La Critique Kierkegaardienne de Hegel

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  • 8/23/2019 La Critique Kierkegaardienne de Hegel

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    Universit de Montral

    La critique kierkegaardienne de Hegel

    ou lexception qui confirme la rgle

    parPierre Etienne Loignon

    Dpartement de philosophie de lUniversit de MontralFacult des arts et des sciences

    Mmoire prsent la Facult des arts et des sciencesen vue de lobtention du grade de matrise

    en philosophie

    Aot 2011

    Pierre Etienne Loignon, 2011

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    Universit de MontralFacult des tudes suprieures et postdoctorales

    Ce mmoire intitul :

    La critique kierkegaardienne de Hegelou lexception qui confirme la rgle

    Prsent par :Pierre Etienne Loignon

    a t valu par un jury compos des personnes suivantes :

    Claude Pich,prsident-rapporteur

    Yvon Gauthier,directeur de recherche

    Iain Macdonald,membre du jury

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    Rsum

    Ce mmoire cherche faire ressortir la teneur philosophique de la critique

    kierkegaardienne de Hegel en sinscrivant dans la ligne des travaux de Thulstrup et

    de Stewart. Comme plusieurs grands penseurs, Kierkegaard est apparu bien aprs sa

    mort sur la scne de lhistoire de la philosophie occidentale et ses uvres les plus

    lues sont surtout celles concertant Hegel, de sorte que son anti-hglianisme est vite

    devenu une affaire bien connue. En 1967, Thulstrup produit le premier travail

    consacr lensemble de la critique kierkegaardienne de Hegel, travail dont les

    rsultats confortent lide selon laquelle Kierkegaard naurait rien voir avec

    Hegel. Mais il suscitera aussi, en 2003, la raction de Stewart, qui trouve avant tout,

    derrire les allusions kierkegaardiennes Hegel, une critique de ses contemporains

    hgliens danois. Or, si Stewart claire brillamment lhistoricit kierkegaardienne,

    il laisse de ct sa teneur philosophique. Notre mmoire tchera donc de prsenter

    une conception de luvre kierkegaardienne comme exception, partir de laquelle

    nous serons mme de comprendre allgoriquement son rapport Hegel comme

    confirmation de la rgle. Pour ce faire, nous produirons une exposition rassemblant

    thmatiquement les allusions kierkegaardiennes Hegel, ce qui permettra deconstater chez Kierkegaard une variation sur le plan thique partir de 1843,

    problme qui ne peut sexpliquer que par une concrtisation de lexception vers une

    forme particulire du religieux.

    Mots cls : philosophie, exception, rflexion, immdiat, immanence, thique, foi,

    existence

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    Abstract

    Following the works of Thulstrup and Stewart, this thesis seeks to highlight thephilosophical content of the Kierkegaards critics of Hegel. Like many great

    thinkers, Kierkegaard appeared long after his death on the stage of history of

    Western philosophy and since it is mainly his works where Hegel is mentioned that

    are read, its anti-Hegelianism soon became a well-known case. In 1967, Thulstrup

    produced the first work devoted to Kierkegaard's entire critique of Hegel, whose

    results support the idea that Kierkegaard has nothing to do with Hegel. But in 2003,

    it will also create Stewart's response, which finds primarily, behind the allusions

    from Kierkegaard to Hegel, a critique of his contemporaries Danish Hegelians. But

    if Stewart brilliantly illuminates the historicity of Kierkegaard, he leaves aside its

    philosophical content. Our dissertation will therefore try to present a conception of

    the work or Kierkegaard as exception, from which we will be able to understand his

    relation to Hegel allegorically as confirmation of the rule. To do this, we will

    produce a thematic exposition of the allusions to Hegel by Kierkegaard, which will

    permit to reveal a change in Kierkegaards conception of the ethical from 1843, a

    problem that can only be explained by a concretisation of the exception by the way

    of realizing of a particular form of religion.

    Keywords : philosophy, exception, reflexion, immediate, immanence, ethics, faith,

    existence

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    iii

    Table des matires

    Liste des abrviations.... V

    Remerciement.......VI

    Introduction.....1

    Chapitre 1

    Les travaux consacrs la question6

    1.1. Niels Thulstrup............7

    1.2. Jon Stewart.....12

    Chapitre 2

    Lexception...........24

    2.1. Quest-ce que l exception ....................28

    2.2. Prsence de lexception dans lexistence kierkegaardienne..........32

    2.3. Lexception qui confirme la rgle......36

    Chapitre 3

    Mthodologie............................................................................................................41

    3.1. Apprhension de lcriture kierkegaardienne........42

    3.2. Quantit hglienne...................47

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    Chapitre 4

    Exposition thmatique de la critique kierkegaardienne de Hegel.50

    4.1. Critiques kierkegaardiennes de Hegel partir des trois sphres dexistence....51

    4.1.1. La religion......51

    4.1.1.1. Dveloppement du protestantisme danois.....52

    4.1.1.2. Critique kierkegaardienne de Hegel sur le plan religieux.....58

    4.1.2. Lthique................64

    4.1.2.1. Confirmation avant et aprs 1843.........................................64

    4.1.2.2. Lactualisation de lexception...................................70

    4.1.3. Lesthtique....77

    4.1.3.1. Front commun contre le romantisme.....77

    4.1.3.2. Front commun sur le plan artistique..80

    4.2. La critique kierkegaardienne de Hegel ou lexception qui confirme la rgle.....81

    4.2.1. Confirmation comme front commun sur le plan rflexif...82

    4.2.2. Confirmation comme rappel de la rgle elle-mme........84

    4.2.3. Confirmation ironique de la rgle..............86

    4.2.3.1. Limmanence de la rgle...87

    4.2.3.2. Prsuppositions oublies de la rgle....92

    4.2.3.3. Le mouvement et le rel en logique..94

    4.2.3.4. Conscience malheureuse...95

    4.2.3.5. Dialectique du matre et du serviteur....96

    4.2.3.6. Mdiation..98

    Conclusion..100

    Bibliographie.....108

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    Liste des abrviations

    OC (I-XX) : Kierkegaard, Sren, uvres compltes, ditions de l'Orante,

    1966-1986, 20 volumes

    PP (I-XIII) : Kierkegaard, Sren,Sren,Kierkegaard Papirer, Gyldendal, 1909-

    1948, 1968-1970, 13 volumes

    Les journaux danois ont t classs sous trois lettres : A pour les

    entres de journaux, B pour les brouillons de publication et C pour

    les notes de provenance plus acadmique, de sorte que nous citons

    les journaux de la manire suivante : PP, 1-XIII, A-C, no de page.KAH : Thulstrup, Niels,Kierkegaard and Hegelin Bibliotheca

    Kierkegaardiana, vol.4,C.A. Reitzels Boghandel A/S, 1979, 62 p.

