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LA FIGURE DU DOUBLE
CHEZ GERARD DE NERVAL
by
~ Jacinthe Rouisse
A thesis'
submitted to ~ the Faculty of Graduate Studies and&Research
1 •
McGil1 Univer$ity,
i~ par~iel fu1fi1rnent' of the requireme~ts
for the degree of
Master of Arts
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Depar~ement of French Language
and Li terature 1
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March 1983
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Je tiens à expr~; .. ' grati~ude au Professeur
G. Pascal-Smith pour ses conseils et son
encouragement dans l'élaboTjtion de ce travail.
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LA FIGURE DU DOUBLE CHEZ GERARD\ DE NERVAL
Le mythe du doubie qui témoigne_des pr~occupations ~~ J
qu 1 a touj ours inspiré ~ l' homme ~,~ doub1.e nature charnell e et
spirituelle a fasciné les écrivains du XIXe siècle. En France,
Gérard de,Nerval lui~~ donné ~ne des formes littéraires les
plus riches ~ l'époque romantique.
Dani ~e travail, nous avons choisi trois textes d}
cet auteur dans lesquels le motif du double est récurrent.
Puis nous avons groupé et analysé les formes que prend ce
\ dernier selon qu'il est lié au héros "(il), aux héroïnes (elles)"
ou ~u narrateur-héros (je). ~'tt :. • ..... t
, Notre étude nous" a montré <we chez Nerval la figure
du double dépa.sse très vi te les formes vtradi ti~mnelles -gour - , ?
exprimer des hantises propres à l'imaginaire personnel d~ -l'auteur. Nous avons aussi constaté que cette figur~ litté-
raire a pour effet de générer l'animation de plusieurs thèmes . . importan ts de l'oeuvre. I;nfin, il ~emble qu t Ul) coroUai re ..
significatif de ce motif du double Œpparaisse sous la forme
d'une qugte de l'unité .. Aurélia présente en effet des images , u
qui, dans la perspective initiatique adoptée par le narrateur,
semblent réconcilier les doubles aritagonistes.
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LA FIGURE nu DOUI3LE' CHEZ GERARD DE NERVAL
The myth of the "double" which ~xpresse.s man' s
preoccupation with his dual natur~, body ~nd saul, was a
source of fascination for w'ri ters of the XLXe ce~tury. ,
Among them, Gérard de Ner,val gave the "doubl~", one af the \
most· complex ,Ii terar( forms of the romani:ic period. '
In this thesis, we have selected three texts by this
wri ter in which the theme of the "double" re,curs. We theh ,
proce~d to group and analyse the literary forms taken by the
tneme of the "double". We find tha t i t occurs in three
situations accardi~g ta whether it is linked ta the hero (he),
the heroine (sher or the narrator-hero cr). Our research shows that in the writ~r's wor~, this'
, ,
them,e quickly goes i beyond tradi tional li terary forms to 1
express the o~sessions ,to which Nerval gives imaginative. \ ' v 1
expression. We glso find that the theme has the effect of
gen~rat~g many other important ideas in Nerval's work. r •
Lastly, it would seem that an important complement of the \
theme of the "double" appears in the' farm of a quest for
unity. In a perspective of the literature of initiati~n . " "'\
chosen by the writer, Aurélia offers certain images which . "'. tend~ ta reconeiie the. antagonists present in "the "douhle".
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TABLE DES MATIERES
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INTRODUC;IO~ ............•......................... ',' .... 1
CHAPITRE 1 1
Le vOLage en Orient: le double lié au Hil" .... 24 - , "Histoi.re du cal ife Hakem" ......•...... 2 6
LI "Histoire de la reine ~u Matin et de Soliman, prince des Génies" ............ 41
CHAPITRE ,1 I
Sylvie: le double lié aux "elles" .............. 53
CHAPITRE III
Aurélia: le double 1i~ au "je". Il •• •••.•••••••• 77
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CONCLUSION ...... , .... , ................ , .' •.•• •..•• ; .•.... 100
BIBLIOGRAPHIE .............. ,., ........................ 112 "
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Depuis toujours, 1es hommes ont·été préoc~upés par ., . la nature dualiste fondamentale qui domine leur existence.
La division du corps st de l'esprit, devenue pour l'Eglise la
chair et l'âme, qui leur .rappelle sans cesse cette double
appart~nance, exerce sur eux une sorte de fascination. Celle-ci • a donné naissance très tôt à.la croyance en l'existence d'un
Do~ble accompagnant par ex'emple le.s héros des légendes et dont
les traces se retrouvent dans le folklore de plusieurs civili-. -
sations. Dans sOon étud'e intitul'ée Don Juan et'le Double
Otto Rank nous donne divers e:x;emples des forme s qu'a revêtues , ,r
ce • 1
mythe chez différents peuples. N.ns i, les hommes primitifs, 0
désarmés devant la fatalité de la mort, Gmt ressenti tr~s tôt
le besoin qe remplacer cet arrêt\implacable ~? Temps par la
croyànce en l' immortalité de l' homme. Ils n01lllllaient ombre ce
qui constituait en quelque sorte un deuxième être ·tout à fait , ,
identique au premier qu'ils percevaient comme étant la partie ,
immortelle. de tout être, 'l'âme assurant la continuité de la , , . , .
vie ap!es la rn6rt. Double fra~erne~_ bien réel, l'ombre
de.~~n·ait· d'C "la première 'objectivation'jde l'âme humàine" 1
Les civilisations grecque, romaine, chinoise ,et
égyptienne prouvent que les hommes ont persévéré dans cette "
croyance en une dualité de'l'âme humaine. En effet, dans
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, toutes ces culturrs, ~p croyai~ à l'exi,~~~~ d'un d~~x~è~e , ., ~
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moi, 'd'un Double, reproduétion . .fidèle du m~j. ;corporéi,' q~1 . ~ ~ ~~
habitait chaque. être v1vaftt'~' Son' domai~e pouvait être celui , . , . . . . , des rêves; du m0r;tde ,sPJ-ri tuél· ou'" de ce que l'on nomme ,maintenant
, ' ,. l' inconsciel!t .• -" Ce Double ~ ~r&'Qu plusi'eurs l')oms: _ c,hez les
,
Grecs, on·l:appelait Psyc~é, chez les 'Romains, Génius, chez les , • u Î 2 Perses, Frayauli et chez les Egyp~iensJ 11 étàit a~pelé Ka > •
Le deuxième moi nO, était pas 'considéré comme un 'és~rit irnmatéri~l ( .
~ ou un concept abstrait, mâis bien comme un Double doté d'une
exi8~ence physique.' Le rituel mortuaire de l'embaumement chez
le..s Egyptiens, al'nsi que, c~_~z certains autres peuples i en , .
té~oigne~ les.Egyptiens se faisaient un devoir 'd'offrir de
la nourri tare et ',différents présents aux défupts p.arce qu' il,s
étaient pe~suadés que :1'âme qui alla~t continuer à vivre
au-de-là' de la mort gar~er~it son enveloppe 'charnelle.
'En Ch~ne ~,ous r:étrouvons: cette' croyance en une
âme double, composée du "kuei"'et du l!shen l '. Au IVe siècle'
avant J. C., ce dualisme a r~j oint :celui de la cosmogonie ~ \.. ,
. officie,lie chinoise, A. savoir l' oppbsitlon du lIyln" J princip~ • - î' ,,', ~
tërrestre f.emelle et' du "yang",' priricipe célesté mâle 3. ,. • 1 •
Le' n~in" .et le l;yang" i~carnent la présence s±mult~nêe q 'un.
~ment double, non .s~ulement dans,l'!Me humaine, mais .d~ri~
toutes chose~: ct est la lumi~re 'et 1 'oDscurité, le ciel' et , >
la terre J le positif et le négat.:it J le féminin et le masGulin",
"e 'ést en somme l'exp'res$~on dù dualisme ét du complémentar1sme'
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-. '~'Lçs,Juïfs ims.·ginaient eu;x.' aU$S,i.,qué ~:fâme 6ta}.t s.t-tJ.rêe" . (" . , ;. -
, simu~tant:Smertt par deux t.~ndâ.nces cQnt~air.es qui pouviient
,l'entra!~er a1terdativement ver~ les c~oses terrestres et ver~
~) tes -chos'es c~l.es tes. De plu~., ,1,1 espri t '(lIru~hU) rie .pouvai t \. • l':
atteindre son plein 6panoui-ssemertt que par l '-union dû I/nèfesh", ~ ,
principe mâle ~ vet ,du ""c'hajah",' pr'ïncipe f~m.e~l~' 5,' ..
'-, \ ).
Dans la myth.ologie, nous -pouvons observer ~a' 'prê.senc"e '
d'une figu~ du d,ou~le, transposLtion litt6ra-iI.:e du co~èept: de . . ' ,,-
dual isme. Le mythe de Dionysos, par exemple, illustre l!a .,'
croyance selon laquelle l'univers au:r;ait' ét~ cr6é par la . coll a;bor~ d'un di~l,l et de sen r.éflet. :En .. ffe t .' Dionysos,
qui aval t été conçu ~r sa m~re et pa,r le. t:efl'et, de' celle-ci, \
est sédl1i t à son, tour 'par le reflet t\'Ue lui renvoie son miroir " . \ .. ~" ! ..
et il déc.ide. de ct-fer le mande à 1.' image de ce Double .. Moàël~
s,ur 18, cosmogonie ~.~ndo\.le, ce ~ythe est repris par, les' néop.+a ..
tonicien's et par les 'gnosti,Qlles 6. " ..
Le culte g6mellaire a ~~alement donné naissan~e à-des •
mythes qui 'i1iu~t:çent '~a: .q:toyance au .1louble; : Dan'sl ~e~ cci~pl~s.. , - "" " ~ . , .. /"
de jumeaux inythi,ques t 9't) 'de .f.rèl'es mys.t6rieùsement un~Y , ... .' , .
les plus c!1:èbr'es' son:t/J:es f,rè.res Dioscures, 'Castor et ~o11uXJ . \ • '. \ q
Rom.u.1Us, et' .Ré'ml.ls .. :·~~b,e'i ~oai~, et' 'les deti,x pr~~~go.nj'stes d.un· .' ~ , - . ", ' :: \':.',-
conte 6~p't1e-n t,t~$ ancien inti ~ul~ Utes Prê:r~~n .~: i ~~s ' ..
jumeaux' ont' pu deve~ir des hé,l'oS "tellement poplJ'la res ... e' est "'" ." ,
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craindre ~~ d' hOllPrex: leurs· m!nes. \ C'est que les j timeaux . ".
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apparaissent "connne la réal::1satlon d'un, hpmme ~u1 tl. amené
avec lui" 'son 06uble vis1b'i'e" 7 ~, Aussi do1t-~n vên~rer "la ' ',..
par1;;ie,_il!lDl0rtelle' de 'cet être qui. a acc~.s" cro'1t-on: au, mondè
des ,espri.ts, ,et accorder une foi tota'le .en, é'~~::··préd1'ct'ibn,~. QU, ~ , ~ '\. ',~\. l 1
,.. 9" ' • • - - • • 't"';i
en ses e~pl1,Catl~hs de phénbm~rie'.s: divers. 'M~~B :'en, ,m6me ~tefll.~~',
et à cau~e Justeme~~ d'OU c.aI-act~~e' s~nà~urel. ,d~ ':.~'lè:· J!).9~b~~~' ' ", .. "~ ? ~ • :r ~ ~ "; ~ • _.. , • ~- ~.' , ~ > -
v1:gj.ble, on doj;t..:":è:ra·~nC!re ''';if~. pouvoir' .my's~é·r1eux· dJ:l'~ c'ouIr~e" et'; \ ' 4 r '.-li .. '1>"~~~ 1 • I~ .... '1 ',tU .~
neqt~a~~S~f sok,'~~~~~{;~ qù~Î~~r~1:~~.':~:"~~~~~r jÙ~~rtié~~~.~~'.~, ""1' <.:~::'":l 0: , " ',\ ,'" "it···, ,~;_.. . . ':' ,,-J"~, :~';' ..• ,,::, ' .. ,: :."
Q1,lài '. q\l "1.1 ",en soit'/' l'a na.i.~~·ê .:gémeUa1:re·:·.i:k"éti':{·p:Etr.Ç;tib~~'·' ~ ,,;.' ,~;·.:tty' • J, ' " ':' ',,'" ~~~'li:. >,.'.~, ," ~ ~;,,:~. :',:: " ~:;,'::;:,,: .;:'d:; .. i,: ~,'" -, <:.'/~',' ~ ~~U$è' 'g,e '?a prése~~~:. qu D~~~.~,~' ~~~'1P?~~~::~o.~,r{,'~~.~:.,·~~,~n~:;L ,~,', \';;~:'~:~" t~g~bl'e "dé ·~là:·J' dùal~~~" d~:' i~~irè.:!:et/·, P~'/,S~iJ$tquint':; de,' ';,:;;:~: r·, ,1, ~),"~ , .. ~ \. ,';"'.<'\ -?-",:1 " . '"";,,-,,.:i;,>"-;\\:.~~"~:i;:~: ~~~.:.:~:,.~~,~;J;~~"~ l' immbrt~~l1:té d 'UP~~JP~rt~e"'H:û mol ~:, v~~· 'iiq~,qu~i~ ·'îe.~~d~~,uk·",~ :
r ~ , / ~fo>-~:f(:.~ , • >: ~~ I,!~', l ..... ;. < ~t7.;f.~"".'!.-;, .... ""~; .. i~:. .. :-...S.'~~PJ ~~i .. ~~41~ .. )-\, ~, -~. J •
de ià' mlltbolog1e ~~~~/dtit'.·. >d'e ipoui,b~&:! :s~~\fûf~~ù8~Iicll1i~lt~~;r ,,::~;.ii·,\" 1', ,~,.~~~.;,: ":,' ~,."'~':~'.-.:;i::': ~'~:"''' ';", "';'-"~t.:\<'~! ~:"\1~~{~~;~:':~1<·!<rli'r:.;~;· ".f~~ __ .'
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autrefois Lugdunum, fondée par les Dioscures gaulois Momoros 8 et AtepoI\laros
Si un pouvoir spécifique semble souvent attribué à
ces héros ag~ssant à l'u~isson, on remarque que ~e mythe met
parfois également l'ac7ent sur l'aspect oppositîonnel du couple,
sur son càractère ambivalent porté à la fois vers le ~ien et
v~rs le mal, en présentant des jumeaux ennemis, l'un créateur
et l'autre destructeur, qui s'affrontent jusqu'à ce que l'un
d'eux périsse. La lutte sacrificielle devient inévita~le:
l'un d~es deux éléments du couple doit se soumettre ou disparaître
afin d'assurer le triomphe et la survie de l'autre 9 Cette
~ situation conflictu~lle symbolise la tension exercé~ dans
chaque être humain par les aspirations contraires de son moi.
Dans le f~lklore iroquois, par exe~ple, une légende qui
réunit le mythe des jumeaux et celui de la cosmogonie, raconte
tlu'e l'univers aurait été créé par un couple de frères ennemis.
L'un d'eux, dont l'action salutaire est à la base de toute
création positive, symbolise e~ quelque sorte le bien. L'autre,
le Mauvais Frèr~ qui règne su.r les Ténèbres, est le réprésen
tant du mal 10.
Dans la mythologie celtique, nombreux sont les héros 1
qui évoluent de pair, sans touterois être des jumeaux. Ils
illustrent le caractère oppositionnel et complémentaire de la
dualité. Le ,couple de personnages le plus célèbre est celui
du druide et du guerrier qui représentent res~ectivement la
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sagesse et la force Il
La religion chrétienne a également joué un~le cons idérable dansl l' é labo ra tian du mythe du doubl e . En effet
la vision manichéenne du monde qui est véhicul~e par le
christianIsme a alimenté la concept~on dualiste déjà existante.
D'abord c'~st un premier principe d'opposition qui sert de
base à la religIon même: il s'agit de Dieu, incarnation
suprême du Bien, et de Satan, personnification diabolIque du
Mal. Sur cette d,ichotomie fondall'Pentale s'érige une série
paradigmatique presque infinie: le ciel et l'enfer, la vie et
la mort, l'âme et le corps, le pur et l'impur, l~ positif et le
négatif, la lumi~te et les tén~bres, l'invisible et le visible,
le divin et le terrestre. Pour le chrétien, l'univers entier
est régi par ce syst~me dichotomique: tout ce qui es~ du bon
côté mérite respect et vie, tout ce qui est du mauvais côté
mérite la persécution et doit disparaître. Selon l'histoire
chrétienne de la création du monde, c'est Dieu qui établit
cet ordre moral des choses, lequel est symbolisé par l'arbre
de la connaissance (c.f. Genèse, 2,9.). En goOiant du fruit
de cet arbre, le premier homme prena cons~ience du système
des valeurs et doit désormais s'y soumettre. Il ne peut le
modifier en aucune façon, et toute révolte devient dès lors
un péché. Cette règle, appliquée quelquefois par le peuple
chrétien avec trop de rigueur, a été cause de l'intolérance
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du christianIsme, de son ardeur à convertir des peuples qui a r
parfois entraîné l'anéantissement entier de civilisations
rvancées, comme celle des Mayas au Mexique, par exemple.
L'homme, même Chrétien,\est perçu )i(ins cette perspective
comme étant lui aussi l'objet de\cette division universelle. \.
D'une part, par suite du péché originel, le mal est montré
comme s'infiltrant insidieusement en lui; d'autre part, le
sacrifice du Chrlst, et par la suite l'eau baptismale, lui
ouvre les portes de la Rédemption. Donc, selon la pensée
chrétienne, l'homm~ demeure un être double et jusqu'à sa mort
il est déchiré entre ses m~vais instincts et ses aspirations
divines. Tout au plus peut-il, durant son séjour sur la
terre, faire pencher la balance d'un c~té ou de l'autre, Il
mais jamais de façon irrévocable.
Nous pouvons rappeler à ce propos que les Cathares,
secte manichéenne du Moyen-Age qui s'est 'répandue en France
entre les XIe et XIIIe siècles, a'préhendaient fortement
le nombre deux. Comme le souligne Roger Mazelier dans son
article, ce nombre "introduit dans le monde la ~ucidité
existentie1le" 12. Ne pouvant le nier, l'homme est forcé de
reconnaîtreOque toute chose n'existe que par la présence de ,
son contraire: le jour n'existerait pas sans la nuit de même
que le bien n'aurait aucune valeur sans le mal.
Une légende, qui prend sa source dans la Bible,
illustre bien les conséquences dramatiques qu'entraîne 'toute
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révolte contre b'ordre moral établi par Dieu. Selon cette
légende, un combat fut engagé, au début des temps, entre
les anges serviteurs de Dieu, Michaël en tête, et lès anges
ré~oltés, sous la tutelle de Satan. A l'issue du combat, les
premiers sortirent vainqueurs et
il fut.précipité, le grand Dragon, l'antique Serpent, celui qu'on appelle Diable et Satan, le séducteur du monde entier; il fut précipité sur la terre, et ses anges 'furent précipi tés avec lui. 13
Il est à noter qu'à l'origine, Satan n'était pas foncièrement
mau~als. Ce fut son désir d'usurper le pouvoir divin et de
renverser l'ordre des choses qui amena sa chute. Alors par
la suite seulement,Satan et ses anges déchus, qu'ils fussent
exilés sur la terre ou confinés en enfer, devinrent les symboles
du Mal.
Ainsi ce mythe d'une querelle primitive opposant les
puissances' célestes- symbolise bien l'éternel combat que
s~lent se livrer les bons et les mauvais esprits pour la
domination de la terre. L'être humain subit toujours les
conséquences néfastes de cette lutte, puisqu'il demeure le
jouet de ces forces en présence et la victime de leur influence
réciproque. Le mythe d'Abel et de Cain reprend, à un niveau
plus modeste, la même image. C'est l'orgueil et le dépit qui
ont fait de Caln le premier meurtrier et l'ont rangé ainsi
sous la coupe de Satan. Ce récit se rattache d'ailleurs au
mythe gémellaire dont nous avons parlé précédemment.
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Ce bref survol historique nous permet de mesurer,
l'importance qu'a toujours conservée la notion de double
malgré le temps et l'espace qui séparent les peuples. Le
double suit fidèlement l'évolution des mentalités, quelles
que soient les formes qu'on lu+_prête. On le retrouve dans
tous les domaines: ~eligieux, historique, mythologique,
psychologique et astrologique. Au XIXe siècle, c'est dans~
la littérature que ce mythe s'exprime sous les formes les
plus variées. En effet, les écrivains romantiques semblent
à la fois préoccupés et fascinés par-la notion de dualisme.
Sous leur plume, elle devient un thème savamment élaboré et
nous pouvons ,déceler la présence d'une figure du double dans
les oeuvres de plusieurs grands auteurs de ce siècle, entre
autres Hoffmann, Jean-Paul F. Richter, Byron, Musset, Gautier,
Nerval, Balzac et Maupassant. Les précurseurs du romantisme,
en particulier Goethe et Nodier, présentent déjà, dans leurs
oeuvres, une image du mythe du double.
Bien qu'une analogie évidente caractérise ce thème
dans les différentes oeuvres où il apparaît, la culture, la ,
mentalité, les croyances de chaque auteur en montrent une
exploitation très ~ariée. Ainsi chez Goethe, le mythe du
double est surtout intellectualisé. Dans\son oeuvre, cet
auteur pose le problème moral du bien et du mal qui met en
relief la dualité ressentie par l'être humain à l'intérieur
de lui-même. Le héros de son Faust, par exemple, vit d~ façon
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-10-
très intense la lutte interne que se livrent ses aspirations
contraires:
Deux âmes, hélas! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre: l'une ardente d'amour~ s'attache au monde par le moyen des organes du corps; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbresQ vers 140 les hautes demeures de nos aieux!
Cette formule, devenue célèbre, qui exprime si bien le problème
du dualisme de l'âme, est reprise par Gérard de Nerval en
éplgraphe de la Pandora.
Nous pouvons remarquer que la littérature fantastique •
s'est avérée un véhicule privilégié du thème du double.
Ce genre littéraire, défini par Todorov "comme une perception
particulière d'événements étranges" 15, permet en effet à
l'auteur d'aller beaucoup plus loin dans l'élaboration du
mythe du double. Ainsi Hoffmann, qui est incontestablement
le poète du double, construit Les Elixirs- du Diable en
mettant l'accent sur l'étrangeté du phénomène de la dualité.
