératrice, médiocrement dia-gnostiqué par les médecins, lui causa vers lafin d’atroces douleurs d’entrailles, on m’ac-cusa d’avoir usé de poison, et ce bruit

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insensé trouva facilement créance. Il va sansdire qu’un crime si superflu ne m’avait ja-mais tenté.

Le décès de ma femme poussa peut-être Servianus à risquer son tout : l’influencequ’elle avait à Rome lui avait été solidementacquise ; avec elle s’effondrait un de ses ap-puis les plus respectés. De plus, il venaitd’entrer dans sa quatre-vingt-dixième an-née ; lui non plus n’avait plus de temps àperdre. Depuis quelques mois, il s’efforçaitd’attirer chez lui de petits groupes d’officiersde la garde prétorienne ; il osa parfois ex-ploiter le respect superstitieux qu’inspire legrand âge pour se faire entre quatre murstraiter en empereur. J’avais récemment ren-forcé la police secrète militaire, institutionrépugnante, j’en conviens, mais que l’événe-ment prouva utile. Je n’ignorais rien de cesconciliabules supposés secrets où le vieilUrsus enseignait à son petit-fils l’art descomplots. La nomination de Lucius ne

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surprit pas le vieillard ; il y avait longtempsqu’il prenait mes incertitudes à ce sujet pourune décision bien dissimulée ; mais il profitapour agir du moment où l’acte d’adoptionétait encore à Rome une matière à controver-se. Son secrétaire Crescens, las de quaranteans de fidélité mal rétribuée, éventa le projet,la date du coup, le lieu, et le nom des com-plices. L’imagination de mes ennemis nes’était pas mise en frais ; on copiait tout sim-plement l’attentat prémédité jadis par Ni-grinus et Quiétus ; j’allais être abattu aucours d’une cérémonie religieuse au Capit-ole ; mon fils adoptif tomberait avec moi.

Je pris mes précautions cette nuitmême : notre ennemi n’avait que trop vécu ;je laisserais à Lucius un héritage nettoyé dedangers. Vers la douzième heure, par uneaube grise de février, un tribun porteur d’unesentence de mort pour Servianus et sonpetit-fils se présenta chez mon beau-frère ; ilavait pour consigne d’attendre dans le

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vestibule que l’ordre qui l’amenait eût été ac-compli. Servianus fit appeler son médecin ;tout se passa convenablement. Avant demourir, il me souhaita d’expirer lentementdans les tourments d’un mal incurable, sansavoir comme lui le privilège d’une brève ag-onie. Son vœu a déjà été exaucé.

Je n’avais pas commandé cettedouble exécution de gaieté de cœur ; je n’enéprouvai par la suite aucun regret, encoremoins de remords. Un vieux compte venaitde se clore ; c’était tout. L’âge ne m’a jamaisparu une excuse à la malignité humaine ; j’yverrais plutôt une circonstance aggravante.La sentence d’Akiba et de ses acolytesm’avait fait hésiter plus longtemps : vieillardpour vieillard, je préférais encore le fan-atique au conspirateur. Quant à Fuscus, simédiocre qu’il pût être, et si complètementque me l’eût aliéné son odieux aïeul, c’était lepetit-fils de Pauline. Mais les liens du sangsont bien faibles, quoi qu’on dise, quand

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nulle affection ne les renforce ; on s’en rendcompte chez les particuliers, durant lesmoindres affaires d’héritage. La jeunesse deFuscus m’apitoyait un peu plus ; il atteignaità peine dix-huit ans. Mais l’intérêt de l’Étatexigeait ce dénouement, que le vieil Ursusavait comme à plaisir rendu inévitable. Etj’étais désormais trop près de ma propremort pour prendre le temps de méditer surces deux fins.

Pendant quelques jours, MarciusTurbo redoubla de vigilance ; les amis deServianus auraient pu le venger. Mais rien nese produisit, ni attentat, ni sédition, ni mur-mures. Je n’étais plus le nouveau venu s’es-sayant à mettre de son côté l’opinion pub-lique après l’exécution de quatre hommesconsulaires ; dix-neuf ans de justice dé-cidaient en ma faveur ; on exécrait en blocmes ennemis ; la foule m’approuva de m’êtredébarrassé d’un traître. Fuscus fut plaint,sans d’ailleurs être jugé innocent. Le Sénat,

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je le sais, ne me pardonnait pas d’avoir unefois de plus frappé un de ses membres ; maisil se taisait, il se tairait jusqu’à ma mort.Comme naguère aussi, une dose de clémencemitigea bientôt la dose de rigueur ; aucundes partisans de Servianus ne fut inquiété.La seule exception à cette règle fut l’éminentApollodore, le fielleux dépositaire des secretsde mon beau-frère, qui périt avec lui. Cethomme de talent avait été l’architecte favoride mon prédécesseur ; il avait remué avec artles grands blocs de la Colonne Trajane. Nousne nous aimions guère : il avait jadis tournéen dérision mes maladroits travaux d’ama-teur, mes consciencieuses natures mortes decourges et de citrouilles ; j’avais de mon côtécritiqué ses ouvrages avec une présomptionde jeune homme. Plus tard, il avait dénigréles miens ; il ignorait tout des beaux tempsde l’art grec ; ce plat logicien me reprochaitd’avoir peuplé nos temples de statues co-lossales qui, si elles se levaient, briseraient

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du front la voûte de leurs sanctuaires : sottecritique, qui blesse Phidias encore plus quemoi. Mais les dieux ne se lèvent pas ; ils ne selèvent ni pour nous avertir, ni pour nousprotéger, ni pour nous récompenser, ni pournous punir. Ils ne se levèrent pas cette nuit-là pour sauver Apollodore.

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Chapitre 28

Au printemps, la santé de Luciuscommença à m’inspirer des craintes assezgraves. Un matin, à Tibur, nous descendîmesaprès le bain à la palestre où Céler s’exerçaiten compagnie d’autres jeunes hommes ; l’und’eux proposa une de ces épreuves où chaqueparticipant court armé d’un bouclier et d’unepique ; Lucius se déroba, comme à sonhabitude ; il céda enfin à nos plaisanteriesamicales ; en s’équipant, il se plaignit dupoids du bouclier de bronze ; comparé à laferme beauté de Céler, ce corps minceparaissait fragile. Au bout de quelquesfoulées, il s’arrêta hors d’haleine et

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s’effondra crachant le sang. L’incident n’eutpas de suites ; il se remit sans peine. Mais jem’étais alarmé ; j’aurais dû me rassurermoins vite. J’opposai aux premierssymptômes Se la maladie de Lucius la confi-ance obtuse d’un homme longtemps robuste,sa foi implicite dans les réserves inépuiséesde la jeunesse, dans le bon fonctionnementdes corps. Il est vrai qu’il s’y trompait aussi ;une flamme légère le soutenait ; sa vivacitélui faisait illusion comme à nous. Mes bellesannées s’étaient passées en voyage, auxcamps, aux avant-postes ; j’avais appréciépar moi même les vertus d’une vie rude, l’ef-fet salubre des régions sèches ou glacées. Jedécidai de nommer Lucius gouverneur decette même Pannonie où j’avais fait mapremière expérience de chef. La situation surcette frontière était moins critique qu’autre-fois ; sa tâche se bornerait aux calmestravaux de l’administrateur civil ou à des in-spections militaires sans danger. Ce pays

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difficile le changerait de la mollesse ro-maine ; il apprendrait à mieux connaître cemonde immense que la Ville gouverne etdont elle dépend. Il redoutait ces climatsbarbares ; il ne comprenait pas qu’on pûtjouir de la vie ailleurs qu’à Rome. Il acceptapourtant avec cette complaisance qu’il avaitquand il voulait me plaire.

Tout l’été, je lus soigneusement sesrapports officiels, et ceux, plus secrets, deDomitius Rogatus, homme de confiance quej’avais mis à ses côtés en qualité de secrétairechargé de le surveiller. Ces comptes rendusme satisfirent : Lucius en Pannonie sut fairepreuve de ce sérieux que j’exigeais de lui, etdont il se fût peut-être relâché après mamort. Il se tira même assez brillammentd’une série de combats de cavalerie auxavant-postes. En province comme ailleurs, ilréussissait à charmer ; sa sécheresse un peucassante ne le desservait pas ; ce ne seraitpas au moins un de ces princes débonnaires

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qu’une coterie gouverne. Mais, dès le débutde l’automne, il prit froid. On le crut viteguéri, mais la toux reparut ; la fièvre persistaet s’installa à demeure. Un mieux passagern’aboutit qu’à une rechute subite au prin-temps suivant. Les bulletins des médecinsm’atterrèrent ; la poste publique que jevenais d’établir, avec ses relais de chevaux etde voitures sur d’immenses territoires,semblait ne fonctionner que pour m’apporterplus promptement chaque matin des nou-velles du malade. Je ne me pardonnais pasd’avoir été inhumain envers lui par crainted’être ou de sembler facile. Dès qu’il fut assezremis pour supporter le voyage, je le fis ra-mener en Italie.

Accompagné du vieux Rufusd’Éphèse, spécialiste de la phtisie, j’allai moi-même attendre au port de Baïes mon frêleÆlius César. Le climat de Tibur, meilleur quecelui de Rome, n’est pourtant pas assez douxpour des poumons atteints ; j’avais résolu de

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lui faire passer l’arrière-saison dans cette ré-gion plus sûre. Le navire mouilla en pleingolfe ; une mince embarcation amena à terrele malade et son médecin. Sa figure hagardesemblait plus maigre encore sous la moussede barbe dont il se couvrait les joues, dansl’intention de me ressembler. Mais ses yeuxavaient gardé leur dur feu de pierre pré-cieuse. Son premier mot fut pour me rappel-er qu’il n’était revenu que sur mon ordre ;son administration avait été sans reproche ;il m’avait obéi en tout. Il se comportait enécolier qui justifie l’emploi de sa journée. Jel’installai dans cette villa de Cicéron où ilavait jadis passé avec moi une saison de sesdix-huit ans. Il eut l’élégance de ne jamaisparler de ce temps-là. Les premiers joursparurent une victoire sur le mal ; en soi-même, ce retour en Italie était déjà un re-mède ; à ce moment de l’année, ce pays étaitpourpre et rose. Mais les pluies com-mencèrent ; un vent humide soufflait de la

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mer grise ; la vieille maison construite autemps de la République manquait des con-forts plus modernes de la villa de Tibur ; jeregardais Lucius chauffer mélancoliquementau brasero ses longs doigts chargés debagues. Hermogène était rentré depuis peud’Orient, où je l’avais envoyé renouveler etcompléter sa provision de médicaments ; ilessaya sur Lucius les effets d’une boue im-prégnée de sels minéraux puissants ; ces ap-plications passaient pour guérir de tout.Mais elles ne profitèrent pas plus à ses pou-mons qu’à mes artères.

La maladie mettait à nu les pires as-pects de ce caractère sec et léger ; sa femmelui rendit visite ; comme toujours, leur entre-vue finit par des mots amers ; elle ne revintplus. On lui amena son fils, bel enfant desept ans, édenté et rieur ; il le regarda avecindifférence. Il s’informait avec avidité desnouvelles politiques de Rome ; il s’y intéres-sait en joueur, non en homme d’État. Mais sa

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frivolité restait une forme de courage ; il seréveillait de longues après-midi de souf-france ou de torpeur pour se jeter tout entierdans une de ses conversations étincelantesd’autrefois ; ce visage trempé de sueur savaitencore sourire ; ce corps décharné sesoulevait avec grâce pour accueillir le méde-cin. Il serait jusqu’au bout le prince d’ivoireet d’or.

Le soir, ne pouvant dormir, je m’ét-ablissais dans la chambre du malade ; Céler,qui aimait peu Lucius, mais qui m’est tropfidèle pour ne pas servir avec sollicitude ceuxqui me sont chers, acceptait de veiller à moncôté ; un râle montait des couvertures. Uneamertume m’envahissait, profonde comme lamer : il ne m’avait jamais aimé ; nos rapportsétaient vite devenus ceux du fils dissipateuret du père facile ; cette vie s’était écouléesans grands projets, sans pensées graves,sans passions ardentes ; il avait dilapidé sesannées comme un prodigue jette des pièces

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d’or. Je m’étais appuyé à un mur en ruine : jepensais avec colère aux sommes énormesdépensées pour son adoption, aux trois centsmillions de sesterces distribués aux soldats.En un sens, ma triste chance me suivait :j’avais satisfait mon vieux désir de donner àLucius tout ce qui peut se donner ; maisl’État n’en souffrirait pas ; je ne risqueraispas d’être déshonoré par ce choix. Tout aufond de moi-même, j’en venais à craindrequ’il allât mieux ; si par hasard il traînait en-core quelques années, je ne pouvais pasléguer l’empire à cette ombre. Sans jamaisposer de questions, il semblait pénétrer mapensée sur ce point ; ses yeux suivaientanxieusement mes moindres gestes ; jel’avais nommé consul pour la seconde fois ; ils’inquiétait de n’en pouvoir remplir les fonc-tions ; l’angoisse de me déplaire empira sonétat. Tu Marcellus eris… Je me redisais lesvers de Virgile consacrés au neveu d’Auguste,lui aussi promis à l’empire, et que la mort

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arrêta en route. Manibus date lilia plenis…Purpureos spargam flores… L’amateur defleurs ne recevrait de moi que d’inanesgerbes funèbres.

Il se crut mieux ; il voulut rentrer àRome. Les médecins, qui ne disputaient plusentre eux que du temps qui lui restait à vivre,me conseillèrent d’en faire à son gré ; je leramenai par petites étapes à la Villa. Saprésentation au Sénat en qualité d’héritier del’empire devait avoir lieu durant la séancequi suivrait presque immédiatement laNouvelle Année ; l’usage voulait qu’il m’ad-ressât à cette occasion un discours de remer-ciements ; ce morceau d’éloquence le préoc-cupait depuis des mois ; nous en limions en-semble les passages difficiles. Il y travaillaitle matin des calendes de janvier, quand il futpris d’un soudain crachement de sang ; latête lui tourna ; il s’appuya au dossier de sonsiège et ferma les yeux. La mort ne fut qu’unétourdissement pour cet être léger. C’était le

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jour de l’An : pour ne pas interrompre lesfêtes publiques et les réjouissances privées,j’empêchai qu’on ébruitât sur-le-champ lanouvelle de sa fin ; elle ne fut officiellementannoncée que le jour suivant. Il fut enterrédiscrètement dans les jardins de sa famille.La veille de cette cérémonie, le Sénat m’en-voya une délégation chargée de me faire sescondoléances et d’offrir à Lucius les hon-neurs divins, auxquels il avait droit, en tantque fils adoptif de l’empereur. Mais je refu-sai : toute cette affaire n’avait déjà coûté quetrop d’argent à l’État. Je me bornai à lui faireconstruire quelques chapelles funéraires, àlui faire ériger çà et là des statues dans lesdifférents endroits où il avait vécu : cepauvre Lucius n’était pas dieu.

Cette fois, chaque moment pressait.Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir auchevet du malade ; mes plans étaient faits.J’avais remarqué au Sénat un certain Anton-in, homme d’une cinquantaine d’années,

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d’une famille provinciale, apparentée de loinà celle de Plotine. Il m’avait frappé par lessoins à la fois déférents et tendres dont il en-tourait son beau-père, vieillard impotent quisiégeait à ses côtés ; je relus ses états de ser-vice ; cet homme de bien s’était montré, danstous les postes qu’il avait occupés, un fonc-tionnaire irréprochable. Mon choix se fixasur lui. Plus je fréquente Antonin, plus monestime pour lui tend à se changer en respect.Cet homme simple possède une vertu àlaquelle j’avais peu pensé jusqu’ici, mêmequand il m’arrivait de la pratiquer : la bonté.Il n’est pas exempt des modestes défautsd’un sage ; son intelligence appliquée à l’ac-complissement méticuleux des tâches quoti-diennes vaque au présent plutôt qu’àl’avenir ; son expérience du monde est lim-itée par ses vertus mêmes ; ses voyages sesont bornés à quelques missions officielles,d’ailleurs bien remplies. Il connaît peu lesarts ; il n’innove qu’à son corps défendant.

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Les provinces, par exemple, ne représen-teront jamais pour lui les immenses possibil-ités de développement qu’elles n’ont pascessé de comporter pour moi ; il continueraplutôt qu’il n’élargira mon œuvre ; mais il lacontinuera bien ; l’État aura en lui un hon-nête serviteur et un bon maître.

