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Le corps à l’heure du posthumanisme
Master 2 Conseil Editorial - Paris IV Sorbonne
[Directeur : M. le Professeur Jean-Michel Besnier
Responsable : Mme Monique Ollier]
Mémoire réalisé par François Folliet, sous la direction de Dominique Leglu, Directrice de la
rédaction à Sciences & Avenir - 2011
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Introduction
La vie n’aurait rien d’un don. A mesure que les scientifiques en découvrent les
rouages, ses faiblesses nous deviennent insupportables. Et à en croire certains, le
vieillissement et la maladie ne seront bientôt plus notre lot commun. Des différents horizons
de la connaissance, les promesses les plus folles nous sont parvenues, alimentant notre désir
de métamorphose. Un désir de faire peau neuve, en quelque sorte, qui s’oriente selon ces
quatre points cardinaux que sont les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique
et les sciences cognitives. Leur convergence marquerait l’imminence d’une révolution pour
nous autres hommes. Mais qu’est- ce que ces domaines ont en commun ? Une autre idée du
corps ! Un corps augmenté et qui requière à cet effet deux choses : la connaissance des
ressorts intimes de notre intelligence ainsi qu’une ingénierie biologique à même d’apporter
des réponses à la sénescence de l’organisme. Entreprise qui s’adjoint l’informatique pour sa
puissance de calcul et les nouveaux accès à l’information qu’elle propose, mais aussi la
maîtrise du vivant au niveau moléculaire. Etonnante promesse qui se fait fort d’intervenir au
cœur de la matière - de notre matière ! - par la recherche systématique des combinaisons
entre bits, atomes, gènes et neurones. Des couplages cerveau-ordinateur décuplant nos
capacités de connaissance, un corps hybridé par des prothèses améliorant ses performances
et stabilisant ses fonctions, voir un corps-machine… le human enhancement se veut un
projet déterminant. Par là les hommes façonneraient leur histoire sociale et naturelle.
« Why not ? » s’exclama Timothy Leary, tête de file de la première génération des
psychédéliques, sur son lit de mort. « Pourquoi pas ? » lui fait écho le généticien Miroslav
Radman : pourquoi ne pas nous jeter tête la première dans cette aventure on ne peut plus
4
stimulante où, semble-t-il, nous aurions tout à gagner. La convergence des NBIC1 prend la
forme d’un pari à la Pascal où la certitude d’un gain infini n’aurait aucune peine à balayer
l’incertitude où nous nous trouvons quant à la pertinence de cette voie peuplée par trop de
fantasmes. Un regard incisif pourrait fustiger la vanité d’un tel projet ; projet de quelques-
uns nourrissant de grandes prétentions sur leurs pouvoirs et qui affirment leurs existences
individuelles comme la plus haute valeur, au mépris des autres ou du fait même de donner
naissance. Mais un simple argumentaire moral n’y suffit pas… Décidément les sirènes du
human enhancement sont puissantes ! Bien plus qu’une idéologie trahissant les angoisses
trop palpables de certaines personnes de renom qui leur donneraient par là une visibilité
abusive, transhumanisme et posthumanisme forment un programme diffus et désormais
bien ancré dans les centres de recherches et les groupes industriels. Précisons : là où le
posthumanisme se propose l’avènement d’une nouvelle humanité, un aboutissement radical
donc, le transhumanisme, plus modéré et conséquent, vise l’amélioration de l’homme. Mais
cette prudence revendiquée ne s’interdit pas l’idéal : il y a fort à parier que le
transhumanisme débouche à terme sur un posthumanisme. Nous emploierons donc ces
deux termes sans précaution abusive.
A trop réconforter le corps, nous le poussons vers l’abime. Soulager la douleur, se maintenir
en bonne santé, conserver quelques années de plus le bon état de notre chair… nous
grapillons au biologique un peu de bonne volonté dans l’espoir de vivre quelques matins de
plus. Mais derrière ces soins intensifs se profile une intention plus décisive : l’éclatement du
somatique. L’heure du posthumanisme sonne le glas du corps biologique tel que nous le
connaissons ; il s’agit là d’en sublimer les insuffisances. Le transhumanisme attend des
technologies qu’elles nous déchargent d’un corps devenu carcan, nous engageant par la
même occasion dans des ontologies improbables. Que sommes-nous en effet : un corps
malléable et substituable parties par parties ? Une conscience empressée de s’émanciper sur
des supports plus pérennes ? Il nous manque une définition afin d’établir un périmètre de
sécurité pour laisser intacte notre idée de l’homme. Et il flotte comme un parfum
d’incompréhension et d’utopie alors que les technologies viennent croiser dans les eaux de
ce débat millénaire portant sur la nature humaine, avec de sérieux arguments. En effet,
1 Nanotechnologies, Biologie, Informatique et Cognition
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l’acte technique délibéré est désormais capable de modifier jusqu’à la mémoire génétique
de l’espèce.
Nous disposons donc bientôt du corps. A en croire les transhumanistes, ce n’est plus qu’une
affaire d’années. Mais quel corps se profile derrière cette fabrique improvisée de l’humain ?
Aurions-nous pris la chair en « odeur de viande » ? Le human enhancement accuserait le
somatique d’une description physicaliste : simple inscription dans le monde parcourue
d’influx nerveux, point d’ancrage devenu trop incertain pour y mener une existence
confortable ; pourquoi pas y remédier ? L’ère du « i », célébrée par le marketing d’Apple,
marque l’émergence accélérée de technologies qui gravitent toujours plus proche du corps,
jusqu’à l’étreindre. Quel en sera le résultat? Il n’y a bien sûr aucune réponse toute faite.
Mais en sondant le discours et l’imaginaire des transhumanistes, quelques pistes pourraient
bien apparaître ! En dégageant aussi la prégnance et l’influence de ces idées dans les
programmes de recherche et chez les industriels. Qui sont ces gens et comment s’incarnent
ces idées ?
Cependant notre travail ne se fera uniquement l’écho, au possible fidèle, de la
« scène mondiale » du transhumanisme. Il tirera aussi sa dimension critique d’une
interrogation du corps. Car ce corps qui tient tant de monde en haleine n’a peut-être pas la
limpidité qu’on lui attribue. Un détour par l’anthropologie suffit à nous en assurer : le corps
vivant est pétri de significations qui structurent la manière dont nous l’investissons.
Cherchons donc à savoir de quel corps nous parlent les transhumanistes pour ne pas risquer
de nous trouver piégés dans une description par certains aspects réductrice. Pour cela nous
explorerons la construction « cybernétique » du corps et le phénomène de la fatigue, en
mettant en regard celui-ci avec celle-là. En effet nul corps vivant n’est infatigable. La sueur et
les traits tirés du coureur, l’exténuation morale du grand mélancolique, la routine du
travailleur urbain… nous trouvons là autant de manifestations de la fatigue que de façons de
la caractériser. Notre compréhension et notre traitement de la fatigue traduisent le
caractère historique et circonstancié du corps. Alors bien sûr, la biologie de la fatigue
musculaire reste la même, pour le marathonien de l’Antiquité grecque comme pour le
champion du monde en titre actuel, le Kenyan Abel Kirui - qui réalise sa course en 2h 07’38 “.
Mais aujourd’hui, l’enregistrement des performances et la mesure cardiaque considèrent le
corps dans une parfaite objectivation, lors même que les Grecs ne connaissaient pas les
6
secondes… Nous sommes entrés dans une nouvelle ère du corps. Et la fatigue serait en passe
de nous quitter alors que des technologies à glacer le sang s’emparent de nos chairs. Avec
quel corps vivra-t-on au XXIe siècle ? Le contraste est brutal pour nous qui sortons tout juste
le nez des traités d’anthropologie antique et moderne : notre humanité ne s’était-elle pas
jusqu’ici située dans une certaine acception de la limite ? Souffrir pour vivre, souffrir pour
comprendre… voilà qui semblait bien nous définir jusqu’ici.
Comment comprendre alors ceux qui affirment haut et fort « Nous sommes fatigués de la
mort » ? Jusqu’à quel point la technique transforme-t-elle notre rapport au corps ? Toucher
au corps rompra-t-il le fil incertain de notre humanité ? Ces questions se posent avec une
certaine urgence. Pour y apporter des éléments de réponse nous avons rencontré les
transhumanistes de l’association TechnoProg ainsi qu’André Lebeau, connu pour ses
réflexions critiques sur le système technique.
Notre étude comportera trois moments. Tout d’abord nous partirons fin 2001, début 2002,
de la conférence « Converging Technologies for Improving Human Performance » qui
marque ce moment où l’idéal transhumaniste devient un programme. Il s’agira tout d’abord
juger de sa solidité. Ce qui requière d’une part d’enquêter sur le positionnement
stratégiques (dans la recherche et les secteurs industriels qu’au niveau politique) de ceux qui
travaillent à ce programme – et à ce jeu-là les transhumanistes sont plutôt bons ! - . Et
d’autre part cela nécessite de voir en quoi les technologies convergentes concernent
l’amélioration possible de l’homme et de son corps.
Puis nous nous intéresserons aux constructions du corps proposées par l’idéal du human
enhancement. A cette occasion nous donnerons la parole à Marc Roux, président de
l’Association Française de Transhumanisme, qui a eu la gentillesse de nous répondre. Il
s’agira là d’interroger le modèle cybernétique du corps dans les différentes voies possibles
d’une amélioration. Mais il sera aussi question de voir comment le transhumanisme
construit sa prospective jusque dans ses utopies.
7
La troisième et dernière partie posera un regard critique sur la proposition transhumaniste
d’un corps amélioré : quels rouages animent la technoscience ? Il s’agira, avec le concours du
physicien André Lebeau, de dégager les futurs possibles de notre corps en déjouant les
rêveries et les inconséquences de cette prospective. Ceci pour tenter de mieux circonscrire
le domaine de pertinence de ces idées.
*
* *
8
Sommaire
Introduction .............................................................................................................................................3
I] Actualités du Transhumanisme ...........................................................................................................9
A) Les réalisations du posthumanisme, On the treshold of a new world ......................................... 10
1/Le nouveau rêve américain ........................................................................................................ 10
2/Un impact mondial .................................................................................................................... 13
B) 10 ans d’avancées technologiques, faisons les comptes .............................................................. 15
1/Nanotechnologies – un savoir-faire fédérateur ........................................................................ 16
2/Biotechnologies ......................................................................................................................... 21
3/Information ................................................................................................................................ 24
4/Cognition ................................................................................................................................... 26
II] Le corps revu et corrigé ........................................................................................................... 30
A) L’émancipation transhumaniste .................................................................................................. 31
1/Le corps entre mise au jour et mise à jour ............................................................................... 31
2/Entretien avec Marc Roux : Le corps dans l’œil du transhumanisme ...................................... 32
B) Vers un corps contre-nature ? ..................................................................................................... 35
1/L’évasion de l’homme hors de la nature .................................................................................. 35
2/Fabriques de l’humain : le corps cybernétique ........................................................................ 37
3/Le corps dans tous ses états ..................................................................................................... 43
C) Prospectives et utopies posthumaines ....................................................................................... 45
1/Les prospectives du corps ....................................................................................................... 45
2/L’immortalité pour récompense ............................................................................................. 48
III] La part du rêve : le transhumanisme, entre fatigue et responsabilité ....................................... 51
A) Les rouages du transhumanisme ............................................................................................... 52
1/L’avenir de la fatigue .............................................................................................................. 52
2/Projet technoscientifique : poser le pied en terra incognita ................................................. 55
B) Distinguer les futurs possibles .................................................................................................. 57
1/Les rêveries transhumanistes – Rencontre avec André Lebeau, Physicien .......................... 57
2/ ............................................................................................................................................... 61
Conclusion .................................................................................................................................. 65
9
Première partie
Actualités du transhumanisme
« Start small but dream big ! » Nous aurions tort de coller aux transhumanistes la casquette
d’utopistes. Et même s’ils la portent, ces derniers ont bien les pieds sur terre. L’annonce en
2001-2002 du projet d’une amélioration humaine n’était pas un coup d’éclat mais bien un
coup d’envoi. Dix années plus tard, quelles conclusions tirer ? Que devient le corps à l’heure
dans la convergence des technologies ? Interrogeons les faits et les réalisations survenues
depuis, voir ce qu’il en est des idées transhumanistes.
10
A] Les réalisations du posthumanisme, « On the threshold of a new
man »
1/ Le nouveau rêve américain
Nous y sommes : aux Etats-Unis, en juin 2002, sortait le rapport intitulé
« Converging Technologies for Improving Human Performance » ;
version publique d’un compte rendu de la conférence organisée fin 2001
par la National Science Foundation (NSF) et le Department of commerce
(DOC). Membres éminents du gouvernement, universitaires et
représentants des secteurs privés rendaient là leurs visions portant sur
l’avenir de l’homme.
Ainsi nous pouvons lire dans une première mention: « It is essential to identify new
technologies that have great potential to improve human performance, especially those that
are unlikely to be developed as the natural consequence of the day-to-day activities of single
governmental, industrial, or educational institutions. »2. Cette assertion exprime le besoin
d’une clarification et d’une réflexion sur l’émergence de ces nouvelles technologies touchant
aux capacités humaines. Le transhumanisme n’aurait donc rien d’une chimère. Il désigne un
ensemble de résultats effectifs qui, quoiqu’éparpillés, impactent notre performance dans ces
divers domaines - nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives.
Mais de quelle performance s’agit-il ? Selon Mihail Roco, coordinateur de la National
Nanotechnology Initiative (NNI), il s’agit d’améliorer nos capacités « d’apprentissage comme
de défense »3. Un corps plus endurant supportant une meilleure intelligence : voilà donc ce
qui est visé à travers ces multiples avancées en passe de produire ce qu’on peut bien appeler
une révolution. Et à en croire cet ancien professeur en ingénierie mécanique, les
technologies en convergence vont offrir un bien-être matériel et spirituel ainsi qu’une
communication universelle, et permettre l’accès à des ressources d’énergie inépuisables. Un
nouvel homme qui façonnerait un environnement moins problématique !
2 http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/Report/NBIC_A_MotivationOutlook.pdf, p25
3 Explications données lors du premier EuroNanoForum à Trieste (Italie) en 2003
11
Les grands titres du progrès des sciences ne reviennent donc plus à la seule compréhension
du monde travaillée par de grandes interrogations métaphysiques. La vénérable National
Science Foundation créée en 1950 pour promouvoir le progrès des sciences vise aujourd’hui,
et sans aucune ambiguïté, l’amélioration de l’homme. Cet organisme de financement
publique qui subventionne la recherche (avec 61 milliards $ prévus pour 2011, hors Défense
Nationale) est donc l’un des principaux catalyseurs de l’innovation. Et la ligne directrice de
l’innovation donnée depuis maintenant 10 ans a fait de cette amélioration une priorité.
Ainsi, William Sims BrainBridge, spécialiste en idéologie, co-auteur du rapport NBIC et
directeur de l’information et des systèmes intelligents à la NSF4, estime le succès de cette
entreprise nécessaire pour l’avenir de l’humanité, compte tenu de la raréfaction des
ressources et de l’augmentation de la population mondiale.
Les idées de ceux qui s’étaient réunis en mouvement –Transhumanism- au début des années
1980 à l’université de Californie à Los-Angeles ont, dès 2001, valeur d’un programme de
recherche financé et soutenu par la Maison Blanche, -Bill Clinton à l’époque- avec la part
belle pour les sciences humaines chargées de préparer l’opinion publique aux enjeux à venir.
La World Transhumanist Association (WTA) fondée par Nick Bostrom5 et Pearce6 voit se
concrétiser ce qu’elle appelait de ses vœux, dès 1998, au cinquième point de sa déclaration :
« Pour planifier l’avenir, il est impératif de tenir compte de l’éventualité de ces progrès
spectaculaires en matière de technologie. Il serait catastrophique que ces avantages
potentiels ne se matérialisent pas… ». Les hautes autorités des Etats-Unis ont bien senti le
vent et ont eu tôt fait d’accorder à ces progrès technologiques tout le soutien nécessaire.
Ainsi les transhumanistes ont pénétré les think tanks censés piloter l’avenir : une puissante
économie de la promesse s’est mise en place. Et l’expression n’a rien de métaphorique !
Ainsi Newt Gringrich, candidat à l’investiture du Parti Républicain pour la présidentielle de
2012 et ancien président de la Chambre des Représentants l’affirme haut et fort : « Il est
vital de reconnaître que la supériorité technologique est la base fondamentale de la
4 Il s’agit du Human-Centered Computing à la NSF, pôle chargé d’étudier et d’améliorer les interfaces
intelligentes, les interactions humaines et l’impact des nouvelles technologies. 5 Philosophe suédois, professeur à la Oxford Martin School
6 Philosophe britannique, directeur de la BLTC Search, qui se donne pour but d’abolir le substrat biologique de
la souffrance
12
prospérité économique des Etats-Unis ». Ce chantre des nanotechnologies, aussi surnommé
« Newt Skywalker », affirmait déjà, en mai 2002 dans une interview accordée au magazine
Wired, que ce soutien aux nouvelles technologies serait « the investment with the largest
payoff over the next 50 years ». Et de fait, entre 2001 et 2010 les investissements dans les
nanotechnologies, académies et industriels réunis, ont été multipliés par 8 aux USA et au
Japon et par 6 en Europe. La NSF prévoit même qu’elles génèrent un marché de plus de 1000
milliards de dollars d’ici 2015 ; soit le développement le plus rapide de toute l’histoire pour
un secteur émergent.