Ce livre évoque "le lieu intérieur où nous sommes en proie
à nos 'postulations' essentielles, le champ de bataille où 16 s'affrontent nos t~ndances les plus profondes" Ici,
l'auteur ne se contente pas d'une évocation abstraite; son
récit se présente plutôt comme une lllustration complexe
du concept du dualisme. Le héros, le frère Méd~d, se voyant
divisé en deux personnes distinctes, en vient à douter de sa
personnalité propre: "Je suis ce que je parais, et je ne
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parais pas ce que je suis. Je suis pour moi-même une éni~me
iJle~pl icable! Je suis en lut te avec mon moi!" 17 Cette
lutte est à la base de toute l'intrigue. Médard est po~rsuivi
par son Double diabolique, un être bien vivant identique à .
lui-même, e~ il ne retrouve une existence sereine qu'à partir
du moment où eet être étrange est anéanti. En choisissant
de traiter le motif du double dans un cadre fantastique,
Hoffmann a réussi à en donner une image forte, concrète et
très élaborée. C'est ce texte d'ailleurs qui a inspiré à
Nerval l'idée des doubles, des ressemblances miraculeuses
et de la fatalité héréditaire.
Dans son Manfred, Byron met en scène une situation
semblable, toujours dans un cadre surnaturel. Tel qu'il est
présenté, le héros apparaît comme le prototype même de l'être
miné par des aspirations contraires, car "c'est un chaos
digne d',être, admiré, un mélange de lumière et ~e ténèb~res,"'
de génie et de poussière; de passions et de pensées généreuses" 18
Ces deux tendances spnt personnifiées ici par des esprits, \
les forces du Bien et du Mal, qui se disputent l'âme de •
Manfred. Ce dernier décide de lutter de front contre eu~
et il ies rencontre. Seule la mort vient mettre un terme à
ce terrible combat:
~harles Nodier, dans un d~ ses Contes fantastiques,
offre une figure du double quelque peu différente. Béatrix~
l' hérolne de la "Légende de soeur Béatrix", revient au couvent
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-12-
après plusieurs années d'une vie dissipée, et èlle voit
apparaître devant ses yeux l'image vivante d'elle-même, ~
"non telle 'que l'âge, le'r vice et le désespoir l' avoient faite,
mais tell€ qu'elle avoit da être aux j~urs innocents de sa
jeunesse" 19. L'apparition du Double n'est pas perçue,
dans ce cas particulier, comm~ un phénomène funeste, provoqué
par une force diabolique; au ~ontraire elle permet à l'héroïne
de subir une métamorphose qu~ lui redonne les attributs
~o~formes à cette image d'i~nocence et de pureté.
Dans l'oeÛvre d'Alfred de Musset, la figure du doublè
se présente sous différentes formes. D'abord "La nuit de
décembre" met en scène un Double qui se distingue du poète,
un "étranger vêtu de noir" qui resselfible "comme un frère" au
poète 20, ~;i le suit p~~ à pas et apparaît en définitive
comme un compagnon d'infortune, un frère dans la solitude
et la détresse, un speçtateur assidu mais non importun.
Le double est ici une incarnation de la solitude, du malheur,
dU mal de vivre/qu~ doit affronter le poète.
Dans Lorenzaccio'par contre, le double n'est plus
extériorisé, mais il demeure le signe de la division intérieure
du héros. C'est par le recours au masque que l'auteur aborde
ici le mythe. Lorenzo, le héros du drame, change en apparence
de personnalité et joue le rôle de ce nouveau Lorenzo devant
les aut res . Mais b~.e'ntôt il s' aperçoi t que ce masque lui
colle tellement à la peau qu'il est incapable de retrouver
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sa première Identité: J
Par {e ciel! quel homme de cire suis-je donc! Le vice, comme la robe de Déjanire s'est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma l~ngue, et que l'air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi? 21
Le Double intérieur de Lorenzo, qui avait pu se manifester
grâce au masque, prend le héros au piè~e de son propre jeu.
L'apparence trompeuse prend la place de la réalité.
Dans La confeSSIon d'un enfant du siècle, nous
retrouvons cette même idée d'une double personnalité qui
déchire l'être. Mais si dans Lorenzaccio une des personnalités
arrive à subjuguer l'autre, ici le conflit reste sans issue.
Cette oeuvre, largement,~utobiographique, présente en effet
un héros qui adopte successivement deux attitudes diamétrale-
ment opposées. Octave n'a aucun contrôle sur les forces
contraires qui luttent en lui:
Mon propre visage, que j'apercevai~ dans la glace, me regardait avec· étonnement. Qu'était-ce donc que cette créature qui m'apparaissait sous mes traits? qU'était-ce donc que cet homme sans pitié qui blasphémait avec 22 ma bouche et torturait avec mes mains?
Bi&n qu'il soit parfaitement conscient de la présence de ---ces "fantômes" 23 à l'intérieur de lui-même, Octave doit se
soumettre ~ leur pouvoir et imposer aux autres son moi hostile.
Cette division intérieure rappelle celle que subit le héros
du roman de Benjamin Constant, Adolphe. Adolphe est lui aussi "il
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-14-
un héros déchiré entre deux personnalités qui s'opposent, tantôt
aman~ tendre et romantique, tantôt raisonneur froid et cynique.
Nous po~rrions poursuivre encor .. longtemps cette "" énumération des apparitiops de la figure du double dans les
,oeuvres littéraires du XIXe siècle. Car il y a autant d'ima-
ge~ ~ifférentes du ~ouble qu'il y a d'auteurs qui ~raitent .. du sujet. Comme le souligne Todorov, chaque oeuvre présente
un aspect et un sens particulier du double selon les
"relations qu'entreti~n.t ce thème-ci aA"E{c ~'autres" 24
C'est ce qu'il nomme "la polysémie de l'image". Le double
vient donc s'insérer dans une série de figures et de thèmes f
agencés de façon particulière, qui constitue le mythe personnel
de chaque écrivain. Partant d'une préoccupation commune,
à savoir le problème du dualisme intérieur, les auteurs
aboutissent à"la création d'une image du double toute imprégnée
de leurs phantasmes las plu~ntimes.
Appartenant à la thématique romantique entre autres
par l'intérêt manifesté pour le motif du double, l'oeuvre de
Gérard de Nerval, que nous avons retenue pour notre sujet,
offre des exemples très variés de ~ette figure. Il est
évident qu'il a puisé dans un corpus c&nsidérable de
textes ésotériques et de légendes les éléments qui
nQurrissent son mythe. Ainsi nous retrouvons à plusieuTcs
reprises dans l'oeuvre nervalienne, principalement dans le
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-15-
Voyage en Orient, l~idée du combat primiti~ entre les
puissances célestes éternellement ennemies. Par ailleurs,
l,~ apparition d'un Double, spectre du héros, conune chez
Hoffmann, caractérise r' "His~oire du calife Hakem". La
croyance selon laquelle "il y a dans tout homme, à toute heure,
deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre'~ers
Satan" 25, comme nous la rel'icontrons chez d'autres écrivains
dont ~oethe, Byr~n et Hoffmann est également exprimée chez ,
Nerval, tout particulièrement dans Aurélia. Le phénomène
des ressemblances étranges, si cher à H~ffmann et mêmé à
Nodler, est une des clés principales de Sylvie. L'deuvre
nervalienne témoigne donc des nombreuses influences qu'a
subies l'auteur. Mais ~ans l'agencement et la superposition
de ces images et de ce~ concepts repris d'écrivains antérieurs
nous pouvons déceler la singu1arisation du ,motif du double
opérée par Nervat.
Bien que ce dernier fasse allusion au problème du
double à travers toute son oeuvre, un réseau particulièrement
riche d'images construites autour de cette figure se trouve \
concentré dans trois textes: dans deux légendes du Voyage en
Orient, dans Sylvie et dans Auré~ia. Bien que certains élé
ments au niveau du style, des images ou des concepts soient
réintroduits d'un texte à l'autre, chaque récit offre l'image
d'un nouveau rapport avec le double. Ainsi dans les deux
extraits du Voyage en Orient, la figure du double app~raît
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-16-
liée aux héros. Le narrateur, qui prétend rapporter le récit
fidèle d'hist~s e~~endues
se distingue tout à fait des
lors de.son séjour en Orient, , ~
deux ~rotagonistes. Le rapport ,
ne peut donc s'établir, au premier abord du moins, qu'entre
le double et le "il:'. Dans le premier texte, l' "Histoire , . ,
du calife Hakem", apparaît une lmage concrete du double,
soit celle d'un être physiquement identique au héros. Cette
première représentation du concept du double est assez tradi
tionnelle. Mais nous verrons que l'atmosphère dans laquelle
elle s'anime lui confère un caractère original. Ce texte,
qui réunit la notion de double et celle des ressemblances
mystérieuses, doit son origine à l'histoire de Raoul Spifame
que Nerval inclut dans ses Illuminés en 1852. Dans~le deuxième
texte, l' "Histoire de la reine du Mat.in et de Soliman,
prince des Génies", le récit est ~ncore écrit à la troisième
personne et l~ dO~le est associé uniquement au héros.
son image prend une valeur plus exclusivement symbolique
Mais
et elle est axée sur le concept de la lutte éternelle des
ei\nemis.
Dans Sylvie, l'originalité de l'auteur est beaucoup . ,
plus manifeste et la singularisation du motif du double y
gagne. En effet, la principale figure du double est liée
aux trois héroines et elle s'imbrique dans un autre th~me
important de l'oeuvre nervalienne qui est la quête amoureuse.
A travers les visages de femmes qu'il rencontre sur son chemin,
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-17-
le narrateur ~e recherche dEsespérêment qu'une image unique
. de la fêmme aimée •. Le'troisi~me texte que nous retie~drons,
Aurélia, es~ le plus important en ce qui concerne notre . sujet. D'abord le~rêcit est fait à la-iiemière personne,
et le doub1 e apparaît 1 ié au "j e". Le héros\ et le narra téur
se fondent en un seul être pour ~ous fai~e part d'une expé-'-'-
rience troublante, la scission du moi en deux persQnnes
distinctes. Nous verrons que plusieurs éléments décelés
dans les textes précéd~nts sont concentrés ici, par exemple
l'image concrète du doubla, la lutte du bon et du mauvais
esprit, les doubles fémini~s liés à la quête amoureuse,
la notion des ressemblances troublantes. La figure du double . qui résulte de ces superpositions nbus semble très riche
de significations.
Lorsque le double est'le sujet princiPa1 d'un te~te, , commè dans Les Elixirs du Diable de Hoffmann par exemple,
il devient plus facile à cerner~et à analyser. Mais chez <
Nerval aucun des textes n'est construit de cette façon.
En effet, la figure du double apparaît, dans l'oeuvre nerva
lienne, au milieu de plusieurs images et thèmes qui s'enche-Q
vêtrent. Aussi s'avère-t-il nécessaire pour mieux cerner ce
motif, d'analyser certains des éléments qui l'entourent.
Nous grouperons, entre autres, les 'personnag~s qui ne sont
qu' indi rectement 1 iés au double, les décors, les couleurs',
les' actions, les sentiments. Tous ces éléments ajoute~t en effet
1
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'"'~_._. I~r-'I~-~ "" ~ ......... -~"<" ........ ~ .. -~ ~ • -_ .. _ ... ~---, ......... ~ ~,_ ... ; , ~.
1* ; : •••• d $ [Mar.ua._I.,
-18-, ,
dans l "oeuvre des ç:aoract'~ris~tj.Qns spécifiques au , \
du double~
Ce mythe qui témoigne, çomme nous l'avons dit
pr~cédemment;, d'une pr~occupation particulière à l'~poque
rornantiqu'e i prend ,chez Nerval l'aspect d 'une véritable
obsession. Nous dêv,ons pour, des raisons pratiques, ,nous
restreindre à l'analyse de l~ figUre/~u d~uble dans trois
" textes; mais il n'en reste pas moins que celle-ci se retrouve 1
dans 1" oeuvre entière, de la Biographie singulière de Raoul
Spifame, seigneur des Granges, publiée une première fois
en 1839 jusqu'au texte posthume d'Aurélia. A propos du thème
de la dualité chez Nerval, Kurt Scharer parle_à juste titre de
"l e itmoti'v" 26. Cette hantise se reflète en effet jusque Jans
son écriture: oscillation constante du style passant brusque
ment d'un ton humoristique et badin à un ton dramatique et
plaintif; répéti tiQ?-s, reprises de th~mes, d' imàges', dt expres-- -
s ions; util isa't,ion' de l' ant i thèse; _d.§9.oulneJn~nar+atif.
Certes, çertains de tes traits stylistiques sont da~ à des ,. J
exigences extérieures. co~e ~e souligne R~yrnond J~pn,
certaine~,répétitions~ par exemple, ~'expliquent par l'ob1i-\ .
27 -gation pour N~rvgl d'écrire ùans différents journaux . ,
, Toutefois cette'raison pratique n'e~c1ut nullement que les
1pis de l' écri ture nervalienne obéissent à d'es préoccupa.tioD'$ , .
plu$ profondes. D'ailleurs. nous retroUVQns certaines
manifestations de ce style, hors des~euvres littéraires,
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-19-
dans la correspondance générale de Nerval: "Ne m'attends
pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche" 28 Cette
antithèse énigmatique que nous relevons dans la lettre à sa
tante'datant du 24 janvier 1855 n'est rien d'autre qu'une
ultime forme de la d~alité de l'imaginaire nervailen.
Notre étude nous permettra de juger de l'ampleur
que pre~d cette hantise clans l'oeuvre de Nerval. Elle
consistera à analyser ~es divers aspects que revêt la figure
du double dans les textes précItés. Les trois formes princI-
pales S0US lesquelles elle apparaît occuperont chacune un
chapitre. AinSI nous étudierons dans un premier chapitre \
les deux légendes du Voyage en Orient. Dans le premier
extra1 t, l' "Histoire du' calife Hakem", nous observerons
tout d'abord une image concrète du double liée au héros
Hakem, autour de laquelle se développe la notion de "ferouer" 29 .."
et une scène de mariage du double. En étudiant le contexte
dans lequel évolue ce double, nous verrons apparaître d'autres
aspects, plus profonds et personnels, de ce motif: attrait ) \
mystérieux entre certains personnages, liens mystiques entre
le héros et sa soeur, divinisation du calife, et une ébauche
de la lutte des ennemis éternels. Dans le second extrait
du Voyage .. nous retrouverons d'une part l'image du double
féminin du héros Adoniram, image qui nous est révélée par
l'attrait mystérieux et la parenté mystique des deux
p~otagonistes. D'autre part, nous verrbns qu'une seconde
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-20-
forme du motif apparaît grâ~e à l'élément de rivalIté
introduit dans ce texte. Les notions de mariage~et de lutte
primitIve viennent ici encore se greffer à la figure du ~
double.
Dans un second chapitre, nous aborderons le texte
de Sylvie. Nous remarquerons que la fIgure du double est
s:U1gularisée surtout par son rapport aux héroïnes, "elles",
qui ont de si troublantes ressemblances et répètent comme
un écho l'image obsessionnelle de l'unique femme aimée.
Nous verrons que ce motif se développe sous plusieurs formes:
notion des ressemblances étranges qui aboutit à une identifi-
catIon totale de deux héroines, opposition de deux formes
d'amour différentes, scène du mariage. Nous retrouverons
également quelques Images liées aux héros masculins qui
apparaIssent comme les rIvaux ~u narrateur auprès des femmes
aimées. Ils s'interposent entre le narrateur et les héroïnes
risquant de faire échouer sa quête amoureuse.
Notre troisième chapitre sera consacré à Aurélia.
Le double est ici lié au "je", puisque se réalise la fusion
du narrateur et du héros. Nous verrons que tous les aspects
de l~ figure du double rencontrés jusqu'ici sont approfondis
dans ce dernier texte. Ainsi nous retrouverons l'image
concrète du double lié à la notion de "ferouer", l'élément
de rivalité et la jalousie qui en découle, la scène du mariage
du double, l'idée d'une lutte p~imitive entre des ennemis
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-21-
éternels. Les notions des ressemblances et de migration
des âmes, la quête amoureuse et la quête de l'unité
s'élaborent également ,autour de la figure du double. Nous
pourrons donc comparer les tonalités des images liées à notre
motif .:sous la forme des trois personnes, "il", "elles". "je n : .
A l'intérieur de ces trois chapItres, nous observerons
également les divers éléments qui apparaissett dans le texte
autour de l'image du double. Nous tenterons de déterminer
la valeur respective de ces composantes par rapport à la
~igure principale. Nous observerons aussi la fonction de
celle-Cl dans le déroulement du dIscours du narrateur. Pour
ce faIre, nous étudierons le texte comme une intégrité
dynamique et autonome, suivant ainsi principalement la méthode .. structurale.
Après avoir analysé les différentes formes que prend
la figure du dpuble dans les textes choisis, nous conc~urons
notre étude sur les images,
évoquent la notion d'unité.
~----.:------(fan~ces réci ts, qui
on trW plus
particulièrement dans Aurélia, des int rrogations, des excla
mations, des déclarations de foi qui nous incitent à penser
que le narrateur, en même temps qu'il--i'-eprésente la .division
de l'être sous la forme des doubles, ~fie sa quête d'une
unité perdue. Nous vérifierons donc ce qu'il advient du
motif du double qui semble conduire, dans ce dernier texte,
à quelques images de réconciliation et d'unité.
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-22-
NOTES
Otto Rank, Don Juan et le Double, Paris, Ed. Petite Bibliothèque Payot, 1973, p.62
Ibid., p.63
..
Jean Servier, L'homme et l'invIsible, Paris, Ed. Imago, 1980, p.76
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, tome "PIE à Z", Paris, Ed. Seghers, 1974, p .. 4l2
IbId., tome "A à CHE", 1973, p.SO
Otto Rank, op. cit., pp.80-Bl
Ibid., p. 96
Chevaller - Gheerbrant, op. cit., tome "H à PIE H, pp.9l-92
IbId., p. 89
l,bId., p.19Q
Ibid., tome "CHE à Gif, 1973, p.189
Roger Mazelier, "Gérard de Nerval et les Cathares en Périgord", dans la revue Europe, no 516, avril 1972, p.63
, La Sainte Bible, Paris, Ed. Edi1ec l 1979, "Le livre de l'Apocalypse", 12,7. à 12,13., p.882
Goethe, Faust, Paris, Ed. Garnier Flammarion, 1964, p.64
Tzvetan Todorov, Introducti.on à la littérature fantastique, Paris, E~. du Seuil, 1970, p.97
Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, Paris, Lib. José Corti, 1939, p.299 ,
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29
li;.4t.œt:z ..... _.,.. .... -~- - -
-23-
E.T.A. Hoffmann, Les Elixirs du Diable, Paris, Lib. Stock, 1926, p.S8
Lord Byron, Oeuvres ~plètes tome XI, Paris, Ed. Delangle Fréres, 1827, ~.67
Charles Nodler~ Contes fantastiques, ParIs, Ed. Georges Cres et Cie, p.59
Alfred de Musset, Choix de Poésies, Montréal, Ed. Bernard Va1iquette, p.65
Musset, Loren~accio, Paris, Lib. Larousse, 1936, p.91
Musset, La confes sion d'un enfant du siècle, Par i s, . Ed. Gallimard, 1973, p.297
" Ibid., p.206
Tzvetan Todorov, op. cit. t p.1S1
Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, Paris, Ed. du Seuil, 1968, "Mon coeur mis â nu", p. 632
Kurt Scharer, Thématique de Nerval, Paris, Ed. Minard, 1968, p.36
Raymond Jean.,. La poétique du désir, Paris, Ed. du Seuil, 1974, p.49
Nerval, Oe~vres l, Paris, Ed. NRF Gallimard, 1974, p.1197 ,
Jean Richer, dans ses annotations au texte du Voyage en Orient, ment ionne que Nerval a fait "touj ours â tort de ce mot un simple synonyme de 'double"'. Il cite à l'appui un extrai t du 1 ivre du baron de Bock: ~ "Les Ferouers sont, dans la religion des Parses~ les premiers modèles des êtres". Et il conclut que Nerval confond "l'archétype" cl 'un être avec son "double". (Oeuvres II, Notes et Variantes, p.1374). Pour notre part, nous utiliserons ce terlj1e, à la manière du narrateur, comme synonyme de "double".
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Le Voyage @n Orient: le double lié au "il"
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Le Voyage en Orient apparaît comme le texte le plus
imposant qu'ait écrit Gérard de Nerval, puisqu'il constitue
à lui seul près des deux cinquièmes de toute son oeuvre.
De prime abord, le texte se présente comme un récit de,voyage.
En falt, Nerval part p'our l' Orie~t vraisembiablement le
23 dé~embr~ 1842, et en revient l'année suivante, au début
du mois de novembre. Les notes qu'il prend durant sofi
séjour là-bas, la documentation qu'il accumule en cours de
route forment les principales bases du texte qui est publié
fragmentairement dans des périodiques, par exemple dans la
Revue des Deux Mondes où des extraits paraissent en 1846,
1847, 1848, 1850. Mais, si l'on se réfère à la chronologie
établie par Jean Richer dans La Pléiade, c'est seulement
en 18 SI que Nerval pas s e un trai té "avec Charpent ier pour
l'édition définitive du Voyage en Orient" 1. Il a donc
fallu sept années à l'auteur pour composer la version
intégrale de son récit. Aussi le texte entier, qui compte
près de sept cents pages, est-il bien davantage qu'une simple
chronique de voyageur. Longuement méditée et travaillée,
qette geuvre est marquée par les figures qui hantent l'imagi-
naire nervalien, et parmi elles, le motif du double.
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Comme le fait remarquer Marie-Jeanne Durry, le texte . est construit sur un double plan narratif 2. D'abord, une
grande partie du Voyage est ~crite à la première personne,
le "je". Le narrateur, s'identifiant au héros, est un person-
nage qui raconte ses pérégrinations, ses aventures et
mésaventures lors des traversées et pendan~ son séjour en
Orient. L'auteur y ajoute ici et là des indications d'ordre
géographique, historique, sociologique et religieux ainsi
que des réflexions personnelles. Cette première partie,
présentée sous la forme d'une sorte de journal quotidIen, ..
constitue la relation de voyage en tant que telle.
A quelques reprises cependant, le "je" se transforme
en "il", ce qui modifie complètement le récit. En effet le
narrateur, abandonnant momentanément la perspective réalIste,
transporte le lecteur dans le monde merveilleux des Mille
et une nuits. Il rapporte ainsi deux légendes orientales,
l' "Mistoire du calife Hakem" et l' "Histoire de la reine du
Matin et de Soliman, prince des Génies". Pour introduire .. ces contes, le narrateur a recours à un subterfuge: il
prétend livrer au lecteur la transposition fidèle de récits
entendus'en Orient. Nous savons toutefois, comme le soulignent
Jean Richer et Albert Béguin, que l'auteur s'est référé à 3 différentes sources livresques pour écrire ces deux légendes
Ainsi po~ l'histoire de Hakem, Nerval aurait surtout puisé
dans l'oeuvre de l'orientaliste français Isaac Silvestre de
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Sacy; pour le deuxrèrne texte il se serait principalement
inspiré du chapi tri des Rois de La Bible, de l' Histoire des
juifs de FlaVIUS J~sèphe et de la Bibliothèque orientale.
