Le Temps

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PhiloSophie Notions philosophiques Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve Catherine Malabou Le temps (1996)

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Revisión histórica del tiempo en filosofía.

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  • Philo

    Soph

    ie Notions philosophiques

    Collection dirige par Laurence Hansen-Lve

    Catherine Malabou

    Le temps

    (1996)

  • Table des matires

    Introduction..............................................................................5

    Abords de la question ...................................................................5 La dfinition du temps et son destin ontologique ....................... 7

    La question de ltre du temps .................................................... 9 La rsistance du temps............................................................... 11 Le parcours ................................................................................ 14

    1. La prsence du temps.......................................................... 16

    Comment dfinir le temps ? ...................................................... 16 Le maintenant et le prsent........................................................ 17 Texte 1 : ARISTOTE (384-322 AV. J. -C.) ................................. 19

    Pour mieux comprendre le texte ...............................................20 Texte 2 : ARISTOTE (384-322 AV. J. -C.) ................................ 21

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 22 Texte 3 : SAINT AUGUSTIN (354-430) ....................................23

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 24 Texte 4 : G. W. F. HEGEL (1770-1831) .....................................25

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 26 Texte 5 : SAINT AUGUSTIN (354-430) ....................................26

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 27

    2. La dure et la mmoire .......................................................29

    Le prsent largi .........................................................................30 Lnigme de la succession et la mmoire ................................... 31 Texte 6 : SAINT AUGUSTIN (354-430) ...................................33

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 34 Texte 7 : E. HUSSERL (1859-1938) ..........................................34

  • Pour mieux comprendre le texte ............................................... 35 Texte 8 : H. BERGSON (1859-1941) .........................................36

    Pour mieux comprendre le texte ...............................................38 Texte 9 : H. BERGSON (1859-1941) ..........................................38

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 39 Texte 10 : M. PROUST (1871-1922) .......................................... 40

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 41 Texte 11 : W. HEISENBERG (1901-1976) .................................42

    Pour mieux comprendre le texte ...............................................44

    3. Le temps comme forme pure de lintuition ........................46

    Quest-ce quune forme pure de lintuition ? ............................47 Lespace et le temps sont des conditions subjectives ................48 Le temps est la forme de tous les phnomnes .........................49 Texte 12 : E. KANT (1724-1804) ................................................50

    Pour mieux comprendre le texte ................................................51 Texte 13 : E. KANT (1724-1804) ................................................52

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 53 Texte 14 : E. KANT (1724-1804) ................................................54

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 56

    4. Temps et finitude : le questionnement Heideggrien........58

    La question du sens de ltre et la temporalit ..........................58 Kant et Heidegger...................................................................... 58 Le temps comme horizon de la question de ltre .................... 59

    Le dasein comme tre de souci et tre-pour-la-mort ............... 60 Existence propre et existence impropre .................................... 61 Texte 15 : F. DASTUR ................................................................. 61

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 63 Texte 16 : F. DASTUR.................................................................63

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  • Pour mieux comprendre le texte ............................................... 65

    5. Temps et vnement ...........................................................67

    Le rapport lavenir ...................................................................67 Lavenir, lvnement et lautre ..................................................68 Lautre et lternel retour de lidentique ....................................69 Texte 17 : E. LVINAS (1906-1995) ..........................................70

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 72 Texte 18 : F. NIETZSCHE (1844-1900) ....................................73

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 74 Texte 19 : R. M. RILKE (1875-1926) ......................................... 75

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 76 Texte 20 : I. PRIGOGINE (N EN 1917) ...................................76

    Pour mieux comprendre le texte ............................................... 78

    Sujets analyss ....................................................................... 80

    Premier sujet : Linstant ............................................................ 80 Deuxime sujet : Temps et ternit............................................84

    Glossaire................................................................................. 88

    propos de cette dition lectronique...................................96

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  • Introduction

    Abords de la question

    La question du temps est sans nul doute lune des plus dif-ficiles et des plus vastes qui se proposent la pense philoso-phique, dautant que les dveloppements de la science contem-poraine ont contribu, tout au long du XXe sicle, la complexi-fier. Pour laborder, il faut accepter de se laisser conduire jus-qu son lieu mtaphysique originel, ce qui implique tout dabord dviter quatre grands cueils :

    1. viter premirement den appeler lexprience imm-

    diate, affective et pathtique, du temps : le temps nous fait vieil-lir, mourir, nous angoisse, etc. Il convient de se garder du dis-cours trop facile de la nostalgie qui, le plus souvent, occulte la nostalgie elle-mme.

    2. viter deuximement, en croyant parer au premier dan-

    ger, de se jeter tte baisse dans les livres pour constituer un catalogue de doctrines.

    3. viter de croire troisimement quil existe des entres

    toutes faites, toutes prpares, dans la question : le temps est-il subjectif (a-t-il son origine dans lesprit ou dans lme ?), ou objectif (a-t-il son origine dans le monde ?). Doit-on opposer le temps vcu au temps historique, ou bien le temps de la nature au temps dfini comme dure ? Ces oppositions, pour pertinen-tes quelles soient, ferment lhorizon du questionnement au lieu de louvrir. Nous les rencontrerons en cours de route, mais elles ne constitueront pas le motif premier de notre dmarche.

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  • 4. Dernier cueil enfin, la multiplication des lieux de re-cherche, des tentatives dillustration du questionnement philo-sophique par dautres traitements : le temps dans la littrature, la musique, la photographie De telles incursions dans des do-maines extra-philosophiques sont certes utiles, mais elles doi-vent, pour tre profitables, tre soutenues par une problmati-que fondamentale.

    Ces conseils ne sont pas de pure forme. Les piges quils

    recommandent dviter sont en effet tendus la pense par le temps lui-mme. Reprenons-les :

    Le temps qui passe est synonyme de vieillissement et de

    dclin. Cela est vrai. Cependant, une difficult se prsente aussi-tt : peut-on apprhender le passage du temps comme un pro-cessus simplement linaire, un parcours en ligne droite qui, de la naissance la mort, donnerait lexistence la forme dune trajectoire rectiligne ? Si tel tait le cas, comment pourrait-on expliquer le travail de la mmoire, les brusques retours du pass dans le prsent, qui nous donnent le sentiment que la mort et le nant sont tout autant derrire que devant nous, comme si no-tre vie tait prise en un cercle ?

    Cette premire difficult conduit lexamen du second

    pige. Une enqute philosophique sur le temps doit certes sor-donner ltude des diffrentes conceptions du temps dans lhistoire de la philosophie. En effet, peut-on faire autrement que daborder le temps dune manire elle-mme chronologi-que ? Mais, prcisment, quest-ce que la chronologie ? Il se pourrait bien, au vu des remarques prcdentes, que la chrono-logie ne soit pas elle-mme un procs ncessairement linaire. Ds lors, une enqute simplement historique sur le temps ris-que de manquer son objet. Une seconde difficult apparat : comment concevoir un discours raisonn qui, tout en traversant lhistoire de la philosophie, nen respecte pas moins la richesse de rythmes, la pluralit de dimensions de la temporalit ?

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  • Si cette richesse et cette pluralit rsistent un examen qui

    serait une simple chronique, nest-ce pas parce quil est impos-sible de donner du temps une dfinition simple, cest--dire univoque ? Il existe bien un temps linaire : le temps de la na-ture, qui mesure lalternance du jour et de la nuit, des saisons, le temps universel de lhorloge qui se divise en units quantifia-bles. Mais lon voit tout de suite que ce temps ne peut tre le mme que celui qui fait de lexistence individuelle une dure concrte au sein de laquelle pass, prsent et futur composent continment les uns avec les autres sans quil soit possible de les soumettre une arithmtique. On pourra certes, pour r-soudre la difficult, opposer temps de la nature et temps exis-tentiel, temps cosmologique et temps subjectif, mais ces opposi-tions clairent-elles vritablement le problme ? Ne risquent-elles pas dcarteler le concept de temps qui, pour tre riche, nen est pas moins un ? Il convient donc de chercher sur quel sol commun se fondent ces oppositions et daboutir elles au lieu den partir.

    Enfin, si le temps est la fois un en son concept et multiple

    en ses manifestations, comment peut-on, avant mme de dga-ger un questionnement philosophique suffisamment solide, se lancer sans se perdre dans les diffrents champs que sont la lit-trature, la musique, la photographie ?

    Essayons donc avant tout de construire une problmatique

    rigoureuse pour aborder correctement la question.

    La dfinition du temps et son destin ontologique

    Partons tout dabord des ressources de ltymologie. Le mot temps drive de la racine indo-europenne tem, qui signifie couper . On la retrouve dans les mots grecs temno : couper, temenos : lenclos divin, tomos : la tranche (dont drive

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  • le franais tome ), epitom : labrg, afomos : le corpuscule indivisible. On la retrouve galement dans le latin templum : lespace dlimit par les augures dans le ciel, puis le temple, en-fin dans tempus : fraction de la dure, temps1. On remarque que tous ces mots dsignent en effet une certaine forme de cou-pure, celle qui spare un lment, ou un individu, dun tout : le tome dun livre par rapport au livre lui-mme, lenceinte sacre du temple par rapport lespace profane On remarque gale-ment que la coupure ainsi dfinie dlimite un dedans et un de-hors, lexclusion de llment spar tout autant que la possibili-t de son rassemblement avec le tout.

    Quel sens cette opration de coupure prend-elle par rap-

    port au temps ? Il apparat que le temps se dfinit lui aussi et comme sparation dlments indivis : les instants qui se suc-cdent, et comme runification de ces lments : le temps qui passe se rassemble en une histoire, une vie, les instants ne se dispersent pas mais sarticulent entre eux selon un ordre. Le temps se caractrise donc la fois par sa puissance de division et dexclusion et par sa puissance dunification et de rassem-blement.

    Cette double puissance de la coupure est luvre au sein

    mme du concept de temps. Cest elle en effet qui provoque ce que nous avons examin plus haut : unit du concept de temps et diversit de ses phnomnes. Tout se passe comme si le temps dsignait une ralit tout la fois identique elle-mme et diffrente delle-mme ; comme si le temps tait la fois mme et autre que soi.

    1 signaler aussi, tempestas, le temps, bon ou mauvais, de la m-

    torologie.

