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LES GRANDS LEADERS

Collection dirigée par

Claude GLAYMAN

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Dans la même collection

Pierre MENDÈS FRANCE : Choisir (Conversations avec Jean Bothorel).

Sicco MANSHOLT : La Crise (Conversations avec Janine Delaunay).

Jacques DELORS : Changer (Conversations avec Claude Glayman).

Nicolas SARKIS : Le Pétrole à l 'heure arabe (Conversa- tions avec Eric Laurent).

Georges SÉGUY : Lutter (Conversations avec Philippe Dominique).

Henri LEFEBVRE : Le Temps des méprises. James MARANGÉ : De Jules Ferry à Ivan Illich.

A para î t re

La collection « Les Grands Leaders » comprend trois séries :

— Leaders français Claude GRUSON : P rogrammer l 'espérance (Conversa-

tions avec Philippe Dominique). Jeannet te LAOT : « Conversations avec Dominique Pè-

legrin ». Pierre MAUROY : Faire (Conversations avec Franz-Olivier

Giesbert).

— Leaders étrangers Olof PALME : « Conversations avec Serge Richard ». Robert JUNGK : « Conversations avec Daniel Garric ». Luis ECHEVERRÍA : « Conversations avec Henry Ray-

mont ». Nahum GOLDMANN : « Conversations avec Léon Abra-

movicz ».

— Hommes de pensée Maurice NADEAU : « Conversations avec Tibor Tardos ». Georges BALANDIER : « Conversations avec A n d r é

Akoun ». François CHÂTELET : « Conversations avec A n d r é

Akoun ».

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LE ÇA PERCHÉ

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Du même auteur 1947 LE SOMMEIL DE JUILLET, récit, Editions Raisons d'être.

1949 QUAND LE SOLEIL SE TAIT, roman, Editions Gallimard.

1951 LES IDOLES SACRIFIÉES, roman, Editions Gallimard.

1954 BÜCHNER, DRAMATURGE, essai, Editions de l'Arche. LE PIÈGE, récit, Editions Gallimard.

1956 MARÉE BASSE, pièce mise en scène par Roger Blin au théâtre des Noctambules, Editions Gallimard (1971).

1957 L'OR DE LA RÉPUBLIQUE, roman, Editions Gallimard.

1960 LA CHASSE A L'AIGLE, roman, Editions Gallimard. POUR ENTRER DANS LE XX SIÈCLE, essai, Editions Gras- set.

1962 ARLAND, essai, Editions Gallimard.

1965 SOCIOLOGIE DU THÉÂTRE (LES OMBRES COLLECTIVES), essai, Presses universitaires de France. L'ACTEUR, SOCIOLOGIE DU COMÉDIEN, essai, Editions Gallimard. DURKHEIM, essai, Presses universitaires de France.

1966 INTRODUCTION A LA SOCIOLOGIE, essai, Editions Galli- mard.

1967 SOCIOLOGIE DE L'ART, Presses universitaires de France.

1968 CHEBIKA (MUTATION DANS UN VILLAGE DU MAGHREB), essai, Editions Gallimard et Pantheon Book (New York).

1971 L'EMPIRE DU MILIEU, roman, Editions Gallimard.

1973 LE LANGAGE PERDU, essai, Presses universitaires de France et Pantheon Book (New York). FÊTES ET CIVILISATIONS, essai, Editions Weber.

1975 LA PLANÈTE DES JEUNES (en collaboration avec J.-P. Corbeau), essai, Editions Stock.

Scénario tiré de Chebika pour Les Remparts d'argile, tourné par Jean-Louis Bertuccelli, et pour Le Grabuge, tourné par Edouard Luntz.

Avec Paul Virilio, Georges Perec et Jean-Michel Palmier, publication de la revue Cause commune, éditée chez Denoël (1972-1974), et, depuis 1975, dans la collection « 10-18 », diri- gée par Christian Bourgois.

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Jean Duvignaud

L e

ça p e r c h é

Stock

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Tous droits réservés pour tous pays. © 1976, Editions Stock.

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Pour Françoise.

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La vie individuelle est un « miroir qu'on pro- mène le long des chemins ». Les anecdotes personnel- les éclairent une époque...

Longtemps j ' a i été rétif à l'usage de la première personne: pour donner un sens à cette «fiction grammaticale », il faut que la vie commune d'une génération et d'une période. de l'histoire apparaisse en filigrane.

J'ai procédé avec « les choses qui sont mainte- nant du passé », comme j e l'ai fai t pour un village, Chebika: une reconstruction utopique d'un «moi» dispersé.

Voilà, j ' a i écrit cette anthropologie de moi- même. Je n'aurais pu y parvenir par les jeux des questions et des réponses. Au fond, la solitude de l'écriture me convient. J'espère rester le « chat qui s'en va tout seul».

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Regard oblique à travers les choses

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Je sais bien où je suis : dans une grande bâtisse de plusieurs étages que j'explore. La maison est immense, trop grande pour que nous l'habitions, trop vaste pour moi qui dois y chercher mon chemin. Les pièces, démesurées, ouvrent par de hautes fenê- tres sur le ciel troublé de nuages verdâtres.

Ces fenêtres sont faites de vitres vertes. En

petits carreaux. Il s'agit d'une architecture du siècle de Rousseau. Je le sais, puisque la voix qui m'ac- compagne me l'a dit et que Du Contrat social (un livre jaune et cartonné) figure parmi les questions qui me sont posées. Cela, je le sais d'avance. Je l'ai su bien avant de pénétrer dans la maison.

Cela ne m'aide pas à trouver mon chemin dans les pièces désertes, sans meubles, où s'entassent des livres en piles désordonnées, des livres que je n'ai pas lus encore, mais que je dois résumer avant de les rendre à leur propriétaire. Cela cause une anxiété bizarre, assez agréable. Ce chemin perdu, je vais le retrouver. Mais je n'en suis pas certain. Pourtant, cet immeuble de plusieurs étages a été conçu suivant le plan logique des bâtisses de cette époque...

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Un grand escalier occupe le centre de cette maison. La rampe est en ferronnerie contournée, avec des élégances de métal noir, maintenant pous- siéreux. Impossible de savoir qui a vécu là, tant le plancher a été usé par des traces de pas innombra- bles. Les marches de l'escalier sont peu élevées, de sorte qu'on accède sans peine aux six ou sept étages, jusqu'aux greniers.

Ces greniers sont immenses et vides, eux aussi. Sous les faîtures du toit, des poutres ont été peintes, que rongent aujourd'hui les termites. Le silence est à l'intérieur des murs, massif. De la ville autour de nous vient le bourdonnement étouffé des voitures, le couinement des enfants du lycée tout proche. Ce grenier est une caisse de résonance. J'entends même le chuchotement, en bas, de nombreuses jeunes filles, toutes vêtues de tabliers bleus, qui s'affairent, dans une cour pavée, à des jeux que je ne connais pas.

Je sais bien que si je pouvais me retrouver dans ce dédale, je découvrirais des choses importantes me concernant, et que peut-être j'échapperais à cette anxiété qui me force à cavaler dans ces couloirs blancs et ce vide trop élégant. Mais le brouhaha des filles, en bas (devant lesquelles je vais devoir passer en sortant), le doux halètement de la ville — ma ville, La Rochelle — me retiennent dans les com- bles.

