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Loı¨cNicolas Rhetorica, Vol. XXVII, Issue 2, pp. 115–141, ISSN 0734-8584, electronic ISSN 1533- 8541. ©2009 by The International Society for the History of Rhetoric. All rights re- served. Please direct all requests for permission to photocopy or reproduce article content through the University of California Press’s Rights and Permissions website, at http://www.ucpressjournals.com/reprintInfo.asp. DOI: 10.1525/RH.2009.27.2.115. La fonction he ´ro¨ ıque: parole e ´pidictique et enjeux de qualification Abstract: The present contribution to the analysis of the rhetorical genre of eulogy and blame proposes to approach this oratorical undertaking from the point of view of its performative action on praxis. The question is to clarify the conditions of the possibility of this eminently ritual exercise of qualification of the world that attempts, by emphasizing the value of a figure that is rather singular, that of the “hero,” to express the present of a community and to program passing to the act. The goal of our reflection consists in showing how the epideictic genre, by the confirmation of a meaning actualized by the speech act, strives to establish and fix the properties of things and consecrate the symbolic forms that can present themselves as justification of a collective action. Keywords: Rhe ´torique, persuasion, e ´loge, de ´finition, e ´vidence, ac- tion, re ´ception A u chapitre III du premier livre de sa Rhe ´torique, Aristote distingue trois genres de discours—le de ´libe ´ratif, le judi- ciaire et l’e ´pidictique— 1 qui renvoient chacun a ` un su- Cet article est issu d’une communication pre ´sente ´e en 2007 dans le cadre du se ´minaire sur la “sociologie des ope ´rations critiques” anime ´ par Luc Boltanski (EHESS/GSPM), a ` qui je voudrais dire ma profonde gratitude pour la pertinence de ses remarques et la force ope ´ratoire des analyses autant que des concepts dont ma re ´flexion a grandement profite ´e. Je voudrais e ´galement remercier Mesdames Christelle Reggiani (Universite ´ de Paris Sorbonne) et Marie-Pierre Noe ¨l (Universite ´ de Montpellier) pour leurs lectures attentives et leurs conseils avise ´s, ainsi que les deux experts anonymes dont les remarques pre ´cieuses ont permis d’affermir le propos de cette e ´tude. 1 Rappelons a ` ce titre que la tripartition aristote ´licienne rend compte d’abord d’ide ´aux-types fictivement pre ´sente ´s comme e ´tanches et traite ´s isole ´ment pour garan-

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Loıc Nicolas

Rhetorica, Vol. XXVII, Issue 2, pp. 115–141, ISSN 0734-8584, electronic ISSN 1533-8541. ©2009 by The International Society for the History of Rhetoric. All rights re-served. Please direct all requests for permission to photocopy or reproduce articlecontent through the University of California Press’s Rights and Permissions website,at http://www.ucpressjournals.com/reprintInfo.asp. DOI: 10.1525/RH.2009.27.2.115.

La fonction heroıque: parole epidictique etenjeux de qualification

Abstract: The present contribution to the analysis of the rhetoricalgenre of eulogy and blame proposes to approach this oratoricalundertaking from the point of view of its performative action onpraxis. The question is to clarify the conditions of the possibilityof this eminently ritual exercise of qualification of the world thatattempts, by emphasizing the value of a figure that is rather singular,that of the “hero,” to express the present of a community andto program passing to the act. The goal of our reflection consistsin showing how the epideictic genre, by the confirmation of ameaning actualized by the speech act, strives to establish and fixthe properties of things and consecrate the symbolic forms that canpresent themselves as justification of a collective action.

Keywords: Rhetorique, persuasion, eloge, definition, evidence, ac-tion, reception

Au chapitre III du premier livre de sa Rhetorique, Aristotedistingue trois genres de discours—le deliberatif, le judi-ciaire et l’epidictique—1 qui renvoient chacun a un su-

Cet article est issu d’une communication presentee en 2007 dans le cadre du seminairesur la “sociologie des operations critiques” anime par Luc Boltanski (EHESS/GSPM),a qui je voudrais dire ma profonde gratitude pour la pertinence de ses remarqueset la force operatoire des analyses autant que des concepts dont ma reflexion agrandement profitee. Je voudrais egalement remercier Mesdames Christelle Reggiani(Universite de Paris Sorbonne) et Marie-Pierre Noel (Universite de Montpellier) pourleurs lectures attentives et leurs conseils avises, ainsi que les deux experts anonymesdont les remarques precieuses ont permis d’affermir le propos de cette etude.

1Rappelons a ce titre que la tripartition aristotelicienne rend compte d’abordd’ideaux-types fictivement presentes comme etanches et traites isolement pour garan-

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jet specifique determine par sa dominante temporelle, sur lequels’exprime un orateur et dont un auditoire prevoit de «juger» tantle fond que sa mise en forme. Tandis que le deliberatif s’attache aisoler, parmi la multiplicite des possibles, ce qu’il convient de fairedans un avenir plus ou moins proche, en separant l’utile du nuisible, etque le judiciaire considerant le juste et l’injuste propres a certaines ac-tions passees concerne l’accusation ou la defense, l’epidictique disposequant a lui d’une definition et d’un cadre de mise en œuvre beaucoupplus ambigus qui le placent dans une sorte d’entre-deux, au sein d’unespace caracterise par son incertitude temporelle. En effet, alors quel’orateur epidictique, parce qu’il se propose la louange ou le blame(d’une personne, d’une ville, d’une nation, etc.), devrait, comme pourle judiciaire, prononcer sur ce qui a deja ete, afin de montrer la valeurpositive ou negative de faits accomplis, la typologie aristoteliciennesouligne, au contraire, que la matiere rendue publique par la parolese trouve conjointement actualisee et exclue du debat contradictoiresur la factualite historique, de sorte qu’il ne s’agit pas d’argumentersur un passe ratifie, mais d’en tirer partie pour verbaliser l’ici etle maintenant. Partant, ce qui est dit s’applique d’abord a rendrele present coherent, et vise, par suite—en conjecturant ce qui doit(ou devrait) arriver, ce que tous attendent—l’inspiration d’actionsfutures. L’expose d’Aristote, bien que parfaitement clair dans saformulation, temoigne de cette hesitation constitutive du genre, dua sa dimension polemique,2 et qui lui confere, en fin de compte, unstatut «a part» dans le champ rhetorique:

tir la clarte didactique du developpement. L’ordinaire de la pratique oratoire est, aucontraire, marque par une forte porosite entre les genres. Ainsi que nous l’enseigneQuintilien: «Tous ces genres . . . se pretent en quelque mesure un mutuel secours; car,dans l’eloge, on traite de justice et d’utilite, dans une deliberation d’honorabilite, etl’on trouverait rarement une cause judiciaire, ou ne figure a quelque degre l’un deselements que nous venons de mentionner» (Institution oratoire, tome 2, Livre iii, 4, 16,trad. Jean Cousin (Paris: Les Belles Lettres, Coll. des Universites de France, 1976), 154).Voir egalement la note suivante.

2De fait, il s’agit bien de categories nouvelles, qu’Aristote impose contre d’autresdivisions existantes. Ainsi, a la meme epoque, l’auteur de la Rhetorique a Alexandrepresente l’epidictique—au meme titre que le demegorique et le judiciaire—comme undes genres du discours politique, mais il distingue egalement sept especes oratoires(l’exhortation, la dissuasion, l’eloge, le blame, l’accusation, la defense et l’examen)qu’il devient loisible de retrouver dans chacun des trois genres, et qui vont servirde cadres a son analyse. Pour les problemes poses par cette double division, et sur lesrapports entre ce traite et la Rhetorique d’Aristote, je renvoie a l’analyse precise dePierre Chiron dans l’introduction a son edition du texte (Rhetorique a Alexandre (Paris:Les Belles Lettres, Coll. des Universites de France, 2002), xl-cvii). Isocrate, dont lesliens avec le precedent traite sont indeniables, universalise quant a lui la louange et le

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[C]’est en raison d’evenements contemporains que tous les orateurslouent ou blament; mais souvent aussi on tire argument du passe enl’evoquant et de l’avenir en le conjecturant.3

Selon la definition du Stagirite, l’epidictique—genre par ex-cellence de l’eloquence ceremonielle—porte avant tout sur ce quine prete pas a controverse, a savoir ce qui, dans une commu-naute donnee, peut faire l’economie d’une deliberation.4 Ce quel’opportune occasion, le kairos rhetorique (remise d’une decoration,commemoration d’un evenement historique, etc.) nous invite donc acelebrer, se trouve de fait deja connu, et meme reconnu par l’auditoire,lequel, malgre la vacuite apparente du contenu, attend et ecoute ces«belles» paroles. Ainsi que le souligne Barbara Cassin dans sonbrillant article sur l’eloge dans la Grece ancienne, l’epi-deixis—actionde “montrer” (deiknumi) “devant” (epi), en presence d’un public—5

s’oppose a l’apo-deixis, action de demontrer «a partir de» (apo), defaire fond discursivement sur l’objet pour prouver ensemble la causeet le pourquoi. Tandis que l’apodeixis, en tant que «demonstration“phenomenologique”», s’offre comme un proces en verite obeissanta l’ordre formel de l’enchaınement argumentatif tel qu’il est cou-ramment pratique en science et en philosophie, l’epideixis consti-tue l’occasion d’une «monstration», d’une exhibition publique a la-quelle un auditoire—reduit a l’etat passif de simple spectateur (Aris-tote, Rhetorique, ii, 18, 1391b)—se trouverait convie «chaque fois quel’“occasion” (kairos) s’en presente»6 pour se delecter du verbe, certesagreable, mais censement creux d’un discoureur de talent qui parle-rait, somme toute, pour ne rien dire.7 Telle est la maniere dont le genre

blame pour leur donner «leur place dans tous les genres», neutralisant ainsi toutepretention a la singularite generique (Rhetorique a Alexandre, p. cxxi-cxxxvi).