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  • La question de ltre du temps

    Une question simpose alors : Quest-ce que le temps ? Trs simple en apparence, cette question, qui motive tous les grands traits consacrs au temps dans la tradition philosophique, nous conduit au cur du problme. On entend, en elle, le mot tre. Cest bien Y tre du temps quil convient dinterroger, et toute pense philosophique du temps est ncessairement une mdita-tion sur les rapports du temps et de ltre. Toute la difficult est bien de parvenir dterminer ltre dune ralit premire vue contradictoire, mme et autre, unifiante et excluante la fois. Le temps se propose ainsi demble la pense comme une nigme ontologique. Lontologie, telle quAristote la dfinit dans la Mtaphysique, est la science de ltre en tant qutre . Si le temps doit tre soumis un questionnement ontologique, cest parce que, comme le dit encore Aristote, dans la Physique, il na quune existence imparfaite et obscure , et parce que lon ne sait pas sil faut le placer parmi les tants, ou parmi les non-tants .

    La mditation aristotlicienne sur le temps rvle que le

    temps est en ralit la fois tant et non-tant. peine entrevu, le temps svanouit. Il se cache en son phnomne mme. Source de tout apparatre sensible, le temps, en lui-mme, est invisible. Aristote emploie, propos du temps, le mot adelon, qui signifie cach au regard. Les adela, en grec, dsignent les choses invisibles, secrtes, par rapport aux phanera, les choses claires et manifestes. En se cachant au voir, le temps se cache du mme coup au savoir. On peut citer ce propos le clbre cons-tat dAugustin au livre XI des Confessions : Quest-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille lexpliquer je ne le sais plus . Le temps est au plus prs, le temps est au plus loin de nous.

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  • Sa puissance de sparation semble perptuellement contredire sa puissance de rassemblement. Certes, nous som-mes dans le temps, qui confre constance et ordre notre vie et celle du monde. Cependant, le temps passe et disparat me-sure quil se forme : Pour une part, il a t et nest plus, pour lautre, il va tre et nest pas encore . Le temps se manifeste comme passage de ses trois moments : pass, prsent, futur. Or ces trois moments ne connaissent pas de stabilit puisquils ne sont, comme le dit encore Augustin, qu en cessant dtre . Cela rend problmatique la nature de linstant ou du mainte-nant qui forment la limite entre prsent, pass et futur. Cette limite a une incontestable existence. En effet, cest bien elle qui permet de mesurer le temps et qui confre leur unit chaque seconde, chaque minute, chaque heure. Pourtant, si aucune des parties du temps na de stabilit ni de constance, comment ne pas penser que linstant ou le maintenant sont en ralit des fantmes sans existence ? Et de quelle manire pourra-t-on penser leur succession qui, sans cesse, chappe la pense elle-mme ?

    La pense philosophique est bien, originairement, un ques-

    tionnement sur ltre de ce qui est. Or la question de ltre du temps est extrmement complexe puisque ltre et le temps forment a priori un couple antithtique. Ltre est stable et im-muable, le temps quant lui est le principe mme du change-ment et du devenir. Comment alors les rapporter lun lautre ? Ltre, cest--dire le principe de toutes choses, leur cause et leur raison, est ternel, sans commencement ni fin, impassible, inaltrable. Penser ltre du temps revient ncessairement ten-ter de dgager, au sein du temps lui-mme, un lment qui ne soit pas soumis au mouvement perptuel de lcoulement des instants. Si lon choue dgager un tel lment, il faudra alors conclure que le temps est purement et simplement non-tant. Conclusion qui nest pas satisfaisante puisque nous sentons tous, dfaut de le savoir, que le temps existe sa manire.

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  • Nous verrons quun des moments du temps, le prsent, permet, en sa fragile stabilit, de tisser le lien de ltre et du temps. Certes, le prsent est fugitif, il ne se donne quun instant, destin passer, se sparer du prsent quil sera. Mais dans le temps o le prsent est prsent, il se rassemble auprs de lui-mme et acquiert, un moment, la constance de la prsence in-temporelle. Il rend possible la saisie de la temporalit par la pense. Le prsent est le mode temporel qui rend le temps pr-sentable, cest--dire pensable. Nous verrons que tous les grands philosophes de la tradition tentent de donner au prsent le statut de gage ontologique de la prsence du temps.

    La rsistance du temps

    La difficult, cependant, nest pas rsolue pour autant. Comprendre le temps partir du prsent, confronter le temps lternit, nest-ce pas penser le temps partir de lintemporel et donc, en un certain sens, annuler le temps lui-mme ?

    Cette difficult est mise au jour par Heidegger dans son

    ouvrage tre et temps (1927), ouvrage qui opre un vritable bouleversement de la conception traditionnelle du temps. Nous venons de le voir, penser le temps partir du prsent revient en quelque sorte rparer son dfaut dtre, lui donner la plni-tude et la constance qui lui manquent. Or cest trs prcisment ce postulat que la pense de Heidegger remet en question. En effet, elle remet absolument en cause le privilge du prsent. Ni ltre, ni le temps ne peuvent, selon Heidegger, se prsenter.

    Dterminer ltre, ou la substance, comme prsence re-

    vient, selon Heidegger, commettre une confusion ontologique, confondre ltre et ltant. Quest-ce dire ? La question de ltre, rptons-le, est la question directrice et originaire de la philosophie. La question de ltre implique de dgager le sens de ltant (to on), cest--dire le sens de toutes les choses prsentes, existantes dans le monde. Pour le dire autrement, la question de

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  • ltre consiste demander ce quest ltant en tant qutant : par o est-il prsent, en quoi diffre-t-il du non-tant, quel est le caractre commun tous les tants qui fait quils sont prcis-ment des tants ?

    Ltre apparat donc comme le sens de ltant, ce par quoi

    ltant est tant. ce titre, il nest donc pas lui-mme un tant. Heidegger affirme : Ltre de ltant n"est" pas lui-mme un tant . Il na pas le caractre dun tant possible . Ltre nest pas l la manire dune chose ou dun individu existant. Les philosophes le savent. Mais ils pensent ltre comme ce qui est commun tous les tants et lui donnent encore le statut dun tant. Ltre est pens comme Dieu, Principe, Substance, cest--dire encore comme un tant prsent, ft-il ltant su-prme.

    La philosophie sest toujours aveugle, selon Heidegger,

    sur ce quil nomme la diffrence ontologique, cest--dire la dif-frence entre ltre et ltant. La philosophie attribue ltre un caractre, ou un mode dtre, qui ne peut convenir qu ltant. Seul ltant peut tre prsent.

    Il importe donc de reposer la question de ltre en respec-

    tant la diffrence entre ltre et ltant. Un tel geste suppose une d-sdimentation, ou destruction de la tradition, afin de revenir la source originaire des concepts dtre et de temps. Cette destruction , nous dit Heidegger, nest pas entendre en un sens ngatif. Elle nest pas une brutale mise en pices de la tradition ontologique. () Bien loin de vouloir enterrer le pass dans le nul et non avenu, la destruction a une intention posi-tive . Il sagit, pour la question de ltre elle-mme, de voir clair dans sa propre histoire , ce qui implique de rendre la tradition sclrose sa fracheur et [de] dcaper les vtements quelle a accumuls avec le temps .

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  • Comment toutefois rendre manifeste la diffrence ontolo-gique puisque ltre, nayant pas de prsence (ntant pas un tant), ne peut se montrer ? Le temps vient ici notre secours. Jeu conjugu de lapparition et de la disparition nous retrou-vons l sa double puissance de coupure -, manifestant la diff-rence entre les deux, le temps donne prouver la diffrence entre ltre qui napparat pas et ltant qui lui se tient dans la lumire de la prsence. Le temps qui, comme ltre, nest pas un quelque chose, nest pas un tant, est lhorizon de mani-festation de la diffrence ontologique.

    Heidegger va appuyer ltude de la relation entre tre et

    temps ainsi redfinie sur lanalyse dun tant particulier. Hei-degger dit en effet : tre veut dire chaque fois tre dun tant . Ds lors, la question de ltre va avoir pour interrog ltant lui-mme . Ltant interroger en premier lieu est celui que Heidegger nomme le Dasein, littralement tre-l (tre au monde). Le Dasein est ce que nous appelons couramment lhomme. En quoi lanalyse du Dasein rend-elle possible lexpli-citation de ltre et du temps ?

    Le Dasein est un tant qui a toujours une comprhension

    de son tre, il sinterroge sur le sens de sa prsence au monde. Il se caractrise donc par un double comportement ontologique. La plupart du temps, le Dasein a un comportement uniquement dirig vers ltant : il travaille, vaque ses affaires, calcule, se laisse aller la quotidiennet moyenne sans la questionner. Heidegger nomme ce comportement la proccupation. Cepen-dant, le Dasein ne peut se proccuper en permanence, il ne peut viter dinterroger le sens de cette proccupation. Cette interro-gation caractrise un second type de comportement que Hei-degger nomme le souci. Le souci est le nom du rapport que le Dasein entretient avec son propre tre.

    Le souci tient ce que le Dasein est tendu vers ce quil peut

    tre, ce quil anticipe ses possibilits dexistence. Il est appel

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  • par le pur possible, cest--dire non pas vers un tant quil nest pas ou quil peut devenir, mais sur la possibilit dtre en tant que telle. Il est toujours ouvert la possibilit de ce qui peut arriver. Et cette ouverture est lautre nom de sa finitude. En ef-fet, si le Dasein est tendu vers la possibilit de lvnement, cest parce que la mort peut tout instant survenir. Ainsi, en se pro-jetant en avant de lui-mme, le Dasein anticipe toujours son propre anantissement, et lanticipation du nant final est ce qui le dtermine comme tre de souci. Ltant ne peut jamais proc-cuper le Dasein au point de lui faire oublier le souci de ce qui peut arriver tout moment, la mort. Le temps est la structure du devancement de la fin, de l tre-pour-la-mort , structure qui articule la diffrence entre le souci, qui met le Dasein en re-lation avec sa fin, et la proccupation, qui len dtourne.

    Ainsi, la double dfinition du temps comme puissance ras-

    semblante et excluante nillustre-t-elle plus pour Heidegger le rapport temps-ternit, mais le rapport que le Dasein entre-tient avec sa propre finitude. Au sein de cette temporalit finie, le moment fondamental nest plus le prsent, mais Y avenir, puisque le Dasein est toujours, dans lanticipation mme de lvnement de la mort, en avance sur soi .