Mais l’espace d’une génération mesemblait peu de chose quand il s’agit d’as-surer la sécurité du monde ; je tenais, si pos-sible, à prolonger plus loin cette prudentelignée adoptive, à préparer à l’empire un re-lais de plus sur la route des temps. À chaqueretour à Rome, je n’avais jamais manquéd’aller saluer mes vieux amis, les Vérus,Espagnols comme moi, l’une des familles lesplus libérales de la haute magistrature. Jet’ai connu dès le berceau, petit Annius Vérusqui par mes soins t’appelles aujourd’huiMarc Aurèle. Durant l’une des années lesplus solaires de ma vie, à l’époque quemarque l’érection du Panthéon, je t’avais fait

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élire, par amitié pour les tiens, au saintcollège des Frères Arvales, auquel l’empereurpréside, et qui perpétue pieusement nos vie-illes coutumes religieuses romaines ; je t’aitenu par la main durant le sacrifice qui eutlieu cette année-là au bord du Tibre ; j’ai re-gardé avec un tendre amusement ta conten-ance d’enfant de cinq ans, effrayé par les crisdu pourceau immolé, mais s’efforçant de sonmieux d’imiter le digne maintien des aînés.Je me préoccupai de l’éducation de cebambin trop sage ; j’aidai ton père à techoisir les meilleurs maîtres. Vérus, le Véris-sime : je jouais avec ton nom ; tu es peut-êtrele seul être qui ne m’ait jamais menti. Je t’aivu lire avec passion les écrits des philo-sophes, te vêtir de laine rude, coucher sur ladure, astreindre ton corps un peu frêle àtoutes les mortifications des Stoïques. Il y ade l’excès dans tout cela, mais l’excès est unevertu à dix-sept ans. Je me demande parfoissur quel écueil sombrera cette sagesse, car

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on sombre toujours : sera ce une épouse, unfils trop aimé, un de ces pièges légitimes en-fin où se prennent les cœurs timorés et purs ;sera-ce plus simplement l’âge, la maladie, lafatigue, le désabusement qui nous dit que sitout est vain, la vertu l’est aussi ? J’imagine,à la place de ton visage candide d’adolescent,ton visage las de vieillard. Je sens ce que tafermeté si bien apprise cache de douceur, defaiblesse peut-être ; je devine en toi laprésence d’un génie qui n’est pas forcémentcelui de l’homme d’État ; le monde, néan-moins, sera sans doute à jamais améliorépour l’avoir vu une fois associé au pouvoirsuprême. J’ai fait le nécessaire pour que tufusses adopté par Antonin ; sous ce nomnouveau que tu porteras un jour dans leslistes d’empereurs, tu es désormais monpetit-fils. Je crois donner aux hommes laseule chance qu’ils auront jamais de réaliserle rêve de Platon, de voir régner sur eux unphilosophe au cœur pur. Tu n’as accepté les

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honneurs qu’avec répugnance ; ton rangt’oblige à vivre au palais ; Tibur, ce lieu oùj’assemble jusqu’au bout tout ce que la vie ade douceurs, t’inquiète pour ta jeune vertu ;je te vois errer gravement sous ces allées en-trelacées de roses ; je te regarde, avec unsourire, te prendre aux beaux objets de chairplacés sur ton passage, hésiter tendremententre Véronique et Théodore, et vite renon-cer à tous deux en faveur de l’austérité, cepur fantôme. Tu ne m’as pas caché tondédain mélancolique pour ces splendeurs quidurent peu, pour cette cour qui se disperseraaprès ma mort. Tu ne m’aimes guère ; ton af-fection filiale va plutôt à Antonin ; tu flairesen moi une sagesse contraire à celle que t’en-seignent tes maîtres, et dans mon abandonaux sens une méthode de vie opposée à lasévérité de la tienne, et qui pourtant lui estparallèle. N’importe : il n’est pas indispens-able que tu me comprennes. Il y a plus d’unesagesse, et toutes sont nécessaires au

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monde ; il n’est pas mauvais qu’ellesalternent.

Huit jours après la mort de Lucius, jeme fis conduire en litière au Sénat ; je de-mandai la permission d’entrer ainsi dans lasalle des délibérations, et de prononcer monadresse couché, soutenu contre une pile decoussins. Parler me fatigue : je priai les sén-ateurs de former autour de moi un cercleétroit, pour n’être pas tenu à forcer ma voix.Je fis l’éloge de Lucius ; ces quelques lignesremplacèrent au programme de la séance lediscours qu’il aurait dû faire ce jour-là. J’an-nonçai ensuite ma décision ; je nommai An-tonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablésur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins.J’exprimai une dernière volonté qui fut ac-ceptée comme les autres ; je demandaiqu’Antonin adoptât aussi le fils de Lucius,qui aura de la sorte pour frère Marc Aurèle ;vous gouvernerez ensemble ; je compte surtoi pour avoir à son égard des attentions

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d’aîné. Je tiens à ce que l’État conservequelque chose de Lucius.

En rentrant chez moi, pour lapremière fois depuis de longs jours, je fustenté de sourire. J’avais singulièrement bienjoué. Les partisans de Servianus, les conser-vateurs hostiles à mon œuvre n’avaient pascapitulé ; toutes les politesses faites par moià ce grand corps sénatorial antique et suran-né ne compensaient pas pour eux les deux outrois coups que je lui avais portés. Ils profit-eraient à n’en pas douter du moment de mamort pour essayer d’annuler mes actes. Maismes pires ennemis n’oseraient récuser leurreprésentant le plus intègre et le fils d’un deleurs membres les plus respectés. Ma tâchepublique était faite : je pouvais désormais re-tourner à Tibur, rentrer dans cette retraitequ’est la maladie, expérimenter avec messouffrances, m’enfoncer dans ce qui me res-tait de délices, reprendre en paix mon dia-logue interrompu avec un fantôme. Mon

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héritage impérial était sauf entre les mainsdu pieux Antonin et du grave Marc Aurèle ;Lucius lui-même se survivrait dans son fils.Tout cela n’était pas trop mal arrangé.

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Chapitre 29

Arrien m’écrit : Conformément auxordres reçus, j’ai terminé la circumnaviga-tion du Pont-Euxin. Nous avons bouclé laboucle à Sinope, dont les habitants te sont àjamais reconnaissants des grands travauxde réfection et d’élargissement du port,menés à bien sous ta surveillance il y aquelques années… A propos, ils t’ont érigéune statue qui n’est ni assez ressemblante, niassez belle : envoie-leur-en une autre, demarbre blanc… Plus à l’est, non sans émo-tion, j’ai embrassé du regard ce même Pont-Euxin, du haut des collines d’où notre

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Xénophon l’a jadis aperçu pour la premièrefois et d’où toi-même l’as contemplénaguère…

J’ai inspecté les garnisons côtières :leurs commandants méritent les plusgrands éloges pour l’excellence de la discip-line, l’emploi des plus nouvelles méthodesd’entraînement, et la bonne qualité destravaux du génie… Pour toute la partiesauvage et encore assez mal connue descôtes, j’ai fait faire de nouveaux sondages etrectifier, là où il le fallait, les indications desnavigateurs qui m’ont précédé…

Nous avons longé la Colchide.Sachant combien tu t’intéresses aux récitsdes anciens poètes, j’ai questionné les habit-ants au sujet des enchantements de Médée etdes exploits de Jason. Mais ils paraissent ig-norer ces histoires…

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Sur la rive septentrionale de cettemer inhospitalière, nous avons touché unepetite île bien grande dans la fable : l’îled’Achille. Tu le sais : Thétis passe pour avoirfait élever son fils sur cet îlot perdu dans lesbrumes ; elle montait du fond de la mer etvenait chaque soir converser sur la plageavec son enfant. L’île, inhabitée aujourd’hui,ne nourrit que des chèvres. Elle contient untemple d’Achille. Les mouettes, les goélands,les long-courriers, tous les oiseaux de mer lafréquentent, et le battement de leurs ailestout imprégnées d’humidité marine ra-fraîchit continuellement le parvis du sanc-tuaire. Mais cette île d’Achille, comme il con-vient, est aussi l’île de Patrocle, et les innom-brables ex-voto qui décorent les parois dutemple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt àson ami, car, bien entendu, ceux qui aimentAchille chérissent et vénèrent la mémoire dePatrocle. Achille lui-même apparaît ensonge aux navigateurs qui visitent ces

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parages : il les protège et les avertit desdangers de la mer, comme le font ailleurs lesDioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaîtaux côtés d’Achille.

Je te rapporte ces choses, parce queje les crois valoir d’être connues, et parceque ceux qui me les ont racontées les ontexpérimentées eux-mêmes ou les ont ap-prises de témoins dignes de foi… Achille mesemble parfois le plus grand des hommespar le courage, la force d’âme, les connais-sances de l’esprit unies à l’agilité du corps,et son ardent amour pour son jeune com-pagnon. Et rien en lui ne me paraît plusgrand que le désespoir qui lui fit mépriser lavie et désirer la mort quand il eut perdu lebien-aimé.

Je laisse retomber sur mes genoux levolumineux rapport du gouverneur de laPetite-Arménie, du chef de l’escadre. Arriencomme toujours a bien travaillé. Mais, cette

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fois, il fait plus : il m’offre un don nécessairepour mourir en paix ; il me renvoie une im-age de ma vie telle que j’aurais voulu qu’ellefût. Arrien sait que ce qui compte est ce quine figurera pas dans les biographies offici-elles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes ; ilsait aussi que le passage du temps ne faitqu’ajouter au malheur un vertige de plus.Vue par lui, l’aventure de mon existenceprend un sens, s’organise comme dans unpoème ; Tunique tendresse se dégage duremords, de l’impatience, des manies tristescomme d’autant de fumées, d’autant depoussières ; la douleur se décante ; ledésespoir devient pur. Arrien m’ouvre le pro-fond empyrée des héros et des amis : il nem’en juge pas trop indigne. Ma chambresecrète au centre d’un bassin de la Villa n’estpas un refuge assez intérieur : j’y traîne cecorps vieilli ; j’y souffre. Mon passé, certes,me propose çà et là des retraites où j’échappeau moins à une partie des misères présentes :

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la plaine de neige au bord du Danube, lesjardins de Nicomédie, Claudiopolis jauniepar la récolte du safran en fleur, n’importequelle rue d’Athènes, une oasis où des nénu-phars ondoient sur la vase, le désert syrien àla lueur des étoiles au retour du camp d’Os-roès. Mais ces lieux si chers sont tropsouvent associés aux prémisses d’une erreur,d’un mécompte, de quelque échec connu demoi seul : dans mes mauvais moments, tousmes chemins d’homme heureux semblentmener en Égypte, dans une chambre deBaïes, ou en Palestine. Il y a plus : la fatiguede mon corps se communique à ma mém-oire ; l’image des escaliers de l’Acropole estpresque insupportable à un homme qui suf-foque en montant les marches du jardin ; lesoleil de juillet sur le terre-plein de Lambèsem’accable comme si j’y exposais aujourd’huima tête nue. Arrien m’offre mieux. À Tibur,du sein d’un mois de mai brûlant, j’écoutesur les plages de l’île d’Achille la longue

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plainte des vagues ; j’aspire son air pur etfroid ; j’erre sans effort sur le parvis dutemple baigné d’humidité marine ; j’aperçoisPatrocle… Ce lieu que je ne verrai jamaisdevient ma secrète résidence, mon suprêmeasile. J’y serai sans doute au moment de mamort.

J’ai donné jadis au philosophe Eu-phratès la permission du suicide. Rien nesemblait plus simple : un homme a le droitde décider à partir de quel moment sa viecesse d’être utile. Je ne savais pas alors quela mort peut devenir l’objet d’une ardeuraveugle, d’une faim comme l’amour. Jen’avais pas prévu ces nuits où j’enrouleraismon baudrier autour de ma dague, pourm’obliger à réfléchir à deux fois avant dem’en servir. Arrien seul a pénétré le secret dece combat sans gloire contre le vide, l’aridité,la fatigue, l’écœurement d’exister qui aboutità l’envie de mourir. On ne guérit jamais : lavieille fièvre m’a terrassé à plusieurs

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reprises ; j’en tremblais d’avance, comme unmalade averti d’un prochain accès. Toutm’était bon pour reculer l’heure de la luttenocturne : le travail, les conversations folle-ment prolongées jusqu’à l’aube, les baisers,les livres. Il est convenu qu’un empereur nese suicide que s’il y est acculé par des raisonsd’État ; Marc Antoine lui-même avait l’ex-cuse d’une bataille perdue. Et mon sévèreArrien admirerait moins ce désespoir rap-porté d’Égypte si je n’en avais pas triomphé.Mon propre code interdisait aux soldats cettesortie volontaire que j’accordais aux sages ;je ne me sentais pas plus libre de déserterque le premier légionnaire venu. Mais je saisce que c’est que d’effleurer voluptueusementde la main l’étoupe d’une corde ou le fil d’uncouteau. J’avais fini par faire de ma mortelleenvie un rempart contre elle-même : la per-pétuelle possibilité du suicide m’aidait à sup-porter moins impatiemment l’existence, toutcomme la présence à portée de la main d’une

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potion sédative calme un homme atteintd’insomnie. Par une intime contradiction,cette obsession de la mort n’a cessé de s’im-poser à mon esprit que lorsque les premierssymptômes de la maladie sont venus m’endistraire ; j’ai recommencé à m’intéresser àcette vie qui me quittait ; dans les jardins deSidon, j’ai passionnément souhaité jouir demon corps quelques années de plus.

On voulait mourir ; on ne voulait pasétouffer ; la maladie dégoûte de la mort ; onveut guérir, ce qui est une manière de vouloirvivre. Mais la faiblesse, la souffrance, millemisères corporelles découragent bientôt lemalade d’essayer de remonter la pente : onne veut pas de ces répits qui sont autant depièges, de ces forces chancelantes, de ces ar-deurs brisées, de cette perpétuelle attente dela prochaine crise. Je m’épiais : cette sourdedouleur à la poitrine n’était-elle qu’un mal-aise passager, le résultat d’un repas absorbétrop vite, ou fallait-il s’attendre de la part de

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l’ennemi à un assaut qui cette fois ne seraitpas repoussé ? Je n’entrais pas au Sénat sansme dire que la porte s’était peut-être refer-mée derrière moi aussi définitivement que sij’avais été attendu, comme César, par cin-quante conjurés armés de couteaux. Durantles soupers de Tibur, je redoutais de faire àmes invités l’impolitesse d’un soudain dé-part ; j’avais peur de mourir au bain, ou dansde jeunes bras. Des fonctions qui jadisétaient faciles, ou même agréables, devi-ennent humiliantes depuis qu’elles sont dev-enues malaisées ; on se lasse du vase d’ar-gent offert chaque matin à l’examen du mé-decin. Le mal principal traîne avec soi toutun cortège d’afflictions secondaires : monouïe a perdu son acuité d’autrefois ; hier en-core, j’ai été forcé de prier Phlégon derépéter toute une phrase : j’en ai eu plus dehonte que d’un crime. Les mois qui suivirentl’adoption d’Antonin furent affreux : le sé-jour de Baïes, le retour à Rome et les

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négociations qui l’accompagnèrent avaientexcédé ce qui me restait de forces. L’obses-sion de la mort me reprit, mais cette fois lescauses en étaient visibles, avouables ; monpire ennemi n’en aurait pu sourire. Rien neme retenait plus : on eût compris quel’empereur, retiré dans sa maison de cam-pagne après avoir mis en ordre les affaires dumonde, prît les mesures nécessaires pour fa-ciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amiséquivaut à une constante surveillance : toutmalade est un prisonnier. Je ne me sens plusla vigueur qu’il faudrait pour enfoncer ladague à la place exacte, marquée jadis à l’en-cre rouge sous le sein gauche ; je n’aurais faitqu’ajouter au mal présent un répugnantmélange de bandages, d’éponges sanglantes,de chirurgiens discutant au pied du lit. Il mefallait mettre à préparer mon suicide lesmêmes précautions qu’un assassin à monterson coup.

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Je pensai d’abord à mon maître deschasses, Mastor, la belle brute sarmate quime suit depuis des années avec un dévoue-ment de chien-loup, et qu’on charge parfoisde veiller la nuit à ma porte. Je profitai d’unmoment de solitude pour l’appeler et lui ex-pliquer ce que j’attendais de lui : toutd’abord, il ne comprit pas. Puis, la lumière sefit ; l’épouvante crispa ce mufle blond. Il mecroit immortel ; il voit soir et matin les mé-decins entrer dans ma chambre ; il m’entendgémir pendant les ponctions sans que sa foien soit ébranlée ; c’était pour lui comme si lemaître des dieux, s’avisant de le tenter, des-cendait de l’Olympe pour réclamer de lui lecoup de grâce. Il m’arracha des mains songlaive, dont je m’étais saisi, et s’enfuit enhurlant. On le retrouva au fond du parc diva-guant sous les étoiles dans son jargon bar-bare. On calma comme on put cette bête af-folée ; personne ne me reparla de l’incident.Mais, le lendemain, je m’aperçus que Céler

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avait remplacé sur la table de travail à portéede mon lit un style de métal par un calamede roseau.

Je me cherchai un meilleur allié.J’avais la plus entière confiance en Iollas,jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogènes’était choisi l’été dernier comme substitutdurant son absence. Nous causions en-semble : je me plaisais à échafauder avec luides hypothèses sur la nature et l’origine deschoses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, etle feu sombre de ces yeux cernés. Je savaisqu’il avait retrouvé au palais d’Alexandrie laformule de poisons extraordinairement sub-tils combinés jadis par les chimistes deCléopâtre. L’examen de candidats à la chairede médecine que je viens de fonder à l’Odéonme servit d’excuse pour éloigner Hermogènependant quelques heures, m’offrant ainsil’occasion d’un entretien secret avec Iollas. Ilme comprit à demi-mot ; il me plaignait ; ilne pouvait que me donner raison. Mais son

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serment hippocratique lui interdisait de dis-penser à un malade une drogue nocive, sousquelque prétexte que ce fût ; il refusa, raididans son honneur de médecin. J’insistai ;j’exigeai ; j’employai tous les moyens pouressayer de l’apitoyer ou de le corrompre ; cesera le dernier homme que j’ai supplié. Vain-cu, il me promit enfin d’aller chercher la dosede poison. Je l’attendis vainement jusqu’ausoir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreurqu’on venait de le trouver mort dans sonlaboratoire, une fiole de verre entre lesmains. Ce cœur pur de tout compromis avaittrouvé ce moyen de rester fidèle à son ser-ment sans rien me refuser.

