Le livre d'architecte, l'art nécessaire du personal branding?

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HAL Id: hal-03279677 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03279677 Submitted on 6 Jul 2021 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Distributed under a Creative Commons Attribution - NonCommercial - NoDerivatives| 4.0 International License Le livre d’architecte, l’art nécessaire du personal branding ? Margaux Darrieus To cite this version: Margaux Darrieus. Le livre d’architecte, l’art nécessaire du personal branding ?. Lieux Communs - Les Cahiers du LAUA, LAUA (Langages, Actions Urbaines, Altérités - Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes), 2015, Les mondes de l’architecture, pp.135-156. hal-03279677

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Submitted on 6 Jul 2021

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Le livre d’architecte, l’art nécessaire du personalbranding ?

Margaux Darrieus

To cite this version:Margaux Darrieus. Le livre d’architecte, l’art nécessaire du personal branding ?. Lieux Communs -Les Cahiers du LAUA, LAUA (Langages, Actions Urbaines, Altérités - Ecole Nationale Supérieured’Architecture de Nantes), 2015, Les mondes de l’architecture, pp.135-156. �hal-03279677�

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“Une œuvre manuscrite, même scellée au fond d’un tiroir, existe”, affirmait très justement Jean Nouvel en l’an 2000, dans sa célèbre discussion avec Jean Baudrillard (Baudrillard, Nouvel, 2013, p. 105). Exister, c’est là le principal atout du livre pour l’architecte. Comme si la permanence physique du document garantissait celle, symbolique, de son auteur. Ce n’est pas dans l’espoir de (maigres) retombées économiques que l’architecte écrit, mais dans celui d’un gain plus immatériel. Passer à la postérité ou accroître sa visibilité de l’instant, bref exister, les objectifs des architectes-auteurs d’aujourd’hui sont sûrement les mêmes que ceux de leurs prédécesseurs : Philibert de l’Orme utilisa L’Architecture (1561) pour diffuser sa vision de l’architecte “moderne”, homme de science et non plus maître maçon (Marrey, 2013, p. 18-19) ; Le Corbusier se servit, à partir des années 1920, de l’Œuvre complète comme d’un instrument de relations publiques (Cohen, 2011, p. 73-81)  ; tandis que plus proche de nous, MVRDV occupe, depuis Far Max (1998), le terrain médiatique avec une production éditoriale de masse – au sens du nombre d’ouvrages et de leur poids (Violeau, 2002, p.49-62) 1. Les raccourcis historiques sont osés, mais ils éclairent sur les motivations des architectes à prendre la plume ou à inventer des dispositifs éditoriaux au service de la reconnaissance de leurs travaux et d’eux-mêmes. Si Jean-Philippe Garric interroge le statut du livre d’architecture,

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Le Livre d’architecte, L’art nécessaire du personal branding ?

Margaux DarrieusArchitecte, doctorante, ACS, Université Paris-Est

1 À compléter par l'article d’Enrico Chapel, “Nouveaux médias et persistance du livre, MVRDV, Metacity/Datatown, 1999” in Raisons d’écrire, livres d’architectes 1945-1999, Paris, Éditions de la Villette, 2013, p. 183-206 ; et par le numéro 378 (juin-juillet 2010) de L’Architecture d’aujourd’hui piloté par Winy Maas, MVRDV et the Why Factory.

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Nicolas Toury, Fais le !, Paris, À vivre éditions, 2013 © Nicolas Toury

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“est-il un outil pour l’action, une démonstration préalable d’une compétence de l’auteur, un témoignage pour la postérité, ou tout simplement la continuation de l’architecture par un autre moyen  ?” (Garric, 2011, p.15), cet article naît de l’hypothèse que le livre d’architecte contemporain est tout cela à la fois.

Genre éditorial à part entière dans le champ du livre d’architecture, ce que nous appelons livre d’architecte n’a pas pour objet la mise en scène de la production de son auteur mais celle de ses pratiques professionnelles. Sorti en 2008, le livre You can be young and an architect : Based on the true story of LAN architecture de LAN Architecture (AAM éditions, Anteprima) et le récent succès de l’architecte Nicolas Toury, Fais le  ! (À vivre éditions, 2013) entrent dans cette catégorie (cf. pages précédentes). Le premier, décrit par ses auteurs comme le “journal illustré” de leur trajectoire professionnelle, relate les événements qui ont marqué les cinq premières années d’existence de l’agence LAN : du premier salarié au premier concours public remporté, des galères de chantier aux publications dans les revues spécialisées. Le second raconte l’apprentissage de l’indépendance, la transformation progressive de l’architecte en chef d’entreprise au fil des 1 500 jours qui le mèneront à sa première livraison d’équipement public. Au fond, à travers l’exposition des dispositifs mis en place par

leurs jeunes auteurs, Benoit Jallon et Umberto Napolitano, les associés de l’agence LAN, et Nicolas Toury 2, pour exercer leur profession, c’est-à-dire construire, on questionne le difficile accès à la première commande publique. Car on le sait, pour ceux qui ont choisi de se lancer sans référence dans le jeu de l’architecture publique – la plus rémunératrice symboliquement -, la quête du Graal est ardue. Dernière illustration en date

d’une difficulté bien connue – et au passage, d’une des limites du système des concours publics -, le sondage réalisé en avril 2014 par le Moniteur et l’Ordre des architectes d’Île-de-France auprès des architectes de moins de quarante ans inscrits au tableau de ce dernier

2 L’agence LAN a été créée en 2002 à Paris par les architectes Benoit Jallon (né en 1972) et Umberto Napolitano (né en 1975), tous deux diplômés en 2001 de l’école d’architecture de Paris-La Villette. L’agence est lauréate des Albums des jeunes architectes et paysagistes en 2004. Elle vient de remporter le dialogue compétitif pour l’aménagement du Grand Palais à Paris. Nicolas Toury obtient son diplôme d’architecte en 2002 à l’école de Paris-Belleville. Lauréat d’Europan 7 sur le site de Reims en 2003, il crée une agence d’architecture avec Antoine Vallet en 2004 à Paris. Elle est associée à Kengo Kuma pour la réalisation du Frac de Marseille, livré en 2013. Nicolas Toury a désormais sa propre agence, installée à Paris et Marseille.