    KRH : Thulstrup, Niels,Kierkegaards Relation To Hegel,

    Princeton University Press, 1980, 381 p.

    KRHR : Stewart, Jon,Kierkegaards Relations to Hegel Reconsidered,

    Cambridge University Press, 2003, 695 p.

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    Remerciement

    Je remercie Yvon Gauthier pour son soutien indfectible, particulirement lors

    dune priode trs difficile et pour ses prcieux conseils.

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    Introduction

    Comme lcrit Merleau-Ponty, prises comme contradictoires, raison et foi

    coexistent sans peine. De mme et inversement, ds quon les identifie, elles entrent

    en rivalit. 1 Si donc on sen tient lauto-interprtation des auteurs, puisque

    Kierkegaard donne un sens religieux lensemble de ses crits2 tandis que le projet

    hglien est plutt dordre philosophique et scientifique,3 on devrait aboutir

    lindiffrence ou une confrontation directe. Pour quun dialogue soit fructueux

    entre Kierkegaard et Hegel, il faut donc pouvoir les situer tous deux, soit sur le planreligieux, soit sur le plan philosophique.

    Or, Gauthier souligne toute une panoplie de liens religieux possibles entre la

    philosophie hglienne et diverses traditions religieuses4, de sorte quun dialogue

    sur le plan religieux entre Kierkegaard et Hegel parat tout fait plausible et

    probablement fcond. Reste voir si une position philosophique se dgage aussi de

    luvre kierkegaardienne.

    Sur ce point, quiconque est familier avec loeuvre de Kierkegaard ne peut

    qutre daccord avec Heidegger lorsquil crivait quil y a plus apprendre

    philosophiquement de ses crits ddification que de ses traits thoriques 5. Ses

    ouvrages qualifis de thoriques par Heidegger sont en effet, pour lessentiel,

    crits de manire exposer la foi partir de diverses positions existentielles, et sous

    divers pseudonymes, tandis que la pense plus propre Kierkegaard lui-mme est

    1 Merleau-Ponty, Maurice,loge de la philosophie et autres essais, Gallimard, 1953, p.2122OC, XVI, p.3-43 Hegel, G.W. H.,Phnomnologie de lEsprit I, Gallimard, 1993, p.234 Gauthier, Yvon,Hegel : introduction une lecture critique, PUL, 2010, p.26-28, 48-495 Heidegger, Martin,tre et temps, Gallimard, 1986, p.288

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    trouver dans les crits quil signe et qui visent, effectivement, ldification. Or, si

    ldification est mise entre guillemets par Heidegger, cest pour indiquer que la

    philosophie trouve son intrt dans la pense kierkegaardienne sans ncessairement

    le suivre sur le plan religieux. Alors, bien que le devenir chrtien 6 soit

    manifestement le sens premier que Kierkegaard ait accord ses crits, quelque

    chose chez lui semble ouvrir une possibilit plus universelle que la particularit de

    son christianisme individuel, quelque chose de proprement philosophique.

    Cette possibilit philosophique, que nous appellerons exception , consiste

    vivre la philosophie au prsent, sortir de la philosophie rudite pour travailler enfonction dun idal dans le mouvement imprvisible de lexistence. Dans la mesure

    o la philosophie est comprise comme une conscience purement contemplative, on

    pourrait mettre en question la valeur philosophique de cette possibilit. Pourtant, la

    possibilit de la philosophie comme exception est peut-tre plus fondamentale que

    la philosophie purement conceptuelle. Cest, du moins, ce qui ressort des travaux de

    Pierre Hadot sur les philosophes antiques. Celui-ci remarque, en effet, que la

    philosophie consistait alors et avant tout en un exercice spirituel , cest--dire en

    une pratique volontaire, personnelle, destine oprer une transformation de

    lindividu, une transformation de soi 7.

    Si, au fil du temps, la philosophie est devenue plutt une voie formelle o le

    langage se dploie dans son immanence propre en sloignant de la vie concrte,8

    dans cet horizon philosophique comme exercice spirituel , les textes de

    lantiquit conservaient un rapport au particulier, lexception de la circonstance de

    6OC, XVII, p.2667 Hadot, Pierre,La philosophie comme manire de vivre, Albin Michel, 2001, p.1458 Idem, p.99

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    lcriture et de lindividu vis9. La philosophie tait alors essentiellement

    dialogue, plutt relation vivante entre des personnes, que rapport abstrait des

    ides. Elle vise former plutt qu informer 10

    Il ne sagit pas, videmment, de sombrer dans la nostalgie en dcriant ltat

    actuel de la philosophie, mais simplement de comprendre, par le biais des travaux

    de Pierre Hadot, lauthenticit de la possibilit de lexception en philosophie.

    Or, si lon revient Kierkegaard, on trouve dans son journal un passage o

    il fait remarquer quen philosophie, on dcrit toujours une progression partir de la

    philosophie de vie chez Socrate, en progressant ensuite vers la philosophie commedoctrine avec Platon, puis vers la philosophie comme science, de sorte qu partir

    de notre philosophie scientifique, on peut aujourdhui regarder de haut Socrate et la

    philosophie de vie. Pour Kierkegaard, cest linverse quil faut faire11. Comme il le

    fera crire Johannes Climacus :

    [S]il y a un tre pensant qui pense la pense pure, linstant, toutela dialectique grecque accompagne de la police de sret de ladialectique existentielle sempare de sa personne et saccroche auxbasques de son habit, non point pour y adhrer, mais pour savoircomment il fait pour sentretenir avec la pense pure : du coup, lecharme svanouit. 12

    Dailleurs, son philosophe de prdilection sera toujours Socrate13 et lorsquil

    est question de Hegel, cest cette philosophie de lexception que Kierkegaard mettra

    9 Hadot, Pierre,La philosophie comme manire de vivre, Albin Michel, 2001, p.9410 Idem, p.9711PP, X.5, A, 11312OC, XI, p.3213OC, XIX, p.300

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    toujours de lavant14, de sorte que les affirmations que fait continuellement

    Kierkegaard de ne pas tre philosophe valent la mme chose que ses protestations

    de ne pas tre un chrtien. Sil nest pas plus philosophe la manire hglienne

    quun chrtien comme Martensen, il est clairement un philosophe taill sur le

    modle de Socrate et un chrtien la Luther.

