Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs...

92
CONTRAŞ ELENA-MARINELA Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyes ISBN 978-606-577-298-4 Editura Sfântul Ierarh Nicolae 2011

Transcript of Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs...

Page 1: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

CONTRAŞ ELENA-MARINELA

Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyes

ISBN 978-606-577-298-4

Editura Sfântul Ierarh Nicolae

2011

Page 2: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

1

DIRECTION SCIENTIFIQUE Prof. dr. LUMINIŢA CIUCHINDEL

Page 3: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

2

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION ...............................................................3 II. DISTRACTIONS ...............................................................6

Jeux nobles: tournois et joutes .............................................6 D'autres jeux médiévaux chez Chrétien de Troyes .............18 Le plaisir de la pêche......................................................... 20 La chasse entre passion et coutume ...................................22

III. FÊTES ............................................................................27 Fêtes religieuses et profanes ..............................................27 Fêtes publiques..................................................................35

Cérémonie d'adoubement ..............................................35 Cérémonie de couronnement .........................................42 Fêtes familiales: mariages..............................................44

IV. PLAISIRS DU CORPS ...................................................51 Vêtements et parures ......................................................... 51 Cuisine et plaisir de la table...............................................63 Hygiène. Les bains ............................................................ 73

V. LOISIRS DE L'ESPRIT ...................................................78 Goût des lettres - lecture....................................................78 Musique et danse............................................................... 82

VI. CONCLUSION............................................................... 86 VII. BIBLIOGRAPHIE......................................................... 88

Page 4: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

3

I. INTRODUCTION Ce mémoire de diplôme a pour objet l'étude des

activités des hommes du Moyen Age pendant leurs moments de liberté tels qu'ils sont envisages dans les romans de Chrétien de Troyes.

Qui de nous n'a tenté en lisant ses romans de se représenter comme une toile de fond à la lecture, la vie de ces personnages, leurs plaisirs et leurs joies. Ils pratiquent une foule de distractions. Ils participent aux tournois et assistent aux fêtes de la cour arthurienne, ils chassent, pêchent, jouent aux échecs, tirent à l’arc, lisent, font de la musique et surtout festoient. Tous aiment se vêtir, se parer, manger bien, boire ferme, pratiquer des activités ludiques et fréquenter les bains publics.

Rien n'est plus difficile, en effet, que de tracer une esquisse de cette période et de faire vivre l'image de ces héros appartenant à une société si lointaine et dont certaines coutumes sont si étranges dans les yeux de l'homme moderne. À peine pouvons-nous essayer de dessiner des esquisses pour les sociétés contemporaines. Dès que nous sortons du cercle étroit de notre expérience immédiate, trop de faits nous échappent, trop d'idées ou de sentiments nous sont étrangers.

Pourtant, dans ce mémoire de diplôme nous voulons remonter bien plus loin dans le passé jusqu'à l'époque de Chrétien de Troyes pour retrouver les loisirs médiévaux. Quand nous aurons triomphé des difficultés de la lecture des romans, nous parviendrons parfois à des allusions qui nous restent obscures ou bien à des préoccupations et des loisirs qui nous étonnent. Comme les tournois ou les bains publics, par exemple.

Page 5: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

4

Avant qu'on puisse entreprendre d'une manière satisfaisante ce travail délicat, il faut faire une étude générale sur la vie au Moyen Age, sur les pensées, les sentiments, les croyances, les goûts, les coutumes, les préoccupations et les divertissements médiévaux.

À l'aide de cette image générale de l'époque médiévale, nous saurons mieux comprendre les héros de Chrétien de Troyes et leurs loisirs. Il faut faire des recherches approfondies pour remplir les lacunes de notre connaissance et pour découvrir l'atmosphère médiévale.

Mais si brumeux et lointain que paraisse le Moyen Age, il est facile de l’étudier en lisant les romans de Chrétien de Troyes. Ses héros étaient agités des passions semblables aux nôtres: comme nous, ils n'étaient pas sûrs de la route à suivre, mais ils allaient toujours en avant avec espoir, jouissant de la vie et de ses plaisirs.

Les cinq romans ont des traits communs extrêmement visibles. Tous sont des romans arthuriens. Et on sait très bien que le roi Arthur est un roi imaginaire. Dans tous l'amour joue un rôle important, et dans les quatre premiers d'entre eux il joue le rôle essentiel. L'action de chaque roman est concentrée dans le temps et autour d'un personnage central. En outre, bien que ses romans se situent au temps du roi Arthur, celui-ci n'en est jamais le héros.

Il est l'arbitre et le garant des valeurs chevaleresques et amoureuses. Le monde arthurien est donc un donné immuable, qui sert de cadre à l'évolution et au destin du héros. Aucun roman ne présente le roi Arthur, la reine Guenièvre, la Table Ronde, ses usages, ses chevaliers que Chrétien se contente d'énumérer lorsque leur présence rehausse une cérémonie, un tournoi, une fête.

L’existence des chevaliers est inséparable des tournois et des fêtes. L'ouverture des romans arthuriens se situe souvent lors d'une fête qui réunit à sa cour tous les chevaliers. Par leur

Page 6: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

5

participation aux fêtes, aux tournois, aux festins et aux jeux, par l'audition des chants et de la musique, par les plaisirs manifestés envers la parure, le vêtement et la table, les héros de Chrétien nous montrent qu'ils savent jouir pleinement de la vie.

Fêtes, banquets, festins ou noces sont toujours des occasions de se réjouir et de bien manger. Pour que le plaisir de la table soit complet, le plaisir du corps doit être accompagné par le plaisir de l'esprit. Dans ce dernier cas, un rôle essentiel est joué par la conversation, la lecture et la musique. La cuisine de festin, telle que Chrétien nous décrit dans ses romans, était parade sociale, dans son rituel, la suite des mets et la composition de ceux-ci.

Dans l'espace des romans de Chrétien, la cour arthurienne occupe une place centrale, représentant un modèle idéal de toute cour réelle. Rien n'égale ses tournois, ses fêtes, ses banquets et ses conversations. C'est le rendez-vous des femmes les plus belles et des chevaliers les plus courageux. Les loisirs, qui rassemblent cette noble communauté sont autant de divertissements que de moments de convivialité et de sociabilité.

Page 7: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

6

II. DISTRACTIONS

***

Jeux nobles: tournois et joutes Dans ses romans Chrétien de Troyes nous ramène

toujours au monde familier et réel du XIIe siècle. Un aspect représentatif de cette réalité médiévale est celui de la vie des chevaliers, inséparable de la fête et des tournois. La vogue de ces combats se situe précisément au XIIe siècle, temps des grandes réunions préparées de longue date et entourées d'une large publicité, qui attirent des participants venus de fort loin. Mais l'habitude est certainement beaucoup plus ancienne d'organiser des rencontres où les chevaliers peuvent s'entraîner à leur sport favori.

Page 8: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

7

Le tournoi est le jeu médiéval par excellence, jeu où se mêlent vaillance et courtoisie, car les dames y prennent part comme spectatrices. Le chevalier risque sa vie dans l'intention de se parfaire, d'accroître sa valeur, son prix, mais aussi de prendre son plaisir, capturer l'adversaire après avoir rompu ses défenses, après l'avoir désarçonné, renversé, culbuté. Ces simulacres de combat deviennent à la fin du Moyen Age, un sport mondain, succession de joutes singulières. La préparation de ces affrontements nécessite un entraînement équestre quotidien. Les chevaliers, au combat, ne cherchent pas à tuer l'ennemi, mais plutôt à le faire prisonnier, afin de pouvoir le rançonner par la suite; en revanche, les accidents mortels devaient être extrêmement fréquents au cours des tournois et des joutes, et les mauvaises chutes d'un cheval lancé au galop avaient de graves conséquences quand le guerrier s'effondrait sous le poids de ses armes de fer.

Le tournoi proprement dit est une véritable bataille simulée. Il se déroule sur de vastes terrains de manœuvre aménagés dans la campagne. Les chevaliers participants sont entourés chacun d'une équipe de valets à pied et à cheval. "Le tournoi s'apparente à un sport d'équipe qui, au XIIe siècle, oppose deux troupes d'hommes, les uns à cheval, d'autres à pieds. Le plaisir de se battre tout en jouant - mais les accidents mortels ne sont pas rares et l'Église condamne de telles rencontres - s'accompagne pour certains d'avantages matériels."1 Les armes employées sont l'épée et la masse d'armes. Sur la cuirasse, très rembourrée, parfois percée de trous pour être plus légère, on porte une cotte d'armes. Le casque de tournoi, très différent du casque de guerre, a une visière en forme de grille qui ne gêne pas la vue. Il est surmonté d'un cimier abondant en ornements et effigies d'animaux fantastiques.

1 Jean Verdón, Le Plaisir au Moyen Age, Paris, Perrin, 1996, p. 136

Page 9: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

8

Au contraire du tournoi, la joute est un combat entre deux adversaires. L'arme employée est surtout la lance, mais parfois aussi l'épée. On s'affronte de part et d'autre de la selle des chevaux. On appelle cet exercice "courir une lance" chaque chevalier essaye de faire sauter une partie des armes de l'adversaire et de le désarçonner. Aussi le casque de joute est-il fortement assujetti à la cuirasse par des pattes de fer. La vision se fait à la suture des deux parties horizontale et verticale du heaume.

Le danger est que la lance pénètre par cet orifice. La

joute se terminait le plus souvent par le bris de la lance sur l'écu de l'adversaire ou le bas du heaume. La violence du heurt était telle que, malgré l'arbitrage et les prescriptions des hérauts et des juges d'armes, les accidents étaient fréquents. Ainsi, tournois et joutes dissimulent sous les couleurs de la fête le besoin irrépressible de violence qui agite les nobles guerriers du temps. Blessures et mort font partie du jeu et de la vie.

À côté de la chasse, les tournois et les joutes représentent l'exercice noble par excellence. Ils constituent

Page 10: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

9

aussi "des événements festifs. En dehors du carême, ils ont lieu tous les quinze jours, de février à novembre, dans une même province ils se déroulent en rase campagne. L'organisateur doit en indiquer les jours et le lieu dans tout le pays aux alentours, envoyer des messagers dans les régions voisines, prévoir hébergement et distractions. Chaque tournoi qui dure normalement trois jours et voit s’affronter les seules nobles attire des foules considérables. “1

Plusieurs jours à l'avance, la fête du tournoi est "criée" dans les compagnes d'alentour par le roi d'armes accompagné de trois ou quatre hérauts et poursuivants. On choisit dans quelque plaine proche l'emplacement qui convient. On y dresse des barrières qui vont enclore le champ où s'affronteront les combattants: une double rangée, car en dehors du champ clos, on réserve un espace pour les gens de pied et les écuyers qui iront, si besoin est, secourir les tournoyeurs et relever ceux qui auront été désarçonnés. Autour de ces barrières s'élèvent les tribunes recouvertes de draperies écussonnées aux armes des invités ou des combattants. Peu à peu, ces tribunes s'emplissent de belles dames qui vont suivre avec émotion les phases des combats et qui applaudiront à la victoire de leur champion. "L'originalité de l'époque féodale est de transformer les joutes anciennes en une sorte de bataille fictive comportant des règles, dotée souvent de prix, et surtout désignée à des participants montés et munis d'armes chevaleresques; par conséquent, il s'agit d'un loisir de classe, essentiellement destiné aux nobles."2 Les vainqueurs reçoivent de riches et nobles prix de la main des dames et demoiselles.

Dans le monde médiéval, le chevalier est amené à combattre dans trois cas: à la guerre, dans les tournois et lors de combats singuliers. Prenons l'exemple d'Yvain. Celui-ci prend part à une seule "guerre": celle qui oppose la dame de 1 Jean Verdon, Le Plaisir au Moyen Age, op. cit., p. 136-137 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175

Page 11: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

10

Norison au comte Alier. Ce conflit fait écho aux luttes locales que se livraient les seigneurs féodaux en vue d'acquérir de nouvelles terres. Quant aux tournois, destinés à assurer un entraînement régulier aux chevaliers en temps de paix, on en voit une mention lorsqu’Yvain quitte Laudine pour aller s'y illustrer. Mais ce sont les combats singuliers qui sont les plus fréquents: contre Esclados, Harpin, les "netuns" et Gauvain. Dans la réalité médiévale, ce type de combat intervient dans le domaine du droit, lorsque deux chevaliers défendent une cause opposée. En revanche, les combats singuliers qui opposent Yvain à des monstres ou à des chevaliers menaçants appartiennent à la littérature: ils sont le propre d'un type littéraire, le chevalier errant, héros du roman courtois.

Le tournoi était un sport d'équipe. Pourtant, Lancelot et Gauvain n'ont pas d'écuyers ni de compagnons dans Le Chevalier de la Charrette ou Le Conte du Graal. Par contre, l'association Yvain-Gauvain fait merveille dans Le Chevalier au Lion. La force des héros vient encore du repos procuré par une étape préalable, ou d'un séjour plus ou moins forcé, mais surtout d’une sage réserve. Lancelot ne prend pas part à la première assemblée du tournoi de Noauz. Érec poursuit Ydier jusque dans son bourg, Laluth, où il est hébergé par un vavasseur chez qui il apprend qu'une fête aura lieu le lendemain. Il s'agit d'un tournoi dont le prix, un épervier, reviendra au chevalier qui aura la plus belle amie. Érec triomphe d'Ydier au terme d'un combat singulier et la fille du vavasseur, Énide, remporte le prix de beauté. Le soir même du combat, Ydier se rend à Caradigan avec sa demoiselle et son nain pour s'y constituer prisonnier. Le lendemain du combat, Érec va présenter sa fiancée à la cour du roi Arthur.

Quelque temps après, à la Pentecôte, le mariage est célébré à Caradigan dans un grand luxe de réjouissances qui s'achèvent un mois après par un grand tournoi sous Tenebroc (Danebroc). L'espace choisi pour ce tournoi est une plaine: "Un

Page 12: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

11

mois après la Pentecôte, / on s'assemble et on se réunit pour le tournoi, / dans la plaine au pied de Danebroc." (v. 2131-2133)1 Érec s'y illustre plus qu'aucun autre chevalier. Il réussit à abattre l'orgueilleux de la Lande et il est reconnu le meilleur des chevaliers qui avaient participé au tournoi: "En ce jour, Érec se montra si souverain / qu'il fut jugé le meilleur du tournoi." (v. 2249-2250) (...) "Toutes les chevaliers sans exceptions reconnaissent / qu'il avait remporté le tournoi / avec sa lance et son écu." (v. 2256-2258)2 Au terme de ce tournoi, Érec et sa femme retournent dans le royaume de son père, le roi Lac, à Carrant.

Amour accable Érec qui oublie ses devoirs de chevalier et la rumeur publique l'accuse d'être recréant: "Mais Érec l'aimait d'un si grand amour / que les armes le laissaient indifférent / et qu'il ne participait plus aux tournois. / Il ne se souciait plus désormais de tournoyer." (v. 2430-2433)3 Il échoue à concilier l'amour conjugal et la valeur chevaleresque. En conséquence de quoi il reprend ses exploits militaires, en mettant à l'épreuve en même temps l'amour et la fidélité de sa femme. C'est à sa femme qu'il devra prouver en premier lieu qu'il n'a rien perdu de sa vertu guerrière. Elle doit être témoin de son abnégation, donc elle doit l'accompagner dans son errance. Érec ne fait que défendre sa femme et sa vie, et le sens de ses épreuves est qu'il doit se débarrasser de sa récréantise.

Yvain exagère dans le sens inverse. Il doit, au contraire, expier la faute d'avoir négligé les valeurs du foyer et de l'amour en oubliant de revenir chez sa dame au bout d'un an. C'est Gauvain qui incite Yvain à partir: "Maintenant vous ne devez pas rêvasser, / plutôt fréquenter les tournois / et vous engager dans les joutes vigoureuses, / quoi qu'il doive vous en coûter."

1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1992, p. 181 2 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 189 3 Idem p. 201

Page 13: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

12

(v. 2504-2507)1 C'est lui qui entraîne Yvain dans le tournois afin qu'il continue à se couvrir de gloire: "Tous les deux s'en vont dans les tournois, / passant par tous les endroits où l'on en donne." (v. 2671-2672)2 Enivré par les multiples prouesses qu'il accomplit dans les tournois, Yvain oublie le délai fixé par sa dame. Il doit expier cette faute par d'autres exploits guerriers. La compagnie du lion témoigne d'une transformation radicale du héros. Il est le signe du nouveau visage d'Yvain: charitable, dévoué, et désintéressé, à l'opposé de ce qu'il était auparavant: avide de gloire égoïste et de profits et oublieux de ses promesses. Il est soucieux de respecter ses engagements: il accepte d'affronter Harpin à la seule condition que le combat ait lieu avant midi, heure à laquelle il a promis à Lunette de l'aider contre ses accusateurs. Désormais, le héros ne s'engage plus à la légère, il sait tenir ses promesses.

En défendant la fille cadette du seigneur de la Noire Espine, Yvain se bat avec Gauvain, sans que les deux champions se reconnaissent. Se voyant de force égale, ils décident d'arrêter le combat et de se nommer. Quand ils se reconnaissent, la joie fait place à la haine et chacun se dit vaincu par l'autre. Il ne faut pas oublier la présence d'Arthur qui est le maître d'œuvre de la plupart de ces fêtes sportives où participe l'élite guerrière de la Table Ronde. C'est un spectacle unique de prouesse et d'adresse.

Fidèle aux recommandations de son père, Cligès décide d'éprouver sa prouesse à la cour du roi Arthur. Il fait ses adieux à Fénice et se rend en Bretagne, où il participe incognito au tournoi d'Oxford: "(...) les barons du roi Arthur / ainsi que le roi en personne / avaient organisé un tournoi / dans la plaine devant Oxford / qui est proche de Wallingford." (v. 4524-

1 Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), Paris, Librairie Champion, collection "Classiques Français du Moyen Age", 1965, p. 793 2 Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 798

Page 14: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

13

4528)1 Il change quatre fois la couleur de ses armes faisant croire aux spectateurs qu'il n'était la même personne qu'au jour passé. Il triomphe de Sagremor, de Lancelot, de Perceval et se révèle l'égal de Gauvain, son oncle maternel. En surpassant les meilleurs chevaliers du monde, "Cligès reçoit le prix et la gloire / du tournoi tout entier." (v. 4646-4647)2 Après le tournoi où il a fait merveille, Cligès se rend à la cour. Sur son passage, il fait preuve d'une humilité exemplaire, en acquittant ses prisonniers parce qu'il doute qu'ils soient à lui, et leurs éloges le troublent profondément.