3Aristote, Rhetorique, tome 1, i, 3, 1358b, trad. Mederic Dufour (Paris: Les BellesLettres, Coll. des Universites de France, 1991), 84.

4Voir a ce sujet Loıc Nicolas, La Force de la doxa—Rhetorique de la decision et dela deliberation (Paris: L’Harmattan, coll. «Ouverture philosophique», 2007).

5Barbara Cassin, “Consensus et creation des valeurs. Qu’est-ce qu’un eloge?”,dans Roger-Pol Droit, ed., Les Grecs, les Romains et nous. L’Antiquite est-elle moderne?(Paris: Le Monde Editions, 1991), 273–99 (p. 278).

6Cassin, “Consensus,” p. 280. Sur le kairos rhetorique, voir aussi l’etude deMonique Trede, Kairos—L’a-propos et l’occasion (Le mot et la notion, d’Homere a la findu IVe siecle avant J.-C.) (Paris: Editions Klincksieck, coll. «Etudes et Commentaires»,1992), 247–94.

7C’est l’absence d’inconnu dans un schema discursif apparemment depouillede visee persuasive, autant que la complaisance a l’egard d’un public avide d’elogesfaciles et de gloires sans effort qui inspirent au Socrate du Menexene sa critique radicaled’un genre qui, par le detour d’un «magnifique langage», ensorcelle les ames de ceux

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est perçu de nos jours encore, a travers le prisme d’une definitionaristotelicienne devoyee et reduite a ses arriere-plans negatifs. Onne saurait, a ce propos, minimiser l’extreme discredit, et pour ainsidire la disgrace de l’epidictique depuis la fin de la Seconde guerremondiale et l’entree dans l’ere des Droits de l’Homme, tout au moinsdans les societes europeennes. Il semble a present difficile, voireimpossible, de prononcer un discours de ce type sans risquer une ac-cusation d’anachronisme, de populisme ou d’opportunisme a memede disqualifier la prise de parole. Cette situation, caracteristique d’unmonde desenchante, s’explique par le remplacement, au sein de latopique ordinaire, de la figure du heros classique par celle de la vic-time, plus conforme aux exigences niveleuses de la pensee postmo-derne. En ce sens, comme l’ecrit Emmanuelle Danblon, «[l]’heroısmeest devenu source de suspicion sur le mode du ressentiment»;8 laconfrontation a l’exceptionnel (evenement, situation, personne, etc.)apparaıt desormais comme intenable, dans la mesure ou ce dernierfait l’objet d’une systematique investigation critique visant sa miseen peril autant que son denigrement, non seulement pour ce qu’il est,mais surtout pour ce qu’il represente dans un imaginaire collectif quirefuse le debordement des cadres communs.

Pourtant, si l’epidictique presente effectivement des «traits con-ventionnels et stereotypes»,9 negliger le fond du discours au beneficed’une forme qui seule serait digne d’interet (y compris pour latourner en derision), au motif que le sujet de proferation n’offriraitqu’un pretexte a prendre la parole, reviendrait, selon nous, a manquerla fonction meme d’une entreprise eminemment rituelle qui se donne

qui l’ecoutent: «Ma foi! Menexene, il paraıt y avoir bien des avantages a mourir ala guerre. On obtient une belle et magnifique sepulture, meme si l’on a fini ses joursdans la pauvrete; et des eloges, meme si l’on est sans valeur, vous sont donnes en outrepar de doctes personnages, qui louent non pas a l’aventure, mais dans des discoursprepares de longue main.. . . Ils celebrent la cite de toutes les manieres; les morts dela guerre, tous les ancetres qui nous ont precedes, et nous-memes encore vivants,nous sommes glorifies par eux de telle sorte que, pour ma part, Menexene, je me sens,devant leurs eloges, les dispositions les plus nobles . . ..» (Platon, Menexene, 234b, 235a et 235d, trad. Louis Meridier (Paris: Les Belles Lettres, coll. «Classiques en poche»,1997), 7 [c’est nous qui soulignons]).

8Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive—Anthropologie du discours rhetorique:origine et actualite (Paris: Armand Colin, coll. «U», 2005), 165 (voir egalement lesdeveloppements sur la «topique victimaire et ses paradoxes», pp. 163–67). Voir aussidu meme auteur, “La rationalite du genre epidictique,” dans Marc Dominicy &Madeleine Frederic, dir., La mise en scene des valeurs—La rhetorique de l’eloge et dublame (Lausanne-Paris: Delachaux et Niestle, 2001), pp. 19–47.

9Laurent Pernot, La Rhetorique de l’eloge dans le monde greco-romain, vol. 2 (Paris:Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993), 659.

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la confirmation du sens pour projet. Il ne s’agit pas de dire, maisbien de redire, en d’autres termes de fixer durablement—au-dela dutemps du discours—les proprietes des choses, de qualifier ce qui estcomme etant. L’acte epidictique consiste donc en une monstrationde «ce qui est»; il ambitionne de souligner la difference ontologiqueavec ce qui n’est pas, et plus encore ce qui est autre—distinction quidevient alors l’objet principal du jugement. Le discours epidictique,tout a la fois, accomplit une mise en presence, par la nomination,de ce qui est digne d’etre loue ou, au contraire, blame, et realise uneoperation de predication en se conformant aux attendus topiquesdu genre qui invitent a motiver le choix du sujet, en apportantles preuves de sa conformite avec le destinataire (collectif) de lacelebration. Il se propose, en consequence, de «faire meconnaıtreen tant qu’arbitraire et reconnaıtre en tant que legitime, naturelle,une limite arbitraire»,10 et s’attache d’abord a devoiler une separationcapable de justifier et d’enteriner l’etre-la des participants. Aussis’agit-il rhetoriquement de rendre compte, ou plutot de confirmerce qu’il faut pour «faire»: un homme, un citoyen, un heros . . ., d’enactualiser la definition, en soulignant la presence symbolique d’unsens qui temoigne, par effet de reconnaissance et de distinction, del’existence d’une communaute.11 Nous nous proposons d’envisagercette entreprise comme un acte «formel et conventionnalise par lequelun individu manifeste son respect et sa consideration envers un objetde valeur absolue»,12 bref comme une activite sociale ritualisee dontl’apparat13 constitue l’un des elements les plus importants. Cetteritualisation qui confirme la grande precarite du dire epidictique

10Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire—L’economie des echanges linguistiques(Paris: Fayard, 1991), 122.

11Comme l’ecrit a ce propos William Ossipow: «Le fait de distinguer, inseparabledu fait de penser et de se penser, passe par l’etablissement de frontieres entre l’entitedistinguee et ce qui n’est pas elle.» (Voir “Les identites nationales: de leur necessite aleur depassement”, dans Andreas Auer, Gerald Berthoud, Yves Deloye, et al., L’hommerespecte—Etats, identites, economie, Droits de l’Homme (Geneve: Labor et Fides, coll. «Lechamp ethique», n. 26, 1994), 86).

12Erving Goffman, La mise en scene de la vie quotidienne—2. Les relations en public,trad. Alain Kihm (Paris: Ed. de Minuit, 1973), 73.

13Laurent Pernot (dans La Rhetorique de l’eloge dans le monde greco-romain, cite supran. 9, vol. 1, p. 39) releve cependant des divergences notables quant a ce point pourtantcentral dans le systeme aristotelicien: «Certains auteurs font observer que la notion degenre epidictique reunit des discours qui sont en realite separes par une importantedifference: si les uns sont des productions d’apparat, les autres n’ont rien de gratuits etvisent un but pratique. Quintilien, en particulier, s’en prend nommement a Aristotepour critiquer la conception selon laquelle l’eloge n’aurait jamais d’autre fin quel’ostentation.. . . Aux yeux de Quintilien, c’est une erreur d’appliquer cette notion

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permet d’expliquer en partie la tres nette predominance de l’elogesur le blame, qui se mue en part improbable du genre, n’apparaissantjamais que sous l’effet de la comparaison et du contraste.

Faire l’eloge de soldats tombes pour la partie, c’est, en ce sens,«consacrer, c’est-a-dire sanctionner et sanctifier un etat des choses»,14

en d’autres termes confirmer qu’il y a bien une nation pour laquelle dessoldats sont tombes, en donner une definition referentielle qui puisse,dans un recit-portrait mythique, valoir pour tous et pour chacun.Le sujet du discours epidictique a donc, par l’assignation d’une es-sence atemporelle et la distribution d’identites stereotypiques, valeurd’exemple ou de contre-exemple. Dans le cas de nos soldats mortspour la liberte d’un peuple et l’honneur d’une nation, si l’orateur enfait l’eloge, c’est precisement qu’ils sont dignes d’eloges,15 dignes dese voir rendre les honneurs en son nom. Aussi, est-ce cette memedignite qui vient legitimer la tenue de la ceremonie et justifier laprise de parole, ce qui revient a dire qu’il est «beau»—en un senstant ethique qu’esthetique—de donner sa vie pour la perennite dunom de cette nation qui fait preuve de reconnaissance en consacrantdes formes symboliques porteuses d’identites. Par consequent, si detelles actions sont belles, il est juste d’eriger ces soldats en «modeles»auxquels tout un chacun devrait songer a ressembler. Une telle forma-tion discursive s’applique donc a confirmer les proprietes qui sont aufondement d’une definition exclusive (celle de la «citoyennete» parexemple) chargee de borner autant que de qualifier la realite, et dontl’exposition puisse reveler, par contraste, l’existence d’une dicho-tomie referentielle, fondatrice d’un etat du monde. L’invention duheros par l’effet du discours rhetorique vise, de fait, l’inspirationd’un desir de ressemblance autant que d’appartenance. Ce dis-cours s’apparenterait, somme toute, a ce que Bourdieu nomme un«rite d’institution»,16 lequel consacre, par l’assignation d’un nom etl’exemplification d’un objet de valeur, des frontieres symboliques ausein de l’ordre social. Il exhibe des ruptures qui sont constitutivesd’un rapport au monde dont le sens se trouve reitere par la produc-

a tous les eloges, car il existe des discours laudatifs qui ne sont pas des discoursd’apparat.»