Et les industriels en biotechnologies ne sont pas en reste : ces cinq dernières années le
marché mondial a connu une augmentation de plus de 300%, passant de 50 à 160 milliards
$. D’ailleurs c’est toute la santé qui s’oriente vers ce marché juteux : ces cinq dernières
années, les big pharma, à l’instar de Pfizer, Johnson&Johnson et Novartis ont ainsi investi
plus de 76 milliards $ dans les biotechnologies, rachetant de nombreuses sociétés. Et pour
donner une idée de la suprématie américaine sur cet autre secteur technologique, un
constat suffit : plus des ¾ des capitaux levés par les entreprises du secteur biotechnologique
en 2010 étaient estampillés « USA ».
Après l’explosion de la bulle internet ; les Etats-Unis ont donc fait main basse sur ce nouvel
Eldorado, s’appropriant avec une rapidité inespérée les principes du transhumanisme.
L’incarnation aussi subite des idéaux du human enhancement a d’ailleurs conduit en 2006 à
la fermeture de l’Extropy Institute. Créé en 1990 par le philosophe Max More7 avec pour
ambition de promouvoir les idées transhumanistes, l’Extropy Institute avait en effet vu ses
intentions largement réalisées. Car le déploiement de ces nouveaux secteurs a puisé et puise
encore dans le transhumanisme un discours bien étayé et une vision d’avenir stimulante. Les
portes se sont alors ouvertes pour accueillir ces nouvelles idées : la Singularity University,
fondée en 2008 par l’informaticien Ray Kurzweil et Peter Diamandis, figure de l’industrie du
vol spatial privé, siège au cœur de l’Ames Research Center, comprenons : l’un des sites phare
de recherche pour la NASA ! En soutenant l’innovation par un tri sur le volet de ses étudiants
et les appels répétés à de riches investisseurs intéressés par le réseau attenant des
entreprises dynamiques, cette université transhumaniste crée un pool de diplômés et de 7 Philosophe anglais né à Bristol, depuis peu président de l’Alcor Life Extension Foundation
13
penseurs audacieux qui conduiront le progrès de demain. Par ailleurs l’idée de Singularité,
qui définit le point de rupture dans l’évolution de l’homme, par le fait des technologies, a
suscité l’adhésion enthousiaste des deux fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin,
qui s’y investissent en espèces sonnantes et trébuchantes8.
…
Des politiques puissants et influents, des industries dynamiques et à la pointe du progrès,
l’appui de Google et des nouveaux media, une présence appuyée aux points clé de la
rencontre du secteur privé et des pôles universitaires de la recherche… ces éléments
imbriqués définissent le cercle vertueux du transhumanisme ; un cercle qui donne à ces
utopies trentenaires, encore balbutiantes il y a peu, une véritable concrétisation. La victoire
semble donc acquise : partis les premiers, les Américains ont entrainé le monde derrière
eux…
2/ Un impact mondial
L’effet d’annonce a été presque immédiat : fin 2003 la Commission Européenne constituait
un groupe d’experts mandatés dans le cadre de l’agenda de Lisbonne pour réfléchir à
l’impact des nouvelles technologies. « Foresighting the new technology wave », 25 experts
ressortant notamment des sciences humaines et sociales, établirent leurs recommandations
pour la politique de l’Union Européenne dans le domaine des technologies convergentes.
L’initiative formula ainsi le concept de CTEKS, Converging Technologies for the European
Knowledge Society. L’économie de la connaissance la plus dynamique au monde que
la stratégie de Lisbonne appelait de ses vœux en 2000 réajustait ainsi sa visée pour donner le
change à la politique américaine. Car il s’agit là bien de mener une
Recherche&Développement la plus adéquate possible afin de conserver ses atouts
économiques dans un environnement hautement concurrentiel. La valeur instrumentale du
savoir est là aussi explicite. Mais plus nuancé, ce rapport européen dénonçait la visée
8 Larry Page a ainsi fait don de 250 000 dollars à la Singularity University, tout comme nombre de membres du
cercle fondateur faisaient partie des premiers employés de Google, chacun ayant versé 100 000 $.
14
marchande de l’amélioration humaine, préférant questionner les opportunités créées par les
technologies convergentes et mettre en avant les défis qu’elles posent, notamment du point
de vue éthique.
Sans entrer dans le détail, nous pouvons faire une comparaison intéressante entre les
rapports américain et européen. Car d’entrée de jeu le rapport européen marque sa
différence en affichant une certaine pudeur dans le traitement du corps : « Certains
partisans des TC (technologies convergentes) plaident pour une ingénierie de l'esprit et du
corps. Les implants électroniques et les modifications physiques sont censés renforcer nos
capacités humaines actuelles. Le groupe d’experts propose que la recherche sur les TC se
consacre plutôt à l'ingénierie pour l'esprit et pour le corps. »9. Cette approche du corps
biologique n’avance donc pas le bistouri à la main. Elle se veut pour le corps, employant les
technologies en vue de le servir. Plus distante des utopies transhumanistes, elle ne prend
pas moins acte des améliorations possibles qui peuvent être apportées.
Nous soulignons ainsi deux des points mentionnés en conclusion du rapport : 1) « Comme les
technologies convergentes portent sur la perfectibilité des humains et des sociétés,
l’anthropologie évolutionniste doit étudier et mettre en exergue la signification de certaines
imperfections apparentes, de la diversité et des limites humaines. », 2) « La construction
d’une nature artificielle requiert un éclairage philosophique et social ainsi qu’un examen
critique dans la mesure où elle concerne les fondements des valeurs éthiques et sociales dans
les concepts de liberté et de nature humaine. »10. L’Europe a donc pris elle aussi le départ de
cette course folle aux nouvelles technologies. Et de fait le 7ème programme-cadre pour la
recherche et le développement (PCRDT) adopté pour la période 2007-2013 a mis les
nanotechnologies et les technologies de l’information et de la communication au centre de
ses préoccupations… tout en prenant soin d’exclure de ses soutiens financiers le clonage
humain reproductif, la recherche visant à modifier le patrimoine génétique ou à créer des
embryons humains à des fins de recherche ou d’approvisionnement en cellules-souches. Les
limites européennes sont donc clairement établies mais le budget dédié à la recherche à été
multiplié par plus de 3 comparativement au programme-cadre précédent (2002-2006), dépassant
ainsi les 50 milliards € (éq. 70 Mds $).
9 Rapport Technologies convergentes – Façonner l’avenir des sociétés européennes, rendu en 2004 par le
groupe Foresight the New Technology Wave, p7 10
Ibid p48
15
Quant aux Japonais, déjà précurseurs en matière de microsystèmes, ils sont, avec les Etats-
Unis, leaders dans les nouvelles technologies. Le terme de « nano-technology » a d’ailleurs
été pour la première fois utilisé par le Professeur Norio Taniguchi en 1974, lors d’une
rencontre de la Japan Society of Precision Engineering à Tokyo. Plus récemment, le Japon
déposait ainsi plus de 11% des brevets mondiaux en biotechnologies et 25% des brevets liés
aux nanotechnologies11. Une position de force que les autorités nippones jugent nécessaire
au rayonnement économique et culturel de ce pays par ailleurs dépourvu de ressources.
Pour soutenir son industrie du pointe, le Meti (Ministère Japonais de l’Economie, du
Commerce et de l’Industrie) a dégagé plus de 320 Mds $ à l’occasion du troisième Science &
Technology Basic Plan12 mis en place entre 2006 et 2010. Une aide publique qui a aussi
grandement contribué au développement de la robotique industrielle et de service. A Osaka,
ville pionnière, le Robocity Core, un immense centre de recherche s’étendant sur 24
hectares qui fera office de showroom, va ainsi s’ouvrir en 2012. Bien que pragmatique, car
tournée vers des applications de marché13, la technophilie japonaise n’en adhère pas moins
sans complexe aux idées transhumanistes, comme nous allons le voir.
B] 10 ans d’avancées technologiques ; faisons les comptes…
Voilà donc dix ans depuis que la conférence à l’origine du rapport NBIC aura eu lieu. Nous
venons de faire état du succès des implantations transhumanistes aux différents points
stratégiques de la marche du progrès technologique. Qu’ont donc apporté ces dix années ?
Le human enhancement est-il ressorti comme central ou, au contraire comme un
épiphénomène de ce progrès ? Cette dernière solution ferait du posthumanisme un rêve de
plus, une utopie sympathique dans l’air du temps, faisant bon ménage avec la conduite des
activités scientifiques et industrielles… Dix années : ce temps devrait suffire à voir si le projet
d’une amélioration de l’homme était un épisode à mettre au compte d’une euphorie
collective aveugle qui va en s’essoufflant, ou si le transhumanisme définit un programme aux
reins solides.
11
Chiffres de l’Organisation for Economic Co-Operation & Development (OCDE)
http://stats.oecd.org/Index.aspx?DatasetCode=PATS_IPC 12
Cf le rapport en ligne : http://www8.cao.go.jp/cstp/english/basic/3rd-BasicPlan_06-10.pdf 13
Plus de 60% des investissements dans cette recherche sont assumés par le secteur privé avec notamment les
géants de l’électronique et de l’automobile.
16
Mettons-nous en quête de ces nouvelles technologies afin de considérer jusqu’à quel point
elles concernent le somatique. Voir si sa transformation, professée par les transhumanistes,
est une extrapolation abusive de leurs applications, ou si le corps est au point focal de leur
convergence… Pour débrouiller cette question, nous explorerons le nouvel entrelacs des
NBIC avec, pour commencer, le rôle fédérateur des nanotechnologies.
1/ Nanotechnologies – un savoir-faire fédérateur
Ce premier horizon nous a été dévoilé par le physicien Richard Feynman, spécialiste de
l’électrodynamique quantique. Pour un bref historique, en 1959, lors de son allocution à
l’American Physical Society au California Institute of Technology, Feyynman fit une
présentation intitulée « There is Plenty of Room at the Bottom : An Invitation to Enter a New
Field of Physics » où il explora la matière aux échelles atomique et moléculaire. Le brillant
physicien exposa ainsi la possibilité de la manipuler massivement grâce à des milliards
d’usines minuscules capables de construire des structures. L’idée était là, mais le
nanomonde n’ouvrit ses portes que plus tard, avec la mise au point du microscope à effet
tunnel. En 1981 des chercheurs d’IBM, Gerd Bining et Heinrich Rohrer présentent un
microscope capable de faire voir une surface atome par atome. Si l’objet premier était le
silicium, la diversité d’applications s’ouvrit à bien des domaines de recherche, en physique,
chimie ou biologie. Nous avons tous en tête ces images étonnantes, à mi chemin entre la
science et le marketing, qu’IBM a publié dans les années 90 :
The Beginning, 1990, Nature n°344 Quantum Corral, 1993, Science n°262 Stadium Corral, 1995, SRL vol.2
Voir le nanomonde, c’est aussi poser sa capacité d’emploi. L’action humaine se découvrait là
un tout nouveau territoire, celui de l’infiniment petit. Nous tenons la clé de la matière ! Avec
17
la possibilité vertigineuse de la façonner avec une précision de quelques milliardièmes de
mètres. Et à taille nanométrique, de nouvelles propriétés apparaissent. Les particules situées
majoritairement en surface sont bien plus réactives : un effet de surface qui affecte les
propriétés thermiques, électriques, optiques ou magnétiques des matériaux. La promesse,
en quelque sorte, d’une nouvelle fabrication pour une nouvelle matière ; chose que les
alchimistes d’antan nous auraient enviée !
Voilà qui devait enflammer l’imagination d’une nouvelle génération de chercheurs, au rang
desquels nous trouvons Kim Eric Drexler. Cet ingénieur formé au MIT Media Lab est le
fondateur du Foresight Institute, think tank dévolu à la découverte ainsi qu’à la promotion
des nouvelles technologies, au premier rang desquelles, les nanotechnologies. Et ainsi que le
commente le journaliste Rémi Sussan, Drexler avait de celles-ci une vision « beaucoup plus
folle, plus extrême »14 que Feynman. Mais une vision payante… Car celui que l’on nomme
« le nanoprohète » a bien proposé à la communauté scientifique comme au grand public
l’imaginaire technologique du 21e siècle. Son idée15 : créer des assembleurs de tailles
nanométriques capables de positionner chaque atome individuellement de manière à
construire toute substance chimique en reproduisant sa configuration spécifique. Dans cette
approche Bottom-up de la nanofabrication, tout objet, denrée ou matière première devient
en pratique reproductible ! A l’inverse l’approche Top-down modèle son matériau en
extrayant la forme voulue par attaques chimiques et physiques : « Le concept de cette
fabrication est de soustraire de la matière d’un matériau massif, par usinage ou par gravure,
jusqu’à l’obtention de la structure désirée. C’est une approche qui s’apparente à la
sculpture. »16. Si la voie ascendante prônée par Drexler relève encore de l’imaginaire, tout
comme cette peur de la déferlante du grey goo17, une substance gluante de nanomachines
capables de se répliquer indéfiniment jusqu’à l’asphyxie de toute vie ; la voie Top-down est
quant à elle bien réelle. En témoigne la nanolithographie que l’on retrouve dans les
lithographies par faisceau d’électrons ou par photons à haute énergie, employées
notamment en microélectronique à la fabrication des transistors. Intel annonce déjà pour
14
Rémi Sussan, Les utopies posthumaines, Omnisciences, 2005, p153 15
Cf Engines of Creation, publié par Drexler en 1986 16
J.P. Béland et J. Patenaude, Les nanotechnologies, PUL, 2009 17
Cf Drexler, Engines of Creation, chap.4, engines of Abundance.
18
2012 l’arrivée des microprocesseurs Ivy Bridge gravés à 22 nm avec une feuille de route
prévoyant des gravures inférieures à 10 nm fin 2018.
Mais quittons les sentiers battus du silicium. Quoi de neuf ces dernières années ? Depuis
2005 les produits nano ont fait leur apparition sur les étales : énergie, cosmétique,
ustensiles, jusqu’aux produits d’entretien le consommateur commence à se familiariser avec
les nanotechnologies. Alors que les lotions de beauté nutritives et régénérantes font usage
de nano-capsules pénétrant et diffusant mieux leurs principes actifs dans l’épiderme, les
nano-poussières d’argent pulvérisées sur les aliments exercent leurs vertus
antibactériennes. Par ailleurs Siemens propose un revêtement étanche des instruments de
musique, quand les matériaux nanométriques employés dans les batteries rechargeables
durent 25 ans au lieu de 2 et promettent un recyclage plus écologique de celles-ci… Une liste
exhaustive serait ici inutile mais un simple regard sur ce tableau fournit par le Project on
Emerging Nanotechnologies (PEN)18 suffit pour s’en assurer : chaque année plus de 300
nouveaux produits estampillés « nano » sont proposés au secteur privé comme au grand
public.
Ensemble des produits arrivés sur le marché et faisant usage des nanotechnologies
18 Projet conduit par le Woodrow Wilson International Center for Scholars et The Pew Charitable Trusts.
19
Mais qu’en est-il du corps dans tout ceci ?
Mentionnons tout d’abord ce micromilieu propre à l’homme et qui fait office de seconde
peau : le vêtement. Les nanotechnologies n’ont pas manqué de l’investir, proposant des
produits étanches, résistants aux tâches et diffusant des odeurs en continu. Cela n’est qu’un
début et d’ailleurs les applications militaires s’en sont emparés avec des objectifs plus
ambitieux. L’Institute for Soldiers Nanotechnologies (du MIT) travaille depuis 2003 au projet
d’une armure dynamique : un revêtement dont les matériaux deviennent instantanément
rigides en cas de danger ; une armure dotée également de structures moléculaires qui en
s’associant par impulsions électriques se transforment en muscles supplémentaires et
augmentent les capacités physiques du soldat. Une armure bardée de particules antivirales
et antitoxines capable de répondre à des attaques chimiques ou biologiques19.
Mais les nanotechnologies ne s’en tiennent pas au seul vêtement et s’intéressent au corps
de plus près encore. Elles sont ainsi ont en passe de transformer en profondeur la pratique
du soin et ouvrent à cette occasion un nouveau domaine : celui de la nanomédecine.
Les nanotechnologies nous donnent en effet les moyens d’agir sur l’élément structural du
corps, son unité fonctionnelle et reproductrice, à savoir la cellule. Lorsque la précision de ces
nouveaux savoir-faire est de l’ordre de 10-8 à 10-9m, la taille d’une simple cellule avoisine les
10-6m lorsque la molécule d’ADN, elle, mesure 2,5 nm. Voilà donc la machinerie corporelle à
portée de main ! On ne regarde pas là la mine du patient ou la rougeur de son tain, mais
nous entrons dans une thérapeutique de précision qui use de nanoparticules trop petites
pour être rejetées par le corps et qui traversent sans peine les membranes cellulaires.
Comme le précisent J. Genest et J. Beauvais : « Grâce à leur grand ratio surface/volume, les
nanoparticules peuvent transporter une grande densité d’agents thérapeutiques et même
catalyser le processus d’absorption du médicament. »20. Il faut donc imaginer un
médicament qui cible directement la partie du corps à traiter ; un médicament « vectorisé ».