L'unité du roman Le Chevalier de la Charrette est donnée par l'action du personnage Méléagant que Lancelot combat plusieurs fois avant de le tuer. Leur premier combat se livre sous les yeux de la reine Guenièvre que Bademagu a installée à une fenêtre. Affaibli par ses blessures, le champion de la reine est bien près d'être vaincu, mais, une pucelle de Guenièvre, persuadée que celui-ci se défendrait mieux s'il se savait sous le regard de la reine, demande à Guenièvre le nom de l'adversaire de Méléagant. La reine le lui révèle: c'est Lancelot du Lac. La pucelle l'appelle par son nom et lui montre celle qui le regarde. Le premier résultat est que Lancelot, ravi en extase, cesse d'être attentif à se défendre, jusqu'à ce que la pucelle le rappelle à son devoir. Alors, il triomphe de Méléagant. Bademagu demande à la reine de faire épargner son fils. La reine y consent et Lancelot arrête la lutte, mais son adversaire continue à lui porter des coups. Il cède à condition qu'au bout d'une année il y ait à la cour du roi Arthur un nouveau combat entre eux.

Un nouveau combat de Méléagant et de Lancelot a lieu pour établir l'honneur de la reine. C'est un combat judiciaire interrompu une fois encore par le souhait de Bademagu. Puis, 1 Chrétien de Troyes, Cligès, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1994, p. 319 2 Idem, p. 325

Page 15: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

14

Lancelot disparaît. En réalité, il est le prisonnier de Méléagant. Cependant, la nouvelle se répand jusqu'à Lancelot dans sa prison que deux dames de la cour de la reine, les dames de Noauz et de Pomelegloi, ont organisé un tournoi pour lequel la reine, à son retour à la cour du roi Arthur, donne son accord et promet sa présence.

Avec la permission de la femme du sénéchal qui prête même à Lancelot les armes vermeilles de son mari et un cheval vigoureux, celui-ci participe incognito au tournoi de Noauz, présidé par Guenièvre. Cette noble rencontre avait été organisée avec un but: le mariage de certaines demoiselles qui voulaient prendre pour époux les chevaliers qui auront le dessus dans le tournoi de Noauz: "C'est là que le lendemain / Se sont rendues la reine et toutes les dames, / Elles entendent être spectatrices des joutes, / Savoir qui vaincra et qui sera vaincu." (v. 5541-5544)1 Au premier jour, Lancelot inconnu triomphe aisément de tous les participants. La reine, intriguée par la valeur de ce chevalier et voulant savoir s'il n'est pas Lancelot, lui fait dire par une des ses suivantes qu'il fasse au plus mal. Il obéit et se couvre de honte. Au second jour du tournoi la reine lui fait dire de faire de nouveau au plus mal et il obéit. Pensant bien que ce chevalier obéissant doit être Lancelot, la reine lui dit de faire de son mieux. Le chevalier obtient la victoire et quitte en se dissimulant le champ du tournoi pour regagner sa prison. Une dame contraint donc un chevalier à un comportement spécial en tournoi.

Le récit de Lancelot est coupé, comme celui d'Érec, par des tableaux de foule, naturels et vivants et par des énumérations des notabilités et des célébrités présentes à ces fêtes sportives de la noblesse. Ainsi, le public est formé d'une composante noble (les dames et les demoiselles, la reine) et de la foule des gens. Tous sont à la recherche du spectacle, des 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Paris, Bordas, 1989, p. 303

Page 16: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

15

nuages de poussière soulevés par les sabots des chevaux, des fracas des armes qui se heurtent et des lances qui volent en éclats vers le ciel.

Les cris des participants et les encouragements du public font partie de l'atmosphère spécifique à ces événements. Rien de plus simple que de s'imaginer la foule qui se presse autour des joutes successives de Lancelot et de Méléagant, celle plus nombreuse encore qui assiste ou prend part aux journées du tournoi de Noauz, la foule des jouteurs qui se rencontrent dans la lande où on amène Lancelot ou le public qui s'était moqué du chevalier monté sur la charrette de l'infamie. Chrétien est un excellent peintre d'images vivantes, mouvantes et parlantes.

On est frappé de ce que ces mouvements de foule comportent. Par exemple, à Noauz, des propos divers, des railleries dont on abreuve Lancelot pour sa couardise apparente et du même coup le héraut pour la forfanterie de ses propos. Ou, encore à Noauz, les bavardages des spectateurs sur les participants de la joute et sur les armes dont ils sont revêtus: étalage comique du désir des spectateurs de paraître renseignés sur les assistants au tournoi et sur leurs noms étranges.

Il ne s'agit plus des foules en mouvement que nous montrent les demoiselles qui assistent au tournoi, avec l'espoir d'y trouver les vaillants guerriers qui les distingueront, mais encore des groupes vivants et plaisants qui font naître un moment un sourire railleur sur les lèvres de la reine Guenièvre, mieux renseignée que ces jeunes filles sur les intentions possibles de tel combattant. Mais, il y a aussi dans Lancelot un certain nombre de silhouettes individuelles plus définies: la femme du sénéchal, complaisante, rêvant sans doute d'une aimable reconnaissance, mais y renonçant sans mauvaise grâce, quand elle se rend compte que cette reconnaissance n'est pas pour elle; la sœur de Méléagant, active, rapide et fidèle, la suivante de la reine, une fine mouche qui devine bien les

Page 17: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

16

sentiments de sa maîtresse et ceux de Lancelot, et sait leur prêter son assistance, le vieux roi Bademagu, courtois et sage et Méléagant, plein d'orgueil, de discourtoisie, de cruauté et même de folie. Par ces traits, Chrétien a voulu souligner le caractère haïssable de Méléagant et légitimer son châtiment.

Devant le roi Arthur assis sur un sycomore, Lancelot abat enfin Méléagant dans un combat judiciaire. L'heure est venue d'une revanche de la Vie sur la Mort, d'une renaissance de la chevalerie, désormais vouée à l'Amour, comme Lancelot, dans l'équilibre de la société arthurienne.

Dans Lancelot les joutes ne sont pas très cruelles, ni dangereuses. Elles aboutissent si l'on ne tient pas compte des blessés et des chevaux tué, à trois morts, dont l'un est Méléagant, ce qui est justice, dont le second est le chevalier de Gorre, abattu le premier par Lancelot à la tête des révoltés de Logres, et dont le troisième est mis à mort par Lancelot, à la demande d'une dame, la propre sœur de Méléagant. Certains combats ne sont que de simples échanges de coup de lance ou d'épée. Lancelot semble jouer avec les adversaires qu'il rend parfois ridicules. C'est le cas du roi d'Irlande, si fier des premiers succès et que Lancelot ne se donne pas la peine de vaincre. Il l'immobilise seulement d'un coup d'escrime habile, son bouclier contre le bras et le bras contre le buste. Dans la plupart de ses combats, Lancelot fait preuve de générosité et de largesse, dès que l'adversaire lui demande merci, ou qu'on le demande pour lui.

La passion de la gloire acquise dans les tournois joue un rôle important dans la vie d'un chevalier. La concurrence en public pouvait servir non seulement à mettre en vedette les meilleurs, mais parfois aussi à tomber la victime de quolibets, comme Gauvain à propos de quoi on disait qu' "il ressemble plus à un homme de tournoi / qu'à un marchand ou à un

Page 18: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

17

changeur"! (v. 5005-5006)1 Voilà que s'il est traditionnellement le meilleur chevalier du monde et le préféré d'Arthur, il n'a pas jamais le beau rôle dans les romans de Chrétien. Dans Yvain, c'est lui qui entraîne Yvain dans les tournois et le conduit à oublier sa promesse; il est toujours absent de la cour quand on a besoin de lui. Lunette et la cadette de Noire Épine le cherchent en vain et, lorsque, enfin, on le trouve, il épouse la cause d'une demoiselle dans son tort. Il apparaît ici comme le défenseur de la chevalerie qui va s'illustrer dans les tournois.

Ces tournois romanesques, dans leur grandissement et leur développement hyperbolique, n'ont pas seulement été proposés à un public connaisseur pour flatter et stimuler une identification à la prouesse exemplaire des héros. En réalité, ce sport d'équipe ne permettait sans doute pas autant de performances individuelles. Pour Chrétien de Troyes, l'important est que l'éloge de la force noble, le grandissement de la puissance et de la fête, puissent faire passer les insinuations, les contrepoints critiques, les grossissements satiriques et burlesques. Les textes de ses romans permettent de connaître le déroulement des tournois, le cérémonial, les costumes des chevaliers et leurs armes. Il indique comment se battent les tournoyeurs et la réaction de la foule qui les regarde. Les dames jouent un grand rôle lors de la fête du tournoi. C'est pour obtenir leur faveur que les chevaliers se battent parfois. L'atmosphère festive et plaisante du spectacle offert par les tournois nous fait penser qu'ils représentaient à l'époque du Moyen Age, des loisirs très appréciés non seulement par les chevaliers, mais par la société médiévale.

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1990, p. 359

Page 19: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

18

D'autres jeux médiévaux chez Chrétien de Troyes Proche de la nature, la société médiévale présentée par

Chrétien s'adonne à la fête et au jeu, pour rompre la monotonie de la vie quotidienne. Elle mène une vie riche en activités physiques. Le contact avec la nature peut se faire de plusieurs manières: promenades, chasse, jeux en plein air. Pour Fénice, le verger représente l'endroit idéal pour passer son temps: "S'il existait près d'ici un verger / où je puisse aller me distraire, / cela me ferait souvent grand bien." (v. 6284-6286)1

Les jeux exercent sur cette société une séduction singulière. Elle s'adonne au hasard: les dés roulent sur toutes les tables le jour ou surtout la nuit. On s'y livre avec passion. Demandant plus de concentration, le jeu d'échecs est très prisé au Moyen Age, ainsi qu'une grande variété de jeux de dames, parmi lesquels apparaît le trictrac qui unit les dames et les dés. "Jeu des rois, roi des jeux"2, l'échiquier symbolise la prise de contrôle, non seulement sur les adversaires et sur un territoire, mais aussi sur soi-même, car la division intérieure du psychisme humain est aussi le théâtre d'un combat.

1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 427 2 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont/Jupiter, 1990, p. 387

Page 20: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

19

Ce loisir évoquait au roi un champ de bataille sur lequel il était le chef. Il est aussi le symbole des relations innombrables des multiples rapports de force qui peuvent se déployer dans un seul ensemble. Prisonnière de structures sociales rigides, la société médiévale "fait de la structure sociale elle-même un jeu: les échecs que l'Orient lui lègue au XIe siècle comme un jeu royal qu'elle féodalise en abaissant le pouvoir du roi et qu'elle transforme en miroir social."1 Ce jeu originaire d'Inde suppose une stratégie guerrière. "Il s'y déroule un combat entre pièces noires et pièces blanches, entre l'ombre et la lumière, entre les Titans et les Dieux."2 Les échecs requièrent plus de réflexion que de force ou d'adresse. Ils "sont l'apanage en quelque sorte des membres de l'aristocratie. Toutefois, en raison du prix d'un bel échiquier et de la place de ce jeu dans la littérature, il n'est pas sûr qu'il y ait eu omniprésence de ce divertissement chez les nobles."3

Ce jeu, symbolisant à la fois la guerre et l'amour, met essentiellement en action l'intelligence et la rigueur. Le rôle intellectuel, la formation du raisonnement, l'analyse des situations sont mis en relation avec le jeu d'échecs, élément important de l'éducation aristocratique. Une certaine dissociation tend à s'opérer entre jeux de réflexion et jeux de hasard. La recherche du plaisir peut se traduire par une certaine manière de jouer. Le jeu qui récrée le corps et défend l'esprit facilite l'exercice intellectuel ultérieur.

D'autres passe-temps qui engendrent le plaisir des héros de Chrétien sont les jeux en plein air, parmi lesquels le tir à l'arc et la chasse: "Beau fils, dit-il, entends-toi / Avec ce chevalier et renonce à le combattre! / Il n'est pas venu chez

1 Jacques Le Goff, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Flammarion, 1982, p. 332 2 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 382 3 Jean Verdon, Le Plaisir au Moyen Age, op. cit., p. 138

Page 21: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

20

nous pour s'amuser. / Pour tirer de l'arc ou se livrer à la chasse, / Mais bel et bien en quête de prouesse / Et pour accroître sa renommée." (v. 3425-3429)1 Voilà le conseil que Bademagu donne à Méléagant.

La paume c'est la première version de notre tennis. Elle donnait lieu à des compétitions sportives exactement comme on en voit de nos jours. La paume se joue à deux ou à quatre, avec des raquettes et des balles. Elle tire son nom du creux de la main utilisé à l'origine pour lancer la balle. Cette manière de jouer est la seule jusqu'au milieu du XVe siècle.

On profite de la nature quand la saison est belle, douce et agréable. Lancelot et sa compagnie arrivent à un pré où ils découvrent de nombreux joueurs livrés aux distractions: "Ils s'en vont jusqu'à une prairie. / En celle-ci se trouvaient des jeunes filles, / Des chevaliers et des demoiselles / Qui jouaient à plusieurs jeux, / Car le lieu était beau et y conviait. / Les uns jouaient a des jeux sérieux, / Au trictrac, aux échecs, / Aux dés, au double-six, / Également à la mine. / À de tels jeux le plus grand nombre jouaient." (v. 1817-1826)2

Une fois satisfaits les besoins essentiels de la subsistance et, pour les nobles, les satisfactions non moins essentielles du prestige, il reste peu aux hommes du Moyen Age. Insoucieux du bien être, ils sacrifient tout, quand c'est en leur pouvoir, au paraître. Leurs seules joies profondes et désintéressées, c'est la fête et le jeu, encore que chez les grands la fête soit aussi ostentation et réclame.

Le plaisir de la pêche La pêche peut constituer un loisir, une distraction, étant

pratiquée surtout dans les rivières et dans les étangs. Quand il 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 195 2 Idem, p. 95

Page 22: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

21

quitte Blanchefleur pour retrouver sa mère, Perceval est arrêté en route par une rivière infranchissable. Il y remarque une barque avec deux pêcheurs qui lui proposent de l'héberger au château voisin: "Celui qui était à l'avant péchait / à la ligne en amorçant / son hameçon d'un petit poisson, / guère plus gros qu'on menu vairon." (v. 2945-2948)1

La pêche est laissée aux roturiers pour leur profit ou plaisir. Avant tout, elle est un moyen de se procurer de la nourriture car le poisson est consommé en grande quantité au Moyen Age, surtout des raisons religieuses. Elle apparaît beaucoup moins que la chasse comme un loisir, particulièrement pour les nobles parce qu'elle ne permet pas de prouver ses qualités guerrières; elle réclame plus de patience que de bravoure. Pourtant, Chrétien l'indique parmi les distractions qu'Yvain et Laudine offrent au roi Arthur pendant son séjour dans leur château: "Les bois et les rivières offraient / de nombreuses distractions à ceux qui les recherchaient." (v. 2468-2469)2 Toutefois, comme la pêche est rarement une activité aristocratique, les sources apparaissent moins abondantes que pour la chasse.

Quand il arrive au mystérieux château, découvert non sans mal, Perceval retrouve le Pêcheur qui est aussi le Roi "méthaignié", c'est-à-dire blessé. Incapable de se distraire en chassant comme tout chevalier de noble naissance, il s'adonne à la pêche, occupation nettement moins aristocratique: "Quand il cherche à se distraire / ou à avoir quelque plaisante occupation, / il se fait porter dans une barque / et il se met à pêcher à l'hameçon. / Voilà pourquoi il est appelé le Roi Pêcheur, / et s'il se distrait de la sorte, / c'est qu'il n'y a pas d'autre plaisir / qu'il soit en rien capable d'endurer ni de souffrir, / qu'il s'agisse de chasser en bois ou en rivière. / Mais il a ses chasseurs pour le

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 223 2 Chrétien du Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 792

Page 23: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

22

gibier d'eau, / ses archers et ses veneurs / pour aller dans ces forêts chasser à l'arc." (v. 3454-3466)1

Alors que la chasse représente un loisir essentiellement réservé aux aristocrates, "la pêche a d'abord un but utilitaire, soit qu'elle fournisse de la nourriture, soit que par le commerce du poisson elle constitue une source de profit."2 Elle peut être une distraction aussi, mais elle est pratiquée le plus souvent par de roturiers, car au Moyen Age, ils ont beaucoup plus de liberté en matière de pêche qu'en matière de chasse.

La chasse entre passion et coutume Tout au long du Moyen Age, la chasse reste une

véritable passion pour la noblesse. C'est un loisir pour les nobles, l'une des occupations favorites auxquelles ils s'adonnent. Parfois, elle n'était pas un simple jeu mais aussi une nécessité, car elle offrait de la viande, en permettant d'enrichir la nourriture des grands. Mais ils chassaient aussi pour se débarrasser des bêtes sauvages qui venaient ravager les cultures et les poulaillers.

En même temps, elle faisait office de loisir ou d'un bon entraînement les gens pour la guerre, ou peut-être, c'était une sorte d'aventure qui se vivait au quotidien, sans qu'il soit besoin de guerre ou des croisades. L'aventure est partout dans les romans de Chrétien de Troyes, où elle prend le caractère de l'expérience initiatique.

Si la guerre était le métier des chevaliers, la chasse était leur distraction qui se passait en plein air. À la recherche de Guenièvre, Lancelot "vit un chevalier qui revenait / Du bois où il avait chassé. / Il venait, le heaume lace, / Et la venaison, / Que Dieu lui avait donnée, était chargée / Sur un grand cheval 1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 257-259 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 99

Page 24: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

23

de chasse couleur gris fer." (v. 2163-2168)1 La chasse se pratiquait de diverses manières. On distingue alors la chasse à courre avec meute de chiens qui, depuis longtemps et pour plus longtemps encore, était la passion de ces hommes à cheval. Elle était aussi un substitut de la guerre. Ils chassaient le gros gibier (sangliers, cerfs, loups, ours) ou le petit gibier (oiseaux, faisans, lapins). Les sangliers avaient de la défense, les ours des griffes. Le loup, cette bête féroce très répandue au Moyen Age et qui menaçait l'homme, était chassé pour l'extermination.

Le gibier à plumes tient de la fauconnerie. Son faucon,

et sa main gantée, le chevalier allait au pas, en petite

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 115

Page 25: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

24

compagnie, en terrain découvert. "À la saison où l'on part à la chasse, / avec l'épervier et le braque, / cherchant l'alouette et le passereau / et pistant la caille et la perdrix. / il arriva qu'un chevalier de Thrace...." (v. 6348-6352)1 Voilà les mots de Chrétien en Cligès, mots qui nous indiquent qu'à l'époque, la chasse au vol était très répandue. Aujourd'hui, ce beau sport est bien oublié. Si la fauconnerie rassemblait peu de monde, la chasse à courre à travers le bois, réunissait sans doute de nombreux chevaliers, châtelains de toute une région, et souvent, les dames qui devaient savoir monter à cheval. C'était la joie. Pourtant, la distraction des femmes en matière de chasse, restait la chasse aux faucons.