14Bourdieu, Ce que parler veut dire, cite supra n. 10, p. 124.15Dans le cas contraire, le principe meme de l’epidictique, a savoir l’acceptation

par tous de la matiere incontestee qui fait le corps du discours, se trouverait remisen cause de façon radicale.

16Je fais reference ici a une conference de Pierre Bourdieu intitulee «Les ritesd’institution», prononcee en octobre 1981, et reprise dans Ce que parler veut dire, citesupra n. 10, pp. 121–34.

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tion discursive du detenteur de la parole. Une des fonctions du genreserait alors de reduire, par cet acte fondateur de nomination du reel,l’incertitude premiere face a la contingence d’un monde a dire. End’autres termes, le projet demonstratif se donnerait pour finalite derendre le monde accessible par le verbe, en inventant un nouvel etatdes choses reconnu et legitime.

C’est pourquoi la reduction d’une telle parole a sa stricte dimen-sion spectaculaire, qui justifierait l’occultation de la portee socio-logaledu proces en confirmation, ne rend pas service a la comprehensiond’un genre qui constitue pourtant le socle de notre existence mon-daine. Il nous appartient donc, par la presente etude, d’eclairer lesconditions de possibilite de cet exercice de qualification du mondequi entreprend de dire l’exemplaire et l’universel par le souli-gnement de la valeur d’une figure originellement singuliere. Deslors deux questions s’imposent: A quelles conditions la nominationdes «evenements» du monde se trouve-t-elle exclue du champ despoints de vue et accede-t-elle a la disponibilite du sens pour reduirel’incertitude et confirmer la legitimite d’un etat des choses? Commentla parole epidictique parvient-elle—dans l’observance d’une pompe«grammaticale»17 et la soumission aux attendus d’une relation dis-cursive extremement codifiee—a limiter autant qu’a resister a la sur-venue d’un enonce critique qui mettrait l’entreprise de qualificationen peril?

L’enquete que l’on va lire, d’inspiration socio-historique, procededonc d’une double ambition intellectuelle: d’une part interroger lesconditions qui rendent possible et finalement autorisent la tenuepublique—de nos jours encore, malgre le discredit que nous avonsmentionne—18 d’un enonce a visee d’eloge et de blame; d’autrepart identifier, en remettant en question le contenu theorique de la

17Les «grammaires», suivant l’acception que l’on trouve notamment dans lasociologie critique de Luc Boltanski (voir a ce propos L’Amour et la Justice commecompetences—Trois essais de sociologue de l’action (Paris: Metaillie, coll. «Leçons dechoses», 1990)), constituent des variations stylistiques autour de metaregles inva-riantes et anthropologiques qui gerent, par la prescription d’usages et d’actions, lesrapports intersubjectifs ou sociaux. Ce qu’il s’agit donc d’eviter ce sont les «fautes»grammaticales qui temoignent d’une inadaptation de l’agent a l’environnementau sein duquel il pretend evoluer, et generent une deception radicale du regimed’attentes (mobilise par les autres participants), a meme de compromettre durable-ment la reussite de l’entreprise.

18Une telle configuration discursive (fondee sur l’inegalite des places attribueesaux participants) laisse entendre qu’il se passe ici bien autre chose que dans unerelation d’interactivite ordinaire caracterisee par l’echange de paroles et procedantd’une «mise en questions».

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definition aristotelicienne, la fonction sociale et plus encore rituelled’une parole qui se donne, dans sa publicite, l’invention du «heros»pour projet.

I. LA DEFINITION OU L’EVIDENCE PAR-DELALES «POINTS DE VUE»

Le discours epidictique fonctionne sur le mode de la denomina-tion, qui constitue une forme verbale de domination et de stabilisa-tion du reel, capable de soutenir l’existence et la persistance d’unecommunaute. Il s’agit de dire au present l’etre des choses, de donnera voir ce qui en tant qu’etre resiste au changement d’etat, ce qui dansle singulier a valeur d’universel. Autrement dit, l’orateur se proposede montrer, par l’exemplification de l’un (qui peut etre un collectif)ce a quoi doit ou devrait pretendre la generalite des individus pouracceder au statut du «type», qui se trouve par-la meme defini. L’acteepidictique entreprend bien de definir (minimalement) ce qui est enverrouillant la contestation par l’exhibition de la necessite du dire,qui se fait alors revelation. C’est bien ce que fait Lysias (vers 440–360) dans son «Oraison funebre en l’honneur des soldats qui allerentau secours des Corinthiens» lorsqu’il qualifie les «guerriers» comme«heros» et donne les proprietes stereotypiques de leur excellence entant qu’hommes:

Les guerriers que nous venons d’ensevelir etaient alles secourir lesCorinthiens, nos nouveaux allies, injustement attaques par d’anciensamis.. . . Ces hommes-la . . . sont dignes d’envie apres leur mort commede leur vivant. Eleves dans les vertus des ancetres, ils surent, a l’aged’homme, conserver cet heritage de gloire et signaler leur propre valeur.Ils ont rendu a leur patrie mille services eclatants, releve nos allies dansle malheur, eloigne la guerre de l’Attique. Ils ont couronne leur vie parla mort qui convient a des hommes de cœur, payant a la patrie le prixde leur education. . .. Aussi devons-nous estimer heureux entre tous leshommes ces hommes-la qui ont fini leur jours en luttant pour la plusgrande et noble cause, et qui, sans attendre une mort naturelle, ont choisile plus beau trepas. . . .19

19Lysias, “Oraison funebre,” 67–79, dans Discours, tome 1, trad. Louis Gernet &Marcel Bizot, legerement modifiee (Paris: Les Belles Lettres, Coll. des Universites deFrance, 1992), 60–63. Sur l’epitaphios logos, voir Nicole Loraux, L’invention d’Athenes—Histoire de l’oraison funebre dans la “cite classique” (Paris: Ed. Payot & Rivages, 1993).

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Lysias s’attache avant tout ici a dire ce qui est beau, grand, noble; ilcategorise des actions, des evenements («hommes . . . dignes d’envie»,«heritage de gloire», «services eclatants», «le plus beau trepas», etc.),qui par-la se trouvent stabilises, et s’applique a transformer les«choses» abstraites en «objets». Il attribue, en fonction de criteresethico-esthetiques, une valeur aux choses et devoile, par effet dedistinction (par exemple en separant la belle mort de la «mort na-turelle»), ce qui fait l’accomplissement de celles-ci. Or, cette entre-prise, a la fois definitionnelle et taxinomique, s’avere delicate a plusd’un titre. Elle l’est d’abord quant a son objet (singulier) qui, parnature, toujours mouvant, demeure dans le devenir autant que dansla variation, et dont la fixation des proprietes suppose son immo-bilisation spatio-temporelle, afin que chacun puisse trouver matierea justification d’une mise en mouvement. Mais egalement quant ason proces, lequel structure les conditions praxiques d’embrassementde la versatilite des choses dans le corset d’une parole performa-tive qui vise l’institution d’un sens a meme d’etre erige en veritegenerale. L’orateur se doit alors d’eviter de presenter a son auditoireun enonce identifiable comme «point de vue», du moins lorsqu’ilentreprend de caracteriser des evenements ayant valeur de sym-boles au sein de l’espace politique. Car il n’y aurait guere de sens aaccorder une valeur superieure a la parole opinative d’un seul, quine s’exprimerait qu’en fonction d’une appreciation strictement per-sonnelle, et ne confierait jamais qu’un sentiment intime. Il s’agit aucontraire de garantir que ce qui est dit de ce qui est transcende ledetenteur de la parole en acte, depasse son propre jugement pour ren-contrer le jugement de tous—lequel constitue, par definition, le sensdoxal (etabli dans l’entre-deux du savoir et de l’ignorance) qui s’offrecomme univers des croyances et des representations discursivementacceptables dans une societe donnee.

L’extreme codification des interactions, ainsi que la pesanteurceremonielle de l’epidictique a laquelle sont soumis les participants,constituent donc le noyau dur de ce processus d’evitement du «pointde vue», dont le succes se trouve alors garanti par l’exclusion duregime dialogique qui viendrait contrarier, dans son apparition, lebon deroulement de l’entreprise de qualification.20 Le dialogue struc-ture en effet un rapport ou la parole de l’un se trouve confrontee ala parole d’un autre—laquelle se donne comme autre parole—, afinde surmonter ce qui, par definition, est mis en question. Or, c’est unetelle relation generatrice d’incertitude et de doute, fruit d’un ques-

20Je dois ce rapprochement a Luc Boltanski.