    Nous esprons ainsi tre en mesure de comprendre la teneur proprement

    philosophique de luvre kierkegaardienne comme prsentation de lexception et sa

    critique de Hegel comme confirmation de la rgle par lexception.

    Pour ce faire, nous allons dabord consulter les travaux consacrsexclusivement la question ayant eu le plus dinfluence, soient ceux de Thulstrup

    (1967) et de Stewart (2003). Ce faisant, nous verrons que le volet proprement

    philosophique de la critique kierkegaardienne de Hegel nest mis en lumire par

    aucun de ces auteurs. Alors que Thulstrup dfend la thse dune approche

    aveuglment haineuse de Hegel par Kierkegaard, Stewart ragira la thse

    simpliste de Thulstrup en proposant une approche historique de la question.

    Partant de l, notre tche consistera faire ressortir la teneur philosophique

    de la critique kierkegaardienne de Hegel. Pour ce faire, aprs avoir expos notre

    conception philosophique de lexception et de la rgle, de mme que les diverses

    manires dont la rgle peut tre confirme par lexception, afin de nous donner les

    moyens de notre ambition, nous tablirons un cadre mthodologique prcis qui

    permettra de prsenter notre compte rendu dans un cadre reprsentatif et vrifiable.

    Enfin, notre exposition de la critique kierkegaardienne se fera

    thmatiquement en deux moments. Dans un premier temps, nous exposerons les

    14PP, XI.I, A, 183

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    critiques kierkegaardiennes lies aux trois sphres dexistence que sont lesthtique,

    lthique et la religion. Cela nous permettra de montrer la lgitimit de notre lecture

    de ces textes comme prsentation de lexception et de procder diachroniquement

    afin de voir si la conception kierkegaardienne volue sur le plan thique partir de

    1843. Nous verrons toutefois que ce mouvement dans la conception

    kierkegaardienne de Hegel ninvalide pas notre approche puisquil peut tre

    expliqu par le passage de la thmatisation de lexception son actualisation sur le

    plan religieux.

    Enfin, une fois que le mouvement sera bien compris, nous exposerons lereste des critiques kierkegaardiennes de Hegel de manire thmatique pour faire

    valoir la valeur heuristique de notre lecture du rapport de Kierkegaard Hegel

    comme exception qui confirme la rgle sans revenir constamment sur les mmes

    points lorsquils reviennent dun livre lautre.

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    Chapitre 1

    Les travaux consacrs la question

    Longtemps, Kierkegaard restera exclusivement danois et lorsquil

    commencera tre traduit et lu plus grande chelle, ce sera toujours surtout par le

    biais de ses oeuvres esthtiques ou critiques (o Hegel est frquemment mentionn

    et discut) et en laissant de ct ses discours thiques et religieux (o Hegel nest

    jamais mentionn). De plus, exception faite dAnderson, les contemporains danois

    de Kierkegaard auxquels il se rfre dans ses crits ont sombr dans loubli, de sorteque plusieurs des allusions qui leur sont consacres sont comprises comme si Hegel

    tait directement vis. Bref, il est donc tout naturel que sa critique de Hegel soit

    bien vite devenue une affaire bien connue, depuis son surgissement posthume dans

    lhistoire des ides occidentales, o il est gnralement compris comme un jeune

    hglien , au mme titre que ses contemporains allemands que sont Feuerbach,

    Bauer, Stirner, Marx, Strauss, etc..

    valuons maintenant la justesse de cette conception du rapport de Kierkegaard

    Hegel. Pour ce faire, il faut dabord essayer dvaluer limportance relle qua eue

    Hegel pour Kierkegaard. Par la suite, dans la mesure o une relation existe de

    Kierkegaard Hegel, il restera tenter de comprendre en quoi elle consiste sur le

    plan philosophique.

    tant donn limportance de cette question il est plutt surprenant que

    seulement deux travaux sy soient exclusivement consacrs, soit le Kierkegaards

    forhold til Hegel(La relation de Kierkegaard Hegel) de Thulstrup, publi en 1967

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    et le Kierkegaards Relation to Hegel Reconsidered(La relation de Kierkegaard

    Hegel revisite) de Stewart, publi en 2003.

    videmment, dans la mesure o une question trouve une rponse satisfaisante,

    la recherche devient superflue. Voyons donc si cest le cas.

    1.1- Niels Thulstrup

    Pour Thulstrup, Hegel et Kierkegaard nont rien en commun comme

    penseurs, pas plus en ce qui concerne leurs buts ou mthodes que pour ce qui est

    de ce que chacun deux considre tre des principes indiscutables.

    15

    Or, selon Stengren, traducteur anglais de Thulstrup, le fait que

    Kierkegaard rejette de faon vhmente la pense hglienne est familier tous

    ses lecteurs 16. Cest sans doute ce qui explique quil nexiste aucun traitement

    dtaill de cette question complexe avant le livre du professeur Thulstrup 17.

    Comme il sagit simplement dexposer les vidences dune position de

    Kierkegaard qui ferait lunanimit chez ses lecteurs, on comprendra donc que la

    cause tait gagne davance, peu importe la manire dont le sujet serait trait et il

    sest effectivement tabli ce que Stewart appellera une vision standard 18 partir

    de ce travail. Cependant, comme lnonc de la thse de Thulstrup ne nous indique

    rien sur ltendue du rapport de Kierkegaard Hegel et que lventuel contenu

    philosophique de sa relation Hegel ne nous est donn que de manire strictement

    ngative, voyons comment Thulstrup dmontre que Kierkegaard na rien en

    15KRH, p.1216KRH, p.IX17KRH, p.IX18KRHR, p.3-14

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    commun avec Hegel pour nous expliquer cette impression de rejet vhment

    de Hegel si bien connue de tous ses lecteurs.