Au Moyen Age la chasse représentait le privilège de la noblesse parce que c'était elle qui possédait des forêts à ce temps là, dans lesquelles elle se réservait le droit de la chasse. Les forêts étaient très giboyeuses à l'époque de Chrétien et la chasse était une nécessité. Seuls les seigneurs possédaient l'équipement convenable pour chasser efficacement les bêtes nuisibles. Du reste, la chasse est tout un art offrant un plaisir incomparable. Prisonnier du château enchanté, Gauvain manifeste de l'intérêt à chasser dans le pays d'alentour qui était plus beau qu'on ne saurait pas dire: "Monseigneur Gauvain admire / ces eaux courantes, ces larges plaines, / ces forêts giboyeuses" (v. 7922-7924) et s'exclame "quel plaisir à mes yeux d'habiter ici / pour aller chasser et tirer / dans ces forêts, là, devant nous!" (v. 7927-7929)2 Il est facile de s'imaginer sa désillusion quand il a appris qu'il ne pourrait jamais sortir du château.

À part d'être un loisir aristocratique, la chasse se présente aussi sous une forme symbolique. Le premier récit de Chrétien s'ouvre sur l'aventure de la chasse au blanc cerf, propre aux contes d'origine celtique. Le roi Arthur justifie la 1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 431 2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 557

Page 26: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

25

décision contestée de lancer la cour à la chasse au blanc cerf et de restaurer la coutume du baiser, en rappellent les droits et les devoirs de sa charge. Parmi eux, le maintien des coutumes et des lois traditionnelles: "le roi dit à ses chevaliers / qu'il voulait chasser le blanc cerf / pour faire revivre la coutume." (v. 35-37)1 La chasse à courre aura été menée à bien, assurant symboliquement un surcroît de puissance à celui qui l'aura dirigée, c'est-à-dire, au roi: "Au devant de tous, chassait le roi / sur un coursier d'Espagne." (v. 123-124)2 C'était une "chasse pleine de merveilles." (v. 66)3 Le blanc cerf est un véritable animal totémique qui est à la fois messager traditionnel de l'autre monde et guide vers l'autre monde. "La blancheur est la marque distinctive des êtres venus de l'Autre Monde."4 Le blanc est la manifestation même de la lumière, tout comme le noir l'est de l'obscurité. "La chasse au cerf blanc d'Érec rappelle le fait que les bêtes blanches, dans le folklore gallois, proviennent d'Annwn, qui est à la fois le pays des morts et celui des fées il peut s'agir d'un sanglier comme dans le mabinogi de Manawydan, le fils de Llyr, ou du blanc porc dans le lai de Guingamor, ou bien de la biche blanche du lai de Graelent."5 La chasse au blanc cerf est vite oubliée pour faire place à la coutume courtoise du baiser à la plus belle!

La chasse est donc profitable tant sur le plan de l'âme que du corps. Mais les deux buts principaux qui depuis toujours ont été poursuivis par les chasseurs sont constitués par le bénéfice et le plaisir de la distraction. Au Moyen Age, la vénerie semble réservée essentiellement aux hommes. Représentant d'abord un loisir pour les nobles, la chasse est "un 1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 31 2 Idem, p. 37 3 Ibidem, p. 33 4 Jacques Ribard, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Paris, Editions Champion, 1984, p. 39 5 Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale française, E.U.B., 1999, p. 147

Page 27: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

26

divertissement très amusant et en même temps fort utile pour tous ceux qui s'y adonnent avec modération."1

1 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 82

Page 28: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

27

III. FÊTES

***

Fêtes religieuses et profanes Une fois satisfaits les besoins essentiels de la

subsistance et du prestige, il reste peu aux héros de Chrétien de Troyes. Insoucieux du bien-être, ils sacrifient tout, quand c'est en leur pouvoir, au paraître. Leurs seules joies profondes et désintéressées, c'est la fête et le jeu, encore que chez les grands comme le roi Arthur, la fête soit aussi ostentation. À sa cour, les festins se transformant toujours en véritables fêtes.

L'ouverture des romans arthuriens se situe souvent lors d'une fête qui réunit à sa cour tous les chevaliers du roi Arthur: Érec et Énide, Pâques, à Caradigan; Le Chevalier de la Charrette, l'Ascension, à Carlion; Le Chevalier au Lion, Pentecôte, à Carduel. Dans Le Conte du Graal, Perceval arrive un ou deux jours trop tôt au château du Roi Pêcheur, c'est-à-dire la veille ou l'avant-veille de la Pentecôte.

D'une manière générale, les fêtes correspondent surtout, au calendrier religieux, au cycle des douze jours de Noël à l'Epiphanie, au cycle carnaval - carême, au cycle de la semaine sainte et de Pâques, au cycle de mai. De la Pentecôte à Noël, maintes fêtes religieuses sont prétextes à divertissements profanes. L'année connaît des fluctuations suivant la date de Pâques, qui en marque le départ, avec le système des fêtes mobiles servant de repérage. Versatilité freinée par les fêtes fixes comme la Circoncision le 1er janvier, l'Épiphanie le 6, l'Annonciation, le 25 mars, l'Assomption le 15 août, la Saint-Michel le 29 septembre, la Toussaint le 1er novembre, la Saint-Martin le 11 novembre et Noël le 25 décembre.

Page 29: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

28

Le cycle de l'année est donc celui du calendrier liturgique, dont les temps forts sont l'Avent et le Carême, et les fêtes principales Noël, Pâques, l'Ascension, la Pentecôte et la Toussaint. L'usage de célébrer l'Assomption de la Vierge le 15 août ne s'imposera qu'au milieu du XIIIe siècle. C'est au Concile de Nicée, en 325, que la date de Noël a été définitivement arrêtée au 25 décembre, et au VIIe siècle, seulement que la fête de "tous les saints" a été placée le 1er novembre. La date des trois grandes autres fêtes est mobile. Pâques se trouve située au plus tôt le 22 mars et au plus tard le 25 avril. L'Ascension est célébrée 40 jours après Pâques et la Pentecôte, 50. "Certains saints, universellement vénérés peuvent être partout fêtés à plusieurs moments de l'année. On célèbre l'anniversaire de leur naissance, de leur conversion, de leur martyre, de la découverte ou de la translation de leurs reliques. Saint Martin, par exemple, est fêté au moins trois fois: le 4 juillet (Saint-Martin d'été), jour de son ordination; le 11 novembre (Saint-Martin d'hiver), jour où il a été enseveli; le 13 décembre, jour de retour de ses reliques d'Auxerre à Tours. D'autres usages attestent encore davantage l'influence de la vie religieuse sur le calendrier: en certaines périodes de l'année, le jour de la semaine est désigné par le sujet de l'Evangile lu à l'église. Ainsi, le jeudi de la deuxième semaine de carême est nommé le mauvais riche, le vendredi les vignerons et le samedi la femme adultère. Ces problèmes sont l'affaire des clercs."1

Les fêtes religieuses, profanes ou locales sont des occasions de rompre la monotonie de la vie quotidienne. Les coutumes n'évoluent que très lentement, se rattachant en quelque sorte au culte de la nature. Ainsi les fêtes de mai célèbrent l'arrivée du printemps, associant l'aristocratie à la tradition populaire et païenne. La nuit Saint-Jean évoque les divinités du temps, les fées, figures des Parques présidant à la 1 Michel Pastoureau, La vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table ronde, Librairie Hachette, 1976, p. 217

Page 30: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

29

naissance, au défilement des jours et à la mort. Les fées sont aussi des déesses nocturnes, comme Diane dont elles font revivre, en les transposant, les principaux thèmes mythologiques. Elles illustrent un des aspects essentiels de la temporalité médiévale, la peur de la nuit. Si la phase nocturne de la vie est ainsi instinctivement ressentie comme le lieu des maléfices, le carnaval, les jours précédant le carême, fête joyeusement le renversement de l'année et du monde officiel.

Le cycle des cérémonies festives, utilisé par Chrétien dans ses romans, est dominé par les fêtes religieuses et les fêtes d'adoubement. Il ne fait aucune mention des fêtes païennes.

Mais, au Moyen Age, la fête des fous et la fête de l'âne

ont été très populaires. La fête des fous était célébrée le jour de Noël le 25 décembre, ou le jour de l'An ou de l'Epiphanie. Elle rappelait les Saturnales romaines. C'était un temps de liberté où les domestiques devenaient les maîtres et les maîtres les domestiques. En cette seule journée, les valeurs établies de la société étaient renversées et la religion était tournée en dérision. La fête de l'âne était célébrée dans certaines villes la veille de Noël ou au cours des secondes vêpres le 25 décembre. En souvenir de la fuite en Egypte, une jeune fille tenant un enfant dans ses bras pénétrait dans une église à dos d'âne. Pendant la messe, toutes les prières se terminaient par "hi-han".

Page 31: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

30

L'Église a rapidement interdit ces célébrations qui prenaient un caractère obscène. Pourtant, on remarque le goût du plaisir et de la joie que les gens du Moyen Age manifestaient. On pourrait dire qu'ils préféraient mourir dans un tournoi ou bien s'étourdir dans les divertissements que de mener une vie monotone.

On a déjà vu que presque tous les romans de Chrétien s'ouvrent sur la réunion plénière de la cour d'Arthur un jour de fête au printemps. Pâques, Ascension et Pentecôte, les trois grandes fêtes liturgiques de cette saison marquent l'ouverture de trois de ses romans. "Un jour de Pâques, / à la saison nouvelle, à Caradigan" (v. 27-28)1, le roi Arthur réunit sa cour pour la chasse au blanc cerf. Le début de Chevalier de la Charrette a pour référence temporelle un jour d'Ascension: "Un jour de fête de l'Ascension / Était venu en provenance de Carlion / Le roi Arthur afin de rassembler / Une cour plénière à Caamalot / Une cour digne d'un jour de grande fête." (v. 1-5)2

La salle est un lieu de divertissement lors des rassemblements liés à une date rituelle où s'éprouve la cohésion du groupe. À la fête de l'Ascension, le roi Arthur tient une cour magnifique, la salle foisonne en barons. Il s'y ajoute la présence de la reine et des dames. C'est à l'assemblée comme totalité que s'adresse le défi du chevalier qui enlève Guenièvre. La fin des récits utilisera aussi la salle comme un lieu collectif de la glorification du héros. Lors du banquet du couronnement d'Érec, le festin se déroule dans cinq salles "pleines, / si bien qu'on pouvait à grande peine / trouver un passage entre les tables. / À chaque table, / Il y avait en vérité un roi, / ou un duc, ou un conte." (v. 6923-6928)3

L'ouverture du Chevalier au Lion, la plus belle réussite de Chrétien de Troyes, par une scène de cour, un jour de fête, 1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 19 2 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 521 3 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 521

Page 32: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

31

est traditionnelle chez lui. Sans prendre la peine de présenter les personnages ni d'indiquer quand se passe le roman (la datation liturgique "la Pentecôte" est trompeuse, parce qu'elle ne précise pas l'année), Chrétien se réfère à la cour arthurienne comme à un univers mythique et légendaire: "Le noble roi Arthur de Bretagne, / dont la prouesse nous enseigne / à être vaillants et courtois, / réunit sa cour avec la magnificence convenant à un roi, / lors de cette fête qui coûte tant / qu'on l'appelle avec justesse la Pentecôte." (v. 1-6)1 Pourtant, Yvain semble infléchir la vision idéale et courtoise que la tradition donne de cette cour: le roi part faire la sieste en pleine fête, ce qui s'accorde mal avec son rang. Il néglige les devoirs de sa charge et les convenances. Keu est aussi montré sous un jour plus désagréable que de coutume, ce qui introduit une note "anticourtoise" et discordante (Keu, la reine, Yvain et Calogrenant en viennent presque aux injures!). Enfin, Calogrenant raconte une aventure désastreuse pour lui, ce qui, est encore, en contraste avec l'excellence habituelle des chevaliers d'Arthur. Ces différents éléments font de la cour un lieu critique et critiqué, que le héros doit quitter au plus vite pour gagner ailleurs gloire et renommée.

Après avoir été adoubé chevalier par Gornemant de Goort, Perceval a l'occasion de s'illustrer au château de Beaurepaire, en proie à la désolation. Il y défait successivement Aguingueron et le maître de celui-ci, Clamadieu des Îles, qui assiégeaient et affamaient le château, et les envoie se constituer prisonniers à la cour du roi Arthur où ils arriveront à la Pentecôte après un voyage de trois jours: "On était à une Pentecôte. / La reine se tenait assise aux côtés / du roi Arthur, en haut bout d'une table, / On y voyait des comtes, des ducs, des rois / et nombre des reines et des comtesses. Toutes les messes avaient été dites, / dames et chevaliers / étaient revenus

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 711

Page 33: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

32

de l'église." (v. 2725-2732)1 La fête de Pentecôte, comme toute autre fête religieuse, commence par la fréquentation de la messe, à laquelle suit le divertissement. Les chevaliers et les dames de Chrétien passent leurs loisirs lors des fêtes qui se déroulent tout au long de l'année.

Une autre chose habituelle, dès qu'il y a prétexte à fête, est la pratique fréquente de la danse et particulièrement de la ronde et de la carole. Toujours Le Conte du Graal nous offre un exemple dans ce sens, et il s'agit cette fois-ci du château enchanté en liesse: "Devant le palais se tenait assise / la reine, à l'attendre. / Elle avait fait se donner la main / à toutes les jeunes filles pour danser / et commencer la fête. / Pour l'accueillir, leur joie commence, / avec des chants, des rondes et des danses." (v. 8826-8832)2

La fête de Pâques réunit la tristesse et la joie à la fois "Ainsi Perceval se rappela / que Dieu reçut au Vendredi / la mort et qu'il fut crucifié. / Le jour de Pâques, Perceval / communia dignement." (v. 6429-6433)3 Les fêtes sont occasion de ripailles et d'amusements, mais aussi de communion. Pas souvent, certes. Seulement une fois à Pâques. L'Eucharistie avait pris une place profonde dans la mentalité médiévale et il ne faudrait pas sous-estimer le sens de ce "repas" pris en commun. La messe du dimanche et les fêtes sont des cérémonies collectives où la plupart des gens, hommes, femmes, vieux et jeunes s'y retrouvent. Pâques n'exclut pas les distractions d'autant plus que le carême qui vient de s'achever correspond à une période d'austérité.

Les fêtes manifestaient avec plus d'intensité l'existence de la communauté médiévale. D'un point de vue strictement religieux, il y avait les fêtes de l'Écriture. Mais, du point de vue profane, il y avait aussi les fêtes dites annuelles. Par 1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 209 2 Idem, p. 621 3 Ibidem, p. 457

Page 34: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

33

conséquence, la réalité de la vie festive médiévale débordait du calendrier religieux. Autour du solstice d'hiver, les grandes réjouissances de Noël, de la Circoncision (1er janvier), de la veille de la Tiphaine (Épiphanie): un cycle de douze jours. Les fêtes qui entourent et coupent le Carême étaient particulièrement suivies. Pâques fleuries- les Rameaux - et tout le cycle pascal. Puis, la Pentecôte où l'on arrosait les tard-levés d'un bon seau d'eau froide. À la Saint-Jean, un reposoir est dressé pour la châsse de Notre-Dame. On ajoute enfin les fêtes profanes placées autour du 15 août, sous le manteau de la Vierge et les fêtes des vendanges à la Saint-Michel ou à la Saint-Rémy. Ces solennités étaient en général précédées d'une veillée dans l'église, aux chandelles. Il paraît qu'on s'y amusait plus qu'on y priait et les statuts synodaux du XIIIe siècle en ont demandé l'arrêt ou du moins l'interdiction aux femmes et la suppression des jeux. Ici ou là, le calendrier n'était pas le même et telle fête était moins célébrée.

Les fêtes calendaires étaient plus qu'une occasion de réjouissances collectives, une articulation entre la sociabilité familiale et celle de la collectivité. Les fêtes sont prétextes à divertissements profanes et à des jeux collectifs divers parmi lesquels le tire à l'arc, par exemple, ou la soûle. Ces fêtes joyeuses étaient habituellement accompagnées par de grands festins. Aux jours de fête (et nous avons vu que les fêtes chômées sont nombreuses), la cour arthurienne s'abandonne aux délices d'une nourriture délicate aussi bien qu'aux jeux. Autres fêtes mentionnées par Chrétien sont celle d'Allemagne, où Alexandre va rencontrer les empereurs à Cologne: "Il va tout droit jusqu'à Cologne / où l'empereur, pour une grande fête / en Allemagne, tenait sa cour" (v. 2657-2659)1 et celle du château de Beaurepaire, organisée après sa libération: "C'était, d'autre part, la joie / au château, où sont de retour / ceux qui avaient séjourné / si longtemps en cruelle prison. / La grande 1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 203

Page 35: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

34

salle toute entière est bruyante de joie, / ainsi que les demeures des chevaliers. / Les églises et les monastères / font joyeusement sonner toutes les cloches / et il n'y eut moine ni none / qui ne rendît grâce à Dieu Notre Seigneur. / Par les rues et par les places, / tous et toutes se mettent à danser. / Car c'était vraiment la fête au château, / car c'en était fini des assauts et des guerres." (v. 2674-2687)1

La cour du roi Arthur est un modèle idéal de réjouissance. Rien n'égale ses fêtes, ses tournois, ses banquets et ses festins. L'homme courtois n'ignore ni la pitié, ni les exercices de la religion. La cour arthurienne va à la messe. Ce n'est pas toutefois qu'une occupation parmi d'autres. La répétitivité monotone de la vie médiévale n'était interrompue que par des moments de sociabilité, comme la participation à la messe. À ces moments, d'autres plus extraordinaires, s'y ajoutaient suivant une périodicité annuelle, comme les grandes fêtes religieuses, ou d'autres encore, tout à fait exceptionnels, comme les cérémonies de couronnement et d'adoubement et les mariages. Tous ces moments marquaient en premier lieu une rupture des habitudes alimentaires et vestimentaires car les qualités requises de l'homme de cour sont toutes mondaines.

S'il est sensible au rythme des dimanches et des innombrables jours chômés, s'il est sensible au retour périodique des fêtes religieuses et des réjouissances, il l'est encore d'avantage au cycle des saisons, au temps de la nature: pour tous, il y a les beaux et les mauvais jours.

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 205-206

Page 36: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

35

Fêtes publiques

Cérémonie d'adoubement La chevalerie est une institution qui apparaît au IXe

siècle comme une catégorie de la société féodale rassemblant les spécialistes du combat cavalier, devenu le seul réellement efficace.

Au sens strict, est chevalier tout homme d'armes qui a

subi les rites d'une cérémonie d'initiation spécifique - l'adoubement - après avoir achevé son éducation militaire. Toutefois, il ne suffit pas d'avoir été adoubé. Il faut encore

Page 37: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

36

obéir à certaines règles et surtout observer une manière de vivre particulière. Les chevaliers ne forment donc pas une classe juridique, mais une catégorie sociale qui rassemble ceux des spécialistes du combat de chevalerie - le seul efficace jusqu'à la fin du 13e siècle -, possédant les moyens de mener cette existence à part qu'est la vie chevaleresque. Le chevalier doit être apte à coopérer loyalement à la défense du peuple et au maintien de la paix.

Théoriquement, la chevalerie est ouverte à tout homme qui a été baptisé. Chaque chevalier peut faire chevalier celui qu'il juge digne de l'être, sans aucune considération d'origine ou de condition. Mais dans la réalité, il en va autrement. Dès le milieu du XIIe siècle tendent à se recruter presque exclusivement parmi les fils des chevaliers et à former ainsi une caste héréditaire.