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tionnement deliberant sur les possibles, qu’il s’agit de contrarier etmeme d’interdire en marquant l’absence de «focale», dont la presencelaisserait supposer la partialite de la proposition, et restaurerait alorsl’angoisse initiale produite par la vacuite autant que la multiplicitedes sens. C’est ainsi que procede l’«Oraison funebre» de Demosthene:

Sur tout le reste, il est loisible de se faire une idee qui varie selon lejugement de chacun; mais il est une evidence qui a eclate aux yeuxde tous les hommes de ce monde indistinctement, c’est que la libertede toute la Grece reposait, nous le voyons, sur la vie de ces heros(andres). . .. Voila donc presentes les motifs profonds qui ont inspire atous ces hommes indistinctement le gout de mourir noblement (kalos):naissance, education, habitude d’une conduite noble, esprit general deleur regime politique.21

Demosthene exhibe clairement la difference intrinseque entre le«jugement de chacun», son point de vue, susceptible de differer decelui des autres pour des motifs legitimes, et la lumineuse «evidence»de l’etre que tous les hommes voient identiquement, parce qu’elle de-meure etrangere a la place qu’ils occupent. Tandis que chaque audi-teur peut disposer d’un avis singulier sur le deroulement circonstan-ciel des combats, il ne peut placer l’origine de sa liberte et de «la libertede toute la Grece» autrement que dans ceux des hommes qui, ayantle «gout» de mourir en braves, doivent recevoir le nom de «heros»(andres), et se voient attribuer, en consequence, des proprietes fixes.La «chose» enoncee releve de l’evidence parce qu’elle ne peut etre au-trement qu’elle n’est: elle est necessaire, ou du moins acquiert, par leverbe, une dimension de necessite reconnue. C’est bien ce qu’ecriventa ce propos Marc Dominicy et Madeleine Frederic: l’epidictique «si-tue le Bien comme le Mal dans le domaine de l’evidence sensibleou esthetique, en amont de toute deliberation veritable»,22 laquelleserait le signe d’une indistinction fruit de la contingence. Le fait queces hommes soient des «heros» releve de l’evidence du sens, et ledispositif oratoire les rend disponibles comme modeles intemporelspour tous les citoyens sans distinction d’age ni de condition. C’estpourquoi, ils accedent a l’excellence stereotypique d’une categoriegenerale de la pensee et qu’il faut necessairement les considerer

21Demosthene, “Oraison funebre,” 23–27, dans Discours d’apparat (epitaphios,eroticos), trad. Robert Clavaud, legerement modifiee (Paris: Les Belles Lettres, Coll.des Universites de France, 1974), 60–62.

22Dominicy & Frederic, “L’eloge, le blame, et le genre epidictique,” dans MarcDominicy & Madeleine Frederic, dir., La mise en scene des valeurs, cite supra n 8, pp.11–17(p. 11).

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comme tels. Ces hommes doivent etre des heros pour que l’etre du«heros», invariable et desirable dans sa stabilite, puisse etre enfinapproche, ou plutot confirme, puis stocke dans la memoire collectiveafin d’etre mobilise, par la suite, dans une situation du meme type.

La figure rhetorique permettant ce passage a la necessite et, par-tant, a la generalite qualificative, est ce qu’on appelle l’amplification.Celle-ci «consiste a montrer une superiorite» (Aristote, Rhetorique,i, 9, 1368a), laquelle, necessairement belle, permet, selon ChaımPerelman, de «creer la presence»,23 c’est-a-dire de donner l’acces denotre conscience a certains objets psychologiques saillants autori-sant la promotion d’un objet singulier au niveau des prototypes.L’amplification sert a marquer ce qui est conforme a la determinationd’un objet de valeur sociale. Cette figure, qui joue egalement sur lerapprochement avec des representants desincarnes de l’excellence(«grands rivaux», «ancetres vertueux», «ennemis aguerris», etc.),procede par naturalisation; elle donne carriere a l’enonce d’attendusdiscursifs et cree de la necessite la ou il n’y a jamais que de la contin-gence et du hasard. En ce sens, il est conforme a la nature du «heros»d’accomplir telle ou telle chose; or si un homme a fait une certainechose en fonction d’une necessite liee a une nature reconstruite parle verbe, c’est qu’il est congruent a sa propre definition, laquelle estegalement celle du type excellent qu’il sert desormais a qualifier.En tant que tel, il se trouve eleve a un statut qui echappe a sa sin-gularite pour rencontrer l’universel desir de la reconnaissance. Leprobleme de l’individualite de l’objet qui donne matiere au discoursepidictique se trouve donc ecarte par l’usage d’un procede qui chargel’action (laquelle n’appartient plus vraiment a son auteur) d’une di-mension necessaire «supra-intentionnelle procedant d’une identitepresque totale entre [l]a nature [de l’agent]»24 et la valeur de ce qu’ilse voit attribuer par l’acte de proferation. C’est ainsi que, dans undiscours prononce dans la Cour Carree du Louvre le 1er septembre1965 pour les Funerailles de Le Corbusier, Andre Malraux «fait commesi» des evenements singuliers, des accidents du monde, d’une vie,se trouvaient lies entre eux par un lien de cause a effet:

Le Corbusier a connu de grands rivaux, dont quelques-uns sont vivantset les autres sont morts. Mais aucun n’a signifie avec une telle force

23Chaım Perelman, L’empire rhetorique—Rhetorique et argumentation (Paris: J. Vrin,2002), 52.

24Marc Dominicy, “Le genre epidictique: une argumentation sans questionne-ment?,” dans Corinne Hoogaert, dir., Argumentation et questionnement (Paris: P.U.F.,coll. «L’Interrogation philosophique», 1996), 1–12 (p. 7).

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la revolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a ete si longtemps, sipatiemment, insulte.25

L’exemple est tenu, mais il eclaire neanmoins le procede. En effet,Malraux laisse entendre que la valeur de son objet—a savoir le faitque nul mieux que Le Corbusier n’ait incarne avec autant de «forcela revolution de l’architecture»—est une consequence immediate au-tant que necessaire du fait qu’il ait ete «si longuement, si patiem-ment, insulte»; et qu’il est finalement dans la nature meme des grandshommes, des hommes dignes d’etre loues et de recevoir l’«hommagesolennel de la France»,26 de surmonter les epreuves, les attaques, etd’entretenir une singularite qui se trouve elevee au rang d’universel.Le Corbusier, a travers l’amplification rhetorique et la mobilisationd’un topos clairement identifiable (christique ou du moins chretien),se trouve institue en figure exemplaire, en modele accessible a lageneralite, par-dela son irreductible specificite d’artiste.

Pour autant, nous n’avons pas resolu l’aporie resultant de ce quenous avons appele le «proces en qualification», laquelle vient de lacontradiction entre «point de vue» et attribution du nom, c’est-a-direde l’extreme difficulte pratique a faire tenir ensemble la presenced’un orateur (ici Malraux) et l’ambition qu’il a de signifier. Commentun singulier peut-il prendre en charge l’acte de nomination pourtous sans faire l’objet d’une accusation de partialite? Si l’entrepriseconsistant a donner un nom aux «objets», a fixer les proprietes deschoses pour en reveler l’excellence, suppose, dans son exclusion duchamp du dialogue, l’absence de posture, cela veut dire que cet acteconstitutif de la vie sociale ne peut-etre le fait d’un etre incorpore. Lapresence du «corps» (lequel est forcement situe) poserait l’existenced’une place, d’un lieu d’ou emanerait la parole, la rendant de cefait propriete d’un seul, le locuteur, et par consequent inaccessiblea la connaissance de ce qui est. Cette situation du corps c’est toutautant celle d’ou l’on parle, que celle d’ou l’on voit. Aussi, interdit-elle la production d’un enonce capable de depasser le stade incertainde la stricte opinion, laquelle, inscrite dans la sphere du debat,demeure contestable et refutable par tout un chacun. En d’autrestermes, la qualification ne peut-etre assumee que par des «etres sanscorps», c’est-a-dire des etres depourvus de «points de vue», et qui,

25Andre Malraux, “Funerailles de Le Corbusier,” dans Œuvres completes, t. iii(Paris: Gallimard, coll. «Bibliotheque de la Pleiade», volume publie par Marius-François Guyard avec la collaboration de Jean-Claude Larrat et François Trecourt,1996), 944.

26Ibid.

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par la mediation d’un «savoir» dont ils ne sont que les depositaires,posent hors situation la relation d’un «dire»27 a «l’etre» dont il estl’accomplissement. Afficher l’etrangete de sa parole a un «point devue» personnel en presentant de soi «l’image anonyme du citoyenvertueux»28 constitue une condition de l’abolition de la singularitedu sujet de l’enonciation, et rend ainsi possible, l’emergence d’unsujet collectif prenant corps dans la memoire de chaque destinatairerevendiquant les termes du discours en premiere personne.

II. ORIGINES ET AUTORITE DE LA PAROLEEPIDICTIQUE

Si nous admettons que l’entreprise de qualification propre al’epidictique est le privilege des «etres sans corps», nous sommesconfrontes au probleme du passage a la «voix», de la mise en discours,qui suppose l’existence d’un producteur s’exprimant necessairementdepuis un lieu, et etant doue d’un corps: le probleme est alors celui dela validite de ce qui est dit. Aussi, nous appartient-il, pour surmonterla contradiction, de determiner les modalites pratico-discursives quipermettent a l’orateur d’originer sa parole ailleurs qu’en lui-meme,d’exhiber la presence d’un autre, invisible, dont il ne serait jamaisque le porte-parole et le representant. L’orateur prete son corps etsa voix a un «etre» qui tout en etant seul a pouvoir dire ce qui est,ne peut l’exprimer tout seul en fixant sa parole dans un lieu qui, pardefinition, lui est inaccessible. A cet effet, le detenteur de la parole enacte doit temoigner qu’il ne parle pas pour lui-meme, mais au nom decet «etre sans corps» institutionnalise qui vient garantir la validite oumieux la verite de la qualification, en marquant la concordance entrel’etre et ce qui en est dit. L’entreprise est donc profondement risqueepour le locuteur, au sens ou chaque evenement de la proferation doitse reveler conforme aux attentes des auditeurs qui conçoivent, paravance, des propos possibles dont ils esperent la confirmation. Celasuppose le renouvellement in situ de la reconnaissance de l’orateurcomme representant legitime de l’«etre» dont il pretend pallier lemanque de parole. Le succes du discours epidictique repose, de fait,

27Un «dire» qui, parce qu’il ne provient d’ailleurs que de l’«etre»—lequel estd’abord un non-lieu—, ne saurait tromper et contrarier le principe de necessite dela nomination.