Dans les greniers, mon père élève des pigeons. Ce sont des oiseaux lourds. Les uns sont bleus, les autres d'une belle couleur feu qui, je ne sais pour- quoi, me ravit. Quelques-uns ont un collier de plumes sombres. Quand on entre dans les cinq ou six salles où ils gîtent, on marche sur une couche

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épaisse de fiente. Ça craque sous les pieds. Ça donne une émotion réconfortante.

Mon père entretient ces oiseaux qui volètent maladroitement avec beaucoup de colère quand on pénètre dans la pièce sans qu'ils s'y attendent. Les fenêtres sont d'ailleurs grandes ouvertes, et les pigeons peuvent, s'ils le veulent, s'échapper. Ils le font rarement, ou pour aller chercher des vers et des insectes dans les parcs. Ils reviennent aussitôt, parce que leurs petits sont là, dans de vieilles boîtes de biscuits « Lu ».

Ces boîtes sont en fer, encore recouvertes du papier qui les décore. On y voit le dessin jauni de l'usine de Nantes où sont confectionnés ces biscuits

secs: une tour et une bâtisse en brique que j'ai réellement vues plus tard avec une surprise indignée, parce que les bombardements de la guerre les avaient épargnées.

D'autre part, tous ces pigeons sont bagués. Mon père les élève afin qu'ils réalisent des perfor- mances : à certaine saison de l'année, on les emmène dans des paniers d'osier, on les lâche par la vitre d'un train en marche, par exemple, ou d'un bateau de pêche, en mer. Ils reviennent. Mon père éclate alors d'un rire sonore et montre une bouche trop rouge au milieu de sa barbe noire.

Ces greniers sont envahis par le volètement maladroit des gros pigeons. Je m'assieds là, par terre, les genoux repliés. J'attends que se passe quelque chose. Je sais qu'une chose doit se produire. J'ignore laquelle. Je l'espère et je la redoute. Mon anxiété est une chute libre à l'intérieur de moi-

même. Et la voix accompagnatrice me répète qu'il faut « avoir lu tous ces livres jetés en désordre ».

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Quand je suis las d'attendre dans la vague agitation des plumes et des caquètements, je grimpe à la tour qui surmonte l'immeuble. Je suis seul à monter par cet escalier à vis qui débouche sur une terrasse éventée, et là, seulement, mon anxiété s'apaise, mais je sais que je vais la retrouver à la descente. La ville est tout autour, tapie ou embus- quée, je ne sais plus, avec ses toits en brique rousse et quantité de tours, ses arbres de jardins clos. Le port est une chose épaisse, là-bas, qui ferme la mer. Au-delà, de tous les côtés, la campagne avec des bosquets et des villages. La mer fait basculer l'hori- zon.

La voix me suggère de descendre. Mais je suis déjà descendu dans l'escalier. En bas, dans une pièce voûtée, ma mère est installée devant deux grands bénitiers où des dauphins en pierre poursuivent une navigation immobile. Elle ne parle pas. Je ne lui parle pas. Il ne faut plus parler. D'énormes bar- reaux ferment les fenêtres. Ma mère ne sourit pas. Le livre jaune et cartonné de Rousseau est là, sur le bénitier où la bouche des poissons ne crache plus d'eau.

Je dois parcourir encore un immense couloir et affronter en face, sur un perron, les regards de trois cents à quatre cents jeunes filles, en rangs serrés, immobiles...

1921. La Rochelle. Quartier de l'ancien bastion Jéricho, un des hauts lieux de la résistance au pouvoir monarchique durant le siège de 1628.

« Au jour de ta naissance, Jupiter se trouvait à

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trois degrés des Poissons, signe zodiacal qui te confère un caractère conciliant, généreux, un esprit réceptif, etc. Le docteur a eu beaucoup de peine à te sortir du néant, à moitié étouffé par ce sacré cordon autour du cou... Dans mes bras, quelques jours plus tard, dans le jardin ensoleillé, j'essayais de comparer le bleu de tes yeux avec le bleu du ciel. » C'est la dernière lettre que m'ait écrite mon père, deux mois avant sa mort, pour l'anniversaire de mes cinquante ans.

1923. On se transporte près du port, rue Saint-Léo- nard, dans une maison qui m'est restée.

Je suis de la hauteur d'une grosse table Hen- ri III aux arêtes pointues. Je me cogne violemment et j'en porte encore la trace au front. Quarante-cinq ans plus tard, à la mort de mon père, cette table, je l'expédie sur-le-champ à la salle des ventes.

Le gisement premier est double : la famille Auger, celle de mon père, vient de Vendée et du bocage. Celle de ma mère, les Duvignaud, des bords de la Seudre et du marais.

Mon grand-père Auger a été instituteur en Vendée aux débuts de l'«instruction publique». Avant lui, ses ancêtres se sont battus contre les notables et pour la terre. Il sera le premier à se battre pour une idée.

En remontant, on arrive au Champiou, à la frontière du bocage et de la plaine. Metayer, Bar- dreau, Bodin, Auger sont nés sur ce sol de cendre où

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brûla à la fin de l'Empire romain un camp militaire de barbares, peut-être convertis au christianisme. D'où ce nom de Campus pius, de Champiou. Ces soldats devaient être des nomades venus de la steppe, si j'en juge par les hautes pommettes et la forme du crâne dans ma famille.

Le nom d'«Auger» veut dire en vieux français aldigarius, le lanceur de javelot. Piétaille combat- tante. Fantassins que nous sommes restés. Gens de campagne et de guerre. Mais la guerre, c'est la campagne, comme le dit le mot. Personne n'a levé la tête avant la Révolution.

La ferme est là au bord de ce qui reste du camp romain : trois fossés carrés creusés à l'intérieur les uns des autres. Le fossé, empli d'eau couverte de lentilles, est bordé de saules têtards et de peupliers. Quantité d'oiseaux habitent ces feuillages que brasse le vent de la plaine. La terre est de la cendre et tout ce qu'on y sème pousse abondamment. Il y avait un château au milieu du camp dont devait dépendre la ferme du Champiou. C'est maintenant une laide bâtisse crépie, couverte d'ardoises, chose rare en la région. Le genre des maisons « nobles » construites après la Restauration, en réparation des dommages causés aux notables de l'Ancien Régime, avec l'ar- gent du « milliard des émigrés ».

La ferme est là, immuable. Une longue cons- truction à ras de terre, sans étages, couverte de tuiles. Mais j'y ai vu du chaume dans mon enfance. A côté, il y a le « paillé », et c'est le nom qu'on donne aux meules. Les écuries jouxtent les chambres où fument d'immenses cheminées. La chaleur des bêtes, l'hiver, à travers la cloison, permet d'économiser le bois.

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La campagne française est une archéologie vivante. J'ai appris à déchiffrer un paysage avec mon grand-père au cours d'interminables promenades à travers les «mottes», qui sont des terres de marais entourées de canaux, et qui ont été faites, sans doute à l'imitation des polders, lorsque les Hollandais sont venus rédimer le marais de l'Ouest.

Les tracés, les parcours, les maisons, la terre possédée, les « communaux » s'inscrivent ici dans une durée qui résiste à l'événement politique. Et qui n'a connu que deux ruptures, durant la période récente : celle de la Révolution, celle de l'électricité en 1890. Il suffit d'examiner cette terre pour y trouver, non l'histoire, mais une organisation appliquée et lente de l'espace. Le travail se cristallise dans le paysage.