S'ils n'ont pas complètement disparu, les adoubements de roturiers sont devenus exceptionnels. À cela deux raisons. La première réside dans le procédé de cooptation qui favorise inévitablement la classe de l'aristocratie terrienne. La seconde, peut-être la plus importante - est liée à des impératifs socio-économiques: le cheval, l'équipement coûtent cher; l'existence même de chevalier, faite de plaisirs et d'oisiveté parfois, suppose pour être vécue une certaine richesse qui à cette époque ne peut être que foncière.

Être chevalier, en effet, ne rapporte que gloire et honneur; il faut donc vivre soit de la générosité d'un riche et puissant personnage, soit des revenus d'un patrimoine. La chevalerie est avant tout une manière de vivre. Elle requiert une préparation spéciale, des activités qui ne peuvent pas être celles du commun.

La vie du futur chevalier commence par un long et difficile apprentissage, reçu d'abord au château paternel puis, à partir de la dixième ou de la douzième année, auprès d'un riche parrain ou d'un grand protecteur. Bien des chevaliers adultes se

Page 38: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

37

souviendront avec tristesse de cette brusque séparation. Au fil du temps le garçon fait son apprentissage. La première formation, familiale et individuelle a pour but d'enseigner les rudiments de l'équitation, de la chasse et du maniement des armes. La seconde plus longue et plus technique, est une véritable initiation professionnelle et ésotérique. Elle se reçoit collectivement. Pendant quelques années, il est tour à tour page, puis écuyer, portant sur le champ de bataille l'écu et le bouclier de son maître. Puis, voilà enfin le grand jour: il va devenir chevalier. L'adoubement est la première cérémonie de sa vie. Ce jour-là, son maître va lui remettre solennellement ses armes.

Le déroulement rituel de cette cérémonie n'a été fixé que tardivement. On observe notamment une grande différence entre les adoubements qui ont lieu en temps de guerre et ceux qui ont lieu en temps de paix. À l'origine, ce geste pouvait avoir lieu le soir d'une bataille, après la victoire. Ce sont les plus glorieux, bien que gestes et formules en soient réduits à leur plus sobre expression, en général la remise de l'épée et la cotée.

À partir du XIIe siècle, l'adoubement prend un caractère religieux. Il va de pair avec la célébration d'une grande fête religieuse (Pâques, Pentecôte, Ascension) ou civile (naissance ou mariage d'un prince, réconciliation de deux souverains).

Ces sont des spectacles quasi liturgiques, ayant pour cadre la cour d'un château, le porche d'une église, une place publique ou l'herbe d'un pré. Ils exigent des futurs adoubés une préparation sacramentelle (confession, communion) et une nuit de méditation dans une église ou une chapelle: la veillée d'armes. Ils sont suivis de plusieurs jours de festins, de tournois et de réjouissances.

La cérémonie d'adoubement se déroule selon une ordonnance toute sacralisée. Elle commence par la bénédiction des armes, que son seigneur lui remet: d'abord, l'épée et les

Page 39: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

38

éperons, puis le haubert et le heaume, enfin la lance et l'écu. L'écuyer les revêt, en récitant quelques prières et en prononçant un serment par lequel il s'engage à respecter les usages et les obligations de la chevalerie. Pour terminer, a lieu la colée, geste symbolique dont l'origine et la signification restent discutées et dont les expressions sont multiformes: le plus souvent, l'officiant, debout, donne au jeune adoubé, agenouillé devant lui, un violent coup de paume sur l'épaule ou sur la nuque. Dans d'autres cas, ce geste est réduit à une simple accolade ou même une vigoureuse poignée de main. La cérémonie a évolué au cours des siècles, mais elle garde la même importance et représente le passage de l'enfance à l'âge adulte, l'adoption du nouveau combattant parmi les anciens.

L'adoubement, étape capitale dans la carrière du chevalier, ne transforme guère sa vie quotidienne. Celle-ci continue d'être faite de chevauchées, de batailles, de chasses et de tournois.

Dans les romans de Chrétien de Troyes, on trouve l'image d'une société où les qualités, les pratiques et les aspirations de la classe chevaleresque seraient les seuls idéaux possibles. La chevalerie est aussi une éthique. On peut résumer le code de la chevalerie en trois grands principes: fidélité à la parole donnée et loyauté vis à vis de tous; générosité, protection et assistance envers ceux qui en ont besoin; l'obéissance à l'Église, défense de ses ministres et de ses biens.

À la fin du XIIe siècle, le parfait chevalier n'est pas encore Perceval. Ce n'est pas non plus Lancelot, dont les amours avec la reine Guenièvre ont quelque chose d'incompatible avec les vertus chevaleresques. Le "soleil de toute chevalerie" c'est Gauvain, le neveu du roi Arthur, celui des compagnons de la Table ronde qui possède au plus haut point les qualités que l'on attend d'un chevalier: la franchise, la bonté et la noblesse du cœur; la piété et la tempérance; le courage et la force physique; le mépris de la fatigue, de la

Page 40: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

39

souffrance et de la mort; la conscience de sa propre valeur; la fierté d'appartenir à un lignage, d'être l'homme d'un seigneur, de respecter la fidélité jurée; enfin, et surtout ces vertus que l'ancien français nomme "largesse" et "courtoisie" et qu'aucun terme de notre langue moderne ne peut traduire de manière satisfaisante. La largesse c'est à la fois la libéralité, la générosité et elle suppose la richesse. Elle a pour contraire l'avarice et la recherche du profit. La courtoisie comprend toutes les qualités de la largesse mais y ajoute: la beauté physique, l'élégance et le désir de plaire; la douceur, la fraîcheur d'âme, la délicatesse du cœur et celle des manières; l'humour, l'intelligence, une politesse exquise et pour tout dire un certain snobisme. Elle suppose en outre la jeunesse, la liberté de tout attachement envers la vie, la disponibilité pour la guerre et les plaisirs, l'aventure et l'oisiveté. Pour être courtois, la noblesse de la naissance ne suffit pas; les dons naturels doivent être affinés par une éducation spéciale et entretenue par des pratiques quotidiennes à la cour d'un grand seigneur. Celle d'Arthur en est le modèle. C'est là que les dames sont les plus belles, les chevaliers les plus preux, les manières les plus courtoises.

Arthur, comme tout autre roi ou seigneur, est entouré d'une sorte "d'école de chevalerie", où les fils de ses chevaliers et de ses parents les moins fortunés viennent apprendre le métier militaire et les vertus chevaleresques.

Alexandre, le fils de l'empereur de Constantinople vient à Londres se faire armer chevalier par Arthur. Il s'illustre au siège de Windsor, puis épouse la sœur de Gauvain. Son fils, Cligès, fait son éducation chevaleresque toujours en Angleterre, puis il revient à Constantinople.

Le jeune Perceval, élevé au fond de la forêt par sa mère veuve, découvre un jour ce qu'elle voulait lui cacher: l'éclat de la chevalerie. Après avoir écouté sans les comprendre les ultimes conseils, il la quitte pour se rendre auprès du roi

Page 41: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

40

Arthur, le roi qui fait les chevaliers, il croit en être devenu un pour avoir tué le Chevalier Vermeil et revêtu ses armes, mais il reçoit du vieux Gornemant du Goort sa véritable éducation chevaleresque. Sa mère voulait sauver son fils d'une carrière de chevalier qui avait déjà coûte la vie au père du héros et à ses deux frères aînés, adoubés toujours par le roi Arthur: "Le même jour les deux jeunes gens / furent adoubés et furent des chevaliers, / et le même jour deux partirent / pour rentrer chez eux." (v. 440-443)1 Au début, l'adoubement était seulement une cérémonie militaire au cours de laquelle on remettait ses armes au nouveau chevalier. Mais, au fil du temps, ces cérémonies deviennent aussi religieuses en prenant des formes de plus en plus semblables à celles des sacrements, tout spécialement celui du baptême. L'église est celle qui a cherché à sanctifier la chevalerie, mais les chevaliers sont avant tout des professionnels de la guerre.

À l'origine, ils étaient rassemblés autour d'un seigneur qui leur fournissait leur coûteux équipement, les armes et le cheval, en échange de la défense de sa demeure. Durant les Xe et XIe siècles, ces hommes armés s'affrontent entre eux, et l'on dénonce souvent leur violence, en particulier quand elle atteint ceux qui sont incapables de se défendre (les clercs, les femmes et les pauvres). L'Église engage alors un programme de paix qui vise à limiter la violence envers les personnes sans défense, dans certains lieux et à certaines périodes. À partir du XIIe siècle, un nouvel idéal chevaleresque commence à s'imposer, qui repose sur la protection des faibles, la loyauté, la générosité: les valeurs plus proprement guerrières - le courage, la fidélité - se substituant à des valeurs chrétiennes.

Quoi qu'il en soit, il est sûr que l'adoubement romanesque implique la héroïque loyauté du chevalier nouveau. Celui-ci s'engage implicitement à ne pas décevoir dans ce qu'il aura l'honneur de découvrir lui-même. 1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 55

Page 42: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

41

Naturellement, les chevaliers sont idéalisés par les romans de Chrétien de Troyes, leurs équivalents dans la réalité n'étant sûrement pas aussi généreux, aussi courtois et aussi humbles. Il y a néanmoins dans la chevalerie idéale des romans courtois un reflet de la morale chevaleresque que l'Église cherche à promouvoir. Yvain sert alors de modèle aux chevaliers à qui on lit le roman: il met sa valeur guerrière au service des jeunes filles sans défense; il se montre toujours loyal, respectueux de la religion et ne cherche jamais à tirer un quelconque profit de ses victoires. Lancelot aussi se montre un chevalier dont le modèle est digne d'être suivi car "le valet proclame et jure / qu'il n'ira point dire quoi que ce soit / Qu'il ne quittera jamais / Ce chevalier avant d'être adoubé / Et fait chevalier par lui." (v. 2143-2147)1

Le plus fréquemment, on adoube les jeunes par dizaines et par centaines, soit les jours des grandes fêtes comme la Pentecôte, soit sur le champ de bataille, en récompense des services apportés ou afin d'exhorter à la vaillance. Dans Le Conte du Graal, Gauvain admet dans l'ordre des chevaliers, cinq cents jeunes: "Au matin, monseigneur Gauvain / de ses mains chaussa à chacun d'eux / l'éperon droit et leur ceignit l'épée, / puis il leur donna l'accolade. / Il fut alors en compagnie d'au moins / cinq cents chevaliers nouveaux." (v. 9015-9020)2

Dans les films historiques, au lieu de la "colée", qui est parfois une bonne bourrade, on voit un geste fait en touchant les épaules du candidat avec la lame de l'épée. Georges Duby a bien montré que, entre le XIe et le XIIIe siècle, l'élément actif de la petite aristocratie européenne était constitué de iuvenes: c'est-à-dire des chevaliers récemment adoubés, qui viennent à peine de recevoir leurs armes au cours de la cérémonie rituelle et qui essaiment par groupes plus au moins importants et 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 129 2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 633

Page 43: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

42

nombreux hors de leur milieu habituel. Ils poursuivent des rêves peut être, mais surtout des idéaux bien concrets (même s'ils ne les atteignent pas toujours) de sécurité et de prestige social.1

Cérémonie de couronnement De temps à autre, des fêtes publiques se déroulent

lorsque surviennent de grands événements comme c'est le cas des cérémonies de couronnement. Le seul roman dans lequel Chrétien de Troyes développe ce sujet est celui d'Érec et Énide.

En route vers la cour arthurienne, Guivret, Érec et Énide arrivent au château de Brandigan. Érec y sort vainqueur de la plus périlleuse des épreuves, celle de la Joie de la Cour. Il a l'avantage sur un chevalier géant, Mabonagrain, qui avait promis à sa dame (une cousine d'Énide) de rester auprès d'elle dans un verger merveilleux jusqu'au jour où il serait vaincu par un plus brave. Érec met ainsi fin aux enchantements et suscite la joie dans le royaume de Brandigan, en sonnant du cor. La Joie de la Cour est la joie du monde arthurien pour le couronnement. Avec la Joie de la Cour, la joie devient liesse. Érec est un héros qui crée la Joie: celle du vavasseur, triste et pensif comme celle d'Arthur à Roais, en proie à une profonde mélancolie, car il n'avait avec lui que "cinq cent chevaliers", (v. 6411)2 l'aventure de la Joie de la Cour est emblématique de l'œuvre, car Érec, par sa prouesse, plonge dans la joie tout un royaume.

1 Georges Duby, (sous la direction de), Histoire de la France urbaine. La ville médiévale, Paris, Seuil, 1980, p. 172 2 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 463

Page 44: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

43

Érec apprend la mort de son père Lac, vingt jours avant la Nativité, à Tintajel, pendant un séjour à la cour du roi Arthur. Il lui demande alors de le couronner à Nantes et le roi lui répond de la manière suivante: " « Il vous faut partir / d'ici pour aller à Nantes en Bretagne. / C'est là que vous porterez les insignes royaux: / couronne sur la tête et sceptre au poing. / Voilà le don et l'honneur que je vous accorde. »" (v. 6544-6548)1

Ainsi, les grandes fêtes du couronnement d'Érec et d'Énide se passent à la Nativité à Nantes. La fête remplit de joie la cour arthurienne. Elle est aussi une occasion pour le roi de montrer sa générosité envers Érec: "Quand cette fête fut achevée, / le roi congédia l'assemblée / des rois, des ducs et des comtes / qui étaient venus en grand nombre, / des grandes et des petites gens / qui s'étaient rendus à la fête. / Il leur a donné à profusion / chevaux, armes et argent, / draps et étoffes précieuses de toute sortes, / par noblesse d'âme / et à cause d'Érec qu'il aimait tout." (v. 6939-6949)2

Le sacre d'Érec par le roi Arthur marque une transformation essentielle de sa vie. À partir de ce moment il est plus qu'un simple chevalier. Il devient maintenant roi. Par le couronnement, le cycle des aventures du héros est fermé, et il "accède non seulement à la famille, mais encore à la responsabilité politique et sociale, par la reprise de l'héritage paternel."3

1 Idem, p. 495 2 Ibidem, p. 523 3 Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale française, op. cit., p. 146

Page 45: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

44

Fêtes familiales: mariages Cet heureux événement depuis les préparatifs du

mariage jusqu'à la cérémonie religieuse et le repas de noces - est une occasion de découvrir un Moyen Age autre que celui des guerres et des batailles.

Loin d'être le symbole de l'union amoureuse de l'homme et de la femme, le mariage est au Moyen Age le moyen classique de renforcer une alliance, un traité de paix, un hommage vassalique, un accord quelconque. Des intérêts financiers, politiques ou matériels prévalaient bien souvent: les contrats de mariage stipulaient les biens apportés par chacun des époux, en particulier les dons en nature, en terre et en numéraire.

Au Moyen Age, les mariages étaient rarement des mariages d'amour. Le consentement des futurs mariés, tant revendiqué par l'Église, était plus qu'une obligation imposée par les parents qu'un réel choix. L'amour est considéré comme le résultat du mariage et non comme son prélude. L'idée que l'amour ne puisse exister entre époux légitimes parce qu'ils ne se sont pas choisis fait alors partie, comme les tournois, des jeux que pratique la haute société.

Bien avant la fin du XIIe siècle, l'Église donne au mariage son caractère public. Le mariage n'est plus considéré comme valide si les conjoints n'ont pas échangé leurs consentements devant un prêtre chargé des formalités civiles qui les bénit en présence des témoins. L'échange des consentements va même être déplacé de la maison de la fiancée à la porte d'Église. Les époux n'entrent à l'église qu'après le mariage, pour la messe et la bénédiction. Dans le même temps, théologiens et canonistes travaillent la question de la nature et du nombre des sacrements, parmi lesquels ils compteront le mariage à partir du XIIe siècle.

Page 46: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

45

Aux rites familiaux traditionnels s'ajoutent désormais des rites religieux que les siècles suivants multiplieront. Le mariage n'est pas sacralisé simplement dans ses rites, il l'est surtout dans son essence. L'Église l'élève à la dignité de sacrement. C'est une révolution mentale puisqu'il reste aussi une œuvre de chair. Promotion qui aurait été impossible si l'Église n'avait d'abord proclamé le mariage indissoluble: indissoluble parce que fondé sur le consentement. Le mariage consenti crée entre les époux un bien spirituel que nul ne peut rompre. L'Église prononce parfois la séparation de corps, mais les époux séparés n'ont pas le droit de se remarier. Seule la parenté à un degré prohibé peut entraîner le divorce, mais pour éviter que les lignages ne trouvent là prétexte à rupture, l'Église assouplit les règles et multiplie les dispenses.

C'est dans la réforme du mariage qu'il faut chercher les germes les plus vigoureux de l'amélioration dont bénéficie la condition féminine à partir du XIIe siècle, même si cette amélioration n'est ni continue ni générale.

Le mariage consenti met l'homme et la femme à l'égalité au moins sur le plan des principes, ce qui n'était pas le cas auparavant. Le mariage indissoluble lui offre un foyer stable, tant que la mort ne vient pas le détruire, et la possibilité de rester avec ses enfants. Le mariage sacralisé justifie la sexualité conjugale et ôte à la femme son aspect inquiétant. À côté du courant misogyne, bien loin d'avoir jeté ses derniers feux, et que les clercs sont les premiers à entretenir, fait son chemin un autre courant, plus charitable et plus optimiste dont la dévotion à Marie Vierge et Mère est l'expression sublimée.

Le mariage ainsi rénové et raffermi restera, malgré les attaques dont il est l'objet tout au long du Moyen Age, le seul fondement légal de la famille et un des critères les plus communément admis de la respectabilité. Il confère aux enfants légitimes des droits refusés aux autres.

Page 47: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

46

Et, surtout, le mariage crée la cellule de base sur laquelle repose toute la société médiévale. Chaque communauté familiale doit envoyer au moins un de ses membres à la messe du dimanche, parce que le curé annonce ou prône ce que chacun doit savoir: les fêtes de la semaine et les objets trouvés, la visite de l'évêque et les battues au loup, les excommunications et les mariages.

Le mariage donnait lieu à une somptueuse cérémonie qui pouvait durer plusieurs jours. Pour préparer ce grand événement le château se transformait en une véritable ruche. Les serviteurs remplissaient caves et greniers de victuailles, les cuisiniers préparaient le menu et l'ordonnance du banquet de noces, les servants aidaient la future mariée à confectionner son trousseau et à se préparer pour le grand jour.

Dans un grand concours d'invités et de musiciens, les futurs mariés, vêtus de leurs plus beaux atours, se rendaient alors à l'église. Le mariage officialisé, les réjouissances s'ensuivaient: banquets, caroles, danses, contes et fabliaux. À la fin de la noce, les invités accompagnaient le couple jusqu'à la chambre nuptiale. La bénédiction du lit était un rite tout aussi important que la bénédiction nuptiale proprement dite. Après que la mariée eut jeté sa jarretière parmi les invités, le mari le bouquet, chacun s'en allait, rentrait chez soi ou continuait la fête.