28Florence Dupont, “Le sujet du discours politique en Grece et a Rome,” Lalies5 (Aussois, 29 aout-3 septembre 1983, 1987): 265–74 (pp. 268 et 270).

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sur la satisfaction de cette attente a reception non verbalisee, afinde la faire acceder performativement au statut de sens et de creer,par elle, un «effet de realite». On comprend qu’une telle entrepriserituelle implique toujours l’habilitation de celui qui va s’exprimer enun autre nom, un autre inaccessible a la parole, et qui pourtant definit«les conditions (en matiere d’agent, de lieu ou de moment, etc.) quidoivent etre remplis pour que la magie des mots puisse s’operer».29

L’encadrement du discours, sa mise en ordre appropriee a un regimed’attentes reciproquement reconnues, constitue une des «conditionsde felicite» de la performativite du verbe.

Toute la question est la de quelle maniere s’effectue ce processusd’habilitation de l’enonciateur? Il s’agit de mettre en scene l’origineinstitutionnelle de sa parole, de negocier la legitimite de sa «position»dans le proces enonciatif. L’orateur, en exhibant l’«origine de sa voix»,offre a l’auditoire la garantie de l’authenticite de sa qualification—par identification a une institution (l’Eglise, l’Etat, etc.) autoriseea rapprocher des etats de choses et des formes symboliques—etrenforce en consequence son ethos, son image oratoire, qui est aufondement du «credit» dont il est investi—un credit fragile qui peut,a chaque instant, lui etre retire. En ce sens, on voit combien «l’ethosest relie au statut du locuteur et a la question de sa legitimite,ou plutot au proces de sa legitimation par sa parole».30 En effet,l’orateur s’efforce toujours de positionner processuellement sa prisede parole, de mentionner l’autorite institutionnelle, c’est-a-dire le«commanditaire» du discours—et l’on peut d’autant plus utiliserce terme que l’administration logistique d’une ceremonie d’apparatimplique tout ensemble organisation specifique et mise de fonds—,par lequel il garantit explicitement son statut discursif.

Le marquage de la difference (une difference de nature) entrel’orateur et l’origine a-corporee de sa parole est edifiant dans le cas desencomiastes grecs qui rappellent explicitement au tout debut de leursexordes—notamment lorsqu’ils sont mandates pour faire l’eloge dessoldats morts lors d’une campagne militaire recente—en quel nomils s’expriment, un «nom», en l’occurrence la cite (polis), dont la seulereference fait autorite et rend legitime la prise de parole. Ce «Tiers»,

29Bourdieu, Ce que parler veut dire, cite supra n. 10, p. 69. Voir aussi Pierre Bourdieu& Luc Boltanski, “Le langage autorise—Note sur les conditions de l’efficacite dudiscours rituel,” dans Actes de la Recherche en Sciences sociales, n. 5–6 (nov. 1975):183–90.

30Ruth Amossy, “La notion d’ethos de la rhetorique a l’analyse du discours,” dansRuth Amossy, dir., Images de soi dans le discours—La construction de l’ethos (Lausanne-Paris: Delachaux et Niestle, 1999), 9–30 (p. 18).

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par qui la parole arrive, prend corps pour offrir a l’orateur le kairos etle credit necessaire pour qualifier ces evenements en accedant a «uneobjectivite a-perspective, depourvue de toute marque d’engagementpersonnel»,31 comme si l’acte n’emanait finalement d’aucun sourceidentifiable a un individu situe et historique. Parler sous ce regimepermet, dans une certaine mesure, par l’economie d’un retour a soi,de garantir l’indiscutabilite a la fois du propos et de l’enonciation.Ainsi que l’ecrit Laurent Pernot, «[l]’orateur epidictique se presentecomme le porte-parole d’une collectivite large, unanime, abstraite, . . .dont l’assistance reelle est le symbole»,32 aussi se doit-il d’assurer laconjonction (que nous pourrions qualifier de corporelle) entre la com-munaute reelle et sa fiction. Enfreindre les termes du contrat, c’est-a-dire contrarier l’attente des recepteurs, constitue, pour l’orateur, unefaute «grammaticale» (au sens sociologique du terme) l’amenant ase placer en porte-a-faux, a transgresser son role de representant etdonc a mettre en peril l’entreprise de qualification en creant un sen-timent d’incertitude relatif a une confirmation devenue impossible.Considerons de nouveau l’«Oraison funebre» de Demosthene:

Quand la cite eut decide de faire des funerailles nationales a ceux quigisent dans ce tombeau, aux heros vaillants (andras agathous) de cetteguerre, et qu’elle m’eut charge personnellement de prononcer en leurhonneur le discours d’usage, je me suis mis tout de suite a examiner lemoyen de leur faire obtenir l’eloge qui leur revient; mais durant cetterecherche et cet examen, je me suis aperçu que parler dignement deces disparus etait une tache difficile entre toutes: eux qui ont meprisecet instinct profond et universel, le gout de la vie, et qui ont preferemourir noblement (kalos) plutot que de voir de leur vivant une Grecemalheureuse, se peut-il qu’ils ne nous aient pas legue leur vaillance(arete) comme un exemple au-dessus de toute expression?33

L’exorde de ce discours funebre temoigne d’une propriete gene-rale de l’epidictique: l’orateur s’exprime ici au nom de la commu-naute idealisee, la cite, dont il s’est engage contractuellement (desl’instant ou il accepte de prendre la parole) a confirmer l’existence,en d’autres termes a en dire la pertinence et l’actualite, et c’esta cette meme cite qu’il s’adresse, laquelle devient alors conjoin-tement juge et partie de la production oratoire. En faisant l’eloge

31Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, “Parler en public,”Politix 31 (1995), 5–19 (p. 10).

32Pernot, La Rhetorique de l’eloge, cite supra n. 9, vol. 2, p. 615.33Demosthene, “Oraison funebre,” 1, dans Discours d’apparat, cite supra n. 21, p.

52.

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des «heros vaillants», il s’agit avant tout, par la fictionnalisationd’evenements eleves au rang de mythes, de rendre un hommagegeneral, de «mettre en gloire» (kleos) cette communaute des Grecsdont ils sont les representants exemplaires «au-dessus de toute ex-pression», en faisant comme si il n’y avait pas matiere a debat, commesi rien ne pouvait justifier une mise en question.34 Cette absence dequestionnement est pourtant problematique, au sens ou tout dansce texte eminemment panhellenique—rappelons a ce titre que cette“Oraison funebre” celebre les soldats morts a Cheronee (338 av. J-C)face aux armees de Philippe de Macedoine—35 constitue un embarrassusceptible d’etre interroge, specifiquement le fait que Demosthene,en tant que representant autorise de la cite, doit prononcer non passur une victoire, mais, au contraire, sur une defaite flagrante et re-connaıtre ainsi son echec public, tout en menageant par le verbe unadversaire deteste. C’est pourquoi ces heros qui «ont prefere mourirnoblement plutot que de voir de leur vivant une Grece malheureuse»en portant une aspiration singuliere ayant, malgre tout, pretentiona l’universalite contre un «gout» de la vie36 a la fois partageable etinsoluble dans l’exemplarite, sont mobilises, par effet d’amplification,comme ressources d’une histoire fantasmee, ou mieux legendaire, ameme de creer, un sentiment d’appartenance et de preparer, par-delala debacle et l’humiliation, une mise en mouvement mimetique detous et de chacun.

La prise de parole constitue, comme le souligne DominiqueMaingueneau, «un acte virtuellement violent, qui met autrui devantun fait accompli et reclame de lui une reconnaissance»,37 precisement

34Voir a ce sujet Loraux, L’invention d’Athenes, cite supra n. 19, p. 38: «Discourssingulier . . . qu’un epitaphios; plus proche de la parole-memoire des societes aristo-cratiques que de la parole-debat democratique, ce discours est pourtant une parolepolitique, marquee du sceau de la democratie: outre le choix de la prose, langue“laıque”, l’attestent son caractere de louange collective et la designation officielle del’orateur par la cite.»

35Cette defaite et «la formation d’une Ligue panhellenique a Corinthe» marque,ainsi que l’explique Gustave Glotz, «une epoque dans l’histoire du monde», a savoir:«la fin de la cite grecque». C’est a partir de cette date, ecrit-il, «que les cites grecquesont cesse vraiment d’etre libres et que la Grece entiere est devenue pour la premierefois une simple dependance d’un pays etranger». Voir Glotz, La cite grecque—Ledeveloppement des institutions, preface de Claude Mosse (Paris: Albin Michel, coll.«L’Evolution de l’Humanite», 1988), 389.

36La vie, en tant que seule «valeur» digne de ce nom, merite une mort exemplaire(c’est-a-dire une mort pour l’exemple) a meme de lui conferer retrospectivement lesens historique qui, de droit, lui revient.

37Dominique Maingueneau, Nouvelles tendances en analyse du discours (Paris:Hachette, coll. «Langue, Linguistique, Communication», 1987), 21.