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révèle que 84% des répondants ont ouvert leur carnet de commande grâce aux maîtres d’ouvrage privés issus majoritairement de leurs réseaux personnels (70 %).

You can be young… et Fais le ! sont les premières productions éditoriales de jeunes professionnels aux âges biologiques – une trentaine d’années – et sociologiques sensiblement équivalent au moment de la conception des ouvrages : lancés il y a peu de temps dans la profession en leur nom propre, ils ont fait le choix d’entrer dans le jeu de l’architecture publique mais n’ont pas encore ou peu livré de construction. Au-delà de ces caractéristiques communes, Umberto Napolitano et Nicolas Toury partagent également une vision précise de leurs livres. Selon leurs auteurs – qui ne voient aucune filiation avec les livres de leurs aînés mêlant traité d’architecture et récits d’expériences – You can be young… et Fais-le ! ne s’attachent qu’à l’exposition d’un parcours d’architecte. Pourtant, bien que leurs producteurs considèrent la forme innovante et se dédouanent, on le verra, de toute prétention littéraire, nous supposons que l’objectif de l’écriture est inchangé : se mettre en scène dans des récits autobiographiques est un exercice de style que les architectes, débutants comme confirmés, s’imposent dans leur course à la reconnaissance. Une égalité de traitement que suggère l’analyse menée par Valéry Didelon sur la production éditoriale d’architectes consacrés : “publier un essai, produire un discours […] est l’une des meilleures façons d’accumuler un capital culturel que [l’architecte] pourra par la suite mobiliser au service de son activité professionnelle” (Didelon, 2011, p.  59). Car face à l’inter-dépendance entre les enjeux symboliques et économiques de leur profession 3, les architectes doivent se forger l’image de marque 4 qui les fera parvenir à la commande. À ceci près que, pour les débutants, qu’y a-t-il d’autre à promouvoir que soi-même lorsqu’on n’a pas encore construit  ? L’investis sement indispensable à l’entrée dans le jeu profes-sionnel serait-il alors celui d’une mise en scène, celle de la capitalisation du jeune architecte sur sa propre personnalité ?

4 Le capital symbolique d’un architecte est l’image implicite qu’il véhicule, qu’il renvoie à ses interlocuteurs. C’est une notion comparable à celle d’image de marque utilisée en marketing. “L’image d’un produit, d’une marque, d’une firme est l’idée que l’on en a”, Armand Dayan, Le Marketing, Paris, P.U.F., 2010 (1e éd. 1976), p. 51.

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3 Véronique Biau expose bien les rapports qu’entretiennent les deux enjeux de l’activité architecturale qu’elle définit ainsi : “un enjeu économique (obtenir des commandes), un enjeu symbolique (être reconnu comme un architecte de qualité)”, (Biau,1998, p. 11).

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Droit D’entréeFabriqué et diffusé à l’attention d’un potentiel client, le livre d’architecte participe à une démarche globale de communication, au même titre qu’un site internet d’agence ou un portfolio. Dans ce cadre, il ne serait que le symptôme d’une stratégie marketing, à laquelle même la production architecturale n’échappe pas. Ainsi considéré, le livre devient sujet aux règles qui régissent le champ de l’architecture, et notamment celles de l’accès à la commande. Il peut alors constituer le corpus d’une étude visant à révéler les mécanismes internes à cet objet sociologique qu’est

le champ de l’architecture 5. À travers l’analyse du fond, de la forme et de la trajectoire (production, diffusion, réception) des autofictions de LAN et Nicolas Toury, cet article propose de dresser un état de la communication en architecture. Que révèlent ces pratiques éditoriales sur les mondes contemporains de l’architecture ? Comprendre la complexité des

circonstances qui conduisent les architectes d’aujourd’hui à produire ce type d’outil communicant nous renseignera sur les stratégies d’acteurs et les conditions actuelles du système de consécration qui régissent ce champ. Et si l’étude conjointe du contenu de ces imprimés et des démarches de leurs auteurs – qui oblige à aller à leur rencontre -, nous éclairera sur leur approche de la communication, elle révèlera surtout les

conditions du droit d’entrée 6 qui détermine l’accès à l’exercice de la profession. Cela apportera également les premières pistes d’une réflexion plus large, questionnant l’influence implicite de stratégies marketing sur la production architecturale contemporaine.

Une étude à l’aune des sciences sociales de ces ouvrages impose en premier lieu de soulever un étonnant paradoxe. Comme le soulignait Jean Baudrillard en répondant à Jean Nouvel que “dans une culture hégémonique du temps réel, le livre n’existe plus que pendant quelques semaines” (Baudrillard, Nouvel, op. cit.), si les volontés communicantes des architectes n’ont pas changé, ce n’est pas le cas du contexte

5 Le travail mené par Pierre Bourdieu sur la littérature constitue une solide référence pour l’analyse de la production éditoriale des architectes dans le cadre d’une étude sociologique sur le champ de l’architecture.Dans Les Règles de l’art , il expose la subordination des acteurs d’un champ aux forces qui le régissent. À la suite de Bourdieu, il peut donc être envisagé que l’étude des actions des architectes, elles-mêmes subordonnées aux règles du champ de l’architecture, peut servir à dévoiler les mécanismes internes à ce dernier.