Le lendemain, Antonin se fit annon-cer ; cet ami sincère retenait mal ses larmes.L’idée qu’un homme qu’il s’est habitué àaimer et à vénérer comme un père souffraitassez pour chercher la mort lui était insup-portable ; il lui semblait avoir manqué à sesobligations de bon fils. Il me promettait

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d’unir ses efforts à ceux de mon entouragepour me soigner, me soulager de mes maux,me rendre la vie jusqu’au bout douce et fa-cile, me guérir peut-être. Il comptait sur moipour continuer le plus longtemps possible àle guider et à l’instruire ; il se sentait re-sponsable envers tout l’empire du reste demes jours. Je sais ce que valent ces pauvresprotestations, ces naïves promesses : j’ytrouve pourtant un soulagement et un récon-fort. Les simples paroles d’Antonin m’ontconvaincu ; je reprends possession de moi-même avant de mourir. La mort d’Iollasfidèle à son devoir de médecin m’exhorte àme conformer jusqu’au bout aux conven-ances de mon métier d’empereur. Patientia :j’ai vu hier Domitius Rogatus, devenu pro-curateur des monnaies, et chargé de présiderà une nouvelle frappe ; j’ai choisi cette lé-gende qui sera mon dernier mot d’ordre. Mamort me semblait la plus personnelle de mesdécisions, mon suprême réduit d’homme

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libre ; je me trompais. La foi de millions deMastors ne doit pas être ébranlée ; d’autresIollas ne seront pas mis à l’épreuve. J’ai com-pris que le suicide paraîtrait au petit grouped’amis dévoués qui m’entourent une marqued’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je neveux pas laisser à leur amitié cette imagegrinçante d’un supplicié incapable de sup-porter une torture de plus. D’autres con-sidérations se sont présentées à moi, lente-ment, durant la nuit qui a suivi la mort d’Iol-las : l’existence m’a beaucoup donné, ou, dumoins, j’ai su beaucoup obtenir d’elle ; en cemoment, comme au temps de mon bonheur,et pour des raisons toutes contraires, il meparaît qu’elle n’a plus rien à m’offrir : je nesuis pas sûr de n’avoir plus rien à en appren-dre. J’écouterai ses instructions secrètesjusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai fait confi-ance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché degoûter avec discernement les sensations queme procurait cet ami : je me dois d’apprécier

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aussi les dernières. Je ne refuse plus cette ag-onie faite pour moi, cette fin lentementélaborée au fond de mes artères, héritéepeut-être d’un ancêtre, née de mon tempéra-ment, préparée peu à peu par chacun de mesactes au cours de ma vie. L’heure de l’impa-tience est passée ; au point où j’en suis, ledésespoir serait d’aussi mauvais goût quel’espérance. J’ai renoncé à brusquer mamort.

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Chapitre 30

Tout reste à faire. Mes domainesafricains, hérités de ma belle-mère Matidie,doivent devenir un modèle d’exploitation ag-ricole ; les paysans du village de Borys-thènes, établi en Thrace à la mémoire d’unbon cheval, ont droit à des secours au sortird’un hiver pénible ; il faut par contre refuserdes subsides aux riches cultivateurs de lavallée du Nil, toujours prêts à profiter de lasollicitude de l’empereur. Julius Vestinus,préfet des études, m’envoie son rapport surl’ouverture des écoles publiques de gram-maire ; je viens d’achever la refonte du codecommercial de Palmyre : tout y est prévu, le

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taux des prostituées et l’octroi des caravanes.On réunit en ce moment un congrès de mé-decins et de magistrats chargés de statuersur les limites extrêmes d’une grossesse,mettant fin de la sorte à d’interminables cri-ailleries légales. Les cas de bigamie se multi-plient dans les colonies militaires ; je fais demon mieux pour persuader les vétérans dene pas mésuser des lois nouvelles leur per-mettant le mariage, et de n’épouser prudem-ment qu’une femme à la fois. À Athènes, onérige un Panthéon à l’instar de Rome ; jecompose l’inscription qui trouvera place surses murs ; j’y énumère, à titre d’exemples etd’engagements pour l’avenir, les servicesrendus par moi aux villes grecques et auxpeuples barbares ; les services rendus àRome vont de soi. La lutte contre la brutalitéjudiciaire continue : j’ai dû réprimander legouverneur de Cilicie qui s’avisait de fairepérir dans les supplices les voleurs de besti-aux de sa province, comme si la mort simple

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ne suffisait pas à punir un homme et à s’endébarrasser. L’État et les municipalités abu-saient des condamnations aux travaux forcésafin de se procurer une main-d’œuvre à bonmarché ; j’ai prohibé cette pratique pour lesesclaves comme pour les hommes libres ;mais il importe de veiller à ce que ce systèmedétestable ne se rétablisse pas sous d’autresnoms. Les sacrifices d’enfants se commettentencore sur certains points du territoire del’ancienne Carthage : il faut savoir interdireaux prêtres de Baal la joie d’attiser leursbûchers. En Asie Mineure, les droits deshéritiers des Séleucides ont été honteuse-ment lésés par nos tribunaux civils, toujoursmal disposés à l’égard des anciens princes ;j’ai réparé cette longue injustice. En Grèce, leprocès d’Hérode Atticus dure encore. Laboîte aux dépêches de Phlégon, ses grattoirsde pierre ponce et ses bâtons de cire rougeseront avec moi jusqu’au bout.

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Comme au temps de mon bonheur,ils me croient dieu ; ils continuent à me don-ner ce titre au moment même où ils offrentau ciel des sacrifices pour le rétablissementde la Santé Auguste. Je t’ai déjà dit pourquelles raisons cette croyance si bienfaisantene me paraît pas insensée. Une vieilleaveugle est arrivée à pied de Pannonie ; elleavait entrepris cet épuisant voyage pour medemander de toucher du doigt ses prunelleséteintes ; elle a recouvré la vue sous mesmains, comme sa ferveur s’y attendait àl’avance ; sa foi en l’empereur-dieu expliquece miracle. D’autres prodiges se sontproduits ; des malades disent m’avoir vudans leurs rêves, comme les pèlerinsd’Épidaure voient Esculape en songe ; ilsprétendent s’être réveillés guéris, ou dumoins soulagés. Je ne souris pas du contras-te entre mes pouvoirs de thaumaturge etmon mal ; j’accepte ces nouveaux privilègesavec gravité. Cette vieille aveugle cheminant

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vers l’empereur du fond d’une province bar-bare est devenue pour moi ce que l’esclave deTarragone avait été autrefois : l’emblème despopulations de l’empire que j’ai régies et ser-vies. Leur immense confiance me repaie devingt ans de travaux auxquels je ne me suispas déplu. Phlégon m’a lu dernièrementl’œuvre d’un Juif d’Alexandrie qui lui aussim’attribue des pouvoirs plus qu’humains ;j’ai accueilli sans sarcasmes cette descriptiondu prince aux cheveux gris qu’on vit aller etvenir sur toutes les routes de la terre, s’en-fonçant parmi les trésors des mines, réveil-lant les forces génératrices du sol, établissantpartout la prospérité et la paix, de l’initié quia relevé les lieux saints de toutes les races, duconnaisseur en arts magiques, du voyant quiplaça un enfant au ciel. J’aurai été mieuxcompris par ce Juif enthousiaste que par bi-en des sénateurs et des proconsuls ; cet ad-versaire rallié complète Arrien ; je m’émer-veille d’être à la longue devenu pour certains

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yeux ce que je souhaitais d’être, et que cetteréussite soit faite de si peu de chose. La vieil-lesse et la mort toutes proches ajoutentdésormais leur majesté à ce prestige ; leshommes s’écartent religieusement sur monpassage ; ils ne me comparent plus commeautrefois au Zeus rayonnant et calme, maisau Mars Gradivus, dieu des longues cam-pagnes et de l’austère discipline, au graveNuma inspiré des dieux ; dans ces dernierstemps, ce visage pâle et défait, ces yeux fixes,ce grand corps raidi par un effort de volontéleur rappellent Pluton, dieu des ombres.Seuls, quelques intimes, quelques amiséprouvés et chers échappent à cette terriblecontagion du respect. Le jeune avocatFronton, ce magistrat d’avenir qui sera sansdoute un des bons serviteurs de ton règne,est venu discuter avec moi une adresse àfaire au Sénat ; sa voix tremblait ; j’ai lu dansses yeux cette même révérence mêlée decrainte. Les joies tranquilles de l’amitié

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humaine ne sont plus pour moi ; ils m’ad-orent ; ils me vénèrent trop pour m’aimer.

Une chance analogue à celle de cer-tains jardiniers m’a été départie : tout ce quej’ai essayé d’implanter dans l’imaginationhumaine y a pris racine. Le culte d’Antinoüssemblait la plus folle de mes entreprises, ledébordement d’une douleur qui ne con-cernait que moi seul. Mais notre époque estavide de dieux ; elle préfère les plus ardents,les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de lavie un miel amer d’outre-tombe. À Delphes,l’enfant est devenu l’Hermès gardien duseuil, maître des passages obscurs qui mèn-ent chez les ombres. Éleusis, où son âge et saqualité d’étranger lui avaient interdit autre-fois d’être initié à mes côtés, en fait le jeuneBacchus des Mystères, prince des régionslimitrophes entre les sens et l’âme. L’Arcadieancestrale l’associe à Pan et à Diane, divin-ités des bois ; les paysans de Tibur l’assimi-lent au doux Aristée, roi des abeilles. En

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Asie, les dévots retrouvent en lui leurstendres dieux brisés par l’automne ou dé-vorés par l’été. A l’orée des pays barbares, lecompagnon de mes chasses et de mes voy-ages a pris l’aspect du Cavalier Thrace, dumystérieux passant qui chevauche dans leshalliers au clair de lune, emportant les âmesdans un pli de son manteau. Tout cela pouv-ait n’être encore qu’une excroissance duculte officiel, une flatterie des peuples, unebassesse de prêtres avides de subsides. Maisla jeune figure m’échappe ; elle cède aux as-pirations des cœurs simples : par un de cesrétablissements inhérents à la nature deschoses, l’éphèbe sombre et délicieux estdevenu pour la piété populaire l’appui desfaibles et des pauvres, le consolateur des en-fants morts. L’image des monnaies de Bithy-nie, le profil du garçon de quinze ans, auxboucles flottantes, au sourire émerveillé etcrédule qu’il a si peu gardé, pend au cou desnouveau-nés en guise d’amulette ; on la

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cloue dans des cimetières de village sur depetites tombes. Naguère, quand je pensais àma propre fin, comme un pilote, insoucieuxpour soi-même, mais qui tremble pour lespassagers et la cargaison du navire, je medisais amèrement que ce souvenir som-brerait avec moi ; ce jeune être soigneuse-ment embaumé au fond de ma mémoire mesemblait ainsi devoir périr une seconde fois.Cette crainte pourtant si juste s’est calmée enpartie ; j’ai compensé comme je l’ai pu cettemort précoce ; une image, un reflet, un faibleécho surnagera au moins pendant quelquessiècles. On ne fait guère mieux en matièred’immortalité.

J’ai revu Fidus Aquila, gouverneurd’Antinoé, en route pour son nouveau postede Sarmizégéthuse. Il m’a décrit les rites an-nuels célébrés au bord du Nil en l’honneurdu dieu mort, les pèlerins venus par milliersdes régions du Nord et du Sud, les offrandesde bière et de grain, les prières ; tous les trois

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ans, des jeux anniversaires ont lieu àAntinoé, comme aussi à Alexandrie, àMantinée, et dans ma chère Athènes. Cesfêtes triennales se renouvelleront cetautomne, mais je n’espère pas durer jusqu’àce neuvième retour du mois d’Athyr. Il im-porte d’autant plus que chaque détail de cessolennités soit réglé d’avance L’oracle dumort fonctionne dans la chambre secrète dutemple pharaonique relevé par mes soins ;les prêtres distribuent journellementquelques centaines de réponses toutes pré-parées à toutes les questions posées par l’es-pérance ou l’angoisse humaine. On m’a faitgrief d’en avoir moi-même composéplusieurs. Je n’entendais pas ainsi manquerde respect envers mon dieu, ni de compas-sion envers cette femme de soldat qui de-mande si son mari reviendra vivant d’unegarnison de Palestine, envers ce maladeavide de réconfort, envers ce marchand dontles vaisseaux tanguent sur les vagues de la

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Mer Rouge, envers ce couple qui voudrait unfils. Tout au plus, je prolongeais de la sorteles parties de logogriphe, les charades versi-fiées auxquelles nous jouions parfois en-semble. De même, on s’est étonné qu’ici,dans la Villa, autour de cette chapelle deCanope où son culte se célèbre àl’égyptienne, j’aie laissé s’établir les pavillonsde plaisir du faubourg d’Alexandrie qui portece nom, leurs facilités, leurs distractions quej’offre à mes hôtes et auxquelles il m’arrivaitde prendre part. Il avait pris l’habitude deces choses-là. Et on ne s’enferme paspendant des années dans une pensée uniquesans y faire rentrer peu à peu toutes lesroutines d’une vie.

J’ai fait tout ce qu’on recommande.J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi vocesdivinas… La sotte Julia Balbilla croyait en-tendre à l’aurore la voix mystérieuse deMemnon : j’ai écouté les bruissements de lanuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile

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de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposéle bol de lait, la poignée de sel, la goutte desang, support de leur existence d’autrefois.Je me suis étendu sur le pavement de marbredu petit sanctuaire ; la lueur des astres sefaufilait par les fentes ménagées dans lamuraille, mettait çà et là des miroitements,d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappeléles ordres chuchotes par les prêtres à l’oreilledu mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et ilreconnaîtra la route… Et les gardiens duseuil le laisseront passer… Et il ira etviendra autour de ceux qui l’aiment pourdes millions de jours… Parfois, à de longs in-tervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’uneapproche, un attouchement léger comme lecontact des cils, tiède comme l’intérieurd’une paume. Et l’ombre de Patrocle appar-aît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamaissi cette chaleur, cette douceur n’émanaientpas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte

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contre la solitude et le froid de la nuit. Maisla question, qui se pose aussi en présence denos amours vivants, a cessé de m’intéresseraujourd’hui : il m’importe peu que lesfantômes évoqués par moi viennent deslimbes de ma mémoire ou de ceux d’un autremonde. Mon âme, si j’en possède une, estfaite de la même substance que les spectres ;ce corps aux mains enflées, aux ongles liv-ides, cette triste masse à demi dissoute, cetteoutre de maux, de désirs et de songes, n’estguère plus solide ou plus consistant qu’uneombre. Je ne diffère des morts que par la fac-ulté de suffoquer quelques moments deplus ; leur existence en un sens me paraîtplus assurée que la mienne. Antinoüs et Plot-ine sont au moins aussi réels que moi.

La méditation de la mort n’apprendpas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plusfacile, mais la facilité n’est plus ce que jerecherche. Petite figure boudeuse etvolontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi

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ma vie, mais ma mort. Son approche rétablitentre nous une sorte d’étroite complicité : lesvivants qui m’entourent, les serviteurs dé-voués, parfois importuns, ne sauront jamaisà quel point le monde ne nous intéresse plus.Je pense avec dégoût aux noirs symboles destombes égyptiennes : le sec scarabée, la mo-mie rigide, la grenouille des parturitionséternelles. À en croire les prêtres, je t’ai lais-sé à cet endroit où les éléments d’un être sedéchirent comme un vêtement usé sur lequelon tire, à ce carrefour sinistre entre ce quiexiste éternellement, ce qui fut, et ce quisera. Il se peut après tout que ces gens-làaient raison, et que la mort soit faite de lamême matière fuyante et confuse que la vie.Mais toutes les théories de l’immortalitém’inspirent de la méfiance ; le système desrétributions et des peines laisse froid un jugeaverti de la difficulté de juger. D’autre part, ilm’arrive aussi de trouver trop simple la solu-tion contraire, le néant propre, le vide creux

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où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin :cette série d’expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencéedans la clinique de Satyrus. Jusqu’à présent,les modifications sont aussi extérieures quecelles que le temps et les intempéries fontsubir à un monument dont ils n’altèrent ni lamatière, ni l’architecture : je crois parfoisapercevoir et toucher à travers les crevassesle soubassement indestructible, le tuf éter-nel. Je suis ce que j’étais ; je meurs sanschanger. À première vue, l’enfant robuste desjardins d’Espagne, l’officier ambitieuxrentrant sous sa tente en secouant de sesépaules des flocons de neige semblent aussianéantis que je le serai quand j’aurai passépar le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis insé-parable. L’homme qui hurlait sur la poitrined’un mort continue à gémir dans un coin demoi-même, en dépit du calme plus ou moinsqu’humain auquel je participe déjà ; le voy-ageur enfermé dans le malade à jamais

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sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’ellereprésente un départ. Cette force qui fut moisemble encore capable d’instrumenterplusieurs autres vies, de soulever desmondes. Si quelques siècles venaient parmiracle s’ajouter au peu de jours qui merestent, je referais les mêmes choses, etjusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenteraisles mêmes Olympes et les mêmes Enfers.Une pareille constatation est un excellent ar-gument en faveur de l’utilité de la mort, maiselle m’inspire en même temps des doutesquant à sa totale efficacité.