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parce qu’en enonçant, l’orateur se confere une certaine place et as-signe une place complementaire a autrui. Aussi, l’enonciation ora-toire, foncierement deictique, fonctionne-t-elle d’abord comme une«scenographie»,38 c’est-a-dire qu’elle associe la figure de l’enoncia-teur, celle du garant (qui vient, comme son nom l’indique, ga-rantir la validite de la parole de celui qui profere), et la figurecorrelative du recepteur, a une «chronographie» (un moment) et une«topographie»39 (un lieu) qui constituent le cadre de mise en dis-cours. La parole deictique, embrayee a l’acte d’enonciation au niveaude la relation tripartite: je / tu—ici—maintenant, est, d’ordinaire,linguistiquement presentee comme une parole egocentree, au seinde laquelle le locuteur est pense, au moment de son intervention,comme centre (temporaire) de la deixis. Or, ainsi que nous l’avonsvu, l’orientation strategique de l’acte epidictique consiste a eviter aumaximum l’engagement du propos comme opinion, comme «pointde vue» dont la survenue laisserait ouvert l’espace du debat autantque du dialogue, et rendrait impossible, par le retrait du credit liea l’identification d’une position situee, l’epuisement du sens dansl’acte de proferation. Nous sommes des lors confronte a un problemepratique: comment surmonter les contraintes du dialogue et contra-rier l’imposition du je comme centre traditionnel de l’interactiondiscursive?

Il apparaıt que la predominante monstration du «nous», c’estdu moins l’hypothese que nous faisons, devient, dans le proces enqualification, un moyen de depasser la relation «je/tu» constitutivede la relation dialogique. Un predicateur comme Bossuet use a cesujet de trois configurations discursives complementaires: «nous»,«Chretiens»—il varie, a ce propos, la denomination appellative deson auditoire en utilisant concurremment le terme «Messieurs», titrepar lequel on designe ordinairement les courtisans, et dont l’emploiest, ainsi que le rappelle Catherine Costentin, «a la fois neutre axiolo-giquement et selectif sociologiquement»—40 et «mes (chers) Freres».Par l’emploi strategique du «nous» inclusif («je» + «vous»), qui n’estpourtant qu’une fiction verbale, l’orateur, adoptant une posture dis-

38La «scenographie» ou «contexte semiotique» va de pair avec la possibilite«de formulations efficaces» (les actes de langages) conferant leur credibilite auxenonciations; en font partie «l’enonce lui-meme . . ., mais aussi la maniere dontl’enonciateur s’inscrit . . . dans le temps et dans l’espace de son interlocuteur». VoirEric Landowski, “Simulacres en construction,” Langages 70 (1983), 73–81 (p. 80).

39Maingueneau, Nouvelles tendances, cite supra n. 37, p. 28.40Catherine Costentin & Jean-Pierre Landry, Sermons Careme du Louvre Bos-

suet—Analyse litteraire et etude de la langue (Paris: Armand Colin, 2002), 134.

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cursive de reconciliation et d’apaisement, rappelle a ses auditeursqu’ils font partie, par-dela les querelles, d’une meme communautesocioreligieuse, l’Ecclesia, dont la realite, sinon l’unite, qui se trouventalors presentifiees par l’acte langagier, ne sauraient etre contestees,au risque d’une exclusion du champ de la reference. La convoca-tion discursive de son auditoire lui permet clairement d’insister surcette identite d’appartenance, qui rend possible le depassement dela singularite du point de vue, et l’exhibition autant que la recon-naissance d’un sens partageable exprime au nom de la generalite desparticipants. Dans l’Oraison funebre de Marie-Therese d’Autriche Bos-suet, integrant avec insistance les «spectateurs» a sa propre parole, luiconfere une dimension d’indiscutabilite au sens ou la configurationdiscursive interdit tout passage au dialogue:

Que dirons-nous, Chretiens de ces deux reines?41 Par l’une Dieu nousapprit comment il faut profiter du temps, et l’autre nous a fait voirque la vie vraiment chretienne n’en a pas besoin. En effet, Chretiens,qu’attendons-nous? . . . Un chretien n’est jamais vivant sur la terre, parcequ’il y est toujours mortifie, et que la mortification est un essai, unapprentissage, un commencement de la mort. Vivons-nous, Chretiens,vivons-nous? Cet age que nous comptons, et ou tout ce que nous comp-tons n’est plus a nous, est-ce une vie? et pouvons-nous n’apercevoir pasce que nous perdons sans cesse avec les annees?42

Les apports de l’oraison chretienne permettent, nous semble-t-il,d’eclairer grandement la theorie du genre qui nous occupe. Toutel’originalite de l’eloge funebre chretien—dont les premiers exemplessemblent remonter au IVe siecle—reside «dans la metamorphose . . .qui fut d’incliner [le genre] vers le sermon».43 Selon Guy de la Batut,c’est precisement le «christianisme qui donna a l’eloge la forme del’oraison funebre»,44 c’est-a-dire qui lui confera une dimension inter-discursive (references a des textes bibliques ou patristiques) et oratoire,et donc un caractere «sacre». La conception de la mort evolue pro-fondement avec le passage a l’ere chretienne; en effet, la mort, horizondesirable de chaque existence, s’offre desormais, a la suite de Jesus-Christ, comme passage a la resurrection, acquerant ainsi la valeur de

41A savoir Anne et Marie-Therese d’Autriche.42“Oraison funebre de Marie-Therese d’Autriche,” dans Jacques Truchet, ed.,

Bossuet, Oraisons funebres (Paris: Ed. Garnier, 1961), 235–36 (c’est nous qui soulignons).43Verdun-L. Saulnier, “L’oraison funebre au XVIe siecle,” dans Bibliotheque

d’Humanisme et Renaissance, Tome X (Geneve: Librairie Droz, 1948), 124–57 (p. 126).44Guy de La Batut, Oraison funebre d’Henriette d’Angleterre (Paris: Societe Française

d’Edition Litteraire et Technique, 1931), 119.

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bilan d’une vie, souligne par le Jugement divin: la mort vient sanc-tionner la vie; elle en revele a la fois la valeur et l’inevitable derision.Il est donc incontestable que l’empire des doctrines chretiennes—letransformant en «moyen d’edification»—45 a profondement modifiele statut et la specificite de l’eloge funebre profane.

En introduisant un principe superieur dans l’appreciation desœuvres des hommes, en ramenant a Dieu toute l’activite humaine—a laquelle il assignait pour terme une recompense eternelle dans lavie future, a savoir l’immortalite celeste du chretien—, «l’Evangiledeplaçait evidemment le point de vue de l’eloge antique, ou dumoins ouvrait a la parole un horizon plus vaste et plus eleve».46

C’est pourquoi Bossuet dispose, relativement a son statut social etreligieux d’homme d’Eglise—en tant que detenteur de la connais-sance des Saintes Ecritures et de leur exegese—, d’une parole au-torisee, c’est-a-dire d’une parole de pouvoir et d’«autorite». Cetteparole, parce qu’elle releve d’un sociolecte encratique, se constitue,suivant l’analyse barthesienne, comme «discours plein: [dans lequel]il n’y a pas de place pour [un] autre»47 constitue en «tu», c’est-a-direen co-enonciateur d’une parole dialoguee, qui ne pourrait jamaispretendre a la qualification. Il profere donc, par definition, un dis-cours de Verite, parce qu’il est reconnu comme depositaire d’un savoirinfaillible et incorruptible, lequel, concede par un Tiers, autorise unediscrimination legitime autant qu’efficace entre le «vrai» et le «faux»,entre la «realite» et l’«illusion». Il est la voix de Dieu qui «juge», qui«condamne» et qui «tue».48 Cependant, le predicateur sacre, et parla meme occasion n’importe quel orateur epidictique, doit toujoursquestionner sa place (socio-discursive) et son statut dans le monde, ens’interrogeant sur les conditions d’une rencontre possible entre la pa-role du Tiers et sa propre parole, entre le verbe inspirateur, et les motsqui servent a exprimer la transcendance, a evoquer l’universel. Ainsi,l’orateur chretien, en particulier l’orateur funebre, disposant d’uneparole hybride, a la fois «dans le temple (fanum)» et «hors du temple»

se tient [-il . . .] sur une ligne de crete: il doit toucher, instruire et memeconvertir ses auditeurs, mais il doit fuir le succes personnel. Sorte de

45Chaım Perelman & Lucie Olbrechts-Tyteca, Traite de l’argumentation (5e ed.)(Bruxelles: Ed. de l’Universite de Bruxelles, 1988), 66.

46La Batut, Oraison funebre, cite supra n. 44, p. 120.47Roland Barthes, “La division des langages,” dans Le bruissement de la langue—

Essais critiques IV (Paris: Ed. du Seuil, 1984), 130.48Bossuet, “Sur la parole de Dieu,” Sermons et Oraisons funebres, preface de Michel

Crepu (Paris: Ed. du Seuil, coll. «Points-Sagesse», 1997), 111.

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catalyseur mystique, il s’efface dans cette mysterieuse alchimie du Verbequ’est l’annonce de la Parole de Dieu.49

Bien que la mort d’un grand de ce monde soit elle-meme inter-vention divine, passage a la resurrection et au salut, conferant paravance a la proferation du predicateur, «toute pleine d’esprit et defeu»,50 un terrible accent de verite et de sacre, ce dernier ne doit pasdelaisser «la necessite . . . de s’elever a la dignite d’etre la bouche parlaquelle Dieu parle».51 L’orateur chretien ne fait que porter la Parolede Dieu; son eloquence n’en est jamais que la metaphore visible.Elle donne la sensation du sublime par l’«elevation au divin».52 Ledetenteur de la parole epidictique, dans sa prompte et soudaine illu-mination, doit toujours s’effacer en tant que personne, pour ne laisserparaıtre que la parole du Tiers, absent et pourtant mis en presence parun discours s’efforçant de faire oublier la necessite de sa mediationcorporelle.