6 À propos de cette notion de droit d’entrée, voir G.Mauger (dir.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès aux univers artistiques (Mauger,2007). Cet ouvrage, issu d’une enquête collective menée sur les champs des arts plastiques, de l’architecture et de la littérature, questionne les conditions et les modalités d’accès à ces univers artistiques. Quelles circonstances, procédures et critères président aux chances de succès dans ces champs?

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dans lequel se place leur démarche. Choisir aujourd’hui un média à l’obsolescence annoncée comme dispositif de communication interroge. Pour autant, l’état actuel de l’édition n’arrête pas les architectes dans l’usage de l’imprimé pour servir leur reconnaissance. Au contraire, il les pousse à imaginer – selon eux – un nouveau genre éditorial : le livre d’architecte.

De la même façon, l’évolution du contexte de production de l’architecture influe sur les pratiques éditoriales des architectes. Et si la fonction médiatique de l’architecture est constitutive de son existence 7, elle semble renforcée par le climat que décrit Olivier Chadoin  : “Nous sommes entrés dans une ère de compétition urbaine, nationale et inter nationale, dans laquelle la production architecturale, comme la culture, est une ressource mobilisable pour bâtir du capital symbolique, une identité distinctive, et développer une attractivité” (Chadoin, 2013, p. 29). Bref, aujourd’hui plus que jamais, il s’agit d’associer l’image d’une ville à celle d’une architecture et d’un architecte extraordinaire. Ainsi, l’usage exponentiel des médias architecture et architecte à des fins symboliques par les maîtres d’ouvrage, conjugué à l’explosion des réseaux sociaux et de leur mise en scène du soi, conduisent les architectes à revendiquer toujours plus leur singularité, leur griffe. Ces phénomènes ont transformé l’intérêt d’une mise en avant de leurs réalisations en celle d’une exposition d’eux-mêmes : si les territoires – petits et grands – en quête d’identités urbaines et d’attractivité veulent tous leur Bilbao 8, il faut, pour accéder à la commande du monument, prouver que l’on est capable d’en être l’auteur. Et parce qu’il n’a pas pour objet la mise en scène d’une production architecturale mais celle de la figure du producteur, le livre d’architecte est un outil de promotion parfaitement adapté aux exigences communication-nelles du champ.

7 Jean-Louis Cohen définit l’architecture comme “un média des plus anciens et peut-être des plus archaïques […], cristallisant stratégies politiques, religieuses, corporatives ou économiques” (Cohen , 2001). L’architecture est un média au service de la reconnaissance de son maître d’ouvrage car c’est d’abord l’image implicite de son commanditaire qui se transmet au spectateur, bien avant celle de son architecte. Les résultats du sondage Ipsos “Les français et les architectes” réalisé en 2011 pour Le Moniteur sont sans appel : 76% des Français déclaraient aimer l’architecture française actuelle, pourtant, seulement 10% sont capables de citer spontanément un architecte célèbre vivant.

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8.Jean-Louis Cohen donne une définition efficace de “ce que l’on peut désormais dénommer l’effet Bilbao, c’est-à-dire la rencontre d’un site urbain en plein renouveau, d’une volonté politique, d’une stratégie d’entreprise cu l tu re l l e e t , su r tou t , d ’une a r ch i t ec tu re provocante”(Cohen, op. cit.) L’ouverture en 1998 du célèbre musée conçu par Frank Gehry, a décuplé la fonction du média architecture, et augmenté d’autant le désir d’architecture des maîtres d’ouvrage européens.

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Jeu De MiroirAdressés à leurs jeunes confrères désireux de se mettre “à leur compte”, les livres You can be young… et Fais-le  ! sont chargés de transmettre l’expérience de ceux qui les ont écrits. Avec ces manuels, sortes de documents pédagogiques pour déjouer les pièges de l’indépendance et accéder à la commande, les auteurs se bâtissent une posture d’architecte-professeur, première étape d’une capitalisation symbolique, de la construction de leur image de marque. Comme dans un jeu de miroir qui transformerait leur production éditoriale en la meilleure illustration des conseils qu’ils y prodiguent, ces livres qui leur permettent d’exister dans les bibliothèques – de leurs pairs, plus

que dans celles des maîtres d’ouvrage – servent également à la diffusion d’une doctrine à suivre pour accéder à la commande, ce droit d’entrée dont il faudrait s’acquitter pour construire. “Vous devez vous faire connaître et vous vendre !”, selon Nicolas Toury, (Fais-le  !, p. 46) (cf. reproduction en ouverture d'article) ou plus explicitement encore, les mots de LAN : “une seule stratégie possible à notre échelle : EXISTER”, (You can be young…, p. 42). La boucle est bouclée, il faut exister pour accéder à la commande et le livre d’architecte le permet.

Mais quels sont les autres dispositifs pour se forger l’image qui permettra de construire ? Sans donner plus de pistes, mais en suggérant l’existence de mécanismes de consécration – de règles du jeu – plus ou moins visibles au sein du champ, Nicolas Toury écrit : “l’important est de se donner les moyens de SON ambition pour ne pas être déçu. Être lucide sur le monde

qui nous entoure et en connaître les codes.” (Fais-le !, p. 10). L’ouvrage de LAN est peut-être là aussi le plus explicite, à condition d’être initié aux codes du champ justement. Car en relatant les actions des

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architectes de l’agence pendant cinq ans, You can be young... détaille une série d’outils allant du dispositif de communication le plus élémentaire à celui qui, s’appuyant sur les instances académiques de consécration, permettra de se forger une image de marque en même temps que de se construire un réseau des clients potentiels. Réaliser des cartes de visite et envoyer des cartes de vœux, prospecter des maîtres d’ouvrage, participer à Europan ou candidater aux Albums des jeunes architectes et paysagistes 9, autant d’actions qui ont porté leurs fruits pour LAN. C’est en tout cas ce que suggère le portefolio broché à la fin de You can be young...