Durant certaines périodes de ma vie,j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signific-ation avec les prêtres, les philosophes, les as-trologues. Cette faculté de rêver, amortiedepuis des années, m’a été rendue au coursde ces mois d’agonie ; les incidents de l’étatde veille semblent moins réels, parfois moinsimportuns que ces songes. Si ce monde lar-vaire et spectral, où le plat et l’absurde

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foisonnent plus abondamment encore quesur terre, nous offre une idée des conditionsde l’âme séparée du corps, je passerai sansdoute mon éternité à regretter le contrôle ex-quis des sens et les perspectives réajustéesde la raison humaine. Et pourtant, je m’en-fonce avec quelque douceur dans ces régionsvaines des songes ; j’y possède pour un in-stant certains secrets qui bientôt m’échap-pent ; j’y bois à des sources. L’autre jour,j’étais dans l’oasis d’Ammon, le soir de lachasse au grand fauve. J’étais joyeux ; touts’est passé comme au temps de ma force : lelion blessé s’est abattu, puis dressé ; je mesuis précipité pour l’achever. Mais, cette fois,mon cheval cabré m’a jeté à terre ; l’horriblemasse sanglante a roulé sur moi ; des griffesme déchiraient la poitrine ; je suis revenu àmoi dans ma chambre de Tibur, appelant àl’aide. Plus récemment encore, j’ai revu monpère, auquel je pense pourtant assez peu. Ilétait couché dans son lit de malade, dans une

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pièce de notre maison d’Italica, que j’ai quit-tée sitôt après sa mort. Il avait sur sa tableune fiole pleine d’une potion sédative que jel’ai supplié de me donner. Je me suis réveillésans qu’il ait eu le temps de me répondre. Jem’étonne que la plupart des hommes aient sipeur des spectres, eux qui acceptent si facile-ment de parler aux morts dans leurs songes.

Les présages aussi se multiplient :désormais, tout semble une intimation, unsigne. Je viens de laisser choir et de briserune précieuse pierre gravée enchâssée auchaton d’une bague ; mon profil y avait étéincisé par un artisan grec. Les auguressecouent gravement la tête ; je regrette cepur chef-d’œuvre. Il m’arrive de parler demoi au passé : au Sénat, en discutant cer-tains événements qui s’étaient produits aprèsla mort de Lucius, la langue m’a fourché et jeme suis pris plusieurs fois à mentionner cescirconstances comme si elles avaient eu lieuaprès ma propre mort. Il y a quelques mois,

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le jour de mon anniversaire, montant enlitière les escaliers du Capitole, je me suistrouvé face à face avec un homme en deuil, etqui pleurait : j’ai vu pâlir mon vieux Chabri-as. À cette époque, je sortais encore ; je con-tinuais d’exercer en personne mes fonctionsde Grand Pontife, de Frère Arvale, decélébrer moi-même ces antiques rites de lareligion romaine que je finis par préférer à laplupart des cultes étrangers. J’étais deboutdevant l’autel, prêt à allumer la flamme ; j’of-frais aux dieux un sacrifice pour Antonin.Soudain, le pan de ma toge qui me couvraitle front glissa et me retomba sur l’épaule, melaissant nu tête ; je passais ainsi du rang desacrificateur à celui de victime. En vérité,c’est bien mon tour.

Ma patience porte ses fruits ; je souf-fre moins ; la vie redevient presque douce. Jene me querelle plus avec les médecins ; leurssots remèdes m’ont tué ; mais leur présomp-tion, leur pédantisme hypocrite est notre

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œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avi-ons pas si peur de souffrir. La force memanque pour les accès de colère d’autrefois :je sais de source certaine que Platorius Né-pos, que j’ai beaucoup aimé, a abusé de maconfiance ; je n’ai pas essayé de le confon-dre ; je n’ai pas puni. L’avenir du monde nem’inquiète plus ; je ne m’efforce plus de cal-culer, avec angoisse, la durée plus ou moinslongue de la paix romaine ; je laisse faire auxdieux. Ce n’est pas que j’aie acquis plus deconfiance en leur justice, qui n’est pas lanôtre, ou plus de foi en la sagesse del’homme ; le contraire est vrai. La vie est at-roce ; nous savons cela. Mais précisémentparce que j’attends peu de chose de la condi-tion humaine, les périodes de bonheur, lesprogrès partiels, les efforts de recommence-ment et de continuité me semblent autant deprodiges qui compensent presque l’immensemasse des maux, des échecs, de l’incurie etde l’erreur. Les catastrophes et les ruines

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viendront ; le désordre triomphera, mais detemps en temps l’ordre aussi. La paix s’in-stallera de nouveau entre deux périodes deguerre ; les mots de liberté, d’humanité, dejustice retrouveront çà et là le sens que nousavons tenté de leur donner. Nos livres nepériront pas tous ; on réparera nos statuesbrisées ; d’autres coupoles et d’autresfrontons naîtront de nos frontons et de noscoupoles ; quelques hommes penseront,travailleront et sentiront comme nous : j’osecompter sur ces continuateurs placés à inter-valles irréguliers le long des siècles, sur cetteintermittente immortalité. Si les barbaress’emparent jamais de l’empire du monde, ilsseront forcés d’adopter certaines de nosméthodes ; ils finiront par nous ressembler.Chabrias s’inquiète de voir un jour le pasto-phore de Mithra ou l’évêque du Christ s’im-planter à Rome et y remplacer le Grand Pon-tife. Si par malheur ce jour arrive, mon suc-cesseur le long de la berge vaticane aura

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cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés oud’une bande de sectaires pour devenir à sontour une des figures universelles del’autorité. Il héritera de nos palais et de nosarchives ; il différera de nous moins qu’on nepourrait le croire. J’accepte avec calme cesvicissitudes de Rome éternelle.

Les médicaments n’agissent plus ;l’enflure des jambes augmente ; je sommeilleassis plutôt que couché. L’un des avantagesde la mort sera d’être de nouveau étendu surun lit. C’est à moi maintenant de consolerAntonin. Je lui rappelle que la mort mesemble depuis longtemps la solution la plusélégante de mon propre problème ; commetoujours, mes vœux enfin se réalisent, maisde façon plus lente et plus indirecte qu’onn’avait cru. Je me félicite que le mal m’aitlaissé ma lucidité jusqu’au bout ; je me ré-jouis de n’avoir pas à faire l’épreuve dugrand âge, de n’être pas destiné à connaîtrece durcissement, cette rigidité, cette

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sécheresse, cette atroce absence de désirs. Simes calculs sont justes, ma mère est morte àpeu près à l’âge où je suis arrivé aujourd’hui ;ma vie a déjà été de moitié plus longue quecelle de mon père, mort à quarante ans. Toutest prêt : l’aigle chargé de porter aux dieuxl’âme de l’empereur est tenu en réserve pourla cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur lefaîte duquel on plante en ce moment lescyprès destinés à former en plein ciel unepyramide noire, sera terminé à peu près àtemps pour le transfert des cendres encorechaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse en-suite transporter Sabine ; j’ai négligé de luifaire décerner à sa mort les honneurs divins,qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pasmauvais que cet oubli fût réparé. Et jevoudrais que les restes d’Ælius César soientplacés à mes côtés.

Ils m’ont emmené à Baïes ; par ceschaleurs de juillet, le trajet a été pénible,mais je respire mieux au bord de la mer. La

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vague fait sur le rivage son murmure de soiefroissée et de caresse ; je jouis encore deslongs soirs roses. Mais je ne tiens plus cestablettes que pour occuper mes mains, quis’agitent malgré moi. J’ai envoyé chercherAntonin ; un courrier lancé à fond de trainest parti pour Rome. Bruit des sabots deBorysthènes, galop du Cavalier Thrace… Lepetit groupe des intimes se presse à monchevet. Chabrias me fait pitié : les larmesconviennent mal aux rides des vieillards. Lebeau visage de Céler est comme toujoursétrangement calme ; il s’applique à me soign-er sans rien laisser voir de ce qui pourraitajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’unmalade. Mais Diotime sanglote, la tête en-fouie dans les coussins. J’ai assuré sonavenir ; il n’aime pas l’Italie ; il pourra réal-iser son rêve, qui est de retourner à Gadaraet d’y ouvrir avec un ami une école d’élo-quence ; il n’a rien à perdre à ma mort. Etpourtant, la mince épaule s’agite

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convulsivement sous les plis de la tunique ;je sens sous mes doigts des pleurs délicieux.Hadrien jusqu’au bout aura été humaine-ment aimé.

Petite âme, âme tendre et flottante,compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tuvas descendre dans ces lieux pâles, durs etnus, où tu devras renoncer aux jeux d’autre-fois. Un instant encore, regardons ensembleles rives familières, les objets que sans doutenous ne reverrons plus… Tâchons d’entrerdans la mort les yeux ouverts…

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Epitaphe

AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE

FILS DE TRAJAN

CONQUÉRANT DES PARTHES

PETIT-FILS DE NERVA

GRAND PONTIFE

REVÊTU POUR LA XXIIe FOIS

DE LA PUISSANCETRIBUNITIENNE

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TROIS FOIS CONSUL DEUX FOISTRIOMPHANT

PÈRE DE LA PATRIE

ET À SA DIVINE ÉPOUSE

SABINE

ANTONIN LEUR FILS

A LUCIUS ÆLIUS CÆSAR

FILS DU DIVIN HADRIEN

DEUX FOIS CONSUL

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CARNETS DE NOTES DE

« MÉMOIRES D’HADRIEN »

CARNETS DE NOTES DE« MÉMOIRES D’HADRIEN »

à G. F.

Ce livre a été conçu, puis écrit, entout ou en partie, sous diverses formes, entre1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ontété détruits, et méritaient de l’être.

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Retrouvé dans un volume de la cor-respondance de Flaubert, fort lu et fortsouligné par moi vers 1927, la phrase in-oubliable : « Les dieux n’étant plus, et leChrist n’étant pas encore, il y a eu, deCicéron à Marc Aurèle, un moment uniqueoù l’homme seul a été. » Une grande partiede ma vie allait se passer à essayer de définir,puis à peindre, cet homme seul et d’ailleursrelié à tout.

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Travaux recommencés en 1934 ;longues recherches ; une quinzaine de pagesécrites et crues définitives ; projet repris etabandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

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J’imaginai longtemps l’ouvrage sousforme d’une série de dialogues, où toutes lesvoix du temps se fussent fait entendre. Mais,

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quoi que je fisse, le détail primaitl’ensemble ; les parties compromettaientl’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se per-dait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas àorganiser ce monde vu et entendu par unhomme.

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La seule phrase qui subsiste de la ré-daction de 1934 : « Je commence à aperce-voir le profil de ma mort. » Comme unpeintre établi devant un horizon, et qui sanscesse déplace son chevalet à droite, puis àgauche, j’avais enfin trouvé le point de vuedu livre.

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Prendre une vie connue, achevée,fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être)par l’Histoire, de façon à embrasser d’un seulcoup la courbe tout entière ; bien plus,

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choisir le moment où l’homme qui vécutcette existence la soupèse, l’examine, soitpour un instant capable de la juger. Faire ensorte qu’il se trouve devant sa propre viedans la même position que nous.

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Matins à la Villa Adriana ; innom-brables soirs passés dans les petits cafés quibordent l’Olympéion ; va-et-vient incessantsur les mers grecques ; routes d’AsieMineure. Pour que je pusse utiliser cessouvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ilsdevinssent aussi éloignés de moi que le IIesiècle.

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Expériences avec le temps : dix-huitjours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles. Survivance immobile desstatues, qui, comme la tête de l’Antinoüs

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Mondragone, au Louvre, vivent encore à l’in-térieur de ce temps mort. Le même problèmeconsidéré en termes de générations hu-maines ; deux douzaines de paires de mainsdécharnées, quelque vingt-cinq vieillardssuffiraient pour établir un contact ininter-rompu entre Hadrien et nous.

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En 1937, durant un premier séjouraux États-Unis, je fis pour ce livre quelqueslectures à la bibliothèque de l’Université deYale ; j’écrivis la visite au médecin, et le pas-sage sur le renoncement aux exercices ducorps. Ces fragments subsistent, remaniés,dans la version présente.

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En tout cas, j’étais trop jeune. Il estdes livres qu’on ne doit pas oser avantd’avoir dépassé quarante ans. On risque,

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avant cet âge, de méconnaître l’existence desgrandes frontières naturelles qui séparent,de personne à personne, de siècle à siècle,l’infinie variété des êtres, ou au contraired’attacher trop d’importance aux simples di-visions administratives, aux bureaux de dou-ane ou aux guérites des postes armés. Il m’afallu ces années pour apprendre à calculerexactement les distances entre l’empereur etmoi.

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Je cesse de travailler à ce livre (saufpour quelques jours, à Paris) entre 1937 et1939.

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Rencontre du souvenir de T. E.Lawrence, qui recoupe en Asie Mineure celuid’Hadrien. Mais l’arrière-plan d’Hadrienn’est pas le désert, ce sont les collines

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d’Athènes. Plus j’y pensais, plus l’aventured’un homme qui refuse (et d’abord se refuse)me faisait désirer présenter à travers Had-rien le point de vue de l’homme qui ne ren-once pas, ou ne renonce ici que pour ac-cepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cetascétisme et cet hédonisme sont sur bien despoints interchangeables.

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En octobre 1939, le manuscrit futlaissé en Europe avec la plus grande partiedes notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale,une carte de l’Empire romain à la mort deTrajan que je promenais avec moi depuis desannées, et le profil de l’Antinoüs du Muséearchéologique de Florence, acheté sur placeen 1926, et qui est jeune, grave et doux.

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Projet abandonné de 1939 à 1948. J’ypensais parfois, mais avec découragement,presque avec indifférence, comme à l’im-possible. Et quelque honte d’avoir jamaistenté pareille chose.

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Enfoncement dans le désespoir d’unécrivain qui n’écrit pas.

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Aux pires heures de découragementet d’atonie, j’allais revoir, dans le beauMusée de Hartford (Connecticut), une toileromaine de Canaletto, le Panthéon brun etdoré se profilant sur le ciel bleu d’une find’après-midi d’été. Je la quittais chaque foisrassérénée et réchauffée.

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Vers 1941, j’avais découvert par has-ard, chez un marchand de couleurs, à NewYork, quatre gravures de Piranèse, que G… etmoi achetâmes. L’une d’elles, une vue de laVilla d’Hadrien, qui m’était restée inconnuejusque-là, figure la chapelle de Canope, d’oùfurent tirés au XVIIe siècle l’Antinoüs destyle égyptien et les statues de prêtresses enbasalte qu’on voit aujourd’hui au Vatican.Structure ronde, éclatée comme un crâne,d’où de vagues broussailles pendent commedes mèches de cheveux. Le génie presquemédiumnique de Piranèse a flairé là l’hallu-cination, les longues routines du souvenir,l’architecture tragique d’un monde intérieur.Pendant plusieurs années, j’ai regardé cetteimage presque tous les jours, sans donnerune pensée à mon entreprise d’autrefois, àlaquelle je croyais avoir renoncé. Tels sontles curieux détours de ce qu’on nommel’oubli.

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Au printemps 1947, en rangeant despapiers, je brûlai les notes prises à Yale :elles semblaient devenues définitivementinutiles.

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Pourtant, le nom d’Hadrien figuredans un essai sur le mythe de la Grèce,rédigé par moi en 1943 et publié par Cailloisdans Les Lettres françaises de Buenos Aires.En 1945, l’image d’Antinoüs noyé, porté enquelque sorte sur ce courant d’oubli, re-monte à la surface dans un essai encore in-édit, Cantique de l’Âme libre, écrit à la veilled’une maladie grave.

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Se dire sans cesse que tout ce que jeraconte ici est faussé par ce que je ne racontepas ; ces notes ne cernent qu’une lacune. Iln’y est pas question de ce que je faisais

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durant ces années difficiles, ni des pensées,ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies,ni de l’immense répercussion des événe-ments extérieurs, ni de l’épreuve perpétuellede soi à la pierre de touche des faits. Et jepasse aussi sous silence les expériences de lamaladie, et d’autres, plus secrètes, qu’ellesentraînent avec elles, et la perpétuelleprésence ou recherche de l’amour.

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N’importe : il fallait peut-être cettesolution de continuité, cette cassure, cettenuit de l’âme que tant de nous ont éprouvéeà cette époque, chacun à sa manière, et sisouvent de façon bien plus tragique et plusdéfinitive que moi, pour m’obliger à essayerde combler, non seulement la distance meséparant d’Hadrien, mais surtout celle quime séparait de moi-même.

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Utilité de tout ce qu’on fait pour soi,sans idée de profit. Pendant ces années dedépaysement, j’avais continué la lecture desauteurs antiques : les volumes à couverturerouge ou verte de l’édition LoebHeinemannm’étaient devenus une patrie. L’une desmeilleures manières de recréer la penséed’un homme : reconstituer sa bibliothèque.Durant des années, d’avance, et sans le sa-voir, j’avais ainsi travaillé à remeubler lesrayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’àimaginer les mains gonflées d’un malade surles manuscrits déroulés.

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Refaire du dedans ce que les archéo-logues du XIXe siècle ont fait du dehors.

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En décembre 1948, je reçus deSuisse, où je l’avais entreposée pendant la

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guerre, une malle pleine de papiers de fa-mille et de lettres vieilles de dix ans. Je m’as-sis auprès du feu pour venir à bout de cetteespèce d’horrible inventaire après décès ; jepassai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisaisdes liasses de lettres ; je parcourais, avant dele détruire, cet amas de correspondance avecdes gens oubliés et qui m’avaient oubliée, lesuns vivants, d’autres morts. Quelques-uns deces feuillets dataient de la génération d’avantla mienne ; les noms même ne me disaientrien. Je jetais mécaniquement au feu cetéchange de pensées mortes avec des Maries,des François, des Pauls disparus. Je dépliaiquatre ou cinq feuilles dactylographiées ; lepapier en avait jauni. Je lus la suscription :« Mon cher Marc… » Marc… De quel ami, dequel amant, de quel parent éloigné s’agissait-il ? Je ne me rappelais pas ce nom-là.