Cette technique qU~ consiste à amalgamer dans un même texte
d · ff'- 1.-" d' l erentes sourcep etrangeres n est 'aIlleurs pas nouvelle 1
chez Nerval. Cet tuteur a en effet l'habitude de pUlser
chez d'àutres écri ains des sujets qui deviennent, sous
l'effet de son lns~iration, des éléments de son mythe personnel. 1
Nous pouvoms déceler, dans ces 'récits dans le récit', t 1
une exploitation p~rticulièrement approfondie de la figure 1
du double. Celle-cp apparaît 1 iée ~ux héros respectifs des ; \
deux contes, Hakem,et Adoniram. Le narrateur se démarque 1
nettement de ces p~otagonistes qu'Il a créés, et c'est à eux
qu'il lie la fIgUre du double. Le rapport qUI s'établIt
donc entre cette dernière et ces deux personnages indépendants
du narrateur est ce:l ui que nous nommerons du doub le au "il". 1
i 1
L' "Histoire du caljife Hakem"
La figure ru double que nous retrouvons dans !
l' "Histoire du ca1~fe Hakem", légende extraite du chapitre
"Druses et Maronite$" du Voya.ge en Oriént, se présente sous ..
deux formes assez différentes. Tout d'abord apparaît une
image concrète qui matérialise de façon assez traditionnelle
le concept de dualisme. Hàkem, héros du conte dans lequel
r t,.....,.
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1
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-27-
il est présenté comme le calife du Caire, aperçoIt dans son
palais de l'île de Roddah un être id~ntique à lui-même,
vêtu de ses propres habits et jouant le rôle du maître de
maison. Il interprète ce phénomène étrange en fonction des
croyances orientales:
Il crut que c'était son ferouer ou son double, et, pour les Orientaux, voir son propre spectre est un signe du plus mauvais augure. L'ombre ~orce le corps 4 à le suivre dans le délai d'un jour .
. que N~val. en utilisant indifféremment les mots ,- ,
"ferouer" et "double", ne se -:-éfère qu.' au sens larg~ du terme
"ferouer". En effet, dan~es·" mystIques orientales, le
"ferouer tl n'est pas un sImple synonyme de double, mais il
participe à une croyance beaucoup plus complexe. Sans entrer
dans des détails qUI déborderaIent le cadre de ce travaIl,
nous pouvons indIquer seulement que le "ferouer", aussi
appelé "fravashi" dans la langue iranienne, est con,sidéré
comme l'archétype, le premier être, le premier modèle de 5
l'homme et par la suite, son double Tandis que sous
la plume de Nerval, le "ferouer" n'est plus qu'un double
dont la particularité serait, pour les orientaux, d'être
un mauvais présage.
Cette première apparition du double, ou comme le
nomme Nerval 'à la manière des orientaux, du ferouer, concourt
à engendrer une scène typiquement nervalienne: le double
s' apprête à épouser Sétalmulc, soeur du calife, à la place
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1
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-28-
, de Hakem lui-même. Comme nous le verrons dans l'analyse
des autres textes, ce mariage auquel participe le double
constitue un véritable leitmotiv dans l'oeuvre et révèle
une hantise du narrateur. Le mariage du héros nervalien
transcende généralement le domaine humain et charnel; il
n'est pas présenté comme une union banale entre deux êtres
quelconques mais plutôt comme une réunion à caract~re
mystique. Mais le double qui s'immisce dans le couple vient
toujour& troubler, sinon contrecarrer les plans du héros.
Dans la nouvelle de Sylvie par exemple, nous retrouvons une
scène de mariage idéalisée entre l'héroïne et un double du
narrateur. La vision du double prêt à épouser la femme
âimée remplIt d'angoisse le narrateur d'Aurélia. Dans
l' "HistoIre du cal'fe Hakem", le héros exprime le désIr
de s'unir à sa soeur Sétalmulc, pour former le couple cosmo-
gonique qui sauvera l'univer$ des mauvais esprits.
Devant la répétItion de ce motif dans l'oeuvre, on
comprend mIeux l'importance qu'acquiert l'échec de ce projet
privilégié quand apparaît le double usurpateur. La réaction
de Hakem est d'autant plus intéressante qu'elle diffère
considérablement de celle des héros que nous rencontrerons
dans les autres textes. Le narrateur ne fait naître en son
personnage ni haine, ni jalousie contre son double. Ce
dernier n'est pas perçu comme un rival, comme un ennemi
contre lequel if faut se battre. Certes le narrateur décrit
1 li )
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-29-
chez le héros un violent désir de vengeance contre Arg~vanJ 1 ~ l "
le grand-vizir, qui l'a fait enfermer au Moristan pendant
qu'un double de lui-même occupait sa place: "Misérable,
s'écria Hakem, tu as donc cré~ un fantôme qui me ressemble
et qui tient ma place?" 6 Il fomente la révolte parmi les
criminels et les insensés, il mène la bataille et reprend
par la force sa place de calife. Mais dans toute cette lutte
que nous dépeint le narrateur, au~une action n'est entreprise
contre le double lui-même. Car ce dernier apparaît non
comme un être réel mais comme un présage annonçant au
personnage du calife qu'on cheréhe à l'empêcher de contracter 1
son mariage avec Sétalmulc. Gouverné par "quelque divinité c.
jal~use, cherchant a usurper le ciel en enlevant S§talmulc
à son frère, en séparant le couple cosmogonique et providen
tiel" 7, le double n'est --considéré par le narrateur qtte
comme une abstraction, un message, un avertissement.
L'apparition du double-ferouer ne reste toutefois
pas longtemps mystérieuse. En effet, après avoir présenté
Hakem apercevant son image vivante auprès de sa soeur, le
narrateur l~ fait se retirer du palais pour méditer sur ~
signification profonde de ce phénomène étrange; et c'est
à ce moment-là qu'il en fournit au lecteur l'explication,
en faisant intervenir le personnage ~e Yousouf. Nous
apprenons alors que Yousouf, jeune homme rencontré par Hakem
au caJé 1. ~essemble beaucoup au héros et ~u' il se trouvait
'" _ d ,.~_.----_._-----_._------
'r 1
1 1 1
1
-30-
quelques instants auparavant dans le palais aux côtés .. de
Sétalmulc. En le voyant, Makem avait donc cru voir son
ferouer. Ce qui était dt abord présenté au lecteur comme '1>
un double abstrait et mystérieux, réduit à n'être qu'un
signe, devient un autr~rsonnage dans le récit. Ainsi
le narrateur se réserve-t-il peut-être une issue vraisem~
blable, la figure du doubl e n '·étant finalement donnée que
~ __ ~mme un mirage né d'une méprise dans l'imagination d~
oniste Hakem.
{ i l'on s'en tient à cette interprétation réaliste,
l'image du ne semble être qu'un élément utilisé par
le narrateur our introdui re une croyance orientale et, par
conséquent, accentuer. l'exotisme du conte. Toutefois,
nous remarquons dans le texte la présence de différentes •
autres composantes qui sugg,èrent au contraire un approfo~dis-
sement et une exploitation plus personnelle du motif du
double. En effet, le texte fourmille d'images plus voilées
et d'allusions qui créent une atmosphère singulière et
permettent de déceler une autre forme plus subtile et plus ..
conséquente de la figure du double.
Nous avons vu que Hakem et Yousouf étaient présentés,
physiquement, comme des sosies presque parfaits, et que cette •
ressemblance était à l'origine de la première· apparition
du double. Mais tout au long du réci t le narrateur prend
..
1
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-31-"
soin d'entretenir l'idée que ces deux êtres sont unis par
un 1 ien mys~rieux beaucoup plus profond. Ainsi, dès la
première rencontre, le personnage de Youso,uf est montré
comme se sentant "tout (de sui te au c'oeur une {ympathie
sec rète pour l'inconnu" 8, en l' occurence Hakem. Après
avoir pris le hachisch, et .bien qu'ils aient passé à peine
"une demi-heure l'un près -de l' ~utre", il leur semble "se
connaitre depuis mille ans" 9" '"Certes nous pourrions
attribuer au seul effet de la drogue c;ette impression de
déj à-vu que ressentent les èleux personnages. Mais le
narrateur a soin de faire dire par Yousouf que la drogue
ouvre la porte du monde des espri ts et révèle à son usager
une réali té supérieure, qu'elle ne crée rien mais rend
seulement perceptible un monde surnaturel qui reste caché
aux communs des mortels. Ainsi sommes-nous amenés à o
cro ire que le fait pour les deux personnages de s ' .. êt re
reconnus est 1 e signe qu'un lien secret et essentie 1 les
uni t. D'ailleurs le narrateur continue à se servir du "
personnage de Yousouf pour appuyer encore plus fortement
cet te idée:
Un'attrait mystérieux m'entraine' vers to i.· Quand tu as pénétré dans ce1::-te salle, une voix a crié 'au fond de mon
lO âme: "Le vo:i:là donc enfin."
Mentionnons que dans une' première version de l' "Histoire du 1
cal i fe Hakem" parue dans la Sylphidè, une solution était
donnée au lecteur puisque le lien \étrange entre les \
\ "
, .
1
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-32-\
personnages était clairement identifié. En effet, il y
avait à la fin du récit, dans un dialogue entre le narrateur
et le cheik, un texte qui mentionnait la parenté véritable
des héros: "Les deux amis, l'un calife, l'autre pêcheur,
furent ~cés dans des tombeaux pareils; ils étaient tous
deux princes, tous deux petits-fIls de Moëzzeldin" Il. Et
quelques lIgnes plus bas le cheIk, relatant le guet-apens .. dont Hakem et Yousouf sont vIctImes à la fin du récit, précIse
encore: "Les deux frères· n'avalent été qu'étourdis par
des coups de masse" Il'.
Bien que l'aspect surnaturel de l'apparitIon du double
ait été affaibli par une explication logique, soit la
ressemblance ph,sique de Hakem et de Yousouf, le narr~teur
nourrit donc constamment l'attraft inexplicable et la parenté
quelque peu mystique qu'il animJ entre le protagoniste et
son compagnon. Il adopte d'ailleurs cette attitude ambiva
lente à plusi~urs reprises dans çe texte, ainsi que dans
d'autres récits où le double apparaît. Notons que cette
technique d'écriture qui consiste à entraîner alternativement 1
le lecteur d'un monde réaliste à un univers merveilleux, est
4l propre du genre fanta$tique. tomme ~e souligne Todorov,
• C'est npus qui soulignons.
---- - ----------- ... ,
-33-
le texte d'un récit fanfastique doit obliger le lecteur
"à hé~iter entre une explication naturelle et une explication 1
surnaturelle des événeménts évoqués" 12. Hésitation, oscllla-
tion, ambiguïté sont les termes essentiels qui caractérisent
le style du fantastique. Le lecteur, et souvent les
personnages eux-mêmes, doivent rester dans l'incertitude du
début à la fin, ils ne doivent pas trouver de solutlon dans
le texte; car "dès qu'on choisit l'une ou l'autre réponse,
on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisln" 13
C'est pourquol il est heureux que Nerval ait supprimé cette
première verSlon de l'hlstoire du callfe que nous avons'-
mentionnée plus haut. La parenté incontestablement reconnue
des deux héros détruisaIt en effet tout l'effet fantastique
en fournissant au lecteur une réponse nette et 'catégorique
A ses interrogations. Dans le texte définitif, par contre,
l'insistance du narrateur à rapprocher les personnages
rétablit le doute en restaurant le mystère dans l'esprit du
lecteur et l'incite à penser que Yousouf est une sorte de
double fraternel de Hakem.
Le mariage mystique constitue la deuxième composante
du texte qui contribue à maintenir la figure du double hors
de la réalité objective. Comme nous le verrons par ailleurs
dans les autres textes, la femme dont rêve le héros est elle-
même plus qu'une épouse ou qu'une soeur, même mystique: elle
est en somme une projection du héros lui-même. Dès le d'but
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-34-
du récit, un lien mystérie~x céleste et inexplicable est
décrit comme rapprochant Hakem de Sétalmulc. C'est à cause
de cet "attrait indéfi'nissable" et d'une "affection profonde
14 comme la mer, vaste COmp1e le ciel" que le héros doit
épouser sa soeur. Cette union est aussi montrée comme ayant
une fonction essentiel~e pour l'humanité tout entière:
En m'unissant à une autre femme, je craindrais de prostituer et de dissiper l'âme du monde qui palpite ~n moi. Par la concentration de nos sangs divins, je voudrais obtenir une race immortelle, un dieu définitif, plus puissant que ·tous ceux qui se sont manifestés jusqu'à présent sous divers noms et diverses apparences!
Ainsi Sétalmulc se révèle progressivement au lecteur sous
une forme nouvelle: elle est présentée comme cette seconde
partie de lui-même que le héros tente en vain de récupérer
pour retrouver son unité.
La façon dont le narrateur présente Hakem est
plusieurs fois ambiguë: tantôt ce personnage apparaît comme
un être humain au même titre que les autres, tantôt il nous
est révélé sous un aspect surnaturel. La situation équivoque
qui en résulte contribue~ maintenir dans l'esprit du
lecteur cette incertitude propre au fantastique. Ainsi - ~l
l'être qui pénètre brusquement dans les appartements de
Sétalmulc est donné comme n'étant plus tout à fait le
calife Hakem:
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... En effet, Hakem semblait n'etre pas animé par la vie terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d'un autre
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, -35-
monde. C'était bien la forme du calife, mais éclairée d'un autre esprit et d'une autre âme. ~es gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l'air de son propre spectre. 15
Ici encore cette apparence et cette attitude étranges, qui
visent à retirer le héros du monde des vivants, semblent . ~ulter d'une sOlrée'à l'okel, ce café où Hakem et Yousouf
ont absorbé la pâte verte et enivrante. Mais le narrateur ,
entend bien ne pas imputer au seul hachisch l'aspect singulier
du calife. Il insiste au contraire sur le côté surnaturel
et fantastIque de la scène en répétant à trOIS reprises:
"un autre monde", "un autre esprit", "une autre âme" *.
Il vise ainsi à créer un monde parallèle auquel appartiendrait
son héros. De plus, dans un autre passage, juste avant que
Hakem soit confronté à son double, qui s'avère par la suite
être Youspuf, un phénomène -plus étrange encore se produit:
Hakem est montré se promenant parmi ses serviteurs qui ne
semblent pas même le remarquer. Pour accréditer cette ,
singularité, le narrateur décrit l'Inquiétude du héros:
Il se sentait pa~'état d'ombre, d'esprit invisible, et il continua d'avancer de chambre en chambreJ~~ traversant les groupes cbmme s'il eût eu au doi-gt l'anneau magique 16 possédé par Gygès. ~
Le narrateur incite donc le lecteur à croire que l~ calife
* C'est nous qui soulignons.
~ ___ I.t ________ * ... t%'_"''''''':' ....... __ ...... ~ .. _ .. _ ..... _~_ -- -------·---'-·---« ... IIiICIllillll.lllm_.1 III •• '.' .WIIIIi __ _
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1
-36-
•
a deux existences, l'une humaine possédant les mêmes pro-
priétés que tous les hommes, l'autre divine.
Cette impression est renforcée par le ~arrateur qui,
plusieurs fois, identifie clairement Hakem à un dieu. D'abord,
sous l'effet du hachisch, Hakem est montré comme ayant la
révélation qu'il est dieu, "le seul, le vrai, l'unique Dieu,
dont les autres ne sont que 161S ombres" 17 Mais cette
déification est ensuite attribuée à l'ivresse et est ainSI
en quelque sorte effacée. Puis, par l'intermédiaire du
personnage de Yousouf, le narrateur affirme qu'il ne s'agit
là que d'une "idée flxe" 18 dont les habitués de la drogue
sont tous un peu victimes. Enfermé au Moristan, Hakem continue
toutefoIs de prétendre qu'il possède une essence divine et ,~
affirme qu'il est "doublement méconnu comme calife et comme
dieu" 19. Le narrateur ne précise pas alors si le contact
des-1r s insensés inspire cette fois au héros cette idée
fixe, 0 encore s'il est véritablement atteint d'un déséqui
libre entaI. Mais il renforce le mystère à l'aide d'une
remarque qui accorde aux hôtes du Moristan "cette seconde
vue particulière aux insensés" 20 Ainsi, comme dans le cas
de l'absorption du hachisch, la folie semble d'abord être
. une explication, mais celle-ci s'avère insuffisante. Car
si la folie peut expliquer logiquement des comportements
étranges, elle peut tout autant, devenue "seconde vue",
confirmer le caractère surnaturel de ces mêmes attitudes. \'(
_~J _______ ._. _______ ~. ------,"":, ... "',------ " \~ ~:.
1
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• •
-37-
Si le calife demeurait le seul personnage à être
convaincu de sa divinité, beaucoup de lecteurs risqueraient
malgré tout d'opter pour la première interprétation, à savoir
que Hakem a perdu la raison. C'est pourquoi le narrateur
introduit une tierce personne, un vieIl homme qui entre en
scène pour proclamer que Hakem est dieu. Ob vieillard énIgma
tique révèle en effet au héros que s'il n'a pu jusque-là,
sauf sous l'effet du hac.isch, reconnaître sa divinité, c'est
à cause de l'enveloppe charnelle qui le dissimule aussi bien
aux autres qu' à lui~me. Et "comme daJ),s l'état de veille
un rapport inattendu unit parfois quelque fait matériel aux
circonstances d'un rêve oublié jusque-là", Hakem voit, grâce
à cette révélatIon troublante, "comme par un coup de foudre, , 21
se mêler la double eXIstence de sa vie et de ses extases" .
Ainsi Hakem est donné à nouveau comme un être double, d'une
part un calife avec son enveloppe charnelle, d'autre part
un dIeu incarné. De ce fait, et à partir du moment où il
s'adonne à la drogue, sa vie se dédouble elle aussi: d'un
côté il participe à la réalité dont il connaît les exigences
quotidiennes, de l'autre il appartient au monde du rêve qui
offre l'extase révél~nt une réalité supérieure. Le narrateur
permet en fait à son héros de découvrir par la drogue le sens
second, le mystère caché de son existence . . . Notons ici encore que la version de cette légende
parue dans la Sylphide, et dont nous avons déjà fait m,nt jan,
r illdl 1 S'WNee
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-38-
altère considérablement l'effet fantastique qui entoure
la notion de divInité. En effet, il est attesté dans ce
passage, par l'intermédiaire toujours du cheik, que Hakem
est le dieu Albar, apparu un Jour à Moëzze1din pour lui
apprendre qu'il se réincarnerait bientôt dans l'un de ses
petits-fils. Cette indiS\tion, quoique plus près sans doute
des croyances orientales, ~lève au lecteur toute incertitude
et donne au conte un caractère religieux ou merveilleux, selon
les convictions du lecteur, lui enlevant son caractère de
récit fantastique.
Un dernier élément lié au double, et que nous retrou-
vons aIlleurs dan? l'oeuvre, est ébauché dans ce texte.
Il s'agit du combat des ennemis éternels, symbole des tensions
exercées par les tendances opposées de l'homme, toujours
en lutte. Ainsi, deux des habitants'du Moristan s'identifient . respectivement l'sn au chef des dives et l'autre à Adam,
vainqueur du roi des génies rebelles. Après avoir échan~é
des propos violents, les deux "insensés" en viennent aux
poings, et le narrateur éclaire ainsi}le sens symbolique de
leur combat: "la lutte des deux ennemis allait se renouveler
après cinq milliers d'années" 22. De même lorsque Hakem est
montré comme le chef ~e la rébellion dirigée contre Argévan,
nous pouvons lire le commentaire suivant dans une note du
narrateur, placée en bas de page: "on assiste ~une de ces
luttes millénaires entre les bons et les mauvais esprits
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.. ,,-; ' .... ·40'l"Jt,lii'." .. , ..
-39-
incarnés dans une forme humaine" 23 Ici Hakem et s~
adeptes correspondent à une incarnation du bien alors qu'Argévan
et ses acolytes sont des Incarnations de Satan. En f~t,
comme le note Kurt Schàrer, le combat éternel entre les
principes contraires est vécu intensément par le protagoniste
du conte comme une aventure personnelle 24, C'est à lui
que le narrateur attribue la tâche de sauver l'humanité des
puissances infernales. Nous avons déjà observé d'ailleurs,
à propos de l'épisode du marIage cosmogonique, que le rôle
de dieu rédempteur était revendIqué par le héros . ..
L'image concrète du double apparaît donc dans ce
réci t' comme un prétexte. Le "ferouer" de Hakem n'existe pas;
par contre le personnage du calife est bien montré comme
vivant un dualisme inté!ieur, attiré et déchiré qu'il est
par les tendances co~traires qu'if sent en lui. Son drame
naît à partir du moment où le narrateur le présente comme
étant incapable de distinguer la frontière qui sépare ses
extases et la réalité. Comme le souligne Jean Richer, cette
situation déborde le cadre historique du récit. Le narrateur
du Voyage en Orient a, selon ce critique, "f)rofondément et
\ volontairement altéré la vérité historique pour donner au
conte une 5 igni fica tian personnell e" 2 5 . Il semble bien en
effet que les sources de l'histoire du calife, que nous avons
mentionnées au début de ce chapitre, aient été complètement
. _ .. _-- ., 1141 il 7:1 l 'ifiItiV;
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-40-
,. refondues par le narrat~ur qui n'en a conservé que les formes . . propres à incarner son univers imaginaire. Parmi celles-ci
se trouve la figure,du double à laquelle il communique tout
le mystère, le déchirement et l'angoisse qui caractérisent
son propre problème d'identité.
En considérant une autre source de cette légende,
soit Le rOI de Bicêtre, nous trouvons confirmation du rôle
joué par le narrateur dans l'élaboration du récit. En effet
dans ce texte, écrIt par Nerval en 1839 et inséré dans les ,
Illuminés en 1852, nous retrouvons un motif du double Iden-
tique à cel~i élaboré dans la légende orientale. Dans les
deux cas, c'est une histoire d~ sosie qui sert de point de
départ à une division de la personnalité. La notion de ~
double-ferouer est aUSSI présente. Et le héros apparaît
dans les deux cas comme un être déchiré entre son rêve et
la réalité. Spifame, protagoniste du récit, puise "tout
à coup la conscience d'une seconde personnalité" en "plongeant
son 're~ard dans celui du prince" 26, son sosie, tout comme
Hakem découvre sa double personnalité en absorbant du hachisch. \
Comme on le voit en comparant ces deux tex~es, c'est le narrateur
qui choisit de dramatiser en l'amplifiant le déchirement
intérieur des héros. Il greffe aussi sur cette division
la vision manichéenne qui est la sienne en accordant aux
tendances ennemies des va1(;rs morales. Au lieu d'une simple
forme animant une 1égende,~nous présente une opposition
l
1
1
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-41-
de plus en plus conflictuelle qUI fInIt par représenter les
forces ennemies du BIen et du Mal.