L’architecture Du Livre D’architecteAutant qu’il influe sur le contenu de ces publications, le contexte socioculturel en modèle la forme. Au point que l’on s’interroge sur la légitimité de l’usage du média livre par une génération d’architectes digital natives 10 à l’heure où le monde numérique offre des plateformes d’expression de plus grande visibilité. Faire le choix du livre relève souvent pour l’architecte-auteur d’une (noble?) lutte contre l’éphémère, sinon le périssable... En tout cas, exister dans les bibliothèques demeure sans doute un privilège plus lucratif symboliquement qu’exister sur la toile. Adaptation d’un journal intime, l’ouvrage de LAN est organisé en cinq chapitres, un par an de 2003 à 2007. Chaque année est divisée en mois et chaque mois donne lieu à un petit paragraphe de quatre à vingt lignes. Un séquençage serré du propos, pas si éloigné que ça de celui que permet l’abécédaire – genre littéraire facilement abordable pour qui cherche à écrire sans y être coutumier – et dont le pendant numérique pourrait être le post, publié à intervalle régulier sur un blog consacré à l’actualité de l’agence (cf. reproduction ci-contre). Fais-le ! de son côté, avec ses textes courts, teintés d’urgence et titrés d’injonctions en capitales à corps gras

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Extrait de You can be..., p. 42,© LAN

9 Le concours Europan et le label Ajap (Albums des jeunes architectes et paysagistes) ont pour objectif de faciliter la rencontre entre les maîtres d’ouvrage et de jeunes architectes méritants. Europan est un concours d’idées d’architecture et d’urbanisme biennal qui s’adresse aux concepteurs européens de moins de quarante ans. Ils proposent à l’étude divers sites en Europe, soumis par les villes à la consultation. Les collectivités locales se réservent le droit de faire appel aux équipes lauréates pour réaliser des études urbaines, voire des projets d’aménagement sur leurs sites d’études. Instrument public de promotion et de consécration de la jeune architecture relancé en 2001 par le ministère de la Culture, les Ajap visent à élire sur candidature une vingtaine de jeunes architectes (moins de 35 ans, en équipe ou seul) tous les deux ans pour les faire connaître aux maîtres d’ouvrage faisant partie du cercle de parrainage de la manifestation. Divers modes de promotion des architectes labellisés sont mis en oeuvre: exposition, publications, conférences, site internet...

10 Pour avoir vécu l’essor du monde numérique avant et pendant leurs études d’architecture, Benoit Jallon, Umberto Napolitano et Nicolas Toury peuvent être considérés comme des architectes digital natives. Ainsi, ils ont eu l’opportunité d’utiliser l’ordinateur et les logiciels de CAO dès l’école ou très vite à leur sortie – au tournant des années 2000 – pour concevoir et représenter leurs intentions spatiales.

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(“Rengainez votre orgueil”, “Adoptez une souris !”, “Silence, on tourne !”) emprunte

beaucoup aux codes de la publicité. Distillant peu d’informations par page, usant de mots clefs hiérarchisés grâce au traitement typographique, le discours est très intelligible, percutant. “Le poids des mots, le choc des photos”, ironise Nicolas Toury (entretien, 07/07/2014). Assujetti à l’inspiration éditoriale de leurs auteurs – un journal intime pour LAN, une sorte de manuel pour Nicolas Toury –, le contenu des deux livres affirme en tout cas, par une mise en page aérée valorisant la concision des textes, son caractère non scientifique. Un moyen pour les auteurs de rappeler qu’il n’est pas question d’architecture – ce sujet trop sérieux… – mais seulement du métier d’architecte. Et dans ce qui pourrait être une forme de populisme esthétique, les références iconographiques à la culture populaire qui émaillent Fais-le ! dressent un cadre volontairement non érudit au propos tenu.

Puisant dans le cinéma, les bibliothèques AutoCAD® de grouillots 11 et les icônes de la

11 Les grouillots, ou “les personnages candides qui peuplent les mondes de l’architecture 3D”, comme les décrits Olivier Namias dans l’article “La vie rêvée des grouillots”, in D’Architectures n°210, juillet-août 2012, p. 50-51.

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société de consommation, l’ouvrage de Nicolas Toury détourne les codes d’une culture qui le lierait au lectorat ciblé : les architectes de 25 à 35 ans environ n’ayant pas encore construit en leur nom propre, en somme ceux de sa génération biologique et sociologique. Il fait au passage la démonstration d’un principe élémentaire de communication en mobilisant le vocabulaire de l’interlocuteur auquel il souhaite s’adresser. Autre exemple de l’adaptation du contenant et du contenu aux aspirations du public visé : le fanzine Stéphane Maupin, maudit ou enchanteur  ? SM, Magazine de SM & Partners, pastiche du M le magazine du Monde par l’architecte Stéphane Maupin (Metropolis communication, 2013) . Cet objet hybride, mélange de portfolio et de livre d’architecte, adapte les outils d’expression propre au champ de l’architecture aux codes d’une publication grand public dans l’espoir non dissimulé d’attirer l’attention des maîtres d’ouvrage. Citons alors Jean-Louis Cohen, à propos des modalités de diffusion de l’architecture : “Ce n’est qu’en associant l’architecture à la littérature, au cinéma, à la photo, à la musique, bref en la rapprochant de codes plus familiers, que la contribution spécifique d’une discipline familière dans l’usage de ses produits et distante dans son économie interne peut être comprise” (Cohen, 2001, p. 316). Mais également Umberto Napolitano, interrogé sur la place de la com munication dans la pratique de l’architecture : “Le métier d’architecte est fait d’une culture du langage. Il faut choisir le médium en fonction du message que l’on doit transmettre, adapter son discours en fonction de son interlocuteur.” (entretien, 24/01/2014)