Il fallut quelques instants pour queje me souvinsse que Marc était mis là pourMarc Aurèle et que j’avais sous les yeux un

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fragment du manuscrit perdu. Depuis ce mo-ment, il ne fut plus question que de récrire celivre coûte que coûte.

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Cette nuit-là, je rouvris deuxvolumes parmi ceux qui venaient aussi dem’être rendus, débris d’une bibliothèque dis-persée. C’étaient Dion Cassius dans la belleimpression d’Henri Estienne, et un tomed’une édition quelconque de l’HistoireAuguste, les deux principales sources de lavie d’Hadrien, achetés à l’époque où je meproposais d’écrire ce livre. Tout ce que lemonde et moi avions traversé dans l’inter-valle enrichissait ces chroniques d’un tempsrévolu, projetait sur cette existence impérialed’autres lumières, d’autres ombres. Naguère,j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur,au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’ef-façait, mais je voyais pour la première fois sedessiner avec une netteté extrême, parmi

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toutes ces figures, la plus officielle à la fois etla plus secrète, celle de l’empereur. Avoirvécu dans un monde qui se défait m’ensei-gnait l’importance du Prince.

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Je me suis plu à faire et à refaire ceportrait d’un homme presque sage.

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Seule, une autre figure historiquem’a tentée avec une insistance presqueégale : Omar Khayyam, poète astronome.Mais la vie de Khayyam est celle du contem-plateur, et du contemplateur pur : le mondede l’action lui a été par trop étranger. D’ail-leurs, je ne connais pas la Perse et n’en saispas la langue.

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Impossibilité aussi de prendre pourfigure centrale un personnage féminin, dedonner, par exemple, pour axe à mon récit,au lieu d’Hadrien, Plotine. La vie des femmesest trop limitée, ou trop secrète. Qu’unefemme se raconte, et le premier reprochequ’on lui fera est de n’être plus femme. Il estdéjà assez difficile de mettre quelque vérité àl’intérieur d’une bouche d’homme.

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Je partis pour Taos, au Nouveau-Mexique. J’emportais avec moi les feuillesblanches sur quoi recommencer ce livre :nageur qui se jette à l’eau sans savoir s’il at-teindra l’autre berge. Tard dans la nuit, j’ytravaillai entre New York et Chicago, enfer-mée dans mon wagon-lit comme dans un hy-pogée. Puis, tout le jour suivant, dans le res-taurant d’une gare de Chicago, où j’attendaisun train bloqué par une tempête de neige.Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule

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dans la voiture d’observation de l’express deSanta-Fé, entourée par les croupes noiresdes montagnes du Colorado et par l’éterneldessin des astres. Les passages sur la nour-riture, l’amour, le sommeil et la connais-sance de l’homme furent écrits ainsi d’unseul jet. Je ne me souviens guère d’un jourplus ardent, ni de nuits plus lucides.

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Je passe le plus rapidement possiblesur trois ans de recherches, qui n’intéressentque les spécialistes, et sur l’élaboration d’uneméthode de délire qui n’intéresserait que lesinsensés. Encore ce dernier mot fait-il la parttrop belle au romantisme : parlons plutôtd’une participation constante, et la plusclairvoyante possible, à ce qui fut.

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Un pied dans l’érudition, l’autre dansla magie, ou plus exactement, et sans méta-phore, dans cette magie sympathique quiconsiste à se transporter en pensée à l’in-térieur de quelqu’un.

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Portrait d’une voix. Si j’ai choisid’écrire ces Mémoires d’Hadrien à lapremière personne, c’est pour me passer leplus possible de tout intermédiaire, fût-ce demoi-même. Hadrien pouvait parler de sa vieplus fermement et plus subtilement que moi.

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Ceux qui mettent le roman his-torique dans une catégorie à part oublientque le romancier ne fait jamais qu’inter-préter, à l’aide des procédés de son temps,un certain nombre de faits passés, desouvenirs conscients ou non, personnels ou

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non, tissus de la même matière quel’Histoire. Tout autant que La Guerre et laPaix, l’œuvre de Proust est la reconstitutiond’un passé perdu. Le roman historique de1830 verse, il est vrai, dans le mélo et lefeuilleton de cape et d’épée ; pas plus que lasublime Duchesse de Langeais ou l’éton-nante Fille aux Yeux d’Or. Flaubert recon-struit laborieusement le palais d’Hamilcar àl’aide de centaines de petits détails ; c’est dela même façon qu’il procède pour Yonville.De notre temps, le roman historique, ou ceque, par commodité, on consent à nommertel, ne peut être que plongé dans un tempsretrouvé, prise de possession d’un mondeintérieur.

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Le temps ne fait rien à l’affaire. Cem’est toujours une surprise que mes contem-porains, qui croient avoir conquis et

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transformé l’espace, ignorent qu’on peutrétrécir à son gré la distance des siècles.

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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus incon-nue que celle d’Hadrien. Ma propre exist-ence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituéepar moi du dehors, péniblement, commecelle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à deslettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer cesflottantes mémoires. Ce ne sont jamais quemurs écroulés, pans d’ombre. S’arrangerpour que les lacunes de nos textes, en ce quiconcerne la vie d’Hadrien, coïncident avec cequ’eussent été ses propres oublis.

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Ce qui ne signifie pas, comme on ledit trop, que la vérité historique soit toujourset en tout insaisissable. Il en va de cette

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vérité comme de toutes les autres : on setrompe plus ou moins.

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Les règles du jeu : tout apprendre,tout lire, s’informer de tout, et, simultané-ment, adapter à son but les Exercices d’Ig-nace de Loyola ou la méthode de l’ascètehindou qui s’épuise, des années durant, àvisualiser un peu plus exactement l’imagequ’il crée sous ses paupières fermées. Pour-suivre à travers des milliers de fiches l’actu-alité des faits ; tâcher de rendre leur mobil-ité, leur souplesse vivante, à ces visages depierre. Lorsque deux textes, deux affirma-tions, deux idées s’opposent, se plaire à lesconcilier plutôt qu’à les annuler l’un parl’autre ; voir en eux deux facettes différentes,deux états successifs du même fait, une réal-ité convaincante parce qu’elle est complexe,humaine parce qu’elle est multiple. Trav-ailler à lire un texte du IIe siècle avec des

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yeux, une âme, des sens du IIe siècle ; le lais-ser baigner dans cette eau-mère que sont lesfaits contemporains ; écarter s’il se peuttoutes les idées, tous les sentiments accu-mulés par couches successives entre ces genset nous. Se servir pourtant, mais prudem-ment, mais seulement à titre d’études pré-paratoires, des possibilités de rapproche-ments ou de recoupements, des perspectivesnouvelles peu à peu élaborées par tant desiècles ou d’événements qui nous séparent dece texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliseren quelque sorte comme autant de jalons surla route du retour vers un point particulierdu temps. S’interdire les ombres portées ; nepas permettre que la buée d’une haleines’étale sur le tain du miroir ; prendre seule-ment ce qu’il y a de plus durable, de plus es-sentiel en nous, dans les émotions des sensou dans les opérations de l’esprit, commepoint de contact avec ces hommes quicomme nous croquèrent des olives, burent

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du vin, s’engluèrent les doigts de miel, lut-tèrent contre le vent aigre et la pluieaveuglante et cherchèrent en été l’ombred’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vie-illirent, et moururent.

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J’ai fait diagnostiquer plusieurs foispar des médecins les brefs passages deschroniques qui se rapportent à la maladied’Hadrien. Pas si différents, somme toute,des descriptions cliniques de la mort deBalzac.

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Utiliser pour mieux comprendre uncommencement de maladie de cœur.

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Qu’est Hécube pour lui ? se demandeHamlet en présence de l’acteur ambulant quipleure sur Hécube. Et voilà Hamlet bien ob-ligé de reconnaître que ce comédien quiverse de vraies larmes a réussi à établir aveccette morte trois fois millénaire une commu-nication plus profonde que lui-même avecson père enterré de la veille, mais dont iln’éprouve pas assez complètement le mal-heur pour être sans délai capable de levenger.

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La substance, la structure humainene changent guère. Rien de plus stable que lacourbe d’une cheville, la place d’un tendon,ou la forme d’un orteil. Mais il y a desépoques où la chaussure déforme moins. Ausiècle dont je parle, nous sommes encore trèsprès de la libre vérité du pied nu.

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En prêtant à Hadrien des vues surl’avenir, je me tenais dans le domaine duplausible, pourvu toutefois que ces prono-stics restassent vagues. L’analyste impartialdes affaires humaines se méprend d’ordin-aire fort peu sur la marche ultérieure desévénements ; il accumule au contraire les er-reurs quand il s’agit de prévoir leur voied’acheminement, leurs détails et leurs dé-tours. Napoléon à Sainte-Hélène annonçaitqu’un siècle après sa mort l’Europe serait ré-volutionnaire ou cosaque ; il posait fort bienles deux termes du problème ; il ne pouvaitpas les imaginer se superposant l’un àl’autre. Mais, dans l’ensemble, c’est seule-ment par orgueil, par grossière ignorance,par lâcheté, que nous nous refusons à voirsous le présent les linéaments des époques ànaître. Ces libres sages du monde antiquepensaient comme nous en terme de physiqueou de physiologie universelle : ils envis-ageaient la fin de l’homme et la mort du

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globe. Plutarque et Marc Aurèle n’ignoraientpas que les dieux et les civilisations passentet meurent. Nous ne sommes pas les seuls àregarder en face un inexorable avenir.

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Cette clairvoyance attribuée par moià Hadrien n’était d’ailleurs qu’une manièrede mettre en valeur l’élément presque faus-tien du personnage, tel qu’il se fait jour, parexemple, dans les Chants Sibyllins, dans lesécrits d’Ælius Aristide, ou dans le portraitd’Hadrien vieilli tracé par Fronton. À tort ouà raison, on prêtait à ce mourant des vertusplus qu’humaines.

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Si cet homme n’avait pas maintenula paix du monde et rénové l’économie del’empire, ses bonheurs et ses malheurs per-sonnels m’intéresseraient moins.

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On ne se livrera jamais assez au trav-ail passionnant qui consiste à rapprocher lestextes. Le poème du trophée de chasse deThespies, consacré par Hadrien à l’Amour età la Vénus Ouranienne « sur les collines del’Hélicon, au bord de la source de Narcisse »,est de l’automne 124 ; l’empereur passa versla même époque à Mantinée, où Pausaniasnous apprend qu’il fit relever la tombed’Épaminondas et y inscrivit un poème. L’in-scription de Mantinée est aujourd’hui per-due, mais le geste d’Hadrien ne prend peut-être tout son sens que mis en regard d’unpassage des Moralia de Plutarque qui nousdit qu’Épaminondas fut enseveli dans ce lieuentre deux jeunes amis tués à ses côtés. Sil’on accepte pour la rencontre d’Antinoüs etde l’empereur la date du séjour en AsieMineure de 123-124, de toute façon la plusplausible et la mieux soutenue par les trouv-ailles des iconographes, ces deux poèmes

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feraient partie de ce qu’on pourrait appeler lecycle d’Antinoüs, inspirés tous deux par cettemême Grèce amoureuse et héroïque qu’Arri-en évoqua plus tard, après la mort du favori,lorsqu’il compara le jeune homme à Patrocle.

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Un certain nombre d’êtres dont onvoudrait développer le portrait : Plotine,Sabine, Arrien, Suétone. Mais Hadrien nepouvait les voir que de biais. Antinoüs luimême ne peut être aperçu que par réfraction,à travers les souvenirs de l’empereur, c’est-à-dire avec une minutie passionnée, etquelques erreurs.

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Tout ce qu’on peut dire du tempéra-ment d’Antinoüs est inscrit dans la moindrede ses images. Eager and impassionated ten-derness, sullen effeminacy : Shelley, avec

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l’admirable candeur des poètes, dit en sixmots l’essentiel, là où les critiques d’art et leshistoriens du xIxe siècle ne savaient que serépandre en déclamations vertueuses, ouidéaliser en plein faux et en plein vague.

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Portraits d’Antinoüs : ils abondent,et vont de l’incomparable au médiocre. Tous,en dépit des variations dues à l’art dusculpteur ou à l’âge du modèle, à ladifférence entre les portraits faits d’après levivant et les portraits exécutés en l’honneurdu mort, bouleversent par l’incroyable réal-isme de cette figure toujours immédiatementreconnaissable et pourtant si diversement in-terprétée, par cet exemple, unique dansl’Antiquité, de survivance et de multiplica-tion dans la pierre d’un visage qui ne fut nicelui d’un homme d’État ni celui d’un philo-sophe, mais simplement qui fut aimé. Parmices images, les deux plus belles sont les

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moins connues : ce sont aussi les seules quinous livrent le nom d’un sculpteur. L’une estle bas-relief signé d’Antonianus d’Aphrodisi-as et retrouvé il y a une cinquantaine d’an-nées sur une terre d’un institut agro-nomique, les Fundi Rustici, dans la salle duconseil d’administration duquel il est placéaujourd’hui. Comme aucun guide de Romen’en signale l’existence dans cette ville déjàencombrée de statues, les touristesl’ignorent. L’œuvre d’Antonianus a été tailléedans un marbre italien ; elle fut donc cer-tainement exécutée en Italie, et sans doute àRome, par cet artiste installé de longue datedans la Ville ou ramené par Hadrien de l’unde ses voyages. Elle est d’une délicatesse in-finie. Les rinceaux d’une vigne encadrent dela plus souple des arabesques le jeune visagemélancolique et penché : on songe irrésist-iblement aux vendanges de la vie brève, àl’atmosphère fruitée d’un soir d’automne.L’ouvrage porte la marque des années

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passées dans une cave pendant la dernièreguerre : la blancheur du marbre a mo-mentanément disparu sous les taches ter-reuses ; trois doigts de la main gauche ontété brisés. Ainsi les dieux souffrent des foliesdes hommes. [Note de 1958. Les lignes ci-dessus ont paru pour la première fois il y asix ans ; entre-temps, le bas-relief d’Anto-nianus a été acquis par un banquier romain,Arturo Osio, curieux homme qui eût in-téressé Stendhal ou Balzac. Osio a pour cebel objet la même sollicitude qu’il a pour lesanimaux à l’état libre qu’il garde dans unepropriété à deux pas de Rome, et pour lesarbres qu’il a plantés par milliers dans sondomaine d’Orbetello. Rare vertu : « Les Itali-ens détestent les arbres », disait déjà Stend-hal en 1828, et que dirait-il aujourd’hui, oùles spéculateurs de Rome tuent à coups d’in-jections d’eau chaude les pins parasols tropbeaux, trop protégés par les règlementsurbains, qui les gênent pour édifier leurs

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termitières ? Luxe rare aussi : combien peud’hommes riches animent leurs bois et leursprairies de bêtes en liberté, non pour leplaisir de la chasse, mais pour celui de recon-stituer une espèce d’admirable Éden ?L’amour des statues antiques, ces grands ob-jets paisibles, à la fois durables et fragiles, estpresque aussi peu commun chez les collec-tionneurs à notre époque agitée et sansavenir. Sur l’avis des experts, le nouveaupossesseur du bas-relief d’Antonianus vientde lui faire subir par une main habile le plusdélicat des nettoyages ; une lente et légèrefriction du bout des doigts a débarrassé lemarbre de sa rouille et de ses moisissures,rendant à la pierre son doux éclat d’albâtre etd’ivoire.] Le second de ces chefs-d’œuvre estl’illustre sardoine qui porte le nom deGemme Marlborough, parce qu’elle appar-tint à cette collection aujourd’hui dispersée ;cette belle intaille semblait égarée ou rentréesous terre depuis plus de trente ans. Une

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vente publique à Londres l’a remise en lu-mière en janvier 1952 ; le goût éclairé dugrand collectionneur Giorgio Sangiorgi l’a ra-menée à Rome. J’ai dû à la bienveillance dece dernier de voir et de toucher cette pièceunique. Une signature incomplète, qu’onjuge, sans doute avec raison, être celle d’An-tonianus d’Aphrodisias, se lit sur le rebord.L’artiste a enfermé avec tant de maîtrise ceprofil parfait dans le cadre étroit d’une sar-doine que ce bout de pierre reste au mêmedegré qu’une statue ou qu’un bas-relief le té-moignage d’un grand art perdu. Les propor-tions de l’œuvre font oublier les dimensionsde l’objet. À l’époque byzantine, le revers duchef d’œuvre a été coulé dans une gangue del’or le plus pur. Il a passé ainsi de collection-neur inconnu en collectionneur inconnujusqu’à Venise, où on signale sa présencedans une grande collection au XVIIe siècle ;Gavin Hamilton, l’antiquaire célèbre,l’acheta et l’apporta en Angleterre, d’où il

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revient aujourd’hui à son point de départ,qui fut Rome. De tous les objets encoreprésents aujourd’hui à la surface de la terre,c’est le seul dont on puisse présumer avecquelque certitude qu’il a souvent été tenuentre les mains d’Hadrien.

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Il faut s’enfoncer dans les recoinsd’un sujet pour découvrir les choses les plussimples, et de l’intérêt littéraire le plusgénéral. C’est seulement en étudiantPhlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’ai apprisqu’on doit à ce personnage oublié lapremière et l’une des plus belles d’entre lesgrandes histoires de revenants, cette sombreet voluptueuse Fiancée de Corinthe dont sesont inspirés Gœthe, et l’Anatole France desNoces corinthiennes. Phlégon, d’ailleurs, no-tait de la même encre, et avec la même curi-osité désordonnée pour tout ce qui passe leslimites humaines, d’absurdes histoires de

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monstres à deux têtes et d’hermaphroditesqui accouchent. Telle était, du moins à cer-tains jours, la matière des conversations à latable impériale.