    Pour ce qui est du premier point, soit ltendue du rapport de Kierkegaard

    Hegel, elle ny sera pas prcise puisque Thulstrup avoue lui-mme ne pas plus

    soccuper de la totalit philosophique hglienne que du monde de pense de

    Kierkegaard. Il se contentera de prsenter un bilan suffisamment dtaill des

    parties de chacun qui ont quelque chose voir avec lautre.19

    Ensuite, pour ce qui est den saisir lventuel contenu philosophique, nous

    restons dans lobscurit la plus totale. Pour Thulstrup, lorsque Kierkegaard et Hegelont quelque chose voir lun avec lautre, ils nont alors rien en commun ,

    un point cest tout. Lcriture kierkegaardienne apparat ainsi comme une critique

    subjective immdiate de Hegel, lexpression dune affaire purement motionnelle et

    ce, comme Thulstrup en laisse entendre la possibilit dans sa conclusion, au point

    que Kierkegaard naurait jamais eu lhonntet et le courage de se fonder sur une

    connaissance des principes gnraux du systme.20

    Cest ainsi que lcriture kierkegaardienne, qui se situe gnralement aux

    antipodes dtre lexpression de simples prjugs violemment ngatifs, deviendrait

    soudain navement hostile lorsquelle a quelque chose voir avec Hegel. Reste

    voir si cette incongruit provient dune sobre lecture des textes de Kierkegaard ou si

    elle ne serait pas plutt due une projection par Thulstrup sur Kierkegaard de sa

    propre hostilit immdiate envers Hegel.

    19KRH, p.11--1220KRH, p.381

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    Dabord, en ce qui a trait la connaissance des principes gnraux du

    systme hglien, Thulstrup nest certainement pas le mieux plac pour en dcider

    puisquil avoue lui-mme trouver Hegel difficile comprendre 21. Il tombe

    dailleurs continuellement dans les lieux communs propres aux vulgarisations

    populaires de Hegel, comme lide selon laquelle sa mthode dialectique est un

    mouvement passant dune thse lantithse la synthse22, mais aussi quil tait

    un philosophe officiel de ltat23, quil trouvait que tout ce qui arrive

    historiquement est juste24, croyait que son poque tait la fin de lHistoire25, que son

    systme constituait la fin de la philosophie

    26

    et que la logique spculative rendaitcaduque la loi de contradiction27. Il est donc possible que le hasard ou la reprise

    dune ide trouve ailleurs donne raison Thulstrup propos de lvaluation des

    connaissances kierkegaardiennes de Hegel, mais son incomptence manifeste en

    juger, et le fait quil en juge tout de mme de manire nave, ouvre la possibilit

    quil fasse de mme avec le traitement de lensemble de sa thse.

    Cette possibilit devient encore plus probable lorsquon prend en

    considration la mthodologie curieuse de Thulstrup et la droutante utilisation

    quil en fait. Pour donner un exemple, il dfend sa thse par lide que Kierkegaard

    passe par un processus de clarification dans sa conception de Hegel jusquen

    184328 et quen clarifiant sa conception, Kierkegaard comprendrait de plus en plus

    quil na rien voir avec Hegel. Pour le vrifier, Thulstrup fonde son valuation

    21KAH, p.5222KRH, p. 63, 85, 172-17323KRH, p.5524KRH, p.22425KRH, p. 173, 18626KAH, p.57-58, 9627KRH, p.24, 291, 302, 33028KRH, p.13

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    sur le principe selon lequel, lorsque Kierkegaard lit un auteur, il ny a aucun

    doute quon en trouvera des indications dans sesPapirer29. videmment, lorsque

    Kierkegaard voque ou cite un ouvrage particulier, cest un indice quil la lu ou en

    a entendu parler, mais Thulstrup oublie de prendre en compte la possibilit que

    Kierkegaard puisse trs bien stre abstenu de transcrire des notes de certaines de

    ses lectures, ou encore quil ait crit sur un auteur sans lavoir lu. Bref, cest dans

    ces conditions que lexamen de Thulstrup sur les journaux de 1835 1846 lui a

    rvl que Kierkegaard ne semble jamais avoir poursuivi une tude srieuse

    de Hegel un degr extensif au cours de ces annes. Par contre, ajouteThulstrup, on y trouveplusieurs allusions tous les ouvrages de Hegelsur lesquels

    Kierkegaard aurait pu mettre la main lpoque, exception faite de la seule section

    sur la philosophie de la nature dans lEncyclopdie30. Il semble donc que pour

    Thulstrup, une tude srieuse un degr extensif impliquerait dinnombrables

    allusions tous les ouvrages de Hegel sans exception daucun chapitre. Il y a de

    quoi rester perplexe.

    Par le biais dun article paru en 1979, Thulstrup reviendra toutefois sur la

    question en partant de lide suivante :

    Le fait que Kierkegaard soit compltement antipathique envers la spculation est si frquemment et clairement expos dans le Post-scriptum etdans la littrature sur Kierkegaard quil est superflu dentrer dans les dtails unefois de plus 31.

    29KRH, p.15530KAH, p.110-11131KAH, p.98-99

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    Il est donc vident que nous ny trouverons rien de nouveau en ce qui

    concerne ltendue du rapport de Kierkegaard Hegel. Toutefois, larticle a ceci

    dintressant que Thulstrup y expose sa thse plus prcisment en dmontrant que

    Kierkegaard na rien voir avec Hegel lorsquon prend en considration les trois

    aspects que sont leurs prsuppositions, buts et mthodes respectifs.

    Cest ainsi que, selon Thulstrup, Kierkegaard prsuppose la logique

    traditionnelle, que le christianisme correspond une communication absolue

    dexistence 32 et que lhomme est une synthse cre mais dtruite, qui, bien

    quexistante, ne possde pas la capacit pour recrer la synthse

    33

    , tandis queHegel prsuppose plutt la logique spculative, que le christianisme est une

    forme imparfaite de la vrit recevant sa formulation parfaite dans le systme

    spculatif et que le principe didentit peut sappliquer lhomme. Dautre part, les

    buts et mthodes de Kierkegaard tant religieux, tandis quils sont philosophiques

    chez Hegel,34 il en dcoule que ...si lon compare les prsuppositions, buts et

    mthodes de Hegel et Kierkegaard, seulement dans la mesure o ils ont t

    brivement dcrits ici, il devient vident que les deux penseurs, comme penseurs,

    nont pour lessentiel rien en commun 35.

    Sils nont rien en commun pour Thulstrup, cest donc dans la mesure o

    on les compare sur quelques points prcis, plus ou moins clairement exprims, et

    32 Lexpression exacte de Thulstrup que je tente de traduire ici est la suivante : absolute existencecommunication 33 Lexpression exacte est la suivante : a created but destroyed synthesis, who, although existing,does not possess the capacity for recreating the synthesis 34KAH, p.10035KAH, p.100

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    que lon sarrte une lecture de Kierkegaard comme crivain religieux et de Hegel

    comme philosophe.