Selon Jean Richer, le véritable héros de l' "HIstoire
du calife Hakem" est Nerval lui-même. Il croit en effet que ce
récit serait la "transpositIon de rêves survenus au cours d'une
crise qui auraIt eu pour théâtre la SyrIe au moment du voyage
de 1843" 27, Sans nous rallier tout à fait à cette assertIon
hypothétique, personne ne pouvant prétendre connaître avec ,
certi tude les "rêves" cl 'un auteur, nous croyons cependant qu'il
y a certaines coincidences entre les probl~mes intérieurs réflé-
tés par les récits du narrateur et ceux de Nerval lui-même. Ce
dernier nous incite d'ailleurs à le croire, quand Il affirme
dans Promenades et souvenIrs qu'il fait partie "du nombre des
écrlvains dont la vie tIent Intimement aux ouvrages qui les
f - ~" 28 ont aIt connaltre . Aussi sommes-nous autorisés à penser
que par l'intermédiaIre du narrateur et des héros qu'il crée,
Nerval exprime en les sublimant ses propres hantises, son
propre drame intérieur.
\
1 ;
des Génies .. \j L' "Histoire de la reine du Matin et de Soliman, prince
Avec ce récit, nous restons dans un contexte oriental,
mais nous ne rencontrons plus la notion de double-ferouer, comme
sos ie du héros' et messager funeste. Nous n'assistons même
plus à l'apparition d'un double quelconque. En fait, la
scission est ici déjà accomplIe: la figure du double se
~ <J ,
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. ~\ -----.- . - __ r_.____ - ~-..,..' ____ ."' ___ , ........... ' __ _
1
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-42-
présente sous la forme de deux êtres distincts, soit Adoniram
et Balkis, ayant chacun une autonomie propre.
Adoniram, principal héros de la légende, nous est tout
d'abord présenté comme un être mystérieux doué d'un pouvoir
et d'un génie créateur presque surhumains. "0 grandeur! ô
puissance du génie de ce mortel, qui soumet le~ éléments et
dompte la nature!" 29, s'écrle la reine Balkis à son sujet. Un
signe de la main lui suffit pour commander aux hommes et former
une armée de tout un peuple d'ouvriers. Le narrateur fait de
ce personnage un être taciturne qUl ne se sent pas à l'aise parml
les hommes, comme s'il voulait suggérer son appartenance à
une autre race:
Sa misanthropie le tenait comme étranger et solitaire au milieu de la lignée des enfants d'Adam; son éclatant et audacieux génie l~ plaçait au-dessus des hommes, qui ne se sentaient point ses frères. Il participait de l'esprit de lumière et du génie des ténèbres! 30
On voit Adoniram vivre fortement cette double personnalité jusqu'au
moment où, à la suite d'un voyage initiatique qui le conduit au
centre de la Terre, il apprend son appartenance aux fils du feu
en tant que descendant de Kaïn * Il retrouve alors une unité.
Dès le début du récit, le narrateur nous incite à
croire qu'un lien indicible unit la reine de Saba et l'artiste:
"Il répondit, et sa voix frappa la reine comme l'étho d'un
fugitif souvenir; cependant elle ne le connaissait point et
* Nous reproduisons ici l'orthographe du narrateur. , ,e , -.1""_ ....
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-43-
ne l'avait jamais vu" 31. A maintes reprises le narrateur
souligne cette sympathie secrète qui semble les rapprocher.
Nous apprenons par la suite qu'ils ont des ancêtres communs
et qu'ils seraient, depuis longtemps, destinés l'un à l'autre:
car Ba1kis est présentée elle aussi comme une fille du feu,
descendante de la lignée des Hémiarites, et protégée par
les pui~~ances éternelles. En conséquence, elle apparaît
à la fois comme une parente du héros et ~omme la femme promise
par ses aieux:
Ombres sacrées de mes ancêtres! ô Tubal-Kaln, mon père! vous ne m'avez point trompé! Ba1kis, esprit de lumière, ma soeur, mon épouse, enfin, je vous ai trouvée! Seuls sur la terre vous et moi, nous commandons à ce messager ailé des gênies du feu dont nous sommes descendus. 32
Ainsi, le narrateur nous suggère-t-il que la reine de Saba
est le_double féminin d'Adoniram auquel ce dernIer doit s'unir
afin de sauver la race des enfants du feu. La figure du
double est donc présentée dans un premier temps sous sa il-
forme positive: élément complémentaire et unificateur,
le double suscite à son a~parition des sentiments de plénitude.
Notons que l'élaboration du motif que nous ret~ouvors ici
reprend une situation déjà ébauchée dans le texte précédent: \
Sétalmulc apparaissait elle aussi comme un double du héros,
une épouse mystique qui pouvait seule lui permettre de
reconquérir une certaine unité perdue et de la transmettre
à l'univers.
!
1 1 i
a
;:
/
, "
-44-
L'élément de rivalité apparaIt dans le texte grâce au \
person~ge de Soliman. En fait ce dernier occupe simultanément
dehx rôles dans ce récit. Tout d'abord, dans la personne du roi
de Jérusalem, il incarne le pouvoir absolu. Il est alors
ridiculisé par le narrateur qui exprime, par la voix d'Adoniram,
son mépris pour l'orgueil, la suffisance et la cupidité dù grand
souverain. De même, face à Balkis, il apparaît comme un être
fat, superficiel, plein de contradictions. Cette image du roi,
symbole de l'autorité, peut également être assimilée à la figure
du père, Soliman jouant effectivement un rôle paternel auprès
d' Adonirarn'-
Mais par la suite, le statut de Soliman se modiflelcom-
plètement. Il est présenté en effet comme le rival d'Adoniram:
rival pour la conquête de Balkis, rival pour le pouvoir, mais
également rival de par son ascendance. Car, comme nous l'appre-
nona dans le récit, Soliman est issu de la lignée de Habel, J
fils du l'imon, tandl,s qu' Adonirarn descend de Ka1n, génie du Feu.
Aussi l'élément de rivalité décrit entre les deux personnages
prend-il une importance considérable dans son rapport avec le
motif du double. Le narrateur se sert des deux héros, représen
tant tou~deux les ennemis éternels, pour que se répète dans
son texte la lutte p~mitive qui a eu pour conséquence la division •
du monde et de l'@tre humain en deux principes antagonistes.
A titre de rival, Soliman peut donc être considéré
comme une espèce de double ennemi d'Adoniram. A maintes
1\., '. F VI' '11111'
1 1 ,
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-45-
reprises, le narrateur so~ligne leur opposition. Soliman,
serviteur fidèle d'Adonaï, craint la singularit~ et la
puissance du géni~ ~e l'artiste. S'élevant contre l'aspect
subversif de certaines des créations d'Adoniram, "ces idoles
'&éa~tes qui sont en rébellion contre les types consacrés \, (,
par le rite hébralque", il le menace en termes à peine
voilés: "Mais J prends garde: la force d' Adonai est avec moi J
et ma puissance off'ensée réduira Baal en poudre" 33
Il redoute aussi qu'Adoniram ne se serve de son pouv~r pour
le détrôner. Lorsqu'Adoniram est montré comme commandant
d'un geste la foulè des tr~vailleursJ le personnage de
Soliman prend conscience de la véritable puissance royale
de son rival. Nous avons déjà vu que de son côté, Ad6~iram
est choisi par le narrateur pour exprimer son mépris face
au roi, à cause de son origine bâtal'de' et de sa-race "parasite,
envieuse et servile, travestIe sous la pourpre" :;4. Mais
c'est surtout face au personnage de Balkis, d,ouble féminin
d'Adoniram, que le Jcanflit entre 1e;; deux protag-onistes mas cu-
lins atteint son niv~au d'intensité le plus élevé .. Jusqu'ici,
nous n'avions vu que llopposition coritenue d'une puissance
et d'une magnificience royales, celles de Soliman, contr~
un génie créateur et un pouvoir mystérieux, ceux d'Adoniram.
Mais pour la conquête de Bàlkis, la violence dresse ces .t
antagonistes l'un contre, l'autre. En effet, sentant c'roitre ..
le danger que représente Adoniram auprès de la reine, le roi
•
~- , •• b" __ ·_~·~-~'·-~-··_'-·----v---------------------·--~----------------~----------~ ..• Si.,".&.Ù~6k.q~t~f.f.4~.I ..... 'i_'
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-46-
Soliman donne son assentiment tacite à un guet-apens dans
lequel p~rit son rival. On ne peut ignor~~ ici l'analogie
de cette situation et de l'origine de la lutte primitive
telle que le narrateur nous l'explique, par le personnage 1
de Kaïn, lors de la descente aux enfers d'Adoniram:
la réprobation d'Adonaï, me condamnant à la stérilité, donnait pour épouse au jeune Habel notre soeur Aclinia dont j'étais aimé. De là provint la pre'mière lutte des dj inns ou enfants des Eloims, issus d~ l'élément du feu, contre 3S les flls d'Adonaï, engendrés du limon.
Dans les deux CqS, c'est le personnage de la femme qUl est
la source d'~ne rivalité~vlolente qui se termine de façon
trag ique .
Nous voyons ~onc que la figure du double présente
dans cette histotre, apparaît sous deux formes. D'abord,
comme dans le téxte précédent, le double féminln du héros
'nous €st montré: c'est le double bénéfique, la partie
• complémentaire, à la fois soeur et ép'Quse my.stique. Le
personnage d'Adoniram ne semble pas plus heureux'dans sa
quête de la femme, ou du double fêminin, que Hakem: il
~urt alors qu'il s'app~gte à aller retr~uver Balkis.
Toutefois si nous considérons le b~t prOf~n~ de l'union du )
héros et de la re ine, nous ,no.us apercevons alors qu' Adoni ram ' ~ ~
a en fait accompli sa mission et, de cette façon, qu'il a
vaincu son rival. 0 C'ar, comme nous 'le révèle le narrateur
grâce au personnage de T~b.àl-Kain', Adolliram est réservé
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-47-
"à la perte de Soliman, ce hdèle serviteur d'Adonaï" 36;
de lui doi t naître "une souche de rois qui restaureront sur
la terre, en face de Jéhovah, le culte négligé du feu, cet
élément sacré" 36. Et lors de la fui te de Balkis, nous (
apprenons également que la reine emporte avec elle "un gage
précieux" de leur hymen 37 Ainsi, malgré le dénouement
traglque, Adoniram est présenté comme vaInqueur de son rIv~l,
puisque l'unIon avec le double féminin, malgré sa brièveté,
assure la contlnuitê de la race des enfants du feu . • Le double rival, incarné ici par Soliman, constitue
la seconde forme du double. Le narrateur veut, par cette
opposition, reconstituer pour le lecteur l'image des
puissances ennemies qui s'opposent. Mais, contrairement à
ce que' le lecteur pourrait attendre, il y a ici renversement
des valeurs du Bien et du Mal. Car Adoniram, pour qui la
sympathie du narrateur est manifeste, appartient à la lignée
"maudite" des fils de Kain:
Génies bienfaisants, auteurs de la plupart des conquêtes intellectuelles dont l!homme est si fier, nous sommes à ses yeux les maudits, les démons, les esprits du mal. FIls de Kain! subis ta destinée. 38
Il est clair que le narrateur tente de rétablir auprès du Q
lecteur la faveur de cette race injustement persécutée. Il
essaie de métamorphoser ces coupables en victimes. Soulignons
~ci enC0re la grande ressemblance qui rapproche Adonirarn
et l'auteur lui-même. C'est en effet à cette race maudite
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-48-
que Nerval semble s'identifier et 11 s~ sent sans doute lui
aussi, de par sa vocation littéraire, poète-maudit, génie
créateur méconnu et méprisé des autres hommes. Dans une
lettre à son père datant de 1839, il avoue que "l' homme de
lettres, lui, quoi qu'll fasse, SI haut qu'il aille, sî
patient que soit son labeur, on ne songe pas même qu'il a
besoin d'être soutenu aussi dans le sens de sa vocation" 39.
Et, chose bien pire encore que le mépris des autres, Nerval
sait que son père méconnaît son talent et désapprouve son
choix. Nous trouvons dans sa correspondance de nombreuses
lettres dans lesquelles il tente ?!~pérément de se
justifier auprès du docteur Labrunie. Elles nous confirment
l'existence d'un conflIt entre le père et le fils, par
exemple celles du 26 novembre 1839, du 30 janvier 1840, et
du 5 mars 1841. Dans cette dernière, Nerval constate amère-
ment l'échec irrévocable de leur relation:
Malheureusement, au milieu de tant de personnes qUI me sont favorables, tu parais être le seul C ••• ) qui ait conservé des préventions contre ma conduite et mon avenir. C ••• ). J'ignore jusqu'à quel point mon peu de goGt pour la profession de docteur a pu me mal placer dans ton esprit, mais je crois le mal (si40 c'en est un) irréparable désormais.
l
Aussi sommes-nous amenés à penser que le thème de l'affron-,
tement qui s'exprime dans l'histoire d'Adoniram par la figure
du double plonge vraisemblablement ses ra~ine,~ au coeur
même du drame vécu par Nerval lu~~me, cette lutte plus
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-49-
ou moins consciente menée contre son père jusqu'à sa mort.
L'analyse de la figure du double lié au "il" nous a
permis de découvrir, dans les légendes du Voyage en Orient,
une image beaucoup plus complexe qu'eile n'apparaissait au
premier abord. Ces texte~ présentent simultanément les deux
facettes du my~he: d'une part, une image positive incarnée
par les doubles féminins des héros et d'autre partI une image
négative représentée par les doubles rivaux. Les protago-
nistes des deux récits sont écartelés entre ces tendances 1
contraires, puisqu'ils peuvent à la fois bénéficier de
l'aspect unificateur et complémentaIre du double l et être
vlctimes de la scission résultant du concept de dualIsme.
La notion de rêve, qui oecupe une place essentielle
dans le premier con~ donne au mythe du double une dimensIon .....
nouvelle. En effet, le double n'apparaît plus ici uniquement
comme une représentation allégorique du problème moral du
bien et du mal ,mais il devient aussi le symbole de l'exis-
tence d'un autre monde. En présentant un héros déchIré entre
sa vie onirique et la réalité, le narrateur nous invite à
prendre conscience de l'existence d'une réalité supérieure.
Le rêve est perçu, non comme un état second, mais comme un
univers en soi. On conçoit alors l'intensité du drame que
peut vivre le héros qui est confronté sim~ltanément à ces \
deux réalités parallèles. La figure du double ainsi ~ ..
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-50-
récupérée par le narrateur devient un élément spécifique
de l'imaginaire nervalien.
Le thème de l'affrontement donne en effet à l'histoire
d'Adoniram son caractère le plus origInal. D'une part, le
conflit entre le héros et son dou~le transpose le récit au
niveau du mythe où leur rivalité devIent l'image du combat
éternel entre les "enfants des Eloims, issus de l'élément
du feu, contre les fils d'Adona\., engendrés du limon" 41.
D'autre part, dans son déSIr de r~habilitation, l'a~teur
crée un dOUb\e fémInIn et bénéfique qUI salt reconnaître
dans l' archi t~cte de Sol iman la "puissance du génie ll 42.
C'est par ces éléments nouveaux, nés de son mythe personnel
et anImés par le motIf du double que cette légende deVIent
un récIt vraIment nervalien.
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-51-
1
NOTES
1 ~erval, Oeuvres l , op. ci t. , p.XX.VII
2 Marie-Jeanne Durry, Gérard de Nerval et le mythe, Paris, Ed .. Flammarion, 1956, pp.76-77
3 Nerval, Oeuvres II, Paris, Ed. NRF Gallimard, 1978, pp.1367 et 1401
4 Ibid. , pp.389-90
5 Ibid. , p.1374 (note 1 de la page 390)
6 ibid. , p.381
7 Ibid., p.390
8 Ibid. , p. 3S 9 ,.1
:. 9 Ibid. , p.360
10 Ibid. , p.363
Il lb id. , p.1376 (note 2)
12 Tzvetan Todorov. °12· e i t. , p.37
13 \bid. , p.29
14 Nerval, Oeuvres II, °E' ci t. , p.363
lS Ibid., pp.37l-72
16 Ibid.! p.389
17 Ibid. , p.365
18 Ibid. , p.369
19 Ibid. , p.378 "-
20 Ibid.,4 p.386
21 Ibid. , p. 375
1
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-52-
22 Ibid., p.380
23 Ibid., p.396
24 Kurt Scharer, op. cit., p.255
25
26
Jean Richer, "Nerval et ses fantômes", dans le Mercure de France, juin 1951, p.287
Nerval, Oeuvres II, op. Clt., p.958
27 Jean Richer, "Nerval et ses fant.ô!lles", op. cit. , p.287
28 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.139
29 Nerval, Oeuvres II, op. cit., p.S49
30 Ibid., p.506
31 Ibld., p.527
32 Ibid., p.575
33 Ibld., p.530
34 Ibid., p.57l
35
36
3'7
38
Ibid., p.558
Ibid., p.563
Ibid., p.589
Ibid., p. 563
39 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.834
40 Ibid., p.892
41 Nerval, Oeuvres II, op. cit., p.SS8
42 Ibid., p.549
...
----~-----------------.... --------
..
/
CHAPITRE II
Sylvie: le double lié aux "elles"
1", UA 10 IIW .... '''.C _______ ~ -...-lo--- -~ ----- --- ------- .... -.
1
Sylvie, texte qui paraît pour la première fois le
15 août 1853 dans la Revue des Deux Mondes, est la deuxième
nouvelle du recueil Les FIlles du Feu. Le sous-titre,
"Souvenirs du Valois", nous renseigne déjà sur le contenu
du récit, qui se présente en partie comme la reconstitution
de quelques événements survenus dans le passé du narrateur
qUI a beaucoup en commun avec Gérard de Nerval. Il se
confond d'aIlleurs avec le héros qui se SOUVIent et avec le
"Je" du récIt. EprIS d'Aurélie, actrice parisienne, au point .. de se retrouver chaque soir "aux avant-scènes en grande tenue
de sOUpIrant" 1 J il se rappelle aVOIr éprouvé une fois dans 1
sa vie un sentiment aussi vif. Il s'agissaIt alors d'une
jeune châtelaine destinée f la vie relIgieuse, AdrIenne,
rencontrée lors d'une fête enfantine. Tandis qu'il revit III
en pensée cet épisode de sa jeunesse, une autre figure
féminine surgit dans sa mémoire, Sylvie, jeune compagne de
ses jeux d'enfant dans le Valois et objet de ses premiers
rêves d'adolescent. Un article de journal évoquant la
tradition de la Fête de l'Arc déclenche en lui un phénomène
de mémoire affective. Et les souvenirs ainsi ressuscités
le décident à partir vers Loisy afin d'y retrouver cette
jeune fille bien réelle et peut-être effacer ainsi
, , 1 : r:n $Pf'Wftf"a
j ~
1
- 54-
de sa mémOIre les mirages de femmes idéalisées qu'il
poursuit.
Or, ayant retrouvé Sylvie, le narrateur passe de
désillusions en dés illusions. ~sent' ne correspond plus
au passé, et les souvenirs qui hantent son imagination ne
font qu'accentuer l'écart entre hier et aujourd'hui. Après
un,ultime effort pour retrouver la SylVIe d'autrefois et le
tendre amour qu'elle inspirait, le narrateur vaincu cède la
plac&- au Grand Frisé, son frère de lait, qui épouse la
bè Il e gantl ère.
Le texte de Sylvie est tout entIer axé sur trois
personnages féminins, Adrienne, Aurélie et SylVIe. Et la
figure du double apparaît liée principalemeht à c~ hérolnes.
A cause de l'alternance constante, dans le récit, entre le
présent et le passé, entre le rêve et la réalité, le motif
du double se développe suivant des formes plus originales
et plus variées que celles qui apparaIssaient dans les
textes précédents.
La premIère manifestation du phénomène du double a
lieu quand le narrateur rapproche clairement deux personna-
ges, l'actrice Aurél ie et la rel igieuse Adrienne. Le
sentiment qu' 11 dit éprouver pour AuréU~ est un "amour
vague et sans espoir, cqnçu pour une femme de théâtre" 2.
Or il croit que cette passion a "son germe dans le souvenir
d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle cl~rté de la
•• q JE
1 J l
/
- 55-
lune" 2. Le rapprocheme(lt de ces deux figures aimées conduit
bientôt le narrateur à une identification totale des deux
femmes: \ ~,
"Ai\ler une religieuse''''sous la forme d'une actrice! ...
et SIC' é ta i t 1 a même! - Il y a de quoi deveoir f0t\.;" 2
Cette Jtent~té expliq~l' amour Dans l'esprit du narrateur,
impossible auquel il s'abandonne pour l'actrice. 'D'aille~rs
lorsqu'à la fin du récIt il se confie à Aurélie, celle-ci
refuse de se laisser assimiler au personnage d'Adrienne.
Le charme est alors rompu et le narrateur s'efface devant
"le régisseur, - le jeune premier ridé" 3. En lui refusant
la perspectIve qu'ouvre sur le 'déjà vécu' l'image du double,
Aurélie détruit l'enchantement qui ~ourT1ssait "l'amour
vague et sans espoi r" l du narrateur.
dans
à le
~oyons 1
11, réCI t.
c eer dans
comment se développe ce phénomène du double
Deux éléments, semble-t-il, contribuent
l'esprit du narrateur. Tout d'abord, un
trait commun rapproche les deux héroines: leur rapport ~vec
l'art, plus précisément le théâtre. Nous savons qu'Aurélie !'
est comédienne et que le narrateur est ébloui par l'idole
qu'il voit évoluer sur scène, s~ns même connaître la femme
qui se cache sous ce masque. Quant à Adrienne, le narrateur
la rencontre dans une situation que nous pouvons qualifi~r
de théâtrale. Elle se trouve en effet au m~lie~ d'une
rDnde de jeunes gens et ,elle chante "une de ces anc-iennes
romances pleines de méla\Col~e et d'amour" 4
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Comme
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~ If.
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l'actrice sur la scène, elle est le centre d'intérêt d'un
groupe de spectateurs. La nature elle-même supplée au
matériel technique et crée pour la chanteuse des feux de
rampe naturels: liA me sure qu' ell e chant ai t,l'ombre desc
dait des grands arbres, et le clair de lune naissant
tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif" 4
A la seconde et dernière rencontre ·du narrateur et d'Adrienne,
l'élément théâtral est encore.plus évident. Accompagné de
~ Sylvain, frère de Sylvie, 1 e narrateur as s is te à la repré
sentation d'une sbrte de mystère ancien dans lequel un choeur
d'anges entoure un esprit illuminé: cet esprit, c'est
"Adrienne transfigurée par son costume" s. C'est cette
Adrienne-là, transformée par le rôle qu'elle joue et le
déguisement qu'elle porte, que le narrateur croit retrouver ,
dans Aurélie, l'actrice parisienne.
Il est assez révélateur d'ailleurs que ce soit par
le truchement du théâtre, ou de la scène, qu~Auré1i~ appa-
raisse comme le double d'Adrienne. Car l'art théâtral a
bien pour caractéristique de déposséder l'actrice de toute
personnalité propre, pour lui en donner des centaines
d'autres. Il a parallèle~nt le pouvoir de "transfigurer"
la personne pour en faire un personnage, une image idéale.