    Le parcours

    Les analyses qui vont suivre tenteront de mettre en pers-pective le cheminement mtaphysique qui consiste passer du temps, conu comme oppos lternit et lintemporalit de ltre, une pense du temps qui remet en question cette oppo-sition. Insistons sur le fait quil est impossible de penser le temps en dehors du prsent et de lactualit philosophiques qui sont les ntres. Travailler sur le temps aujourdhui implique ncessairement de prendre en compte lvnement bouleversant rvl par la pense de Heidegger. Nous hritons donc au-jourdhui dune question, le temps, et de sa rvolution.

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  • Pour rendre sensible la forme de ce double hritage, nous respecterons nous-mme lnigmatique nature du temps et in-venterons un parcours qui ne soit pas linaire tout en obissant au sens de lhistoire. Accordant leurs pleins droits la mmoire, au retour, la reviviscence du pass, lanticipation de lavenir, nous regrouperons au cur dun mme chapitre des auteurs dpoques diffrentes, prsenterons parfois avant une autre une pense qui lui est pourtant chronologiquement postrieure.

    Aprs avoir tabli, dans le premier chapitre, les fonde-

    ments du questionnement ontologique sur le temps, nous pro-cderons en tudiant progressivement le concept de prsent depuis son statut de simple instant ponctuel (Aristote) son statut de dure (Augustin, Bergson, Husserl). Cest seulement partir de l que nous envisagerons le temps conu par Kant comme forme pure de lintuition, cest--dire comme une struc-ture qui conditionne la prsence sensible sans pouvoir elle-mme se prsenter. Nous aborderons enfin la pense de Hei-degger et terminerons par une interrogation sur lvnement et laltrit (Lvinas), conjugaison de lancien et du nouveau quclairera la problmatique nietzschenne de lternel retour. Au cours de cette enqute, les mutations de la conception du temps impliques par la physique relativiste dEinstein et leurs consquences actuelles seront galement abordes.

    Obissant la pulsation du temps qui spare et rassemble,

    nous cheminerons comme si les philosophes taient la fois spars dans le temps et contemporains les uns des autres. Un tel cheminement devrait permettre en fin de compte de donner figure positive aux difficults passionnantes dont leurs uvres sont le lieu.

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  • 1. La prsence du temps

    Le mode dtre paradoxal du temps conduit les philosophes de la tradition interroger la prsence du temps. Comment la penser ? Comment la saisir ?

    Cest par rfrence contraste lternit quil va tre pos-

    sible de mettre au jour ltre du temps (texte 1). Celui-ci appa-ratra cependant toujours comme imperfection, dficience onto-logique eu gard la stabilit, lidentit et limpassibilit de la substance ternelle. Comment pourrait-il en tre autrement puisque le temps est succession dinstants qui existent sans exister, qui ne sont ni identiques, ni diffrents ?

    Comment dfinir le temps ?

    Le temps est la fois tant et non-tant. Cette rflexion ou-vre lenqute aristotlicienne mene au livre IV de la Physique. On pourrait dire, en toute rigueur, que le temps nest pas ce quil est. Il est la fois ce qui a cess dtre (pass) et ce qui nest pas encore (avenir). En ce sens, il ne concide jamais avec lui-mme.

    Ds lors, le discours sur le temps ne peut se prsenter, se-

    lon Aristote, que sous une forme aportique. Une aporie apo-ria en grec dsigne une difficult dordre rationnel paraissant sans issue, un chemin thorique barr, impraticable, littrale-ment une impasse. Limpasse, ici, est bien figure par le mode dtre du temps lui-mme. Les deux principales apories mises au jour par Aristote sont lies premirement la nature contra-dictoire du temps, et deuximement au fait que le temps est compos dinstants qui, en eux-mmes, sont la fois eux aussi tants et non-tants. Aristote affirme : les parties du temps

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  • sont les unes passes, les autres futures ; aucune nexiste, et le temps est pourtant une chose divisible . Comment linstant peut-il diviser le temps sil existe sans exister ? Cette question, et larrire-fond thorique qui la soutient, sera dveloppe ex-plicitement dans les textes 2,3 et 4.

    Aprs avoir pos ces apories, Aristote parvient tout de

    mme une dfinition du temps. Il est clair que, dans la mesure o il est la fois mme et autre que soi, dans la mesure o il est la forme mme du devenir et du changement de toute chose, le temps entretient une relation fondamentale avec le mouvement. Cest ainsi quAristote dfinit le temps comme le nombre du mouvement selon lantro-postrieur . Comment faut-il com-prendre ce nombre, en grec arithmos ? Nombre, ici, ne dsigne pas ce qui sert compter . Arithmos signifie ici moins le nombre au sens usuel quune structure, un assemblage harmo-nieux, ordonn avec mesure. Ce qui, du mouvement, se trouve ainsi ordonn par cette structure est la succession, cest--dire le rapport de lavant-aprs (antrieur-postrieur). Ainsi conu, le temps est le sens, lordre et la direction du mouvement.

    Le maintenant et le prsent

    Ces dernires remarques nous conduisent examiner le statut du maintenant ou de Y instant (le grec nun traduit lun et lautre). En effet, la fonction du maintenant est bien dassurer le passage entre lantrieur et le postrieur. En tant quil est nombre, il nombre , dclare Aristote propos du maintenant. Le maintenant se situe entre deux ples, lavant et laprs. Cest lui qui est la marque de lorientation antro-postrieure.

    Une difficult surgit aussitt : comment le maintenant

    peut-il passer ? Si lespace est de lordre des coexistences (les points, en effet coexistent, cest--dire sont tous prsents la fois dans lespace), le temps est de lordre des successions (les

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  • instants ne peuvent exister simultanment, ils doivent ncessai-rement senchaner, et donc en un sens se dtruire mutuelle-ment, voir texte 2). Or si le maintenant est destin la destruc-tion, comment peut-il assumer sa fonction de mesure ? Aristote nonce ce propos une nouvelle aporie. Lorsque je dis main-tenant je suis ici , le maintenant a bien une situation prcise, une fixit. Mais tout lheure, je dirai maintenant je suis l . Il faut donc constater que le contenu du maintenant nest jamais le mme, ce qui implique par voie de consquence que le main-tenant en lui-mme na pas didentit. Or comment penser les-sence dune ralit qui est toujours autre, variable, vanes-cente ?

    Puisque tout maintenant svanouit, on peut dire de ma-

    nire gnrale que les trois moments du temps : prsent, pass, futur ne peuvent pas eux-mmes demeurer ce quils sont. Au-gustin constate : le prsent sort de quelque lieu secret, lorsque de futur, il devient prsent, et [] le pass se retire aussi dans un lieu secret . Quant lavenir, il est invisible : il est impos-sible de voir ce qui nexiste pas . Si lessence de linstant est une essence disparaissante, vanescente (texte 4), nest-ce pas la preuve que linstant, considr comme limite qui assure la fois la continuit et la divisibilit du temps, nexiste pas ? Le temps ne peut passer, dit encore Augustin, que dans un cer-tain espace (aliquo spatio), et nous mesurons toujours des es-paces de temps (spatia temporum). Pourtant, le temps noccupe pas despace, et ce qui na pas despace, nous ne pouvons le me-surer .

    Do vient alors notre assurance que nous mesurons le

    temps ? Existe-t-il un moyen de mesurer les moments qui pas-sent la fois tels quils ont cess dtre et tels quils continuent tre ? Il est clair que le pass et le futur, bien quvanescents et passagers, existent dune quelconque manire puisque jai des souvenirs et que je peux faire des projets, cest--dire anticiper ce qui va arriver. Il conviendra alors, pour penser la prsence

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  • des trois moments du temps, de ne plus les considrer comme de purs instants abstraits et idaux, mais de les envisager par-tir des traces quils gravent dans lesprit (texte 5). Cest un cer-tain concept de prsent qui, pens partir de ces empreintes, permettra de donner son fondement mtaphysique lenqute sur ltre du temps.

    Texte 1 : ARISTOTE (384-322 AV. J. -C.)

    Dieu comme substance ternelle

    Aristote dgage dans ce texte la ncessit de concevoir un Principe premier et ternel auquel sont suspendus le Ciel et la nature . La vie dun tel Principe ralise la plus haute perfec-tion car elle est sans dbut ni fin et ne connat ni la gnration ni la corruption. Nous qui sommes finis ne pouvons accder que passagrement la contemplation du Bien souverain dont le temps nous spare.

    Si donc Dieu a toujours la joie que nous ne possdons qu

    certains moments, cela est admirable, mais sil la bien plus grande, cela est plus admirable encore. Or cest ainsi quil la. La vie aussi appartient Dieu, car lacte de lintelligence est vie, et Dieu est cet acte mme ; cet acte subsistant en soi, telle est sa vie parfaite et ternelle. Ainsi appelons-nous Dieu un Vivant ternel parfait ; la vie et la dure continue et ternelle appar-tient donc Dieu, car cest cela mme qui est Dieu []. La se-mence provient dautres individus qui sont antrieurs et par-faits, et le principe nest pas la semence, mais ltre parfait ; ain-si lon peut dire que lhomme est antrieur la semence, non pas lhomme qui vient de la semence, mais un autre, dont la se-mence provient.

    Quil y ait une substance qui soit ternelle, immobile et s-

    pare des tres sensibles, cest ce qui rsulte manifestement de

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  • ce que nous venons de dire. Il a t dmontr aussi que cette substance ne peut avoir aucune tendue, mais quelle est impar-tageable et indivisible : elle meut, en effet, durant un temps in-fini, mais rien de fini na une puissance infinie, et, tandis que toute tendue ne pourrait tre quinfinie ou finie, cette subs-tance ne peut, pour la raison qui prcde, avoir une tendue finie, et elle ne peut avoir une tendue infinie parce quil ny a absolument pas dtendue infinie. Mais nous avons dmontr aussi quelle est impassible et inaltrable, car tous les autres mouvements sont drivs du mouvement local.

    Aristote, Mtaphysique, livre L 7,1072 b20-1073 a 10, trad.

    J. Tricot, d. Vrin, 1948, pp. 175-176.

    Pour mieux comprendre le texte

    Aristote insiste ici sur les caractristiques ontologi-ques du principe absolu, cest--dire de la cause de tous les tants. Cet tre premier est immobile, non tendu (non spatial), ternel.

    Ltre premier est une substance impassible, non sujette

    au changement, qui ne connat ni la naissance (elle est la se-mence de tout ce qui est sans avoir t elle-mme produite par une semence), ni la mort. Cette substance est ncessairement spare des tres sensibles.