Le diagnostic n’est pas en reste : avant que la maladie se déclare, elle est précédée par des
modifications moléculaires au niveau des cellules. Des biocapteurs détectent ces
modifications malignes au stade asymptotique. Et associés à des anticorps, ils pourront
19
Pour plus de détails, consulter le site de l’ISN : http://web.mit.edu/isn//index.html 20
J.P. Béland et J. Patenaude, Les nanotechnologies, PUL, 2009, p33
20
cibler les cellules cancéreuses ou celles porteuses de la tuberculose et du VIH. Tout comme
des nanocristaux rendus fluorescents améliorent la résolution de l’imagerie médicale,
permettant de ce fait une meilleure identification de la maladie.
Précisons que tout ceci ne relève pas d’une prospective hasardeuse ! En oncologie
notamment, une thérapie est mise au point qui use de nanoparticules de fer pour détruire
les cellules cancéreuses. Le Dr Andreas Jordan à Berlin a ainsi introduit dans une tumeur, via
un cathéter, des particules d’oxyde de fer de 15 nm enrobées de lipides et protéines. Le
malade est alors soumis à un champ magnétique qui fait vibrer ces particules 100 000 fois
par seconde, avec pour effet de porter la température de ces cellules malignes à plus de 43°,
ce qui entraine leur destruction. De même les biomatériaux font leur entrée en chirurgie, à
l’instar de la compagnie Orthovita21 qui a mis au point un matériau en polymère composite
qui imite les propriétés des os humains22. Autre thérapie qui sera notre dernier exemple : le
nanohale23. Mis au point notamment par des scientifiques de l’Université de Marburg pour
traiter les affections du poumon et son cancer au stade précoce, le nanohale vise aussi à se
substituer aux moyens conventionnels d’administration du médicament, comme la seringue,
du fait que les agents thérapeutiques passent directement dans le sang au niveau des
vaisseaux nasals. Ces nouvelles applications donnent une idée des changements à venir dans
le domaine du médical.
Des programmes d’envergure y sont d’ailleurs consacrés, tels le Nanomed en Europe et la
NIH Nanomedecine Initiative aux Etats-Unis. Alors que le premier réfléchit aux enjeux et aux
retombées de ce domaine à l’occasion du 7ème plan-cadre européen24, les américains ont
d’abord travaillé (2005-2010) à définir toutes les propriétés qui se rencontrent à l’échelle
moléculaire dans un organisme, en construisant pour cela un réseau de centres de recherche
spécialisés. Puis, jusqu’en 201525, le mot d’ordre est d’appliquer ces outils et connaissances
au traitement des maladies. Ainsi se précise le jour où, comme l’espérait Feynman, nous
auront « avalé le chirurgien » !
21
Compagnie spécialisée en outillage médical pour la biochirurgie et l’orthobiologie 22
Pour une liste d’applications en nanomédecinehttp://www.nanotechproject.org/inventories/medicine/apps/ 23
Cf site explicatif http://www.nanohale.com/en/vision.html 24
Pour consulter le rapport Nanomed : http://www.nanomedroundtable.org/system/files/private/Nanomed_final%20report_condensed%20version.pdf 25
Cf. la timeline générale présentée : https://commonfund.nih.gov/nanomedicine/overview.aspx
21
A l’heure du « nano », le corps devient donc un terrain de jeu privilégié. La force de frappe
chirurgicale qui se dessine ici nous en donne une approche décomplexée. Oui, le corps est
simple : nous pouvons anticiper sur son état, cibler ses maux, retrouver une action douce qui
mette en œuvre des moyens plus que jamais intrusifs. Les nanotechnologies nous
décryptent le corps … affirmant haut et faire la simplification de l’humain et la mécanisation
du vivant. Car, à l’aune du nanomètre, la différence entre les matières vivante et inerte
ignore toute distinction de nature. A ce titre les nanotechnologies fixent le point de
convergence des nouvelles technologies : elles redéfinissent la compréhension du corps et
jettent les bases d’une nouvelle ingénierie biologique.
2/ Biotechnologies
Les biotechnologies transforment les matériaux par des agents biologiques. Un travail de la
matière qui tend à la maîtrise technologique des procédés naturels, à commencer par la
reproduction. Souvenons-nous, en 1956, Gregory Pincus découvrait la pilule contraceptive
donnant aux femmes le choix de la procréation. Puis en 1978, au Royaume-Unis, naissait
Louise Brown, premier bébé éprouvette. Cette technique de fécondation in vitro (FIV), par
injection des spermatozoïdes dans l’ovule, posait une ligne de partage entre sexualité et
reproduction.
Mais ces dix dernières années les avancées technologiques sont venues de la biologie
moléculaire.
A commencer par le génie génétique qui en est une branche. En avril 2003, le Projet Génome
Humain, après plusieurs années d’une compétition acharnée entre le consortium publique
conduit par le National Institute of Health (NIH) et la société privée Celera26, rendait ses
résultats. Match nul ; les quelques 25000 gènes humains étaient identifiés parmi plus de 3
milliards de nucléotides. Cette cartographie de notre matériel génétique devait servir à la
26
Société dirigée par le biologiste Craig Venter
22
fois les thérapies géniques, les vaccins, le diagnostic moléculaire27 et la mise au point des
protéines thérapeutiques28.
La thérapie génique, qui consiste à introduire des gènes dans les cellules et les tissus
malades a récemment retrouvé un second
souffle. Notamment via la thérapie génique in
vivo : son principe est d’injecter dans le sang
du patient un vecteur porteur du gène que
l’on veut intégrer dans les cellules
défectueuses. Ainsi en septembre 2010 le médecin F. Bernaudin et le professeur Ph.
Leboulch guérissaient un patient atteint de béta- thalassémie, une forme d’anémie
héréditaire. Cette première mondiale avait été rendue possible, sur un traitement de trois
ans, et consiste en un remplacement des cellules souches du sang porteuses du gène
défectueux. Les traitements par transgénèse nous offrent ainsi des perspectives importantes
dans le domaine de la santé publique. Et de manière évidente se pose la question du
traitement de l’embryon via les thérapies géniques dites germinales. Son taux de réussite
n’est que de 10% chez les animaux, mais elle est la voie maitresse, très controversée, pour
modifier le génome. Reste que cette manipulation, déjà acquise de longue date pour
certains produits –nous pensons ici aux OGM- s’affine sur les tumeurs et les cœurs malades
des animaux de laboratoire.
Au voisinage de la thérapie, la biologie synthétique prépare le terrain des futures « machines
biologiques », en s’appliquant à simplifier et rendre plus accessible le géni génétique. Avec
un succès certain, comme en témoigne les résultats de l’équipe de Craig Venter que nous
retrouvons ici. Publiés dans le magazine Science de mai 2010 n°32829, ceux-ci montrent que
l’équipe a réussi à synthétiser un génome bactérien fonctionnel, c’est-à-dire suffisant au
maintien de la vie et à sa reproduction. Nos scientifiques disposent ici les briques de la vie !
Au prix de quels efforts ? Ce travail aura demandé 10 ans d’efforts à 20 personnes du JCV
Institute…
27 Tests ciblant le patrimoine génétique et permettant de détecter les maladies infectieuses ou génétiques
28 Dans ce dernier cas, comme chez les hémophiles à qui fait défaut la protéine de la coagulation, on produit la
protéine à la place du patient. 29
Cf. l’article archivé : http://www.sciencemag.org/content/328/5981/958.full.pdf
23
Mais cet esprit besogneux associé au séquençage des
génomes ne nous sera plus nécessaire : la génétique
computationnelle est en passe d’apporter une aide salvatrice.
L’équipe de George Church a mis au point entre 2008 et 2010
une machine capable d’identifier des résultats proches de
ceux recherchés et de les modifier jusqu’à obtenir la
mutation la plus efficace possible via la technologie MAGE (pour Multiplex Automated
Genome Engineering). Des milliards de nouvelles souches peuvent être crées en quelques
jours. Voilà qui permet à faible coût de modifier à grande échelle les génomes des espèces et
de tester les résultats de leur compétition, selon les algorithmes génétiques définis par la
programmation évolutionnaire. Le biologique entre ici en phase de crash-test… nous
n’aurons peut-être pas à attendre les leçons de l’histoire pour voir l’avenir d’un génome !
Enfin, de ces branches de la biologie moléculaire qui ont fait parler d’elles ces dix dernières
années, nous trouvons la biologie régénérative, liée à la découverte des mécanismes du
vieillissement. En 2009 le prix Nobel en Physiologie a été attribué aux trois chercheurs E.
Blackburn, C.Greider et J.Szostak pour leur découverte du mécanisme de l’arrêt final de la
division cellulaire. En cause : le raccourcissement des télomères, ces bouts de chromosomes
qui rétrécissent à chaque duplication jusqu’à disparaître, faute de télomérase, cette protéine
qui les synthétise. Nous tenions là le suicide programmé de la cellule. D’ailleurs, l’année
dernière, des chercheurs ont montré que ce destin cellulaire était réversible par la
réactivation artificielle du gène de la télomérase. Les autres voies dans la science du
vieillissement sont le stress oxydant et les hormones. Concernant les hormones, en 2003,
Cynthia Kenyon réussissait à multiplier par six la longévité du ver Caenorhabditis elegans en
diminuant l’activité du circuit de l’insuline et de l’IGF-1(Insuline Like Grow Factor 1)30. Et
pour parer au stress oxydant des cellules, pour protéger ces molécules et enzymes qui les
détoxifient des radicaux libres, la biologie est allée voir du côté des organismes robustes.
Miroslav Radman, spécialiste en microbiologie, travaille ainsi depuis 2006 sur le
Deinococcus et le rotifère31, à l’identification de leur propriété moléculaire commune : les
30
Voir le dossier du Sciences&Avenir Juin 2006 31
Le Deinococcus est une bactérie résistante aux radiations. Le rotifère est susceptible de rester des années en état de dessification et de reprendre vie une fois plongé dans l’eau.
24
mécanismes de réparation de l’ADN ! Ces deux protagonistes sont des modèles dans la
protection de leurs protéines contre les dégâts oxydatifs ; une robustesse qui inspire à
certains les espoirs les plus fous.
En somme les biotechnologies construisent le corps de demain : un corps sain, manipulable
voir programmable et dont la trajectoire mortelle répondrait de causes bien identifiées et,
pourquoi pas, réversibles…
3/ Information
Sous le terme des technologies de l’information nous comprenons notamment
l’informatique, internet et la robotique. En quoi ces technologies concernent le corps ? Elles
contribuent à définir le modèle d’un corps non biologique. Pour reprendre une division
classique, tant dans ses facultés cognitives que physiques certaines de nos performances
sont retranscrites sur d’autres supports.
A commencer par les modèles d’un fonctionnement en réseau et d’intelligence collective
proposés par internet. Mémoire exosomatique décentralisée et extensible qui fonctionne
sur un échange des données, le Net rend possible une construction collective des savoirs.
Mais il concrétise également la dématérialisation des échanges, réduisant de fait les
distances et le temps. Nous ne notons pas d’innovation majeure concernant internet… sinon
celle de son adoption mondiale en un temps record !! Et le Web 2.0, décrit pour la première
fois en 2003 Dale Dougherty32, se veut simple et interactif, un moyen de partage
révolutionnaire qui impacte de nombreux domaines sociaux, et notamment les milieux
professionnels. Quant aux puces RFID (pour Radio Frequency Identification), IBM évaluait à
30 milliards le nombre de celles en circulation en 2010 ; un moyen efficace de juger de
l’évolution de notre environnement matériel et des usages que nous en faisons. A l’heure
2.0, le corps, baigné d’informations, est un corps interactif qui apprend au quotidien les
voies de la dématérialisation dans le décorum qui l’environne.
32
Créateur du premier portail Web
25
L’informatique, elle, est devenue le nerf de la guerre. Sa puissance de calcul, multipliée par
deux tous les deux ans depuis 1977 et en cela fidèle à la loi de Moore, relaie nos cerveaux à
la peine. Voilà qui concrétise une véritable intelligence artificielle. Comme l’exprime Jean-
Didier Vincent : « Le calcul intensif a pris une place essentielle dans la plupart des secteurs de
la recherche et de l’industrie : c’est un des trois domaines prioritaires aux Etats-Unis depuis
2006. »33. Nous voyons ainsi fleurir les projets de supercalculateurs : en 2008 le Roadrunner
d’IBM était le premier supercalculateur à dépasser le pétaFLOPS (soit 1015
opérations/secondes), tandis que les Japonais, avec Fujitsu, possèdent depuis juin dernier le
K computer qui atteint les 8,162 pétaFLOPS. De quoi achever des simulations (climat,
résistance des matériaux, modélisation moléculaire…) toujours plus complexes. Et à l’horizon
de tout cela arrive l’ordinateur quantique, qui rime pour le moment avec des effets
d’annonce, mais promet un bon prodigieux dans la capacité de calcul. Si bien qu’un
calculateur quantique pourrait, d’après le physicien David Deutsch, simuler le comportement
de l’univers même ! Dans cette direction, en août 2011, des chercheurs34 ont réussi à lire de
manière fiable les deux spins de l’électron…
Quant à la robotique, elle force l’admiration par ses capacités mimétiques. De nos 5 sens,
seul le toucher pose encore de véritables difficultés techniques pour ce qui est des capteurs
de pression. Ces avancées technologiques ont permis de proposer des membres bioniques
en guise de prothèse. Mais de la prothèse qui donne un semblant de normalité aux yeux des
autres à la prothèse bionique il y a une différence telle qu’il s’agit désormais de remplacer le
membre perdu ! L’exemple de Claudia Mitchell est paradigmatique : en
août 2005, suite à la perte de son bras gauche lors d’un accident de la
route, la jeune femme se voit greffer une prothèse complète de bras mise
au point par les chirurgiens et chercheurs du Rehabilitation Institute of
Chicago. Grâce à ce bras commandé par les influx nerveux émis au niveau
de son cortex moteur, Claudia Mitchell peu boire avec une tasse, tourner les pages d’un
livre, tourner le poignet et plier le bras…
33
Jean-Didier Vincent & Geneviève Ferone, Bienvenue en Transhumanie, sur l’homme de demain, Grasset, octobre 2011, p222 34
Chercheurs du Kavli Institute of Nanoscience de l’université technique de Delft et de la Nederlandse Stichting FOM (Fundamenteel Onderzoek der Materie)
26
Et la nouvelle génération de prothèses en développement pourra aussi recevoir
des informations sensitives sur la pression, la température et l’angulation de ces
nouveaux « membres ». Par ailleurs les prothèses non « branchées » ne sont
pas en reste : à l’instar des deux prothèses en fibre de carbone avec lesquelles
Oscar Pistorius s’est aligné au départ du 400 mètres aux mondiaux d’athlétisme
en 2011, qui offrent une meilleure élasticité et tonicité au contact de la piste
que les jambes des autres coureurs. Mais pour revenir au cœur de la robotique,
nous pouvons mentionner les travaux du professeur qui dirige l’Intelligent Robotics
Laboratory à Osaka. Le geminoïde qu’il perfectionne depuis 2005 n’est autre que son double
robotique, qui reprend fidèlement les traits de son inventeur. Il s’agit d’explorer l’impact
émotionnel de la relation humaine au robot. Et au-delà de cette nouvelle socialité les robots
se trouvent dotés d’une capacité d’apprentissage et de curiosité. L’équipe Flowers conduite
par Pierre Oudeyer met au point un robot motivé par le « plaisir d’apprendre »35 qui
développe de nouveaux savoir-faire sans l’intervention de l’ingénieur.
Voilà donc la robotique lancée une course pour rattraper le corps ; une mimétique toujours
plus confondante où la technologie soutient le corps traumatisé. Un soutien qui l’aide à
recouvrir ses capacités, voir à en acquérir de nouvelles si l’on en juge par les prouesses de
l’œil bionique qui rend une vue partielle à des personnes aveugles depuis leur enfance36.
Mais notre revue des technologies convergentes serait incomplète si nous manquions cet
autre territoire de la cybernétique : les sciences cognitives.
4/ Cognition
Le cerveau de l’homme est l’un des objets d’étude les plus surprenants qui soient. 100
milliards de neurones interconnectés et contenus dans 1.5 kilo de matière… voilà qui ferait
pâlir la belle architecture de la Voie Lactée. Dernier bastion de l’esprit, ce cerveau, nous
l’avons déjà nommé « cerveau-machine ». Ainsi Marc Jeannerod oppose à l’input/output
behavioriste un cerveau dont les modèles d’action sont construits et commandés à partir de
la représentation des buts à atteindre ; un cerveau dont les états mentaux peuvent donc
faire l’objet d’une approche objective. Une belle machine intelligente !
35
Il use pour cela d’algorithmes qui génèrent des récompenses internes et que le robot tente de maximiser. 36
L’opération est possible pour autant que le nerf optique reste fonctionnel.