Ont-ils jamais participé à l'Histoire, ces pay- sans ? Ils ont ressassé le vieux geste de l'extraction. Archéologie vivante où la pensée chemine lentement, cherche ses mots, se perd, s'égare, avant de s'illumi- ner de quelques mots violents — ceux qu'on trouve dans les « cahiers de doléances » de 89. La ville, la nation — ces gens l'ignorent ou la craignent. S'ils sont dépendants de maîtres invisibles, hobereaux de village, notables d'Eglise ou guerriers, ils appartien- nent d'abord à cet espace : ils le travaillent, ils le parcourent en d'interminables balades pour aller voir un cousin, rappeler un ancien dû, obtenir d'un maître un délai pour des dettes ou des « obligations » dont ils ne comprennent pas le sens.

La plus vieille dette : celle du paysan qui attend que la terre reproduise ce qu'il y a semé — vis-à-vis de celui qui le protège. Echange du pain contre le sang, de la paix contre la nourriture. Vieux droit effacé aux alentours du X I I I siècle, au moment où

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se cristallise une « noblesse » qui transforme la pro- tection en devoirs, en contraintes écrites et enfouies dans une armoire, le «terrier». On ne sait ce qui sortira de ce «terrier» — quelque devoir oublié, quelque contrainte pesant sur un « alleu » et qui a remplacé le service rendu par la redevance en argent. Archéologie qui façonne encore nos mentalités.

Certains paysans du Champiou voyagent. Du moins, pour gagner quelques sous, s'arracher au travail de la terre et « voir du pays » se sont-ils faits transporteurs de pierres. Ces pierres sont extraites d'immenses carrières creusées dans la plaine et traînées vers les villes. Les villes engloutissent cette matière dont on fait les maisons, les ports, les remparts, les églises.

Comment les paysans n'auraient-ils pas eu le sentiment très vif que les villes sont construites avec des morceaux de la campagne, et que des parasites y prolifèrent ? Les gens du Champiou ont poussé les bœufs qui traînent moellons et pierres meulières, jour et nuit, interminablement, pour construire les hôtels de Nantes où vont s'installer les trafiquants d'esclaves, les remparts de La Rochelle, les églises de Saintes, les pavés de Rochefort. Pierres de terre et de plaine. Pierres de corvées et de salaires. Transports sans fin, sur des ornières qui, peu à peu, font les routes.

La nuit est peuplée du bruit de ces charrois immenses. Les paysans voyageurs entraînent les bœufs. Ils chantent pour les pousser à tirer. On dit ici qu'ils « pibolent », et c'est un chant alterné, entrecoupé de roulades comme les tyroliennes. La nuit, dit mon grand-père, dans son enfance, on était éveillé par ces chants interminables qui montaient et

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disparaissaient dans un silence en marche. On se retournait dans son lit. On regardait, dans la chemi- née, les dernières braises dans la cendre. L'espace, soudain, envahissait la chambre : « Ce sont les « bocains » qui passent. »

C'est travail de « bocain ». Je suis un « bocain », homme des taillis et des marais, des mottes et des «communaux», terre noire habitée d'innombrables bêtes, de blaireaux, de renards, d'oiseaux qui s'envo- lent en tornades. J'ai appris là à déchiffrer ces « choses qui sont maintenant du passé » et qui tar- dent à disparaître, parce qu'elles ne sont pas inscri- tes dans la périssable mémoire des hommes, mais dans la terre.

Mon grand-père m'a initié à cette remémora- tion anonyme. Il ne disait jamais «je» et toujours «nous». Auprès de lui, j'ai pris le dégoût du «moi» et des complaisances qui l'accompagnent. La com- mune préhistoire des campagnes m'a envahi avant que je ne me préoccupe de moi-même. Peut-être aurais-je dû rester au milieu des saules et des canards sauvages... Rousseau a regretté Genève. J'ai regretté les cendres de mon camp romain. Et si j'ai compris quelque chose aux paysans de Chebika, aux confins de la steppe et du Sahara, c'est aux gens du Champiou que je le dois...

Le notable s'abrite derrière l'écriture. Il excipe de droits et d'obligations qui « ont été » écrits en des temps anciens et qui dorment immobiles dans le grimoire d'un texte. Le discours écrit n'est pas naturel à l'homme. L'Afrique l'ignore, qui a trouvé d'autres formes d'expression. On devrait entrepren-

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dre l'histoire de la domination du monde par l'écri- ture.

Je paie encore, chaque année, un impôt pour quelques acres de marais et de taillis dans la région de Nalliers, au milieu du bocage. Cet impôt prolonge une redevance séculaire. Il se nomme encore le

péage du «canal des Cinq Abbés», lequel existe toujours : on le traverse entre Chaillé et Marans. Ces « cinq abbés » ont été sans doute les suzerains de mes ancêtres. Nous dépendions d'un gros monastère, drainant au cours des siècles les productions du pays.

Mais ce droit est écrit. Consigné dans un texte. Enclos dans un papier. Marc Bloch parle de ces « chefferies villageoises » qui, au cours du temps, avant le X I I I siècle, engendrèrent des seigneuries. Ces seigneuries naquirent de l'établissement de pay- sans riches dont la métamorphose en rentiers de la terre et de groupes de «tenures» fit des notables. Gens de guerre ou de prière, c'est pour le paysan « tout comme » ! Du moins, leur pouvoir séculaire repose-t-il sur l'immobile écriture et le respect du contrat consigné sur le parchemin ou le papier.

Ecrire, c'est résister au temps. C'est maintenir magiquement des obligations souvent incompréhen- sibles pour celui qui ne sait pas manier les signes ni construire le discours. On l'a dit : l'écriture est un instrument de domination, et la paysannerie a été dominée par l'écriture, la jalouse possession d'un instrument qui oppose au travail et à la pratique vivante l'exacte immobilité de l'engagement immo- bile. Le Malin n'emporte-t-il pas les « âmes » de ceux qui ont imprudemment signé leur nom sur un pacte satanique ?

Voilà pourquoi les « cahiers de doléances » de 89

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réparent une injustice séculaire : le paysan sans écriture entre dans l'écriture et le discours politique. On rétablit ainsi le courant coupé entre la vie rurale et la justice — fût-elle représentée par le pouvoir abstrait et lointain de celui qu'on appelait encore autour de moi le « roué ». Dictés à des clercs plus ou moins fiables, ces « cahiers » réalisent une activité contestée depuis des siècles : celle du droit d'exister malgré l'écriture — chose de maîtres et d'élite !

Parvenir à l'écriture, quelle révolution ! Et que suit celle qui donne au paysan le droit à la terre. La disposition des biens du clergé, l'abandon des privilè- ges seraient abstractions si elles ne se cristallisaient pas en actes de vie. Dénomination des hommes et prise de possession de l'étendue : la Révolution nomme le droit, mais le droit de posséder existe avant la dénomination, et bien avant le discours. Quelle naïveté de faire du discours un être « en soi » ! L'existence est plus vaste que l'écriture.