    Le temps, parce quil est la fois tant et non-tant, ne

    semble pas pouvoir participer la substance , dit Aristote. Comment ce qui est compos de non-tants (dinstants) pourrait-il avoir la stabilit, la constance de la substance ter-nelle et spare ? Ds lors, lessence obscure du temps est onto-logiquement subordonne au Principe premier. La seule manire de penser le temps revient dgager ses caractristi-ques par contraste ngatif avec celles de lternit. Le pr-sent de lternit, en comparaison avec le prsent temporel,

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  • est sans pass et sans futur. La pense divine se pense elle-mme pendant toute lternit alors que lintelligence humaine ne saisit le Bien que pendant quelques moments fu-gitifs .

    Texte 2 : ARISTOTE (384-322 AV. J. -C.)

    Paradoxes de la succession temporelle

    Aristote prsente ici le problme de la succession tempo-relle sous une forme aportique : linstant qui spare le pass du futur ne peut tre toujours le mme, il ne peut tre non plus toujours diffrent. Par cette aporie, le philosophe insiste sur la difficult de penser la divisibilit du temps. premire vue, le temps est divisible en parties, pourtant, aucune de ses parties nest stable : peine prsent, linstant est dj pass. Comment apprhender ce perptuel passage ?

    [] Linstant qui parat dlimiter le pass et le futur, est-ce

    quil subsiste un et identique, ou est-il toujours nouveau ? Ce nest pas facile voir. En effet, sil est toujours diffrent, comme aucune partie dune succession temporelle ne coexiste avec au-cune autre [], et comme ce qui actuellement nest pas, mais a t auparavant, doit forcment avoir t dtruit un moment, de mme aussi les instants ne coexisteront pas les uns avec les autres, et celui qui prcde sera forcment toujours dtruit. Maintenant, dtruit en lui-mme ? Impossible, parce qualors il est ; mais tre dtruit en un autre instant, linstant qui prcde ne le peut.

    En effet, admettons-le, la continuit des instants entre eux,

    comme celle des points, est impossible ; si donc il nest pas d-truit dans linstant conscutif, mais dans un autre, il coexisterait avec les instants intermdiaires [], or cest impossible. Main-tenant il ne peut pas demeurer toujours le mme ; car pour au-

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  • cune chose divisible limite, il ny a quune limite unique, quelle soit continue suivant une seule direction ou suivant plusieurs ; or linstant est une limite et il est possible de prendre un temps fini. En outre [] si les choses antrieures et les postrieures sont dans [le mme] instant, les vnements vieux de dix mille ans coexisteront avec ceux daujourdhui, et rien ne serait plus antrieur ni postrieur rien.

    Aristote, Physique, livre IV, 10,218 a 6-30, trad. E. Barbo-

    tin, coll. Bud , Belles Lettres, 1990, pp. 147-148.

    Pour mieux comprendre le texte

    La rflexion est ici soutenue par une comparaison entre temps et espace. Les instants ne peuvent coexister entre eux comme peuvent le faire les points dans lespace. Les points, la diffrence des instants, ne se dtruisent pas rci-proquement. Ce nest que dans le temps que ce qui actuel-lement nest pas, mais a t auparavant, doit forcment avoir t dtruit un moment . Mais comment envisager cette des-truction inhrente la succession ?

    Un certain nombre de paradoxes surgissent. Plusieurs ins-

    tants ne peuvent : 1. Ni se suivre en se dtruisant immdiatement lun

    lautre car sinon, il ny aurait pas de temps (il ny aurait, pro-prement parler, rien).

    2. Ni se suivre en se dtruisant de manire non

    immdiatement conscutive car dans ce cas, des mainte-nants intervallaires seraient simultans, et il ny aurait pas da-vantage de temps.

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  • 3. Ni rester dans le mme maintenant, car alors, des choses qui se produisent dix mille ans dintervalle seraient ensemble dans le mme temps.

    Entre les deux affirmations maintenant il est midi et

    maintenant il est 20 heures , il faut bien, pour quil y ait continuit temporelle, quil sagisse en un sens du mme maintenant. Sinon, le temps sauto-dtruirait entirement et la succession serait impensable. Il ne peut pourtant pas sagir du mme maintenant, puisque midi et 20 heures ne coexistent pas, lun est antrieur lautre. Le maintenant ne peut donc en effet ni tre toujours le mme ni tre toujours un autre. Il convient alors de le penser comme une limite qui est en elle-mme la fois une identit et une diffrence. Nous saisissons l la double puissance du temps : rassemblante et excluante. Le maintenant la fois divise et rassemble. Cest cette double fonc-tion qui amnera Hegel conclure la nature dialectique de linstant (texte 4).

    Texte 3 : SAINT AUGUSTIN (354-430)

    Quest-ce donc que le temps ?

    Comment saisir ltre du temps, et, par voie de cons-quence, celui de ses trois moments : pass, prsent, futur ? On ne peut pas dire quils ne sont rien, et pourtant, ils sont sans actualit. Mme le prsent cesse dtre ce quil est au moment mme o il est. Augustin adresse ces questions Dieu.

    En aucun temps vous ntes donc rest sans rien faire, car

    vous aviez fait le temps lui-mme. Et nul temps ne vous est co-ternel parce que vous demeurez immuablement ; si le temps demeurait ainsi, il ne serait pas le temps. Quest-ce en effet que le temps ? Qui serait capable de lexpliquer facilement et bri-vement ? Qui peut le concevoir, mme en pense, assez nette-

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  • ment pour exprimer par des mots lide quil sen fait ? Est-il cependant notion plus familire et plus connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler.

    Quest-ce donc que le temps ? Si personne ne me le de-

    mande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille lexpliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le dclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il ny aurait pas de temps pass ; que si rien narrivait, il ny aurait pas de temps venir ; que si rien ntait, il ny aurait pas de temps prsent.

    Comment donc, ces deux temps, le pass et lavenir, sont-

    ils puisque le pass nest plus et que lavenir nest pas encore ? Quant au prsent, sil tait toujours prsent, sil nallait pas re-joindre le pass, il ne serait pas du temps, il serait lternit. Donc si le prsent, pour tre du temps, doit rejoindre le pass, comment pouvons-nous dclarer quil est aussi, lui qui ne peut tre quen cessant dtre ? Si bien que ce qui nous autorise af-firmer que le temps est, cest quil tend ntre plus.

    Saint Augustin, Confessions, livre XI, chap. XIV, trad. J.

    Trabucco, d. Garnier-Flammarion, 1964, p. 264.

    Pour mieux comprendre le texte

    Il est trs clair ici que lenqute du philosophe sur le temps sarticule directement autour dune interrogation ontologique. Lauteur se demande en effet tout dabord si le temps est, puis comment il est. Ces questions se renforcent par une mdita-tion sur ltre des trois moments du temps.

    Le pass nest plus, lavenir nest pas encore, le prsent

    nest pas toujours prsent. Ils ne sont donc pas proprement parler. Pourtant, aucun dentre eux nest un pur nant, puisque

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  • de fait, des vnements surviennent, je peux raconter les v-nements passs qui ne sont donc pas jamais perdus et je peux prdire dune certaine manire lavenir auquel je ne suis pas absolument tranger. Les moments du temps tout la fois existent et nexistent pas. Aprs avoir formul ce difficile cons-tat, Augustin se livrera une rflexion positive sur cette modali-t trs particulire dexistence (voir texte 5).

    Texte 4 : G. W. F. HEGEL (1770-1831)

    Temps et dialectique

    Hegel reprend les apories aristotliciennes nonces au sujet du temps en leur donnant une forme dialectique, cest--dire la forme de contradictions qui travaillent leur propre rsolution. Le temps, en son tre, donne voir le travail de la ngation inhrente ces contradictions.

    [Le temps] est ltre qui, en tant, nest pas et ntant pas,

    est. [] Les dimensions du temps, le prsent, le futur et le pas-s, sont le devenir de lextriorit et sa rsolution dans les diff-rences de ltre en tant que passage au nant, et du nant ltre. La disparition immdiate de ces diffrences dans lindivi-dualit, cest le prsent, comme actuel qui en tant quindividua-lit est exclusif, et qui en mme temps se continuant dans les autres moments, nest lui-mme que cette disparition de son tre dans le nant et du nant dans son tre.

    G. W. F. Hegel, Philosophie de la nature (Encyclopdie des

    sciences philosophiques), 258-259, trad. J. Gibelin. d. Vrin, 1952, pp. 144-145.

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  • Pour mieux comprendre le texte

    Le temps, en sa nature, articule tant et non-tant et appa-rat ainsi comme la manifestation la plus pure de la ngativit, cest--dire de la puissance du nant luvre en toutes choses. Cette puissance est visible au sein du devenir que Hegel dcrit comme double passage du nant ltre et de ltre au nant. Si le temps est la manifestation la plus immdiate, la plus visible de ce passage, cest parce quil est pure extriorit, cest--dire quil passe de lui-mme dans la nature, mcaniquement, sans intention ni signification. Ce passage contradictoire, du nant ltre et de ltre au nant, est attest par la nature dia-lectique du prsent, ou maintenant, qui est la fois un indi-vidu part entire, indivisible et distinct du pass et du futur, et un simple prolongement du pass, une pure anticipation de lavenir, un tre qui na en lui-mme aucune autonomie. La contradiction du mode dtre temporel apparat ainsi en sa pleine lumire.

    Texte 5 : SAINT AUGUSTIN (354-430)

    Le triple prsent

    O se tiennent donc pass, prsent, futur ? Peut-on conce-voir quils soient en un quelconque lieu ?

    Si le futur et le pass existent, je veux savoir o ils sont. Si

    je nen suis pas encore capable, je sais du moins que, o quils soient, ils ny sont ni en tant que futur, ni en tant que pass, mais en tant que prsents. Car si le futur y est en tant que futur, il ny est pas encore ; si le pass y est en tant que pass, il ny est plus. O donc quils soient, ils ne sont quen tant que prsents. Lorsque nous faisons du pass des rcits vritables, ce qui vient de notre mmoire, ce ne sont pas les choses elles-mmes, qui ont cess dtre, mais des termes conus partir des images des

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  • choses, lesquelles en traversant nos sens ont grav dans notre esprit des sortes dempreintes. Mon enfance, par exemple, qui nest plus, est dans un pass disparu lui aussi ; mais lorsque je lvoque et la raconte, cest dans le prsent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mmoire.