optiMistes MaLgré toutConvaincus de développer un nouveau genre de littérature pour architecte, les auteurs de You can be young… et Fais-le ! ne citent pas ou peu de références bibliographiques qui auraient nourri leur

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Extrait de Fais-le !, p. 64-65 © Nicolas Toury

Stéphane Maupin, maudit ou enchanteur? SM, Magazine de SM & Partners, couverture, 2013 © SM&Partners.

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production éditoriale. Nicolas Toury évoque seulement le “journal d’architecture” de l’agence danoise JDS architects, Agenda. Can we Sustain our Ability to Crisis ? (Actar, 2009). Une référence venue d’Europe du nord, assurément citée pour le séquençage quotidien du propos et son iconographie foisonnante puisée dans tous les champs (musique, cinéma, politique, économie…). À ceci près que les références éclectiques sont ici au service d’une contextualisation des projets de l’agence. Dans Agenda, il s’agit moins de révéler la fabrique de l’architecte que celle de l’architecture. C’est dans cette appétence au mélange des champs – des genres  ? – que réside un symptôme des influences à l’œuvre sur cette génération d’architectes-auteurs français que “le sacro-

saint mouvement moderne étouffe un peu moins” (Violeau, Pommier, 2007, p. 50) 12 et dont font partie LAN et Nicolas Toury. Comme leurs aînés hollandais l’ont fait avec S, M, L, XL (OMA, Rem Koolhaas, Bruce Mau, Rotterdam, New York, 010 Publishers, Monacelli Press, 1995) ou Content (AMO/OMA, Rem Koolhaas, &&&, Cologne, Taschen, 2004) et Metacity Datatown (MVRDV, Rotterdam, 010 Publishers, 1999), ouvrages récents mais déjà canonisés, les auteurs s’attachent à resituer l’architecture au croisement des champs qui l’ont fait naître 13. “C’est une manière de la replacer dans le monde réel”, explique Nicolas Toury (entretien, 07/07/2014). Un monde globalisé, empêtré dans une crise économique inter minable mais qui n’empêche pas les jeunes architectes de se lancer avec enthousiasme dans la profession. “Fais-le ! est

12. Si seul Nicolas Toury fait partie de l’échantillon de l’étude menée à l’occasion du vingtième anniversaire d’Europan, Benoit Jallon et Umberto Napolitano font également assurément partie de la génération sociologique décrite dans les conclusions de cette recherche. On y lit par ailleurs que “sans hésiter, si l’on doit dessiner le portrait d’une figure tutélaire, alors c’est Rem Koolhaas […]. Koolhaas, l’architecte, le Kunsthal par exemple, mais aussi Koolhaas l’écrivain et le théoricien, 1 répondant sur 5 [au questionnaire envoyé par les chercheurs aux lauréats d’Europan] reconnaissant avoir été particulièrement marqué par New York Delire, Content ou S, M, L, XL” (Violeau, Pommier, 2007 p. 77).

13. Sur le rôle des illustrations dans les ouvrages de l’agence hollandaise, voir Violeau “MVRDV en piles” (2002). À propos de Content , voir Smeth, “Le graphiste comme co-auteur du livre d’architecture” (2011, p. 242) : “Ce livre auquel sa structure – un classement des projets selon leur taille – fournit son titre, voit sa construction sans cesse ébranlée par le jeu des illustrations qui viennent, en masse, illustrer non pas exclusivement le travail des architectes mais le monde dans lequel leurs réalisations s’inscrivent – congestion urbaine et passions humaines, guerre, art et sexe.”

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conçu pour imprimer une époque, s’en faire le témoin, mais également pour véhiculer de l’optimisme”, poursuit-il. Agenda commence le 15 septembre 2008, jour de faillite chez Lehman Brothers, pourtant ses auteurs déclarent dans la préface que cet ouvrage se veut le reflet de leur dynamisme, autant qu’un outil de démystification du métier d’architecte.

Mise au cœur du propos dans Agenda et Fais-le  !, l’image criarde, souvent humoristique, sert de transmetteur, de révélateur de cet optimisme. Si elle s’offre à la libre interprétation du lecteur, elle n’est pas illustrative mais signifiante – autant que le texte – et la forme des ouvrages s’en trouve libérée. Dans You can be young…, les graphiques thématiques et les interviews d’architectes-amis, indépendantes du récit, jouent ce rôle (cf. reproduction ci-dessus). Ainsi, l’unité des ouvrages ne réside plus dans un déploiement continu d’informations écrites qui imposerait d’avoir lu le chapitre précédent pour comprendre le suivant. La lecture cursive fait place à une consultation sélective et non chronologique. On passe de page en page en en sautant une dizaine au passage, on navigue d’information en information comme on cliquerait de lien en lien. “On les consulte, les étudie, les médite, les

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JDS architects, Agenda. Can we Sustain our Ability to Crisis ?, Barcelone, New York, Actar, 2009 © JDS architects