27
Voilà qui devait laisser le champ libre aux cognitiens pour démonter les ressorts cérébraux
de la pensée jusqu’à la mobiliser indépendamment de l’action des nerfs périphériques et des
muscles. Bien sur les sciences de la cognition se nourrissent aussi d’histoire, d’anthropologie,
psychologie sociale... A tel point d’ailleurs que les tenants des nouvelles technologies se font
souvent taxer de manipulation. Mais les recherches les plus retentissantes sont actuellement
conduites dans les domaines des interfaces cerveau-machine. Par la liaison directe de son
cerveau avec un ordinateur, l’individu
communique donc avec son environnement sans
user du reste de son corps. L’activité bioélectrique
du cerveau est ainsi traitée puis traduite ; cette
activité pouvant aussi bien commander une
prothèse, une chaise roulante, un programme…
Quant à la matérialisation de ce système elle peut revêtir diverses formes : non intrusifs
nous trouvons les casques EEG (électro-encéphalographique). Mais l’acquisition du signal
électrique des neurones peut être plus invasive, notamment via l’implantation d’électrodes
dans le cortex avec une résolution spatiale bien meilleure, mais avec de grands risques de
rejet, ou juste sous la boite crânienne au niveau de la dure-mère. Ainsi de 2005 à 2009
l’INRIA, l’INCERN, le CEA et France Télécom, soutenus par l’ANR (Agence Nationale pour la
Recherche) ont développé le logiciel OpenVibe qui permet d’agir par la pensée, qu’il s’agisse
d’écrire, de jouer, de déplacer un objet. Et en septembre 2011, AutoNomos Labs lançait dans
la circulation urbaine la première voiture conduite par la pensée…
Le cerveau fait donc l’objet d’une attention toute particulière. D’ailleurs on ne cherche pas
seulement à l’interfacer. On en reproduit aussi les capacités et vue de construire une
véritable intelligence artificielle. Les scientifiques du California Institute of Technology ont
ainsi publié dans Nature, le 21 juillet dernier, les résultats de leur réalisation : un réseau de
neurones artificiels créés à partir de brins d’ADN. 4 neurones artificiels faits de 112 brins
d’ADN ont réussi à répondre chaque fois juste à des questions à trou. Un résultat
encourageant qui appelle à la construction de réseaux plus complexes et capables
d’engranger par leur activité de nouvelles informations.
28
Mais à en croire IBM, l’intelligence artificielle ne se construit pas seulement via les cellules.
Le projet Synapse (pour Systems of Neuromorphic Adaptive Plastic Scalable Electronics) était
présenté, ce 18 août 2011, sous les feux de la rampe37. Dharmendra Modha, directeur du
projet, exposait 2 puces cognitives qui se composent de mémoire intégrée répliquant les
synapses, d’unités de calcul imitant les neurones et de mécanismes de communication
copiant les axones. Dotées toutes deux de 256 neurones électroniques, la première a aussi
262 144 synapses programmables et la seconde 65 536 synapses d’apprentissage. Il ne
s’agit donc plus ici de puissance de calcul mais de prise de décision et de réflexion. Et les
applications sont innombrables : gestion de système, reconnaissance d’image, interfaces
intelligentes…
Enfin nous ne pouvions quitter les technologies de la cognition sans mentionner les grands
projets de simulation du cerveau, avec notamment le Human Brain Project, coordonné par
Henry Markram, qui poursuit le Blue Brain Project. Une centaine de laboratoire réunis, un
budget de plus d’1 Mds d’euros pour simuler dans le détail les processus mis en œuvre par le
cerveau pour traiter l’information, apprendre, ressentir, réparer les dommages cellulaires…
avec des retombées décisives attendues dans la pharmacologie, la psychiatrie, les maladies
neurologiques, les technologies prothétiques…
Au terme de cette première partie, force est de reconnaître l’assise des idées
transhumanistes. Et il s’agit là d’une assise solide ! Si le transhumanisme, et à fortiori le
posthumanisme, sont habités par le rêve et l’utopie, tenons pour acquis que l’idéal qu’ils
prônent est aujourd’hui, pour partie, un idéal régulateur. Depuis la publication du rapport
« Converging Technologies for Improving Human Performance », 10 années se sont écoulées.
Une décennie nous montrant qu’il ne s’agissait pas seulement là d’un effet d’annonce. La
convergence des nouvelles technologies a été conduite avec des moyens humains et
financiers colossaux. Secteurs publics et privés continuent de batailler pour s’assurer une
place de choix dans ce lendemain technologique dont les contours se précisent. Et, tout en
marchant vers ce lendemain, notre corps se transforme : autour de lui, les nouvelles
technologies se rencontrent dans une émulation générale des savoir-faire. Voilà qui définit la
convergence : « Si les cogniticiens peuvent le penser, les spécialistes de la nano peuvent le
37
Communiqué d’IBM : http://www-03.ibm.com/press/us/en/pressrelease/35251.wss
29
construire, les biologistes peuvent le développer, les informaticiens peuvent le contrôler et le
surveiller. »38. Ces pouvoirs technologiques mis en commun bouleversent très rapidement
notre corps. Sain, reprogrammable, d’un vieillissement sous contrôle, prévisible et
simulable, substituable ou mimé… voilà le somatique sur lequel travaillent les NBIC. Cette
connaissance éminemment technicienne veut le corps comme machine, si bien qu’elle le
projette dans le cycle propre à tout artefact : celui de son amélioration… Voilà une décennie
qui aura donné des ailes au transhumanisme !
*
* *
38
Citation tirée du rapport NBIC: “If the cognitive scientists can think it, the Nano people can build it, the Bio
people can implement it, the IT People can monitor and control it.“
30
Seconde partie
Le corps revu et corrigé
Ce dont nous parle le transhumanisme n’est donc pas que fumée. Les technologies gravitent
toujours plus proche du corps, jusqu’à le contraindre et le réinventer. Mais quelle est cette
amélioration promise ? Quel sort réserve-t-on au corps ? Mais surtout, de quel corps les
transhumanistes nous parlent ? Si la précédente partie validait l’idée même d’un
transhumanisme sur les réalisations effectives qui le soutiennent, cette seconde partie
donnera plus expressément la parole à ces technoprogressistes.
31
A] L’émancipation transhumaniste
1/ Le corps, entre mise au jour et mise à jour
La révolution technologique en marche pose à nouveaux frais la question de l’actualité du
corps. Ces technologies convergentes nous proposent aujourd’hui des possibilités qui
plongent l’éthique dans des réflexions vertigineuses.
Les biotechnologies liées aux nanotechnologies devront permettre de traiter les défaillances
du corps et de les prévenir par des modifications ciblées du génome, voire d’augmenter ses
capacités, en matière de vieillissement, de mémoire… Nous pouvons même penser que les
nanotechnologies proposent un système de défense immunitaire à part entière ! La
robotique et les neurosciences reconstruisent un corps intelligent et non biologique autant
qu’elles invitent le corps à cohabiter avec des éléments bioniques. Et tandis qu’internet
généralise la notion de téléprésence, l’informatique permet la compréhension des systèmes
complexes, au rang desquels se situent notre cerveau et notre génome.
L’application de ces technologies au corps n’a donc rien d’une extrapolation. C’est un
constat transversal aux divers domaines de recherche que nous avons parcouru
précédemment. Le progrès des connaissances a rendu possible une véritable prise de
pouvoir des technologies sur le corps. Dans cette prise de pouvoir, nous avons bien vu
s’installer la révolution internet. Mais la convergence qui s’est dessinée dans les domaines
de recherche ces dix dernières années n’a pas encore impacté la société civile et relève
encore du secret-défense et de la médecine de pointe dans de nombreux domaines. Mais ce
n’est là qu’un sursis. Nous avons laissé aux sciences et aux techniques le soin de nous dire ce
qu’est le corps et surtout, ce qu’il peut être ; reste maintenant à le faire nôtre.
Et voilà justement que les techno-progressistes pressent le pas. Il s’agit de ne pas manquer
le coche et de concrétiser les promesses de la puissance biotechnique. Et dans ces
promesses, il ne s’agit pas seulement de confort ou de thérapie. Ce qui est en jeu c’est le
dépassement de l’homme par sa transformation: les idées transhumanistes ont pris l’humain
à bras le corps. Les changements à venir ne seront pas seulement de l’ordre du gadget
commercial. Nos chairs s’en trouveront modifiées -pour notre émancipation nous dit-on !
32
Mais pour appréhender précisément les idées transhumanistes, nous avons tenu à leur
donner la parole. Nous soulignons l’accueil enthousiaste et cette volonté d’ouvrir le débat au
plus grand nombre que nous avons rencontré, notamment en la personne de Marc Roux.
2/ Entretien avec Marc Roux : Le corps dans l’œil du transhumanisme
Marc Roux est enseignant et Président de l’Association Française Transhumaniste (AFT)
aussi nommée Technoprog.
En quelques mots, comment définissez-vous le transhumanisme ?
Le transhumanisme, c’est notamment l’idée que l’humain n’est pas
une chose fixe et de définitif. Depuis ses origines il n’a cessé d’évoluer
et évolue toujours. Par ailleurs c’est aussi l’idée que l’humain est
aujourd’hui capable d’intervenir directement sur cette évolution, pour
la contrôler, voire de l’accélérer, pour devenir maitre de son propre
destin. Ce qui veut dire modifier volontairement ce que, jusqu’à aujourd’hui, nous avons eu
tendance à appeler « la nature humaine ».
Qu’est ce qui est intolérable dans la fragilité et la fatigue du corps ?
Contrairement sans doute à d’autres qui se réclament du Transhumanisme, je ne trouve
"intolérable" ni la fragilité du corps, ni sa fatigue, ni le vieillissement, ni la souffrance, ni la
mort ! Mais je les trouve dommages et surtout contreproductifs par rapport à un objectif
donné : celui de la perpétuation d’une « Conscience » d’origine humaine, quel qu’en soit le
support.
Il est possible que l’humanité parvienne à garantir encore longtemps sa pérennité en
conservant les "corps" qu’elle a hérités de la sélection darwinienne. Simplement, en faisant
le choix de ce « conservatisme », je crains qu’elle ne passe à côté de possibilités
considérablement supérieures. Encore une fois, au vu des dimensions infinies qui nous
entourent, je doute que nous puissions nous contenter éternellement de corps restreints.
Mais l’histoire du corps humain me paraît ne jamais avoir été celle d’un corps fixe. Le corps
des homini a bien changé depuis 6 millions d’années et pas seulement sous l’effet de la
33
sélection, dirais-je. Les humains n’ont en effet eu de cesse de le rendre moins fragile et de
repousser le temps de sa fatigue. Aujourd’hui, il ne s’agit toujours pas de prétendre le
rendre invulnérable et immortel mais de continuer à repousser ses limites.
Voyez-vous une limite à donner à l’augmentation du corps dans ses capacités cognitives et
ses capacités d’action ?
En considérant qu’une Conscience ne peut émerger que d’un support matériel, alors j’aurais
tendance à dire qu’il n’y a pas de limite à donner à l’augmentation du corps, dans aucune de
ses dimensions. Si l’on considère que la course de l’humain (en tant que genre) et de
l’Humanité (en tant qu’espèce/communauté) se joue contre les infinis, alors, "à très long
terme" je peux espérer que cette augmentation soit indéfinie.
Qu'y a-t-il à découvrir au-delà de l'espace trop restreint de notre corps ? Je pense que, dans un temps infini et dans un espace infini, ce qui est à découvrir par nos
corps futurs, sensations, perceptions, est également infini, ou plus exactement indéfini -
ainsi qu’il en va d’ailleurs de la connaissance.
Il semble bien que notre corps serve à la fois de support à notre Conscience et d’interface
entre celle-ci et le monde. Pendant longtemps, nous – les humains, n’avons été capables
d’améliorer l’interface qu’en nous dotant d’outils extérieurs à notre corps, depuis le bâton
qui permet d’attraper le fruit trop haut, jusqu’au télescope qui permet de détecter les
planètes extra solaires. Mais nous avons aussi cherché à réparer cette interface lorsqu’elle
se trouvait abîmée par accident, par la maladie ou l’avancée en âge. Jusqu’à ce qu’il
advienne que les prouesses de la technique transforment certaines réparations en véritables
augmentations.
Que découvre l’aveugle auquel son implant rétinien permet de percevoir les infra rouges ?
Quelles sont les sensations de l’amputé dont les prothèses lui permettent de courir plus vite
que des valides ? Que se passe-t-il dans la tête du paraplégique qui peut, grâce à ses
implants cérébraux, diriger le curseur de son ordinateur directement par sa pensée ?
Mais ces exemples-ci ne correspondent qu’à de nouveaux outils qui ont simplement la
particularité d’être intégrés au corps. Nos capacités corporelles pourraient également être
améliorées dés la conception. Aujourd’hui, personne ne se le permet encore sur l’humain car
nos sociétés n’ont ni intégré, ni même conceptualisé ces possibilités, mais, que ce soit par
34
croisement génétique ou éventuellement par synthèse, nous sommes déjà en mesure de
modifier un génome pour donner des aptitudes voulues à un être vivant.
Ces possibilités nouvelles et qui s’accumulent ont, à mon avis, tout simplement pour raison
d’être de contribuer à nous permettre de poursuivre notre cheminement sur la voie de la
perception et de la connaissance.
A quelle humanité aboutirait cette augmentation indéfinie ? Une humanité normalisée ?
Que la logique d’amélioration doive aboutir forcément à une « normalisation » me semble
également une vision tout aussi aléatoire que celles qui prédisent une Singularité pour dans
20 ou 30 ans. A l’inverse, la logique d’augmentation humaine pourrait tout aussi bien
débouchée sur une infinie diversité. En fait, l’évolution que l’Humanité suivra, quelle qu’elle
soit (normalisation ou diversification), sera, me semble-t-il, le résultat de choix collectifs,
souvent inconscients, de logiques sociétales, en partie économiques, complexes et même
suffisamment chaotiques pour être considérées aujourd’hui par nous-mêmes comme
indéterminées.
Pour finir, quel est l’impact du transhumanisme aujourd’hui ?
Les domaines scientifiques et technologies liés à la réflexion transhumaniste, c’est-à-dire les
NBIC, intéressent des milliers ou des dizaines de milliers d’entreprises dans le monde entier.
Ce qui me paraît évident, c’est que les champs couverts par les NBIC attirent des sommes
colossales et les projets lancés dans les différents domaines se chiffrent en milliards.
J’en retiens un, pour l’exemple. Le projet Blue Brain de Markram, à Lausanne. Il s’agit de
simuler le fonctionnement cérébral, dans l’une des branches les plus spéculatives des
sciences cognitives, mais ce projet réunit de la part des Européens des fonds et un personnel
comparables à ceux rassemblés pour la construction du LHC du CERN. Or, l’objectif à long
terme de ce projet est clair : être capable de reproduire les conditions d’émergence d’une
Conscience sur un support autre que celui obtenu par la sélection naturelle à partir de la
chimie du carbone ! Quoi de plus h+ ?
35
Tout ceci me fait dire que la température devrait continuer à monter dans les années à venir
autour de la question du Transhumanisme et je ne serai pas étonné que, le contenu de
l’iceberg se diffusant dans les océans, non seulement il provoque une élévation de leur
niveau mais que cela fasse aussi … des vagues.
http://www.transhumanistes.com/
***
B] Vers un corps contre-nature ?
L’humanité serait donc aujourd’hui face à un choix : user des pouvoirs technologiques pour
faire siennes les possibilités considérables que réserve une autre construction du corps… ou
bien opter pour le conservatisme d’un corps-nature ô combien trop sacré pour que nous y
touchions sinon pour lui procurer quelque soin. Notre futur serait dès aujourd’hui en
balance : explorons ces possibles !
1/ L’évasion de l’homme hors de la nature
Les technoprogressistes ne manquent, comme le rappelle Marc Roux, de souligner les
changements dans l’évolution qui ont conduit à l’émergence de l’homo sapiens. Notre corps
a été façonné par le poids du temps. 2,5 millions d’années qui ont vu s’affiner les traits du
genre homo : l’élargissement du bassin et le redressement du tronc, la bipédie qui a libéré la
main désormais consacrée à la manipulation tout en libérant le crâne des tensions
permettant ainsi un développement sans précédent du cerveau…
Mais ces caractéristiques physiques ne suffisent pas encore à expliquer la révolution
anthropogénétique telle que la comprend Peter Sloterdijk : « la révolution
anthropogénétique – l’ouverture par l’explosion la transformation de la naissance biologique
36
en un acte de venir-au-monde… On pourrait aller jusqu’à désigner l’homme comme une
créature qui a échoué dans son être-animal et son demeurer-animal. »39
L’échec animal de l’homme suppose par ailleurs son insulation contre la pression sélective,
entendons ce comportement collectif et la cohésion sociale qui tiennent en échec les lois de
« fitness » de la sélection darwinienne. Une insulation qui définit une dynamique propre à
l’espèce et qui conduit à l’histoire de l’homo technologicus (ou homo faber). Par ce
mécanisme que Paul Alsberg nomme la suppression des corps, l’homme prend les choses en
main, à commencer par un usage spontané de l’outil. Cet usage se complexifiant, l’homme
s’affranchit d’une relation biologique déterminée à son environnement : il s’en évade ! Bien
évidemment les premières concrétisations de cette évasion furent modestes : l’homme
maniait le moyen dur, c’est-à-dire la pierre. Mais ce fut là ce qui initia la prototechnique
humaine. Comment le souligne Peter Sloterdijk : « L’usage du moyen dur pendant toute la
durée de l’anthropogenèse à l’âge de pierre produit une situation unique dans le cadre de
l’évolution, une situation dans laquelle les organismes des pré-sapiens sont libérés de la
contrainte de s’adapter corporellement à l’environnement extérieur *…+ les corps des pré-
hommes commencent à luxurier, à s’humaniser dans la mesure où il leur est permis de céder
en dureté à l’extérieur et de dériver intérieurement vers le raffinement et la variation. »40. La
coévolution entre le corps et les techniques pointe à la fois l’inventivité de l’homme mais
aussi son extraordinaire plasticité. L’homme a gagné en indétermination ce qu’il a perdu en
animalité. La néoténie, ce retard sur la maturité, ne se retrouve nulle part ailleurs aussi
prégnante que lors de notre accouchement. Car il s’agit là de l’hyper-naissance d’un petit
prématuré qui mettra bien des années pour devenir autonome, mais qui, en lot de
consolation, aura le monde en partage. En définitive, c’est la forme de vie la plus risquée,
mais aussi la plus ouverte, en tant qu’elle s’inscrit dans un rapport de compréhension à
l’étant, qui se sera imposée et épanouie.