Le mariage est un acte social: des gestes et des paroles publiques, un cérémonial dédoublé. D'abord, les épousailles, c'est-à-dire, un rituel de la foi et de la caution, des promesses de bouche, une mimique de la dévestiture et de la prise de possession, la remise des gages, l'anneau, des pièces de monnaie, le contrat. Ensuite les noces, c'est-à-dire un rituel conjugal (pain et vin partagés entre l'époux et l'épouse) et le banquet nombreux qui nécessairement environne le premier repas conjugal.

Page 48: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

47

Le mariage repose entièrement l'ordre social parce qu'il est une institution, un système juridique qui lie, aliène et oblige afin que soit assurée la reproduction de la société dans ses structures et notamment dans la stabilité des pouvoirs et des fortunes, il ne lui convient pas d'accueillir la frivolité, la passion, la fantaisie et le plaisir. Au mariage sied le sérieux et la gravité, mais pas d'amour. Sur ce point, au XIIe siècle, tous les hommes d'Église, hommes de cour, étaient d'accord.

Le modèle du mariage chrétien, basé sur une relation monogamique indissoluble, est une invention médiévale qui date du treizième siècle. Il s'agit en théorie d'un mariage unique, avec consentement des deux personnes et sans possibilité de divorce. Cependant, la théorie a été bien souvent différente de la réalité. Ainsi, ce sont les parents qui unissent les enfants et cela, dès l'âge même de douze ans pour les femmes et de quatorze ans pour les hommes. Les jeunes couples qui se marient sans le consentement des parents courent le risque d'être déshérités. Autant du côté des classes inférieures que du côté des classes élevées, le choix des parents dicte les biens matrimoniaux. Chez les classes élevées, le mariage des filles est un instrument d'alliance et d'implantation, si bien qu'il se négocie ou pire, qu'il s'impose par le rapt, forçant ainsi la famille de la jeune femme à accepter l'union.

De plus, le mariage n'est pas si indissoluble en réalité qu'en théorie. Ainsi, il est fréquent que les hommes de noblesse aient des concubines qui donnent parfois naissance à ce que l'on appelle des bâtards. Si l'épouse est incapable de donner naissance à un héritier, ces bâtards peuvent parfois hériter de leur père. L'épouse en question, stérile ou ne donnant naissance qu'à des filles, peut aussi être répudiée par son mari, ce dernier voulant s'assurer une descendance. Le mariage est aussi "une affaire subordonnée aux intérêts du lignage ou du seigneur qui

Page 49: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

48

ne laissent pas se marier à leur guise une orpheline ou une veuve, car le sort d'un fief est attaché à un mariage."1

Dès son premier roman, Chrétien de Troyes se met au service des valeurs humaines. Il "se fait avec Érec et Énide, l'apologiste du mariage."2 Érec pose le problème de l'amour et de l'aventure dans le cadre du mariage. Chrétien affirme que le parfait amour peut exister en plein XIIe siècle, en tant qu'amour conjugal. Il suppose le dévouement et la tendresse de la femme, prête à se sacrifier pour son époux qui doit la protéger, qui doit trouver dans son amour la source de toutes les vertus chevaleresques. Érec "commence où finit un roman moderne: par le mariage des deux héros."3

La première partie d'Érec et Énide raconte la quête nuptiale réussie: Érec épouse Énide à la cour du roi Arthur. Tous deux sont parfaitement heureux, mais ils sentent obscurément que quelque chose manque à cet amour, qui les enferme dans un tête-à-tête. Ainsi, au traditionnel dénouement du conte de fées ("Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants"), Chrétien substitue une longue seconde partie consacrée à la remise en cause d'un mariage d'amour qui compromet la prouesse du héros. Les aventures partagées par le couple leur permettent de retrouver le bonheur et d'accéder à la royauté. Ainsi, l'apothéose n'est pas le mariage des jeunes époux, mais la Joie de la Court et le couronnement d'Érec et Énide à Nantes.

Cligès raconte un double mariage. Avant d'aborder le problème de Fénice, mariée à un homme qu'elle n'aime pas, mais amoureuse de Cligès, Chrétien raconte, dans le premier

1 Pierre-Yves Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Bordas, Paris, 1969, p. 187 2 Jean Charles Payen, Littérature française. Le Moyen Age, Arthaud, Paris, 1970, p. 158 3 Georges et Régine Pernoud, Le Tour de France médiéval, Paris, Stock, 1982, p. 248

Page 50: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

49

tiers du roman, l'histoire des parents de celui-ci. Là, il renouvelle le célèbre jeu de mots d'Ovide où le "mal d'aimer", ce "mal amer", n'est pas compris: on croit que les amants souffrent de "mal de mer." Finalement, la reine fiance les deux jeunes gens: "(...) unissez-vous mutuellement / par un mariage dans l'honneur." (v. 2264-2265) "(...) si c'est là votre désir, / je vous unirai en mariage." (v. 2269-2270)1 Mais le roman est aussi l'histoire de Cligès, fils d'Alexandre de Constantinople et de Soredamors de Bretagne. Il tombe amoureux de Fénice, promise à son oncle Alis. Thessala, la suivante de Fénice, fait boire à Alis un philtre qui lui donne l'illusion, le soir des noces, de posséder, Fénice, alors qu'il n'étreint en vérité qu'une ombre. Les deux amants finissent par s'avouer leur amour et, après la mort de l'empereur, se marient.

Dans Le Chevalier au Lion, c'est encore la question du mariage qui est posée, car l'amour trouve son épanouissement dans le seul mariage. La fête du mariage d'Yvain et de Laudine est pleine de liesse: "Il y avait beaucoup de gens et un luxe incomparable, / tant de joie et d'allégresse / que je ne saurais vous en faire le récit, / même après y avoir réfléchi longtemps." (v. 2162-2165)2 Yvain se montre un mari parfait, mais il ne peut pas oublier que son devoir de chevalier passe avant tout. Il oublie sa femme parce qu'il est excessivement attaché aux prestiges du monde. Celle-ci lui fait demander son anneau, symbole de l'amour qui unit les deux gens en mariage, et le chasse. Le héros perd la raison. Cependant, à la fin du roman, Yvain et sa femme se trouvent réunis. En effet, le mariage représente la recherche d'un état d'harmonie du couple dans la société.

Le mariage est un événement qui rapproche la famille et les amis. Mais les mariages décrits par Chrétien rassemblent beaucoup plus de gens. On a l'impression que le mariage n'est 1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 181 2 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 781

Page 51: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

50

plus une fête familiale mais une fête de cour. La fête des noces d'Érec nous offre un tableau descriptif parfait de l'atmosphère qui régnait à la cour du roi Arthur à cette occasion: "Quand la cour fut tout entière assemblée / tous les ménestrels de la contrée, / quels que fussent leurs talents, / étaient à la fête. / Dans la salle régnait une grande allégresse: / chacun montra ce qu'il savait faire, / l'un des sauts, / l'autre des culbutes, un troisième des tours de magie; / l'un conte, l'autre chante; / l'un siffle, l'autre joue d'un instrument, / qui de la harpe, que de la rote, / qui de la viole, qui de la vielle, / qui de la flûte, qui du chalumeau. / Les jeunes filles forment des rondes et dansent; / tous font assaut de joie. / Rien de ce qui peut susciter l'allégresse / et plonger le cœur des hommes dans la liesse / n'est absent des noces ce jour-là. Tambourins et tambours, / musettes, cornemuses et flûtes, / trompettes et chalumeaux résonnent." (v. 2031-2050)1

Pourtant, malgré l'excès de ses fêtes joyeuses, la cour arthurienne renforce la discipline et propage un idéal d'ordre et de mesure. Chrétien de Troyes est en faveur d'un amour courtois réalisé dans un cadre matrimonial et consolidé dans ce même cadre, selon le modèle d'Érec, de Cligès et d'Yvain.

1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 173-175

Page 52: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

51

IV. PLAISIRS DU CORPS

***

Vêtements et parures Les romans de Chrétien de Troyes nous offrent une

excellente image du costume médiéval. On peut établir une hiérarchie vestimentaire qui est le reflet de la hiérarchie sociale. Chaque personnage porte le costume correspondant à son état ou à sa condition sociale. Par le nombre de ses pièces, la qualité de ses étoffes, l'éclat de ses couleurs, la variété de ses ornements et accessoires, le costume peut indiquer la place de ce groupe au sein de la société. Quand Érec rencontre pour la première fois la fille du vavasseur, il est ébloui par sa beauté, mais aussi par la pauvreté de ses vêtements, signe de la pauvreté même où sa famille est tombée. Elle était habillée d'une "chemise à larges pans, / fine, blanche et plissée. / Elle avait revêtu par-dessus une tunique blanche / qui, en tout et pour tout, lui tenait lieu de robe." (v. 403-406)1

Le premier rôle du vêtement est de protéger le corps contre le froid et les intempéries. Mais le costume a d'autres fonctions moins matérielles : protection de la pudeur, désir de plaire, goût du luxe, orgueil individuel, signe de distinction sociale. À la différence d'Énide, Érec est riche et ses vêtements sont pareils à son état social. Il porte "une cotte en brocart somptueux, / tissé à Constantinople, / des chausses en tissu de soie, / parfaitement confectionnées et taillées." (v. 96-100)2 La cotte, au XIIIe siècle est ce qu'on appelait le chainse, au XIIe, c'est-à-dire la tunique de dessous. Celle de dessus s'appelait le

1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 57 2 Idem, p. 35

Page 53: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

52

surcot à l'époque de Chrétien. C'était une sorte de gilet sans manches qui se fermait sur les épaules par des boutons, ainsi que le manteau. La cotte est un vêtement confortable. On la porte dans toutes les classes de la société. Celle de la noblesse, comme celle d'Érec n'est pas faite de laine mais de brocart, tissu précieux. La cotte des femmes est très simple, avec jupe, corsage ample dont les manches sont longues, très larges aux emmanchures et si étroites aux poignets qu'on ne pourrait y entrer les mains si les manches n'avaient été fendues jusqu'au coude. Il fallait alors, le matin au moment où l'on enfilait la cotte, coudre ou lacer sur l'avant-bras sa manche.

Les chausses d'Érec sont en soie parce qu'elles sont luxueuses, mais, généralement, elles sont en toile ou en laine de couleur sombre. Les chausses de tissu couvrent les jambes et les pieds à la manière des bras. Pour se protéger au combat, le chevalier lace par-dessus cette paire de chausses, des chausses de mailles d'acier. C'est sur ces chausses de métal que l'on fixe les éperons.

L'importance du costume dans la société est montrée par le grand nombre des activités qui se rattachent à l'habillement et par l'extrême variété des tissus. Leur fabrication est d'ailleurs souvent la préoccupation des femmes : celle du paysan récolte le lin, tond les brebis et teint la laine ; celle du chevalier utilise ses loisirs à filer la cotte d'Érec (tissé à Constantinople).

Comme celle des soieries, la vogue des fourrures est liée au développement du commerce. Les deux robes fourrées que Guivret a fait confectionner pour Érec et Énide, étaient "l'une d'hermine, l'autre de vair." (v. 5218)1 L'hermine et le vair sont des fourrures parmi les plus luxueuses. Ils font le col et la doublure des vêtements de la noblesse. Les fourrures provenant de la faune locale (loutre, blaireau, renard, lièvre, agneau, lapin) sont moins estimées. On les coud à l'intérieur des 1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 401

Page 54: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

53

manches ou entre les deux étoffes des plissons. Les plus ordinaires, comme le lapin, sont teintes en rouge pour orner les poignets et le bord inférieur des bliauds.

Les vêtements donnés par le roi Arthur à Érec et à Énide montrent sa puissance et sa largesse, parce qu' "il ne donna pas des manteaux de serge, / de fourrure de lapin ou de fine laine, / mais de satin et d'hermine fine, / tout de vair et de brocart, / brodés d'orfrois rigides et en relief." (v. 6660-6664)1 Quant aux robes données par Guivret, "Elles étaient de deux draps de soie différents, / la première d'une étoffe d'Orient bleu foncé, / la seconde d'une étoffe précieuse à rayures, / présent qui lui avait fait / une de ses cousines d'Ecosse. / Énide reçut la robe d'hermine / faite de cette étoffe d'Orient si luxueuse ; / Érec, celle de vair, et de soie rayée, / qui ne valait pas moins." (v. 5219-5229)2

Les robes doublées de fourrures précieuses d'Érec et d'Énide sont différenciées. Entre les deux, le dynamisme de la mode joue sur les étoffes et sur la coupe pour affirmer, dans une évolution parallèle, la séparation des sexes. Le costume est plus que l'étoffe et l'ornement, il s'étend au comportement, détermine ce dernier autant qu'il le met en valeur : il marque les étapes de la vie, il contribue à la construction de la personnalité, il affirme l'écart entre les sexes.

Chrétien de Troyes aime à décrire les armures, les vêtements et les parures qui ornent ses héros. La rareté des étoffes, leurs couleurs vives sont autant de signes de distinction. La vie de cour a pour conséquence le désir de plaire. Voilà la raison pour laquelle, l'élégance de la toilette est absolument nécessaire. Chrétien habille ses personnages à la mode de ses temps.

C'est une époque où tout le monde aime à se vêtir de couleurs claires. Car même au Moyen Age la mode a ses 1 Idem, p. 503 2 Ibidem, p. 401

Page 55: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

54

exigences chromatiques. Le choix des couleurs est toujours guidé par des considérations hiérarchiques. La plus appréciée est le rouge, puis, le blanc et le vert. Le rouge, considéré comme le symbole fondamental du principe de vie, est "tonique, incitant à l'action, jetant comme un soleil son éclat sur toute chose avec une immense et irréductible puissance."1 Le jaune ne diffère guère de l'or et ne s'utilise pas pour les grandes surfaces. Le gris, le noir et le brun sont destinés aux vêtements ordinaires. À l'époque de Chrétien, le sens des couleurs est plus développé qu'à l'Antiquité. Il juge chacune d'elles d'après son degré de luminosité. Celles qui dégagent le plus de clarté (rouge, blanc, vert, jaune) sont les plus recherchées, tandis que celles que l'on ne sait pas, faute de connaissances techniques, rendre brillantes, sont plus délaissées.

Le luxe vestimentaire se manifeste par la qualité et la quantité de l'étoffe : draps lourds, amples et fins, soieries brodées d'or ; par les ornements : les couleurs qui changent avec la mode, l'écarlate liée aux colorants rouges recule au XIIIe siècle devant la gamme de bleus et de verts. La robe donnée à Énide par Guivret est "bleu foncé", (v. 5220)2

Les romans de Chrétien de Troyes donnent encore plusieurs détails dans ce sens. Ainsi, en Yvain, la fille du vavasseur accueillant revêt Calogrenant d'un "manteau d'écarlate vermeille, / fourré de petit-gris", (page 772)3 La cadette de Noire-Épine est vêtue d'un manteau d'écarlate court, fourré d'hermine. Toujours en Yvain, on apprend que Lunette lui donne une robe dont la fourrure est encore couverte de craie, ce qui suggère que le vêtement est tout neuf. La craie servait à préparer les fourrures. Le riche manteau que Lunette

1 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 831 2 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 401 3 Chrétien de Troyes, Le chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 772

Page 56: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

55

donne à Yvain symbolise son estime pour le chevalier en même temps que la richesse de Laudine. En revanche, la description des habits des pucelles à Pesme-Aventure (vêtements défaits, absence de ceinture, tuniques déchirées et chemises sales) suffit à exprimer leur désarroi. D'après Jean Frappier, ce tableau des pucelles tisseuses de soie, serait le reflet des "gynécées"1, ateliers de tissage, de filature et de couture qui employaient, au XIIe siècle, les femmes des serfs soumises à la corvée du tissage.

Les travaux d'aiguille ou de fuseau devaient toujours occuper les temps morts des femmes. Dès leur plus jeune âge, elles fileront, tisseront, coudront et broderont sans relâche. On leur accorde d'autant moins de temps pour jouer, rire et danser qu'elles sont mieux nées et dotées de plus d'honneur. Voilà pourquoi les filles nobles occupent leurs mains et leur temps aux délicates broderies de chasubles ou de devants d'autel.

Discriminant social, le vêtement aide l'homme à construire son image. Le jeune Perceval, qui vivait à l'écart du monde auprès de sa mère, ne connaît pas le faste vestimentaire, du moins le faste des chevaliers. Sa mère voulait sauver son fils d'une carrière de chevalier qui avait déjà coûté la vie du père du héros et à ses deux frères aînés. Mais un jour, le jeune homme rencontre dans la forêt cinq chevaliers revêtus de leur armure. C'est un véritable éblouissement pour lui et il décide aussitôt d'aller à la cour du roi Arthur pour se faire armer chevalier. Les vêtements que sa mère a préparés pour son départ sont des vêtements gaulois, assez différents de l'armure chevaleresque. Il s'habille d' "une grosse chemise de chanvre, / de culottes faites à la mode gauloise, / avec les chausses d'un seul tenant, sauf erreur. / Il avait aussi une tunique et un capuchon / en cuir de cerf qui fermait bien tout autour. / Ainsi l'équipa sa mère." (v. 463-472)2 Il était vêtu à la mode gauloise mais ses 1 Jean Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, Hatier, 1968, p. 117 2 Chrétien de Troyes, Le Conte de Graal, op. cit., p. 65

Page 57: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

56

vêtements sont pauvres par rapport à ceux portés à la cour du roi Arthur ou à l'armure d'un chevalier.

Sa grosse chemise de chanvre était une tunique de dessous, fermée en haut, tombant jusqu'aux genoux pour les hommes, selon la mode gauloise. Les longues manches sont resserrées aux poignets. Les braies, toujours à la mode gauloise, c'est-à-dire, de lin, représentent la seule pièce du costume uniquement réservée aux hommes. À l'époque d'Arthur, se répand la mode des braies de soie ou de cuir. Elles sont retenues à la taille par une ceinture d'étoffe ou de cuir.

Pour ce qui est de ses chausses, on apprend plus loin que ce sont "de gros brodequins", (v. 568)1 À la différence des souliers qui sont en étoffe, les brodequins sont en cuir et ressemblent à nos chaussures de ski. Ils enserrent la cheville et se ferment au moyen d'un grand nombre de boucles et de lacets. Le capuchon qu'il portait sur la tête était le comble de ses vêtements ridicules. Le manteau lui manquait complètement. Celui qui va faire son initiation aux armes c'est Gornemant de Goort. Il enseigne au jeune Perceval l'art de la chevalerie et un certain nombre de règles de conduite, puis l'arme chevalier. Il lui donne aussi des vêtements adéquats à son nouvel état : "Il se retrouva dans ses habits ridicules, / avec ses gros brodequins et sa tunique / de cerf mal faite et mal taillée / que sa mère lui avait fait endosser." (v. 1371-1374)2 Le gentilhomme "lui fit apporter en présent / une chemise et des culottes de lin fin, / ainsi que des chausses teintes en rouge / et une tunique faite d'une étoffe de soie violette, / qui avait été tissé en Inde", (v. 1558-1562)3 Laissant de côté les vêtements ridicules à la mode gauloise, il est maintenant habillé à la mode des chevaliers de la cour du roi Arthur. La chemise et les braies sont d'une meilleure qualité, tandis que les chausses sont 1 Idem, p. 65 2 Chrétien de Troyes, Le Conte de Graal, op. cit., p. 119 3 Idem, p. 131

Page 58: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

57

vraiment élégantes, le rouge étant une couleur vive et par conséquence en conformité avec l'esthétique du temps en matière de chaussures. En ce qui concerne le matériel dont sa tunique était confectionnée, on remarque qu'il s'agit d'une étoffe de soie "tissée en Inde". Ainsi, Chrétien fait-il encore une fois allusion aux soieries importées d'Orient et dont la consommation en Occident s'accroît fortement au XIIe siècle.