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Ceux qui auraient préféré un Journald’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oubli-ent que l’homme d’action tient rarement dejournal : c’est presque toujours plus tard, dufond d’une période d’inactivité, qu’il sesouvient, note, et le plus souvent s’étonne.

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Dans l’absence de tout autre docu-ment, la lettre d’Arrien à l’empereur Hadrienau sujet du périple de la Mer Noire suffirait àrecréer dans ses grandes lignes cette figureimpériale : minutieuse exactitude du chef quiveut tout savoir ; intérêt pour les travaux dela paix et de la guerre ; goût des statues

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ressemblantes et bien faites ; passion pourles poèmes et les légendes d’autrefois. Et cemonde, rare de tout temps, et qui disparaîtracomplètement après Marc Aurèle, dans le-quel, si subtiles que soient les nuances de ladéférence et du respect, le lettré et l’adminis-trateur s’adressent encore au prince commeà un ami. Mais tout est là : mélancolique re-tour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrèteallusion aux amours perdues et aux consola-tions mystiques cherchées par le survivant ;hantise des pays inconnus et des climats bar-bares. L’évocation si profondément pré-ro-mantique des régions désertes peupléesd’oiseaux de mer fait songer à l’admirablevase, retrouvé à la Villa Adriana et placé au-jourd’hui au Musée des Thermes, où unebande de hérons s’éploie et s’envole enpleine solitude dans la neige du marbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faireun portrait ressemblant, plus je m’éloigne dulivre et de l’homme qui pourraient plaire.Seuls, quelques amateurs de destinée hu-maine comprendront.

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Le roman dévore aujourd’hui toutesles formes ; on est à peu près forcé d’en pass-er par lui. Cette étude sur la destinée d’unhomme qui s’est nommé Hadrien eût été unetragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai àl’époque de la Renaissance.

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Ce livre est la condensation d’unénorme ouvrage élaboré pour moi seule.J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrirede façon presque automatique le résultat deces longues visions provoquées où je m’in-stallais dans l’intimité d’un autre temps. Les

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moindres mots, les moindres gestes, les nu-ances les plus imperceptibles étaient notés ;des scènes, que le livre tel qu’il est résume endeux lignes, passaient dans le plus grand dé-tail et comme au ralenti. Ajoutés les uns auxautres, ces espèces de comptes renduseussent donné un volume de quelques milli-ers de pages. Mais je brûlais chaque matin cetravail de la nuit. J’écrivis ainsi un très grandnombre de méditations fort abstruses, etquelques descriptions assez obscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou dumoins d’exactitude, est le plus souvent cap-able de s’apercevoir, comme Pilate, que lavérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirm-ations les plus directes, des hésitations, desreplis, des détours qu’un esprit plus conven-tionnel n’aurait pas. À de certains moments,d’ailleurs peu nombreux, il m’est même ar-rivé de sentir que l’empereur mentait. Il

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fallait alors le laisser mentir, comme noustous.

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Grossièreté de ceux qui vous disent :« Hadrien, c’est vous. » Grossièreté peut-êtreaussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on aitchoisi un sujet si lointain et si étranger. Lesorcier qui se taillade le pouce au momentd’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéirontà son appel que parce qu’elles lapent sonpropre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir,que les voix qui lui parlent sont plus sages etplus dignes d’attention que ses propres cris.

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Je me suis assez vite aperçue quej’écrivais la vie d’un grand homme. De là,plus de respect de la vérité, plus d’attention,et, de ma part, plus de silence.

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En un sens, toute vie racontée est ex-emplaire ; on écrit pour attaquer ou pourdéfendre un système du monde, pour définirune méthode qui nous est propre. Il n’en estpas moins vrai que c’est par l’idéalisation oupar l’éreintement à tout prix, par le détaillourdement exagéré ou prudemment omis,que se disqualifie presque tout biographe :l’homme construit remplace l’homme com-pris. Ne jamais perdre de vue le graphiqued’une vie humaine, qui ne se compose pas,quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deuxperpendiculaires, mais bien plutôt de troislignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesserapprochées et divergeant sans cesse : cequ’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être,et ce qu’il fut.

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Quoi qu’on fasse, on reconstruit tou-jours le monument à sa manière. Mais c’estdéjà beaucoup de n’employer que des pierresauthentiques.

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Tout être qui a vécu l’aventure hu-maine est moi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’ilfut, pour un temps fort long, celui desderniers hommes libres. En ce qui nous con-cerne, nous sommes peut-être déjà fort loinde ce temps-là.

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Le 26 décembre 1950, par un soirglacé, au bord de l’Atlantique, dans le silencepresque polaire de l’Ile des Monts Déserts,

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aux États-Unis, j’ai essayé de revivre lachaleur, la suffocation d’un jour de juillet 138à Baïes, le poids du drap sur les jambeslourdes et lasses, le bruit presque impercept-ible de cette mer sans marée arrivant çà et làà un homme occupé des rumeurs de sapropre agonie. J’ai essayé d’aller jusqu’à ladernière gorgée d’eau, le dernier malaise, ladernière image. L’empereur n’a plus qu’àmourir.

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Ce livre n’est dédié à personne. Ilaurait dû l’être à G. F…, et l’eût été, s’il n’yavait une espèce d’indécence à mettre unedédicace personnelle en tête d’un ouvraged’où je tenais justement à m’effacer. Mais laplus longue dédicace est encore une manièretrop incomplète et trop banale d’honorer uneamitié si peu commune. Quand j’essaie dedéfinir ce bien qui depuis des années m’estdonné, je me dis qu’un tel privilège, si rare

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qu’il soit, ne peut cependant être unique ;qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait,dans l’aventure d’un livre mené à bien, oudans une vie d’écrivain heureuse, quelqu’unqui ne laisse pas passer la phrase inexacte oufaible que nous voulions garder par fatigue ;quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut avecnous une page incertaine ; quelqu’un quiprend pour nous sur les rayons des biblio-thèques les gros tomes où nous pourrionstrouver une indication utile, et s’obstine à lesconsulter encore, au moment où la lassitudenous les avait déjà fait refermer ; quelqu’unqui nous soutient, nous approuve, parfoisnous combat ; quelqu’un qui partage avecnous, à ferveur égale, les joies de l’art etcelles de la vie, leurs travaux jamais en-nuyeux et jamais faciles ; quelqu’un qui n’estni notre ombre, ni notre reflet, ni mêmenotre complément, mais soi-même ;quelqu’un qui nous laisse divinement libres,

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et pourtant nous oblige à être pleinement ceque nous sommes. Hospes Comesque.

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Appris en décembre 1951 la mort as-sez récente de l’historien allemand WilhelmWeber, en avril 1952 celle de l’érudit PaulGraindor, dont les travaux m’ont beaucoupservi. Causé ces jours-ci avec deux per-sonnes, G. B… et J. F…, qui connurent àRome le graveur Pierre Gusman, à l’époqueoù celui-ci s’occupait à dessiner avec passionles sites de la Villa. Sentiment d’appartenir àune espèce de Gens Ælia, de faire partie de lafoule des secrétaires du grand homme, departiciper à cette relève de la garde impérialeque montent les humanistes et les poètes serelayant autour d’un grand souvenir. Ainsi(et il en va sans doute de même des spécial-istes de Napoléon, des amateurs de Dante)un cercle d’esprits inclinés par les mêmes

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sympathies ou soucieux des mêmesproblèmes se forme à travers le temps.

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Les Blazius et les Vadius existent, etleur gros cousin Basile est encore debout. Ilm’est une fois, et une fois seulement, arrivéde me trouver en présence de ce mélanged’insultes et de plaisanteries de corps degarde, de citations tronquées ou déforméesavec art pour faire dire à nos phrases unesottise qu’elles ne disaient pas, d’argumentscaptieux soutenus par des assertions à la foisassez vagues et assez péremptoires pour êtrecrues sur parole par le lecteur respectueux del’homme à diplômes et qui n’a ni le temps nil’envie d’enquêter lui-même aux sources.Tout cela caractérise un certain genre et unecertaine espèce, heureusement fort rares.Que de bonne volonté, au contraire, cheztant d’érudits qui pourraient si bien, à notreépoque de spécialisation forcenée, dédaigner

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en bloc tout effort littéraire de reconstruc-tion du passé qui semble empiéter sur leursterres… Trop d’entre eux ont bien vouluspontanément se déranger pour rectifieraprès coup une erreur, confirmer un détail,étayer une hypothèse, faciliter une nouvellerecherche, pour que je n’adresse pas ici unremerciement amical à ces collaborateursbénévoles. Tout livre republié doit quelquechose aux honnêtes gens qui l’ont lu.

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Faire de son mieux. Refaire.Retoucher imperceptiblement encore cetteretouche. « C’est moi-même que je corrige,disait Yeats, en retouchant mes œuvres. »

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers devies silencieuses, furtives comme celles desbêtes, irréfléchies comme celles des plantes,

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bohémiens du temps de Piranèse, pilleurs deruines, mendiants, chevriers, paysans logéstant bien que mal dans un coin de dé-combres, qui se sont succédé ici entre Had-rien et nous. Au bord d’une olivaie, dans uncorridor antique à demi déblayé, G… et moinous sommes trouvées en face du lit deroseaux d’un berger, de son portemanteau defortune fiché entre deux blocs de ciment ro-main, des cendres de son feu à peine froid.Sensation d’humble intimité à peu prèspareille à celle qu’on éprouve au Louvre,après la fermeture, à l’heure où les lits desangle des gardiens surgissent au milieu desstatues.

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[Rien à modifier en 1958 aux lignesqui précèdent ; le portemanteau du berger,sinon son lit, est encore là. G… et moi avonsde nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé,parmi les violettes, à ce moment sacré de

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l’année où tout recommence en dépit desmenaces que l’homme de nos jours fait par-tout peser sur le monde et lui-même. Mais laVilla a pourtant subi un insidieux change-ment. Point complet, certes : on n’altère passi vite un ensemble que des siècles ontdoucement détruit et formé. Mais par uneerreur rare en Italie, des« embellissements » dangereux sont venuss’ajouter aux réfections et aux consolida-tions nécessaires. Des oliviers ont été coupéspour faire place à un indiscret parc à auto-mobiles et à un kiosque-buvette genrechamp d’exposition, qui transforment lanoble solitude du Pœcile en un paysage desquare ; une fontaine en ciment abreuve lespassants à travers un inutile mascaron deplâtre qui joue à l’antique ; un autre mas-caron, plus inutile encore, ornemente laparoi de la grande piscine agrémentée au-jourd’hui d’une flottille de canards. On acopié, en plâtre aussi, d’assez banales

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statues de jardin gréco-romaines glanées icidans des fouilles récentes, et qui ne méri-taient ni cet excès d’honneur ni cette indig-nité ; ces répliques en cette vilaine matièreboursouflée et molle, placées un peu au has-ard sur des piédestaux, donnent au mélan-colique Canope l’aspect d’un coin de studiopour reconstitution filmée de la vie desCésars. Rien de plus fragile que l’équilibredes beaux lieux. Nos fantaisies d’interpréta-tion laissent intacts les textes eux-mêmes,qui survivent à nos commentaires ; mais lamoindre restauration imprudente infligéeaux pierres, la moindre route macadamiséeentamant un champ où l’herbe croissait enpaix depuis des siècles, créent à jamais l’ir-réparable. La beauté s’éloigne ; l’authenti-cité aussi.]

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Lieux où l’on a choisi de vivre, résid-ences invisibles qu’on s’est construites à

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l’écart du temps. J’ai habité Tibur, j’ymourrai peut-être, comme Hadrien dans l’Iled’Achille.

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Non. Une fois de plus, j’ai revisité laVilla, et ses pavillons faits pour l’intimité etle repos, et ses vestiges d’un luxe sans faste,aussi peu impérial que possible, de riche am-ateur qui s’efforce d’unir les délices de l’artaux douceurs champêtres ; j’ai cherché auPanthéon la place exacte où se posa unetache de soleil un matin du 21 avril ; j’ai re-fait, le long des corridors du Mausolée, laroute funèbre si souvent suivie par Chabrias,Céler et Diotime, amis des derniers jours.Mais j’ai cessé de sentir de ces êtres, l’immé-diate présence, de ces faits, l’actualité : ilsrestent proches de moi, mais révolus, ni plusni moins que les souvenirs de ma propre vie.Notre commerce avec autrui n’a qu’untemps ; il cesse une fois la satisfaction

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obtenue, la leçon sue, le service rendu,l’œuvre accomplie. Ce que j’étais capable dedire a été dit ; ce que je pouvais apprendre aété appris. Occupons-nous pour un tempsd’autres travaux.

NOTE

Une reconstitution du genre de cellequ’on vient de lire, c’est-à-dire faite à lapremière personne et mise dans la bouche del’homme qu’il s’agissait de dépeindre, touchepar certains côtés au roman et par d’autres àla poésie ; elle pourrait donc se passer depièces justificatives ; sa valeur humaine estnéanmoins singulièrement augmentée par lafidélité aux faits. Le lecteur trouvera plusloin une liste des principaux textes surlesquels on s’est appuyé pour établir ce livre.En étayant ainsi un ouvrage d’ordre lit-téraire, on ne fait du reste que se conformerà l’usage de Racine, qui, dans les préfaces deses tragédies, énumère soigneusement ses

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sources. Mais tout d’abord, et pour répondreaux questions les plus pressantes, suivonsaussi l’exemple de Racine en indiquant cer-tains des points, assez peu nombreux, surlesquels on a ajouté à l’histoire, ou modifiéprudemment celle-ci. Le personnage deMarullinus est historique, mais sa cara-ctéristique principale, le don divinatoire, estempruntée à un oncle et non à un grand-pèred’Hadrien ; les circonstances de sa mort sontimaginaires. Une inscription nous apprendque le sophiste Isée fut l’un des maîtres dujeune Hadrien, mais il n’est pas sûr que l’étu-diant ait fait, comme on le dit ici, le voyaged’Athènes. Gallus est réel, mais le détail con-cernant la déconfiture finale de ce person-nage n’est là que pour souligner l’un destraits le plus souvent mentionnés du cara-ctère d’Hadrien : la rancune. L’épisode del’initiation mithriaque est inventé ; ce culteétait déjà, à cette époque, en vogue auxarmées ; il est possible, mais nullement

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prouvé, qu’Hadrien, jeune officier, ait eu lafantaisie de s’y faire initier. Il en vanaturellement de même du taurobole auquelAntinoüs se soumet à Palmyre : MélèsAgrippa, Castoras, et, dans l’épisodeprécédent, Turbo, sont bien entendu des per-sonnages réels ; leur participation aux ritesd’initiation est inventée de toutes pièces. Ona suivi dans ces deux scènes la tradition quiveut que le bain de sang ait fait partie durituel de Mithra aussi bien que de celui de ladéesse syrienne, auquel certains éruditspréfèrent le réserver, ces emprunts d’unculte à l’autre restant psychologiquementpossibles à cette époque où les religions desalut « contaminaient » dans l’atmosphèrede curiosité, de scepticisme et de vague fer-veur qui fut celle du 11E siècle. La rencontreavec le Gymnosophiste n’est pas, en ce quiconcerne Hadrien, donnée par l’histoire ; ons’est servi de textes du Ier et du IIe siècle quidécrivent des épisodes du même genre. Tous

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les détails concernant Attianus sont exacts,sauf une ou deux allusions à sa vie privée,dont nous ne savons rien. Le chapitre sur lesmaîtresses est tiré tout entier de deux lignesde Spartien (XI, 7) sur ce sujet ; on s’y est ef-forcé, tout en inventant là où il le fallait, derester dans les généralités les plus plausibles.Pompéius Proculus fut gouverneur de Bithy-nie ; il n’est pas sûr qu’il le fut en 123-124,lors du passage de l’empereur. Straton deSardes, poète érotique dont l’œuvre nous estconnue par l’Anthologie Palatine, vivaitprobablement au temps d’Hadrien ; rien neprouve, ni n’empêche, que l’empereur l’aitrencontré au cours d’un de ses voyages enAsie Mineure. La visite de Lucius à Alexan-drie en 130 est déduite (comme le fit déjàGrégorovius) d’un texte souvent contesté, laLettre d’Hadrien à Servianus, où le passagequi concerne Lucius n’oblige nullement àune telle interprétation. La donnée de saprésence en Égypte est donc plus

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qu’incertaine ; les détails concernant Luciusdurant cette période sont au contraire tiréspresque tous de sa biographie par Spartien,la Vie d’Ælius César. L’histoire du sacrificed’Antinoüs est traditionnelle (Dion, LXIX,11 ; Spartien, XIV, 7) ; le détail des opéra-tions de sorcellerie est inspiré des recettesdes papyrus magiques de l’Égypte, mais lesincidents de la soirée à Canope sont in-ventés. L’épisode de l’enfant tombé d’un bal-con au cours d’une fête, placé ici pendantl’escale d’Hadrien à Philæ, est tiré d’un rap-port des Papyrus d’Oxyrhynchus et s’estpassé en réalité près de quarante ans après levoyage d’Hadrien en Égypte. Le rattache-ment de l’exécution d’Apollodore au complotde Servianus n’est qu’une hypothèse, peut-être défendable. Chabrias, Céler, Diotime,sont plusieurs fois mentionnés par MarcAurèle, qui pourtant n’indique d’eux queleurs noms et leur fidélité passionnée à lamémoire d’Hadrien. On s’est servi d’eux