C’est donc la synergie de ces bouleversements morphologiques liés à l’insulation, la
suppression des corps et la néoténie qui définit l’hominisation comme une extraction hors
de la nature.
39
Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, 2000, p38 40
Peter Sloterdijk, La Domestication de l’Etre, Mille et une nuits, 2000, p129-130
37
Notre corps s’est évadé et il écrit sa propre histoire depuis maintenant quelques dizaines de
milliers d’années. Mais voilà, cette insulation s’est peu à peu transformée en un séjour
confortable. Notre technosphère soutient pour bonne part les corps faibles et souffrants,
jetant sous ses pieds le pavage de l’hygiène et du soin. Et l’assistance croissante du corps a
éloigné les mauvais esprits. Notre moralité s’en porte tout aussi bien, mais pour certains il y
a là un danger. Le détenteur du feu nucléaire et du mystère de la vie est menacé par son
propre corps ! Certains scientifiques tirent la sonnette d’alarme : deux siècles auparavant,
seul un enfant sur deux voyait le jour de ses dix ans. Une sélection cruelle mais qui assurait
l’humanité d’un bon pool génétique. Et à ce défaut de sélection nous ajoutons aussi des
millions d’enfants conçus par les techniques de procréation assistée.
Le biologiste Miroslav Radman nous prévient : « Seule une amélioration humaine de son
propre génome (oui, par la modification génétique) pourra pallier, à long terme, la
dégradation probable ou inéluctable de son patrimoine génétique – conséquence de la
diminution de la sélection naturelle. »41. Ce billet sans retour de la modification génétique
serait notre seule assurance-vie, l’unique moyen garantir la pérennité de notre espèce pour
les siècles à venir.
L’amélioration de l’homme se présente donc comme notre seule échappatoire. Dans cette
désertion d’un environnement animal devenu trop petit pour gagner un monde ouvert,
véritable champ des possibles, nous avons continué de porter le corps à bout de bras. Notre
fuite hors de la nature a emporté cet élément naturel jusqu’ici insubstituable. Faute de
choix ! Voilà pourquoi l’existence humaine tombe encore sous la sagesse d’un Silène :
l’existence corporelle est et reste un fardeau, synonyme de souffrance. Mentionnons les
paroles du Satyre, poursuivi par le Roi Midas. A la question de ce qui est le plus désirable
pour l’homme, Silène répond par ces paroles sifflantes : « Misérables race d’éphémères,
enfant du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à
entendre ? Le bien suprême il t’est absolument inaccessible : c’est de n’être pas né, de n’etre
rien. En revanche, le second des biens, il est pour toi – et c’est de mourir sous peu. »42. Le
corps, ce reste de nature, nous le payons au prix cher. Mais les nouvelles technologies
pourraient bien être le remède !
41
Miroslav Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Plon, 2011, p161 42
Nietzsche, La naissance de la tragédie, Gallimard NRF, p50
38
2/ Fabriques de l’humain : le corps cybernétique
(Cette sous-partie plus importante comprend quelques entrées qui servent de repères)
[Un risque assumé] Le terme en est presque devenu usité, mais il résume bien les idées
transhumanistes : nous allons passer au corps 2.0. Nécessité faisant loi, il faut changer de
version somatique.
Et qui dit mise à jour dit aussi « plantages » éventuels. Remanier le corps par la biotechnique
n’est pas un acte anodin et le transhumanisme ne s’en cache pas. L’autotransformation de
l’être humain, même conduite avec prudence, comportera son lot d’erreurs, comme
l’évolution naturelle. Le biophysicien Gregory Stock s’en explique : « Remaking ourselves is
the ultimate expression and realization of our humanity. We would be foolish to believe that
future is without peril and filled only with benefits, that these powerful technologies will not
require wisdom to handle well, or that great loss will not accompany the changes ahead. We
are beginning an extraordinary adventure that we cannot avoid, because, judging from our
past, wether we like it or not this is the human destiny. »43. La mise à jour 2.0 aura donc son
lot d’erreurs et de ratés. Mais ce passage obligé n’alarme pas les transhumanistes : ainsi va
la technique…
Mais ce qui nous pousse à nous engager sur le terrain instable de l’amélioration du corps
n’est pas seulement le constat du défaut de sélection naturelle appliqué à notre patrimoine
génétique. Une autre force y pousse, qui s’est matérialisée dans tous les pouvoirs
technologiques que nous avons déjà décrits.
[La cybernétique s’empare du corps] Cette force prend le nom de
cybernétique. Du grec kubernétès, qui désigne l’art du pilote gouvernant le
navire, elle est la science du contrôle de l’information et de la communication
chez les hommes et les machines. Ou, plus humblement, l’art de rendre
l’action efficace. Mais voilà que plus de 60 ans après que le mathématicien
43
Gregory Stock, Redesigning Humans : Choosing our Genes, Changing our Future, Mariner Books, 2003, p197 – cité dans L’homme biotech, p53
39
Norbert Wiener en ait posé les bases, la cybernétique propose une myriade de
mécanisations fonctionnelles et plus résistantes que le corps biologique.
Comme le souligne Jean-Michel Besnier dans son ouvrage Demain les posthumains, la
cybernétique a tiré une conclusion mortelle pour l’anthropocentrisme, du fait que nous
sommes dépassés par les machines. Comme l’écrit Aurel David « L’esprit cybernétique
semble pousser à la destruction de l’humain. »44 .
Mais pour que cette destruction s’exerce, encore faut-il que le corps et la machine tombent
sous une même description qui les rend interchangeables. La cybernétique pose cet élément
commun : l’information. Ce qu’elle décrit, ce sont des systèmes régulés par échange
d’informations. Car c’est par cet échange à travers les différents éléments liés que le
système reste à l’équilibre quelles que soient les conditions extérieures auxquelles il est
confronté. L’information, prise entre émetteur et récepteur, effectue également des boucles
rétroactives qui permettent cet ajustement lors des éventuelles modifications d’état de la
chaîne. Sans elle, pas d’organisation possible de la matière !
Le corps biologique s’érige sur ces principes : l’information génétique contenue dans l’ADN
code pour les protéines et les hormones, messagers chimiques sécrétés par le système
endocrinien et qui agissent via le système circulatoire, l’organisation nerveuse… Tous ces
systèmes d’échange et de traitement de l’information construisent l’homéostasie, cet
équilibre dynamique qui nous maintient en vie.
En droit toute notre expérience se résume à de l’information. Le promeneur printanier qui
s’avance sur un chemin fleuri, en lisère de forêt, tout en appréciant le chant des oiseaux et le
bourdonnement des insectes et le décorum général : ce tableau se réduit à des
représentations sensorielles (formes, couleurs…), de l’influx nerveux, une fine sueur en guise
de thermorégulation, les sensations kinesthésiques de la marche… bref, un beau système
informationnel qui mouline en pleine campagne ! Le corps et mon expérience corporelle
font donc jeu égal avec la machine. La cybernétique prend ici les habits d’une magicienne,
qui orchestre des rencontres improbables et nous intime de revoir nos ontologies trop bien
rangées.
44
Aurel David, La Cybernétique et l’Humain – cité par Jean-Michel Besnier Demain les posthumains, Fayard, 2010, p136
40
[Le Cyborg] A la croisée des chemins, Cyborg naquit en 1960, à l’heure de la conquête
spatiale. Le terme voulu par Manfred Clynes et Nathan Klines, deux spécialistes en
neurologie et pharmacologie, nous vient de cybernetic organisme. Le cyborg désigne ainsi
l’organisme auquel on a ajouté un mécanisme capable d’autorégulation qui lui permet de
vivre dans un milieu auquel il n’est pas adapté.
Et le premier organisme à tenter l’aventure fut un rat… affublé d’une pompe
osmotique45.
En 1985, Neil Harbisson, frappé d’achromatopsie et ne voyant donc qu’en noir
et blanc, se voyait greffer un eyeborg, permettant de convertir les couleurs en
fréquences sonores. Ayant obtenu le droit de poser avec sa précieuse
prothèse pour la photo de son passeport, il s’était déclaré le premier
« eilborg » au monde !
Plus proche de nous, le britannique Kevin Warwick, professeur de
cybernétique, commandait en 2002, depuis les Etats-Unis et grâce à des
électrodes plantées dans son bras, une main robotique restée en Angleterre.
L’influx nerveux avait été retranscrit via le net. Voilà qui devait suffire à ce
qu’il se proclame être le premier cyborg.
Et en attendant de redéfinir les corps, les technologies de l’information s’immiscent toujours
plus dans notre intimité. Nous connaissions l’exemple du Baja Beach Club, cette
boîte barcelonaise qui propose à ses clients une puce RFID VIP implantée qui
leur permet d’entrer et de consommer directement. Les Coréens du sud ont vu
les choses en plus grand avec ce projet d’une ville ubiquitaire. A New Songdo
City, bien plus qu’un centre opérationnel, ce seront 75000 habitants qui, puces
RFID au corps, évolueront en 2015 dans un environnement où l’informatique sera
omniprésente.
Le corps cybernétique se construit et nous vient avec cette image du savant farfelu ou du
projet décalé, voir utopiste. Mais la proposition est là qui ne peut être ignorée ! Nous
entrons dans l’ère du corps augmenté. D’ailleurs nous vivons entourés d’outils et de
prothèses : lunettes, implants cochléaires, vêtements… De l’homo faber au cyborg, où et
45
Les pompes osmotiques sont souvent employées pour inoculer de manière réglée des substances dans l’organisme.
41
quand situer le hiatus ? Nos outils et prothèses sont-ils des organes extérieurs ? Et à rebours,
nos organes, des outils ?
Pour Thierry Hoquet, maître de conférences en philosophie à Paris X « si Organorg désigne la
manière canguilhemienne dont un organisme vivant se prolonge en outils et artefacts » la
différence est que « Cyborg devient le nom propre du câblage intrusif et invasif »46. Le corps
augmenté prend bien l’allure d’un corps machinique. Il n’est plus ce centre vital dont
l’influence rayonnait sur des machines environnantes pouvant être définies comme organes
extérieurs. Il nous enjoint de penser la machine non plus comme organe mais comme
organisme. Voilà ce que la logique réductrice et systémique de la cybernétique a réalisé !
Dans le corps cybernétique, le biologique ne structure plus unilatéralement son
environnement dans une relation d’utilité. Lui-même entre dans l’économie de l’outil, de
l’utile… et donc du substituable.
[Amélioration et ligne de vie cybernétique] Examinons maintenant une piste possible de ce
projet anthropogénique rendu possible par la cybernétique et voulu par les
transhumanistes. Celle-ci se trouve décrite par l’informaticien Raymond Kurzweil dans son
ouvrage Humanité 2.0, La bible du changement. Cela commence par un tour du propriétaire
– à savoir le corps : joliment conçu, il ne convainc cependant pas tout à fait. A commencer
par le cerveau : « Bien qu’il soit impressionnant… il souffre de limitations sévères. Nous
utilisons son parallélisme de masse (une centaine de milliards de connexions interneuronales
opérant de façon simultanée) pour reconnaître rapidement des modèles subtils. Mais notre
raisonnement est très lent : les transactions neuronales basiques sont plusieurs millions de
fois plus lentes que les circuits électroniques contemporains. Cela rend notre bande passante
physiologique extrêmement limitée par rapport à la croissance exponentielle de la base de
connaissances humaines. »47 Une insatisfaction qui s’étend rapidement à tout le
corps : « Nos corps biologiques version 1.0 sont fragiles et sujets à une myriade de problèmes
de fonctionnement, sans faire mention des rituels de maintenance incessants qu’ils
requièrent. »48. Dans ces grands traits la version 2.0 du corps ferait presque office d’image
46
Thierry Hoquet, Cyborg philosophie, penser contre les dualismes, Seuil, octobre 2011, p57 47
Raymond Kurzweil, Adeline Mesmim, Humanité 2.0, La bible du changement, M21 Edition, 30 août 2007, p30-31 48
Ibidem, p31
42
d’Epinal : une version augmentée, plus durable et développée, avec des milliards de
nanorobots qui circulent dans le sang, le cerveau et les organes. Leurs objectifs ? Détruire les
agents pathogènes, corriger les erreurs de notre ADN, éliminer les toxines, interactions avec
les neurones et bien évidemment la connexion intime entre les intelligences biologique et
artificielle…
Plus en détail le big bang du corps commencera par l’absorption de drogues et de
compléments qui reprogrammeront les voies métaboliques du corps.
Concernant notre système digestif il sera remplacé par « un appareil de nutriments dans la
ceinture ou dans un sous-vêtement qui serait chargé de nanobots porteurs »49. Et pour les
petits et gros besoins, le passage aux toilettes ne sera plus obligatoire grâce à ces « nanobots
d’élimination qui agissent comme des compacteurs d’ordures »50. Notre corps 2.0 disposera
également de réserves métaboliques internes bien plus importantes.
Pour le cœur qui connaît un trop grand nombre d’échecs et s’arrête bien souvent avant le
reste du corps, son amélioration passera… par sa suppression : efficace ! «Même si les cœurs
artificiels commencent à être des remplaçants envisageables, il serait plus efficace de se
débarrasser tout simplement du cœur. »51. Des cellules sanguines nanorobotiques feront
l’affaire.
Exit également les poumons, remplacés par les respirocytes, nanobots là encore, chargés
d’éliminer le dioxyde de carbone et de fournir l’oxygène.
Et concernant cette pièce maîtresse qu’est le cerveau, des implants basés sur le modèle
neuromorphique existent déjà pour une liste toujours plus longue des régions du cerveau. Et
nous pourrons mettre en place des systèmes neuroprosthétiques52, déjà testés avec succès
sur certains troubles de la mémoire, pour améliorer nos capacités cognitives. Les
technologies envahiront toujours plus le cérébral pour s’inviter dans les nobles activités de
l’esprit.
Au final un tel corps se projette bien dans la création conceptuelle du Primo Posthuman sur
lequel a travaillé l’artiste Nastasha Vita More. Kurzweil s’y réfère également :
49
Ibidem, p327 50
Ibidem 51
Ibidem, P329 52
La prosthèse se distingue de la prothèse en ce qu’elle ne remplace pas un membre mais s’y ajoute.
43
Doté d’un metacerveau comprenant une connexion internet, une prothèse de néocortex,
une intelligence artificielle, une peau intelligente… voilà le corps cybernétique par
excellence. Un corps augmenté, dépouillé de ses fragilités et qui aurait sauvé l’essentiel, à
savoir la conscience et l’intelligence, fussent-elles artificielles. Mais à plans ontologiques
équivalents, biologique et artificiel ne se différencient plus. La réduction du biologique
opérée par la cybernétique réalise donc ce tour de force de construire un corps contre-
nature sans toutefois qu’on puisse l’accuser explicitement de totale dénaturation !
L’augmentation par la technologie a de beaux jours devant elle…
3/ Le corps dans tous ses états
Si le cyborg est la voie maîtresse pour l’augmentation du corps humain, d’autres possibilités
demeurent. Nous ne saurions quitter les fabriques du corps sans présenter rapidement deux
alternatives de taille : la voie du tout-génétique et la voie de la dématérialisation.
La première, celle du tout-génétique, apparait comme une alternative presque raisonnable
et mesurée. Elle est défendue par ceux qui, comme Miroslav Radman, voient dans les
prothèses et prosthèses un palliatif commode mais problématique : « Sinon on a décidé que
les compensations (« prothèses ») électroniques et chimiques (dont on aura de plus en plus
besoin) sont plus désirables. C’est une décision délicate car le contrôle de ces prothèses
restera dans les mains des institutions et rendra le destin de l’individu totalement des
institutions. »53. Le corps doit conserver son autonomie… et être conçu pour être autonome.
Prothèses et prosthèses relèvent, pour la personne, du domaine de la dépendance. Le travail
sur génome en vue d’un renforcement biologique se situe lui en amont. C’est donc là que
53
Miroslav Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Plon, 2011, p161.
44
l’effort doit porter, avec l’aide des nanotechnologies : « De là à penser qu’on en vienne, avec
ces tous petits engins et ces nouveaux discours, à bricoler notre génome, cela ne serait pas
étonnant. Je le dis ici franchement : cela ne me ferait pas peur. ». L’augmentation par la voie
génétique et moléculaire s’avère ainsi suffisante : nul besoin qu’il se fasse machine.
La seconde voie possible pour l’augmentation de l’homme passe par sa dématérialisation
complète. Robotique, puces cognitives… nous avons détaillé dans notre première partie la
mimétique produite par les nouvelles technologies. Il s’agit de reproduire les conditions
d’émergence d’une conscience sur un autre support que le corps biologique. W. Daniel Hillis,
un inventeur américain et designer d’architectures d’ordinateurs, voit le malheur de
l’homme en ce que son intelligence est plongée dans la confusion des émotions dont le
corps l’assaille. Il faut la libérer, quitte à lui donner un corps de silicone.