III. HOMONOIA ET PROGRAMMATION DUPASSAGE A L’ACTE

Cependant, peut-on dire que le projet de l’epidictique s’epuisedans le seul proces en qualification du monde ou depasse-t-il, parsa fonction sociale et politique, l’entreprise d’attribution du nom eninvitant l’auditeur/spectateur a deborder son etat passif? Ce projetlangagier propre au genre de l’eloge et du blame implique selonnous sa consequence deliberee, a savoir, la programmation discur-sive d’un passage a l’acte individuel autant que collectif. Ainsi quenous l’avons dit l’activite laudative se propose, par la valorisationd’un singulier exemplarise—devenu figure heroıque—, la revelationd’une forme symbolique qualifiee universellement comme desirable,et qui comporte la capacite de produire, par l’effet d’une confirmationet la satisfaction d’attentes doxales, une reaction mimetique pouvantlegitimement valoir comme catalyseur d’une mise en mouvement.

49Jean-Pierre Landry, “Parole de Dieu et parole des hommes: limites et legitimitede la predication selon Bossuet,” dans Litteratures classiques, «Litterature et religion»,n. 39 (Paris: Honore Champion, 2000), 221–36 (p. 227).

50“Oraison funebre du Pere Bourgoing,” dans Bossuet, Oraisons funebres, citesupra n. 42, p. 50.

51Sophie Hache, La langue du ciel—Le sublime en France au XVIIe siecle (Paris:Honore Champion, 2000), 345.

52Hache, La langue du ciel, p. 344.

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En d’autres termes, il s’agit d’encourager un comportement actorialde premiere personne, en faisant en sorte que celui-ci demeure dansl’exacte continuite de la demarche persuasive. Le proces oratoire doitfavoriser la prise en compte du conseil parenetique53 par le public, afinque ce dernier, sous l’effet de la confirmation d’un sens deja-la maisinformule, puisse «le faire sien, le reproduire, l’adapter».54 On com-prend qu’une operation deliberative de second niveau—marquantl’intimite entre discours rhetorique et incitation a agir—se trouveengagee par l’auditoire. Cependant, cette operation porte moins surla matiere non-questionnee de ce qui est dit (le conseil lui-meme, quis’appuie primordialement sur un consensus normatif et legal), quesur les conditions d’une conjonction entre la qualification du monde,la revelation d’un objet de valeur, et l’accomplissement (necessaire)d’actions a venir, lesquelles se trouvent alors mises en deliberation.Aristote confirme d’ailleurs, au livre I (chapitre 9) de la Rhetorique,cette proximite (initialement improbable) entre l’epidictique et ledeliberatif:

La louange et les deliberations possedent une forme commune, car ceque tu etabliras en principe dans la deliberation, transporte dans lediscours, devient un eloge. . . . En consequence lorsque tu veux louer,vois d’abord ce que tu poserais comme precepte, et lorsque tu veuxenoncer un precepte, vois sur quoi porterait ton eloge.55

En tout etat de cause la parole epidictique cherche a mettre son audi-toire dans un certain etat emotionnel—produit d’une identification etd’un desir de reconnaissance—, debouchant sur une disposition men-tale, elle-meme susceptible de provoquer un passage a l’action, qui,dans la mesure d’une qualification efficace et legitimement reconnue,pourra ultimement se passer d’une mise en question. Aussi, la paroleepidictique s’incarne-t-elle idealement dans le pathetique de la mortexemplaire et somme toute englobante du «heros», dans le movere,c’est-a-dire dans le sentiment «d’une terreur sacree» portee par une«voix qui di[t] ce qu’il faut dire, ce que tous attendent. . . , qui tra-duit l’emotion commune»56 (larmes, joie, admiration, reverence, . . .)

53Il s’agit la, par opposition a la sumboule, d’un conseil portant sur une matiereincontestee (comme honorer ses parents pour reprendre un exemple topique).

54Philippe-Joseph Salazar, ed., L’art de parler—Anthologie de manuels d’eloquence(Paris: Ed. Klincksieck, coll. «Cadratin», 2003), xv.

55Aristote, Rhetorique, i, 9, 1367b–1368a, trad. Charles-Emile Ruelle & PatriciaVanhemelryck (Paris: Le Livre de Poche, 1991), 136–37.

56Jean-Antoine Calvet, La litterature religieuse de François de Sales a Fenelon (Paris: J.de Gigord, 1938), 372.

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et fait advenir rituellement une separation qui actualise les limitesgeographiques autant que spirituelles de la communaute. Nous fai-sons a ce propos l’hypothese que le reinvestissement par l’orateurdans son propre «corps», et plus particulierement dans son «corps»emu, doue d’emotions, est au fondement de l’action mimetique.C’est pourquoi, une fois l’epreuve de la qualification passee—quiconstitue tout ensemble une epreuve de verite et de validite—, rienn’est termine, et un trop grand desengagement, qui ferait signe versun manque d’interiorite, peut finalement jouer en defaveur de ce-lui qui s’exprime. En effet, l’enjeu de l’epidictique reside dans lepartage des «etat[s] de grandeur»,57 et plus encore dans la confirma-tion de la valeur de ces etats; or l’accomplissement du «regime departage» (regime epidictique par excellence) suppose l’engagementde son «corps propre» afin de garantir tout a la fois l’humanite etl’authenticite de l’«incitation a agir». En d’autres termes, il faut quel’orateur temoigne, par la parole, qu’il a bien quelque chose «a mettreen partage»,58 et que de ce partage peut naıtre aussi bien un rapport al’autre, qu’un rapport a soi, par le fait d’une identification reciproque.Dans l’Oraison funebre du Prince de Conde, Bossuet marque sa proxi-mite emotionnelle avec son sujet, il fait «corps» avec lui, et s’engage aapprendre d’un si grand prince «a rendre [sa propre mort] sainte»:59

Pour moi, s’il m’est permis apres tous les autres de venir rendre lesderniers devoirs a ce tombeau, o Prince, le digne sujet de nos louanges etde nos regrets, vous vivrez eternellement dans ma memoire; votre imagey sera tracee, non point avec cette audace qui promettait la victoire; non,je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface; vous aurez danscette image des traits immortels: je vous y verrai tel que vous etiez ledernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire commença a vousapparaıtre.60

L’orateur invite a une communion des pathe, dont il se fait lepromoteur affecte, et par laquelle chacun est convie a conserver duPrince (ou de n’importe quel «heros») une «image» exemplaire aux«traits immortels», mobilisable comme justification de l’agir (ici laconversion a une vie plus droite) par tous et par chacun. Aussile discours epidictique se propose-t-il le renforcement de ce que

57Voir Luc Boltanski & Laurent Thevenot, De la justification—Les economies de lagrandeur (Paris: Gallimard, coll. «Nrf-Essais», 1991), 164.

58Cardon, Heurtin, Lemieux, “Parler en public,” cite supra n. 31, p. 13.59“Oraison funebre du Prince de Conde”, dans Bossuet, Oraisons funebres, cite

supra n. 42, p. 409.60Ibid.

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les Grecs appelaient l’homonoia—cette identite des esprits et dessensibilites—par l’exhibition d’un «effet d’empathie» qui s’attachea creer les conditions d’une harmonie renouvelee autour de valeursa la fois admises et en attente de confirmation. Jean-Pierre Vernantdans sont etude classique sur Les origines de la pensee grecque rappellea ce sujet qu’il s’agit d’un processus de reconnaissance, dans le corpssocial comme dans chaque individu, d’un dualisme et d’une polaritedont l’ambition consiste, par egalisation rationnelle, a assurer lecontrole afin de favoriser le succes du meilleur sur le pire:

L’homonoia, analogue a un accord harmonique, repose sur une relationdu type musical: 2/1, 3/2, 4/3. La mesure juste doit accorder despuissances naturellement inegales en assurant une preponderance sansexces de l’une sur l’autre.61

Il s’agit, en consequence, de participer a la formation d’un pathos com-mun differentiel, sur la base d’une activation d’emotions premieresresultant d’une mise en scene de valeurs partagees. Or, ceci supposel’avenement discursif d’une «identite pathique commune» a meme deproduire (a reception, pour l’auditoire) un sentiment d’harmonie «dusentir», un sentir ensemble. Il s’agit donc de revivifier, de confirmer unrapport conjonctif, ou mieux emotif, a meme de reduire l’incertituderelative a la signification des «etats de choses» (valorisees) et dedepasser les contradictions qui sont constitutives de la vie sociale.A la suite de Barbara Cassin nous serions tentes de dire que l’«accorddes esprits» est la resultante d’un accord sur les mots, d’une ho-mologia.62 Or, cette homologia naıt precisement dans la reiteration del’acte de qualification et de sa reconnaissance comme legitime, sus-ceptible de favoriser l’activation du transport de chacun vers l’ideed’un «Nous avons l’intention».63 En effet, si l’acceptation par chaqueauditeur en particulier de la valeur pour soi de l’enonce profereest une condition de l’adhesion individuelle a celui-ci, le succes del’entreprise oratoire suppose la reconnaissance de la necessite d’unengagement qui se dise au pluriel et ne vaille que parce que chacunattribue a sa propre mise en mouvement une dimension (collective)

61Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensee grecque (Paris: P.U.F., coll. «Qua-drige», 1990), 93.

62Voir a ce propos Barbara Cassin, L’effet sophistique (Paris: Gallimard, coll. «Nrf-essais», 1995), 237–39.