Extrait de You can be young…, p. 38-39 © LAN

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regarde, mais on ne les lit pas au sens de cette activité solitaire, silencieuse, continue, généralement exercée en position assise”, décrit Christian Topalov à propos des usages contemporains d’un manuel scolaire, d’un atlas ou d’un livre de cuisine (Topalov, 2013, p. 210). Déjà, selon l’analyse de Marilena Kourniati, le livre Team 10 Primer n’avait d’abécédaire “que l’idée métaphorique d’un système de classement qui préserve l’autonomie des parties tout en formant une totalité, qui juxtapose des éléments mis hors situation d’énonciation, ouverts à toutes les interprétations, et s’oppose à la continuité et à la linéarité du récit” (Kourniati, 2013, p. 78). Dans You can be young… et Fais-le !, le séquençage du propos et le traitement iconographique s’associent pour décrire un climat d’action, suggérer les conditions du champ de l’architecture qui s’imposent aux jeunes professionnels.

chefs De fiLeComme l’analyse de la forme et du fond de ces livres d’architectes renseigne sur les conditions de la pratique actuelle de l’architecture, poser la question de leur auteur peut informer sur l’état de la communication au sein du champ. Car de la revendication d’un individu unique comme producteur du contenu et du contenant, ou de l’indétermination de leur artisan, peuvent jaillir quelques indices sur les réseaux qui gravitent aujourd’hui autour de l’architecte et sur l’évolution de ses compétences. Si Nicolas Toury revendique la paternité de Fais-le ! – seul son nom apparaît sur la couverture -, il admet ne pas l’avoir réalisé seul. Mais il faut attendre la dernière page du livre et entendre les éclairages de l’architecte pour saisir le rôle des différents participants à la conception et à la réalisation de l’ouvrage. Derrière la figure de l’auteur se cache en fait une forme de coproduction dont l’architecte serait le chef de file – comme dans l’équipe de maîtrise d’œuvre – et qui engagerait un assistant de rédaction, un graphiste, un iconographe et un correcteur. Dans cette courte liste, l’assistant de rédaction doit retenir notre attention. Chargé de recueillir les témoignages de Nicolas Toury, d’organiser et de rédiger les textes, il est une sorte de plume au service de l’architecte-auteur, de son livre, donc de sa reconnaissance. Il en va de même pour Hugues Jallon, luxueuse plume pour You can be young…, à ceci près que nous ne

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connaissons pas le détail de ses responsabilités dans la rédaction de l’ouvrage. Il est en tout cas qualifié “d’auteur” dans l’ours du livre de LAN, statut sûrement plus en adéquation avec sa position au sein du champ de la littérature 14. Tout se passe comme si les jeunes architectes-auteurs des deux éléments du corpus, encore démunis face aux codes littéraires de l’autofiction promotion-nelle ou face à une action qu’ils jugeraient ne pas relever de leurs compétences – synthétiser des idées, écrire pour les diffuser, s’exprimer clairement, bref communiquer – s’entourent de personnes qualifiées, à même de les aider à répondre aux exigences com municationnelles du champ. Et si ces ouvrages sont écrits à quatre ou six mains, il n’en paraît rien sur les couvertures qui ne mettent en avant que la figure de l’architecte, finalement pas vraiment auteur. Notons que la situation a manifestement changée chez LAN. En effet, dans l’ours du dernier ouvrage de l’agence, Traces (Actar Publishers, 2014), paru six ans après leur premier projet éditorial You can be young…, seuls Benoit Jallon et Umberto Napolitano – sûrement plus sûrs d’eux aujourd’hui qu’en 2008 -, sont qualifiés d’auteurs.

Élargissons le point de vue pour mettre en lumière une première contradiction qui ne concerne pas, de toute évidence, que les jeunes professionnels  : désireux et/ou obligés, enclins et/ou forcés à communiquer, les architectes semblent manquer de ressources personnelles face à une action qui relève pourtant de leurs compétences professionnelles. Ne doivent-ils pas édicter clairement – et vendre – leurs intentions spatiales au commanditaire d’un projet ? Et face à l’accélération des procédés d’exposition de leurs travaux qui caractérisent aujourd’hui notre société de l’instantané 15, ne sont-ils pas de plus en plus sollicités, priés de s’exprimer ? Si la profession d’architecte a toujours requis une culture du langage – graphique, mais également orale -, le contexte sociocuturel actuel, notamment marqué par l’essor du monde numérique, renforce ce caractère. Il

14 Ancien directeur éditorial aux Éditions La Découverte, et après avoir été directeur éditorial des sciences humaines et documents du Seuil, Hugues Jallon est désormais président-directeur général de La Découverte depuis février 2014.

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15 Tous les médias populaires print disposent désormais d’un site internet, consultable sur téléphone et tablette et quotidiennement mis à jour, tandis que les blogs animés par des journalistes-citoyens et les réseaux sociaux démultiplient et accélèrent le partage de l’information. S’ajoute à cela, l’explosion des médias spécialisés pure players français et internationaux (Le Courrier de l’architecte , Muuuz , Archdaily , Designboom , Europaconcorsi, Dezeen, etc.) qui abolissent les frontières géographiques et temporelles de l’accès à l’information du champ de l’architecture. Ces modes de visibilité et d’échanges exacerbés augmentent jusqu’à l’échelle internationale l’audience de la production des architectes et des architectes eux-mêmes. Ils élargissent au passage le réseau des producteurs de valeur symbolique au sein du champ.

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oblige les architectes à développer des compétences ou à en mobiliser à l’intérieur et à l’extérieur du champ de l’architecture – à piocher dans celui de la littérature par exemple. De son côté, Stéphane Maupin a fait participer les salariés de son agence à la réalisation de son magazine en les chargeant de l’adaptation aux exigences de la publication des images de projets produites par ailleurs. Il s’est également associé à une journaliste spécialisée en architecture pour la rédaction des textes, collaboration en adéquation avec la forme finale de la publication.