Nous connaissions la thèse du téléchargement de la conscience ; projet qui a suscité
l’adhésion enthousiaste de certains, au rang desquels Gordon Bell. Chercheur vétéran chez
Microsoft, dans le cadre de son projet MyLifeBits, il a enregistré et scanné tout ce qu’il
voyait, mangeait, lisait et produisait comme travaux, dans l’espoir de reconstituer une e-
memory ainsi qu’une e-personnalité. Mais il y a une autre voie, comme celle présentée par
le film Tron : l’apparition spontanée d’une vie numérique. Dominique Lecourt le souligne :
« Il s’agit non plus de réaliser une machine sur laquelle transférer le contenu de l’intelligence,
mais, plus audacieusement encore, de créer les conditions artificielles dans lesquelles des
formes vivantes virtuelles (mathématiquement définies) pourraient émerger. »54.
Nous retrouvons là une des visées du transhumanistes que nous les présentaient Marc
Roux : la Conscience est bien l’élément à sauvegarder. Parvenir à l’émergence d’une vie
numérique serait réussir ce pari : « L’avènement de la vie artificielle constituera l’événement
historique le plus important depuis l’émergence de l’homme… Ce sera le moment fort de
l’histoire de la Terre, et peut être de l’univers entier. »55. La dématérialisation de l’homme,
l’effacement de son corps, s’autorise alors les plus extravagantes imaginations. Hans
Movarec, chercheur en robotique, envisage que nos descendants s’uploadent vers des
robots fractals - des buissons artificiels gigantesques composés de branches qui se
subdivisent plus finement jusqu’à toucher les atomes – ou qu’ils décident de devenir des
54
Dominique Lecourt, Humain, Posthumain, PUF, 2003, p62 55
J. Doyne Farmer & A. Belin, Artificial life : the coming evolution – cité par Dominique Lecourt
45
cerveaux Jupiter, c’est-à-dire des centres de calcul de la taille d’une géante gazeuse.
Alexander Chislenko, un théoricien russe de l’intelligence artificielle, suggère que
d’autres abandonneront leur individualité pour devenir des soupes fonctionnelles
reconfigurables à souhait.
Les fabriques transhumaines, dopées par le progrès, nous mènent décidemment loin de
notre corps familier... un « progrès à l’infini », tel que le mentionne Marc Roux, qui soutient
les utopies posthumaines.
C] Prospectives et Utopies posthumaines
Comme tout programme, le transhumanisme a ses dates à tenir. Nous venons d’aborder ses
objectifs à travers les voies possibles d’une amélioration du corps, reste à voir son
calendrier !
1/ Les prospectives du corps
Les techno-prophètes ont le don de prédire l’avenir. Ou plutôt de le construire répondent-ils.
Par la réflexion et l’action qu’ils conduisent dans le domaine des technologies convergentes,
les transhumanistes sont aux premières loges et voient de loin les événements à venir
prendre forme.
Certains transhumanistes, à l’instar de Ray Kurzweil, se font fort d’anticiper sur l’histoire du
progrès technologique. Une prospective qui ouvre d’ailleurs leur ouvrage Humanité 2.0, La
bible du changement. Kurzweil, baignant depuis plus de 50 ans dans l’innovation, raconte sa
prise de conscience progressive : « Je suis progressivement devenu conscient de l’imminence
d’un événement qui allait tout transformer durant la première moitié du XXIe siècle. »56. Cet
événement, c’est la Singularité. Il s’agit là de la venue du moment à partir duquel l’humanité
connaitra une croissance technologique exponentielle. « C’est une période future pendant
laquelle le rythme du changement technologique sera tellement rapide, son impact tellement
56
56
Raymond Kurzweil, Adeline Mesmim, Humanité 2.0, La bible du changement, M21 Edition, 30 août 2007, p29
46
important que la vie humaine en sera transformée de façon irréversible. »57. La venue de ce
moment restructura toute notre histoire et le sens donné aux avancées technologiques. Ce
sera en quelque sorte le triomphe du Progrès, sa justification par son impact.
Aujourd’hui nous pouvons déjà saisir les signes avant-coureurs de la singularité, à travers
l’accélération des découvertes et leur convergence. Mais le moteur qui conduit à cet avenir
faste, c’est le développement de l’intelligence artificielle. Car elle supportera le progrès par
la suite, induisant une transformation radicale des hommes et des sociétés. Si radicale
d’ailleurs qu’il ne nous est pas possible d’anticiper dans le détail de quoi il en retournera
pour l’humanité une fois passé ce point historique. Mais une chose est sure : cette force
d’entrainement prodigieuse procurée par l’intelligence artificielle transcendera nos racines
biologiques. La singularité représente donc la transmutation du corps par le progrès.
Regardons le calendrier transhumaniste :
Comme on le voit, les années 2020 seront cruciales. Si les ordinateurs auront acquis
suffisamment de puissance de calcul dès 2013 (1016 Flops) pour supporter une simulation
générale du cerveau humain, c’est en 2025, avec une capacité 1000 fois supérieure, que
l’uploading de nos consciences entrera en action.
57
Ibidem
47
Des six grandes époques de l’univers, nous serions en passe d’entrer dans la 5ème, qui
comprend la fusion de la technologie avec
l’intelligence humaine. Après une
présentation anthropique de la constitution
des lois de notre univers, qui autoriseront
bien plus tard l’émergence de l’ADN, puis
celle du cerveau et de l’homme, la dernière
grande époque à laquelle nous conduira la
singularité sera celle du grand réveil de
l’univers. « L’une des conséquences de la
Singularité sera de baigner l’univers d’une
intelligence détachée de ses origines
biologiques et du cerveau humain, de saturer la matière et l’énergie dans cette brume
d’intelligence. »58 Tel un bon thé, notre civilisation infusera tout l’univers, produisant un
rayonnement extraordinaire de l’intelligence, tout en se servant des ondes gravitationnelles
et de la vitesse superluminique pour ses transferts d’information. En définitive c’est toute la
matière de l’univers qui sera sublimée…
Ici se manifestent ouvertement les racines psychédéliques du transhumanisme. Ce
mouvement de contre-culture apparu dans les années 1960-70, avec pour tête de file
Timothy Leary, soutenait l’usage des drogues psychotropes et hallucinogènes pour effectuer
des voyages de la conscience, véritable transports mystiques. Ainsi dans sa théorie des huit
circuits, représentant les fonctions du cerveau qui se révèlent progressivement, Timothy
Leary propose « un système de navigation, une praxis, susceptible de permettre à chacun de
choisir les technologies – et les états de conscience donc – capables de l’amener à ses
buts »59. La consommation à haute dose du LSD permet ainsi d’accéder aux secrets contenus
dans notre ADN, 7ème circuit, tandis que le dernier circuit porte sur une conscience atomique
située hors du corps. Voilà qui rejoint directement notre calendrier ! Le posthumanisme a
ainsi transformé en un programme scientifique ce qui se voulait, 40 ans plus tôt, une
élaboration mystifiée de la conscience.
58
Ibidem, p41 59
Rémi Sussan, Les utopies posthumaines, Omniscience, 2005, p99
48
2/ L’immortalité pour récompense
Pour nombre de transhumanistes, la mort n’a rien d’une fatalité. « En finir avec la
finitude » : ce credo implique la visée monstrueuse, parce que hors norme, d’une vie qui
n’en finirait plus de vivre.
La logique d’amélioration n’entend pas seulement repousser la limite du biologique : elle
travaille à l’évincer ! La scène mondiale du transhumanisme rejouerait là la grande épopée
de Gilgamesh. Rêvant de grandeur et d’immortalité, ce héros mésopotamien parvint à
s’emparer de la plante de jouvence avant de se la faire dérober… et de renoncer à ce rêve
fou.
Quelques 4600 ans plus tard, le scénario est en passe de se rejouer, sur fond de technologies
convergentes. Les protagonistes ont l’air plus décidés… et nous avons le choix des armes !
A commencer par la plus drastique d’entre elles : la cryogénisation. Pour y accéder il faut
légalement avoir obtenu son certificat de décès. Alors le corps, vidé de ses
flux est congelé à -130° dans l’espoir d’être un jour ramené à la vie. En
attendant d’en être capable, la société Alcor remplit ses frigos d’espoirs
téméraires et peut être un peu fous si l’on prend en compte que les cristaux
formés lors de la cryogénisation font des dommages irréparables, notamment
au niveau des neurones.
Un autre moyen plus prévenant pour le corps est l’élixir de jouvence. Nous connaissons bien
des espèces immortelles à l’instar de l’hydre et de la méduse Turritopsis nutricula. La
recherche en biologie moléculaire qui s’attache à ces espèces pourrait bien nous livrer leur
secret et déboucher sur le Graal de tout vivant : un moyen simple d’arrêter la sénescence du
corps, voire de la renverser ! Miroslav Radman se montre confiant à ce sujet : « L’élixir sur
lequel nous travaillons mettra en circulation une molécule (ou un mélange de molécules) qui
sera le petit grain de sable empêchant le processus de dégénérescence lié à l’oxydation de
nos précieuses cellules, ce petit grain de sable viendra contrarier et ralentir (sinon arrêter) le
tic-tac de l’horloge de la dégénérescence biologique. »60. Il ne reste donc plus qu’à attendre
que cet élixir, aussi nommé par le biologiste Abraxas, arrive dans nos pharmacies.
60
Miroslav Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Plon, 2011, p70
49
Mais l’avocat le plus médiatique de l’arrêt des processus du vieillissement est Aubrey De
Grey, un chercheur au département de génétique de l’Université de Cambridge. Selon Grey
nous sommes déjà en possession des connaissances nécessaires pour développer la création
d’une sénescence négligeable, celles-ci ont juste besoin d’être assemblées. Dans les 5 à 10
ans nous devrions commencer à voir rajeunir les souris de laboratoire, cet animal avec lequel
nous partageons 99% de nos gènes. « Notre espérance de vie sera de l’ordre de 5000 ans d’ici
l’année 2100 » clame-t-il. Arrivés là nous serons capables de prolonger indéfiniment notre
vie.
Mais l’échéance pourrait être plus courte pour les partisans de l’uploading. 2025 nous
promet-on ? Alors nos consciences pourront s’évader sur des supports plus durables et
moins récalcitrants que nos corps, pour se trouver choyées dans un e-body flambant neuf.
L’immortalité pour récompense : ce choix de titre se justifie étant donné l’ascèse réclamée
par le transhumanisme. Pourquoi une ascèse ? Car les moyens techniques de l’immortalité
ne sont pas encore tout à fait arrivés ! Pour parvenir à ces dates plus avancées du XXIe siècle,
mieux vaut donc prendre grand soin de notre corps biologique v 1.0. Et sur ce point les
transhumanistes ont aussi tout prévu. La théorie des trois ponts que proposent Ray Kurzweil
et Terry Grossman scande les trois grandes étapes de notre transformation. Le troisième
pont « est la révolution technologique I-A (intelligence artificielle). Cette dernière nous
permettra de reconstruire notre organisme et notre cerveau au niveau moléculaire »61. Mais
cette construction est bien éloignée, car dès avant cela le deuxième pont constitué par la
révolution biotechnologique nous aura rendu immortels. Marchant sur le premier pont, il
nous faut suivre « Le Programme de longévité de Ray et Terry » de sorte à conserver notre
corps dans le meilleur état possible en attendant la seconde étape. Activité physique, régime
draconien, prévention des pollutions électromagnétiques, chimioprévention pour réduire les
risques de cancer, maintien des deux hémisphères du cerveau pour des activités variées et
ciblées… La discipline de vie du Programme de longévité est millimétrée et ascétique. Mais la
bonne santé est, faute de mieux, le passage obligé vers l’immortalité.
Cette seconde partie nous a permis d’ouvrir les portes des fabriques transhumanistes du
corps. L’amélioration de l’homme motive les avancées technologiques et surtout les faits 61
Ray Kurzweil & Terry Grossman, Serons-nous immortels ?, Quai des sciences, p18
50
valoir comme progrès. Les voies de cette amélioration sont multiples, mais une chose est
certaine : le somatique en fera les frais. Et il le doit car il ne répond pas à un réquisit simple
qui est la sauvegarde l’intelligence. Le corps est un bien trop piètre réceptacle pour la
conscience : il lui fait devenir cybernétique afin que notre intelligence technicienne,
s’appliquant au fragile soma, lui soutire enfin une assurance-vie.
*
* *
51
Troisième partie
La part du rêve :
Le transhumanisme, entre fatigue et responsabilité
………………………..
Débrouiller la part de rêve qui habite les idées transhumanistes, c’est aussi mettre en
évidence le rôle qu’elles ont à jouer. Car nous avons un besoin urgent de penser le devenir
de l’homme et des technologies. Mais la pertinence et l’utilité de cette pensée toute
désignée ne peuvent faire l’économie d’un examen critique. Pour cela nous orienterons
notre questionnement sur la fatigue, bien malmenée par les technoprogressistes : que nous
signale cette volonté farouche de faire l’économie de la fatigue ? De même, à prôner
l’émancipation et la nouveauté radicale, le transhumanisme semble souscrire à un principe
d’irresponsabilité. Mais sous le grand nom de bonheur universel, prépare-t-il seulement une
vie où il fait bon être homme ?
52
A] Les rouages du transhumanisme
A mesure que nous nous sommes avancés dans la prospective transhumaniste, l’utopie s’est
faite plus prégnante, s’autorisant parfois de pousser jusqu’au grotesque. Les écrans de
fumée se sont multipliés, rendant le paysage opaque. Nous tenterons ici une chose : celle
d’éclairer le rejet du corps « version 1.0 » comme refus de la fatigue. Qu’en résulte-t-il ?
1/ L’avenir de la fatigue
Nous l’avons vu, les technologies convergentes sont en passe de produire le grand « bang »
du corps. Celui-ci se trouverait projeté sous des formes difficilement appréciables de
l’endroit où nous sommes. Un endroit d’ailleurs bien inconfortable et inhospitalier. Mais que
l’on se rassure : il n’est qu’un point de passage sur la flèche historique de l’amélioration.
En attendant de gravir les quelques marches restantes pour parvenir au moment du
soulagement, l’imagination s’autorise quelques incursions anticipatrices dans ce nouveau
royaume… et la grogne monte qui lance ses invectives au corps.
Mais quel mal ronge le corps pour justifier cela ? D’un nom, qui en recouvre d’autres, la
tradition philosophique l’a nommé fatigue. Dans son ouvrage Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, Emmanuel Levinas décrit le voyage d’existence comme un voyage où il faut
toujours s’occuper de ses bagages. Dès son commencement nous sommes lestés, empêtrés,
accablés… A ce titre, l’intimité est, aux yeux du philosophe, une chute originelle : à l’être de
chair, « le Royaume des cieux lui est déjà fermé ». La vie biologique laisse décidemment peu
d’espoir. Malgré soi et à contrecœur parfois, nous sommes les signataires d’un contrat qui
nous lie à nos chairs. Sur cette trajectoire terrestre et éphémère, la lassitude nous assaille.
Cette lassitude Jean-Louis Chrétien, philosophe spécialiste de patristique et de l’Antiquité, la
comprend ainsi : « Elle est un refus d’exister, elle consiste à abdiquer l’existence : ce qu’elle
nie, en acte et comme acte, et avant tout jugement, ce n’est pas une forme particulière de
notre vie, mais bien l’existence même. Qu’y a-t-il dans notre existence qui puisse être
originairement lassant ? Etre, c’est avoir à être et à faire. C’est cet avoir à… pensé sur le
mode du contrat, qui est l’objet propre de la lassitude. »62. Dès les premiers efforts du corps,
62
Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, Les éditions de minuit, 1996, p126
53
la fatigue est là, trop fidèle compagne. L’existence projette une ombre qui la suit
infatigablement et dont maintes personnes, à maintes occasions, ont rêvé de se défaire.
Tout corps porte en lui la fatigue qui l’emportera. Jamais silencieuse, elle nous rappelle
toujours au bon souvenir de notre finitude. Le poète et philosophe Lucrèce en faisait déjà
l’amer constat il y a plus de 20 siècles : « Tout dépérit peu à peu, et marche vers la bière,
épuisé par la longueur du chemin de la vie. »63.
Le posthumanisme rejouerait-il une scène ancestrale ? La technologie aurait-elle réveillé une
défiance bien enracinée du corps ? On nous parle d’un bonheur universel et d’un
rayonnement sans limite de l’intelligence qui magnifierait le cosmos. Il est à noter que cet
idéal se gagne dans un au-delà, bien terrestre celui-là. La mystification des technologies
définit une transcendance horizontale mais porte la même accusation : l’existence
biologique est déceptive.
Ainsi ce discours reprend les articulations millénaires d’une lecture métaphysique – et
partant, platonicienne - de l’existence. Rappelons cette description du monde phénoménal
exposée dans le Timée : ce dernier « est visible, tangible et corporel, et toutes les choses de
ce genre sont sensibles et les choses sensibles, *…+ sont, nous l’avons vu, sujettes au devenir
et à la naissance. »64. La logique transhumaniste du dépassement et de l’amélioration
propose à son tour une eschatologie camouflée. Car à défaut d’avoir pour credo l’éternité de
l’âme, il nous reste celle du corps transformé ! Entre l’espoir chrétien et la prospective
transhumaniste, gagnons-nous au change ? De part et d’autre le centre de gravité a déjà
basculé dans un ailleurs que l’on rêve meilleur. Le bonheur universel se substituerait à la
félicité, à la différence que cette dernière est prêchée par quelques-uns dans les paroisses
alors que celui-là s’élaborerait dans les centres de recherche.