L'élégance vestimentaire des héros de Chrétien est évidente. Elle est doublée par un grand souci de plaire et par la politesse des manières. Mais, pour avoir des vêtements élégants, il ne suffit pas qu'ils soient en étoffe de luxe. L'esthétique joue un rôle essentiel à l'époque de Chrétien comme à la nôtre. On a vu quelle place occupait la couleur. Il faut ajouter que la coupe des habits, était elle aussi, très importante. Dans son roman Cligès, Chrétien fait la preuve de cette chose. Quand il va à la cour du roi Arthur, pour y faire l'apprentissage des armes, Alexandre et ses compagnons portaient des vêtements "de même tissu, de même coupe, / de même aspect et de même couleur." (v. 327-329)1 Le jour de son adoubement, la reine fouille dans tous ses coffres "pour en tirer une chemise / de soie blanche et très bien faite, / très fine et pleine d'élégance. / Aux coutures on ne voyait de fil / qui ne fût d'or ou au moins d'argent." (v. 1147-1151)2 La chemise offerte par la reine est de soie blanche comme il le faut dans les milieux chevaleresques. Mais la richesse et la beauté de cette chemise résident dans la broderie qui contenait le cheveu d'or cousu de Soredamor.

D'une nature plutôt matérielle, la richesse du roi Arthur est doublée par une grande générosité, qualité obligatoire de la courtoisie : "Ni César, l'empereur de Rome, / ni aucun des rois que l'on nous nomme / dans les contes et dans les chansons de geste" nous apprend Chrétien "ne fit, lors d'une fête, autant de 1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 63 2 Idem., p. 111

Page 59: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

58

dons / que le roi Arthur, / le jour où il couronna Érec." (v. 6069-6674)1 Quant aux longues descriptions de la robe d'Erec sur laquelle étaient représentés les arts du quadrivium, elles visent plus qu'à une simple ornementation, puisqu'elles cherchent à nous montrer l'alliance de la sagesse et de la prouesse, c'est-à-dire de la clergie et de la chevalerie autour du nouveau roi : "Quatre fées l'avaient faite, / avec une grande habileté et une parfaite maîtrise. / L'une y représenta Géométrie" (v. 6736-6738)2, "la seconde, elle s'appliqua / à représenter Arithmétique" (v. 6748-6749)3. "Le troisième ouvrage figurait Musique." (v. 6762)4 "La quatrième fée" (v. 6769)5 "(...) c'est d'Astronomie qu'elle se préoccupa." (v. 6772)6 La richesse du vêtement est soulignée dans les vers suivants : "Cette oeuvre fut représentée sur l'étoffe / dont était faite la robe d'Érec, / ouvragée et tissée de fils d'or", (v. 6783-6785)7

Mais la plus belle pièce de son vêtement était le manteau "fort riche et d'une parfaite beauté : / quatre pierres ornaient les ferrets, / deux améthystes d'un côté / et de l'autre deux chrysolites, / enchâssées dans l'or." (v. 6797-6801)8 Ces pierres précieuses sont source d'énergie et de lumière. L'améthyste est une pierre de tempérance qui garde de toute ivresse. "Une tradition chrétienne moralisante en fait le symbole de l'humilité, parce qu'elle est la couleur de la violette".9 D'autre part, l'or, considéré dans la tradition comme

1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 505 2 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 509 3 Idem, p. 511 4 Ibidem, p. 511 5 Ibidem, p. 513 6 Ibidem, p. 513 7 Ibidem, p. 513 8 Ibidem, p. 513 9 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 35

Page 60: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

59

le plus précieux des métaux, est le métal parfait. Ce manteau est digne d'Érec, symbolisant sa personne et la société qui l'apprécie. La luxueuse parure du manteau est digne du futur état de celui qui la porte. Il est taillé dans des étoffes précieuses et bordé et doublé de fourrure. Vêtement de parade et de cérémonie, le manteau est aussi un habit de loisir et de fête. Il est un apanage de la noblesse élégante. Il s'attache sur l'épaule droite au moyen d'un fermail ou d'un lacet. Le port de ce vêtement de luxe est réservé seulement aux nobles.

Si jusqu'ici on s'est occupé surtout du costume masculin, maintenant on va faire quelques considérations sur les plus beaux vêtements portés par les héroïnes de Chrétien. La plupart des vêtements composant le costume féminin ne diffèrent guère, dans leur nature et dans leur coupe, de ceux qui sont portés par les hommes. On y observe cependant une plus grande diversité des étoffes et des couleurs, ainsi qu'une multitude d'ornements et d'accessoires. Au moment de leur rencontre, Perceval est rempli d'admiration pour la beauté, l'élégance et la parure de Blanchefleur : "Mais la jeune fille s'avançait avec plus d'élégance, de parure et de grâce / qu'un épervier ou un papegai. / Son manteau, sa tunique aussi bien / étaient de pourpre noire étoilée / d'or, fourrée d'une hermine / qui n'avait rien de pelé ! / Une bordure de zibeline noire et argentée / ornait le col du manteau. / Elle n'était ni trop longue ni trop large" (v. 1753-1762)1 On voit bien comment ces vêtements mettent en valeur la silhouette féminine de Blanchefleur.

La robe remise à Énide par la reine Guenièvre, à l'occasion de son mariage, et qui remplacera sa robe usée, met aussi en valeur la finesse de sa taille: "La reine l'emmène aussitôt / dans sa chambre d'apparat / et demande à ce qu'on lui apporte rapidement / le surcot tout neuf et le manteau / en pourpre verte rehaussée de motifs en croix, / qui avait été 1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 143

Page 61: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

60

taillée pour son corps." (v. 1583-1588)1 Il faut dire qu'Érec refuse toute offre d'un habit plus digne pour son épouse, en attendant le moment du mariage. Et il a eu raison d'agir de cette manière, parce que la robe reçue par Énide est vraiment digne de sa beauté. Voilà les détails de la description donné par Chrétien en ce qui concerne le surcot: il "était fourré / jusqu'aux manches de fine hermine blanche; / aux poignets et à l'encolure, / il y avait, pour ne pas faire de mystère, / plus d'un demi-marc d'or battu / et des pierres précieuses aux propriétés remarquables, / violettes et vertes, bleues et bises / et ces pierres étaient enchâssées dans l'or." (v. 1591-1598)2 On ne peut pas rester indifférents devant une telle richesse de pierres précieuses qui chargent ses bras et qui pendent à son cou. Pour ce qui est de son manteau, il "était d'une finesse remarquable: / le col était garni de deux zibelines, / les ferrets contenaient plus d'une once d'or, / avec une hyacinthe, d'un côté, / et, de l'autre, un rubis / plus lumineux que la flamme d'une chandelle. / La doublure était en blanche fourrure d'hermine." (v. 1600-1611) "Quant à la pourpre, elle était habilement rehaussée / de motifs en croix / d'une infinie variété, / violets, vermeils et pers, / blancs, noirs, bleus et jaunes." (v. 1614-1617)3 "Puis elle revêt le surcot, l'ajuste à sa taille / qu'elle serre d'une ceinture d'orfroi à un tour; / enfin, elle agrafe le manteau par-dessus." (v. 1645-1647)4 Le surcot d'Énide est une robe qui demande que la femme s'entoure par-dessus d'une interminable ceinture. On fait un premier tour au niveau de la taille, un nœud sur les reins, puis un second tour à la hauteur des hanches, un nouveau nœud en haut de l'entrejambe, et finalement, on laisse tomber les extrémités jusqu'au sol en deux bouts égaux. Ce vêtement souligne l'ampleur des hanches et celle du buste. Si par-dessous

1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 141 2 Idem, p. 143 3 Ibidem, p. 145 4 Ibidem, p. 145

Page 62: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

61

le surcot, on porte toujours une chemise dont la principale qualité est la blancheur, par-dessus le surcot on porte, seulement à l'occasion des cérémonies, le manteau. Énide habille le manteau qui est un vêtement de luxe à l'occasion de son mariage.

D'ailleurs, Chrétien est très clair sur cette question. Dans Le Chevalier au Lion, Laudine accueille le roi Arthur dans son château joliment habillée et parée, mais sans manteau. Voilà les vers en question: "À ce moment, la dame sort, / revêtue d'un habit digne d'une impératrice, / une robe d'hermine toute neuve; / sur la tête elle avait un diadème / serti de rubis tout autour." (v. 2362-2366)1 Les bijoux, ces objets de parure, donnent de l'éclat aux vêtements, même à ceux riches en fourrures. Les pierreries ornées sur les habits de cérémonie sont essentielles à cette époque. Le rubis "surpasse toutes les pierres les plus ardentes, jette des rayons tels qu'un charbon allumé, dont les ténèbres ne peuvent venir à bout d'éteindre la lumière."2

Pourtant, les objets de parure ne sont pas réservés strictement aux femmes. À l'époque de Chrétien, les hommes font usage de leur éclat tout comme les femmes. Cela arrive à cause du fait que les deux costumes, masculin et féminin, sont assez peu différenciés. Mais, cela va changer au fil du temps au détriment des hommes. Au Moyen Age, période caractérisée par la courtoisie et la fin'amor, ils aiment se parer. Lunette, la suivante de Laudine, qui cache Yvain pour un temps, lui procure des vêtements et tout ce qu'il faut pour sa parure: "un fermail d'or / pour agrafer son col, / orné avec des pierres précieuses / qui rendent les gens bien élégants; / une ceinturette

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 788 2 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 834

Page 63: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

62

et une aumônière / faite d'un magnifique brocart." (v. 1883-1894)1

Chrétien accorde une grande place à la description des habits de ses chevaliers avec la robe d'armoiries toute entière aux couleurs du blason ou de la dame. Le terme de robe désigne l'ensemble du costume du chevalier. On est bien loin du vêtement féminin d'aujourd'hui! La robe a pour origine un mot germain signifiant le "butin", ce que l'on a volé. En fait, le "butin" était souvent constitué de vêtements, ce qui explique l'évolution de "butin" à "vêtement pris en butin", puis simplement "vêtement". Au fil du temps, la robe n'est plus portée que par les femmes, et de nos jours, elle représente uniquement un genre de vêtement féminin. Quand même, le sens premier se retrouve dans le verbe français dérober, synonyme de voler.

La robe d'un chevalier se composait d'une cotte de mailles ou haubert, d'un surcot, sorte de gilet sans manches qui se fermait sur les épaules par des boutons, d'un manteau et d'un heaume. C'était une lourde armure! Le haubert était très important pour la protection du chevalier. Il est une longue cotte de mailles, constituée d'anneaux de métal ou d'acier rivés les uns aux autres. Descendant jusqu'aux genoux, cette tunique large et souple est resserrée à la taille par un ceinturon. Le haubert est pourvu d'un capuchon de mailles qui protège la tête et la nuque. Par-dessus on mettait le haubert et le heaume, une sorte de casque qui pouvait être peint. En Cligès, le héros avant le tournoi d'Oxford, envoie trois de ses écuyers avec la mission d'acheter "trois paires d'armes différentes, / les unes noires, les autres vermeilles, les troisièmes vertes." (v. 4564-4565)2 En ce qui concerne les chausses, les chevaliers préfèrent les heusses, hautes bottes imperméables en cuir, de couleur rouge ou noire. Le manteau, ce vêtement de cérémonie et de loisir, acquiert 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 772 2 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 319

Page 64: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

63

dans les romans de Chrétien de Troyes une autre valeur: celle de l'hospitalité. Les chevaliers errants quittent leur tenue guerrière pour se revêtir des habits d'intérieur quand ils sont reçus chez tel ou tel vavasseur ou bien à un château (c'est le cas de Gauvain quand il arrive au Château des Reines).

Les descriptions détaillées des habits et des toilettes que Chrétien présente dans ses romans, nous aident à nous faire une image générale sur le costume de son époque, sur les goûts et les tendances esthétiques. Mais parfois les vêtements de ses héros sont tellement somptueux qu'ils deviennent irréels. Exagération ou non, qui pourrait le dire?! Je pense qu'on doit rechercher la vérité à propos de cette époque dans l'histoire de la civilisation et non pas dans la littérature qui lui correspond. La littérature n'est que de la fiction, de l'imaginaire. Le roi Arthur est un roi imaginaire tout comme son royaume, celui des Logres. Mais ceux qui ont étudié de près cette époque sont d'avis que: "D'une manière générale, se répand le goût des coupes qui mettent en valeur les formes du corps. La recherche vestimentaire devient chez les nobles un souci permanent."1 Il faut leur faire confiance.

Cuisine et plaisir de la table L'homme d'aujourd'hui a du mal à imaginer les héros de

Chrétien de Troyes, ignorant la tomate, la pomme de terre, le maïs, la plupart des variétés de haricots, le thé, le café ou le chocolat. Au Moyen Age, l'alimentation était soumise au rythme naturel des saisons et à celui des travaux agricoles.

À côté du luxe vestimentaire, le luxe alimentaire est une occasion pour les couches nobles de la société de manifester leur supériorité dans ce domaine essentiel du paraître. Les 1 Philippe Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée, tome 2, Paris, Seuil, 1985, p. 97

Page 65: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

64

scènes de festins nocturnes figurent en bonne place dans Le Conte du Graal. Les noces d'Érec et Énide ainsi que l'arrivée de Cligès à la cour du roi Arthur nous offrent d'autres exemples. Ils étalent des produits réservés: des épices et des mets rares préparés par les cuisiniers, et, bien sûr, du gibier des forêts seigneuriales. La chasse n'était pas seulement un plaisir, elle permettait d'enrichir la nourriture des grands. Par conséquent, la place du gibier dans leur alimentation était grande.

Les chevaliers du roi Arthur, à cause de leur vie errante, sont obligés d'alterner les jours de jeûne sur le chemin d'aventure, lorsqu'il faut se contenter d'un peu de pain et d'un peu d'eau offerts par un ermite hospitalier. Pendant sa folie et le retour à la vie sauvage, Yvain est nourri par un ermite charitable qui lui offre ce qu'il a, c'est-à-dire du pain et de l'eau: Monsieur Yvain y mangea tout le pain / de l'ermite, qui lui sembla délicieux, / et il but de l'eau froide au pot. / Après avoir mangé, / il se lance encore une fois / dans le bois, et il part en quête de cerfs et de biches, (v. 2857-2861)1 L'ermite n'a pas de la viande parce qu'il n'en mange pas. Tous les ermites sont végétariens. Un document décrit la vie d'un ermite réel, dans la forêt, au début du XIIe siècle, qui se nourrit de miel et de fruits sauvages et s'abrite dans les ruines d'une chapelle.2 Ils boivent toujours de l'eau de source et quand ils ont du pain, il est d'orge. Dans Le Chevalier au Lion, le pain acheté par l'ermite à la suite de la vente des peaux, est du "pain d'orge, pétri avec la paille." (v. 2886)3 Il s'agit peut-être simplement d'un pain plus grossier, un pain complet, fait avec la graine entière, y compris la glume.

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805 2 Ch. de la Roncière, Ph. Contamine, L'Europe au Moyen Age, Paris, A. Colin, 1969, t. 2, p. 73, Document 40 3 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805

Page 66: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

65

Cette vie primitive, les bêtes qu'il chasse, la venaison

cuite grâce à l'ermite, mais mangée sans sel et sans poivre (les condiments de l'homme du peuple et de la noblesse), l'eau froide qu'il boit, son sommeil à même la terre, font de lui un sauvage au cours de cette démence: "il ne se passa pas un jour entier, / aussi longtemps qu'il fut dans cette démence, / qu'il ne lui apportât quelque bête sauvage / jusque devant sa porte. / Voila la vie qu'il d'écorcher la bête et, ensuite, de mettre / une bonne partie de la venaison à cuire. / Le pain et l'eau dans la cruche étaient toujours sur la fenêtre / pour rassasier le dément; / ainsi il avait de quoi manger et de quoi boire, / de la venaison sans sel et sans poivre, / et de l'eau froide de la fontaine. / Et l'homme de bien fit des efforts / pour vendre des peaux et pour acheter du pain / d'orge, pétri avec la paille ou fait de pur grain. / Il eut donc par la suite sa pleine ration, / du pain en quantité et de la venaison, / si bien qu'il se maintint dans cette situation / jusqu'au jour où deux demoiselles le trouvèrent / endormi dans la forêt." (v. 2871-2891)1

Entre la nourriture offerte à Yvain par l'ermite charitable et celle offerte à Gauvain par le nocher hospitalier, il y a une grande différence. L'ermite pauvre ne peut pas se comparer au nocher qui dispose des moyens matériels et qui est en état d'offrir à monsieur Gauvain la plus large variété de vins:

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), op. cit., p. 805-806

Page 67: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

66

"Il y avait des vins forts et des vins légers / des blancs et des rouges, du vin nouveau et du vieux." (v. 7398-7399)1 Mais, le simple fait qu'il peut offrir du vin signifie quelque chose; car le vin est malgré tout une boisson de luxe, dont la consommation, est surtout réservée aux privilégiés. Les paysans n'en buvaient pas, ou très exceptionnellement. Il était une boisson aristocratique passant pour une source de santé, un bienfait de l'existence, un don de la nature qui mérite un respect quasi religieux. Il était nécessaire de cultiver la vigne dans toutes les régions, puisque le vin, recherché en tous lieux et indispensable à la célébration de la messe, ne pouvait pas plus que les autres marchandises, être transporté partout en grandes quantités2. On buvait du vin de l'année et l'on commençait à le consommer quelques semaines seulement après la vendange. On le conservait très mal et faire passer du vin vieux pour du vin nouveau était une fraude. Ce n'est que plus tard que la situation s'est renversée et que le vin vieux commence d'être estimé. Mais, à l'époque, tout comme la bière, le vin se conservait mal. Le vin vieux ne peut être que du vin cuit. On croyait aussi que les malades doivent le couper de l'eau. C'est le cas d'Érec covalescent qui s'entend dire par son ami Guivert qu'il doit boire du vin dans lequel on avait mis de l'eau parce que le vin pur lui aurait fait du mal, ayant encore trop de blessures. Érec montre de la prudence et suit le sage conseil de son ami.