    La prdiction de lavenir se fait-elle selon le mme mca-

    nisme ? [] De quelque faon que se produise ce mystrieux pressentiment de lavenir, on nen peut voir que ce qui est. Or ce qui est dj nest pas futur, mais prsent. Lorsquon dclare voir lavenir, ce que lon voit, ce ne sont pas les vnements eux-mmes, qui ne sont pas encore, autrement dit qui sont futurs, ce sont leurs causes ou peut-tre les signes qui les annoncent et qui les uns et les autres existent dj : ils ne sont pas futurs, mais dj prsents aux voyants et cest grce eux que lavenir est conu par lesprit et prdit. Ces conceptions existent dj, et ceux qui prdisent lavenir les voient prsentes en eux-mmes.

    Saint Augustin, Confessions, livre XI, chap. XVIII, pp. 267-

    268.

    Pour mieux comprendre le texte

    Cest bien partir de ltre du prsent que celui du pass et du futur, et consquemment celui du temps lui-mme, peuvent sclaircir. Il ne sagit plus toutefois du prsent compris comme instant ponctuel tel quil a t dfini plus haut (texte 3) mais du prsent compris comme trace de prsence, prsent que forment dune part les images-souvenirs (pass), dautre part les signes annonciateurs (avenir), les deux pouvant, leur manire, se graver dans lesprit. Ces empreintes psychiques du temps attestent donc la prsence du pass et celle de lave-nir. Ces deux temps nexistent quau prsent, do laffirmation augustinienne du triple prsent : le prsent du pass, le pr-sent du prsent, le prsent de lavenir (au chap. XX, Augustin

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  • affirme : il y a trois temps, le prsent du pass, le prsent du prsent, le prsent du futur ).

    Lacte de la mmoire et lacte de lesprit qui prvoit lavenir

    sont des exercices de ce que nous appellerions aujourdhui la fonction symbolique, qui voque les choses partir des si-gnes. La mmoire qui se souvient, lesprit qui prvoit, ne sont pas des magasins o se rangeraient les choses. La mmoire est la fonction du rcit (possibilit mme de lhistoire). La pr-vision de lavenir est acte de prdire. La prsence du temps est donc fondamentalement lie la discursivit.

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  • 2. La dure et la mmoire

    Nous avons vu quen eux-mmes, pass, prsent et futur taient insaisissables. Si lon considre en revanche les traces quils gravent dans lesprit, une dtermination de leur mode de prsence devient possible. Cest l ce que va montrer Saint-Augustin : au futur se substitue lattente du futur (anticipation de lavenir), au pass se substitue le souvenir, au prsent se substitue la dure de lattention ; quand je suis attentif quel-que chose, la tension prsente de mon esprit bauche dj une trace, cest--dire un commencement de souvenir.

    Il devient alors possible de mesurer le temps en fonction de

    lacre psychique qui consiste dans le jeu conjugu des trois op-rations que sont lanticipation, le souvenir et la perception at-tentive. Le temps est moins perceptible en lui-mme que par lintermdiaire de ce quAugustin nomme la distension de lme (distensio animi). La distension est un effort de lesprit ou de lme pour retenir ce qui vient de se passer, se rendre attentif ce qui advient, enfin anticiper ce qui va venir. Lme, en quel-que sorte, se gonfle et se distend au point que les trois moments du temps forment une unit quil est impossible de fractionner (texte 1). Cette continuit provoque un flux indivisible entre les trois moments du temps, flux qui annule en sa tension mme la division ponctuelle de la temporalit en instants abstraits.

    Nous parvenons ce point un rsultat important. En ef-

    fet, lenqute sur le temps sest dplace progressivement dun questionnement aportique sur le passage du temps vers une prise en compte thmatique de la succession dans la continuit, en un mot de la dure.

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  • Premire consquence. La question ontologique : le temps est-il tant ou non-tant se trouve, sinon rsolue, du moins claire par une affirmation : le temps est la fois pr-sence et absence. Les traces graves dans lesprit sont en elles-mmes les signes prsents dune absence. Tout se passe comme si le temps tait le phnomne (cest--dire lapparatre) du non-tant. Seconde consquence. Le prsent, envisag du point de vue de la distension de lme, perd son caractre de simple laps de temps sans paisseur et sans limite assignable pour dsigner Y unit des trois moments du temps, pass, pr-sent, futur. Nous passons alors du prsent ponctuel au prsent largi, gage de la prsence du temps.

    Le prsent largi

    Est-il possible alors de faire paratre ce prsent dans la pu-ret de son phnomne ? Cest une telle entreprise que se li-vrera Husserl en proposant une analyse phnomnologique de la temporalit. La phnomnologie est le nom donn par Hus-serl une mthode philosophique qui se propose, par la des-cription des choses elles-mmes, en dehors de toute construc-tion conceptuelle, de dcrire les structures de la conscience. Dans son ouvrage Leons pour une phnomnologie de la cons-cience intime du temps, cest la conscience temporelle que Hus-serl soumet cette mthode. Il sagit de tenter une description directe de lapparatre du temps qui mette nu la constitution de la dure. Comment se constituent le temps lui-mme, la dure et la succession des objets ? Telle est la question direc-trice de lenqute husserlienne. Pour dgager ces phnomnes, Husserl propose de suspendre lexamen du temps objectif , cest--dire du temps mesur par lhorloge, du temps cosmolo-gique (temps de la nature) pour sen tenir uniquement la des-cription du flux temporel originaire de la conscience, cest--dire la manire dont le temps se constitue en apparaissant la conscience. laide du concept de rtention (texte 2), Husserl

    30

  • va montrer que la succession temporelle nest pas de lordre dune juxtaposition linaire dinstants, mais dun flux unifi et continu.

    Lnigme de la succession et la mmoire

    Un tel flux mrite bien le nom de dure puisquil nat de linterpntration des trois moments du temps : le pass se pro-longe dans le prsent et le prsent senfle dj des possibles que lui ouvre lavenir. Le philosophe franais Bergson consacre la dure de trs profondes analyses en la dfinissant comme la masse fluide de notre existence psychologique tout entire , cest--dire la manire dont les tats psychiques se succdent en se fondant les uns dans les autres. Cette fusion, cette zone mobile de devenir forme le tissu mme de la temporalit. Bergson va opposer ce temps originaire de la dure au temps mathmatique, objectif, mesurable, temps recompos par notre intelligence pour les besoins de son action. Pour Bergson, il est clair que la dure vcue par notre conscience est une dure au rythme dtermin, bien diffrente du temps dont parle le physi-cien . Mais quel physicien ? Il faut bien voir que, dans la pre-mire moiti du XXe sicle, un bouleversement intervient dans la conception scientifique du temps. La physique galilenne, qui prsuppose un ordre dtermin entre cause et effet, est en effet remise en question par la thorie einsteinienne de la relativit, telle que nous en parle ici le physicien Heisenberg (texte 6). Cer-tes, la physique classique a toujours affirm la rversibilit des processus physiques, mais elle tient toutefois pour assur lor-dre strict de dtermination causale. Dsormais, le temps ne pourrait plus accompagner en son ordre lordre mme du d-terminisme.

    Cest donc tout la fois la philosophie et la physique du

    XXe sicle qui remettent en cause un temps physique conu comme une succession dinstants homognes, cest--dire de

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  • mme nature, identiques, superposables et substituables les uns aux autres.

    Pour nous en tenir la philosophie, insistons sur le fait

    quainsi dfinis, ces instants sont quantifiables. Pour Bergson, le temps de la dure au contraire ne se laisse pas nombrer. Les instants qui le composent sont htrognes, chacun a son indi-vidualit propre, qui ne peut se confondre avec une autre. La dure implique donc une succession de lhtrogne, par com-pntration mutuelle du pass, du prsent et du futur (texte 3). Le vieillissement nest pas un processus arithmtique au sein duquel les annes sajoutent les unes aux autres, mais une m-tamorphose, cest--dire un changement qualitatif de lindivi-du, qui, en durant fait boule de neige avec lui-mme.

    Une question se pose alors. Si le temps vritable nest pas

    constitu dune juxtaposition dinstants qui disparaissent me-sure quils se forment, si les trois moments du temps sinterp-ntrent, comment penser avec prcision le rle de la mmoire ? Selon Bergson, le pass ne soppose pas au prsent comme le nant ltre, mais comme linactuel, ou le virtuel, lactuel. Il est de la nature du pass de se conserver en se prolongeant dans lactuel ; il ny aurait jamais que du prsent si le pass disparais-sait dans le nant aussitt que pass, puisqualors succderait, un pur prsent, un prsent sans pass. La mmoire nest donc pas proprement parler un lieu de conservation du pass, comme on le croit trop souvent. Le pass se conserve tout entier de lui-mme (texte 4), et sa virtualit constitue un mode dtre spcifique, entre prsence et absence, un mode dtre que Berg-son nommera spectral.

    Cest parce que le pass se conserve automatiquement. et

    donc ne cesse de saccumuler sur lui-mme, que chaque circons-tance de notre vie, chaque fois enrichie dune exprience tou-jours plus longue, nest jamais parfaitement identique une autre. Nous navons pas une mmoire, comme si ce bagage tait

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  • un appendice de nous-mmes. Nous sommes notre mmoire qui naccumule pas, dans la quantit homogne, des choses dautres choses, mais qui fait de nous, mesure que nous du-rons, une totalit qualitativement toujours nouvelle, analogue une uvre dart dont nos souvenirs seraient les crateurs (texte 5).

    Texte 6 : SAINT AUGUSTIN (354-430)

    La distension de lme et la mesure du temps

    La tension spirituelle qui se produit lors du triple effort dattention, de mmorisation et danticipation apparat comme la mesure originaire du temps, fondement de toute mesure ob-jective.

    Cest en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne me fais

    pas dobjection : cest un fait. Ne mobjecte pas le flot dsordon-n de tes impressions. Cest en toi, dis-je, que je mesure le temps. Limpression que produisent en toi les choses qui pas-sent persiste quand elles ont pass : cest elle que je mesure, elle qui est prsente, et non les choses qui lont produite et qui ont pass. Cest elle que je mesure quand je mesure le temps. Donc ou bien le temps est cela mme, ou bien je ne mesure pas le temps.

    [] Sans le secours de la voix ni des lvres, nous nous dbi-

    tons en pense des pomes, des vers, des discours, et nous va-luons ltendue de leur droulement, de leur dure, les uns par rapport aux autres, exactement comme si nous les rcitions haute voix. Si quelquun veut prononcer un son prolong et en dterminer lavance, dans son esprit, la longueur, il prend en silence la mesure de cette dure, et la confiant sa mmoire, il commence profrer ce son qui retentit jusqu ce quil atteigne le terme fix. Que dis-je, il retentit ? Il a retenti et il retentira :

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  • car ce qui de ce son sest coul a retenti ; ce qui reste retentira, de la sorte il saccomplit, lattention prsente faisant passer lavenir dans le pass, et le pass senrichissant de ce que perd lavenir, jusqu ce que par lpuisement de lavenir, tout ne soit plus que pass.

    Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Chap. XXVII, pp.

    277-278.

    Pour mieux comprendre le texte

    On voit ici comment la thorie du triple prsent, analyse au chapitre prcdent, sappuie sur la possibilit de la disten-sion de lme. Celle-ci est donatrice de la dure vritable et permet de prendre la mesure du passage du temps.

    On remarquera que la distension de lme conjugue la

    fois une passivit et une activit psychiques. Limpression lais-se par les choses passes suppose une passivit de lme, qui se laisse graver comme une cire vierge. Cependant, en se laissant impressionner, lme nen est pas moins active puisquelle se tend. Il convient donc de penser comme un seul et mme ph-nomne la passivit de limpression et lacte de la tension.

    On notera galement un autre trait frappant de lanalyse

    augustinienne : si le temps qui passe est antrieur aux traces quil laisse dans lesprit, ce sont pourtant ces traces qui permet-tent aprs-coup de confrer une unit originaire aux trois mo-ments du temps en les unifiant dans la dure.

    Texte 7 : E. HUSSERL (1859-1938)

    La rtention comme phnomne de la dure

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  • Tentons de saisir ce qui se produit lcoute dun son qui se prolonge. Sans cesse, le prsent de son saffaiblit en passant. Or cette retombe son tour devient prsente, non comme simple copie de loriginal, mais selon un mode dactualit qui lui est propre.

    [Le son] commence et il cesse, et toute lunit de sa dure,

    lunit de tout le processus dans lequel il commence et finit, tombe aprs sa fin dans le prsent toujours plus lointain. Dans cette retombe, je le retiens encore, je lai dans une rtention , et tant quelle se maintient, il a sa temporalit propre, il est le mme, sa dure est la mme. Je peux diriger mon attention sur la manire dont il est donn. Jai conscience du son et de la dure quil remplit dans une continuit de mo-des , dans un flux continuel . [] Lobjet conserve sa place, le son de mme conserve son temps, aucun instant nest dpla-c, mais il senfuit dans les lointains de la conscience, une dis-tance toujours plus grande du prsent producteur. Le son lui-mme est le mme, mais le son dans son mode dapparition ap-parat comme sans cesse autre. [] Du phnomne dcoulement nous savons que cest une continuit de mutations incessantes qui forme une unit indivisible : indivisible en fragments qui pourraient tre par eux-mmes et indivisible en phases qui pourraient tre par elles-mmes. [] Si nous allons le long de la continuit concrte, nous avanons dans les modi-fications perptuelles, et le mode dcoulement, cest--dire la continuit de lcoulement, y change continuellement.

    E. Husserl, Leons pour une phnomnologie de la cons-

    cience intime du temps, trad. H. Dussort, P. U. F, 1964, pp. 37-43.

    Pour mieux comprendre le texte

    chaque reprsentation du son qui rsonne se rattache une suite continue de reprsentations dont chacune reproduit le

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  • contenu de la prcdente tout en le modifiant. La dure est produite la fois par la sensation de lidentique (cest bien le mme son que jentends durant le temps quil dure) et par des modifications de cette identit, la sensation antrieure ne se maintient pas sans changement dans la conscience. La dure apparat donc la fois comme un double phnomne de persistance et daltration. De plus, le son persiste et change sans se fragmenter. On assiste une retombe permanente du prsent dans le pass, retombe que nomme prcisment la rtention. Je retiens le son mesure quil senfuit. De la mme manire, je me tends vers le futur pr-sent de son, jopre ce que Husserl nommera une protention. Il sensuit un phnomne dcoulement temporel qui ne se laisse pas dcouper en instants distincts. Ds lors, il nest plus vraiment exact de parler de pass, de prsent et de futur. Il faut bien plutt affirmer que la conscience du son se produit en un prsent largi au sein duquel la prsence com-pose continment avec une non-prsence (affaiblissement r-tentionnel, anticipation protentionnelle).

    Texte 8 : H. BERGSON (1859-1941)

    La dure et la conscience

    Comment saisissons-nous notre propre personne dans le temps ? Un regard superficiel voit dans lcoulement du temps en moi une juxtaposition dtats distincts alors quun autre re-gard, rsultat dun effort intrieur, accde au moi qui dure, bien diffrent du premier.

    Quand je promne sur ma personne, suppose inactive, le

    regard intrieur de ma conscience, japerois dabord, ainsi quune crote solidifie la surface, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matriel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposes ou juxtaposables les unes aux autres ;

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  • elles cherchent se grouper en objets. Japerois ensuite des souvenirs plus ou moins adhrents ces perceptions []. Ces souvenirs se sont comme dtachs du fond de ma personne, [] ils sont poss sur moi sans tre absolument moi-mme. [] Tous ces lments aux formes bien arrtes me paraissent dau-tant plus distincts de moi quils sont plus distincts les uns des autres. Orients du dedans vers le dehors, ils constituent, r-unis, la surface dune sphre qui tend slargir et se perdre dans le monde extrieur. Mais si je me ramasse de la priphrie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uni-formment, le plus constamment, le plus durablement moi-mme, je trouve tout autre chose. Cest, au-dessous de ces cris-taux bien dcoups et de cette conglation superficielle, une continuit dcoulement qui nest comparable rien de ce que jai vu scouler. Cest une succession dtats dont chacun an-nonce ce qui suit et contient ce qui prcde. vrai dire, ils ne constituent des tats multiples que lorsque je les ai dj dpas-ss et que je me retourne en arrire pour en observer la trace. Tandis que je les prouvais, ils taient si solidement organiss, si profondment anims dune vie commune, que je naurais su dire o lun quelconque dentre eux finit, o lautre commence. En ralit, aucun dentre eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres. Cest, si lon veut, le d-roulement dun rouleau, car il ny a pas dtre vivant qui ne se sente peu peu arriver au bout de son rle ; et vivre consiste vieillir. Mais cest tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui dun fil sur une pelote, car notre pass nous suit, il se grossit sans cesse du prsent quil ramasse sur sa route, et conscience signifie mmoire.

    H. Bergson, La Pense et le mouvant, d. Skira, 1946, pp.

    176-177.

    37

  • Pour mieux comprendre le texte

    Le premier regard port sur ma personne, simplement su-perficiel, comme si jobservais un tranger, dcle dans ma vie intrieure une succession dtats de conscience -perceptions et souvenirs distincts les uns des autres, comme des objets aux formes fixes, comme des fantmes de moi-mme. En revanche, si je me ramasse sur moi-mme au prix dun effort dintui-tion, japerois une continuit vivante qui ne se laisse pas d-couper en instants mais forme au contraire le flux unifi dune dure.

    On remarquera que cest paradoxalement cette continuit

    mouvante qui est la condition de lidentit vritable : la stabili-t du moi procde de son pouvoir de changement. La vie du su-jet est une toffe temporelle anime dune pulsation et dun rythme quassurent le prolongement du pass dans le prsent et la pousse du prsent dans lavenir. La vie nest donc pas sim-plement un parcours linaire qui conduit inexorablement la mort mais la tension dun devenir qui senfle de possibles me-sure quil se droule.

    Texte 9 : H. BERGSON (1859-1941)

    La conservation automatique du pass

    Bergson analyse ici le processus de dure concrte, ou en-core dvolution, selon lequel le pass se prolonge dans le pr-sent. Ltude de ce prolongement, qui constitue lobjet du texte, conduit une nouvelle conception de la mmoire et de loubli.

    La dure est le progrs continu du pass qui ronge lavenir

    et qui gonfle en avanant. Du moment que le pass saccrot sans cesse, indfiniment aussi il se conserve. La mmoire [] nest pas une facult de classer des souvenirs dans un tiroir ou

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  • de les inscrire sur un registre. Il ny a pas de registre, pas de ti-roir, il ny a mme pas ici, proprement parler, une facult, car une facult sexerce par intermittences, quand elle veut ou quand elle peut, tandis que lamoncellement du pass sur le pass se poursuit sans trve. En ralit, le pass se conserve de lui-mme, automatiquement. Tout entier, sans doute, il nous suit tout instant : ce que nous avons senti, pens, voulu depuis notre premire enfance est l, pench sur le prsent qui va sy joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mcanisme crbral est prcisment fait pour en refouler la presque totalit dans linconscient et pour nin-troduire dans la conscience que ce qui est de nature clairer la situation prsente, aider laction qui se prpare, donner en-fin un travail utile. Tout au plus des souvenirs de luxe arrivent-ils, par la porte entrebille, passer en contrebande. Ceux-l, messagers de linconscient, nous avertissent de ce que nous tranons derrire nous sans le savoir. Mais, lors mme que nen aurions pas lide distincte, nous sentirions vaguement que no-tre pass nous reste prsent.

    H. Bergson, Lvolution cratrice, P. U. F., coll. Qua-

    drige , 1981, pp. 4-6.

    Pour mieux comprendre le texte

    On attribue habituellement deux fonctions la mmoire : la conservation des souvenirs et le pouvoir de les rappeler la conscience. On considre galement que la mmoire ne peut conserver tout le pass. Or Bergson nous invite ici nous mfier de ces images empruntes la pratique : la mmoire nest pas un magasin pour la bonne raison quelle nest ni une facult ni une fonction. Elle ne range pas les souve-nirs dans un tiroir, ne les inscrit pas sur un registre.

    On na pas demander comment la mmoire sy prend

    pour ne pas oublier : le pass se conserve de lui-mme, auto-

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  • matiquement . Ce qui est expliquer, ce nest pas la conserva-tion des souvenirs, cest loubli. Ce nest pas la mmoire, mais loubli, qui est une fonction pratique. Loubli est en effet com-mand par laction : nous refoulons dans notre inconscient les souvenirs qui pourraient gner ou empcher notre action pr-sente et nautorisons franchir le seuil de la conscience que les souvenirs qui peuvent lui venir en aide.

    La mmoire nest donc pas le rservoir du pass, elle est

    notre pass tout entier qui se conserve. Il faut admettre ds lors, contre une autre ide reue, que la mmoire ne fait jamais revivre le pass puisque celui-ci se conserve de lui-mme ; elle apprend au prsent vivre avec le pass, dans la mesure o la vie, dans sa dure concrte, est bien le dploiement dune contemporanit entre pass et prsent, qui permet du mme coup louverture lavenir.