L’ombre de la métaphysique plane donc sur les utopies posthumaines. Et voilà qu’elle fait
sienne la rage philosophique, telle que Nietzsche la découvrait : « L’histoire de la philosophie
est une rage secrète contre les conditions premières de la vie, contre les sentiments de
valeurs de la vie, contre le parti pris en faveur de la vie. Les philosophes n’ont jamais hésité à
approuver un monde, à condition qu’il contraste avec ce monde-ci, qu’il fournisse un moyen
63
Lucrèce, De rerum natura, II, 1173, GF, 1998, p179 64
Platon, Timée, 27b-27c, Paris, 1969, GF, p 410.
54
commode de dire du mal de ce monde-ci. »65. Ce sont les pouvoir-faire technologiques qui
nous donnent aujourd’hui les moyens de dénoncer ces conditions premières de la vie, au
tout premier rang desquelles se situe la fatigue. Nous en venons par-là à poser « la vie dans
la vie », la vie véritable, et nourrissons le mépris de notre temps et du monde. Voilà ce que
Nietzsche désigne du nom de Grande fatigue. Et elle ne tient son nom que par la grandeur
de ce à quoi elle s’attaque : la vie même ! Après l’avoir vidée de sa substance, départie de
son sens, nous entrons sur les terres du nihilisme.
L’usage du monde nous use et notre corps vieillissant en est l’empreinte coupable. Le
transhumanisme veut l’amélioration contre la fatigue. Les fabriques du corps 2.0 ont fait
vœu d’atteindre les conditions premières de la vie pour expurger cette mauvaise racine.
Mais de l’amélioration de la condition humaine à son complet renversement par
l’amélioration, il y a un moment où le progrès n’est plus qu’un prétexte. Prétexte à rejouer
la carte d’un au-delà ; prétexte à jouer la technologie contre la finitude et à nous parer d’une
grandeur bien pâle.
Mais à cette lecture le transhumanisme objecte un dernier argument. Donner à la fatigue la
place qui lui revient, c’est construire une philosophie de la consolation. Apprendre à pleurer
dignement en quelque sorte. Ainsi s’exprime Nick Bostrom: « Que ces gens cherchent à
justifier la mort est compréhensible. Jusqu’à récemment il n’y avait aucun moyen pour la
combattre, et il y avait un sens à créer une philosophie de consolation selon laquelle la mort
de vieillesse est une chose souhaitable. »66. Que la philosophie vaille comme soin de l’âme et
consolation, nous ne le discutons pas. Mais le transhumanisme nourrit de science-fiction
n’est-il pas aussi, pour l’essentiel, une consolation ? Et à ce jeu, laquelle est préférable : une
consolation qui soutient et guide nos choix d’existence ou une consolation bercée
d’illusions ?
Si pour les techno-prophètes la fatigue n’a pas d’avenir, nous persistons à y voir un effet
significatif de leur discours.
65
Nietzsche,Fragments posthumes, Tome XIV, printemps 1888, 14 [134], p 105. 66
Voir http://www.extropy.org/faq.htm
55
2/ Projet technoscientifique : poser le pied en terra incognita
Nous avons à plusieurs reprises fait état de l’indétermination du corps à venir. Bien sur le
futur ne peut être prédit, mais il y a plus que cela. On remarque cette volonté à l’œuvre de
faire exploser les cadres et les carcans.
Le projet transhumaniste rue dans les brancards, avide de parcourir de nouveaux paysages.
Certes, la feuille de route qu’il s’est fixé est bien définie, les grandes dates de son calendrier
étant les dates du progrès technologique, souvenons-nous du calendrier proposé par
Raymond Kurzweil. Mais de son propre aveu, le moment de la Singularité nous entraînera
vers des horizons encore inconnus.
Pour comprendre la spécificité du projet ici proposé, il est intéressant de le mettre en
perspective avec la technoscience moderne. Car la maitrise de nos destins par la
connaissance et le bonheur universel en sont aussi l’apanage. Marina Maestrutti, maitre de
conférences en sociologie à Paris 1, pointe ce parallèle de circonstance où les visées du
transhumanisme rejoignent la promesse d’Eden voulue par Francis Bacon, fondateur de la
méthode expérimentale. Reprenons la citation choisie de ce scientifique britannique du XVIIe
: « Prolonger la vie. Rendre à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir les
maladies réputées incurables. Amoindrir la douleur. *…+ Augmenter la force et l’activité. *…+
Augmenter et élever le cérébral. Métamorphose d’un corps dans un autre… »67. Voilà que la
nouvelle science physique offre à l’humanité de porter remède aux insatisfactions de sa
condition. La sociologue note que l’utopie baconienne proposée dans son ouvrage La
Nouvelle-Atlantide se caractérise, autant que le transhumanisme, par « le règne des matières
synthétiques, des nouveaux matériaux et des langues nouvelles réinventées parles nouvelles
sociétés »68. Se réinventer, améliorer l’homme… à trois siècles d’intervalle, le vocable des
deux projets technoscientifique est bien le même. Mais au jeu des différences, il en est une
qui ne trompe pas : le transhumanisme n’a pas seulement envie de s’élever vers un autre
état de l’humanité, il a surtout envie… d’en finir !
La technoscience du XXIe siècle ne construit pas l’avènement de la subjectivité et de la raison
humaines. Elle l’éradique. Trois siècles de progrès scientifiques et techniques plus tard, nous
67
Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Flammarion, 2000, 133 68
Marina Maestrutti, Imaginaire des nanotechnologies, Vuibert, 2011, p 122
56
sommes toujours bien humains, trop humains. D’autant plus que les fruits de ces années
auront été surtout au bénéfice des machines devenues elles, trop parfaites. De quoi susciter
quelque frustration ou, plus encore, une honte bien avouée. Cette honte, Gunther Anders la
nomme honte prométhéenne, celle « qui s’empare de l’homme devient l’humiliante qualité
des choses qu’il a lui-même fabriquées. »69. L’opprobre fondamental, comme la désigne le
penseur polonais, c’est d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. L’homme a honte de
son devoir d’existence « à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils
ont été calculés dans les moindres détails »70. Naitre n’est d’aucun secours. Et l’homme
contemporain veut échapper à cette calamité en se réglant sur ce qu’on peut bien appeler
« ses dieux », à savoir les machines.
Le sentiment de fierté et de maitrise des modernes nous a abandonné. La cybernétique a fait
s’animer des merveilles de technologie sous nos yeux jaloux et ébahis. Et peu à peu ce qui
nous définissait si bien – l’intelligence, l’imagination… - se trouve externalisé. Comme l’écrit
le philosophe Jean-Michel Besnier : « de l’homme nous ne pouvons connaître que ce qu’il fait
et cela se laisse décrire par référence à une psychologie qui vaut aussi bien pour l’animal que
pour le robot »71. Nous avons vidé le sujet de sa substance et le « fantôme dans la machine »
a pris ses jambes à son coup devant le marteau belliqueux des descriptions behavioristes.
C’est pourquoi le projet technoscientifique soutenu par les tenants du transhumanisme
adopte cette conduite étrange d’une voiture folle lancée à toute vitesse et dont le chauffeur
se serait fait la malle. Laissons faire les technologies et ne légiférons surtout pas là où
l’incroyable nouveauté pourrait décider d’apparaître. J.M Besnier fait ce constat : « La
science et la technique modernes ont perdu l’idéal cartésien de maîtrise qui les définissait.
L’immaîtrise est le nouvel idéal régulateur et elle implique à terme l’annulation même de
l’initiative humaine. »72. Nous sommes bien fatigués d’être aux commandes et nous nous en
remettons au progrès pour poursuivre notre route – à condition qu’il soit exponentiel !
Embarqués dans cette aventure technologique, nous regardons l’eau filer le long de l’étrave
bien profilée et remplissons l’horizon de figures étranges.
69
Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea, 2002, p37 70
Ibidem, p38 71
Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Fayard, 2010, p173 72
Ibidem, p199
57
Car la technoscience défendue par les transhumanistes est une mosaïque
de contributions qui alimentent la vision futuristes du mouvement :
textes académiques et fictionnels y sont d’une même importance. Sur les
forums transhumanistes, on discute ainsi avec autant d’implication du
dernier jeu vidéo sorti sur le thème du human enhancement – Deus Ex,
Human Revolution – que d’une actualité d’importance touchant aux
recherches. La science-fiction a enrichi les fondements théoriques de la technoscience. Le
Neuromancien de Gibson, qui a inspiré Matrix, RoboCop, BladeRunner, Le meilleur des
mondes d’Aldous Huxley… chacun de ces titres a nourrit les
spéculations sur la transformation de l’homme. A défaut d’avoir à
définir la forme humaine définitive, la technoscience se nourrit de
la démultiplication des productions de notre imaginaire qui
entretiennent autant de possibilités.
Ce débordement volontaire a quelque chose d’un geste créateur que nombre de
catastrophistes jugeraient à tort. Et alors que la technoscience entre dans la zone rouge du
calendrier transhumaniste, notre corps biologique continue de tourner dans le manège des
possibles. Et que personne ne l’arrête ! Car c’est à ce prix qu’il entrera en terra incognita…
B] Distinguer les futurs possibles
L’éradication de la fatigue et le projet d’immaîtrise sont deux ressorts que nous avons
identifiés comme importants. C’est à travers eux que la technoscience signifie son progrès et
s’abreuve d’utopies. Mais du manège des possibles aux futurs possibles, il y a un pas. Un pas
qui suppose de définir tout d’abord où la prospective du transhumanisme perd pied ; puis de
reconnaître à quel moment l’amélioration du corps cesse d’être conséquente.
1/ Les rêveries du transhumanisme - Rencontre avec André Lebeau, Physicien
André Lebeau est physicien, enseignant, spécialisé entre autres sur la question du système
technique. Il a notamment été président du Centre national d'études spatiales et ex-directeur
58
général de Météo France. Je tiens à le remercier pour son accueil chaleureux, m’invitant
chez lui à Arcueil pour discuter de ces questions.
Quelle relation la technique entretient-elle avec le corps ?
Agir sur le corps fait partie de la technique, depuis l’origine de la vie
humaine pratiquement. L’acte technique consiste à donner une forme à
la matière et entretenir avec cette forme une relation particulière. Et cela
s’applique aussi bien au vivant qu’à l’inerte. Vous fabriquez un chemin de
campagne, vous faite un acte technique. Vous fabriquez un chapon en
enlevant aux poules leurs organes génitaux : c’est un acte technique, touchant à l’organisme.
Quand on ferre les chevaux on exécute un acte technique qui améliore les capacités d’un
organisme supérieur. Passer de la matière inorganique à la matière vivante n’implique
aucune rupture majeure.
Mais l’acte technique qui s’applique au corps devient de plus en plus important : la
pharmaceutique, la chirurgie… tout cela sont des bouclages techniques sur l’humain. Mais là
où il y a rupture c’est lorsqu’on commence à toucher volontairement à la structure de la
mémoire génétique…
Quelles seront les conséquences si nous touchons au génome humain en vue de
l’améliorer ?
Une des branches du transhumanisme vise la modification de l’organisme humain en
touchant à son ADN. Nous avons compris ce qu’est la structure de l’ADN et nous savons la
modifier. Nous pouvons toucher au patrimoine génétique de l’homme de façon à faire une
nouvelle espèce !
Le problème est donc celui de la diversification volontaire de l’espèce humaine au-delà de ce
que l’évolution a rendu possible. Car elle n’a laissé subsister qu’une seule espèce. Ce qui est
au fond la négation même du racisme car il n’y a pas de différence palpable dans les
organismes. Il y a des infériorités des civilisations, mais non des cerveaux individuels. Ce qui
risque de se produire, si l’on touche au patrimoine génétique de l’homme, c’est la
constitution d’espèces différentes. En touchant le matériau génétique, nous allons créer des
59
surhommes. Faut-il le faire ? Faut-il toucher au corps ? Exploiter tel savoir-faire, tripoter le
corps ? Mais ce n’est déjà plus un problème scientifique, c’est un problème éthique. Vous ne
trouverez pas de réponse scientifique ou technique. La science et la technique vous disent :
« On peut le faire ».
Pour le transhumanisme, l’amélioration de l’homme passe aussi par des supports non
organiques, avec notamment l’avènement d’une intelligence artificielle. Qu’en pensez-
vous ?
C’est là l’autre voie du transhumanisme : l’accroissement des capacités de maitrise de
l’information par des moyens autres que la matière vivante. L’intelligence technique,
artificielle, dépasserait l’intelligence humaine : c’est une extrapolation aberrante ! La
puissance des outils informatique continuera de croitre. Dans beaucoup de domaines les
ordinateurs dépassent la capacité du cerveau. Mais l’idée que l’intelligence humaine va être
enterrée et que l’on va vers un monde où existeront des intelligences artificielles qui auront
pris leur autonomie, cela est un autre délire de l’imagination.
Rappelons que l’intelligence humaine ne se traduit pas seulement par sa capacité de calcul.
C’est même un domaine où elle est relativement médiocre ! Elle s’illustre par sa capacité à
construire des concepts et à les articuler de manière toujours plus complexe. Les
mathématiques en offrent le meilleur exemple. On peut bien s’appuyer sur les ordinateurs,
mais pas pour résoudre des problèmes. Une intelligence artificielle qui prendrait son
autonomie est une extrapolation très hasardeuse. S’il s’agit de créer un cerveau artificiel, il
est tout à fait clair qu'on ne sait pas le faire et qu'on ne connaît pas non plus le cheminement
qui pourrait y conduire à partir des technologies que nous maîtrisons.
La Singularité de Ray Kurzweil, conduite par la convergence et l’intelligence artificielle, ce
n’est donc pas pour demain ?
Précisons une chose, la convergence dont parle Ray Kurzweil est une convergence des
techniques et non des sciences. Du point de vue scientifique il n y a pas de convergence :
c’est toujours une façon d’organiser la matière et de traiter l’information. La convergence
n’est pas une idée géniale ! C’est simplement le constat que l’on peut mettre ensembles les
60
savoir-faire acquis dans différents domaines, miniaturisation et traitement de la matière
vivante pour faire des choses qu’on ne savait pas faire auparavant.
Le problème des gens comme Kurzweil, c’est qu’ils se livrent à une extrapolation sans limite.
Et l’extrapolation, c’est le degré zéro de la prospective. On ne peut pas prévoir l’avenir
comme l’extrapolation des tendances du passé. Sinon on pourrait prévoir en quelle année
nous serons 100 milliards sur la Terre… Mais cela n’est pas une façon de prévoir l’avenir.
Le corps pourra-t-il s’arracher à la nature pour devenir infatigable ?
Le carcan des lois de la nature fixent les limites de ce qu’on peut faire. La conservation de
l’énergie, la conservation de la matière et le second principe de la thermodynamique.
Quoiqu’on fasse on ne pourra s’y substituer et modifier les lois fondamentales de la nature.
Elles sont là, données. Un certain nombre de rêveries transhumanistes font abstraction de
ces contraintes. L’évolution naturelle s’est pliée à ces lois. Faire l’hypothèse qu’on va les
transformer c’est glisser dans le domaine de la science-fiction qui s’abstrait des lois
fondamentales de la physique. Mais c’est une science-fiction qui décrit des futurs qui ne
sont pas des futurs possibles. Les organismes seront toujours des structures dissipatives.
La promesse d’un corps cybernétique, machine parfaite, serait donc illusoire ?
Il est de l'ordre de l'évidence que la science n'est pas en mesure de fabriquer ce corps. Cela
supposerait que l’on possède une théorie du cerveau. Certains veulent bien croire que le
cerveau s’assimile aux machines car comme elles, il traite de l’information. Mais bien sûr
cela n’existe pas. Nous n’avons aucune explication réductionniste de cet organe.
Peut-on ramener le comportement d’un système complexe aux propriétés des éléments des
particules élémentaires qui le constituent ? Dans un grand nombre de cas, on ne sait pas le
faire. Et on ne sait pas démontrer que les lois qui gouvernent les particules et leurs
interactions sont plus fondamentales que les lois qui gouvernent le système. Par exemple,
nous n’avons pas de bonne théorie de la turbulence : on sait dire des choses sur les
molécules, mais la théorie globale de la turbulence, on en a pas.
Le fonctionnement du cerveau implique également des propriétés émergentes. Sur lui on
sait bien des petites choses. On sait quelle partie du cerveau marche quand on produit telle
61
excitation, on avance dans le déchiffrage du cerveau. Mais on ne sait pas même si le cerveau
est complètement déchiffrable !
***
2/ Dystopie du nouveau corps : nous reconnaîtrons-nous ?
Pour reprendre les propos d’André Lebeau, ce n’est donc pas de sitôt que nous verrons un
cerveau artificiel ou organique commandant un ou plusieurs organismes ! Le corps humain a
donc de beaux jours devant lui et est à ce jour le seul support pertinent pour la conscience.
Mais la prospective liée à la Singularité peut bien être écartée, la réalité d’une modification
de notre génome reste d’actualité. André Lebeau rappelle certes que nous ne sommes pas
bien maîtres de cette opération concernant un génome aussi complexe que le notre, mais
elle est possible. Nous sommes en mesure d’améliorer génétiquement l’homme, ne serait-ce
que pour se débarrasser des 6000 maladies monogénétiques telles la maladie de
Huntington, les myopathies ou la mucoviscidose.
Mais partant nous sommes aussi en mesure de fractionner notre humanité, jusqu’ici
relativement homogène. Cet acte est-il nécessaire et salvateur ? Ou bien fait-il exploser les
cadres de la « nature humaine » ?