Possession de la terre. La Révolution est là :

possession de la terre par le paysan et possession de l'écriture — surtout juridique — par l'homme, par « tout homme ». Le plus ancien des papiers de famille que ma femme ait retrouvé concerne Pierre-Jean Metayer — un nom du Champiou —, ouvrier jour- nalier, et datant de l'an VI de la Révolution. Ce Metayer a quitté la ferme à la faveur des troubles pour un gros bourg des confins du marais et de la mer dont il porte le nom, Marans. Ouvrier journa- lier, ça veut dire qu'il ne possède rien, qu'il est au plus bas de l'échelle.

Que sais-je de lui? Il habite la «cabane de la Grande Brune » et il fait rédiger — écrire ! — par un homme de loi, comme la République lui en donne la

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licence, l'inventaire de ce dont il dispose. Bilan miteux : une « mauvaise » table, un buffet, du linge, une pendule, des vêtements de travail.

Ce bilan enregistré est un acte de révolution. Le notable n'est plus seul à disposer de l'écriture et du droit d'exister. Cette écriture qui a justifié le droit de possession de la noblesse de guerre ou de robe depuis cinq siècles. Les choses sont triviales, plus belles parce qu'elles sont simples : l'homme de la terre jouit de la capacité jusque-là insoupçonnée de dispo- ser de ce qu'il possède, et de le consigner dans un texte.

Pouvoir misérable. Pouvoir qui a soutenu la République. Que nul n'a mis en cause, ni Bonaparte ni les rois. Le Metayer qui a établi légalement la possession de ses hardes, tout ce qu'il a «mis de côté », il passe une frontière : nous l'avons tous passée derrière lui. Que serais-je sans ce bonhomme, ce « bouseux » ?

On trouve dans la descendance de ce journalier des tanneurs, des boulangers, des meuniers, tous installés dans ces confins que ma famille maternelle ne quitte guère, entre Nalliers, Chailler et Mouzeuil. Tous des noms de basse latinité : on en lit les traces

dans les cimetières ou sur la façade des églises. Ces églises romanes enterrées dans le sol, martelées par les guerres de religion, tapies dans la plaine entre des bouquets de trembles et que protègent des évêques en pierre avec leurs bâtons mérovingiens. Elles sont consacrées à des patrons archéologiques : saint Eloi, sainte Gemme, saint Aubin.

On suit le cheminement des générations anony- mes. La paysannerie se mêle d'artisanat : alliance du four ou du moulin et de la vigne ou du blé. Quelque

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chose suit son cours, et c'est la longue marche du

paysan à l'intellectuel...

Le moulin. J'ai passé des heures d 'enfant dans celui du cousin Bodin qu'on voit encore sur la route de Nalliers à Luçon, sur la droite, maintenant privé de ses ailes.

Pièce ronde dont les moellons abritent des arai-

gnées calmes. Une obscurité tiède dessine des treuils, des engrenages. De la terre battue, couverte d'une couche de grains et de paille monte l'odeur aigre du pissat ou de la moisissure.

Le moulin est un bateau : il tire le vent. Ses voiles tournent. Il transforme la force de l'air en

travail, non en déplacement. Il fait du surplace. Le vent est autour de lui qui frissonne et chuchote avec de grands battements glissants.

Mais le moulin mâche et digère. Il est aussi un noyau dur et vivant qui se concentre et déglutit. On lui apporte le blé, il le concasse : le vent devient farine. La transformation s'opère dans ces meules dont la rotation écrase le temps : dans ce ressasse- ment, c'est la durée qui s'efface. Le travail se fait dans la conversion du vent par les ailes et de la rotation des ailes par l'axe qui traverse de part en part la pièce ronde.

On s'assied sur le sol, on regarde le mouvement des meules. La farine, au courant d'air, se disperse un peu partout. Il y a des sacs entassés et du son en vrac. La plaine converge ici avec des charrois tirés par des percherons ou de petits ânes au pas sec. Le moulin est le centre, le Cyclope de l'étendue cultivée.

Celui qui est assis là est «massé» par cette

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mastication inlassable, appliquée. Respiration régu- lière qu'entretient le froissement des ailes, le grince- ment d'un essieu. Ces moulins ont été construits

après la Révolution. Ils appartiennent au village. Ils traitent un blé que le marché emporte. Voici cent ans, quand vivaient encore des gens qui avaient connu l'Ancien Régime, posséder un moulin c'était une victoire.

Ma mère, les Duvignaud, c'est le vignoble et l'Océan. J'ai pris ce nom pour écrire, pour m'abriter peut-être. Ce mot m'attirait comme les treilles rous- ses de l'arrière-saison et les barriques aux odeurs fortes...

La famille vint de Mornag, un village sur la Seudre, au sud de Rochefort et non loin de Saint-

Jean-d'Angély. Pays romain et roman. Terre des guerres de Religion où guerroya Agrippa d'Aubigné. Des bois abritent des maisons souvent construites

avec des ruines d'aqueduc ou de cirque. Plus loin la plaine s'évase en parcs à huîtres, en marais salants où des vaches beuglent à la brume de mer.

On trouve ici des vignerons, bien sûr, comme le dit notre nom, des boulangers, des marins. Métiers inséparables dans ces grandes étendues vaseuses où les embouchures des fleuves sont des deltas plantés d'innombrables piquets. Ces bois apparaissent à la marée basse et servent à l'élevage des huîtres. Sur les terre-pleins, des maisons en planches où l'on fait le tri des coquillages paraissent naviguer à la dérive. La terre est grise et violette, se confond avec les boues. Paysage d'une certaine tristesse que je n'ai revu qu'en Asie.

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J'ai un daguerréotype de ma grand-mère Adé- laïde et de son père. Elle va sur ses seize ans. Elle est d'une beauté saisissante, indignée, dirait-on, d'être belle, avec une moue dédaigneuse de fille sensuelle. Le bonhomme la tient par les épaules. Lui, c'est une tête noiraude de flibustier ou de frère de la côte, une

gueule façonnée d'angles qui partent dans tous les sens et pourvue d'un grand nez — que j 'ai gardé. Des yeux luisants, rusés. Il ne s'est pas noyé dans la terre comme les gens du Champiou, il est allé de l'avant.

Je ne sais rien de ce forban attendri par sa fille. Il avait un peu de terre, et il était marin. On en parlait en souriant. Avait-il été un peu contreban- dier? Quand ma grand-mère est née, vers 1840, la jeunesse de son .père se situait trente ans plus tôt, et la « course » n'était pas loin. Ces côtes étaient encore presque sauvages. Les navires remontaient le cours de la Charente jusqu'à Port-d'Enveau, à cause des corvettes anglaises.

La mère de ce gaillard s'appelait Nadaud et son frère à elle était navigateur au long cours. On ne pratiquait pas encore le trafic du cap Horn qui amenait le charbon anglais sur la côte californienne par le détroit de Magellan. On allait dans le Pacifi- que. Un jour, le bateau de mon arrière-cousin a fait naufrage. Il a échoué seul sur une île où vivaient des sauvages.

On l'attendait à Mornag. La grande sorcellerie n'a jamais cessé dans les campagnes, malgré l'Inqui- sition, le rationalisme, le papisme ou l'évangélisme. Le courant souterrain est plus profond, et l'on n 'a pas perdu le goût de maîtriser ces forces que la société prête à la nature. On fit ainsi « parler » un

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la révolution, et les oppositions l'aident à se conser- ver. Il faut chercher d'autres volcans...