Il est un autre acteur important de ces coproductions éditoriales, moins visible mais dont la présence se révèle caractéristique de l’époque dans laquelle se place la démarche communicante de nos architectes-auteurs. L’éditeur de l’ouvrage de LAN est une agence de communication, tandis qu’une société du même type est chargée de promouvoir celui de Nicolas Toury. Ces deux situations sont significatives de l’essor des relations presse dans le champ spécifique de l’architecture depuis la

fin du XXe siècle 16, c’est-à-dire des métiers chargés d’établir des liens entre un client et un public ciblé, ici entre les architectes et les acteurs de leur consécration économique (maîtres d’ouvrage) et symbolique (institutions, journalistes…). Les architectes font appel à des attachés de presse dont le sens du contact et le carnet d’adresses constituent les principaux atouts pour façonner la reconnaissance symbolique nécessaire à la constitution de leur

capital économique. Dans un contexte qui les pousse à s’exprimer intelligiblement, vite et constamment, ils s’adressent à des profes-sionnels de la communication pour maîtriser leurs discours, leur image de marque. Si ces derniers interviennent ici en aval de la production des livres d’architectes, une fois le contenu et le contenant établis, ils peuvent également participer à la conception de l’ouvrage, au storytelling. C’est le cas pour le fanzine de Stéphane Maupin, dont on comprend par ailleurs aisément la démarche s’agissant de la création d’un portefolio d’agence – certes peu commun –, donc d’un outil officiel de promotion du travail de l’architecte.

16 À ce propos voir Caille, Namias, Nivet (2009). Les interviews d’attachées de presse – le métier est encore majoritairement féminin – qui y sont relatées éclairent sur la position de ces professionnelles de la communication au sein du champ de l’architecture. Rares sont les enquêtes menées sur ces nouveaux acteurs qui deviennent pourtant incontournables et sont souvent à l’origine du langage graphique et oral des architectes qui font appels à eux. On découvre notamment dans ce dossier un fait intéressant dans les échanges qui manoeuvrent au sein du champ : les attachées de presse censées influencer les producteurs de valeur symbolique sont elles-même issues des instances de consécration du champ ou ont collaboré à leurs activités.

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pLan Des réseauxAutre personnage insoupçonné de ces coproductions, le confrère architecte tient une place particulière dans les ouvrages du corpus. Comme ils l’ont fait en mobilisant des professionnels de l’édition et de la communication pour réaliser leur livre, nos architectes-auteurs ont impliqué leurs pairs à divers degrés dans leur projet éditorial. À travers des citations d’architectes consacrés et de grands frères inspirants dans Fais-le ! ou par des interviews de confrères appartenant à la même génération dans You can be young… 17, Nicolas Toury et LAN révèlent au lecteur leur réseau sensible, suggèrent des filiations, esquissent les contours de la famille professionnelle qu’ils revendiquent et exposent ainsi la culture qui construit leur image. Si l’agence LAN – pour Local Architecture Network – inscrit comme caractère constitutif à sa pratique de l’architecture la notion de réseau pluridisciplinaire, ce déploiement de special guests issus du champ suggère autre chose. En s’adossant à des architectes choisis pour leurs expériences variées de l’accès à la commande afin de nourrir le propos et en les citant en couverture comme on expose un invité dont on sait qu’il fera vendre, l’agence se fait le porte-parole d’une génération qu’elle définit elle-même. Elle s’appuie au passage sur le capital symbolique de chacun de ses invités pour construire le sien. Il en va de même pour Stéphane Maupin, à ceci près qu’il ne se pose pas en représentant de ses architectes-amis, mais les invitent à participer à l’élaboration du contenu de sa publication. Rudy Ricciotti et Francis Soler, deux Grand prix national de l’architecture, sont ici chargés d’écrire sur Stéphane Maupin et son architecture (cf. reproduction page suivante). Dispositif de promotion ultime à destination des derniers lecteurs récalcitrants, ces contributions de luxe sont perçues comme une forme d’adoubement de l’architecte par ses confrères consacrés.

Vendus en librairie et sur internet, You can be young… et Fais-le ! édités respectivement à 3000 et 1300 exemplaires, ont atteint avec succès les publics visés, selon leurs auteurs. Ces derniers racontent d’ailleurs avoir

17 Les sept special guests de l’ouvrage de LAN, choisis pour leurs expériences variées de l’accès à la commande, sont des agences françaises: Franklin Azzi architecture, Jérôme De Alzua architecture, K-architectures, Stéphane Maupin, Projectiles, SOA architectes, Trévelo & Viger-Kohler architectes urbanistes. Exceptés Stéphane Maupin et l’agence SOA, ils sont tous, comme LAN, lauréats d’une des sessions des Ajap depuis 2002. Et si ce n’était pas encore le cas à la parution de l’ouvrage en 2008, SOA partage désormais avec LAN une distinction au prix Europe 40 under 40.