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pour évoquer la cour de Tibur dans lesdernières années du règne : Chabrias re-présente le cercle de philosophes platon-iciens ou stoïques qui entouraientl’empereur ; Céler (qu’il ne faut pas confon-dre avec le Céler, mentionné par Philostrateet Aristide, qui fut secrétaire ab epistulisGræcis) l’élément militaire ; et Diotime legroupe des éromènes impériaux. Ces troisnoms historiques ont donc servi de point dedépart à l’invention partielle de trois person-nages. Le médecin Iollas, au contraire, est unpersonnage réel dont l’histoire ne nous don-nait pas le nom ; elle ne nous dit pas nonplus qu’il tût originaire d’Alexandrie. L’af-franchi Onésime a existé, mais nous nesavons pas s’il tint auprès d’Hadrien le rôled’entremetteur ; Servianus eut bien unsecrétaire nommé Crescens, mais l’histoirene nous dit pas qu’il trahit son maître. Lemarchand Opramoas est réel, mais rien neprouve qu’il ait accompagné Hadrien sur

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l’Euphrate. La femme d’Arrien est un per-sonnage historique, mais nous ne savons passi elle était, comme le dit ici Hadrien, « fineet fière ». Quelques comparses seulement,l’esclave Euphorion, les acteurs Olympos etBathylle, le médecin Léotychide, le jeunetribun britannique et le guide Assar, sont en-tièrement inventés. Les deux sorcières, cellede l’île de Bretagne et celle de Canope, per-sonnages fictifs, résument le monde de dis-eurs de bonne aventure et de praticiens ensciences occultes dont s’entoura volontiersHadrien. Le nom d’Arété provient d’unpoème authentique d’Hadrien (Ins. Gr., XIV,1089), mais c’est arbitrairement qu’il estdonné ici à l’intendante de la Villa ; celui ducourrier Ménécratès est tiré de la Lettre duroi Fermès à l’empereur Hadrien (Biblio-thèque de l’École des Chartes, vol. 74, 1913),texte tout légendaire, dont l’histoire pro-prement dite ne pourrait se servir, mais qui,pourtant, a pu emprunter ce détail à d’autres

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documents aujourd’hui perdus. Les noms deBénédicte et de Théodote, pâles fantômesamoureux qui traversent les Pensées de MarcAurèle, ont été transposés pour des raisonsstylistiques en Véronique et Théodore. Enfin,les noms grecs et latins gravés sur la base duColosse de Memnon, à Thèbes, sont pour laplupart empruntés à Letronne, Recueil desInscriptions grecques et latines de l’Égypte,1848 ; celui, imaginaire, d’un certainEumène, qui se serait tenu à cette place sixsiècles avant Hadrien, a pour raison d’être demesurer pour nous, et pour Hadrien lui-même, le temps écoulé entre les premiersvisiteurs grecs de l’Égypte, contemporainsd’Hérodote, et ces promeneurs romains d’unmatin du IIe siècle. La brève esquisse du mi-lieu familial d’Antinoüs n’est pas historique,mais tient compte des conditions sociales quiprévalaient à cette époque en Bithynie. Surcertains points controversés, causes de lamise à la retraite de Suétone, origine libre ou

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servile d’Antinoüs, participation actived’Hadrien à la guerre de Palestine, date del’apothéose de Sabine et de l’enterrementd’Ælius César au château Saint-Ange, il afallu choisir entre les hypothèses des histori-ens ; on s’est efforcé de ne se décider quepour de bonnes raisons. Dans d’autres cas,adoption d’Hadrien par Trajan, mortd’Antinoüs, on a tâché de laisser planer surle récit une incertitude qui, avant d’être cellede l’histoire, a sans doute été celle de la vieelle-même. Les deux sources principalespour l’étude de la vie et du personnaged’Hadrien sont l’historien grec Dion Cassius,qui écrivit les pages de son Histoire Romaineconsacrées à l’empereur environ quaranteans après la mort de celui-ci, et le chro-niqueur latin Spartien, un des rédacteurs del’Histoire Auguste, qui composa un peu plusd’un siècle plus tard sa Vita Hadriani, l’undes meilleurs textes de cette collection, et saVita Ælii Cæsaris, œuvre plus mince, qui

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présente du fils adoptif d’Hadrien une imagesingulièrement plausible, superficielle seule-ment parce qu’en somme le personnagel’était. Ces deux auteurs s’appuyaient sur desdocuments désormais perdus, entre autresdes Mémoires, publiés par Hadrien sous lenom de son affranchi Phlégon, et un recueilde lettres de l’empereur rassemblées par cedernier. Ni Dion, ni Spartien ne sont degrands historiens, ou de grands biographes,mais précisément, leur absence d’art, etjusqu’à un certain point de système, les laissesingulièrement proches du fait vécu, et lesrecherches modernes ont le plus souvent, etde façon saisissante, confirmé leurs dires.C’est en grande partie sur cet amas de petitsfaits que se base l’interprétation qu’on vientde lire. Mentionnons aussi, sans d’ailleursessayer d’être complets, quelques détailsglanés dans d’autres Vies d’Histoire Auguste,comme celles d’Antonin et de Marc Aurèle,par Julius Capitolinus ; et quelques phrases

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tirées d’Aurélius Victor et de l’auteur del’Épitome, qui ont déjà de la vie d’Hadrienune conception légendaire, mais que lasplendeur du style met dans une classe àpart. Les notices historiques du Dictionnairede Suidas ont fourni deux faits peu connus :la Consolation adressée à Hadrien par Nou-ménios, et les musiques funèbres composéespar Mésomédès à l’occasion de la mortd’Antinoüs. Il reste d’Hadrien lui-même uncertain nombre d’œuvres authentiques donton s’est servi : correspondance administrat-ive, fragments de discours ou de rapports of-ficiels, comme la célèbre Adresse de Lam-bèse, conservés le plus souvent par des in-scriptions ; décisions légales transmises pardes jurisconsultes ; poèmes mentionnés parles auteurs du temps, comme l’illustre Anim-ula vagula blandula, ou retrouvés sur lesmonuments où ils figuraient à titre d’inscrip-tions votives, comme le poème à l’Amour et àl’Aphrodite Ouranienne gravé sur la paroi du

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temple de Thespies (Kaibel, Epigr. Gr. 811).Les trois lettres d’Hadrien concernant sa viepersonnelle (Lettre à Matidie, lettre à Servi-anus, lettre adressée par l’empereur mourantà Antonin, qu’on trouvera respectivementdans le recueil de lettres compilé par legrammairien Dosithée, dans la Vita Saturn-ini de Vopiscus, et dans Grenfell and Hunt,Fayum Towns and their Papyri, 1900) sontd’authenticité discutable ; toutes trois, néan-moins, portent à un degré extrême la marquede l’homme à qui on les prête ; et certainesdes indications fournies par elles ont été util-isées dans ce livre. Les innombrables men-tions d’Hadrien ou de son entourage, éparseschez presque tous les écrivains du IIe et du eIII siècle, aident à compléter les indicationsdes chroniques et en remplissent souvent leslacunes. C’est ainsi, pour ne citer quequelques exemples tirés de Mémoires d’Had-rien, que l’épisode des chasses en Libye sorttout entier d’un fragment très mutilé du

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poème de Pancratès, Les Chasses d’Hadrienet d’Antinoüs, retrouvé en Égypte, et publiéen 1911 dans la collection des Papyrus d’Oxy-rhynchus (III, n° 1085) ; qu’Athénée, Aulu-Gelle et Philostrate ont fourni de nombreuxdétails sur les sophistes et les poètes de lacour impériale ; ou que Pline le Jeune etMartial ajoutent quelques traits à l’image unpeu effacée d’un Voconius ou d’un LiciniusSura. La description de la douleur d’Hadrienà la mort d’Antinoüs s’inspire des historiensdu règne, mais aussi de certains passages desPères de l’Église, réprobateurs à coup sûr,mais parfois sur ce point plus humains, etsurtout d’opinions plus variées qu’onn’aurait cru. Des portions de la Lettre d’Arri-en à l’empereur Hadrien à l’occasion duPériple de la Mer Noire, qui contiennent desallusions au même sujet, ont été incorporéesau présent ouvrage, l’auteur se rangeant àl’avis des érudits qui croient, dans son en-semble, ce texte authentique. Le Panégyrique

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de Rome, du sophiste Ælius Aristide, œuvrede type nettement hadrianique, a fourniquelques lignes à l’esquisse de l’État idéaltracée ici par l’empereur. Quelques détailshistoriques mêlés dans le Talmud à un im-mense matériel légendaire viennent s’ajouterpour la guerre de Palestine au récit de l’His-toire ecclésiastique d’Eusèbe. La mention del’exil de Favorinus provient d’un fragment dece dernier dans un manuscrit de la Biblio-thèque du Vatican publié en 1931 (M. Norsaet G. Vitelli, Il papiro vaticano greco, II, dansStudi e Testi, LIII) ; l’atroce épisode dusecrétaire éborgné est tiré d’un traité de Gali-en, qui fut médecin de Marc Aurèle ; l’imaged’Hadrien mourant s’inspire du tragiqueportrait fait par Fronton de l’empereur vie-illi. D’autres fois, c’est aux monuments fig-urés et aux inscriptions qu’on s’est adressépour le détail de faits non enregistrés par leshistoriens antiques. Certains aperçus sur lasauvagerie des guerres daces et sarmates,

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prisonniers brûlés vifs, conseillers du roiDécébale s’empoisonnant le jour de la capit-ulation, proviennent des bas-reliefs de la Co-lonne Trajane (W. Frœhner, La Colonne Tra-jane, 1865 ; I. A. Richmond, Trajan’s Armyon Trajan’s Column, dans Papers of the Brit-ish School at Rome, XIII, 1935) ; une grandepartie de l’imagerie des voyages est em-pruntée aux monnaies du règne. Les poèmesde Julia Balbilla gravés sur la jambe du Co-losse de Memnon servent de point de départau récit de la visite à Thèbes (R. Cagnat, In-scrip. Gr. ad res romanas pertinentes,1186-7) ; la précision au sujet du jour denaissance d’Antinoüs est due à l’inscriptiondu Collège d’artisans et d’esclaves de Lanuvi-um, qui en 133 prit Antinoüs pour patronprotecteur (Corp. Ins. Lat. XIV, 2112), pré-cision contestée par Mommsen, mais ac-ceptée depuis par des érudits moins hyper-critiques ; les quelques phrases donnéescomme inscrites sur la tombe du favori sont

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prises au grand texte hiéroglyphique del’Obélisque du Pincio, qui relate ses funé-railles et décrit les cérémonies de son culte(A. Erman, Obelisken Römischer Zeit, dansRöm, Mitt., XI, 1896 ; O. Marucchi, Gli obel-ischi egiziani di Roma, 1898). Pour l’histoiredes honneurs divins rendus à Antinoüs, pourla caractérisation physique et psychologiquede celui-ci, le témoignage des inscriptions,des monuments figurés, et des monnaies, dé-passe de beaucoup celui de l’histoire écrite. Iln’existe pas à cette date de bonne biographiemoderne d’Hadrien à laquelle on puisse ren-voyer le lecteur ; le seul ouvrage de ce genrequi mérite une mention, le plus ancien aussi,celui de Grégorovius, publié en 1851 (éd. re-visée, 1884), point dépourvu de vie et decouleur, mais faible en tout ce qui concerneen Hadrien l’administrateur et le prince, esten grande partie suranné. De même, les bril-lantes esquisses d’un Gibbon ou d’un Renanont vieilli. L’œuvre de B. W. Henderson, The

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Life and Principate of the Emperor Hadrian,publiée en 1923, superficielle en dépit de salongueur, n’offre qu’une image incomplètede la pensée d’Hadrien et des problèmes deson temps, et n’utilise que très insuffisam-ment les sources. Mais si une biographiedéfinitive d’Hadrien reste à faire, les résumésintelligents et les solides études de détailabondent, et sur bien des points l’éruditionmoderne a renouvelé l’histoire du règne et del’administration d’Hadrien. Pour ne citer quequelques ouvrages récents, ou quasi tels, etplus ou moins facilement accessibles, men-tionnons en langue française les chapitresconsacrés à Hadrien dans Le Haut-EmpireRomain, de Léon Homo, 1933, et dans L’Em-pire Romain d’E. Albertini, 1936 ; l’analysedes campagnes parthes de Trajan et de lapolitique pacifique d’Hadrien dans le premi-er volume de l’Histoire de l’Asie de RenéGrousset, 1921 ; l’étude sur l’œuvre littéraired’Hadrien dans Les Empereurs et les Lettres

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latines de Henri Bardon, 1944 ; les ouvragesde Paul Graindor, Athènes sous Hadrien, LeCaire, 1934 ; de Louis Perret, La Titulatureimpériale d’Hadrien, 1929, et de Bernardd’Orgeval, L’Empereur Hadrien, son œuvrelégislative et administrative, 1950, ce dernierparfois confus dans le détail. Les travaux lesplus approfondis sur le règne et la person-nalité d’Hadrien demeurent toutefois ceuxde l’école allemande, J. Dürr, Die Reisen desKaisers Hadrian, Vienne, 1881 ; J. Plew,Quellenuntersuchungen zur Geschichte desKaisers Hadrian, Strasbourg, 1890 ; E.Kornemann, Kaiser Hadrian und der Letztegrosse Historiker von Rom, Leipzig, 1905, etsurtout le court et admirable ouvrage de Wil-helm Weber, Untersuchungen zurGeschichte des Kaisers Hadrianus, Leipzig,1907, et le substantiel essai, plus aisémentprocurable, publié par lui en 1936 dans le re-cueil Cambridge Ancient History, vol. XI,The Imperial Peace, pp. 294-324. En langue

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anglaise, l’œuvre d’Arnold Toynbee contientçà et là des allusions au règne d’Hadrien ;elles ont servi de germes à certains passagesde Mémoires d’Hadrien dans lesquelsl’empereur définit lui-même ses vues poli-tiques ; voir en particulier son Roman Em-pire and Modem Europe, dans la DublinReview, 1945. Voir aussi l’important chapitreconsacré aux réformes sociales et financièresd’Hadrien dans M. Rostovtzeff, Social andEconomic History of the Roman Empire,1926 ; et, pour le détail des faits, les étudesde R. H. Lacey, The Equestrian Officials ofTrajan and Hadrian : Their Career, withSome Notes on Hadrian’s Reforms, 1917 ; dePaul Alexander, Letters and Speeches of theEmperor Hadrian, 1938 ; de W. D. Gray, AStudy of the Life of Hadrian Prior to his Ac-cession, Northampton, Mass., 1919 ; de F.Pringsheim, The Legal Policy and Reforms ofHadrian, dans le Journ. of Roman Studies,XXIV, 1934. Pour le séjour d’Hadrien dans

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les Iles Britanniques et l’érection du Mur surla frontière d’Écosse, consulter l’ouvrageclassique de J. C. Bruce, The Handbook tothe Roman Wall, édition révisée par R. G.Collingwood en 1933, et, de ce mêmeCollingwood en collaboration avec J. N. L.Myres, Roman Britain and the English Set-tlements, 2e éd., 1937. Pour la numismatiquedu règne (les monnaies d’Antinoüs, mention-nées plus bas, mises à part), voir les travauxrelativement récents de H. Mattingly et E. A.Sydenham, The Roman Imperial Coinage, II,1926 ; et de P. L. Strack, Untersuchungen zurRömische Reichsprägung des zweitenJahrhunderts, II, 1933. Sur la personnalitéde Trajan et ses guerres, voir R. Paribeni,Optimus Princeps, 1927 ; R. P. Longden,Nerva and Trajan, et The Wars of Trajan,dans le Cambridge Ancient History, XI,1936 ; M. Durry, Le Règne de Trajan d’aprèsles Monnaies, Rev. His., LVII, 1932, et W.Weber, Traian und Hadrian, dans Meister

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der Politik, I2, Stuttgart, 1923. Sur ÆliusCésar, A. S. L. Farquharson, On the names ofÆlius Cæsar, Classical Quarterly, II, 1908, etJ. Carcopino, L’Hérédité dynastique chez lesAntonins, 1950, dont les hypothèses ont étéécartées au profit d’une interprétation pluslittérale des textes. Sur l’affaire des quatreconsulaires, voir A. von Premerstein, Das At-tentat der Konsulare auf Hadrian in Jahre118, dans Klio, 1908 ; J. Carcopino, LusiusQuiétus, l’homme de Qwrnyn, dans Istros,1934. Sur l’entourage grec d’Hadrien, A. vonPremerstein, C. Julius Quadratus Bassus,dans les Sitz. Bayr. Akad. d. Wiss., 1934 ; P.Graindor, Un Milliardaire Antique, HérodeAtticus et sa famille, Le Caire, 1930 ; A.Boulanger, Ælius Aristide et la Sophistiquedans la Province d’Asie au IIe siècle de notreère, dans les publications de la Bibliothèquedes Écoles Françaises d’Athènes et de Rome,1923 ; K. Horna, Die Hymnen des Me-somedes, Leipzig, 1928 ; G. Martellotti,