Alors reparaît le fantôme de Rima — et de ces figures qui peuplent le théâtre tragique. Ce que j 'ai appelé autrefois l'anomie, j 'y pénètre maintenant, mais dans la vie banale. C'est plus qu'un concept, c'est une de ces idées forces qui permettent d'éluder le pouvoir des mythologies étatistes et le piège des réformismes. Ne s'agit-il pas de savoir comment les sociétés produisent de la déviance individuelle et collective, et pourquoi cette déviance suggère des idées de conduites ou de sensations capables de modifier la plate somnolence du consensus grisâtre de la vie ?

Il s'agit de comprendre, en rejetant nos habitu- des historiques, comment les groupes ou les ensem- bles humains sécrètent de la mutation après en avoir esquissé l'expérimentation (souvent aberrante) à tra- vers des cas particuliers. Sans doute certains de ces éléments qui composent l'hérésie seront-ils ultérieu- rement réintégrés dans le tissu commun de l'expé- rience ou de l'idéologie. Il n'en reste pas moins que la rupture primitive est riche en semences quasi infinies.

Que ces faits d'hérésie se manifestent par une violente régression, comme on le dit, ou par une anticipation délirante sur ce qui n'est pas encore, l 'important est de situer cette particularité souvent exaltée jusqu'au délire ou la mystique dans la diffi- cile ascèse qu'elle suppose. Antigone opère une régression archéologique vers des formes rituelles de respect qui lui coûtent la vie, comme le malade dont

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parle D. Cowper « réalise » sa guérison en allant jus- qu'au bout de sa vie. L'utopie ou l'usage de la drogue figurent les linéaments d'un univers culturel qui n'est pas encore, et il y a dans le vagabondage, le nomadisme des « dériveurs » qui rompent avec le travail et leur métier le pressentiment d'un monde qui, peut-être, ne sera jamais.

Le caractère novateur de l'anomie n 'apparaît pas toujours, car la brutale réduction d'un système de valeurs communes à l'individualité qui s'en retranche revêt, de la folie au crime, de la mystique à la transe ou de la poésie à l'extase, une force symbolique souvent indéchiffrable.

Cet indéchiffrable-là m'attire. Les sciences

sociales n'ont jamais connu de corpus, sauf dans les périodes d'extrême dogmatisme. Leur passé est fait de ruptures violentes, et l'on serait en peine d'écrire une histoire de la sociologie si l'on veut tenir compte de ces cassures : cassures entre Marx et Weber, cassure entre Comte et Gurvitch ; au contraire de l'histoire et même de la psychologie, l'analyse sociale se transforme en se remettant en question elle-même en tant que science et connaissance. Pourquoi s'atta- cher au respect d'une tradition ?

Trahison dialectique : à ceux qui réduisent l'in- dividu à la société, il faut demander comment la société, au milieu des grands ensembles communs, suscite et engendre du particulier et du déviant. A ceux qui enferment les caractères symboliques dans la trame d'une structure établie et qui digère tout ce qu'elle contient, il faut opposer la subversion. La connaissance n'est pas faite de confort.

Dans cette foulée, nous avons entrepris d'éditer une revue, Paul Virilio, Georges Perec et moi. Cette

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revue s'appelle par antiphrase Cause commune. Elle se poursuit maintenant en livre de poche dans la collection de Christian Bourgois : nous y tentons d'analyser ces faits aberrants ou, du moins, d'esquis- ser la compréhension malaisée de ces faits que masque le langage officiel ou que refoule la résis- tance des groupes. Mettre l'accent sur des aspects dédaignés de l'expérience, situer l 'ampleur de l'ac- tion de l 'Etat dans la constitution d'un nouvel espace humain hautement surveillé et organisé, ressaisir les chances de liberté qui nous restent et, les connais- sant mieux, agir sur elles comme un levier — voilà ce que nous essayons de faire.

Quand j'y songe un peu, maintenant, avec le recul, je me rends compte que je n'ai jamais pu aimer la société où je suis entré vers 1940 en courant la campagne. Peut-être y ai-je fait mon entrée à reculons ? Ou bien n'y suis-je jamais vraiment entré. J'ai toujours cherché les moyens de prendre mes distances vis-à-vis d'un monde auquel je n'adhérais guère.

Est-ce la raison pour laquelle je suis si souvent parti ? J'ai fui... Je me suis détaché. J'ai voulu autre chose que ce que me donnait cet univers. J'ai matérialisé cette distance dans une critique que j'ai tenté de rendre rationnelle à travers le « grand système », à travers Arguments, l'anthropologie, et maintenant Cause commune.

Aujourd'hui encore, je ne me sens rarement en accord avec quiconque. Cherchai-je l'adhésion ou la rupture ? J'ai souvent rompu avec des amis, jamais brutalement, simplement en prenant des distances. J'ai tiré le meilleur de la vie en m'opposant au monde social dont je me suis fait, pour une petite

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part, l'analyste. Je voudrais bien rester jusqu'au bout « le chat qui s'en va tout seul »...

Dans L'Empire du Milieu, j'évoque Nietzsche, comme une ombre — le « célibataire moustachu », la personnalité la plus consciemment anomique du siècle dernier...

Non pas le Nietzsche devenu auteur du pro- gramme, emmailloté dans une édition solennelle. Mais le Nietzsche des traductions bourrées de fulgurants faux sens et de confusions, celui qui a mordu les âmes. On devrait examiner de près combien l'in- fluence sauvage des écrivains est plus vivante que l'image pieuse qu'on en trouve dans la momification des textes.

Pour moi, je retrouve Nietzsche dans les rues de Turin, et pissant dans un portail. C'est le Nietzsche de la fin, celui des derniers jours de lucidité. La maladie le ronge, mais quelle exaltation critique dans l'automne somptueux de la vieille capitale !

J'aime Turin. Ville dure aux toits montagnards que balaie le vent des Alpes. On y trouve encore des hôtels aux chambres immenses peuplées de meubles victoriens et d'immenses baignoires. Aujourd'hui, la vie des usines lui donne l'ampleur d'une houle aux marées fortes. Et la ville qui fut royale reste là, avec ses places, ses palais sophistiqués et ses maisons à portail — une des premières réussites de l'urbanisme d'il y a cent ans.

Là, Gobineau est mort sur la lancée d'une dernière passion. Dans un hôtel à droite de la gare, Pavese s'est donné la mort, une nuit, et, par cette même gare, Overbeck a entraîné le « célibataire

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moustachu » qui vient de changer de sphère mentale et qui glapit :

Mon âme, l'accord d' une harpe se chantait à elle-même

un chant de gondolier. Quelqu'un l'écoute-t-il?

Nietzsche est le pivot, non le principe de la fiction. J'organise autour de lui la déambulation de notre vie commune depuis dix ans. Au fond, dix ans, cela suffit pour accumuler assez de semences vitales pour suggérer une fiction qui élucide la période qu'on vient de traverser. Disons que depuis L 'Or de la République je suis entré dans un domaine indéfri- ché, où j'avance à tâtons.

Un des effets de 68 a été d'exalter la sensibilité du «moi». Des gens qui ne se sont jamais question- nés commencent à douter, parce que leur femme les a quittés, parce que leur mari est parti avec une fille, parce qu'ils constatent que les dix dernières années ont été perdues, et qu'ils ont vécu en vain. La réussite, qu'est-ce que cela veut dire, au regard de ce qu'on tire de la vie ? Et la répétition des mêmes gestes, la consolidation des mêmes pensées durant des années laissent juste assez de force pour se questionner et échapper au crétinisme.