    En dehors du fait quau cours de son travail, Thulstrup remarquera

    galement que lvaluation compltement ngative que Kierkegaard fait de la

    philosophie hglienne stend aussi aux hgliens de droite36, il nous semble

    inutile dinsister davantage sur ce que nous pourrions considrer comme des

    dfectuosits dans ce travail pionnier, puisquil sagissait simplement de produire

    une exposition des critiques kierkegaardiennes de Hegel de manire ce quil en

    ressorte, au final, quils nont rien en commun . Et Thulstrup a dailleurs connule succs escompt avec son travail, de sorte quaucun autre travail na t consacr

    exclusivement la question avant la raction de Stewart en 2003.

    1.2- Jon Stewart

    Jon Stewart rsume trs justement la situation cre par Thulstrup de la

    manire suivante :

    Le travail de Thulstrup sur ce sujet [la critiquekierkegaardienne de Hegel] a exerc un effet profondment ngatifsur la littrature secondaire. Son interprtation simpliste a enchssfermement la vision standard dans la communaut de recherche Linterprtation de Thulstrup a dit la communaut de recherchesur Kierkegaard de lpoque ce quelle souhaitait entendre (i.e., queKierkegaard tait un critique sans compromis de Hegel et cettevision est demeure largement indispute jusqu aujourdhui. 37

    Comme lindique clairement le titre de son ouvrage,Kierkegaards Relation

    to Hegel Reconsidered, cest donc en raction directe au travail de Thulstrup que

    36KRH, p.38137KRHR, p.27

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    Jon Stewart sest confront nouveau, dune manire exclusive, la critique

    kierkegaardienne de Hegel, en se donnant pour tche de reconsidrer le travail de

    Thulstrup afin den problmatiser les conclusions38.

    lencontre de Thulstrup, Stewart dfendra lide selon laquelle la critique

    kierkegaardienne de Hegel est, pour lessentiel, un mythe facilitant la

    schmatisation de Kierkegaard sous la catgorie de lhistoire de la pense

    occidentale.

    Stewart avance plusieurs raisons pour essayer dexpliquer cet tat de fait.

    Dabord, point central pour Stewart, lhistoricit est rarement prise en considrationlors dtudes de lhistoire philosophique, qui sen tiendraient plutt lchange

    anhistorique de concepts entre penseurs reconnus comme marquants. Or, tant

    donn le rayonnement presque blouissant de Hegel sur la philosophie du XIXe

    sicle et que la plupart des contemporains danois de Kierkegaard nont

    pratiquement jamais t lus grande chelle en dehors de la Scandinavie, il est

    normal que les allusions aux particularits des lectures de Hegel faites par ses

    contemporains restent gnralement inaperues. Stewart mentionne galement

    quune spcialisation philosophique excessive semble encourager certains experts

    de Kierkegaard demeurer dans lignorance envers Hegel et il est beaucoup plus

    facile de mpriser ce que lon ne connat pas39. Enfin, la polmique avec Hegel

    risquerait dtre rentable dans certains contextes politiques40.

    Pour tenter dviter ce genre de piges, cest partir dune comprhension

    rigoureuse de lhistoricit kierkegaardienne que Stewart fondra sa recherche.

    38KRHR, p.65239KRHR, p.2540KRHR, p.627-628

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    Ressortant plusieurs textes danois aujourdhui oublis, il a ainsi expos de manire

    trs convaincante quune grande partie de ce qui tait pris pour une critique

    kierkegaardienne de Hegel visait, au moins dans un premier temps, plutt ses

    contemporains danois que le philosophe allemand. Et il y a, en effet, plusieurs

    expressions employes par Kierkegaard, lorsquil nomme Hegel, dont la cible ne

    peut tre trouve dans luvre de Hegel, mais qui sexplique parfaitement lorsquon

    prend connaissance de textes de Heiberg, Martensen ou Adler.

    Stewart pousse mme par moment la note au point de donner limpression

    quil ralise la possibilit interprtative prdite par Kierkegaard selon laquelle onferait un jour de lui un gnie dans une bourgade 41. Stewart admet dailleurs lui-

    mme que son livre aurait aussi bien pu sappelerKierkegaards Relations to

    Danish Hegelianism42. Il aurait alors t nomm en fonction du rsultat final plutt

    qu partir de la raction contre Thulstrup qui en est lorigine.

    Par contre, comme Thulstrup avait dj remarqu lvaluation ngative de

    Kierkegaard propos des hgliens de droite43, sur ce point, Stewart prcise

    davantage la position de son prdcesseur quil ne la problmatise.

    videmment, comme Stewart ne part pas non plus dune conception de la

    totalit kierkegaardienne, mais dune perspective historique en raction au travail de

    Thulstrup, on pourrait croire que la teneur philosophique de la critique de Hegel na

    aucune chance de ressortir de son travail.

    Pourtant, dans sa conclusion, Stewart voque plusieurs critiques rcurrentes

    que Kierkegaard fait Hegel et qui ne peuvent sexpliquer par le contexte

    41OC, XVI, p.7142KRHR, p.59643KRH, p.381

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    historique danois, de sorte quil admet finalement que Kierkegaard peut tre mis en

    contraste avec Hegel et que son travail revient plutt, galement sur ce point,

    davantage prciser la thse de Thulstrup qu la problmatiser. Stewart indique

    en effet son tour que plusieurs types de critiques kierkegaardiennes dcoulent du

    fait que le projet de Kierkegaard est religieux tandis que celui de Hegel est

    philosophique44. Il va mme jusqu crire qutant ...donn que les deux

    produisent des choses plutt diffrentes, il nest pas clair quune comparaison de

    leurs concepts puisse tre fructueuse de toutes manires 45. Stewart fonde sa

    perspective, quil nesquisse dailleurs que pour ouvrir au questionnement enconclusion, sur les affirmations continuelles que Kierkegaard fait de ne pas tre un

    philosophe.46 Or, comme nous lavons vu en introduction, si Kierkegaard nest pas

    plus un philosophe la manire hglienne quil nest un chrtien la manire de la

    haute hirarchie de lglise danoise de son temps, il est certainement un philosophe

    la manire socratique et un chrtien en tant quimitateur du Christ.