    Texte 10 : M. PROUST (1871-1922)

    Mmoire volontaire et mmoire involontaire

    Dsesprant dcrire faute de trouver une matire suffi-sante la confection dun roman, du des clichs uniformes que sa mmoire volontaire a conservs de sa vie, Proust se voit par hasard sauv de son dcouragement par les rvlation dune autre mmoire, involontaire, paradoxalement plus fidle que la premire.

    [] Jtais entr dans la cour de lhtel de Guermantes, et

    dans ma distraction je navais pas vu une voiture qui savanait ; au cri du wattman je neus que le temps de me ranger vivement de ct, et je reculai assez pour buter malgr moi contre les pa-vs assez mal equarris derrire lesquels tait une remise. Mais au moment o, me remettant daplomb, je posai mon pied sur un pav qui tait un peu moins lev que le prcdent, tout mon

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  • dcouragement svanouit devant la mme flicit qu diverses poques de ma vie mavaient donn la vue darbres que javais cru reconnatre dans une promenade en voiture autour de Bal-bec, la vue des clochers de Martinville, la saveur dune made-leine trempe dans une infusion, tant dautres sensations dont jai parl []. Chaque fois que je refaisais rien que matrielle-ment ce mme pas, il me restait inutile ; mais si je russissais, oubliant la matine Guermantes, retrouver ce que javais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision blouissante et indistincte me frlait comme si elle mavait dit : Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tche rsoudre lnigme de bon-heur que je te propose. Et presque tout de suite, je la recon-nus, ctait Venise, dont mes efforts pour la dcrire et les pr-tendus instantans pris par ma mmoire ne mavaient jamais rien dit, et que la sensation que javais ressentie jadis sur deux dalles ingales du baptistre de Saint-Marc mavait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-l cette sensation-l et qui taient restes dans lattente, leur rang, do un brus-que hasard les avait imprieusement fait sortir, dans la srie des jours oublis.

    M. Proust, Le Temps retrouv, coll. La Pliade , d. Gal-

    limard, 1954, t. III, pp. 866-867.

    Pour mieux comprendre le texte

    Nous trouvons l un exemple de ce que Bergson nommait, dans le texte prcdent, des souvenirs de luxe , entrant qua-siment par effraction dans la conscience. Proust, grand lecteur de Bergson, montre dans son roman la recherche du temps perdu que la mmoire est un phnomne double : mmoire vo-lontaire et mmoire involontaire. La mmoire involontaire ne se manifeste que de manire capricieuse, seul le hasard peut d-clencher son action ; il est inutile de tenter den explorer le contenu au prix dun quelconque effort puisque nous ne connaissons ni ses localisations, ni ses choix, ni la frquence de

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  • ses retours. Proust fait de ces souvenirs involontaires le sujet de son roman, montrant que le temps vritable, prsidant la cra-tion artistique, nest pas une collection dinstantans , mais lcriture mystrieuse dun grimoire dvnements qui, pour chacun de nous, abrite une vrit.

    Texte 11 : W. HEISENBERG (1901-1976)

    Il ny a plus daprs

    La physique relativiste dEinstein a permis aux scientifi-ques de remettre en question le dterminisme classique, selon lequel tout vnement, de quelque nature quil soit, est effet dune cause et cause dun effet si bien que, connaissant ltat dun systme un moment donn, on peut en prvoir en toute certitude ltat ultrieur. Le dterminisme repose donc sur un concept de temps qui se trouve, Heisenberg nous lexplique ici, boulevers par la relativit.

    Il y a cinquante ans, Einstein a dcouvert que la structure

    espace-temps ntait pas aussi simple que nous nous la repr-sentons dans la vie quotidienne. Considrons comme passs tous les vnements desquels, en principe, nous pouvons savoir quelque chose et comme futurs tous ceux sur lesquels, du moins en principe, nous pouvons exercer une influence : dans ce cas, nous pouvons nous reprsenter navement quentre ces deux groupes dvnements se place un moment infiniment court que nous pouvons appeler prsent. Cest la reprsentation sur la-quelle Newton a fond sa mcanique. Depuis la dcouverte dEinstein, en 1905, on sait que, entre ce que je viens dappeler futur et ce que je viens dappeler pass, se place un intervalle temporel fini dont la dure dpend de la distance spatiale qui spare lvnement de lobservateur. Le domaine du prsent ne se limite donc pas un moment infiniment court. La thorie de la relativit admet que, en principe, les actions ne peuvent pas

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  • se propager plus vite que la lumire. Cest cet aspect de la tho-rie de la relativit qui cre des difficults par rapport aux rela-tions dindtermination de la thorie des quanta. Selon la tho-rie de la relativit, les actions ne peuvent se propager qu lint-rieur du domaine spatio-temporel ; ce domaine est strictement limit par ce quon appelle le cne de lumire, cest--dire par les points de lespace-temps atteints par une onde lumineuse qui part dun centre dactions. Ce domaine de lespace-temps est donc, il convient de le souligner, strictement dlimit. Dautre part, la thorie des quanta a montr que, quand on prcise la position et quon dlimite strictement lespace, il en rsulte une indtermination infinie de la vitesse ainsi que de limpulsion et de lnergie. Cela montre dans la pratique que, si lon essaye de formuler mathmatiquement laction rciproque des particules, il apparat toujours un nombre infini de valeurs dnergie et dimpulsion qui empchent une formulation mathmatique sa-tisfaisante. Au cours des dernires annes, ces difficults ont t lobjet de nombreuses expriences qui nont pourtant abouti aucun rsultat concluant. Pour linstant il faut se contenter de lhypothse que, dans les domaines infinitsimaux de lordre de grandeur des corpuscules, lespace et le temps ont une imprci-sion particulire, ce qui veut dire que mme les concepts davant et daprs deviennent indfinissables pour des intervalles de temps aussi rduits []. Ceci fait comprendre que la physique atomique se soit loigne de plus en plus des relations dtermi-nistes.

    Dabord et ds les dbuts de la science de latome, par le

    fait que lon sest mis considrer les lois dterminantes des processus grande chelle comme des lois statistiques. En prin-cipe on maintenait encore le dterminisme, mais en pratique on comptait avec le caractre incomplet de nos connaissances des systmes physiques. Ensuite, dans la premire moiti du sicle, par le fait que le caractre incomplet de la connaissance des sys-tmes atomiques tait dsormais considr comme une partie essentielle de la thorie. Enfin, tout rcemment, parce que, pour

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  • les dures et les espaces infinitsimaux, le concept de chronolo-gie semble devenir un problme, bien que nous ne puissions pas encore dire comment se rsoudront ces nigmes.

    Werner Heisenberg, La nature dans la physique contem-

    poraine, coll. Ides , d. Gallimard, 1962, pp. 56-58.

    Pour mieux comprendre le texte

    Labandon du dterminisme stend mme jusqu celui de causalit : la thorie de la relativit montre, en effet, que la notion mme de moment dun systme, qui supposait lant-riorit de la cause par rapport leffet na pas de sens, si lon considre non plus lespace trois dimensions, mais le conti-nuum espace-temps (concept relativiste qui dfinit un es-pace quatre dimensions tel que les vnements qui sy produi-sent y sont situs au moyen de quatre nombres, trois pour les-pace et un pour le temps).

    Heisenberg tire ici des conclusions extrmes des travaux

    dEinstein, qui a montr que lordre temporel traditionnelle-ment conu se trouve remis en question si lon sort du cadre de la physique newtonienne. Dans celle-ci, lespace et le temps taient donns une fois pour toutes. Il y avait de plus un temps universel commun tous les observateurs. En relativit, ce nest plus le cas. Espace et temps prennent part laction, cest--dire que la position des observateurs devient dtermi-nante. Ds lors, comme le dit Paul Davis dan son livre About Time, La division mme du temps entre pass, prsent et fu-tur semble dpourvue de signification physique . La flche du temps semble ainsi brise.

    Dans lespace-temps infinitsimal o se droulent des pro-

    cessus comme laction rciproque des corpuscules, champ dtude de la physique quantique (la thorie des quanta dsigne lensemble des thories et des procds de calcul issu de

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  • lhypothse des quanta dnergie de Planck, dabord appliqu la lumire par Einstein, puis par Bohr la physique de latome ; les quanta sont des quantits indivisibles dune gran-deur physique correspondant la variation dun nombre quan-tique, qui mesure une quantit discrte), il apparat que certains phnomnes se droulent de manire apparemment inverse celle de lordre causal, et donc lordre de lavant et de laprs. Nous sommes loin ds lors de la dfinition aristotlicienne du temps comme nombre du mouvement selon lantro-postrieur .

    Le concept dun prsent comme limite idale et instantane

    entre prsent et futur devient caduc, ce qui implique de reconsi-drer la signification du flux temporel.

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  • 3. Le temps comme forme pure de lintuition

    Le prsent chapitre a pour but de prsenter la pense kan-tienne du temps. Le lecteur pourra sen tonner puisque cette pense est chronologiquement antrieure celle de Husserl et de Bergson. Sans rpter ici ce qui a t dit ce propos dans lintroduction, nous mettrons en lumire lorientation que prend dsormais la problmatique. Nous avons jusque-l insist sur le questionnement aportique concernant la temporalit et sur ses implications ontologiques en montrant que ltre du temps, invisible et en quelque sorte instable en lui-mme, confrontait la pense une vritable nigme : comment appr-hender la prsence du temps ? Le second chapitre a envisag la possibilit de rpondre une telle question : llargissement du concept de prsent de son statut de simple instant ponctuel celui de dure permet la pense de faire paratre le temps et den dcrire la manifestation.

    Il convient de voir maintenant que cette tentative de faire

    paratre le temps nest pas la seule rponse possible laporie ontologique dgage plus haut. En effet, Kant ne fonde pas la preuve de lexistence du temps sur lvidence de son apparatre. Bien plus, pour Kant, le temps est la condition de tout appara-tre sensible, condition qui, en elle-mme, napparat pas. Cette condition reoit le nom de forme pure, ou forme a priori, de la sensibilit. Nous allons la dfinir et en penser les implications pour voir ensuite comment la conception kantienne motive les interrogations les plus contemporaines sur la temporalit.

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  • Quest-ce quune forme pure de lintuition ?