La période 67-70 a été une période d'explosion : on a cherché le moyen de tirer de toutes les déviances et de toutes les dénégations une sorte d'enrichisse- ment. Et cela au moment où le renforcement de l'Etat et de la répression entraîne une prolifération des idéologies et des doctrines, la multiplication des sectes. C'est dire que le « moi » reprend une existence

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— tantôt inquiète et soucieuse d'analyser ses états, tantôt narcissique et gonflée comme un ballon.

La fiction est un instrument d'interrogation. Transposées, les personnalités deviennent des ima- ges, des modèles. Echappent à l'anecdote qui effrayait tant les théoriciens de 1950 du «nou- veau roman». La trame d'une action qui n'a jamais été, mais qui s'installe dans la suite réelle des événements restitue la part du possible et du virtuel dans l'étroite réalité. Au fond, je ne recours à ce qu'il est convenu d'appeler le roman que pour donner une forme communicable et plus large à l'expérience infinie de ce qui pourrait être dans ce qui fut.

Je fais là exactement ce que j'ai appelé pour Chebika une reconstruction utopique : je reconstruis les données réelles, enfin, les émotions éparpillées au cours d'innombrables événements. Remembrement

de ce qui pouvait être dans ce qui s'est enseveli dans l'inévitable réalité. Je convoque un peuple d'hommes et de femmes qui tentent de maintenir leur « moi » en deçà des modèles imposés et même d'un «moi» général qui les rassemblerait.

J'ai laissé ce livre se dérouler comme les graffiti dont j'ai parlé qui s'étalent sur la grande surface du mur blanc d'une ville populaire. La fiction n'est pas une construction arbitraire, elle est une manière d'expérimenter l'ampleur d'une « vision du monde» possible, celle d'une époque, ou d'en démontrer l'inanité. Je crois que L'Empire du Milieu aboutit à cette dernière solution: il n'y a plus de «vision du monde » possible de notre temps.

Il y a autre chose : une sorte de mouvement transforme en moi le malheur en exaltation. D'où

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sort ce livre ? D'une suite d'échecs, de malheurs menus et d'une période bête et trouble. Sa source n'est heureusement pas littéraire. Et l'incitation à écrire déborde violemment la complainte où l'on s'enferme trop souvent, casse le lamento et cherche une voie dans une sorte d'exultation à figurer le possible, à embrasser l'anecdote dans l'immense virtualité des choses qui seraient advenues.

Je ne dis pas que le malheur est suscitateur d'invention, ni qu'il faut crever pour imaginer. Je dis seulement qu'un des traits constants du mécanisme dont je m'étonne souvent qu'il soit le mien consiste en un retournement de la détresse ou de l'échec en une sorte d'exultation à distribuer les cartes d'une nouvelle manière. A jeter les dés. De minuscules parcelles d'images et d'émotions composent un grouillement d'où peut naître un discours fic- tif. Fiction qui est elle-même déjà une représenta- tion, puisqu'elle associe les rêves, le myth dream personnel (mais dont la généralité est évidente) à la communication infinie d'une action éventuelle inscrite dans la trame de l'inéluctable cours des choses.

Ces hommes et ces femmes, je ne les promène pas dans une période récente de l'histoire, je pousse au plus excessif ce qui chez les uns et les autres peut engendrer une situation aberrante, hérétique, et pour tout dire « anomique ». Mon idée est que nous sommes tous déviants lorsque nous prolongeons notre désir jusqu'à son excès.

Et cela vient sans doute de ce que je cherche à épuiser le champ possible de ce moment que nous enveloppons avec notre conscience présente, sans que cette conscience soit autre chose qu'un récepta-

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cle momentané. Je veux dire que ces « ex-tases » dont j 'ai parlé, depuis les rêveries dans la charmille de Nalliers, depuis les stations apparemment paresseu- ses sur le sable, sous les pins et le soleil, à Ronce puis à Sidi Bou Saïd, que ces moments présents me paraissent contenir une force inconnue d'émotions et de sensations. A la fin de sa vie, Proust évoque la réconciliation de la mémoire et de la durée. Law-

rence, Miller, eux, pensent trouver, comme John Cowper Powys, une sorte d'accomplissement et de plénitude dans l'approfondissement du temps pré- sent, du here and now, du hic et nunc. Ce dont Hegel

ne faisait que le départ de la phénoménologie, la phénoménologie de notre biographie nous y ramène : sonder le puits du présent et chercher dans l'inten- sité de l'expérience actuelle le principe justificateur de la vie.

Je ne dis pas que je l'ai réussi. Je dis que je l'ai tenté. Et tenté de trouver au milieu de la vie —

réflexion et sensation mêlées — l'empire, le seul empire que je pusse habiter. Et j 'ai éprouvé en finissant d'écrire ce livre une sorte de détresse : comment cesser de vivre dans cet univers où nous redistribuons les chances et les émotions, où la fiction nous amène à chercher une morale de la

sensation poussée à son point le plus intense — celui où il devient raison.

Presque aussitôt je me mets à tenter avec la fête, c'est-à-dire avec une tournure abstraite, ce que j'ai cherché avec la fiction. Fêtes et civilisations se développe alors sur deux registres — celui des expériences de fêtes que j 'ai vues et expérimentées dont je n'ai donné qu'une faible partie ; celui d'une réflexion qui place la fête dans l'ensemble des

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manifestations étudiées par les analystes de la vie sociale.

Sur la fête, on ne connaît que l'hypothèse de Durkheim dûment prolongée, à travers Mauss, par Caillois ou Bataille : la fête est une dépense somp- tuaire, un moment d'effervescence sociale au cours

duquel se pratique la transgression des règles, uchro- nique comme le pense Eliade, mais toujours inséré dans la vie sociale. L'idée même de cette fête mytho- logique, on la trouve dans les études de Georges Dumézil qui fait des croyances organisées l'idéologie d'une société ou d'une civilisation, lesquelles agissent non point en fonction du monde, mais de la configu- ration formelle et mentale qui les domine.

Cela ne me satisfait pas. Cela surtout ne corres- pond guère à ce que j 'ai pu voir : l'existence de fêtes mythologiques, cérémonial représentant les stéréoty- pes établis et institués, qui la met en doute ? Fêtes de la Renaissance ou fêtes « primitives ». Et qui entraî- nent la dérogation ou la transgression, comme un mécanisme vite retombé.

La fête est autre chose. Je retrouve là cette

obsession d'un présent qui se compose comme une forme close, indépendante de la durée et de l'his- toire, et qui, brutalement, par cela même qu'elle met entre parenthèses tout ce qu'un groupe ou une société a inventé pour conjurer ce qui la détruit, place l 'homme en tête à tête avec les grandes instances naturelles : la vie, la mort, la sexualité, la faim. Tête-à-tête destructeur et subver- sif.

L'aspect subversif de la fête n'apparaît pas aux analystes classiques qui ne sont frappés que par son côté « loupé» ou bref. Comme si le périssable n'était

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pas une condition même de la fête, son élément sinon essentiel du moins composant ; il faut que l'« illusion lyrique » ne dure qu'un moment, afin que l'intensité d'émotions et de sensations accumulées dans une limite étroite se convertisse brutalement en

une illumination exaltante. Illumination qui engen- dre, par un soudain remembrement des formes établies, ces semences qui transformeront les hom- mes dans la suite des jours.