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reçus quelques messages d’étudiants et de jeunes professionnels, convaincus par le

contenu qui leur est adressé. Mais plutôt que sur la réception des ouvrages par les lecteurs a priori recherchés, c’est sur la politique de promotion de cette production éditoriale qu’il faut s’attarder pour mettre à jour les desseins communicants des architectes-auteurs. Car à qui sont réellement adressés ces ouvrages ? Comme tout éditeur au moment d’un lancement, l’agence LAN et Nicolas Toury ont mis en place divers dispositifs pour soutenir la diffusion des ouvrages : séances de signatures dans des librairies, envoi d’exemplaires à leur réseau d’architectes-amis, aux écoles d’architecture – pour atteindre les futurs confrères donc – et aux instances de diffusion de la culture archi-tecturale, donc instances de consécration du champ (notamment le Frac Centre et les revues spécialisées). Et, même si Umberto Napolitano assure être conscient que ce type de livre trouve peu d’écho chez les maîtres d’ouvrage, l’agence a quand même adressé des exemplaires de son ouvrage bilingue (français-anglais ou anglais-italien) à quelques clients potentiels. On ne sait jamais.

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De son côté, Nicolas Toury a favorisé la communication auprès de ses pairs distigués, “ceux qui ont une place publique dans la profession” précise-t-il (entretien, 07/07/2014). Il s’agit autant de capitaliser sur l’image de marque de ses confrères, en espérant qu’ils se passent le mot, que de se faire (re) connaître auprès de potentiels prescripteurs dans les processus d’attribution des marchés de maîtrise d’œuvre. Décidément, il ne faut pas négliger le rôle consacrant qu’entretient l’architecte au sein de son propre champ : la reconnaissance par ses pairs est peut-être la première marche du processus de capitalisation symbolique du jeune professionnel. Finalement, le Prix de Rome a laissé des traces. Lucide face à l’intérêt relatif que peuvent porter les maîtres d’ouvrage à sa publication, pourtant éloignée des produits standards de mise en scène de l’architecte pour s’adresser au plus grand nombre, Stéphane Maupin avoue un certain plaisir à laisser croire ses confrères à la véracité de son exemplaire du Monde. Une attitude qui révèle au passage un goût certain pour la controverse auquel sa production architecturale ne semble pas échapper. “Il fallait oser offrir une façade siglée à un foyer pour jeunes travailleurs. […] En clair, le motif ponctuant aujourd’hui la façade évoque le monogramme d’un fameux maroquinier”, écrit Emmanuelle Borne dans le magazine à propos d’un projet de l’agence SM & Partners pour Icade Promotion (Stéphane Maupin, maudit ou enchanteur ?, p. 12).

rôLe De coMpositionAu fil de l’étude de ces livres émergent des informations – et des contradictions – qui éclairent sur les caractéristiques contemporaines du champ de l’architecture, sur ses règles actuelles et notamment celles qui régissent l’entrée dans le jeu des jeunes professionnels. Mais ce travail d’analyse met surtout en lumière les liens de réprocité qu’entretient l’architecte avec ces mécanismes internes, en tant que sujet aux règles autant que gage de leur existence. Acteur majeur de l’élaboration des dispositifs de consécration, condition sine qua non de leur pérennité et de leur évolution, l’architecte agit sur ces mécanismes autant que ceux-ci conditionnent ses actions. D’ailleurs, si Jean-Philippe Garric propose “d’envisager le livre [d’architecture] comme vecteur et comme catalyseur et à considérer ses usages et sa fonction

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Extrait de Stéphane Maupin, maudit ou enchanteur ?, p. 7 © SM & Partners

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sociale” (Garric, 2011, p. 15), cette étude montre que le livre d’architecte sert à l’entrée du jeune professionnel dans le jeu, en manifestant son adaptation aux règles en cours. En produisant ce type d’ouvrage, leurs auteurs remplissent ainsi, chacun à leur manière, les conditions d’acquittement d’un droit d’entrée dans le champ de l’architecture tel qu’ils le perçoivent. Car au fond, que s’échange-t-il à travers ces ouvrages si ce n’est une image de marque, une identité professionnelle qui fera parvenir à la commande ?

Fais-le ! dresse le portrait sincère d’un jeune architecte ambitieux et décomplexé face aux exigences communicationnelles du champ. L’auteur revendique ici la nécessité de se créer un personnage, une marque à laquelle les maîtres d’ouvrage voudront s’associer. Au chapitre “Soyez visibles de loin” (Fais-le  !, p.  110), on peut lire que “renforcer son image, c’est gagner en crédibilité et en confiance. Faire parler de soi, être présent dans la tête d’un décideur lorsque vous postulez à un concours, c’est essentiel”. Avec ce livre, Nicolas Toury a choisi de capitaliser sur son statut social, s’attelant à une communication basée sur sa personnalité, dans l’espoir qu’elle sera assez forte pour suggérer l’intérêt de sa signature architecturale. Avec You can be young…, LAN pose les jalons de son approche pro-active de la communication qui s’appuie sur un service dédié au sein de l’agence et se développe sur plusieurs médias (site internet, films et de nombreux livres). Très tôt, LAN a compris les enjeux communicationnels du champ et l’importance de la construction d’une image de marque pour accéder à la commande. Aujourd’hui, le pôle communication de l’agence enrichit sa mission de promotion des projets réalisés et mute en pôle communication et recherche, au service des concours. De fonction support, il devient atout prospectif. “La clef du métier est d’apprendre à communiquer pour transmettre ses idées afin que le projet se construise avec tous les interlocuteurs”, explique Umberto Napolitano (entretien, 24/01/2014). Il s’agit donc désormais d’intégrer les problématiques de communication aux enjeux des projets d’architecture. Et LAN n’est pas la seule à se lancer dans cette direction, car les services à double compétences – communication et recherche – prolifèrent dans les agences, ouvrant d’autres prespectives au projet

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d’architecture. Une démarche qui, pour l’observateur, pose d’emblée la question des modalités (et des limites  ?) de l’assujettissement du contenu du message – l’architecture – à son canal de transmission. “Le message, c’est le médium” (Mac Luhan, 1977, p. 25).

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