    Tout dabord, que faut-il entendre par intuition chez Kant ? Le dbut de la premire partie de la Critique de la raison pure, intitule Esthtique transcendantale , permet dj de rpondre : De quelque manire et par quelque moyen quune connaissance puisse se rapporter des objets, le mode par le-quel elle se rapporte immdiatement aux objets et auquel tend toute pense comme au but en vue duquel elle est le moyen est Vintuition . Kant ajoute que lhomme ne peut intuitionner que ce qui lui est donn, cest--dire prsent du dehors par ses sens. Lobjet de lintuition doit nous affecter, cest--dire pro-duire sur lesprit un effet ( les objets frappent nos sens ). La possibilit de cette affection ainsi que cette affection elle-mme dfinissent pour Kant la sensibilit. Toute intuition humaine, facult par laquelle les objets nous sont donns, est sensible.

    Lobjet de lintuition est le phnomne. Le phnomne est

    dfini par Kant comme lobjet indtermin dune intuition empirique . Indtermin dans la mesure o, immdiate-ment apprhend, le phnomne dsigne limpression produite en nous par un divers sensible, sans que nous sachions encore ce quest ce divers. Cependant, ce que nous voyons, sentons, nest pas seulement une matire brute ; un phnomne a bien dj une matire, mais il a aussi une forme. Ds quil y a intui-tion sensible, i y a coordination des sensations, rapports entre celles-ci ( le phnomne est coordonn dans lintuition selon certains rapports ). Or ces rapports constituent prcisment la forme du phnomne, forme toute prte sappliquer tous .

    Cette forme qui structure le divers sensible nest pas abs-

    traite des objets eux-mmes, mais constitue le condition de leur apparatre. Sans elle, le divers sensible serait un chaos. Dans la mesure o cette forme est diffrente de la matire de la sensa-tion, elle peut tre dite pure . On parlera alors de forme

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  • pure de la sensibilit ou de lintuition. Cette forme est double. En effet, les phnomnes sont coordonns selon des rapports la fois spatiaux et temporels. Les deux formes pures de lintui-tion sont donc lespace et le temps.

    Les intuitions pures, lespace et le temps, sont des condi-

    tions de possibilit qui existent a priori dans lesprit, cest--dire sans le secours de lexprience. La priori dsigne pour Kant ce quil y a, dans notre facult de connaissance, duniversel et de ncessaire, ce qui fonde lexprience sans tre lui-mme un objet dexprience. Lespace et le temps sont donc des condi-tions a priori qui coordonnent (ordonnent et lient) les phno-mnes selon des rapports, rapports qui ont pour fonction dou-vrir une perspective pure sur ce qui se prsente la sensibilit.

    Lespace et le temps sont des conditions subjectives

    Lespace est dfini comme forme du sens externe , au moyen duquel nous nous reprsentons des objets comme hors de nous . Ce qui caractrise donc le spatial est lextriorit. Le temps quant lui est dfini comme forme du sens interne , par lequel lesprit sintuitionne lui-mme et ordonne ses repr-sentations selon lordre de la succession (texte 1).

    Lespace et le temps ne sont pas des contenus dexprience

    (cest en cela quils ne peuvent apparatre et ne sont pas eux-mmes des phnomnes). Ils sont des reprsentations ncessai-res qui servent de fondement a priori toutes les intuitions. Lespace et le temps pourraient tre vids de tout leur contenu sans quils soient supprims comme conditions ncessaires (on peut se reprsenter un espace et un temps vides, mais non lab-sence de tout espace ou de tout temps). Dautre part, si lespace et le temps ne sont pas des objets dexprience, ils ne sont pas non plus des concepts, ils ne sont pas construits par abstraction. La reprsentation de lespace et du temps est reprsentation

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  • immdiate dune unit individuelle, cest en cela que cette re-prsentation est une intuition. Enfin, lespace et le temps ne sont pas des substances (des ralits indpendantes qui peu-vent subsister par soi en dehors de notre mode dintuition). Ils nappartiennent pas aux choses mmes, mais sont les condi-tions ncessaires, pour les sujets finis que nous sommes, de la rception des objets sensibles. En dehors de notre subjectivit, lespace et le temps ne sont rien. Ils nont de validit que pour notre mode propre dintuition. Cela ne signifie pas pour autant que lespace et temps nexistent pas. Toute objectivit de la connaissance est ncessairement fonde sur les conditions sub-jectives que sont lespace et le temps (texte 2). Il sensuit que Kant rsout le problme de lexistence du temps en prouvant sa validit pour un sujet fini (qui reoit les objets du dehors, sans pouvoir se les donner de lui-mme lui-mme) tout en niant le statut substantiel de cette existence (texte 2).

    Le temps est la forme de tous les phnomnes

    Les phnomnes spatiaux (apprhends par le sens ex-terne), en tant quils sont reprsents, forment mdiatement des contenus de conscience qui senchanent selon des rapports temporels dans le sens interne : Tous les phnomnes en g-nral, cest--dire tous les objets des sens, sont dans le temps et sont ncessairement soumis aux rapports de temps . Ds lors, Kant tablit un privilge du temps sur lespace. Tous les ph-nomnes du sens interne ne sont pas ncessairement spatiaux, cest--dire ne trouvent pas ncessairement leur corrlat sensi-ble dans ltendue. En revanche, tout phnomne spatial est, en tant que reprsent, une donne du sens interne.

    Kant montre que le temps est la forme fondamentale de la

    rgulation de lexprience, tant par sa capacit de structuration de lordre objectif de succession des phnomnes que par le rle essentiel quil joue au sein de la facult de connatre en gnral.

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  • Il importe en effet de rappeler que la sensibilit est pour Kant la facult par laquelle les objets nous sont donns, et lentende-ment celle par laquelle ils sont penss. La facult de connatre suppose donc le jeu conjugu de la sensibilit et de lentende-ment (facult des concepts). Or nous verrons que le temps joue un rle dterminant de mdiation, ou intermdiaire, entre lin-tuition et les concepts purs de lentendement. Cette mdiation (ou schmatisme, texte 3) permet en effet de donner une tra-duction sensible au concept pur, traduction sans laquelle ce concept resterait vide de sens.

    Texte 12 : E. KANT (1724-1804)

    Le temps est la forme du sens interne

    Si le temps est forme du sens interne, cest quil ne peut tre intuitionn extrieurement, comme une donne spatiale. En revanche, mme si lespace ne peut immdiatement tre in-tuitionn lintrieur de nous, il est susceptible, en tant que reprsent, de devenir une donne du sens interne. En ce sens, le temps est bien la forme de tous les phnomnes en gnral.

    Le temps nest autre chose que la forme du sens interne,

    cest--dire de lintuition de nous-mmes et de notre tat int-rieur. En effet, le temps ne peut pas tre une dtermination des phnomnes extrieurs, il nappartient ni une figure, ni une position, etc. ; au contraire, il dtermine le rapport des repr-sentations dans notre tat interne. Et, prcisment parce que cette intuition intrieure ne fournit aucune figure, nous cher-chons suppler ce dfaut par des analogies et nous reprsen-tons la suite du temps par une ligne qui se prolonge linfini et dont les diverses parties constituent une srie qui na quune dimension, et nous concluons des proprits de cette ligne toutes les proprits du temps, avec cette seule exception que les parties de la premire sont simultanes, tandis que les par-

    50

  • ties de la seconde sont toujours successives. Il ressort claire-ment de l que la reprsentation du temps lui-mme est une intuition, puisque tous ses rapports peuvent tre exprims par une intuition extrieure.

    Le temps est la condition formelle a priori de tous les ph-

    nomnes en gnral. Lespace, en tant que forme pure de lintui-tion extrieure, est limit, comme condition a priori, simple-ment aux phnomnes externes. Au contraire, comme toutes les reprsentations, quelles puissent avoir ou non pour objets des choses extrieures, appartiennent pourtant en elles-mmes, en qualits de dterminations de lesprit, ltat interne, et, comme cet tat interne est toujours soumis la condition formelle de lintuition intrieure et, que, par suite, il appartient au temps, le temps est une condition a priori de tous les phnomnes en g-nral et, la vrit, la condition immdiate des phnomnes intrieurs (de notre me), et, par l mme, la condition mdiate des phnomnes extrieurs. Si je puis dire a priori que tous les phnomnes extrieurs sont dtermins a priori dans lespace et daprs les rapports de lespace, alors je puis dire dune manire tout fait gnrale, en partant du principe du sens interne, que tous les phnomnes en gnral, cest--dire tous les objets des sens, sont dans le temps et quils sont ncessairement soumis au temps.

    E. Kant, Critique de la raison pure, trad. Trmesaygues-Pacaud, Paris, P. U. F., 1944, premire partie, pp. 63-64.

    Pour mieux comprendre le texte

    Le temps est un mouvement qui se produit dans lesprit ou dans lme, mouvement infigurable en lui-mme. En effet, nous navons pas de reprsentation figure de la succession de nos tats de conscience, forme du sens interne. Nous empruntons alors par analogie cette figure lespace en traant une ligne.

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  • Mais il ne faut pas en conclure une supriorit de lespace sur le temps.

    Mme lorsque nous nintuitionnons rien dextrieur

    (quand nous sommes dans lobscurit par exemple), quelque chose se passe tout de mme dans notre conscience, le temps passe. Il est donc impossible que le sens interne ne soit pas constamment affect, linverse du sens externe.

    Enfin, toute reprsentation dun objet extrieur est nces-

    sairement une dtermination, cest--dire ici un vnement, du sens interne puisque cette reprsentation est un vcu de cons-cience qui senchane avec dautres et est donc soumis la loi de succession de tous nos tats intrieurs. Les rapports de temps constituent donc la forme de tous les phnomnes en gnral.

    Texte 13 : E. KANT (1724-1804)

    Le temps nest pas inhrent aux objets eux-mmes

    Le temps nest rien en dehors de notre mode particulier dintuition, cest--dire en dehors dun sujet fini auquel les ob-jets extrieurs sont donns par lintermdiaire de la sensibilit. Il ne faut cependant pas en conclure que le temps nest quun tre de raison, quil nexiste pas. Toute objectivit est, pour nous, ncessairement soumise au temps comme sa condition de possibilit.

    Si nous faisons abstraction de notre mode dintuition in-

    terne et de la manire dont, au moyen de cette intuition, nous embrassons aussi toutes les intuitions externes dans notre pou-voir de reprsentation ; si par consquent, nous prenons les ob-jets comme ils peuvent tre en eux-mmes, alors le temps nest rien. Il na de valeur objective que par rapport aux phnomnes, puisque ce sont dj des choses que nous regardons comme des

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  • objets de nos sens, mais il nest plus objec