L'aspect subversif de la fête est sans doute fondamental, non point tant parce que la fête « casse » le consensus, mais parce que le tête-à-tête de l'homme et de la nature, soudain restituée, fait explo- ser, dans une sorte de convulsion, tout ce que la vie collective a trouvé, en elle ou chez des individus,

pour masquer l 'horreur de ce qui la détruit, de ce qui l'embrase, de ce qui la traverse d'une force infinie...

Il m'a semblé, contrairement à ce que disent Caillois et Bataille (mais pourquoi continuer à pen- ser comme les aînés ?), que l'Occident, dans cette période baroque qui fut sans doute une manifesta- tion extraordinaire de notre civilisation, aurait pu prendre une voie différente de celle du capitalisme. Les livres de Pierre Charpentrat ont donné la mesure de ce «mirage baroque ». Il me semble que l'explosion qui conduit l 'homme à transformer, comme à Venise, l'argent en maisons, en tableaux, en femmes, en volupté, ou bien, comme au Brésil, au Portugal, au Mexique, en Espagne, à vouer à Dieu dans des églises d'or et de profusion le bénéfice ainsi gaspillé du travail et de la production — il me semble que cette explosion aurait pu engendrer une société de jouissance.

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La mainmise par les accumulateurs de biens, protestants ou catholiques, sur le pouvoir et sur l'économie, a brisé le mouvement : le produit du travail et la richesse ne servent plus à la jouissance ni à ces cadeaux mystiques — apparemment inutiles — faits à un dieu invisible, mais que l'on tente magiquement de maintenir sur terre par l'image, la sculpture, le théâtre, la musique — ils vont devenir le capital abstrait, composer la richesse invisible du monde désacralisé par le travail.

Qu'en serait-il advenu si l 'homme européen avait pris la voie de la jouissance baroque ? Après tout, c'était une voie aussi imprévisible que celle du capitalisme classique. En tout cas plus riche et plus féconde pour notre vie psychique ! La bourgeoisie n 'a jamais eu de conception du monde : elle s'est emparée du mythe chevaleresque déjà pourri des mains d'une aristocratie moribonde afin de se faire « reconnaître », ou bien elle a inventé cette morale

sinistre de l'épargne et du travail qu'on trouve chez Diderot ou chez Franklin.

Le socialisme a emboîté le pas des penseurs bourgeois. Parce que Marx ou Lénine étaient eux- mêmes nés dans ce monde, ils ont modelé la morale

qu'ils voulaient insuffler au prolétariat selon le mécanisme mental du capitalisme — et régénéré le travail comme idéal de vie et de société. Monstrueux

accouplement ! La vision du monde du prolétariat, elle, ne

devrait pas prendre naissance dans l'inverse de la bourgeoisie, mais dans une reprise en charge de ce que fut la civilisation européenne avant la révolution capitaliste : dans cette exubérance de volupté et de joie que fut le monde baroque, la jouissance réelle et

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matérielle de ce que l 'homme peut tirer du monde et même de Dieu ! Nous en sommes bien éloignés !

Ce qui fascine dans la Chine contemporaine, pour autant qu'on en connaisse quelque chose à travers les textes, c'est qu'elle a pris une voie radicalement différente de celle des Occidentaux,

capitalistes ou socialistes : elle a conçu un commu- nisme de la rareté qui exclut, apparemment, l'enri- chissement d'une classe de fonctionnaires intermé-

diaires, d'une « nouvelle classe» qui ne s'avoue pas. Elle prend peut-être le chemin de donner, dans une période de temps que mesurent seules l'immensité du continent et la misère où nous l'avons maintenu

si longtemps, une satisfaction par la jouissance commune des produits du travail plus qu'elle ne cherche la constitution d'un capital social anonyme et géré par un Etat « pharaonique». Je me trompe peut-être. Est-il interdit de rêver ?

Cela me conduit à plonger dans cette vie fran- çaise inconnue. Je veux bien qu'on donne à cet effort ce nom de sociologie que nous portons comme une croix depuis que Comte l'a inventé, et je préférerais le terme d'anthropologie pour cette con- naissance pratique et théorique à la fois qui plonge dans la trame de la vie commune pour la question- ner et l'aider à susciter cette part d'invention qu'elle contient nécessairement...

C'est cela le « terrain ». Notre terrain. A-t-on

assez cherché chez les Bororos ou les Dogons une matière à exciter notre esprit ? Mais la réalité, elle est dans le terreau que nous avons refusé de voir. Je ne suis plus paysan depuis cinq ou six générations,

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mais je sais que la vie rurale reste en Occident un problème que ni l 'urbanisme ni l'industrialisation n'ont résolu ; que la vie ouvrière (Touraine l'a com- pris) est un univers qui n 'a pas encore trouvé son langage et sa vision du monde. Et cela n'est pas propre à la France : l 'Europe entière retourne à ses bases et se questionne, depuis la fin de l'impéria- lisme colonial.

Là, les choses deviennent fascinantes : pénétrer dans le tuf des mentalités collectives, ce n'est évi-

demment pas procéder à des sondages, et l'on a déjà dit quelle imposture se cache sous ces techniques de contrôle de l'opinion. Il s'agit, tout à l'opposé, de retrouver la parole perdue de groupes que l'on a emprisonnés dans l'univers plat, unidimensionnel, du langage officiel, de solliciter les rêves, les fan- tasmes, les symboles, les aspects virtuels et possi- bles d'un monde que l'organisation étatique et programmée condamne à la ressemblance et à l'una- nimité.

Ce que nous avons tenté dans l'enquête sur la jeunesse, c'est de réinvestir dans la conscience publi- que le langage dédaigné ou escamoté de groupes dont on préfère justement rattacher les motivations à des cadres préfabriqués, fussent-ils ceux de contes- tataires démodés. Mais la projection des catégories mentales de l'élite ou de l'Université (en l'occurrence

des «vieux») sur des ensembles humains qui les ignorent est comparable à l'impérialisme ethnologi- que qui prétendait (et prétend parfois encore) retrou- ver les catégories mentales occidentales chez les non-Européens, ou identifier la « pensée sauvage » aux mécanismes mentaux des « civilisés ». Et, pour le

cas où ces projections délirantes ne réussissaient pas,

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à rejeter ces groupes dans le marginalisme et la criminalité.

L'instrument de cette connaissance, c'est la

lente et longue parole enregistrée, humblement, opiniâtrement. Nous avons composé une équipe vigoureuse, et j 'ai retrouvé chez certains de mes collaborateurs comme Jean-Pierre Corbeau, la même

passion pour l'analyse que j'avais rencontrée autre- fois chez Khlil Zamitti, en Tunisie : se mettre à

l'écoute de la parole des autres, recueillir le langage et le discours souvent confus et contradictoire, suivre le dédale de l'inquiétude, de l'espoir, du désir, perce- voir comment les images communes s'altèrent et se métamorphosent, voilà qui nous éloigne du discours abstrait.