Aussi, si le narrateur rapproche les deux héroïnes, c'est
qu'il crée, par ce jeu de perspectives r l'énigmatique
actrice, c'est-à-dire la femme qui englobe toutes les autres,
~._-------- - \ --- --- "'-~- -- - -
1
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~ 'ôII8Il" fIl R··=.
-57-
grâce aux multiples identités qu'elle emprunte successivement.
La femme en elle-même lui importe peu, et "'le narrateur ne
sien cache pas quand il précise au début du réc i t: "Vue de
près, la femme réelle révoltait notre ingénuité; il fa1lâit
qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'en pas .. 6
approcher" . Seules comptent les images qu 1 ~lle présente. l
Cela permet entre autres au narrateur de cons~rver une
ambigU~é sur la réalité même de son idole:
En me retraçant cés dé~ails, j'en suis à me demander s'ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés. Le fr~re de Sylvie était un peu gris ce soir-là. 7
-Il peut ainsi douter même de l'apparition d'Adrienne: J
"est-elle aussi vraie que ces détails ~t que l' ex~stence
incontestable de l'abbaye de Châalis?" 7. se demande-t-il.
Voilà une interrogation qui tourmenterait bien davantage .quelqu'un d'autre que le narrateur. Pour lui, au contraire,
ce doute a un charme car, comme il le dit lui-même, c'est
"une image qu' [il] poursuit, rien de plus" 8 Adrienne, --...
Aurélie et toutes les autres qui pourraient se joindre à ce
cortège, ne sont que des doubles d'une image originelle qui (
a sa source dans son univers imaginaire.
~e deuxième élément qui permet au .narrateur d'identi-
fier les deux héroines, c'est leur ressemblance phy~ique! ~
"La ressemblance d'un~ figure oubliée depuis des années se
dessinait désormais avéc une netteté singulière", précise-t-il 9
Cette figure oubli6e,~c'est celle d'Adrienne dont le narrateur
,.
. Slatl: [i!I)
- 58-
retrouve plusieurs traits chez Aurélie. Il nous confie ainsi
l'origine de sa passion pour Aurélie: il retrouve en elle
quelque chose d'Adrienne. Chose étrange, nous notons que
la reconnaissance 5 'effectue dans un ordre contraire à la
logique. En effet, le narrateur ne trouve pas immédiatement
chez Aurél ie des traits -de :.la jeune châtelaine de son enfance,
malS c'est seulement apr~s avoir longuement admiré l'a~trice
qu'il se souvient soudain~ent d'Adrienne et qu'il confond.
alors les deux images. La ressemblance de ces deux person~
nages apparaît donc comme une création à posteriori d~
héros-narrateur. D'ailleurs, Sylvie, qui a connu Aurélie,
ne semble pas du tout frappée par cette ressemblance quand
il la lui confie. Lorsque le narrateur lui demande si
l'actrice ne lui rappelle pas une personne qu'elle a connue, ~ 1
soit Adrienne, sa réponse est très -éloquente. E.lle part
10 "d'un grand éclat de rire en disant: 'Quelle idée!' "
Nous devons donc conclure que 1 ares semblance de..? deux
héroïnes est une donnée secrète de l'imagination du héros à
la~ue Ile les autres personnages n' o,nt pas accès.
Notons que la notion de ressemblance semble jouer un
rôle important, non seulement dans cette nouvelle, mais dans
toute l'oeuvre. En effet, cette idée a un grand pouvoir sur.
le narrateur nerval ien en général, par exemple sur celui du
Voyage en Orient, du Roi de Bicêtre. d" Aurélia, d-es ConfïdeIl;ces ,
de Nicolas. Ici encore il semble que la p~t:~ée du narrateur
, . ~ ~*------------------------------
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r· i, 1
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-59-, "
reprend beaucoup d'éléments de celle de Nerval lui-même.
Imbu des principes du néo-pythagorisme et du néo-platonisme,
ce dernier veut croire que "la ~essemblance corporelle, même '\
fugitive ou illusoire" peut lui permettre de conclure "à la
parenté ou à l' identi té des âmes" ft> Il avoue d' alileu-rs
dans la préface des Filles du Feu, par le personnage du 1
narrateur, sa croyance en ,la migration des âmes: "ne pouvant
trouver les p~euves de l'existence matérielle de mon héros,
j'ai cru tout à, cou'p à la trans\Rigration des âmes" 12. Les
ressemblances prennent donc poqr lui une valeur d'interslgne e.
et elles révè.1ent à l'initié qU'il est le fait'que sous tous
les visages ressemblants r~si~ la même âme:
Les yeux aveuglés des profanes peuvent bien ne voir dans les ressemblances que présenten~ des visage~ de femmes différentes que les jeux d'un hasard capricieux; pour l'initié, elles sont des appels du destin, d'irrécusab~es indices de l'identité f~ncière de to~tes les femmes aimées. 13
Or Nerval se dit un de ces "initiés". Aussi sa faculté de
percevoir, étant contralé~' par son imagination, il trouve
naturellement des points communs établissant des ressemblan
c~s ~ntre les héros de la mythologie, de la fiction ou de
l'h~stoire et donnant lieu à la création de doubles. Les
nombreux doubles que Nerval s'e~t découverts. ne sont donc
que des cr~ati9ns de l'esprit. De même, les doubles qui
surgissent dans son oeuvre so~t tous des produits de
l'imagination du narrateur netvalten.
1.'" dP '.'1.
o
-60-
Le texte de Sylvie apparaît comme une illustration
particuliè~ement riche de ces concepts. Le narrateur y crée
et y Jêve la ressemblance qui fait d'Aurélie le double d'Adrienne.
Ainsi se révèle le prin€ipe même de l'amour décrit par le
narrateur nervalien et qui est fascination pour une image
répondant "à tous [ses] enthous iasmes, à tous [ses] caprices" 14
Le déplacement qui s'effectue d'une héroine à l'autre permet
à la passion à la fois de renaître, grâce à leur ressemblance,
et de rester fidèle à elle-même. On voit ainsi que le double ~
f6minin lié au ~hème de i'amour répond à l'équation que
confie la'poésle nervallenne: "La Treizième revient ... C'est
encor la premiè;e;/ Et c'est toujours la Seule" 15. Les
dédoublements de l'image féminine confirment paradoxalement
l'existence d'une figure de femme unique dans l'univers
nervalien. Et sur l'identité de celle-ci, le poète ne fait
pas mystère: "C'est la Mort - ou la Morte" 15 Cette
Absente entraîne la multiplication d'images féminines qui .~
deviennent les idoles auxquelles s'attache le narrateur.
Leur seule réalité tient dans cette ressemblanc~, ce jeu
des doubles; qui renvoie de l'une à l'autre le reflet de
l'amour perdu.
.-___ rr __ m --------~-----..,..-
J
1
1
()
-61-
, A l'opposé de ce double de la femme fatale, celle
qui fascine et inspire 'délice' et 'tourment', se trouve 4»
Sylvie, la jeune paysanne. Elle apparaît comme une sorte
de double ant~ste d'A~rienne et d'Aurélie. Physiquement,
elle est présentée de façon beaucoup plus réaliste:
"Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si
fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa
peau légèrement hâlée!1I 16 Nous sommes loin déjà des impré
cisions poétiques employées pour décrire les êtres aériens,
célestes et presque angéliques que sont Adrienne et son
double. C'est que, contrairement aux autres, Sylvie n'est
pas montrée comme une idole inlassablement poursuivie, mais
c8mme une femme bien vivante avec qui l'on peut penser à
partager sa vie. ~'le ~;rateur insiste sur la qualité . ,
existentielle de ce. 'personnage: , (-J>-
Et Sylvie ~ue j'aimais tant, pourquoi l'ai-je ouhliée depuis trois ans? .. C' étai t une' bien j 01 ie fille, et la plus belle de LOisy! Elle existe, ! elle, bonne et pur~ de coeui sans doute, 7
Ce que le narrateur attend d'elle, ce n'est pas une passion "',
troublante et sans espoir, clais la ~endresse, la simplicité
et la sécurité faisant suite à l'amitié amoureuse de l'enfance.
Devenue jeune femme, Sylvie est montrée certes co;me
u~ personne séduisante, mais elle garde -"des trai ts réguliers
et placides", et sa "physionomie digne de l'art antique" 18
apparaît comme le symbole d'émotions contrôlêes par la raison.
"'," ~Q.4U_-~!""""---~--'---"------- --
, ,
1
()
-62-
Le narrat~rtr est attiré par Sylvie parce qu'elle offre le /
contraire de l'amour passionné engendré par Adrienne et
Aurélie. Et lorsque, adulte, il ~écide de revenir dans le
Valois, c'est en partie pour exorciser justement l'amour 1
passion que lui inspire l'actrice. Sylvie lui apparaît en
effet comme sa dernière chance d'effacer l'image qui hante'
son esprit:
Je me jetai à ses pieds; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices; j'évoquai le spectre funest$ qui traversait ma vie. "Sauvez-moi. ajoutai-je, je 19 reviens à vous pour toujours."
Une seconde fois, il lui lance un appel au secours: "Oh! que
je vous entende!" lui dit-il, tique votre voix chérie résonne 1
sous ces voOtes et en chasse l'esprit qui me tourmente,
fat-il divin ou bien fatal!" 20 En fait, le narrateur supplie
la jeune fille de le délivrer de "l'obsession même @ cette ,
ressemblance" qui lie Adrienne et Aurélie dans son esprit 21.
- La réalité positive de Sylvie a donc peu de valeur
à côté du rôle symbolique que le narrateur lui assigne.
Ce personnagè apparaît en fait comme ayant la fonction d'une
bouée de sauvetage dont le héros cherche désespérément à se
saisir pour retrouver ces biens précieux qu'elle incarne:
enfance et adolescence, c'est-à-direison passé familial; Il
le Valois, donc un équivalent de la terre natale. ~ Sylvie
joue ainsi le rôle de "fée des lége~des éternellement
jeune" 22 chargée d'accomplir le miracle d'unir présen~ et
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-63-
passé, âge adulte et jeunesse. Mais nous nous apercevons
bIentôt que ce personnage subi t à son tour des modific'a tians ...
et que le narrateur nous présente deux images d'elle, soit
qu'il reproduise des scènes du passé, soit qu'il décrive
celle qui se dresse devant lui au moment du récit. La
seconde ne correspond plus tout à fait à l'ami~ d'enfance.
La Jeune fille qui était présentée comme un symbole de
permanence et de stabilité s'est transformée. L'enfant sau-
vage aux pieds nus est devenue une "demoiselle, presque dans
le gant de la "ville" 23. Elle étai t dentelière. une sorte
de créatrice, elle est maIntenant gantière, une sorte
d'ouvrière; elle ne lIsait pas et voilà que le narrateur
nous apprend qu'elle connaît Walter Scott et Rousseau; elle
fredonnait de vieIlles romances d'une voix fraîche et
naturelle, alors qu'elle phrase maIntenant de grands airs
d'opéra. Le narrateur découvre que ces changements
concerritnt Sylvie s'accompagnent d'autres trans form.a tions
qui l'affligent: le mobilier de la chambre de l'hérolne
a été remplacé par un autre plus moderne, des canaris
occupent maintenant la place des fauvettes dans la cage,
enfin la vieille tante qui habitait Othys est morte. Il
lui faut accepter l'action corrosive du temps et reconnaî-
tre q~e la Sylvie de ses souvenirs n'existe plus .
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.. ~ ",~ ~\ ~ h . _.~~_~~~Jl __ ""--___ _
-64-
La façon dont le texte est constrUIt met davantage
en relief l'écart entre le présent ~t le passé. Dans cet
enchevêtrement de souvenirs et d'instants présents, nous
décelons le parallélisme presque parfait de certaines
scènes. AinsI les scènes de la promenade avec Sylvie et du
réveil de cette dernière dans sa chambre se reproduisent-elles
à deux reprises, une fois dans l~s s~uvenirs du na~rateur
et une autre fOlS dans ïe présent narratif. Tentant
désespérément d'arrêter le temps, le narrateur voudrait,
par ces scènes, faIre coïncider le présent et le passé.
Mais le parallélIsme nous montre bien qu'il s'agit là d'une
tentative vaine, car il accentue finalement les différences
entre les époques. Le narrateur; à la poursuite de sa double
étOIle et perdu dans les souvenirs qu'il s'es~ faits,
semble être passé à côté d'un bonheur réel possible. Devant
le groupe familial composé de Sylvie, du Grand Frisé et de
leurs deux enfants, le héros songe un instant à l'existence
douce et paisible qu'il aurait pu mener lui aussi et qui
s'offrait à lui jadis. Mais sa nostalgie e~t ambiguë et
c'est sur une réserve révélatrice que se termine sa réflexion:
"Là était le bonheur peut-être; cependant ... iI 24
..., .... 11111111'-........ ~ ..... _-- ~ _..... -- - --..- -.-.- ~ - ~-- -- --- --
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-65-
"Si J'écrivaIs un roman, ,jamaIs je ne pourrais faire
accepter l'histoire d'un coeur épris de deux amours simulta
nés" écrit le narrateur 25. Pourtant, c'est l'histoire de
ce coeur qui est racontée dans Sylvie. Car les "deux amours"
dont il parle ne désIgnent pas deux femmes aimées dIfférentes,
mais bien qeux conceptions du sentiment amoureux, ou deux
faces de l'amour. Avec AurélIe et Adrienne, l'amour devient
abandon à une passion douloureuse, rêve impossible; avec
Sylvie, l'amour est synonyme de tendresse, d'amitié durable,
de joies simples. A la fin du récit, le narrateur prend
clairement conscience de la valeur symbolIque attachée aux
doubles féminins qui ont hanté son esprit si longtemps:
ErmenonvIlle! ( ... ) tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d'un doub1e éclat. Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldébaran, c'était Adrienne ou Sylvie, - c'était les deuz moitiés d'un seul amour. L'un était l'idéal sublime, l'autre la douce réa ité. 26
Dans l'esprit du narrateur ces deux faces de l'amour, incarnées
d'une part par Adrienne et Aurélie et d'autre part par Sylvie,
sont irréconciliables: "l' idéal subli~e" 26 présenté comme
inacces si bl e voile complètement la "douce réal i té" ~. jusqu'au
moment où cette réalité devient à son tour un rêve du passé.
Il accède alors à l'idéal sublime quand le narrateur fait
de Sylvie "une statue souriante dans le temple de la
Sagesse" 27. Seul l'amour sublimé captive le narrateur.
La notion de déguisement acquiert une importance • 1
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-66-
capitale dans l'élaboration de la figure du double. Nous J
avons déjà vu que les trois héroïnes pouvaient être perçues
comme' une seule et même personne: c'est l'amour sous les
traits idéalisés de la religieuse, de l'actrice et de la
petite paysanne. Nous avons égàlement souligné la présence
répétée de circonstances 11ées à l'art théâtral, qui est
un déguisement de la réalité. Ce procédé nous le retrouvons
~ussi dans une scène typiquemeTht nervalienne, celle du
mariage du double. Elle revêt dans Sylvie un caractère
spécial en raison justement de la fonction des déguisements
dans ce texte. Comme le fait remarquer Jean Richer, cet
épisode, qui prend place au chapitre VI de la nouvelle, nous
offre "une curieuse version enfantine d'un mariage du Dou
blet! 28. Affublés des vête,ments de noce de la vie ille tante
et de son défunt mari, Sylvie et le narrateur cessent d'être
eux-mêmes pour devenir des doubles, images vivantes du passé.
Ils deviennent ainsi "l'époux et ~'épouse pour tout un beau
matin d'étét! 29. Le narrateur déguisé devient auprès de
Sylvie, elle-même transformée e~ "fée" 30, un double qui \
se substitue au héros pour accom;iir une action que celui-ci
ne désire pas véritablement dans le réel du récit. Le '1IIiI ,
narrateur confie en effet que le couple formé par son frere
de lait et Sylvie ne peut pas susciter vraiment son envie.
Ainsi la scène du mariage préfigure-t-elle la situation qui
prévaut à la fin de la nouvelle, à savoir le mariage de Sylvie
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-67-
avec un double du narrateur.
"Un simple déguisement met en mouvement l'imagina-
tion fiévreuse de Gérard et se transforme en appareil de
légendes" 31: ce commentaire sur la Pandora pourrait a'ussi
bien se rapporter à Sylvie. Le déguisement y apparaît
en effet comme un élément récurrent générateur du texte.
La singularisation de la figure du double présentée
dans cette nouvelle est étroItement liée à la quête amoureuse.
En conséquence, nous sommes face non plus à une image du
double mais à un trio de doubles féminins. Les trois héro~nes
échangent "leurs attributs et leurs rôles jusqu'à complète
identification dans l'esprit du poète, malgré tous les faits
qUI s'opposent à cette confusion ardemment déSIrée" 32;
déSIr qui semble d'ailleurs générer le texte même de Sylvie.
Presque toute la nouvelle se situe dans un passé reconstItué
au gré du narrateur, un passé qu'il veut rassurant. Et
lorsque le présent vient inévitablement interposer sa réalité,
tous les espoirs du narrateur s'évanouissent, tout son rêve
s'écroule: Adrienne est morte, Aurélie a un "faible pour
le régisseur" 33, et Sylv~e épouse le Grand Frisé. Comme
le souligne Sarah Kofman,
le réel est seulement un écho déformé du passé, un écho dé~hirant: le "présent" ne répèté le passé que dans la différence provoquant toujours une amèrè déception, la perte de l'illusion du même, la rupture d'un charme 34 -
pTlt glll,.IIU. Id Il
1
-68-
En ce sens, Sylvie s'avère raconter un échec complet, pUlsque
l!ultime tentative de conciliation en~re le présent réel
et le passé reconstitué dans l'lmagination du narrateur ne
se réalise pas.
Dans ce texte, c'est la figure du double liée aux
~rois hérolnes qUl apparaît comme la plus importante. Toutefois,
nous y trouvons également quelques images liées au "il".
Le premler double masculin ne falt qu'u~~~ève apparition
au début de la nouvelle et il n'est désigné que de façon
très discrète. Il s'agit de l'heureux jeune homme qui
Jouit, à ce moment-là du mOlns, des bonnes grâces d'Aurélie.
Ce personnage n'a en soi aucune importance pour l'économie
du récit puisqu'il n'est qu'un des adorat~urs de l'actrice,
décrits comme étant Sl nombreux à l'époque. Cependant la
descriptlon qu'en donne
particulier: c'est "un
le na~u~ lui confère
jeune homme correctement
un intérêt
vêtu, d'une
figure pâle et nerveuse, ayant des manières convE:l.,nables et
des yeux e~prel.nts de mélancolie et de douceur" 35. Ne
croirait-on pas se trouver en face\d'un portrait ~ue des
contemporains ont fait de Nerval~ Cette peinture si
• On peut consulter à ce sujet le Nerval de Raymond Jean dans lequel le critique consacre quelques pages pour tracer le portrait physique de Nerval, en se référant aux g~avures, photos et commentaires des contemporains du poète. 3
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( -69-
ressemblante semble révéler que le jeune homme est un double
de l'auteur dont la biographie d'ailleurs se confond pour
une si large part avec le passé du narrateur de Sylvie.
Cette situation conflictuelle entre un narrateur ou
un héros, son double et la femme almée, n'est pas une
nouveauté dans l'oeuvre nervalienne; nous pouvons songer à . .."
cet effet aux triangles rencontrés dans le Voyage en Orient:
Hakem - son double ferouer - Sétalmulc ou Adoniram -
Soliman - Balkis. De plus, la réaction du narrateur face
à ce rival inconnu juS~u'iCl est singulièrement calme:
Sans trop d'émotion, je ~ournai les yeux vers le personnage indiqué ( ... ) "Que m'importe, dis-je, lui ou tout autre? Il fallait qu'il y en eUt un, et celui-là me paraît digne d'av,oir été choisi". 37
Cette sérénité se comprend plus facilement si l'on admet que
le rival est un double du narrateur: ce dernier cède à
/ '"
cette autre partie de lUl-m~me l'aspect réel, humain d'Aurélie,
tandis qu'il conserve, lui, l'aspect sublimé de la comédienne.
Nous avons relevé une situation tout à fait identique dans
la scène du mariage analysée précédemment. Et de même
qu'alors, ces quelques lignes sur le rival inconnu préfigurent
la fin du récit quand Aurélie est définitivement perdue
pour lë narrateur et qu'elle choisit le régisseur. Celui-ci
devient à son tour un double, plus lointain cependant, du
narrateur et constitue donc le deuxi~me double masculin du
texte.
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-70-
Un troisième double du narTateur apparaît dans le
personnage du Grand Frisé. Ici l'identification est plus
manifeste, car le Grand Frisé est présenté par le narrateur
comme son frère de lait. Comme dans le cas précédent, les
deux personnages se disputent l'amour d'une femme, Sylvie.
Le double a donc là aussi une fonction bien déterminée
dans le récit: il souligne clairement l'échec du narrateur
dans toutes ses tentatives réelles auprès des femmes aimées,
car c'est bien avec le Grand Frisé que Sylvie s'établit et
fonde une famille. Le narrateur réagit comme il l'avait
fait en perdant Aurélie, c'est-à-dIre qu'il se dissimule
derrière un ton moqueur:
Mon frère de lait. parut embarrassé. J'avais tout compris. - C'est une fatalIté qui m'était réservée d'avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau'38 - qui voulait supprimer les nourrices!
Ici encore il ne tente rien pour regagner le coeur de Sylvie.
Le na~rateur s'lncline d'office devant son rival en se dis-
tanciant par une plaisanterie. Puis il répond par le silence
à la nouvelle du mariage: "Le père Dodu m' appri t qu'il
était for~ question du mariage de Sylvie avèc le grand
frisé C ... ). Je n'en demandai pas plus. La voiture de
Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris ll 38. Fuyant
toujours devaftt la réalité, le narrateur choisit l'Aurélie
de ses rêves ou la Sylvie de ses souvenirs, et, finalement,
abandonne ces deux personnages, qui relèvent du réel du
... T( Irl' !,. /Ill ----------
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li'~' •• m' 7 '_n
-71-
récit, à;d'autres amoureux. Le double n'est donc pas perçu
comme un:rival vainqueur mais comme un,frère différent plus
incarné, dont il n'envie pas véritablement les conquê~es
car elLes appartiennent au monde du réel dont il ne veut
plus se ,Préoccuper.