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Mesomede, publications de la Scuola di Filo-logia Classica, Rome, 1929 ; H.-C. Puech,Numénius d’Apamée, dans les MélangesBidez, Bruxelles, 1934. Sur la guerre juive,W. D. Gray, The Founding of Ælia Capitolinaand the Chronology of the Jewish War underHadrian, American Journal of Semitic Lan-guage and Literature, 1923 ; A. L. Sachar, AHistory of the Jews, 1950 ; et S. Lieberman,Greek in Jewish Palestine, 1942. Les dé-couvertes archéologiques faites en Israëldurant ces dernières années et concernant larévolte de Bar Kochba ont enrichi sur cer-tains points de détail notre connaissance dela guerre de Palestine ; la plupart d’entreelles, survenues après 1951, n’ont pu êtreutilisées au cours du présent ouvrage. L’icon-ographie d’Antinoüs, et, de façon plus incid-entelle, l’histoire du personnage, n’ont pascessé d’intéresser les archéologues et les es-théticiens, surtout en pays de langue germa-nique, depuis qu’en 1764 Winckelmann

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donna à la portraiture d’Antinoüs, ou dumoins à ses principaux portraits connus àl’époque, une place importante dans son His-toire de l’Art Antique. La plupart de cestravaux datant de la fin du XVIIIe siècle etmême du xIxe siècle n’ont plus guère au-jourd’hui en ce qui nous concerne qu’un in-térêt de curiosité : l’ouvrage de L. Dietrich-son, Antinoüs, Christiania, 1884, d’un idéal-isme assez confus, demeure néanmoinsdigne d’attention par le soin avec lequell’auteur a rassemblé la presque totalité desallusions antiques au favori d’Hadrien ; lecôté iconographique représente cependantaujourd’hui un point de vue et des méthodesdépassées. Le petit livre de F. Laban, DerGemütsausdruck des Antinoüs, Berlin, 1891,fait le tour des théories esthétiques en vogueen Allemagne à l’époque, mais n’enrichit enrien l’iconographie proprement dite du jeuneBithynien. Le long essai consacré à Antinoüspar J. A. Symonds dans ses Sketches in Italy

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and Greece, Londres, 1900, bien que de tonet d’information parfois surannés, reste d’ungrand intérêt, ainsi qu’une note du mêmeauteur sur le même sujet, dans son re-marquable et rarissime essai sur l’inversionantique, A Problem in Greek Ethics (dix ex.hors commerce, 1883, réimprimés à 100 ex.en 1901). L’ouvrage de E. Holm, Das Bildnisdes Antinoüs, Leipzig, 1933, recension detype plus académique, n’apporte guère sur lesujet de vues ni d’informations nouvelles.Pour les monuments figurés d’Antinoüs, àl’exception de la numismatique, le meilleurtexte relativement récent est l’étude publiéepar Pirro Marconi, Antinoo. Saggio sull’ Artedell’ Eta’ Adrianea, dans le volume XXIX desMonumenti Antichi, R. Accademia deiLincei, Rome, 1923, étude d’ailleurs assezpeu accessible au grand public, du fait queles nombreux tomes de cette collection nesont représentés au complet que dans fortpeu de grandes bibliothèques.

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La même remarque s’appliquenaturellement à beaucoup, d’ouvrages men-tionnés ici. On ne dira jamais assez qu’unlivre rare,L’essai de Marconi, médiocre dupoint de vue de la discussion esthétique,marque pourtant un grand progrès dansl’iconographie malgré tout encore incom-plète du sujet, et met fin par sa précision auxrêveries fumeuses élaborées autour du per-sonnage d’Antinoüs par les meilleurs mêmesdes critiques romantiques. Voir aussi lesbrèves études consacrées à l’iconographied’Antinoüs dans les ouvrages généraux trait-ant de l’art grec ou gréco-romain, tels queceux de G. Rodenwaldt, Propyläen-Kunst-geschichte, III, 2, 1930 ; E. Strong, Art in An-cient Rome, 2e éd., Londres, 1929 ; RobertWest, Römische Porträt-Plastik, II, Munich,1941 ; et C. Seltman, Approach to Greek Art,Londres, 1948. Les notes de R. Lanciani et C.L. Visconti, Bollettino Communale di Roma,1886, les essais de G. Rizzo, Antinoo-Silvano,

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dans Ausonia, 1908, de S. Reinach, Les Têtesdes médaillons de l’Arc de Constantin, dansla Rev. Arch., Série IV, XV, 1910, de P.Gauckler, Le Sanctuaire syrien du Janicule,1912, de H. Bulle, Ein Jagddenkmal desKaisers Hadrian, dans Jahr. d. arch. Inst.,XXXIV, 1919, et de R. Bartoccini, Le Termedi Lepcis, dans Africa Italiana, 1929, sont àciter parmi beaucoup d’autres sur les por-traits d’Antinoüs identifiés ou découverts à lafin du xIxe et au xxe siècle, et sur les circon-stances de leur découverte. En ce qui con-cerne la numismatique du personnage, lemeilleur travail, à en croire des numismatesqui s’occupent aujourd’hui de ce sujet, restela Numismatique d’Antinoos, dans le Journ.Int. d’Archéologie Numismatique, XVI, pp.3370, 1914, par G. Blum, jeune érudit tuédurant la guerre de 1914, et qui a laissé aussiquelques autres études iconographiques con-sacrées au favori d’Hadrien. Pour les mon-naies épuisé, procurable seulement sur les

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rayons de quelques bibliothèques, ou un art-icle paru dans un numéro ancien d’une pub-lication savante, est pour l’immense majoritédes lecteurs totalement inaccessible. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le lecteurcurieux de s’instruire, mais manquant detemps et des quelques minces techniques fa-milières à l’érudit de profession, reste bongré mal gré tributaire d’ouvrages de vulgar-isation choisis à peu près au hasard, et dontles meilleurs eux-mêmes, n’étant pas tou-jours réimprimés, deviennent à leur tour im-procurables. Ce que nous appelons notre cul-ture est plus qu’on ne le croit une culture àbureaux fermés. d’Antinoüs frappées en AsieMineure, consulter plus particulièrement E.Babelon et T. Reinach, Recueil Général desMonnaies Grecques d’Asie Mineure, I-IV,1904-1912, et I., 2e édit., 1925 ; pour sesmonnaies frappées à Alexandrie, voir J. Vo-gt, Die Alexandrinischen Münzen, 1924, etpour certaines de ses monnaies frappées en

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Grèce, C. Seltman, Greek Sculpture andSome Festival Coins, dans Hesperia (Journ.of Amer. School of Classical Studies atAthens), XVII, 1948. Pour les circonstancessi obscures de la mort d’Antinoüs, voir W.Weber, Drei Untersuchungen zur ae-gyptischgriechischen Religion, Heidelberg,1911. Le livre de P. Graindor, déjà cité,Athènes sous Hadrien, contient (p. 13) uneintéressante allusion au même sujet. Leproblème de l’exact emplacement de latombe d’Antinoüs n’a jamais été résolu, endépit des arguments de C. Hülsen, Das Grabdes Antinoüs, dans Mitt. d. deutsch. arch.Inst., Rom. Abt., XI, 1896, et dans Berl. Phil.Wochenschr., 15 mars 1919, et des vues op-posées de H. Kähler sur ce sujet dans sonouvrage, mentionné plus bas, sur la Villad’Hadrien. Signalons de plus que l’excellenttraité du P. Festugière sur La Valeur reli-gieuse des Papyrus Magiques, dans L’idéalreligieux des Grecs et l’Évangile, 1932, et

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surtout son analyse du sacrifice de l’Esiès, dela mort par immersion et de la divinisationconférée de la sorte à la victime, sans con-tenir de référence à l’histoire du favorid’Hadrien, n’en éclaire pas moins despratiques que nous ne connaissions jusqu’icique par une tradition littéraire dévitalisée, etpermet de sortir cette légende de dévoue-ment volontaire du magasin des accessoirestragico-épiques pour la faire rentrer dans lecadre très précis d’une certaine tradition oc-culte. Presque tous les ouvrages générauxtraitant de l’art grécoromain font une largeplace à l’art hadrianique ; quelques-unsd’entre eux ont été mentionnés au cours duparagraphe consacré aux effigiesd’Antinoüs ; pour une iconographie à peuprès complète d’Hadrien, de Trajan, desprincesses de leur famille, et d’Ælius César,l’ouvrage déjà cité de Robert West, RömischePorträt-Plastik, est à consulter, et parmibeaucoup d’autres, les livres de P. Graindor,

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Bustes et Statues-Portraits de l’Égypte Ro-maine, Le Caire, s. d., et de F. Poulsen, Greekand Roman Portraits in English CountryHouses, Londres, 1923, qui contiennentd’Hadrien et de son entourage un certainnombre de portraits moins connus etrarement reproduits. Sur la décorationd’époque hadrianique en général, et surtoutpour les rapports entre les motifs employéspar les ciseleurs et les graveurs et les direct-ives politiques et culturelles du règne, le belouvrage de Jocelyn Toynbee, The HadrianicSchool, A chapter in the History of GreekArt, Cambridge, 1934, mérite une mentionparticulière. Les allusions aux œuvres d’artcommandées par Hadrien ou appartenant àses collections n’avaient à figurer dans ce ré-cit que pour autant qu’elles ajoutaient untrait à la physionomie d’Hadrien antiquaire,amateur d’art, ou amant soucieux d’immor-taliser un visage aimé. La description des ef-figies d’Antinoüs, faites par l’empereur, et

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l’image même du favori vivant offerte àplusieurs reprises au cours du présent ouv-rage sont naturellement inspirées des por-traits du jeune Bithynien, trouvés pour laplupart à la Villa Adriana, qui existent en-core aujourd’hui, et que nous connaissonsdésormais sous les noms des grands collec-tionneurs italiens du XVIIe et du XVIIIesiècle qu’Hadrien bien entendu n’avait pas àleur donner. L’attribution au sculpteurAristéas de la petite tête actuellement auMusée National, à Rome, est une hypothèsede Pirro Marconi, dans un essai cité plushaut ; l’attribution à Papias, autre sculpteurd’époque hadrianique, de l’Antinoüs Farnèsedu Musée de Naples, n’est qu’une simpleconjecture de l’auteur. L’hypothèse qui veutqu’une effigie d’Antinoüs, aujourd’hui im-possible à identifier avec certitude, auraitorné les bas-reliefs hadrianiques du théâtrede Dionysos à Athènes est empruntée à unouvrage déjà cité de P. Graindor. Sur un

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point de détail, la provenance des trois ouquatre belles statues gréco-romaines ouhellénistiques retrouvées à Italica, patried’Hadrien, l’auteur a adopté l’opinion qui faitde ces œuvres, dont l’une au moins semblesortie d’un atelier alexandrin, des marbresgrecs datant de la fin du Ier ou du début duIIe siècle, et un don de l’empereur lui-mêmeà sa ville natale. Les mêmes remarquesgénérales s’appliquent à la mention demonuments élevés par Hadrien, dont unedescription trop appuyée eût transformé cevolume en manuel déguisé, et particulière-ment à celle de la Villa Adriana, l’empereurhomme de goût n’ayant pas à faire subir àses lecteurs le tour complet du propriétaire.Nos informations sur les grandes construc-tions d’Hadrien, tant à Rome que dans lesdifférentes parties de l’Empire, nous sontparvenues par l’entremise de son biographeSpartien, de la Description de la Grèce dePausanias, pour les monuments édifiés en

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Grèce, ou de chroniqueurs plus tardifs,comme Malalas, qui insiste particulièrementsur les monuments élevés ou restaurés parHadrien en Asie Mineure. C’est par Procopeque nous savons que le faîte du Mausoléed’Hadrien était décoré d’innombrablesstatues qui servirent de projectiles aux Ro-mains à l’époque du siège d’Alaric ; c’est parla brève description d’un voyageur allemanddu vIIIe siècle, l’Anonyme de Einsiedeln, quenous conservons une image de ce qu’était audébut du Moyen Age le Mausolée déjà fortifiédepuis l’époque d’Aurélien, mais point en-core transformé en Château Saint-Ange. Aces allusions et à ces nomenclatures, lesarchéologues et les épigraphistes ont ajoutéensuite leurs trouvailles. Pour ne donner deces dernières qu’un seul exemple, rappelonsque c’est à une date relativement très ré-cente, et grâce aux marques de fabrique desbriques qui ont servi à l’édifier, que l’hon-neur de la construction ou de la

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reconstruction totale du Panthéon a étérendu à Hadrien, qu’on avait cru longtempsn’en avoir été que le restaurateur. Référonsle lecteur, sur ce sujet de l’architecture hadri-anique, à la plupart des ouvrages générauxsur l’art gréco-romain cités plus haut ; voiraussi C. Schultess, Bauten des Kaisers Hadri-anus, Hambourg, 1898 ; G. Beltrani, IlPanteone, Rome, 1898 ; G. Rosi, Bollettinodella comm. arch. comm., LIX, p. 227, 1931 ;M. Borgatti, Castel S. Angelo, Rome, 1890 ;S. R. Pierce, The Mausoleum of Hadrian andPons Ælius, dans le Journ. Of Rom. Stud.,XV, 1925. Pour les constructions d’Hadrien àAthènes, l’ouvrage plusieurs fois cité de P.Graindor, Athènes sous Hadrien, 1934, et G.Fougères, Athènes, 1914, qui, bien qu’ancien,résume toujours l’essentiel. Rappelons, pourle lecteur qui s’intéresse à ce site uniquequ’est la Villa Adriana, que les noms desdifférentes parties de celle-ci, énumérés parHadrien dans le présent ouvrage, et encore

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en usage aujourd’hui, proviennent eux aussid’indications de Spartien que les fouillesfaites sur place ont jusqu’ici confirmées etcomplétées plutôt qu’infirmées. Notre con-naissance des états anciens de cette belle ru-ine, entre Hadrien et nous, provient de touteune série de documents écrits ou gravés éch-elonnés depuis la Renaissance, dont les plusprécieux peut-être sont le Rapport adressépar l’architecte Ligorio au Cardinal d’Este en1538, les admirables planches consacrées àcette ruine par Piranèse vers 1781, et, sur unpoint de détail, les dessins du Citoyen Ponce(Arabesques antiques des bains de Livie et dela Villa Adriana, Paris, 1789), qui conserventl’image de stucs aujourd’hui détruits. Lestravaux de Gaston Boissier, dans ses Prom-enades Archéologiques, 1880, de H. Win-nefeld, Die Villa des Hadrian bei Tivoli, Ber-lin, 1895, et de Pierre Gusman, La Villa Im-périale de Tibur, 1904, sont encore essen-tiels ; plus près de nous, l’ouvrage de R.

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Paribeni, La Villa dell’ Imperatore Adriano,1930, et l’important travail de H. Kähler,Hadrian und seine Villa bei Tivoli, 1950.Dans Mémoires d’Hadrien, une allusion àdes mosaïques sur les murs de la Villa a sur-pris certains lecteurs : ce sont celles des ex-èdres et des niches des nymphées, fréquentesdans les villas campaniennes du Ier siècle, etqui ont plausiblement orné aussi les pavil-lons du palais de Tibur, ou celles qui, d’aprèsde nombreux témoignages, revêtaient la re-tombée des voûtes (nous savons par Piranèseque les mosaïques des voûtes de Canopeétaient blanches), ou encore des emblemata,tableaux de mosaïques que l’usage était d’in-cruster dans les parois des salles. Voir pourtout ce détail, outre Gusman, déjà cité, l’art-icle de P. Gauckler dans Daremberg etSaglio, Dictionnaire des Antiquités Grecqueset Romaines, III, 2, Musivum Opus. En cequi concerne les monuments d’Antinoé, rap-pelons que les ruines de la ville fondée par

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Hadrien en l’honneur de son favori étaientencore debout au début du xIxe siècle, quandJomard dessina les planches de la grandioseDescription de l’Égypte, commencée sur l’or-dre de Napoléon, qui contient d’émouvantesimages de cet ensemble de ruines au-jourd’hui détruites. Vers le milieu du XIXesiècle, un industriel égyptien transforma enchaux ces vestiges, et les employa à la con-struction de fabriques de sucre du voisinage.L’archéologue français Albert Gayet travaillaavec ardeur, mais, semble-t-il, avec assez peude méthode, sur ce site saccagé, et les in-formations contenues dans les articles pub-liés par lui entre 1896 et 1914 restent fortutiles. Les papyrus recueillis sur le sited’Antinoé et sur celui d’Oxyrhynchus, et pub-liés entre 1901 et nos jours, n’ont apportéaucun détail nouveau sur l’architecture de laville hadrianique ou le culte du favori, maisl’un d’eux nous a fourni une liste très com-plète des divisions administratives et

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religieuses de la ville, évidemment établiespar Hadrien lui-même, et qui témoigned’une forte influence du rituel éleusiaque surl’esprit de son auteur. Voir l’ouvrage cité plushaut de Wilhelm Weber, Drei Untersuchun-gen zur aegyptischgriechischen Religion,comme aussi E. Kühn, Antinoopolis, EinBeitrag zur Geschichte des Hellenismus inrömischen Ægypten, Göttingen, 1913, et B.Kübler, Antinoopolis, Leipzig, 1914. Le brefarticle de M. J. de Johnson, Antinoe and ItsPapyri, dans le Journ. of Egyp. Arch., I, 1914,donne un bon résumé de la topographie de laville d’Hadrien. Nous connaissons l’existenced’une route établie par Hadrien entreAntinoé et la Mer Rouge par une inscriptionantique trouvée sur place (7ns. Gr. ad Res.Rom. Pert., I, 1142) mais le tracé exact de sonparcours semble n’avoir jamais été relevéjusqu’ici, et le chiffre des distances donnépar Hadrien dans le présent ouvrage n’estdonc qu’une approximation. Enfin, une

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phrase de la description d’Antinoé, prêtée icià l’empereur lui-même, est empruntée à larelation du Sieur Lucas, voyageur françaisqui visita Antinoé au début du XVIIIe siècle.

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