Reprenons l’image proposée par Hobbes dans son ouvrage The Elements of law natural and
politic. Qu’est-ce qu’une vie humaine ? Une course : « cette course nous devons supposer
qu’elle n’a d’autre but, ni d’autre couronne de récompense que le fait de chercher à être le
plus en avant »73. Vivre, c’est se lancer dans une cavalcade éperdue ; hisser son corps au
premier rang, autant que faire se peut. Et dans cette course : « S’efforcer, c’est appétit. […]
Considérer ceux qui sont derrière, c’est gloire. […] Etre retenu, haine.[…]Avoir du souffle,
espoir. Se tenir très près d’un autre, c’est aimer. […] Continuellement être dépassé, c’est
misère. Et abandonner la course, c’est mourir. »74.
Qu’en sera-t-il si cette course est faussée ? Qu’adviendra-t-il si l’amélioration de l’homme
donnait un avantage certain à quelques uns qui creuseraient irrémédiablement l’écart ? A en
croire notre penseur politique, nous relèguerions une partie de l’humanité dans la haine.
73
Thomas Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, Livre de poche, 2003, p145 74
Ibidem
62
Ce serait se leurrer que de croire la technologie démocratique. Le nucléaire, aux mains de
quelques pays seulement, en est l’exemple le plus probant. Et il semble difficile de croire
aujourd’hui que le techno-sapiens voulu par les transhumanistes embrasse l’humanité
entière, nous qui, comme le pointent Jean-Didier Vincent et Geneviève Ferone, regardons
par écran interposé le ventre gonflé par la famine des enfants africains. Nous risquons bien
de fausser les cartes en laissant l’augmentation du corps aux épiciers du bonheur, ceux
« dont les vœux pour la démocratie universelle continuent d’apparaître comme l’ultime alibi
d’un capitalisme dévorant. »75. Qu’on ne s’y trompe pas : ce ne sont pas les gouvernances
d’intérêt général qui financent les technologies convergentes !
Le philosophe Dany-Robert Dufour dénonce une désymbolisation produite par l’extension du
règne de la marchandise : « On ne pourra empêcher que l’homme s’affranchisse de toute
idée prétendant le maintenir à sa place et qu’il sorte de sa condition ancestrale sitôt qu’il en
aura les moyens. Ce n’est donc pas la science seule, comme on le dit souvent, mais la science
plus l’effet délétère du marché sur les valeurs transcendantales qui seraient en mesure de
permettre la réalisation de ce programme. »76. Cette accusation, peut-être trop radicale, n’en
montre pas moins le risque évident que le projet d’une humanité augmentée soit l’apanage
d’une minorité privilégiée qui prenne le titre d’humanité supérieure. Si certains des tenants
du transhumanisme, à l’instar de la ligne adoptée par Technoprog, plaident pour une
accessibilité de l’amélioration au plus grand nombre, force est de reconnaître que le
libéralisme forcené a aussi bonne presse dans leur rang, notamment Outre-Atlantique.
Nous pourrions bien arguer que les hommes actuels ne présentent pas les mêmes capacités
physiques et intellectuelles. Mais, comme le signifie Hobbes, à bien considérer ces
différences, elles sont minimes : « si nous considérons combien peu de supériorité il y a quant
à la force ou quant à la connaissance des hommes d’âge mûr, et avec quelle facilité celui qui
est le plus faible en force ou en esprit, ou les deux, peut totalement détruire la puissance du
plus fort, car il n’est point besoin que d’une petite force pour ôter la vie d’un homme, nous
pouvons conclure que les hommes considérés selon la pure nature devraient admettre qu’il y
a entre eux égalité »77. C’est cette égalité de nature qui pose la réciprocité de la peur à l’état
75
Jean-Didier Vincent et Geneviève Ferone, Bienvenue en Transhumanie, Sur l’homme de demain, Grasset, 2011, p258 76
Dany-Robert Dufour, site personnel : http://1libertaire.free.fr/DRDufour18.html 77
Thomas Hobbes, Les éléments de la loi naturelle et politique, Livre de poche, 2002, p177 (I, XIV)
63
de nature. C’est donc cette égalité qui est au fondement du lien politique entre les hommes.
Ce qu’il y a derrière cette fiction de l’état de nature et du contrat, c’est donc toute
l’économie des rapports unissant les hommes. Y toucher, ne serait-ce pas ouvrir la boîte de
Pandore, l’espoir en moins ? Citons ici Francis Fukuyama : « Il semble hautement improbable
que, dans nos sociétés démocratiques modernes, les gens restent tranquilles en voyant les
élites fixer leurs avantages dans le patrimoine génétique de leurs enfants. »78. La voie
arbitraire de l’amélioration est un de ces rares sujets susceptibles d’ébranler nos pays. En un
mot, cela nous conduirait tout droit à la guerre.
Mais cette première inconséquence n’est pas la seule. Un autre écueil menace, qui touche à
la constitution même de la personne et à la reconnaissance d’autrui comme alter ego.
Jürgen Habermas définit la personne comme cette identité qui se construit dans la sphère
publique d’une communauté de langage. Et dans la construction identitaire de l’être
génétiquement individué, le corps joue un rôle décisif : « Il est également nécessaire, pour
pouvoir être soi-même, que la personne soit, dans une certaine mesure, « chez elle », dans
son corps vivant. Le corps vivant est le medium par lequel l’existence personnelle
d’incarne »79. Le regard modélisant et paternaliste qui prendrait le parti de configurer ce
corps instaurerait par là même une relation asymétrique où l’un des deux membres
disposerait de la biographie de l’autre. Là où la dépendance généalogique parents-enfants
n’affecte que l’existence, la dépendance génétique touche à la personne. Les conséquences
invasives et corrosives de l’hétéro-détermination génétique ne sauraient être assumées ni
par les parents, ni au niveau institutionnel d’un Etat démocratique. Si bien qu’en fin
d’ouvrage tombe la sentence : « Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être
naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales
qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence ? »80. A trop
gratter sur la réciprocité morale en touchant le corps, nous risquons de mettre à mal la
reconnaissance spontanée d’autrui comme personne devant disposer des mêmes égards,
bref, comme alter ego. C’est ici l’intersubjectivité qui se fissurerait : nous y perdrions ce
sentiment originaire de coexistence.
78
Francis Fukuyama, La fin de l’homme, les conséquences de la révolution biotechnique, Folio, 2002, p279 79
Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine, Vers un eugénisme libéral, nrf essais, 2002, p99 80
Ibidem, p166
64
La question n’est donc pas tant de savoir s’il y a une « nature humaine », mais qu’est ce qui
fait que l’humanité se tient. Mentionnons à ce sujet les propos recueillis de Marc Roux,
président de Technoprog : « Si je considère - ainsi qu’un bon nombre de Transhumanistes,
qu’il n’y a pas de « nature humaine », c’est qu’il me semble que la science nous a montré qu’il
n’y a pas d’instant où une espèce humaine serait née (natura, ce qui est né). D’un point de
vue rationnel, l’humain que nous connaissons aujourd’hui paraît n’être qu’une étape dans un
processus évolutif continu de la matière vivante. Point de « nature humaine » donc, en
effet. ». De cela nous ne discutons pas et ne tenterons pas, à la manière de Francis
Fukuyama, de défendre un isolat définitionnel contre la menace biotechnique. Mais cela
n’empêche d’affirmer que, si le corps est malléable, plastique et en devenir, la nature de nos
rapports l’est beaucoup moins ! Car ici se cristallise et se noue le sens partagé de notre
condition humaine. D’ailleurs, pour Marc Roux, qui préfère parler d’humanisation plutôt que
de nature humaine, le transhumanisme ne s’y trompe pas : « Par « l’humanisation » de la
matière vivante, se trouve tout autant une histoire du réel - notre histoire biologique- qu’un
discours des humains sur leur propre histoire et sur leur propre identité. Et aujourd’hui, à
travers le débat sur le Transhumanisme, ce qui est en jeu, c’est la préservation de cette
identité que se donne la matière pensante. »
Nous avons donc mentionné deux inconséquences liées à la logique d’amélioration du
corps : la rupture de l’égalité de nature et l’ébranlement de l’identité personnelle comme de
l’intersubjectivité. En ce sens, les problèmes les plus ardus soulevés par le transhumanisme
ne sont peut-être pas techniques, ni même épistémologiques, mais éthiques !
Décidemment, aujourd’hui comme hier, qu’il est dur de gagner le paradis seul…
*
* *
65
Conclusion
Notre corps sert à la fois de support à la conscience et d’interface entre elle et le monde.
La maîtrise de ce support, comme le définit Marc roux, est devenue un enjeu majeur. Car il
s’agit là de notre plus précieuse ressource, celle par laquelle chaque matin, notre conscience
réinvestit un monde devenu incertain ! Emballement climatique, affolement des économies,
épuisement des ressources… Devant les « convulsions extrêmes que nous vivons »81, nous
persistons à penser, contre l’avis de Jean-Didier Vincent et Geneviève Ferone, que le
transhumanisme n’est pas l’une de ces idéologies folles survenant lorsque les prémisses
d’une apocalypse se font sentir. Car si la Transhumanie est un pays qui reste utopique à bien
des égards, le chemin qui y conduit a été soigneusement balisé.
En effet la convergence accélérée des technologies nourrit désormais l’actualité tout en
nous familiarisant avec de nouvelles manipulations du corps. Nous pourrions alors croire que
les réalisations rencontrées dans les nanotechnologies, biotechnologies, technologies de
l’information et neurosciences, n’avouent pas encore l’amplitude de leurs visées. Et que, se
faisant, le transhumanisme avance caché.
Hors il n’en est rien. Car le transhumanisme n’est plus seulement une utopie puisant ses
ressources dans des contre-cultures motivées par les psychotropes et les mondes virtuels. Le
transhumanisme a aujourd’hui la stature d’un programme dont les directives raisonnent
jusqu’à la Maison Blanche. Dès 2001, la course à l’amélioration humaine était lancée à
grands renforts d’investissements, les américains en tête ! Et 10 ans plus tard, nous avons pu
voir l’ampleur des avancées, tant en matière de connaissances que de savoir-faire.
81
Jean-Didier Vincent & Geneviève Ferone, Bienvenue en Transhumanie, Sur l’homme de demain, Grasset, 2011, p105
66
Les idées transhumanistes ont ainsi fait leur chemin et pourvoient au sens de l’actuelle
technoscience. Car elles définissent ce qui vaut comme progrès : améliorer l’homme, créer
une super-humanité ou, une « humanité + », comme l’indique leur logo.
Depuis quand la modification intentionnelle du corps humain définit le progrès ? Depuis que
nous avons pris connaissance des mécanismes de son vieillissement et des possibilités
d’augmentation par prosthèses.
Une description nouvelle du corps dont le grand public a pris connaissance dans les romans
et films de science-fiction, s’est imposée. Le somatique s’est mis à fonctionner comme nos
machines, par échange d’informations et systèmes régulés. Et ce que la science touche là du
doigt, nos pouvoir-faire technologiques en proposent des réalisations toujours plus
troublantes. Mémoire augmentée par implants, bras bioniques, eyeborg, neurones
artificiels, biocapteurs qui contrôlent l’état du corps, intelligence artificielle… Les nouvelles
fabriques du corps nous donnent le tournis et nous voyons notre existence biologique
revêtir des aspects disparates, jusqu’à sa plus complète disparition. Ce dernier reliquat de la
nature dont nous n’avons jamais pu nous départir, est décidément bien encombrant. Et
autour de ses futurs possibles, les imaginations s’affolent.
A l’heure du posthumanisme, notre corps a pris, tel Odin, les traits d’un dieu polymorphe et
psychopompe. Psychopompe, car il est devenu notre meilleur espoir de gagner la vie
éternelle. Sous le bistouri technologique notre corps se promet de jouer les assurances-Vie.
Mais la résurgence des utopies étayées sur une futurologie incertaine ne doit pas être mise
au compte d’une irrationalité crasse. Elle est le contre point d’une extraordinaire
accélération du projet de la technoscience sous le coup de la convergence et de la maîtrise
de la matière à l’échelle nanométrique. Un projet technoscientifique défendu par les
transhumanistes dont nous avons tenu à dégager deux rouages majeurs : celui de
l’éradication de la fatigue et de l’immaîtrise. Se situer du côté des laboratoires de recherche
& développement n’interdit donc en rien de se consoler de n’être… qu’un corps ! Peut-être
qu’à trop faire siens les idéaux de la science-fiction, le transhumanisme a nourri la
technoscience de rêves trop ambitieux…
Mais en dégageant, avec l’aide d’André Lebeau, les possibilités réelles de modification du
corps, nous constatons qu’un transhumanisme mesuré et conséquent, tel que le défend
67
Marc Roux, joue un rôle de premier ordre dans les réflexions à mener sur l’avenir de notre
espèce ainsi qu’au sens à donner au terme de progrès. Car nous pensons que l’idée d’une
augmentation n’est en pas à rejeter au nom d’une défense crispée de la « nature humaine »
que nous aurions figée dans un état jugé idéal. Mais nous croyons aussi que les problèmes
les plus ardus liés à une intervention sur nos corps, ne sont pas d’ordre technique mais
éthique. C’est-à-dire qu’ils touchent à cela que le transhumanisme semble bien avoir pris en
compte : ce qui fait que nous autres, hommes, nous nous reconnaissons comme alter-ego et
ressortant d’une même communauté, bref à « ce discours des hommes sur leur histoire et
leur identité », ainsi que Marc Roux le désigne.
*
* *
68
Bibliographie
Ouvrages de référence
Au-delà de nos limites biologiques, Miroslav Radman, Plon, 2011 Bienvenue en Transhumanie, sur l’homme de demain, Jean-Didier Vincent & Geneviève Ferone, Grasset, octobre 2011 Cyborg philosophie, penser contre les dualismes, Thierry Hoquet, Seuil, octobre 2011 De la fatigue, Jean-Louis Chrétien, Les éditions de minuit, 1996 Demain les posthumains, Jean-Michel Besnier, Fayard, 2010 Humain, Posthumain, Dominique Lecourt, PUF, 2003 Humanité 2.0, La bible du changement, Raymond Kurzweil, Adeline Mesmim, M21 Edition, 30 août 2007 L’avenir de la nature humaine, Vers un eugénisme libéral, Jürgen Habermas, nrf essais, 2002, Imaginaire des nanotechnologies, Marina Maestrutti, Vuibert, 2011 La Domestication de l’Etre, Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, 2000 La fin de l’homme, les conséquences de la révolution biotechnique, Francis Fukuyama, Folio, 2002 Le post-humanisme, Qui serons-nousdemain ?, Jean-Michel Besnier, livre audio, De vive voix SC, 2011 L’homme biotech : humain ou posthumain ?, Collectif sous la direction de Jean-Pierre Béland, Presse de l’Université de Laval, mai 2 006 Les nanotechnologies, J.P. Béland et J. Patenaude, PUL, 2009 Les utopies posthumaines, Rémi Sussan, Omnisciences, 2005 L’Obsolescence de l’homme, Gunther Anders, Ivrea, 2002 Règles pour le parc humain, Peter Sloterdijk, Mille et une nuits, 2000
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Serons-nous immortels ?, Ray Kurzweil & Terry Grossman, Quai des sciences
Ouvrages et titres mentionnés
Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, Flammarion, 2000 Aurel David, La Cybernétique et l’Humain – cité par Jean-Michel Besnier Demain les posthumains, Fayard, 2010 J. Doyne Farmer & A. Belin, Artificial life : the coming evolution – cité par Dominique Lecourt Drexler, Engines of Creation, chap.4, engines of Abundance, 1986 Thomas Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, Livre de poche, 2003 Lucrèce, De rerum natura, II, 1173, GF, 1998 Nietzsche, La naissance de la tragédie, Gallimard NRF Nietzsche, Fragments posthumes, Tome XIV, printemps 1888, 14 [134] Platon, Timée, 27b-27c, Paris, GF, 1969 Sciences&Avenir, Dossier de Juin 2006 Gregory Stock, Redesigning Humans : Choosing our Genes, Changing our Future, Mariner Books, 2003 – cité dans L’homme biotech
Webographie Sites institutionnels : Site de l’ISN : http://web.mit.edu/isn//index.html Chiffres de l’Organisation for Economic Co-Operation & Development (OCDE)
http://stats.oecd.org/Index.aspx?DatasetCode=PATS_IPC
Extropy Institute http://www.extropy.org/faq.htm
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Rapports en ligne
Plan japonais de développement des sciences : http://www8.cao.go.jp/cstp/english/basic/3rd-BasicPlan_06-
10.pdf
Rapport Technologies convergentes – Façonner l’avenir des sociétés européennes, rendu en 2004 par le groupe Foresight the New Technology Wave http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/Report/NBIC_A_MotivationOutlook.pdf
Rapport Nanomed : http://www.nanomedroundtable.org/system/files/private/Nanomed_final%20report_condensed%20version.pdf Sites entreprise : Communiqué d’IBM : http://www-03.ibm.com/press/us/en/pressrelease/35251.wss http://www.nanohale.com/en/vision.html Sites d’information généralistes : Article archivé : http://www.sciencemag.org/content/328/5981/958.full.pdf Liste d’applications en nanomédecine : http://www.nanotechproject.org/inventories/medicine/apps/ Timeline générale présentée : https://commonfund.nih.gov/nanomedicine/overview.aspx Site personnel : Dany-Robert Dufour: http://1libertaire.free.fr/DRDufour18.html
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