:Il est intéressant avec laquelle
se développe les sc~nes où ~pparaissent le doubles mascu
lins. A peu de choses près, c'est exact
sltuation qui se répète: le narrateur tente de conquérir
la fe~e aimée; une tierce personne, le double, fait son . . entrée; le narrateur apprend, pHr un autre ou grâce à ses
, propres observations, q.ue c4nouveau rival s,emble avoir gagné
le coeur de l'amoureuse; il ç~;t imrnédia~ernent, sans amertume,
vers une autre image de la femme aimée. Dans un cas, c'est
Aurélie qui est abapdonnée à Paris et Sylvie qui est
retrouvée dans le Valois; dans l'autre, c'est Sylvie qu'on
délaisse à Loisy pour reconquérJr Aurélie à Paris. Comment
mieux révéler qu'il ne s'agit pas pour les héros nervaliens
de chercher la satisfaction amoureuse, mais ~u contraire,
d'éterniser la quête?
Une dernière figure du double masculin apparaît dans ~
le personnage de Sylvain, frère de Sylvie. En effet, celui-ci
semble être comme une première image du Grand Frisé, une sorte
de double protecteur pour la jeune fille. Représentant
la famille, la tradition, le Valois, il surgit à quelques
;
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~ -',
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-72-
reprises pour dresser une barrière entre Sylvie et le
narrateur~ Ainsi, apr~s le bal de Loisy, le narrateur, qui
nous est montré suppliant Sylvie de le délivrer du spectre
de sa vaine idole, est brusquement dérangé par Ce double:
) "Elle tourna vers moi ses regards attendris... En ce moment, ~
notre entreti~n fut interrompu par de violents éclats de
rire. C'était le frère de Sylvie qui nous rejoignait" 39
Le personn~ge de Sylvain a donc pour fonction ici 4e
rappeler l'héro~ne à la réalité et de' l'empêcher de s'aban
donner au ~ànger du rêve 'tel que le pratique, le narràteur-héros.
Soulignons que le statut de ce p~rsonnage varie
pendant le récIt. Au début de la nouvelle, alors que le
narrateu~ se souvient et qu'il recompose en partie les
événements, Sylvain est présenté comme un allié du jeune amou
reux. Dans l'épisode.d~ "Voyage à Cythère", par exemple,
'sa présence permet la réconciliation entre le petit Parisien
et la jolie paysanne: "Je voulus l'embrasser pour lui
• fermer la bou,che; mais elle me boud'ai t èncore J et il fallut
que son fr~re intervînt ,pour qu'elle m' ôffri t ~a joue" 40.
Plus tard, cependant J alor~e Sylvie est émue. par les
pri~res du narrateur, c'est son frère qui s'interpose en , t-- .,.J:>risant leur intimité par de "violents" éclats de rire".
Sylvai~, émissaire symbolique de la famille et des traditions,
veut que renaisse l'amitié entre le narrateur et sa soeur;
mais ~l ne veut pas cependant que ce dernier entraîne Sylvie
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-73-
dans son rêve. C'est à ce tit,re qu'il peut être vu comme
une première ébauche du personnage du Grand Frisé. Il
représente la famille protégeant Sylvie des illusions de
l'artiste parisien et défendant la raison, la sagesse, le
bon sens. Son éclat de rire préfigure celui de Sylvie quand , ~-le narrateur tente de lui faire admettre qu'Aurélie est la
même qu'Adrienne. Sylvain disparaît avec l'apparition du
Grand Frisé. i
Les images du double que nous propose Sylvie sont,
~ous avons p~ le constater, tr~s variées et originales. ,
Nous y retrouvons les situations chères à l'auteur, gont
prin~ipalement le mariage du double, mais sous des couleurs
tout à fait nouve~les. Ce qui ren~ la figure du double
pluS attrayante dani ce récit, c'est sans doute la construc-...
tion,particulière du texte. En effet, ce jeu dt:miroirs
1 ~ • f é é . entre le present narratl et le, pass cr e un unlvers
indéfinissable, t~ntôt lié à la réalité de 1 t intrigue J tantôt )
plongé dans les fantasmagories de la mémoire.
Enchâssé dans 'une quête de i'enfance et une quête
de l'amour, le motif du double peut adopter de.s for~es. très
diverôes. L'obsession des déguisemertts, des ressem~lances 1;)
et d~ dou~les qui ressort de la nouvelle ~émoigne du
. b~in impérieux du narrateur de fuir la réalité au
profit des soùvenirs et du rêve. Jean Richer'note quê
..
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1
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-74-
cette qu~te de l'enfance témoigne d'un désir profond de
retrouver un certain Eden perdu 41. Dans la nouvelle, cet
Eden correspond pour le narrateur au passé chimérique qU'lI
peuple de l'image mul tipliée d'une femme unique.. Charmé
par le mystérieux ballet des trois doubles féminins, le lecteur
n'arrive plus à discerner si ce spectacle est "mythe 'Ou
mystification, si c'est rêve ou récit" 41. Dans~dis
imaginaire, les frontières entre rêve et réalité, entre passé
et présent, s'effacent. De même, la pèrsonnalité propre de
. chacune des héroines est détruite au profit d'une image
féminine aux multiples visages, que privilégie le narrateur.
Nous avons vu dé~à dans l' lIHistoire du calife Hakemlf, ---..
l'importance accordée au rêve par le narrateur nervalien-,-----
L'analyse des doubles féminins dans Sylvip, nous amène encote
plus loin: le rêve et l'imaginaire sont seuls dignes d'in-A
térêt pour le narrateur. Ce dernier tente d~sespérément de
t;ansformer la réalité selon les lois de son imaginaire,
A~ les doubles féminins sont-ils essentiellement sublimés
et n'ont plus 'de lien avec le monde réel. ~t si les doubles
masculins, rivaux du narrateuI' sont en somme les va~urs,
c'est parce qu'ils appartiennent au réel du récit. Le
narrateur leur ab~onne ces héroïnes qui n',ont pas su
coincider assez parfaitement a~c son rêve.
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-75-
NOTES
Nerval, Oeuvres l , °E· cit. , p.24l
Ibid. , pp.246-47
Ibid. l p.271
Ibid. , p.245
.Ibid. " p. 2S 7
Ibid. , p. 24 2 ,~
Cl
Ibid. , pp. 257 -58
rb id. , p.243
Ibid. , p. 247
lb id. , p.'273
Jean ~icher, Nerval EXïérience et Création, Paris, Lib. Hachette, 963, p.212
Nerval, Oeuvres l, 0E. cit., p.ISl
J
François Constans, "Sur la pelouse de Mortefontaine", dans les Cahiers du Sud, septembre 1948, ~.398
Nerval, Oeuvres l, °E-• J
C1 t. 2 p.241
Ibid. J p.S \ -
Ibid. l p.245
Ihid. ! p.247 .....
lbi4. , p.2S0
Ibid. ! p.259
'.Ibid., p.265
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1 ",.
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-76-
21 François Constans, op. cit., p.400
22 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.255
23 Ibid.,p.263
24 Ibid., p.273
25 Ibid., p.269
26 Ibid. , p.272
27 Ibid., p.269
28 Jean Richer, "Nerval et ses fantômes", op. cit., p.294
29 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.256
30 Ibid., p. 255
31 R~ymond Jean,-ta poétique du- désir, op. cit., p.249
32 Jean Richer, "Nerval et ses fantômes", op. ci!., p.294
33 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.271
34 Sarah Kofman, Nerval le charme de la répétition, Lausanne, L'Age d'homme, 1979, p.4l
,35 Nerval, Oeuvr's l, op. cit., p.243
36 Raymond Jean, Nerval, Paris, Ed. du Seuil, 1964, pp.Sl à 58
37 Nerval, Oeuvres l, op. cit., p.243
38 Ibid., p.268
39 'Ibid., p.259
40 Ibid. , p.2S0
41 Jean Richer, Nerval Exp6ri~noe et Création, op. cit., p. 318 ,::1.
t ;,~
1
...
". •
C'est vraisemblablement en 1841, année où sa folie
est reconnue comme telle, que Nerval entreprend de traduire.
en langage littéraire son expérience psychique particulière 1
Quatorze années plus tard, SOIt le 1er janvier 1855, après
avoir succombé à d'autres crises de folie caractérisée, il
fait publIer dans la Revue de Paris le début de ce témoig~age
écrit intitulé Aurélia ou le rêve et la vie. La suite et
la fin de ce récit, retrouvées après la nuit fatidique du
26 janvier lBSS, paraissent le 15 février dans cette même
revue.
Aurélia est celui qui a le plus excité la curiosit es .
Parmi les textes.qui constituent l'oeuv~e n~r Inne,
(1
lecteurs et qUI a suscité les plus nombreux comment res
des critiques littéraires. Cette célébrité est due à la
singularité de ces pages qui nous font pénétrer dans un univers
que le narrateur lui-m@me situe à la lisière de la vei~~e
et du rêve, de la raison et de la folie. Surgi des
expériences les plus exceptionnelles de Nerval, ce récit'
réunit dans ses quelques cinqu~nte pages les principaux
thèmes qui se \etrouvent dans les écrits antér~urs, et à
ce titre en particulier, il apparaît CQ~e le texte-clé de
ltoeuvre nervalienne. En ce q~~ concerne le motif du double,
~ ~ l (.
1 1 J
1
~:
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»
-78-
nous trouvons aussi, avec Aurélla, le texte majeur de l'oeuvre.
Les diff~rents aspects de cette figure, qui ~taient esquissés
ailleurs discrètement ou au contralre élaborés minutieusement,
réapparaissent i~i. Toutefois le point de vue que revendlque
le narrateur vient modifier quelque peu leur sens.
Nous observons que la fusIon de l'auteur et du narrateur
s'opère dans ce récit. Dans les textes précédents, nous
avons da maintenir une certaine distinction entre le narrateur
et l'auteur. Ici par contre nous pouvons les confondre,
car nous ne faisons en cela que suivre le désir du narrateur
lui-même. En effet, ce dernier nous présente son récit, dès
le début, comme le témoignage d'une expérience ~xistentielle,
à valeur historique. Parlant de Swedenborg et de Dante,
il confie qu'il va tenter à leur exémple "de transcrire les
impressions d'une longue maladie qui s'est pa;sée tout entière
dans les mystères de [:;oIiJ esprit" 2 . ..;;,~ Il reste cependant
qu'à cause du procédé de stylisation de l'écritur~, l'artiste,
qui a le pouvoir synthétique de retracer une telle aventure,
ne peut être assimilé totalement au personnage qu'on a
conduit au poste de police en état de démence. Le double
n'apparaît donc plus dans ce texte lié à un héros ou à un 1.
cortège d' héroïnes, mais à un narrateur qui 5' identifie' à
l'auteur, qui se dit le héros de son récit et qui, par le
recours au "je"; nous livre une expérience peu commune.
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1
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o
o
-79-
Nous retrouvons tout d'abord une figure de dédouble
ment semblable à celle que nous avons analysée dans l' "Histo.ire
du cal ife Hakem", soi t l'image d'un être identique en tous
points au héros et jouissant d'une autonomie complète. Le
do;1lr-e se manifeste au narrateur à deux reprises. D' abo'rd,
lors de la première crise en 1841, après une nuit de vaga
bondage qui lui vaut d'être appréhendé par les gend/rmes,
le narrateur entend la voix d'un lnconnu qui avait été i..
arrêté lui aussi: \ \.,
Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, distinctement 3 partagée entre la vision et la réalité.
Avant même de pouvoir identifier ce mystérieux frère d'infor-
tune, l'auteur songe à la tradition allemande, semblable
à la croyance orientale au ferouer) "qui di t que chaque
homme a un double, et que, lorsqu'il le voit, la mort est
prochr" 4
peut-~tre
compl~te
Il refuse donc de recon~aître cèlui qui est
son double et choisit de rester dans l'ignorance
quant à l'identité de cet étranger mystérieux.
Mais il montre que des amis, venus pour le chercher, aU
lieu de partir avec lui quittent les lieux avec. l'inconnu,
étant donc dupes de la ressemblance. Et il s'en étonne:
"e' est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui
sort!" 4. Désormais, il -n'y a plus de doute possible:
l'auteur a introduit, grâce à la méprise de ses amis sur
.. " .,
)
1 ",.
- 8 0-
laquelle il insiste, la preuve Indiscutable de l'existence
de son double. L'Autre a faIt son entrée dans la vie du
narrateur s~us la forme d'un être SI parfaitement semblable
a lUI que "les autres ne savent plus reconnaître entre eux
de différence.
Dans le récit qu'il fait de sa rechute en 1851, le
narrateur faIt resurgir cette Image du double. Mais cette
fois-ci, il lui est impossible de jouer la surprise, car le
double apparaît devant lui et il le reconnaît:
o terreur! ô colère! c'était mon visage, c'était toute ma forme idéalisée et grandie ... Alors je me souvins de celui qui avait été arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avait fait sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amis étaient venus pour me chercher. 5
Ayant da admettre la réalité physique du double, le narrateur
cherche, à l'aide de son baga~e de connaissances, à l'identi
fier. A la question fondamentale qu'il se pose sur l'existence
de c~le, il soumet au lecteur les hypoth~ses de réponses
qui lui' viennent à l'esprit. Ainsi il suggère d'abord que
l' appari tion pourrait être perçue comme le "Double des légendes,
ou ce frère mys tique que 1 es Or ientaux appellent Ferouïr" 6;
il se demande ensuite, en s'inspirant d'une légende rapportée
par Théophile Gautier dans un de ses récits, s'il est
l'ennemi naturel dont fait état l'histoire "de ce chevalier
qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inçonnu
qui étai t lui-même" 6; enfin ce dou~le pourra~ t, p~nse-t-il,
, , '
1
o
-81-
, être la concrétisatIon du princIpe de dualisme du Bien et
du Mal reconnu par la religion chrétienne. Nous voyons
qu'ici, contrairement aux autres textes, le problème est
posé en toutes lettres et que le narrateur, procédant à
une vérItable enquête, fait appel à toutes ses croyances,
à toutes ses lectures. C'est que maintenant la figure du
double n'est plus le thème littéraire d'un récit fictif,
mais le témoignage d'une expérience intime pleine encore
de mystère et d'angoisse pour celui qui la raconte. Ce
dernier doit s'arrêter pour s'efforcer d'analyser le plus
froidement possible, ce phénomène étrange: son équilibre,
sa survie et son salut en dépendent. Toutefois, chercher ....
une explication ne signifie nullement remettre en question
la ~raisemblance de ce qui s'est produit, car pour l'auteur
ni la logique, ni la raison, ni le scepticisme ne peuvent
altérer la certitude qu'il a de l'authenticité de cette
vision: "je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé
qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne
pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement" 6. Il
prévient ainsi fermement toute interprétation qui pourrait
amener le lecteur à percevoir le double comme un personnage
chimérique créé par l'esErit malade de celui qui raconte.
, Quelle que soit la croyance à laquelle le narrateur
adhère pour expliquer le phénomène qu'il décrit, le double
est perçu comme un ennemi irréduçtible: tiEn tout cas, l'autre
, ." ,r ............ ----,.- --.,--- r· , f':~:~---
, ~ l ~ ~ ?
'l
i " t
1 1
;, ,"
o
-,
-82-
m'est hostile" 6. Puisque ces deux parties d'un même moi
ne peuvent s'unir, c'est qu'elles ?ont gouvernées respecti-.. vement par deux puissances opposées, l'esprit du bien et
l'esprit du mal. Dès lors, comment parvenir à les identifier ~ .
sans risquer de les confondre? L'auteur lui-même ne s'y
r e conn a î t plu 5 : " Sui s - j e 1 e bon? , sui s - j e lem a u va i s ? "
se demande-t-il 6 "Attachés au même corps tous çleux par • une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis à la
gloire et au bonheur, l'autre à l'anéantissement ou à la
souffrance éternelle" 6, confie-t-il au lecteur. On conçoit
aisé~ent que l'éventualité toujours présente de l'erreur
puisse devenir une véritable phobie pour le narrateur. La
méprise de ses amis, telle qu'il l'a déjà constatée, peut
devenir fatale pour lui puisqu'il est alors exclu au profit
d'un autre et qu'il est ainsi privé de son identité.
C'est cette situation déchirante qui se produit
effectivement qua~d l'auteur J;"aconte sa peur de voir l'Autre, ,~~
l'ennemi fatal, sur le point de lui voler Aurélia, la ~ 1 .~
bien-aimée, forme idéalisée de l'actrice Aurélie que nous
avons vue dans Sylvie: 1
Aur~lia n'était plus à moi! ... Je croyais entendre parler d'une cérémonie qui se passait ailleuts. et des apprêts d'un mariage mystique qui était le mien, et où l'autre allait profiter de t'erreur
6 de mes amis et d'Aurélia elle-même. 1 La sc~ne du mariage du double. présente dans tous les ~extes
que nous avons abordés, atteint ici son apogée. En fait,
1
------------------------------- ---~~~----.
,
; ,
-83-
l'auteur reprend à son compte les aventures qu'il avait , .
prêtées à son h~ros, le cal ife Hakem. N'ayant plus
d'intermédiaire entre lui et sa vision, il peut décrire la
scène avec beaucoup plus d'é~otion, et la terreur qu'il
ressent s'exprime plus librement que dans les autres textes.
Nous sommes, grâce au rêve, dans le monde éthéré des purs
esprits, Dans les textes du Voyage en Orient, le mariage
mystique était accompagné d'une union humaine entre deux ,
êtres corporels, 'Dans Sylvie, le mariage était' joué' 'et
n'existait que par ses signes extérieurs: vêtements de
noces anCIennes revêtu~ par deux jeunes gens, amoureux du
passé. Dans ce texte-ci par contre, les êtres réels sont
absents: le narrateur nous a dit qu'Aurélia est morte et
le narrateur-héros apparaît, temporairement du moins, détaché ,
de son propre corps. C'est à l'âme d'Aurélia qu'il, veut
s'un\r et c'est pourquoi le mariage mystique du double,
en usurpant l'harmonie escomptée, menace de le confiner à
jamais "au désespoir ou au néant" 7
Afin que le double n'intervienne plus de façon aussi
funeste dans la vie du héros, une seule solution semble
s 'offr ir à lui: il lui faut lut ter "contre l' espr i t fatal", . \
lutter "contre le dieu lui-même" 7. C' es\ un combat sans
merci qui s'engage dès lors entre le moi et l'Autre et
•
l'issue est donnée '~mm~, devant in6vi tablement être fatal~ pour l'un ou pour l'autre. Le conflit arec le double devtent~
'.
J
1 l , (
1
i
..
t. ,
o
-84-
à ce moment du récit, plus vio;ynt. Le double est montré
comme une essence négative qui devient pou,r le narrateur \
"à la fois figuration mythique du mal, absolu, image de son
mauva~s destin, personnificatlon des fautes qu'il a commises
et de celles dont il s'accuse dans ses délires" 8, et incar-
nation possible de Satan ou de tout autre dieu malfaisant.
Le narrateur doit donc se libérer de eet intrus afin ~e
retrouver la sérénité de l'âme et d'assurer son salut.
On constate par ailleurs que la figure concrète
du double subit, dans Aurélia, une évolution. Ainsi cette
image négative qU,i clôt 1~ première partie du réei t,
disparaît par la suite pour faire plae; à celle d'un double
bienveillant. Dès le début de la seconde partie, le narrateur
est amené à réinterpréter l'apparition du double et à le
voir désormais comme une manifestation divine visant à lui
porter secours. D'abord sou1agé-, il est bientôt a tteré
car, dans çette nouvelle perspective, l'agressivité qu'il a
déployée pour se défaire de ce faux ennemi devient sacrilège.
Le double qu'il croyait devoir vaincrè pour assurer sa propre
survie, c' étai t l'incarnation du Sauyeur, "e' étai t bien lui, ,
ce frère mystiquè" 9. ... '
Dès lors, Aurélia lui semble encore
plus défini ti vernent perdue, pu,isqu' il n'est lI!ême plUS digne,
d'elle. La responsabilité ~r·cette perte n'est attribuée par
le narrateur qu' A' lui seul, 'tUi _quo le <touble a é tE reconnu
comme un être dês0rmais b<ie:nveill~nt. -L,~, sen:timent de ç_y;lpab~l i té .l ~ ~
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-85-
accr-oit donc encore l'intensité de son désespoir.
Il est intéressant d'observer comment la natu"{.-e du
double a pu ch-anger de façon si radicale., Le narrateur . change de point de vue en s'inspirant de l'expérience d '-un
ami, expérience analogue à la sienne pendant laquel1~ s'opère
la scission de l'être. Cet a~i m_ala; e~t montré comme aya,nt
la chance d'entretenir une relation amicale avec son qouble,
d'entamer une "conversat ion avec un être à la fois différent
et participant de lui-même" 9, et de pénétrer ainsI avec
lui le mystère divin. Nous verrons un peu plus loin q~e \
le fait de confronter les autres avec leur propre double se
répète plus d'une fois' dans Aurélia. De plus, il n'est pas
impossible~ comme l'ont pensé Jean Richer ,et Albert Bégu~n, (
que ce personnage représente davantage qu'un mai véritable,
un double du narrateur lui-m!me 10. On voit ainsi 14 _motif
du double renvoyé plusieurs fCl)-Îs p~r ce-s jeux de miroirs.
:/
Le narrateur rêve de cette harmoni'e entre le moi et son double J
harmonie qu'il n'a pas encore réussi à réaliser. Par le
recours aux enseignements de la religion, il nourrit son ... '
espoir d'y parvenir, et le doub~e, dans lequel il n'avait:
pas su reconnaître un ami et qu'il avait chassé, rélpparait. . ,
Le double n'est plus cette fois .... ci physiquement
iden.tique à l'auteur. 'Nous le retrouvons sous la forme d.'un , '
personnage du récit, un jeune solcJ,at malade à..qui,l'auteur
donne le nom de Saturnin. Le lamentable état d~~s lequ~+
J't,.', • X, \\ r , ,
. - +
...
1
· .
-86-
1 il se trouve symbolise bien tout d'abord la situation
désespérée dans laquelle le héros croit être lui-même:
Saturnin est m'Ontré comme un être exclu du monde des vivants, .. qui ne __ peut plus "ni voir ni parler" ni entendre 11 tout
comme le narrateur se sent banni du monde spirituel. Un
lien s'établit entre les deux infortunés, une sympathie
/
.,' indéfinissable les attirant l'un vers l'autre: "Il me semblait
qu'un certain magnétisme réunissait n~s deux esprits" .12,
confie le narrateur. Sans l'identifier clairement comme tel,
il semble voir dans c~ jeune malade son double venu une seconde
fois pour lui prêter assistance et permettre le rachat de ses
fautes. Il le considère "comme un interprète sublime J comme
un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l'âme", , ou encore comme "l'oreille de Dieu sans le mélange de la
pensée d'un autre" 12. Pour bien souligner le rôle positif
joué par ce personnage, le narrateur nous décrit un de ses
rêves, dans lequel l'esprit de Saturnin lui est apparu aux
côtés d'Aurélia, idole divinisée, lui tendant la main et
l'appelant "frère" 12. Lorsque le soldat malade retrouve
l'usage de ses sens, l'auteur l'identifie à cet esprit fra-
tellFl qui lui est apparu en songe. Saturnin lui-même le
retrouve comme ~ne connaissance de longue date: il le
re)connaî~, le "tutoyant et [1 ~ appelant frère" 13 J
Saturnin est donc décrit désormais par le narrateur comme
son double fraternel, le sauveur qui rend à nouveau tout
" 1
1 l l
'1
1
i ,) , J ,
J.