Ce qui est vraiment intéressant dans les romans de Chrétien, c'est l'usage de tenir table ouverte. Il faut retenir que ce n'est pas une invention de l'écrivain. Le lavage rituel des mains avant et après le repas, non plus. Par conviction ou par nécessité, la noblesse du Moyen Age est propre. Quant à l'habitude d'accueillir un voyageur, cela est bien naturel dans la

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 521 2 Edmond Pognon, La vie quotidienne en l'An Mille, Paris, Hachette, 1981, p. 259

Page 68: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

67

société médiévale qui fait preuve de politesse et de manières élégantes.

L'accueil d'un hôte - et chez Chrétien, il s'agit toujours d'un chevalier errant- se déroule selon le même cérémonial. Prenons l'exemple d'Érec et du vavasseur accueillant: le dernier attend Érec à l'entrée de sa demeure, le prie de mettre pied à terre, commande qu'on le désarme et qu'on soigne son cheval; il lui fait remettre un manteau par sa fille, Énide. Après cela, il invite le visiteur à se laver les mains dans un bassin, on lui tend une serviette pour qu'il s'essuie soigneusement. Tout le monde passe à table. La nappe est d'un blanc éclatant, la vaisselle d'or et d'argent. Le vavasseur invite son hôte à s'asseoir à ses côtés, à manger dans son écuelle, à partager son hanap. Les plats sont nombreux, la nourriture riche et délicieuse, les vins exquis: "Ce serviteur préparait dans la cuisine / de la viande et des oiseaux pour le souper" (v. 488-489) (...) "il sût apprêter avec soin et rapidité / bouillons de viande et rôtis d'oiseaux." (v. 491-492) (...) "Tables et nappes, pain et vin / il eut vite fait de placer et de disposer le tout." (v. 496-497)1 La nappe, dans la blancheur de laquelle réside le dégrée d'élégance, est une rareté réservée aux jours de fête. Les serviettes de table sont inconnues. Voilà pourquoi, on disposait d'une nappe supplémentaire très longue et peu large, placée en bordure autour de la table. Elle servait aux convives à s'essuyer la bouche et les mains. La fourchette était inconnue, les couteaux et les cuillères individuels très rares. Ils utilisaient avant tout les doigts. Les mets liquides ou semi-liquides sont versés dans une écuelle pourvue d'oreilles. Il n'y en a généralement (chez le vavasseur qui reçoit Érec aussi) qu'une pour deux. On y boit chacun à tour de rôle. Si les bouillons sont versés dans des écuelles, les viandes et les rôtis d'oiseaux que le serviteur leur apporte sont servis sur de larges tranches de pain, les "tranchoirs", qui s'imbibent du jus ou de la sauce. Avec le couteau on en sépare de gros morceaux, que l'on 1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 63

Page 69: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

68

porte ensuite à la bouche avec les doigts. On est mal renseigné sur le déroulement du repas et l'ordre dans lequel étaient mangés les plats. Les romans de Chrétien ne s'accordent pas. La durée des repas est également mal connue. Mais, il est certain qu'ils sont longs.

Le luxe alimentaire se manifeste à la fois par la diversité des produits dont disposent les nobles et par la quantité que ceux-ci en consomment. À l'occasion des noces d'Érec, le roi Arthur montre sa richesse et sa générosité en commandant "aux panetiers, / aux cuisiniers et aux échansons / d'offrir en abondance, / à chacun selon son désir, / pain, vin et venaison." (v. 2057-2061)1 Le vin se buvait dans un hanap rempli avant le repas et se partageait avec un ou plusieurs voisins, ou bien dans un gobelet individuel qu'à la demande un échanson remplissait au tonneau. Les cuisiniers s'occupaient de la venaison et les panetiers fournissaient le pain. Il faut mentionner que les Français du Moyen Age étaient de gros mangeurs de pain.

La hiérarchie des dignités se marque en premier lieu au

raffinement de la table. Les nobles ont leur gastronomie et leur manière à eux de se tenir à table. L'aristocratie est la classe des 1 Idem, p. 175

Page 70: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

69

mangeurs de viande, du pain et du vin. "Dans l'imaginaire collectif de l'époque, la nourriture abondante et surtout la quantité de viande restent des symboles de pouvoir, de source d'énergie physique, de puissance sexuelle et représentent l'une des principales manifestations de la joie de vivre et de la félicité."1

La diversité et l'abondance des viandes, des poissons, des gibiers, des épices faisaient l'originalité de l'alimentation des riches. Le repas du Roi Pécheur en est un exemple parfait. On y sert comme premier met "une hanche / d'un cerf de haute graisse relevé au poivre. / Il ne leur manque ni vin pur ni râpé / à boire dans leurs coupes d'or." (v. 3218-3221) (...) "Aussi bien est-ce sans compter qu'on sert / à table les mets et le vin, / tout aussi agréables que délicieux. / C'était un beau et vrai festin! / Tous les mets qu'on peut voir à la table / d'un roi, d'un comte ou d'un empereur / furent servis ce soir-là au noble personnage / et au jeune homme en même temps." (v. 3250-3256)2 Si la chasse au cerf est considérée comme la plus noble à laquelle on peut se livrer, manger du cerf à la table est aussi quelque chose d'extraordinaire. Les épices étaient très appréciées au Moyen Age. Parmi elles, le poivre, consommé en grande quantité dans l'Antiquité, permet une consommation habituelle à l'époque du Moyen Age à cause de son faible prix. Par conséquent, le goût des épices était répandu dans toutes les classes de la société. Elles entrent aussi bien dans la confection des plats de viande que dans celle des boissons. On en boit beaucoup de vins épicés, pimentés, additionnés de miel (qui est au Moyen Age le véritable sucre) et d'aromates. À croire que le vin naturel avait une saveur insuffisante.

Lunette, la suivante de Laudine, qui cache Yvain pour un temps, lui donne aussi à manger à côté d'un gâteau et du vin, 1 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, sous la direction de, Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 136 2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 245

Page 71: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

70

un chapon rôti. Ce dernier n'est que du pain frotté d'ail. Voilà que, malgré la force de son odeur, l'ail est digne des grandes tables. De plus, il se retrouve dans des mets recherchés, tout comme l'oignon. Quant aux plats sucrés, ils ne pouvaient être, bien entendu, qu'à base de miel. Il n'est pas très sûr que l'usage en ait été aussi habituel que celui de nos desserts. Comme dessert, ils mangeaient aussi beaucoup de fruits, surtout pommes et poires. Les fruits et les légumes sont à côté du poisson, les principaux aliments pendant les jours maigres. Et comme ils en sont beaucoup plus nombreux qu'en notre temps, la nourriture est aussi variée. D'autant que, n'ayant pas la ressource des chambres froides, on se nourrit au rythme des saisons. Le commerce du poisson, le plus souvent salé ou fumé, était un des grands commerces médiévaux.

Les jours de maigre étaient jours de cuisine à l'huile. Le poisson était le plus souvent frit. Il est servi sur de larges tranches de pain, tout comme la viande et les autres aliments solides. On les mangeait frais lorsqu'ils étaient d'eau douce, salés, séchés ou fumés lorsqu'ils venaient de la mer. Aux seconds, l'on préférait de beaucoup les premiers, et parmi eux on appréciait tout particulièrement le saumon, l'anguille, la lamproie et le brochet. En Érec, Chrétien fait la mention du saumon et du brochet: "Comme c'était un samedi soir, / ils mangèrent poissons et fruits: / brochets et perches, saumons et truites, / puis poires crues et cuites." (v. 4259-4262)1 En revanche, hormis les huîtres (mangées cuites), les coquillages sont peu goûtés, de même que les crustacés. Qu'ils soient grillés, bouillis ou transformés en pâtés, les poissons, comme les viandes, sont toujours accompagnées d'une sauce dans la composition de laquelle entrent d'innombrables épices et condiments: oignon, ail, persil, fenouil, menthe, romarin, champignons, poivre, cannelle. L'ail, le poivre, la menthe et le vin additionné de miel sont la base de tout assaisonnement. Les 1 Chrétien de Troyes, Érec et Énide, op. cit., p. 333

Page 72: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

71

légumes sont aussi réservés pour les jours de jeûne ou pour les repas légers. En temps ordinaire, on sert les viandes seules ou avec des fruits cuits (poires, pêches, prunes). On aime aussi à l'époque les pâtes. On met toute viande en confit, y compris celle du loir. Perceval découvre dans la tente de la demoiselle endormie "trois bons pâtés de chevreuil tout frais. / Voilà un mets qui fut loin de le chagriner!" (v. 705-706)1 Si dans certains cas le repas finit même par les pâtés, pour Perceval ils constituent le plat unique. Pourtant, il en est content.

Des romans de Chrétien de Troyes on connaît surtout

les divertissements. Fêtes, banquets, festins ou noces sont toujours des occasions de se réjouir et de bien manger. Pour que le plaisir de la table soit complet, le plaisir de manger doit être accompagné par le plaisir de l'esprit. Dans ce dernier cas, un rôle important est joué par la conversation, la musique, la danse, les jongleurs, les acrobates et les mimes.

La cuisine de festin était parade sociale, dans son rituel, la suite des mets, la composition de ceux-ci. Chrétien ne se

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 73

Page 73: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

72

montre pas du tout avare de détails sur la composition des menus de fastueux repas. Les viandes forment l'essentiel des plats, le gibier étant consommée eu grande quantité. On mangeait de très grosses quantités de pain et on buvait beaucoup de vin. Dans Le Conte du Graal, Gauvain assiste aux festivités nocturnes du Château enchanté. Le repas du soir est plus long que celui de midi. Et voilà ce que Chrétien affirme à propos de la durée de ce repas qui "ne fut pas bref. / Il dura plus que ne dure une des journées aux environs de Noël." (v. 8163-8164)1 La nourriture y est abondante et la musique et la danse font oublier la longueur du festin. Les convives partagent la nourriture et la boisson tout en faisant de la conversation. On sert d'abord la venaison, puis les volailles et enfin les différents poissons que ces grands mangeurs de viande en consommaient sûrement beaucoup moins. "Il y eut au cours du repas bien des paroles échangées, / il y eut encore bien des danses et des rondes / après le repas, avant qu'ils ne se fussent couchés." (v. 8169-8171)2 Le comportement alimentaire de l'homme se distingue de celui des animaux non seulement par la cuisine, plus ou moins étroitement liée à une diététique et à des prescriptions religieuses, mais par la convivialité et les fonctions sociales du repas.

On mange non seulement par faim, pour satisfaire un besoin élémentaire du corps, mais surtout pour "transformer cette circonstance en un moment de sociabilité, en un acte chargé d'un fort contenu social et d'une grande puissance communicative."3 On pourrait dire, en guise de conclusion, que pour les héros de Chrétien de Troyes, la nourriture a une double fonction: non seulement celle de subsister, mais aussi celle de se réjouir. L'originalité même de leur alimentation,

1 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 573 2 Idem, p. 574 3 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, (sous la direction de), Histoire de l'alimentation, op. cit., p. 265

Page 74: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

73

résidait dans ce plaisir du festin, dans cette réjouissance de la table, dans cette joie de vivre, en général.

Par prestige et par plaisir ils mangeaient beaucoup de gibier. Entre eux et les paysans, d'ailleurs, absents dans les romans de Chrétien, il y avait une grande différence manifestée à tous les niveaux de la vie: loisirs, manière de se vêtir ou de se nourrir. La chasse est réservée seulement aux nobles. Par conséquent, ce sont eux qui peuvent bénéficier du plaisir de ce loisir et ensuite du gibier, comme nourriture. Cerfs, biches, chevreuils, sangliers dont regorgeaient les forêts, étaient servis par quartiers entiers sur les tables seigneuriales. Et le petit gibier, de poil et de plume, apportait sa contribution. L'habitude de manger des sandwiches vient aussi de ce temps (viande mangée généralement sur une tranche de pain).

Bien que ce soit l'époque du Moyen Age, la première cérémonie de la table était celle du lavage des mains. L'hygiène n'était pas une chose ignorée par eux. Mais voilà un sujet dont je vais parler dans le chapitre suivant.

Dans l'espace des romans de Chrétien, la cour arthurienne occupe une place centrale, représentant un modèle idéal de toute cour réelle. Rien n'égale ses fêtes, ses banquets et ses conversations. C'est le rendez-vous des femmes les plus belles et des chevaliers les plus courageux. Les festins, qui rassemblent cette noble communauté, sont autant de moments de sociabilité que de plaisirs de table. Dans un tel contexte, la cuisine est un enjeu social de respectabilité et un instrument de prestige.

Hygiène. Les bains Les mentions de toilette sont assez rares chez Chrétien

par rapport aux renvois culinaires ou vestimentaires. Il ne faut pas les prendre pour d'exceptionnels penchants à l'hygiène,

Page 75: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

74

mais pour des attentions calculées. Si se passer les mains à l'eau avant et après chaque repas est un usage assez général, se baigner est une habitude rarement rencontrée. La pratique du bain a un double aspect: dans certains cas, elle est vue comme un rituel chevaleresque de l'adoubement, dans d'autres, elle représente une occasion de repos et de plaisir.

Dans les rites d'accueil, le bain est un élément non négligeable du confort corporel à côté du plaisir de la table. Dans Le Chevalier de la Charrette, bains et massages sont habilement dispensés à Lancelot par la demoiselle qui l'a délivré. Dans ce cas, le bain constitue une mesure de propreté mais aussi un plaisir.

Le bain signale, le temps et l'espace réservés à l'intimité. Parfois, il laisse éclore l'érotisme. Dans Le chevalier au Lion, Chrétien a donné au bain un projet un peu erotique, car il s'agit de Lunette, un peu fée, et celle-ci agit par reconnaissance et pour le bien de sa dame: "Chaque jour elle le met dans son bain, / le lave et lui peigne les cheveux. / De plus elle lui prépare / une robe d'écarlate vermeille, / fourrée de petit-gris encore tout couvert de craie. " (v. 1881-1885)1 Les vers suggèrent qu'elle respecte les convenances. La propreté du corps est inséparable de celle des vêtements. Voilà pourquoi, Lunette insiste sur le changement des vêtements sales. Prendre un bain chaud et parfumé n'est cependant pas le fait de tous. Seulement les riches possèdent à cette époque-là des bains privés.

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 772

Page 76: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

75

Les autres vont aux bains publics. La pratique de l'étuve

semble être générale au Moyen Age. Les étuves sont des bains de vapeur où les hommes et les femmes se baignent ensemble. Ces établissements publics sont ouverts à tous excepté les lépreux et les autres malades. Ici, on se repose, on discute et on se distrait à la fois.

Les chevaliers de Chrétien de Troyes se baignent rarement et dans des cas bien précis. Il en est ainsi dans la vie courante: on choisit un jour favorable, on a en vue une fête ou une cérémonie. On considère la pratique du bain comme un remède fortifiant.

Avec le bain de l'adoubement, l'Eglise a accordé une interprétation morale et religieuse à une pratique d'hygiène corporelle. Avant d'être adoubés chevaliers, Alexandre et ses compagnons vont se servir de la mer comme d'une étuve ou d'un bain: "Au bord de la mer, ils se dévêtirent, / ils se lavèrent et se baignèrent, / se refusant obstinément / à ce qu'on leur

Page 77: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

76

chauffât une autre étuve: / la mer leur servit de bain et de cuve." (v. 1136-1140)1

Le Conte du Graal offre un autre exemple dans ce sens. Cinq cents chevaliers nouveaux adoubés par monseigneur Gauvain, se sont premièrement baignés à l'eau chaude dans les salles de bains que la reine avait préparées pour eux. Cela nous montre la place importante occupée par les bains dans les rites de la chevalerie: "La reine a préparé les salles de bains / et fait chauffer l'eau / dans cinq cents baquets, / où elle fit entrer tous les hommes / pour s'y baigner à l'eau chaude. On leur avait taillé des vêtements / qui les attendaient tout prêts / à la sortie du bain." (v. 9003-9009)2

À côté de l'usage de tenir table ouverte, les héros de Chrétien ont une autre habitude souvent mentionnée: celle du lavage des mains. Cette chose courante devient un rituel chez Chrétien. On se lave les mains avant et après le repas. Au fond, ce lavage rituel des mains, n'est pas une invention de l'écrivain. Par conviction ou par nécessité, l'aristocratie du Moyen Age est propre. La Demoiselle Impudique offre à Lancelot une serviette et de l'eau en lui disant: "Lavez vos mains et asseyez-vous. / Comme vous pouvez le voir, / L'heure du repas est venue." (v. 567-569)3 Après le repas offert à Gauvain par le nocher hospitalier, la table est enlevée et "ils se lavent les mains." (v. 7403)4 Le matin, le nocher vient au pied du lit de monseigneur Gauvain et le fait "se lever, s'habiller et se laver les mains." (v. 8184)5 Voilà comment ce lavage des mains est aussi une étape de la toilette matinale. C'est encore une preuve en ce qui concerne l'importance accordée à la propreté.

1 Chrétien de Troyes, Cligès, op. cit., p. 805 2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 633 3 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 61 4 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 521 5 Idem, p. 573

Page 78: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

77

Quant à l'eau, qu'il s'agisse de l'eau de lavage, de l'eau servant à la cuisine ou de l'eau de boisson, elle provient très généralement de rivières ou de puits pollués, rares sont ceux qui ont accès à une eau de source fraîche.

Les gens du Moyen Age, tels qu'ils sont décrits par Chrétien, n'ignorent pas les soins du corps. Au moins dans la noblesse, se discerne nettement le goût de la propreté. Mais, à une époque où les conditions de santé et l'hygiène privée diffèrent en fonction du statut social de l'individu, le lavage du corps reste une source de plaisir et d'agrément.

Page 79: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

78

V. LOISIRS DE L'ESPRIT

***

Goût des lettres - lecture À côte des loisirs variés dont l'étude a fait l'objet des

chapitres précédents, les héros de Chrétien de Troyes, ou plutôt un certain nombre d'entre eux, aiment se consacrer aux plaisirs de l'esprit. La conversation est une des choses les plus naturelles à la cour arthurienne. Pour ce qui est de la lecture, de nos jours très répandue, au Moyen Age, elle l'est beaucoup moins. Et cela à cause de l'ignorance, mais aussi parce que les livres coûtent fort cher. L'élite médiévale s'intéresse à posséder des livres et apprécie la lecture. Pourtant, les livres sont rares et leur circulation est limitée.

Au Moyen Age, la parole reste "le grand véhicule de la communication."1 L'homme médiéval est surtout un homme de mémoire, de bonne mémoire. Par conséquent, la parole reste de grand prestige à une époque où le livre n'est pas encore une révolution dans les habitudes, dans le rythme de la vie sociale. Les gens du commun, dans leur majorité des analphabètes, n'ont ni le loisir, ni les moyens de lire. L'écriture et la lecture sont l'apanage des clercs regroupés autour des bibliothèques des grandes églises et des couvents. Souvent peu lettrés, ces hommes lisaient alors plus que jamais à haute voix, comme dans l'Antiquité.