63John R. Searle, “L’intentionnalite collective,” dans Herman Parret, dir., Lacommunaute en paroles—Communication, consensus, ruptures (Liege: Ed. Mardaga, coll.«Philosophie et langage», 1991), 234.

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qui la depasse, et voit alors dans le passage a l’action64 autre choseque la stricte satisfaction d’un interet a la fois prive et immediat. Laconfirmation de l’homonoia constitue de ce fait une disposition descorps autant que des esprits. Andre Malraux le souligne dans sondiscours commemorant la liberation de Paris:

[Les Resistants] etaient le «Non» du 18 juin devenu vivant.. . . Aumoment ou nous sommes rassembles par la meme volonte et sansqu’aucune distinction de parti, de croyance ou d’origine, ait pu nousseparer, j’ai la joie et le devoir d’exprimer d’abord notre immense gra-titude a celui qui, sans attendre et sans tergiverser, a, des le premier jour,dit «non» a l’ennemi et a la trahison. Il fut le premier; ce qui se passesous nos yeux dans Paris libere manifeste que la France entiere reditaujourd’hui avec lui ce «non» du premier jour.65

L’orateur, par l’exhibition du «Non» auquel il restitue son actualite(«par la meme volonte», «redit aujourd’hui»), s’attache tout d’aborda mettre son auditoire en presence de valeurs a la fois fondatrices etinformulees, en revelant une rupture essentielle d’avec «l’ennemiet . . . la trahison» qui se trouvent de fait exclus de la commu-naute; puis, par effet de gradation, passant du «heros» singulier (deGaulle) a la France d’aujourd’hui—stricte continuation des Resistantsd’hier—, fait advenir, par-dela les «distinctions» internes, un sensdont il confirme la pretention a la generalite. Ainsi, l’activite epi-dictique vise-t-elle toujours la production d’un «etre ensemble» quise place au fondement de l’«Intentionnalite collective», cette capa-cite de cooperation qui presuppose toujours une conscience com-munautaire, ou mieux un «sentiment des autres comme etant plusque de simples agents conscients, comme etant des membres reelsou potentiels d’une activite de cooperation».66 Elle s’applique a pro-duire une «fusion» des corps (un inter-corps) et des esprits en unsentiment d’evidence du «Nous» comme acteur collectif reel ou dumoins possible. Le «Nous», qui prend la place du «heros», est rendudisponible pour creer un sens commun dans l’action; il determinecollectivement le rapport au monde en restaurant la concorde civilepar contraste et opposition a un «eux» (les autres, qui ne sont pas«Nous», dans la mesure ou ils s’etablissent hors des limites fixeespar le discours) et s’offre alors comme l’accomplissement du rituel

64A savoir, entre autres: partir en guerre, marquer son approbation ou sareprobation a l’egard d’une loi ou d’un projet, manifester, aller voter, etc.

65Andre Malraux, “Commemoration pour la liberation de Paris,” cite supra n.25, pp. 915–19.

66Searle, “L’intentionnalite collective,” cite supra n. 63, p. 241.

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epidictique entendu comme proces en separation.67 Toute identiterequiert l’existence d’un autre, de quelqu’un d’autre, dans une rela-tion grace a laquelle s’actualise l’identite de soi—identite qui appelletoujours le marquage d’une alterite stabilisee dans sa definition aurisque de contrarier, dans le cas contraire, la transmission du sen-timent d’exemplarite au sein duquel prend naissance le passage al’acte inspire par le desir d’eloges.

L’action programmee (indirectement) par une telle parole doittoujours etre reconnue pour elle-meme, comme relevant d’une miseen mouvement de tous et de chacun, afin que puisse etre satisfaitela «passion» initiale au nom de laquelle le proces collectif—qui, dansson accomplissement meme, donne «corps» a la communaute—estmis en œuvre. A ce propos Aristote a envisage le cas specifique dusyllogisme pratique, dont la nature des premisses qui le composent estd’etre representative d’un bien possible. Tandis que la premisse ma-jeure se fonde sur une maxime courante (et vraisemblable), dans lamineure l’agent mis en scene (par exemple l’orateur lui-meme), invi-tant a l’action, constate qu’il se trouve dans une situation couverte parla majeure. Il conclut donc par une decision de comportement68 qu’ilespere, pour l’occasion, conforme au regime d’attentes (on retrouveici le fameux kairos rhetorique), et donc persuasive pour son auditoire.L’accomplissement de l’acte (approche sur le mode du preferable),doit, en ce sens, s’affirmer avec la force de la «necessite»—qui se faitalors faculte de creation, instance poıetique—comme conclusion despremisses, et, en consequence, pouvoir se dispenser, dans l’esprit desfuturs acteurs, de toute nouvelle mise en question qui viendrait rou-vrir le debat et elargir le champ des possibles (c’est-a-dire obscurcirle sens en suscitant le doute).

Ainsi voit-on clairement l’application du syllogisme pratiquedans les discours epidictiques qui visent ultimement le «passage al’acte» de l’auditoire. Il s’agit bien de disposer a un «devoir-faire», etnon pas seulement a un «pouvoir-faire», c’est-a-dire de conferer parl’epidictique une volonte d’agir en premiere personne. En d’autrestermes, si le «devoir» (le principe actorial) est initialement pris encharge par le «Tiers» (Dieu, l’Etat: ce que l’on appelle communementune institution) au nom de qui profere celui qui recherche le rallie-ment a son orientation pratique, ce n’est jamais que par le transfert«fictionnalise» d’un sentiment du «devoir»—comme s’il n’y avait, a

67Separer le juste de l’injuste, le legal de l’illegal, le signifiant de l’insense.68Voir par exemple: Aristote, Ethique a Nicomaque, vii, 5, 1147a, trad. Jules Tricot

(Paris: J. Vrin, 1994), 333.

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l’issu de la production discursive, pas d’autre choix acceptable pourfaire triompher une fin quelconque, et en particulier celle qui consistea se voir attribuer publiquement les honneurs—que l’auditoire peutreconnaıtre la necessite d’un engagement collectif qui implique, eten meme temps transcende les engagements individuels. S’il y atransfert psycho-discursif d’un «sentiment» du devoir69 que chacunpeut egalement revendiquer comme effet de sa volonte propre, lesco-actants se trouvent des lors en position de co-sujets, et peuventpoursuivre ensemble, harmoniquement, la quete d’un objet de va-leur dont la qualification ne peut faire l’objet d’une critique sur lesmots, laquelle justifierait une mise en proces, un questionnement, etrendrait toute projection actoriale impossible.

CONCLUSION

Au terme de ce parcours nous esperons avoir contribue a lacomprehension du processus anti-dialogique de qualification et deses enjeux. Cette enquete (historique et theorique) a ete l’occasionpour nous de mettre en evidence les conditions pratico-discursivesqui autorisent la formulation d’un enonce, visant la nominationautant que la valorisation des evenements du monde, a meme decreer, par la confirmation d’une difference referentielle entre soi etles «autres», un sens commun dans l’action. Ainsi que nous l’avonsvu le genre epidictique, et tout particulierement l’eloge, s’appuied’abord sur un double processus d’evitement du «point de vue»—dont l’exhibition temoignerait de l’individualite du rapport au sens—permettant la generalisation de la proposition, et de mise a distancedu corps, lequel, situe dans le temps et l’espace, rendrait impossiblela connaissance de l’etre et l’attribution du nom. C’est pourquoi,l’orateur se doit, dans cette geste demonstrative, de garantir l’origineinstitutionnelle de sa parole—origine qui concourt a l’habiliter—,afin de renforcer son ethos et d’attester, en consequence, la verite dece qui est dit. La transaction du sens, qui permet de convertir lenom en acte individuel autant que collectif se fonde, d’une part surla satisfaction d’attentes a reception, donc la mise en conformite dudire epidictique avec le canon du genre, d’autre part sur la productiond’un etat harmonique qui favorise la reconnaissance de chacun dans

69Lequel devoir ne reside alors plus seulement dans la personne du porte-parole,mais aussi dans chaque participant disposant d’une conscience de «soi», autant qued’une conscience des autres comme co-actants.

La fonction heroıque 141

le «Nous» de la communaute, et qui, par le fait d’un discours porteurd’identites heroıques, suscite un desir de ressemblance autant qued’appartenance, en consacrant des evenements doxaux ayant valeurde symboles.

Il s’agit bien dans cette «fabrique du heros» par le biais de laparole epidictique, tout a la fois spectaculaire et politique, d’unepart de produire une economie des etats de grandeur (c’est-a-direde signifier ensemble ce qui vaut le plus, et, au contraire, ce qu’onpeut negliger comme sans valeur),70 d’autre part de confirmer ou derecreer, pour l’occasion, «une adhesion autour de valeurs admises»71

par l’auditoire, en produisant performativement, par le biais d’unefiction en «comme si», un effet-monde, qui puisse resister durablementa la survenue d’un enonce critique. La refutation du sens aurait pourconsequence la mise en question des «normes» et l’emergence d’unsentiment d’incertitude, d’un doute, tant sur ce qui est que sur ce qu’ilfaut faire, a meme de mettre en peril l’existence ou la stabilite de lacommunaute devenue alors incapable de s’identifier elle-meme.

70Au sens ou l’entendent Luc Boltanski et Laurent Thevenot (De la justification—Les economies de la grandeur (Paris: Gallimard, coll. «Nrf-Essais», 1991)). Voir aussi,Pierre Centlivres, Daniel Fabre & Françoise Zonabend, dir., La fabrique des heros (Paris:Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1998).

71Voir a ce sujet Chaım Perelman & Lucie Olbrechts-Tyteca, “Logique et rheto-rique,” dans Perelman, Rhetoriques (Bruxelles: Ed. de l’Universite de Bruxelles, 1989),pp. 63–107.