1
1 1
• -87-
possible, puisque grâce a son intervention, le héros a pu
faire le geste de charité qui l~i assure le par~on divin.
Saturnin, c'est la personniflcation de la partie ma~ade de i ,
l'auteur, ou comme le dit Jea:n Richer, du "côté infirme de
sa propre personne" 14; ce n' ~s~t plus un espri t menaçant,
mais une ~me qui a b~soin d'aide,' SatuTnin, c'est aùss,i"
la manifestation du moi bénéfique, par opposition au moi
malêfiqu~ qui occupait la première partie du récit.
Mentionnons que c'est une des rares occasiqns dans l'o~uvre
nerval ienne où le double n'apparaît plus un,iqueme~t lié à 1-.
un monde hostile au narrateur. Pour une fois, la dualité w"
intérieure de l'être est donnée comme ayant un caractère
positif et pouvant_engendrer une harmonie favorable-à
l'épanouissement du héros, plutôt qu'un écart~lement fatal
de son moi.
\.
J (~
La figure concrète du double occupe une place essentielle
. dans l'expérience personnelle que-nous communique l'auteur
dans Aurélia. Ce dernier apparaît en fait comme obnubilé
par l'idée de son deuxième moi. Son ph~ntasme atteint,d.me
telle intensité qu'il projette, chez les autres personnages
qui l'entourent, sa propre expérience; il fait d'eux, tout
comme lui, des victimes de leur double hostile. Mais ils
sont des victimes inconscientes de ce qui leur arrive car , ils fie sont pas doué~,-e~me le narrateur, d'une s~cond&
vue ,particul~ère donnant accès au monde spiritu!?l. Aussi
. '--
·. - .. -;' ...... -"" .. ..,,, -, ..,(t
-88~
souffrent-ils moins de la lutte que se livrent leurs- moi
antagonistes. La seule véritable victime, c'est encore une
fois le héros: lorsque ses amis, même les plus intàmes,
vieI'ment lui rendre visi te, ils paraissent "en proie à
l'incertitude", les deux parties de leur être intérieûr se
divisent à son égard, "l'une affectionnée et confiante, l'autre lS comme fraPl?ée de mort" Le sentiment de persécution est
exprimé ici avec force puisque le narrateur croit devoir faire .. face à une série de doubles hostiles. Les aventures du héros
liées à l'existence du double des autres ont de ce fait une . autre conséquence importante: elles l'isolent encore davan-
tage et lui interdisent de se reposer sur aucun être vivant
puisqu'il perçoit dorénavant le double menaçant de chacun.
Contrairement à ce que nous avons observé dans les
récits précédents, l'image concrète du do~e ~onstitue dans
Aurélia une entité signifiante en soi. Elle n'est plus la
simple allégorie d'un concept abstrait et ne se limite pas
davantage à une valeur symbplique dominante. Mais comme il
n'est pas donné aux communs des mortels d'avoir accès à
cette vérité supérieure de l'existence réelle du double,
le narrateur veut aider.le lecteur, sachant qu'il faut être w
dans un état d'espr~t très particulier pour pénétrer dans )
l'univers surnaturel des âmes. Il p1end soi~ en particulier ~ .
de dépeindre .attentivement l'univers singulier dans lequel
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1
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-89-
il place son expérience de dédoublement. Deux facteurs
principa~~.~articipent à la spécificité de cet univers.
Il s'agit d'une part pour lui de choisir le rêve. parce qu'il
est un état privilégié qui révèle, à qui veut bien lui
porter attention, l'existence d'une vie autre que celle que .
nous connaissons. Le narrateur rappelle en effet que le "Rêve
est une seconde vie" 16; il requiert l'adhésion du' lecteur
en lui expli,quant le fonctionnement qu'il attribue' à cette
"seconde vie". L'être corporel étan~ temporairem~nt
absent de toute vie active, "le moi, sous une autre forme, o
continue l'oeuvre de l'existence" 16. Il devient donc possible,
par l'intermédiaire des songes, 'd'être mis en présence de
son double spirituel. Le narrateur, à chacun des épisodes <04
que nous avons mentionnés précédemment, se présente comme
étant justement plongé dans ce monde ,du rêve . .
Le second élément qui caractérise l.'unive~ que nous
décrit le narrateur', dans Aurélia,c'est la présence, revendi
quée de cet autre. état part~èulier que le héros nomme
pudiquement sa "maladie" 16, et qui est en fait sa folie
caractérisée. Celle-ci a pour effet principalement de
lui faire sentir avec une acuité particulière sa dualité -
int~rieure. Sous son emprise, le narrateur en vidnt parfois
à croire que sa Ifforce" et son "act-iv'i té" sont "doublées" 16.'
Il évoqué, alor's la puissance créatrice qui peut ré sul ter de
l'union du moi et du double. Malheureusement cette harmonie
........ __ ._----- .... _-_ .. _.--------~~-~._.~--~---~"-----
, ..
Cr
- 90-
privilégiée est rarement atteinte, et nous n\en avons relevé
la trace que dans l'épisode de la rencontre ave~ Saturnin.
,La présence simultanée chez le narrateur, du rêve
et de la folie, favorise ce qu'il appelle "l'épanchement du
songe dans la vie réelle" 17. Cette expression si puissamment
, imagée révèle que le héros en est arrivé à confondre complè-• >
tement l'univers du rêve et celui de la réalité. liA dater
d~ ce moment. tout prenai t parfo is un aspect double" ,17"
confie-t-il. En nous fournissant ces impressions, il ne
cherche ~as à expliquer logiquement l'expérience qU'il .
s'apprête à.décrire,.mais simplement à dispo~er favorablement 1
l'esprit non initié du lecteur a la vraisemb~ance dU'récit
étrange qui lui est présenté.
L'idée d'une lutte primitive entre les éternels
ennemis, autre forme du motif du double que noLis avons déjà
rencontrée précédemme~t, est brièveme~ expr:~ée dans' Aurélia.
'Lors d'une de ses crises, le narrateur revit, "par une sorte
de vague intui t'ion du passé" 18, l'origine du monde. Il
décrit alors, avec une certaine désolation, la premi~re lu~te
opposant les Eloims, car ce combat funeste est de'stiné 'à se
répéter sans cesse' sous diverses formes: "Combien d'années . encore le monde aura-t-il à souffrir, car il fâut que la
veng~ance'de ces €ternels ennemis se renouvelle ~ous d'autres
cieux!" 18 Dans une premi~re version d'Aurélia, l'auteur
----.... _ ... " ...... "-~ ............... , rW'''7#;1'U.U. " Il .. t, 'u,..., "'UlJd' n .! .. J ... ~ l.:;~J,L"~",' .... \"':1
.'
.'
o.
y
-91-
insère l'idée de la lutte primitive dans une fresque
'h~~torique o~ se côtoient, entre autres, la reine Ma~éda, ~
1 l~~ fils d'Abraham, les soehrs Walkyries, Attila, les
()
\
Bourguignons, Charlemagne. Ces '~ersonnages si disparates,~ 1
appartenant à l'Histoire et" aux légend~s, sdnt présent~s •
com~ ~yant en commun un désir insatiable de violence 'qui
engendre un combat toujours re~aissant à travers les siècles.
Aussi, du "seoin de la paix naît le gerine d'une lutte de .. ~ f2 plus ieurs s ~ècles fi car ces pe'Tsonnages prest ~gieux fi sacri -.
"-\.
fieroot -à leur orgueil les peuples puissaonts" qu'ils
gouvernent 19. Le. sacrific'e de la race humaine appara~~ '" ' .
,donc pour fê nar;ateur comme la conséquence fa~ale de la , \
lutte primitive entre les bons et les mauvais esprits.
C'ést cette première division qu'il présent~ comme entrainant
le fait que ,l'homme garde toujours, comme un fardeau enfoui
au plus profond de lui-même, un double hostile toujours
prêt à rallumer, sur le. plan individuel, le flamb~au de la
guerre. Comme Hakem, le héros d'Àur~lia se présente comme
'ayanl- été' choi~i pour re~ivi-e. iCte,nSémen~. Il \' intérieur
de lui-même, la situation confllctuelle du début des temps.
". ' La derni~re figure du, dou.ble 1 iée au If j e" es t, générée {
l ,
'paF la croyance du narrateur à la migration des âmes. Nous ., " ,
av 0 n.s, mentionné, dans 'le chapi tre préc~deIit,,' l' ;!'lP',ortance' "
. accordée à cette notion dans l ',oeuvre ne,rvarienne .. Dans (
, 1 '.
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1
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~ --:;;;;T~~ ..... ~-~...,<--___ .~ ..... n-
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~- II ,.7. h _,w_.'. ~,., .. '. Il.r n .. J_I--'E~IJL Ubt.4411.wœf:tt*
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~I~~;:P""t!\~tfrrj!.~~~~1.Jj''''~~'~11rf~})f~/''''''''Y'''''~'V~''t1~ "'TU''''"''''''-' ~ __ ..... "'!li'_. "' ....... ~~".( _ ... O:--" ... ..,......;:..~ *\:"t<"' _ ... ~ ... 1M 1 .... ,.~'Il .. tv' \- ..... f,~({"fI"~T """~~\~tf';~ t~~""i ~':I"f .. ~·'l.4t' '.l'~''t.~''->I r"'~ ...... ( tt',.,~"t;k"~.,.J~~ <'
, ,
"
..
-92-
, Aurélia, efl~ se métamorphose à deux reprises en une . exp6rience ~ue. Dans uri premier temps, a~ narrateur voit
défiler devant ses yeux les p~rsonnages qu'il croit avoir
lui-même incarnés dans des existences antérieures:
comme si' les murs délIa salle se fussent ouverts sur des. perspectives infinies, il me semb~ait voir une cnaîne non' interrompue. d' hommes et de femmes en qui j'étais et qui étaient moi-même; ,les costumes de tous les'peuples, les images de tous le~ pays'apparaissaient 20 'distinctemen~à la fois.
Certes la vision semble plutôt imprécise, et le narrateur
ne /dit pas qui il ,;p-été en par~iculier ou qui il est appelé
à devenir, mais il affirme avec force la réalité de c~tte
i~ge multiforme. Et ce"passage nbus permet de cerner une
des formes les plus fréquentes de la "maladie" nervalienne:
la prolifération des identité"s. Le narrateur ne présente
pas une, deux ou même trois" de ces anciennes figures comme
lu'i étant dévoilées, mais une infini té ~'entre ell'es ,. Il
se voit transposé dans tous les lieux du globe, à toutes les
époques passées et futur,es. Il...) nous présente un véritable
défcerlement d'image s de soi qui constituent une nouvelle , -
approche de. la figure du doub~. Dans les multiples
existences qu'il croit lur être attribuées, le narrateuT se
découvre en effet des doubles, et il ne se contente plus de
les décrire dans l'espace, mais, aussi dans le temps" . .
Dans la seconde partie du récit, n~us retrouvons
la notion de migration des âmes. Mai,s cet,te fois-ci,
"
/ 1 ,
\ '
" "
n '
1
! ~)
"' 1\" 1 'è-xpé~ience gagne en précislÎon et le narra'teur .. di t retrôu~é't '
, \'1 , " ..
,l~ souvenir d ";U.~ de ses ~nc~ennes incarnations ~ ",11 me
semble que c& soir j fai~n m~t l'âme de N~poi~on qui
m' insp i re 'et me commande de g\tandes' choses." 21 .Ains i même , ...
si dans sa vi~ presente, celle des années ~850, ~ narrateur
sait pertinemment ,bien qu'il ~'est pas Napoléon, ~fait de' " ,
croire que l'âme de celui-ci ~~vestit la sienne lui permet , ~\,
de jouir/encore"du prestige qu'il accorde à l'empereur.'
Grâce à la réincarp.at:lon, .1es d,\0l!ble,s temporels commJlniquent
entre eux pour se transmettre l'essence immuable du modèle
"qu'ils représentent. Ces doubles sont perçus par le héros v
comme des entités tr~s positives, puisqu'ils s'unissent à
travers les années ou les siècles pour confirmer, en
l'enrichissant, l'âme réincarnée dans une nouvelle enveloppe
c0-r:porelle.
Même si ce chapitre est consacré à l'étude du
.. rapport du doubl,e au "je", nous ne pouvons passer sous silence ~- .
la présence des ,doubl~s féminins dans Aurél la. '·e-és derniers
atteignent ~ans le présent récit un certain achèvement.
Db lien vient unir le phénomèn~ des ressemblances mystérieuses
à la croyance à la migration des âmes. En effet, partant
de la réssemb1ance' de la voix, l'auteur dit qu'il croit
'ret~ouver Aurélia dans les traits d'une jeun~_ch~nteuse~
"je ne sais quoi, dans sa voix usée mais sympathique, me
~-. ________ ......... ___ ... ~_,......~ ___ L __ .......... .,....,,:--" ...... __ ........ ~ ___ ~ _..,.,........- .. ~ __ _
," .' ~ ,
, ,
(
1 '"
t
c ,
.. . , -. • . (
\ 'Ir , ~,
~9~ .. ~ ,
*
- ~ d'AuFélit. ,
regard'ai: r~ppelca ce11e Je la ses traits mêmes
'n!étaient pas ressemblance avec ,
cèuX j'avais aim~sfl 22 sans que
~ là ~ une ,identification 'totale il n'y a qu'un pas que l'au-
teur s' empre s sê! de :rtanchir:. "Qui 'sait, si son esprit n'est
pas cfa~s cette 'femme! Il 22, Toutefois, nous ne sommes encore , -
ici qu'au"sta~e des conjectures et des pressentiments.
Comme',dans Sylvie, le "narrateur
les femm:es ~imée~ ne soieIl"t que " . \ .
exprlme son désir gue toutes
des C:l:oubles ~,l '~nique ..~ l5 ..
amoùpe~5~~ à lfqueLle il se réfère const~mment; mais rien '. .
n 1 es t er~:c;~r.e. venu lui apporter, la preuv'e i rréfu table qu' u~ .~ ... '" 8.
tel désir pui~senk'e< !réal.i\er. , . .
Dans Aufl~ ia;- g~â:c'l "a';l, monde que lui ouvrent la folie ,
,et le rêve, cette cerii tude·.l~ri;~ ,est enfin 'donnée. D'abord, . .
1 • ~ars un des rêves qu'fI nous d"éc:.!"it, il assiste à la fusion
des visages féminins ~qui ont peuplé ,son enfance. Trois
fem~e; seul~ment arriv~nt à
l absolument, des parentes et
E1les ont en mêm~ temps les l -" -qu' ell,es p~uvent s' écilan~er
.
repré$enter, j'san.s leur ressembler
des amies" de jeunes~e 23.-
traits de-différentes personnes , '
à tout moment, ,"comme si elles
eussent vécu de la même vi.é", et chacune devient ainsi "un ~
composé de toutes" 24,. ,'Lé 'narrateur montre donc l'image' des
doubles féminins ~omme se formant sous ses yeux. ~ .
Enfin le narrateur,reçoit, de la bouçhe même -de la ,
déesse de ses rêves, incarnée jusqu'à maintenant dans le
~ pe!sonnage qu'il nomme Aurélia, '~a confirmation suprême de
"
~ ...
'.
, .
1
"
~-95-
1 F)
/ l! identi té unique des femmes aimées: 1f;1~ suis, la même que /
{' Marie, la même que ta mère, la même aussi'que sous toütes
les formes tu as' to~jours aimée," lui affirme-t-:-elle 25
Et elle poursuit: liA chacune de tes épreuves" j'ai quitté
l'un des masqu,es dont je, voile mes traits, et bientôt tu me 25 verras telle que je suis" L'énigme est enfin résolue
, 1
pour le riarrateur'et tous ces visag~s chéris qui ont hanté
son imagination colncident enfin; qu'il s'agisse 4e.sa mère,
~'Adrienne,Î d'Aurélie, d'Aurélia, de Balkis, Q~ d'Isis, , ,
toutes n'avaient pour différence qu~ ce masque dont La fonc
tion était de d,issimuler les traits divins:de "la 'Seule" 26~ de c,et "être san? nom qui est la total i té 'des êtres féminins" 27
pour l'auteur.
ta richesse du texte d'Aurélia i vient du fait que ce
récit semble être le lieu où se dénouènt res intrigues" où
se résolvent les énigmes. Aurélia, c'est llaboutiss~ment ,
des images qui peuplent l'univers nervalien. Le mot~f du ,~
double, qui atteint ici une intensité uniqué, e~prim~\ grâée \ \ '
à la d,ramatisation opér.ée- par. l' auteûl': la grave et ob\sédante,
interrO,gat~on qu'il ·nO,urr.i t sur son identité •. L 1 ~ppar~ tion '
du sosie indique que t'e narrateur, confondu ici -avec le héros, .
est arrivé au paroxysme du sentiment de sa dualité: la \
scission définitive est désormais accomplie. Il ne re~te ,
plu's qu'une épreuve: tenter de réunir ,les deux moi déchirés'.
\ . 4'i"Ofl;J1US._ ...... '\ -...~..",..-, ._.- .---,---------.----- ---r ' f ,... •
J
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-96.:.
C'est cet ultime effort de réconciliation que nous présente
le narrateur d'Aurélia.
Nous relevons en effet dans ce récit, parall~lement' <:;
. à la hantise du double, une recherche obsessionnelle de
. ' l'harmonie. Lè n~rrateur se c~oit investi du devoir impérieux
de ~établir l'harmonie universell~. Son problème personnel
acquiert une dimension cosmique puisque J "héros vivant sous 1
le regard des dieux" 28 il perçoit les difficultés de son , existence les épreuve...! ". . auxquellel:? il doi"!;
Il comme necessalres r
se, soumettre avant "1' ini tia tioll sacré, 28 Dès lors, 1'" entrée
en scène du double devient une.épreuve qu1il doit surmonter \
'pour a·t'teindre le monde mystique dont Aurélia rui a révéré . '
l'existence. Soulignons que dans la plupart des systèmes
é~otériques, qu'ils datent d'une époque fort reculée ou qu'ils
aient encore des adeptes aujourd'hui, "l'initiat~on résul'te
de' la victo~~e des puissances du bien ,sur les forces du
mail" 29. Ce't énoncé confirme le rôlé important joué par le \
dpuble dans la démarche mystique'de l'auteur d'Aurélia.
Le pr~blème posé par l'existence des doubles devient en effet
un~'étape de son initiation et leur réconciliati~n propose
,une image dl harmonie préfigurant la "pa trie mys tiqu.e~' 30 à
laquelle il aspire.
,Dans cette perspective, Aurélia se terminet·~it. 'sur
une note positive, puisque l 1auteur sembl~ ~voir résolu son
problème personnel et, par le fait même, amené à bien la
- .
1
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1
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o
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." -
-97-
mission qui lui était assignée. 1;1 image du doub!e. bénéfique, f' " ,
0' Saturnin, et l'image des doubles féminins réu~i.s, dans le
personnage de la déesse toute-puissante,' témoignent de cette ~ ',. ". r-< \ ,
réussi te sur le plan ini tiati'~ue: la réconciliation des deux • 1 i '
moiti~s ennemies ~u moi se ccnfond ayec l!idée d'une harmonie
universelle 'reconquise. C'est d'ailleurs ce que confie l'ipitié
triomphant à la 'fin du rêci t:,
,..," je me sens ,he-u'~eui\des convictions que ~ j 1 ai acquises, et je compare cette série dt épreuves que j' ai tr~v:ersées à ce qui," pour les anciens, -représentait l'idée 31 d'une descente aux enfers.
Le ,1l\otif du do~b1e partie {pe donc dans Au.rélia de l' expé- v
j \
-'- ri~nce la plus amb.-i t-ieuse du ,nar-r-a~eur-h~ros, celle qui' . ~
consiste à transfo'rme'r son existence en mythe, à "forcer ces i
'1
portes mystiques" 32 de 1 la "Jérusalem nouVelle" 33 dans '. '
laquelle, de narrateur 'fou' qu'il éta,it au début du ·text~ ~. "
il ~e' métamorphose à 'ra fin en messie anllonçant
nouvell'e'~ 33
\ " , l', '; '/
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21
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r?e~Val , Promenades
-98- "
• a: NOTES
et
, ' . , .
! \.,..
-'
\. , ,
P.andora - Aur~ïia, p.IO
souvenirs Lettres à Jenul Ptris , Ed. Ga~nier-Plammarion, 1972,
(chrono1o~ie é ab1ie par Léon Ce1~i~r) " (
: Nerval, Oeuvres l ~ °E' ci t. , p.359
\ Ibid., p.364
, -?
1 "
" Ibid. , p,365 .. " "- '.-l, , 1
Ibi'd.,"'p.380
. ·'Ibid., p. 381' , .
Ibid.', 'p.382 b , , , " '" François Constans, °E' cit. , p.40~
-i Nerval, Oeuvres l , op. ci t. , p~388
l ' .. ,
'Ibid. , P. "1~29 (note de la page '387) ( ,
Q 1 'Ibid. , p.407
Ibid., p.408 , "\ :J,.
Ibid. 2 p.413
Jean Richer, HNerval ~t ses fantômes n , 0}2 • cit;.! p.290
"Nerval, Oeuvres l , , QP. cit.," p.38I "" ~ -" Ibid. , p.359
Ibid. , p.363 "0
Ibid. , p.379,
Ibid. l p.423 ~
IIbid. ! p.568 ,.-
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Ibid. ,op. 400 \ l'
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-99-
22 Ibid., p.395 ,
23 Ibid., p.372
24 ,tbid., p.373
25 Ibid. p p.399
26 Ibid., p.S
27 Jean Richer, Nerval Expérience et Création, op. cit., p.SlO
28 Nerval, Oeuvres I, op. cit., p.403
29 Gabrielle Malandain, "Sources du lyrisme et lyrisme des sources", dans la revue Romantisme, no 6, Ed. Flammarion, 1973, p.Z1'
30 Nerval, OeuVcres I, op. cit. , p.372
31 Ibid., p.414
32 Ibid., p.412
33 Ibid., p.410
1
{
'.. ~ l" ~ *
L'analyse des différentes apparitions du motif du
double, dans l'oeuvre de Nerval, nous a permis de cerner
une image fort élaborée à l'époque romantique et présente ,
chez de nombreux auteurs du XIXe siècle. De plus, la singu1a
risation opéré~ par l'auteur nous a fait découvrir le rapport
profond de ce mythe du double avec l'imaginaire ner~a1ien.
Dans chacun de nos chapitres, nous en avons approfondi un
aspect spécifique.