La lecture se faisait alors presque autant avec la bouche qu'avec les yeux en écoutant les paroles qu'on prononce, en entendant les voix des pages. On se livre alors à une véritable

1 Jacques Le Goff, sous la direction de, L'homme médiéval, Paris, Seuil, 1989, p. 38

Page 80: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

79

lecture acoustique: lire signifie en en même temps écouter. Sans doute, la lecture silencieuse n'est pas inconnue. Mais elle se faisait le plus souvent à voix haute. Les textes destinés à être déchiffrés tout haut sont composés de la même façon: il est rare qu'un auteur ait la main assez rapide pour noter aussi rapidement qu'il compose. Soit il dicte, soit il se répète à lui-même, par fragments, ses ébauches, jusqu'à les noter de mémoire. La ponctuation, lorsqu'elle existe dans les manuscrits, est toujours une aide à la lecture à haute voix: elle indique les pauses, les élévations et les chutes de l'intonation, par fragments que détermine la capacité du souffle humain. Il en résulte qu'un seul manuscrit ne veut pas dire un seul lecteur à la fois, mais souvent un lecteur et plusieurs auditeurs, que ce soit dans les monastères ou plus tard dans les cours laïques.

Chrétien nous ramène toujours au monde familier et réel du XIIe siècle. Même les aventures les plus étranges ont leur côté familier: au château de Pesme Aventure, Yvain délivre les jeunes captives et se bat contre deux monstres. Là aussi, le héros passe des moments délicieux dans un verger, où la fille du seigneur, un livre à la main, lit à voix haute à son père et à sa mère, un roman "qui traite je ne sais quel héros." (v. 5356)1

Dans cette scène de la vie quotidienne, Chrétien évoque les plaisirs intellectuels de la société pour laquelle il composait ses œuvres. Il s'amuse ainsi à représenter la nouveauté du genre romanesque, lu à haute voix et par une femme, ce qui est peut-être une allusion à la "courtoisie" de son œuvre, qui s'adresse désormais aux femmes comme aux hommes. Car les femmes de la haute société consacrent en partie leurs loisirs à la lecture. Sur le plan éducationnel, les garçons étaient favorisés par rapport aux filles.

Cette pratique de la lecture à haute voix est liée au public auquel s'adresse le roman. Bien souvent, les chevaliers 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, op. cit., p. 327

Page 81: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

80

et autres gens de cour ne savent pas lire: il faut donc que des clercs leur fassent la lecture. Un bon exemple dans ce sens est offert par Le Chevalier de la Charrette. Il s'agit de la lettre reçue par Gauvain et que celui-ci "tend au roi, qui s'en empare. / À un clerc qui sait bien remplir pareille fonction / Il l'a fait lire à haute voix /(...) La lettre portait que Lancelot salue / Le roi, son bon seigneur, / Le remerciant du si courtois traitement / Et des bienfaits qu'il a reçus de lui, / Et se déclarant entièrement / Soumis à ses ordres; / Que Bademagu sache sans le moindre doute / Qu'il se trouve auprès du roi Arthur, / En parfaite santé en plein de vigueur. / Et ajoute qu'il mande à la reine / Qu'elle retourne, si elle veut bien, / Avec Keu et messire Gauvain. / La lettre avait tout ce qu'il fallait / Pour qu'on crût à son authenticité." (v. 4321-4337)1 C'est en lisant ces derniers mots que Gauvain se rend compte que la lettre de Lancelot était une fabrication qui les avait induits en erreur. Cette lettre est un exemple de l'extension de l'usage de l'écriture.

Gauvain, le soleil de la chevalerie arthurienne est aussi un homme instruit qui aime lire pendant ses loisirs. Ses lectures l'aident à guérir un chevalier blessé au moyen d'une herbe médicinale dont il connaissait la vertu: "(...) D'après les livres, / elle a une si grande vertu / que si on la plaçait sur l'écorce / d'un arbre atteint de maladie / la racine reprendrait et l'arbre saurait encore / se couvrir de feuilles et de fleurs." (v. 6858-6861)2 Son occupation à lire ce genre de livres, témoigne d'une inclination vers l'étude, ou plutôt un loisir. Cet amour de livres et de tournois apparaît dans son désir de se perfectionner.

Le goût de la lecture semble donc assez répandu parmi les nobles. Ils s'intéressent avant tout au livre en tant qu'objet matériel, rare, précieux et beaucoup moins au texte. Ce n'est pas toujours le cas, certainement. Le plaisir de lire, ou de se faire lire des ouvrages, n'est réservé qu'à une élite. Le plaisir 1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 485 2 Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, op. cit., p. 485

Page 82: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

81

d'écrire n'est réservé que pour un nombre encore plus restreint. Les modes d'écriture expliquent aussi l'évolution différente des orthographes latine et française. La langue française s'est forgée à l'époque d'une écriture silencieuse. Le copiste n'est pas gêné de maintenir des graphies qui s'éloignent peu à peu de la prononciation: il transcrit visuellement sans prononcer le mot. L'histoire du livre est étroitement liée à l'invention et au développement de l'écriture. Au temps des premières civilisations, où existait une culture orale, l'écriture est apparue comme une technique de représentation de la parole, et donc de la pensée. Au fil des siècles, quand les civilisations ont atteint un certain niveau de développement, une nouvelle exigence est née: il ne suffisait plus de simplement transcrire la pensée, mais aussi de la conserver durablement. Instrument privilégié de la culture, le livre manuscrit, a été longtemps le principal, voire l'unique moyen de diffusion de la pensée et de conservation des connaissances, jusqu'à l'apparition de l'imprimerie.

Le Moyen Age est l'époque à laquelle remontent les racines de nos livres d'aujourd'hui. Le livre médiéval reste pourtant un objet utilisé par une infime minorité de personnes: ceux qui savaient lire et écrire, les moines notamment. Rares étaient les laïcs qui maîtrisaient la lecture, et encore plus rares ceux qui savaient écrire. Néanmoins, c'est grâce au travail de cette minorité, qui veillait à la diffusion du savoir, que le livre a acquis ses lettres de noblesse.

Avec le développement de la production laïque, un plus large public a alors accès au livre et à la lecture. Jusqu'alors les livres étaient plutôt destinés aux membres du clergé, mais d'autres lectures apparaissent et veulent aussi avoir accès à la littérature. À côté de la lecture religieuse ou universitaire, une autre approche du livre se met en place: des laïcs nobles ou bourgeois se mettent donc à lire en langue vulgaire. Il existe désormais une lecture qui appartient à la sphère du plaisir et du

Page 83: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

82

temps libre. On a déjà vu que certains d'entre les romans de Chrétien de Troyes, nous offrent des exemples reflétant une réalité existante à ce moment là.

Les choses de l'esprit sont appréciées par les laïcs du Moyen Age. Ils cherchent du plaisir et trouvent de la satisfaction non seulement dans les besoins corporels (repas, vêtement, bain, exercices physiques) mais aussi dans les choses de l'esprit (conversation et lecture).

Musique et danse

Art du nombre rendu audible, la musique au Moyen Age est tout à la fois l'objet d'une spéculation nourrie et le témoin d'une activité pratique en pleine exploration de ses moyens. En ce qui concerne la danse, les romans de Chrétien de Troyes sont assez abondants en descriptions de scènes de danse.

On songe alors aux conditions de la distraction, du jeu et de la célébration qui justifiaient le recours aux poèmes lyriques. Les chansons des femmes suggèrent l'ennui de l'existence dans le château féodal. L’aube sert à réveiller les amants. D'autres thèmes de chansons impliquent un jeu collectif. C'est le cas pour la pastourelle, qui comporte un dialogue dramatique. Les reverdies, chantant le renouveau de la nature, font penser aux fêtes de mai, où l'on célèbre la joie, le désir, l'amour.

D'autres formes métriques, éclairées par les structures musicales s'expliquent en fonction de la danse qu'elles accompagnent; ainsi les estampies, morceaux pour instruments auxquels on a ajouté de paroles, mais aussi ballades, virelais,

Page 84: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

83

rondeaux, dont les formes, au moins à l'origine, ont dû répondre à quelque type de danse. Il faudrait, en confrontant les structures musicales, les formes strophiques et métriques, les thèmes, les styles, qui s'associent diversement, essayer de reconstituer tout le système du lyrisme médiéval.

La cour arthurienne organisait régulièrement des fêtes joyeuses. Ces jours-là, on se plaçait tous autour d'un grand banquet et on mettait ses plus beaux vêtements. Après le repas, les chevaliers invitaient les femmes pour un pas de danse pendant que les musiciens jouaient de leur instrument favori. Car "ce qui marque le mieux l'allégresse, c'est peut-être la danse, qu'il s'agisse de danse avec instruments ou de carole."1 La carole est une danse en ronde ou en chaîne que l'on exécute aux fêtes populaires, mais aussi aristocratiques, et qui est accompagnée de chansons à refrain.

Fêtes religieuses, festivités nocturnes, banquets, le couronnement d'Érec à Nantes ne peuvent pas se passer sans musique et danse. Les chants et les rondes font la joie de toute fête.

La musique, au Moyen Age, est d'abord une science qui fait partie, comme dans l'Antiquité, du quadrivium dans la classification des arts libéraux. Cette science repose sur des principes métaphysiques et construit en même temps une éthique et une esthétique fondées sur la mesure et l'harmonie.

1 Jean Verdón, Les loisirs au Moyen Age, op. cit., p. 43

Page 85: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

84

La musique est ensuite une pratique reposant sur des répertoires, des modes de création et de diffusion originaux et en perpétuel devenir. La vie musicale témoigne avec éloquence d'une réflexion singulière sur ses composantes et d'avancées significatives en termes de langage. Ces notions si évidentes, mais si spécifiques à la musique, de hauteur, de durée, de consonance harmonique sans laquelle la polyphonie ne saurait exister, de contrepoint, de rythme en mesure ont toutes été forgées et exprimées dans ce vaste laboratoire de la pratique musicale médiévale.

La cour arthurienne va aussi à la messe. Ce sont les textes liturgiques, au sens large, qui font passer jusqu'aux fidèles la musique des mots. Les vies de saints, parfois rimées ou rythmées, étaient certainement lues aux fidèles lors des célébrations. Écrites pour eux, elles répondent à leur attente en faisant des saints les héros d'aventures étonnantes. Plus foncièrement musicaux sont les hymnes dont le texte et la musique sont étroitement liés. Outre les vies des saints romancées et les séquences musicales, la liturgie médiévale disposait d'un moyen neuf de rendre vivants les cérémonies. Certaines séquences, aux fêtes importantes, étaient dialoguées. À Pâques, l'ange du Sépulcre demandait aux Trois Marie ce qu'elles venaient chercher au tombeau, puis leur apprenait la Résurrection. À Noël, les bergers cherchaient l'étable. Les chanteurs se repartent les rôles et joignent le geste et l'attitude aux paroles adaptant leur habillement au rôle représenté. Les textes hagiographiques, entre la vie de saint et l'hymne, sont les

Page 86: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

85

plus anciens qui nous soient parvenus, immédiatement suivis par les premières chansons de geste.

Ces textes étaient chantés sur des mélodies simples, répétitives par strophes ou par laisses, pour l'édification et le plaisir des auditeurs, autour des églises et des lieux de pèlerinage, ou dans les cours féodales. Les textes hagiographiques atteignaient un large public au Moyen Age.

Mais on a déjà souligné le fait que la musique était en premier lieu un moyen de divertissement lors des fêtes. Elle dépassait la sphère religieuse étant l'attribut du relâche, de la sociabilité et de la bonne disposition. Dans Le Chevalier de la Charrette, après la dure épreuve de sa captivité, Lancelot trouve "air salubre et retraite assurée" (v. 5217)1 auprès de la demoiselle qui l'héberge. Ainsi la chambre peut-elle s'offrir à des formes de sociabilité et de divertissements plus raffinés comme la musique et les jeux d'intérieur.

La musique et la danse, les principaux éléments des fêtes religieuses et profanes et d'autres manifestations publiques, se retrouvent fréquemment dans les romans de Chrétien de Troyes, comme des images vives d'une époque joyeuse.

1 Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, op. cit., p. 482

Page 87: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

86

VI. CONCLUSION Le présent ouvrage tente de montrer la place

fondamentale occupée par les loisirs dans le rythme quotidien de l'existence de l'homme médiéval contemporain de Chrétien de Troyes. Les loisirs des héros de Chrétien sont assez différents des nôtres. L'homme moderne a plus de temps et de moyens pour se divertir. L'homme médiéval ne connaissait pas la notion de week-end ou celle de vacances. Pourtant il savait jouir de la vie.

À quoi sert l'étude des loisirs médiévaux? Premièrement, il est intéressant de savoir ce qui nous reste de cette époque si lointaine. En deuxième lieu, ce qui a connu une évolution décisive. Et, enfin, ce qui a complètement disparu. Tournois et joutes ou bains publics, cela ne se passe plus à l'époque contemporaine. Ce sont même des choses bizarres aux yeux du lecteur moderne. En ce qui concerne la cérémonie d'adoubement ou celle de couronnement, on se rappelle seulement qu'on en a vu dans les films historiques. Mais, les films modifient beaucoup la réalité en ajoutant certaines choses et en supprimant d'autres.

Le monde arthurien a inspiré de nombreux réalisateurs. Lancelot du Lac, de Robert Bresson (France, 1974), est un film qui repose sur l'idée suivante: montrer non pas la grandeur de la cour arthurienne et les enchantements du monde breton, mais au contraire, l'écroulement de ce monde, son agonie. Perceval le Gallois, d'Éric Rohmer (France, 1978), adapte l'histoire de Perceval, d'après Le Conte du Graal. Dans ce film, le réalisateur s'applique à se montrer le plus fidèle possible au texte de Chrétien - qui est pris presque mot à mot- dans un décor imaginaire. Excalibur, de John Boorman (États-Unis, 1981), représente la version hollywoodienne de l'univers arthurien. L'intérêt du film est de refondre l'ensemble de la légende, depuis la naissance d'Arthur jusqu'à sa mort, tout en

Page 88: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

87

intégrant les aventures de Lancelot et de Perceval. À l'inverse de celui de Bresson, le film met l'accent sur le merveilleux et le mystère de cette légende, à grands renforts d'effets spéciaux.

Le temps au Moyen Age peut se dilater ou se contracter, ce qui suppose de la part du travail humain une très grande élasticité, une souplesse en harmonie avec la vie naturelle. L'homme médiéval est plus près de la nature et les plaisirs du corps priment généralement ceux de l'esprit, à l'exception d'une élite.

Page 89: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

88

VII. BIBLIOGRAPHIE • TEXTES ET ÉDITIONS CRITIQUES 1. Chrétien de Troyes, Romans publiés au Livre de

Poche, dans la collection "Lettres gothiques", dirigée par Michel Zink, Libraire Générale Française, 1994

2. Chrétien de Troyes, Érec et Énide, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1992

3. Chrétien de Troyes, Cligés, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1994

4. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette (Lancelot), Paris, Bordas, 1989

5. Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion, Paris, Librairie Champion, collection "Classiques Français du Moyen Age", 1965

6. Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, Paris, Librairie Générale Française, collection "Lettres gothiques", 1990

• HISTOIRES LITTÉRAIRES 7. Emmanuèle Baumgartner, La littérature française

du Moyen Age, Paris, Dunod, 1999 8. Sorina Bercescu, Cours de littérature française

Moyen Age - Renaissance, Bucureşti, Centrul de Multiplicare al Universităţii Bucureşti, 1973

9. Luminiţa Ciuchindel, Études sur la littérature française. Varia, Editura Fundaţiei „România de Mâine", Bucureşti, 2004

10. Angela Ion, (sous la direction de), Histoire de la littérature française, tome 1, Moyen Age - XVIe siècle, Bucureşti, T.U.B., 1981

Page 90: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

89

11. Pierre Le Gentil, La littérature française du Moyen Age, Paris, Armand Colin, 1990

12. Jean Charles Payen, Littérature française. Le Moyen Age, Paris, Arthaud, 1984

13. Ioan Pânzaru, Introduction à l'étude de la littérature médiévale française, E.U.B., 1999

14. Michel Stănesco, Lire le Moyen Age, Paris, Dunod, 1998

15. Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Age, Presses Universitaires, de Nancy et Librairie Générale Française, 1993

16. Michel Zink, Littérature française du Moyen Age, Paris, collection "Premier cycle", PUF, 1992

• OUVRAGES CONSULTÉS SUR CHRÉTIEN DE

TROYES 17. Gérard Chandès, Le serpent, la femme et l'épée.

Recherches sur l'imagination symbolique d'un romancier médiéval: Chrétien de Troyes, Amsterdam, Rodopi, 1986

18. Marie-Luce Chênerie, Le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1986

19. Jean Frappier, Chrétien de Troyes, Paris, Hatier, 1968

20. Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, SEDES, 1972

21. Jacques Ribard, Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette. Essai d'interprétation symbolique, Paris, Nizet, 1972

22. Mihaela Voicu, Chrétien de Troyes aux sources du roman européen, Editura Universităţii Bucureşti, 1998

Page 91: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

90

• OUVRAGES SUR LA VIE ET LA CRÉATION LITTÉRAIRE AU MOYEN AGE

23. Philippe Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée, tome II, Paris, Seuil, 1985

24. Pierre Yves Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Paris, Bordas, 1969

25. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont/Jupiter, 1990

26. Georges Duby, Dames du XIIe siècle, tomes I et II, Paris, Gallimard, 1995

27. Georges Duby, (sous la direction de), Histoire de la France Urbaine. La ville médiévale, Paris, Seuil 1980

28. Georges Duby et Robert Mandrou, Histoire de la civilisation française, tome I, Moyen Age - XIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1968

29. Georges Duby, Mâle Moyen Age, Paris, Flammarion, 1988

30. Jean Evans, La civilisation en France au Moyen Age, Paris, Payot, 1930

31. Jean Favier, (sous la direction de), La France médiévale, Librairie Arthème Foyard, 1983

32. Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, (sous la direction de), Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996

33. Jacques Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Flammarion, 1982

34. Jacques Le Goff, (sous la direction de), L'homme médiéval, Paris, Seuil, 1989

35. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1977

36. Michel Pastoureau, La vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la Table ronde (XIIe - XIIIe siècles), Paris, Hachette, 1976

37. Georges et Régine Pernoud, Le tour de France médiéval, Paris, Stock, 1982

Page 92: Les loisirs dans les romans de Chrétien de Troyesbibliotecascolara.ro/Contras_Elena/Les Loisirs dans... · 2 Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996, p. 175.

91

38. Régine Pernoud, La femme au temps des cathédrales, Paris, Stock, 1980

39. Edmond Pognon, La vie quotidienne en l'An Mille, Paris, Hachette, 1981

40. Jacques Ribard, Le Moyen Age. Littérature et symbolisme, Paris, Champion, 1984

41. Charles de la Roncière et Thomas Contamine, L'Europe au Moyen Age, Paris, Colin, 1969, tome II, Document 40

42. Jean Verdon, Le Plaisir au Moyen Age, Paris, Perrin, 1996

43. Jean Verdon, Les Loisirs au Moyen Age, Paris, Tallandier, 1996

44. Paul Zumthor, Parler du Moyen Age, Paris, Éditions Minuit, 1980

45. Paul Zumthor, La lettre et la voix. De la littérature médiévale, Paris, collection Poétique, Seuil, 1987