    En plus dexposer les cibles danoises de plusieurs critiques, Stewart propose

    aussi, en contraste avec lapproche unilatrale de Thulstrup, de tracer un portrait

    dynamique de lapprhension kierkegaardienne de Hegel en y distinguant les trois

    moments que voici :

    1) Dans un premier temps, au cours de ses premiers travaux et en particulier

    dans Des papiers dun homme toujours vivant(1838), Le concept dironie (1841),

    de mme que LAlternative (1843), Kierkegaard serait fortement et positivement

    influenc par Hegel. Stewart ny trouve aucune expression polmique directe envers

    44KRHR, p.63345KRHR, p.63646KRHR, p.648

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    Hegel47.La Rptition (1843) est ensuite comprise comme uvre transitoire entre la

    premire et la seconde priode.

    2) Vient ensuite un second moment qui va de Crainte et tremblement(1843)

    jusquau Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846), o lon peut retrouver

    les critiques, du moins en apparence, les plus agressives de Hegel.

    3) Enfin, avec lensemble des uvres qui suivent partir de 1847 souvre

    une troisime priode o Hegel nest pratiquement plus mentionn directement,

    mais o, sporadiquement, comme dans La maladie la mort, on peut reconnatre

    des appropriations dlments mthodologiques hgliens

    48

    .Ce portrait permet ainsi de problmatiser la conception trop unilatralement

    anti-hglienne qui ressort du travail de Thulstrup et correspond au contexte

    historique de la relation qua entretenue Kierkegaard avec les deux hgliens danois

    que sont Heiberg et Martensen. Comme lessentiel de lapproche de Stewart est

    fond l-dessus, voici donc une brve esquisse de portrait de Heiberg et Martensen,

    et de leurs relations avec Kierkegaard.

    Heiberg na pas seulement introduit Hegel au Danemark, mais est aussi

    pote, critique littraire, traducteur, diteur de journaux, crivain de pices de

    thtre et directeur du Thtre royal. Il fut une sorte dinstitution incontournable

    Copenhague en termes de bon got et dlgance et le jeune Kierkegaard tomba

    compltement sous son charme.

    Lors dun voyage en Allemagne au cours duquel il a eu la chance de

    frquenter Hegel, Heiberg se met comprendre ce dernier la manire dont se

    47KRHR, p.59748KRHR, p.33-34

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    produisent les conversions religieuses49, ce qui amusera beaucoup le Kierkegaard

    plus mature50. Cette illumination ne sera dailleurs quun phnomne partiel

    puisquil crira lui-mme [quil reste plusieurs dtails de la totalit hglienne]

    que je nai pas saisis et nacqurrai peut-tre jamais 51.

    Bref, son retour au Danemark, il provoque, ds 1824, une sorte

    datmosphre dhgliano-manie, en utilisant plutt librement, mais avec beaucoup

    denthousiasme, ses notes de cours et celles damis assistant aux cours de Hegel.

    En 1833, dans un pamphlet intitul Sur la signification de la philosophie

    pour lre actuelle, Heiberg poussera sa passion pour Hegel jusqu crire que lonse trouve en situation de crise et quil ny a que la philosophie spculative

    hglienne qui puisse offrir une esprance de salut dans cette situation instable52.

    Lors dune invitation pour son cours de 1833, Heiberg avait vant les talents

    intellectuels particuliers des femmes, provoquant une rponse ironique de

    Kierkegaard propos de lexcellence des puissances suprieures de la fminit53.

    Un peu plus tard, Kierkegaard rcidivera dans le mme journal sous un

    pseudonyme, B avec un article esthtique tellement influenc par le style de

    Heiberg que lon croit que B est Heiberg lui-mme, ce qui donne beaucoup de

    confiance au jeune Kierkegaard et lui vaut den recevoir une lettre amicale54.

    Lchange polmique stendra jusquen 183655 et aura pour consquence de faire

    de Kierkegaard un membre du cercle de Heiberg.

    49KRH, p.1650PP, V C, 351KRHR, p.1652KRH, p.2753 Garff, Joakim, Sren Kierkegaard : A Biography, Princeton University Press, 2005, p.48-4954 Idem, p.463-6555OC, I, p.3-40

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    Cest alors quun certain Martensen entre dans le dcor. Lui aussi a voyag

    en Allemagne, mais pas avant 1834, de sorte quil na pas pu rencontrer Hegel. Il y

    fait toutefois la connaissance de Marheinek, Daub, Strauss, Baader et assiste

    quelques cours de Schelling56. De retour Copenhague, en 1836, il est nomm

    professeur la facult de thologie, o ses cours sont suivis par les membres les

    plus influents de lglise danoise57.

    Au cours des annes 1836-1837, Martensen loue alors Hegel comme tant le

    plus grand philosophe de lpoque et pour avoir reconnu la ncessit conceptuelle

    de la religion

    58

    , mais catgorise galement la philosophie hglienne commesommet rationaliste, o la conscience de Dieu est identique celle de lhomme, de

    sorte quil pense devoir aller plus loin que Hegel59. Enfin, partir de 1842,

    Martensen prendra davantage ses distances par rapport lhglianisme suite sa

    lecture de Strauss et Feuerbach60.

    Martensen est donc un hglien de droite la fois plus comptent et moins

    zl que Heiberg. En gnral, sil sait apprcier la valeur des ides de Hegel, il

    priorisera toujours la foi rvle sur la philosophie.

    A priori,Kierkegaard semble avoir eu de lestime pour Martensen puisquil

    la choisi afin de recevoir un enseignement en tutorat priv sur la Doctrine

    chrtienne de Schleiermacher au cours de lt 183461. Par contre, Martensen

    rencontre ensuite Heiberg Paris et en devient lami, de sorte que les deux forment

    56KRHR, p.5957 Garff, Joakim, Sren Kierkegaard : A Biography, Princeton University Press, 2005, p.8058KRHR, p.6059KRH, p.9360KRHR, p.61-6261KRH, p.45, KRHR, p.59

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    ensuite un clan ferm, louangeant tour tour leurs uvres respectives dans des

    semblants de critiques littraires. De plus, alors que Kierkegaard travaille sur le

    personnage de Faust, le hasard veut que Martensen publie en 1837 un travail sur le

    mme sujet, o tous les principaux points que Kierkegaard comptait apporter sont

    dj dvelopps62. Ainsi, Kierkegaard est devanc dans son travail, dans sa carrire

    acadmique et dans lamiti et linfluence quil aurait pu vouloir exercer sur

    Heiberg et son cercle par un jeune homme peine plus g que lui.