Une époque, en somme, n'est pas faite du seul discours officiel auquel la réduisent les historiens et les politiques. Emmanuel Leroy-Ladurie a retrouvé ainsi à travers les textes oubliés de la persécution religieuse et de l'Inquisition les couches archéologi- ques du village de Montaillou. Ces couches ancien- nes sont la dimension « diachronique » de ce que nous tentons de faire émerger dans l'analyse « synchroni- que ». Les groupes étroits, les cellules particulières où se rassemblent en petit nombre les individus, soit dans une forme fonctionnelle, soit dans des réunions

occasionnelles ou mystiques, se développent en stra- tes superposées dont chacune d'elles parle une lan- gue différente. Celle que nous avons fait émerger dans La Planète des jeunes est la parole fugitive d'une classe d'âge, mais elle démontre déjà que notre univers collectif ne se retrouve pas toujours dans le discours politique, celui des mass media ou celui des journaux.

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Retrouver la diversité de ces voix, voilà une

tâche que dans un moment d'exaltation j'ai compa- rée à l'entreprise de Balzac ou à celle de Michelet : ce que l'un avait tenté avec la société visible et l 'autre avec le peuple, ne pouvait-on l'entreprendre avec l'existence collective ? Ne trouverai-je pas dans cette plongée dans la vie actuelle cette richesse en profondeur du présent que j 'ai poursuivi dans la fiction et dans l'étude de la fête, que j'ai pourchassé moi-même à certains instants de la vie ?

L'unité d'esprit ne se trouve pas dans la voca- tion de l'adolescence. Il faut sans doute traverser les

diverses « maisons », comme on disait au Moyen Age pour désigner les lieux divers de l'action théâtrale sur le plateau des « mystères ». Et dans chacune de ces « maisons » se retrouver soi-même avec le même

obsédant projet et la même troublante liberté. Alors, après bien des erreurs et des détours, on parvient à cet état où se ramassent les eaux éparses. Retrouver le langage perdu de notre vie collective présente, voilà une tâche à la fois littéraire et anthropologique, et qui mérite qu'on lui consacresa vie.

Car, de ce discours évidemment confus que nous recueillons au cours de nombreuses expériences au magnétophone auprès d'hommes et de femmes antérieurement désignés par une concertation statis- tique, nous devons construire la figure d'attitudes, de comportements et de symboles. C'est dire que nous procédons comme le psychanalyste avec le langage du malade qu'il écoute : il détecte dans le flot de paroles les figures et les formes inconnues du patient qui vont l'aider à reconstituer la trame personnelle qui autorisera le diagnostic et la thérapeutique. Nous détectons dans ces discours vagues les thèmes

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qui définissent les modalités d'une existence obscure, souvent masquée, et qui émerge en actes imprévisi- bles, parfois violents, en tout cas incompréhensibles.

Si la sociologie demeure une « science sociale », si l'anthropologie stagne dans la recherche des codes, l'analyse de la vie collective conduit inévitablement à la technocratie et à ce que W. Mills nommait la bureaucratie intellectuelle. Si nous envisageons de quitter les laboratoires et les salles de cours pour entrer dans la vie multiforme des groupes et des ensembles multiples, alors nous avons une chance de faire émerger le drame vivant de notre existence présente et commune.

On parle de régionalisme. On peut voir dans ce puissant mouvement un clivage définitif entre deux acceptions du terme de «culture»: à ceux qui met- tent l'accent sur le « musée imaginaire », l'« éducation des masses », la « culture populaire », bref ceux qui admettent une définition pédagogique et « cultivée » de la culture, s'opposent ceux qui retrouvent ce que l'anthropologie a mis dans ce mot — l'ensemble des choses impalpables qui constituent la matrice collec- tive et dynamique de tout ce que peut tirer un groupe de la vie.

Qu'importe le passé ! On ne régénère pas ce qui est mort et l'on ne retrouvera pas la vieille Bretagne ni l'Occitanie en pratiquant le «bouche-à-bouche» archéologique ! Mais en donnant à des ensembles constitués par la géographie et la volonté de ses membres les instruments capables de composer l'existence imaginaire sans laquelle l'existence se délite.

Mais ces gisements intérieurs, comment les connaître ? Comment parler de socialisme ou d'auto-

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gestion, de liberté et de réformisme, sans plonger dans la trame de l'existence commune, bien au-des-

sous des opinions et des pratiques coutumières ? Les concepts puisent leur substance dans le fumier de l'être commun où pullulent les bacilles cachés des choses qui ne sont pas encore.

Voilà qui m'éloigne de Spinoza et de Hegel : l'absolu de l'un, l'histoire de l'autre, ce sont autant

de figures d'une intellectualité fébrile, plus pressée de ramener les hommes à l'unité de la pensée que d'en percevoir les diversités. Sans doute, moi aussi, ai-je voulu dominer par le truchement de cette impérieuse raison. Voilà qui ne m'amuse plus guère : je n'ai plus besoin d'alibi et je me mets à l'écoute du langage perdu.

Ioffé et les gens de son âge se sont noyés dans la « pensée océanique ». Ils ont échoué.

Notre génération a éclaté. Elle a demandé aux sauvages, aux fous, aux malades de lui répondre sur son inquiétude. Ou bien elle a pris le langage lui-même comme principe de son interrogation. Qu'avons-nous cherché ? Gobineau, dans Les Pléia- des, présente quelques jeunes gens qui sortent de l'ordre commun : ce sont des « fils de calen-

dars, et borgnes de l'œil droit ». Nous n'aurons pas eu la calme carrière de nos prédécesseurs. La vie a émergé comme une marée. Nous sommes « borgnes de l'œil droit ». Nous avons affronté cela : le doute.

Je ne sais pas très bien quelle forme dessinent les graffiti sur le mur blanc. Ai-je vraiment envie de le savoir ? Une seule chose m'entraîne: l'idée indes-

tructible que le monde, à tout moment, peut chan-

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ger, que la distribution des éléments qui le compo- sent peut, à chaque instant, être bouleversée, que, derrière les idéologies, gît la possibilité toujours ouverte d'un univers commun où l 'homme tirerait de sa substance une richesse elle-même infinie. Tout est

à faire encore. Je n'ai jamais réussi à m'enfermer dans le passé. Tout est toujours nouveau comme au premier jour. J'espère que le dessin sur la paroi blanche ne sera jamais terminé. Voilà, sans doute, ce qu'on appelle naïveté, ou espoir : aimer l'inachè- vement du monde...

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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 25MARS 1 9 7 6

SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE AUBIN

A LIGUGÉ

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS STOCK

1 4 , RUE DE L'ANCIENNE-COMÉDIE

PARIS, 6

Dépôt légal : 2 trimestre 1976 N° d'Édition : 3187 - N° d'Impression : 8932

54-14-2167-01 ISBN 2-234-00496-9

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Une vie est un miroir qu'on

promène le long d'un chemin,

et les péripéties de l'existence

sont un moyen d'éclairer

une époque : ne faut-il pas s'élever au-dessus de

l'anecdote pour rendre

l'histoire intelligible ?

Jean Duvignaud entreprend ici de relater l'aventure

d'une situation qui a cherché

dans la politique, le théâtre,

la littérature et l'analyse sociale un sens à la vie.

Les portraits, les rencontres, les affrontements mettent

en scène un drame où

paraissent tour à tour Hitler,

Picasso, Aragon, Eluard

et certains, remarquables,

de nos contemporains.

Jean Duvignaud a écrit ici

(et non parlé) moins une

une biographie qu'un

fragment d'histoire sociale

et comme le roman d'une

époque.

PHOTO FRANÇOISE DUVIGNAUD

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