Ainsi, dans le chapitre premier, consacré aux extraits
du Voyage en Orient, la figute du double permet à l'auteur
d'exprimer son problème fondamental d'identité. L'impossibilité
de dissocier la vie onirique et la vie réelle apparaît comme
l'une des principales causes de son drame intérieur. Pour
l'auteur, tout comme pour son héros Hakem, rêve et réalité
s'enchevêtrent constamment, l'enfermant ainsi dans un univers
double et l'empêchant d'affirmer pleinement son identité
propre. L'élément de rivalité introduit dans l'hIstoire o
de Ba1kis et d'Adoniram, second extrait du Voyage, ajou~e à
la crise d'identité la notion de conflit: L'analyse de ce
texte nous a confirmé l'importance, pour l'imaginaire
nervalien, de la relation de rivalité qui, dans ses textes,
semble être un écho du rapport conflictuel qu'il a entretenu
o
",'
1
(
~ , • > ...... , ~ , .,!
-101-
toute sa vie avec son père. L'image du double ennemi·
colnciderait en effet avec celle du père, perçu comme
hostile sinon ennemi, puisqu'en désaccord avec les aspira-
tions profondes du fils.
Dans le second chapitre de notre étude; lequel est
consacré au texte de Sylvie, !e doubl~ témoigne de deux
autres obsessions de l'auteur: la quête d'un Eden perdu
et la quête de l'Amour idéalisé. La réunion des trois
hérolnes, doubles féminins, nous a permis dans un premier
temps de déceler chez l'auteur un problème de fixation face
à la femme et au sentiment amoureux. Nerval s'est 'créé une
image idéale unique de la femme ~t de l'amour qu'il poursuit
sans relâche, tout en sachant que sa quête ne peut aboutir
durant sa vie terrestre. C'est uniquement à travers ce prisme
qu'il s'efforce de voir'toutes les femmes qu'il rencontre,
et son drame nai~ à ~artir du moment o~ celles-ci refusent
de se laisser enfermer dans son univers onirique. A travers
cette recherche de l'amour, nous avons pu découvrir la présence
de la seconde quête, celle d'un Eden ~erdu. Puisque le réel
ne répond pas aux aspirations de l'auteur, ce dernièr se
réfugie dans le rêve et les souvenirs. Il tente en vain . de reconstituer son enfance qu'il perçoit comme un paradis
,perdu. Ces deux quêtes, qui témoignent des difficultés
pour Nerval de vivre en harmonie avec le présent et la
réalité, donnent naissarice à un mythe personnel dans lequel
)
• 1
(,
-102-
l'enfance et la FeJIl_m~ _ se cpnfondent.
Enfin l'analyse du texte d'Aurélia, qui constitue
notre troisième chapitre, a rendu manifeste la démarche
mystique entreprise par Nerval. Ce texte capital de l'oeuvre
nervalienne lie au mythe du double la recherche obsession
nelle d'une unité. Arrivée à son paroxysme, l'exp~rience
du double, qui a abouti à une scission définitive de l'être,
est donnée par le n~rrateur comme une étape initiatique qui
précède l'accès à la grande Harmonie universelle. Le
texte d'Aurélia nous suggère donc que l'auteut a trouvé,
dans le mysticIsme, le moyen de résoudre son problème d'identité,
de r~ontrer la femme aimée unique et d'accéder enfin à cet
Eden perdu qu'il nomme la "patrie mys tique" 1
Quelles que soient les formes que revêt la figure
du double, nou~ avons remarqué qüe la récurrence de- son
apparition dans l'oeuvre nervalienne atteste que ce mythe '" hante véritablement l'auteur. Car, si dans un premier temps,
il ne nous est présenté qu'une im~ge conventionnelle du motif,
celui-ci est très vite repris à son compte par le narrateur
nervalien pour aboutir à une représentation tout à fait
personnelle. En effet, le double qui apparaît lié au "il",
comme c'est le cas par exemple dans le Voyage en Orient,
est abordé surtout en tant que matériau littéraire faisant
partie de la fiction: c'est une image qui est consciencieu-
-
1
f (
-" ,
-103-
sement mise en place par l'auteur. Par con~re, liée aux
"elles", dans le texte de Sylvie, la figure du double subit
des approfondissements parce qu'elle est associée à un autre
thème proprement nervalien, la quête de l'amour. Enfin,
dans Aurélia, le double, qui apparaît lié au If je", n'est
plus simplement un thème élaboré plus ou moins consciemment
par un écrivain, mais il devient un mythe dominant dans
l'imaginaire de l'auteur et c'est lui, entre autres, qui
génère chez le narrateur le désir de son récit.
Le motif du double, et ses formes variées dans
l'oeuvre nervalienne, vient révéler que l'auteur est obsédé
par i'idée de la division de son être. En cela, il anime
un thème proprement romantique dont le Faust de Goethe avait
déjà apporté les données. Pour quelques critiques actuels,
comme Jean Richer et Kurt Sch~rer, ce thème qui hante
l'oeuvre aurait été nourri par l'astrologie, Nerval étant né
sous le signe des Gémeaux 2. Ajoutons qu'à défaut de sous
crire totalement à une telle interprétation, l'intérêt
passionné de Nerval lui-même pour' les sciences occultes en
général et l'astrologie en particulier a nourri son univers
imaginaire. Il est probable en effet que cela a joué un rôle
important dans l'élaboration du mythe du double. Toutefois,
comme nous l'avons mentionné dans l'introduction, la lecture
des romantiques allemands et des orientalistes, qui a aussi
considérablement nourri l'imagination de Nerval, est certai-
" -...... -~ ~ .. --~ .. _-~--~ .~ - ~--~-.....--p--_ .. _~-_ ... _-":----;~ ~~ .. Jl4 .. ' .... _~ ,.J}~I ','N" t"RM~ -
()
(
'1
1
-104-
nement responsable pour une large part du développement de ,
. la figure du double dans l'oeuvre.
Au cours de notre étude, nous avons découvert un
élément inséparable de l'image du double. Il s'agit, à côté
-de cette hantise de la division, et présente tout particu
lièrement d~ns Aurélia, d'une quête de l'unité. Ce thème
nous semble un corollaire conséquent du motif du double.
La réunion de ces deu~ principes complémentaires est
d'ailleurs très fréquente dans la pensée romantique allemande
dont Nerval s'est beaucoup inspiré. En effet, selon les
philosophes de la Nature, entre autres Schelling, Baaden,
Novalis, le sentiment d'une dualité interne est indissociable
d'un désir profond d'unification, car lien chaque chose vit.
secrètement un germe de l'unité perdue et future, en même
temps qu'un principe d'individuation et de séparation"c 3 •
A l'origine il n'y avait qu'harmonie universelle mais à la
suite de la faute originelle, cette harmonie est détruite
et l'élément dualiste s'installe dans l'univers entier,
"sous forme de lutte entre des tendances contraires" 3.
L'essel}ce double de toute chose est ainsi pe,rçue comme un
état dénaturé, puisqu'elle est la conséquence d'une erreur
primitive, d'un péché originel. Dans cette perspective,
l'être humain, de même que la Nature toute entière, se doit (1
de retrouver l'unité perdue. Et l'homme averti peut y arriver,
'Il,' "l.'
--- --- -. ----.-------------... --"":'-~---_:_-.,.. .. ,--'-.-Q""~' ~~ • ..,..,.""''' ... , .......... llillllill •• i •• '''''''''., .. C!illJI!IL"II)I ... "dll,( .... II. 1IIf!.IIIiJIIIIi ••. Ii ... .,'~
(>
-1.05- •
car "toute 'polarité:, toute lutte dt forces-antag~nis~s et complémen~aires, qui n'existent que l'une avec l'autre,
se ré~out dans une synthèse supérieure" 4. Comme le note ,
encore Albert Béguin, cette idée se trouve à la base de tous
les systèm~ religleu~: au début règne uné unité divine qui
est brusquement perturbée pftr la 'chute de la oTéaturej la };
création tout entière se ~~ouve par ce fait exclue du paradis, fi
symbole de l'harmonie originelle, ,et elle cherche ,à y iI'
accéder de nouveau par nIa voie de l'union mystique" 5. (!
Sachant l'intér,êt que Nerval a porté' au courant #
romantique allemand, nous ne sommes pas étonnés de trouver
dans son oeuvre, comme" complément à la figure d,u double ~
la not\on d'unité. L'image de l'épouse mys4ique, double ()
Séminin du héros ou du narrateur, ,dont nous avons relevé la
présence dans tous l.es te3Ctes étudiés, appara!t ainsi comme , 1
une première forme de l'unité·r,ècherchée. N'oublions pas
que pour l'auteur de. Sylvie et d' Aurélia, la, femme aimée
u
est elle-même un symbole d'harmoni~, puisqu'elle incarne,
malgré les différents "masques" ~ qu'elle e~prunte successI
vement, la "même" 7, la seule femme aimée. S'unir à cet
être mystique ~st montré co~e offrant au héros l'accès à "
l'univers spirituel, et la possibilité 'de retrouver par ce
fait l'harmonie p~imitivè. Mais cette union est constamment ~
différée et ne sPapp~oche d'une réalisation que dans de rares
textes. La brève réunion d'Adoniram et de Balkis dans la \
'" - .,' --.......:..."'"S:'"': r,t""~~'i 'Qill~!:'.l>!f .' ,. ~ ... -,~\., .... '-.' -.
" '>\'0 ,
•
,
-106-
seconde légende du Voyage en Orient en est un exemple. Ces
deux pers~nnages ne sont réunis que l'espace de quelques 1 0
heures, p~isque la mort du héros vient les séparer à nouveau. 1
Dans l' "Histoire du c~life Hakemlt et 'dans Sylvie, ce succès
éphémère n'est pas même permis et la quête de la femme, en
tant que génératrice d'unité, s'avère un échec. Ains~ dans " 1
le premier texte, 'le personnage de Hakem n'arrive pas' à s'unir
à sa soeur Sétalmulc, et celle-ci devient même son double
ennemi puisqu'elle projette de l'assassiner. Dans le second
texte, le narrateur n'est pas plus h~ureux puisque les héroïnes
détrui~ent l'une après l'autre sa principale tllusibn: elles
refusent systématiquement de se laisser assimiler au modèle
original unique qu'il veut leur imposer ,et èlles rendent
ainsi l'idée d'harmonie imposs~le. Il essaie cependant
de 'récupérer' son rêve en transformant la jeune villageoise \
8 en "statue souriante dans le temple de la Sagesse" . Mais
le texte ne s'en termine pas moins sur des images de solitude et
d'échec.
Dans Aurélia par contre, po~nte une lueur d'espoir,
car bie~ que l'union mystique ne soit pas encore atteinte,
le héros a~quiert enfin la .certitU'de que la divinité,. image
d'uni té et .forme vi v'ânte p.e l' Harmonie, existe au-delà de la
réalité matérielle. Il la cherche dans la "patrie mystique" 9
parmi les immortels et ce n'est qu'après la mort qu'il espère . ,
la rejoindre.
- ~----- ----. -_.-,-. -~-{):-------:."'~-~\'r'i~ .. !,,!~~;!"'.h"(J.~ ... -:I!'J-. __ .......... aJiIIIIAa .. 1 -
, L •
-107-
"C'est donc dans ce dernier texte, le 'seul~ où la quête
n'aboutisse pas explicitement à un échec, que la notion
d'unité se développe avec le plus de force. Présenté comme
une traduction de l'expérience intime du poète, Aurélia .
retrace en fait les étapes auxquelles il dit avoir été 'soumis
avant d·avoir accès à "ce pa-radis" 10 tant espéré. Comme le
déclare le narrateur lui-même, ces étapes consnituent les
.lIépreuves de l'initiation sacrée" Il. Dans les 'moments les
plus exal tés de sa mala_die" il avoue que son problème personnel
prend des dimensions cosmiques: liMon rôle me semblait être
de rétablir l'harmonie universelle par l'art cabalistique ll 12
On le voit, cette mission qu'il s'attribue est encore une
fois révélatrice de son désir profond d'unité. Assuré de ~
pouvoir un j our participer avec les immortels li cette lI·régéné
ration de l'univers'! 13 par l'unité, le po~te dit faire face
avec confiance aux épreuves car il p~ssèdl enfin la conviction , 0,.
d'être un initié. Aussi les rêves décrits dans les
If Mémorables" sont-ils marqué'~ .par des images de "tri,omphen 14
de "pardon" divin 1,4, de "dou~ espoir" 15. L'univers onirique
lui-même évoque déjà, en effet~ "l'harmonie originelle"
établissant "une secrète connivence entre l'humain et; la
nature, entre le m,oi conscient et la moi onirique, entre
Gérard et son double u 16 Dans la perspective de l'initiation,'
ct est sur un triomphe que s'é te~mine, Àurélia: le double
hostile a disparu, faisant place à un~ble bén6fique,
-~_:.-:- r-----...--, -, -
1
~
(
o
-108-
Saturnin, intercesseur auprès de la Divinité souriante qui
lui annonce la fin de ses épreuves.
Selon certains critiques toutefois) cette victoire
n'est qu'illusoire. Ainsi, pour Jean Richer, le' suicide de
Nerval' constitue la véritabJ-e conclusion du texte d'Aurélia
et i,l l' interpr~te "comme un retour offensi,f du DO~fJle: La
réconciliation de~ opposés n'était que mom~ntanée et Nerv~,
confro~té une fois encore avec l'autre, aurait tué son ennemi,
se détruisant ainsi lui-même" 17. Il est fort possible que
la' hantise du double maléfique qui obsède presque tous les
héros ou les narrateurs nervaliens, ait pu conduire Nerval "
à ce ~~ste ultime ~e déses~o~r .. Mais cette vo~ohté de mettre
fin ~ sa vie ici-bas peut' également être attribuée au désir -
de retrouver précisément le lieu paradisiaque entrevu dans
Aurélia. Ainsi, à llexemple des croy~nts; la mort serait
apparue à Nerval comme la derni~re des épreuves initiatiques
donnant accès définitivemynt à l'Unité. Et puisque "dans
la dialectique de l',initiation, il faut mour~r pour renaître,
( ... .) , 'la mort se confond avec ' la Nuit Sacrée de l'absolu' If
et,1 pour' Nerval qui s'e croit désormais initié, "elle est
une aube ~umineuse" 18
Le motif du double conduit ainsi, à travers la série , ,
d'épreuves que décrit Aurélia, ~ des images de "pardon" 19
et d'uni té. Dans les textes précédant ,ce récit posthume, la
quête de l'harmonie n~apparait qu'ébauchée, et les imagés
.~ .... , •• - °m. AI." il 'HJI\JII!t;61 JU,I.rmu -'-;' .. - 0' .. -, , 0 , .. : .. ' .. : t.',~, .• -"i':'~~'}.::'è" .' "
-109-
", de plénitude et d'unité sont rares et fugitives. Mais
dans ce dernier texte que Nerval donne comme sa "Vita nuova" 20,
on trouve --si l'on accepte la perspective de l'initiation
à laquelle, on le sait, souscrivait Nerval-- que le motif ~
du double, c'est-à-dire de la division, est accompagné de·
son complément, celui de la Réconciliation et de 'l'Harmonie. ~
Si "l'inquiétude et l'angoisse caractérisent la figure du , ,
double dans le Voyage en Orient et dan~ Sylvie, où nous l'avons
successivement ~nalysée, dans cette flseconde vie" 20 q~'est l ,
pour lui le rêve, le narrateur n~rvaliçn s'invente en quelque
sorte l'antidote à la
du double. Il réunit
terreur que~ire l~ fragmentation
les doubles ~es dans un 1
ul time effort pour résoudre son drame intérieur:, e.t pénétrer,
victorieux, dans "ce monde à la fois étranger et chéri" 21
où sont enfin réunis les espri t's immortels.
, .
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'arf.--,-Y ...... ;;'i\~~SGi1lilPM~iiI4I!JP)flW~~i 4QL&.I#SMW~"-"~~~~"f'\H'~~~~l'Ilf ... "J'Yf7V'~~~ .. JPl'rl"-;1Ji'l ,'~fo"I.~_ .. ~~ ........ .." ,p. '. ~
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\.,
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-110-
' î
NOTES
1 Nerval,-Oeuvres l, o~. cit., p.372 1 I~
2 Kurt Scharer" op. éit .. , pp.36-37
3 Albert Béguin, op.'ctI:\Jp,,~8
4
5
6
7'
8
9
10
Il
12
13
14
15
16
Ibid. , p.69
Ibid. , p'.68
Nerval, Oeuvres l , °E· ci t. , p.399
Ibid. , pp'.27l et 399
IbJd. , p.269
Ibid. , p.372
Ibid. , p.400
Ibid. , p.403
Ibid. , p.402
Ibid. 2 p.403
Ibid. , p.410
Ibid. , p.412 .',
Sébastien Sattentau et Michel Jeanneret, ttSur' le symbo-1 isme des couleurs dans 1'Aurél ia t", dans les Cahiers de la Société Gérard de Nerval, Nice, Ed. Belisane, 1979, p.S' ;
-ljj'
17 Jean RicheT, "Nerval et: ses fantômes", op. cit. l pp.291-92 ~
18 Gabrielle Pascal, "Le sou;rire de 11ini1;ié dans l'oeuvre de Gérard d,e Nerval", dans Li ttéra tUI'e, . Saint-Hyacinthè, Ed. Hurtubise/HMH, 1971, p.127 " .
-------~---- ---------~--~--~-~---------
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" ..
19 Nervl,il,. 0euv:(es I" °E- ci t." p.410 . ~
20 Ibid. p.3S9
21 Ibid. , p.371
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IrIBLIOGRAPHIE
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-112-
A- OEUVRES DE GERARD DE NERVAL
Oeuvres l (Paris: Ed. NRF Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974)
Oeuvres II (Paris: Ed. NRF Gallimard, Bibliothèque de la PléIade, 1978)
Promenades et souvenirs - Lettres à Jenny -Pandora - Aurélia (Paris: Ed. Garnier-Flammarion, 1972)
B- OEUVRES CRITIQUES
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ALBERES, Roger-Marie Gérard de Nerval
BEGUIN, Albert
CELLIER, Léon \ 1
CLOUARD, Henri
DEDEYAN, Charles ~ ..
DEDEYAN,' Christian
(Paris: Ed. Universitaires, 1955)
L'âme romantique et le rêve (Paris: Lib. José Corti, 1939)
Gérard de Nerval (Paris: Ed. Hatfier, 1963)
de Gérard de Nerval rasset, 1
Le nouveau mal du siècle de Baudelaire â nos jours (Paris: Société d'Edo d'enseignement supérieur, 1968) /
Nerval - Pèlerin de, la Nuit (Avignon: Ed. Aubanel, 1966)
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DURRY, Marie-Jeanne Gérard de Nerval et le mythe (Paris: Ed. Flammarion, 1956)
JEAN, Raymond
KOFMAN, Sarah
LEBOIS, Anqré
MARIE, Aristide
MAURON, Charles
POULET, Georges
RANK, Otto
"-
La poétique du désir (Paris: Ed. du Seuil, 1974)
Nerval (Paris: Ed. du Seuil, Coll,.Ecrivains de toujours, 1964)
Nerval - le charme de la répétition (Lausanne: Ed. L'Age d'homme, 1979)
Fabuleux Nerval (Paris: Ed. Denoël, 1972)
Des méta1hores obsédantes au mythe 1ersonne :Paris: Lib. José Corti, 1964)
Les métaphores du cercle (Paris: Ed. Plon,'19'61)
Don Juan et le Double (Paris: Coll. Petite Bibliothèque Payot, 1973 )
RICHARD, Jean-Pierre Poésie et ~Jofondeur (Paris: E. du Seuil, 1955)
RICHER, Jean
SCHARER, Kurt
TAILLEUX, Dominique
TODOROV, Tzv~tan
Gérard de Nerval (Roubaix: Ed. Pierre Seghers, 1959)
- Nerval - EXEérience et Création (Paris: Li. Hachette, 1'963)
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Thématique de Nerval (Paris: Ed. Minard, 1968)
L'es~ace nervalien (Parls: Lib. Nizet, 1975)
)
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-114-
2- Artlc1es
Cahiers de la Société Gérard de Nerval (Nice, Ed. Belisane, 1978, 1979, 1980, 1981)
CONSTANS, François "Ascendance mystique, existences mythiques", Mercure de France, 1er novembre 1952.
FELMAN, Shosh"ana
- "Deux enfants du feu", Mercure de France, 1er avril 1948 et 1er mai 1948.
"Sur la pelouse de Mortefontaine ll,
Cahiers du Sud, septembre 1948. ~
"Lyrisme et répétition", Romantisme, no 6, 1973.
...
JUDEN, Brian ~
"Nerval héros mythique", Mercure de France, 1er juin 1951.,
MALANDAIN, Gabrielle "Sources du lyrisme et lyrisme des sources"" Romantisme, no 6, 1973.
MAZELIER, Roger "Gérard de Nerval et les cathares en PériRord", EuroEe, no 516, avril 1972.
PASCAL, Gabrielle "Le sourire de l'initié dans l'oeuvre de Gérard de Nerva1 11
, Litt6-ratures, Saint-Hyacinthe, Hurtubise!HMH, 1971.
RICHER, Jean "Nerval et ses fantômes", Mercure de France, 1er juin 1951.
, - "Notes sur Aurélia", Cahiers du Sud, ~948.
SATTENTAU, Sébastien JEANNERET, Michel
(
)
"Sur .le symbolisme des couleurs dans 'Aurélia''', Cahiers de la Soci~té Gérard de Nervà1, 1979.
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-llS-
C- OUVRAGES CONSULTES
BAUDELAIRE, Charles Oeuvres compl~tes
BYRON, G.G. (Lord)
CAZOTTE, Jacques
CHEVALIER, Jean GHEERBRANT, Alain
&
GOETHE, J. Wolfgang
HOFFMANN, E.-T.-A.
MUSSET, Alfred de
NODIER, Charles
SERVIER, Jean
\ .-
(Paris: Ed. du Seuil,' Coll. l'Intégrale, 1968)
Oeuvres cornpl~tes, tome XI (Paris: Ed. Delangle Fr~res, 1827)
Le diable amoureux (Paris: Coll. Scripta Manent, 1928)
. Dictionnaire des symboles (4 tomes) (Paris: :Èd. Seghers, 1973-74)
Faust et le second Faust (Paris: Ed. Garnier-Frêres, ) (Traduction de Gérard de Nerval)
Les Elixirs du Diable (Paris: Lib. Stock, 1926) (Traduction de A. Hella et O. Bournac)
La Sainte Bibl e (Paris: Ed. Edi1ec, 1979)
Choix de Poésies (Montréal: Ed. Bernard Valiquette, )
- La confession d'un enfant du si~cle (Paris: Ed. Gallimard, 1973)
- Lorenzaccio (Paris: Lib. Larousse, Coll. Classique' Larousse, 1936)
Contes fantastiques (Paris: Ed. Georges Cr~s et Cie, )
L' homme' et l'invisible (Paris: Ed. Imago, Lib. P~ot, 1980)