    Ceci dit, Kierkegaard continue chercher lapprobation de Heiberg et

    comme ce dernier dfend Hegel, si on priorise avant tout lhistoricitkierkegaardienne tel que le fait Stewart, il faut sattendre ce que Kierkegaard

    sabstienne alors de critiquer Hegel.

    Pourtant, comme nous le verrons au cours de notre exposition thmatique,

    on peut retrouver quelques critiques de Hegel ds sa premire publication en 1838.

    De plus, cest dans la revue de Heiberg que Kierkegaard tente dabord de se faire

    publier. Mais mme si Des papiers dun homme toujours en vie est surtout une

    critique plutt dfavorable dune nouvelle dAnderson, alors en froid avec Heiberg,

    comme ce dernier est dsormais sous linfluence de Martensen, le succs de la

    petite polmique de 1834-1836 nest pas suffisant pour que le texte soit accept et

    Kierkegaard devra le faire publier en plis spars par ses propres moyens63.

    Malgr cela, Stewart ne peut que trouver une influence positive de Hegel sur

    Kierkegaard et la situation reste la mme pour le Concept dironie ainsi que pour

    LAlternative, do la premire priode de sa prsentation.

    62KRHR, p.66, Garff, Joakim, Sren Kierkegaard : A Biography, Princeton University Press, 2005,p.78-79,63KRHR, p.115

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    Par contre, lorsque parat un certain ouvrage publi par Victor Eremita et

    intitulEnter-Ellen (LAlternative), Heiberg produit une critique o il ironise sur les

    proportions du livre et son titre bizarre avant dindiquer quon devient impatient

    du fait que lesprit peu commun de lauteur, son savoir et son habilet stylistique ne

    sont pas runis par une capacit organisatrice qui pourrait laisser les ides jaillir

    plastiquement 64. Quant auJournal du Sducteur, il sy dit dgot quun crivain

    puisse prendre plaisir crire tranquillement de telles choses. Toujours selon

    Heiberg, qui parle par lentremise du on , lauteur y fait une grande histoire

    dune bagatelle.Ds ce moment, lestime de Kierkegaard pour Heiberg diminue grandement

    et cest pourquoi Stewart fait de La Reprise une uvre transitoire entre sa premire

    et sa seconde priode de critiques kierkegaardiennes de Hegel.

    Par la suite, Heiberg rcidivera avec une critique dans les mmes tons

    propos deLa Reprise et ce serait la goutte qui fait dborder le vase daprs Stewart.

    Dsormais, Heiberg nobtient plus aucune estime de Kierkegaard de sorte quune

    nouvelle priode de critique plus agressive contre Hegel peut dsormais commencer

    avec Crainte et tremblementjusquauPost-Scriptum.

    Enfin, comme lcrit Kierkegaard dans son journal en 1847, tant donn que

    personne nvoque plus le Systme , il nest plus dactualit dvoquer Hegel65.

    Historiquement, la prsentation dynamique de Stewart nest donc pas

    dnue de fondements, mais comme elle sen tient exclusivement lhistoire, sans

    tenir compte des diffrentes positions existentielles des pseudonymes ni dun sens

    64 Caron, Jacques,Angoisse et communication chez S. Kierkegaard, Odense University Press, 1992,p.4165PP, VIII, I, A, 482

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    de la totalit de luvre kierkegaardienne, le contenu du changement dans lopinion

    kierkegaardienne de Hegel nest pas mis en lumire. Nous la traiterons donc comme

    une proposition vrifier, aprs avoir propos un angle de lecture philosophique de

    Kierkegaard, dans la premire partie de notre exposition thmatique.

    Ceci dit, aprs avoir exclu de lquation ce qui ne peut sadresser quaux

    contemporains hgliens danois de Kierkegaard et propos une approche

    dynamique de la critique kierkegaardienne de Hegel, Stewart fait tout de mme

    ressortir, non seulement plus de contenu critique de Kierkegaard sur la philosophie

    hglienne que ne lavait fait Thulstrup en 1979, mais il le fait de manire plusprcise.

    Premirement, Stewart mentionne quil ne trouve aucune cible dans

    lentourage danois de Kierkegaard pour sa dnonciation dabsence dthique chez

    Hegel, de sorte quil semble quelle vise bel et bien Hegel. En fait, ce dernier

    expose pourtant une conception de lthique, particulirement dans la Philosophie

    du droit, mais Kierkegaard peut trs bien soutenir tout de mme quil ne sagit pas

    dune thique authentique puisque lexposition hglienne ne tient pas compte de

    lindividu et de lexistence thique comme exception66.

    Stewart relve aussi, dans la mme optique, que dans Crainte et

    tremblement, Kierkegaard critique Hegel parce quil ne reconnatrait pas la

    supriorit de la religion individuelle sur lthique du gnral, de sorte quAbraham

    devrait tre condamn comme criminel par Hegel au lieu dtre considr comme

    66KRHR, p.633-634

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    pre de la foi. Or, comme le fait remarquer Stewart, la Philosophie du droitexpose

    une philosophie sociale et politique et non la foi ou la rvlation67.

    Une autre diffrence apparat propos de la signification accorde au terme

    d actualit . Ce qui est actuel pour Kierkegaard correspond au vcu

    existentiel individuel, tandis que Hegel ne tient pas compte de lactualit sur ce

    plan, mais seulement dans la mesure o elle entre dans la pense68.

    Sur un plan plus gnral, Stewart remarque que la philosophie est, pour

    Hegel, une affaire universelle, scientifique, tandis que pour Kierkegaard, cest

    lindividu seul qui compte, lexistence et la religion plutt que lrudition

    69

    .Stewart relve aussi le fait que Kierkegaard critique la tentative hglienne

    dexpliquer lincarnation ou le paradoxe, de manire rduire le christianisme une

    forme finie et sursume de la conscience. Or, le projet hglien vise une saisie de la

    structure conceptuelle de toutes les sphres du rel, laissant de ct la question de

    lindividu, tandis que Kierkegaard vise plutt le paradoxe de lincarnation et

    labsurdit de la foi personnelle de lindividu70.

    Grce Stewart, nous disposons donc dun point de vue historique

    vrifiable qui problmatise la projection dopinion quavait faite Thulstrup, et de la

    vision standard dun Kierkegaard navement hostile Hegel quil avait

    conforte. Il a galement mises en lumire les cibles originales de certaines

    critiques dans lentourage danois de Kierkegaard (ce qui nous permet dapercevoir

    prcisment les critiques qui ne peuvent sadresser qu Hegel), propos une

    67KRHR, p.63568KRHR, p.634-63569KRHR, p.637-64670KRHR, p.635-636

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    exposition dynamique de la relation de Kierkegaard Hegel qui pouse la courbe de

    sa relation historique avec Heiberg et Martensen et tout cela, sans compter les pistes

    de critiques kierkegaardiennes de Hegel que Stewart expose en plus grand nombre

    et de manire plus prcise que Thulstrup dans sa conclusion.

    Voyons maintenant si nous sommes en mesure dapporter une contribution

    la question sur le plan philosophique.

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    Chapitre 2

    Lexception

    Comme nous venons de le voir, Thulstrup abordait la relation de

    Kierkegaard Hegel en sen tenant un bilan suffisamment dtaill des parties de

    chacun qui ont quelque chose voir avec lautre 71 tandis que Stewart, en raction

    Thulstrup, se concentre plutt sur le contexte historique danois dans lequel la

    critique kierkegaardienne est crite. De plus, si aucun des deux ne part dune

    conception de la totalit de luvre kierkegaardienne, chacun noncent quelquesfaits partir desquelles le sens de cette critique pourra nous tre accessible.

    Chez Thulstrup la piste est bien mince, il est vrai. Par contre, on sait

    maintenant que la raison principale pour laquelle Kierkegaard et Hegel nont pour

    lui rien en commun provient du fait que le projet de Kierkegaard est religieux,

    tandis que celui de Hegel est philosophique72.

    De manire similaire, en conclusion, Stewart voque plusieurs critiques

    rcurrentes qui ne peuvent sexpliquer par le contexte historique danois et dont il

    justifie la provenance de la mme manire que Thulstrup.73 Il va mme jusqu

    crire quen consquence, la comparaison entre les deux auteurs risque de navoir

    aucune chance dtre fructueuse74.

    Fort de la mise en lumire de lhistoricit de la critique kierkegaardienne de

    Hegel faite par Stewart, nous apercevons aussi clairement quune lecture de

    71KRH, p.11--1272KAH, p.10073KRHR, p.63374KRHR, p.636

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    Kierkegaard trop fidle ses intentions explicites bloque toute tentative de

    comprendre philosophiquement sa critique de Hegel. Notre volont daborder la

    question de manire philosophiquement fconde nous force donc proposer un

    angle de lecture philosophique de Kierkegaard. Cest dans cette optique que nous

    nous sommes propos de lire Kierkegaard comme un philosophe de l exception .

    videmment, mme si on fait abstraction du fait que Thulstrup et Stewart

    tendent tous deux dexpliquer les diffrences entre Kierkegaard et Hegel par celles

    qui existent entre un dessein religieux et une vise philosophique, notre approche

    doit tout de mme tenir compte du fait que Kierkegaard lui-mme considre que sonuvre tout entire se rapporte au christianisme, au problme du devenir

    chrtien 75.

    Sans dfendre une hermneutique de la mort de lauteur, nous croyons,

    linstar de Politis76, non seulement quune lecture philosophique de Kierkegaard est

    possible, mais quelle permet mme une possibilit de comprhension plus

    englobante quune approche religieuse. En effet, lorsque Kierkegaard procde aux

    explications sur la smantique existentielle de son discours, il le fait en oubliant

    ses publications qui prcdent lanne 1843. Or, ses premiers textes publis, qui ne

    pourraient tre lus dans une perspective religieuse, font aussi voir des critiques de

    Hegel quil nous semblerait malhonnte de laisser de ct. En contrepartie, la

    notion d exception est omniprsente dans luvre entire de Kierkegaard et

    mme sa conception de la religion nous semble en dcouler.

    75OC, XVII,p.3-476 Politis, Hlne,Le concept de philosophie constamment rapport Kierkegaard, ditions Kim,2009, p.153

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    Si Kierkegaard ne peut absolument pas tre considr comme un philosophe

    dans la mesure o la philosophie se veut un discours total, absolu, universel, la

    manire de Hegel, il lest certainement la manire socratique, comme mise en

    question des certitudes, et cest sur ce plan indniablement philosophique que leurs

    diffrences nous intressent. Cest dans cette optique, par exemple, qu linverse

    de ses contemporains - qui considrent le progrs comme partant de la philosophie

    de vie pour passer la philosophie comme doctrine, jusqu atteindre la philosophie

    scientifique - Kierkegaard croit que le progrs en philosophie part de la science, qui

    importe peu existentiellement, vers la vie, o se trouve tout ce qui importe vraimentpour lexception77.

    Comme le dit Colette, si Kierkegaard puise en effet bel et bien dans le

    non-philosophique (comme la religion et ses antcdents familiaux) cest dans

    loptique de mener son terme lentreprise inaugure par Kant, Fichte et

    Schelling : la rhabilitation de la croyance, le primat du pratique et la prise en

    compte de la finitude humaine 78.

    Cest ainsi que, bien que nous soyons prt admettre que notre choix

    daborder Kierkegaard partir dun angle philosophique constitue de prime abord

    une ptition de principe et que la lettre mme de philosophie ne peut se trouver

    dans lcriture kierkegaardienne, il ne nous semble impliquer aucune violence

    faire au texte. Lire Kierkegaard comme un philosophe de lexception nous permet

    mme, au contraire, den suivre lesprit de manire plus englobante que lapproche

    religieuse gnralement employe.

    77PP, X, A, I-8978 Colette, Jacques,Kierkegaard et la non-philosophie, Gallimard, 1994, p.200

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    Dautre part, on voque souvent limportance de Kierkegaard pour les

    existentialistes, de sorte que lon pourrait se demander pourquoi nous ne lisons pas

    Kierkegaard en tant que philosophe de lexistence au lieu de le lire comme

    philosophe de lexception. Or, bien quil soit exact que Kierkegaard aborde

    lexistence et quil ait pu encourager le dveloppement de ce genre de courant de

    pense, la simple description de lexistence nest rien pour Kierkegaard et le simple

    fait dexister non plus. Ce qui importe pour lui, cest dexister de manire

    exceptionnelle et la description de lexistence na de valeur que si elle se fait cette

    fin. Cest ainsi que nous croyons pouvoir affirmer que, chez Kierkegaard lhomme nexiste humainement quen devenant exception 79. En effet, toute

    luvre kierkegaardienne peut tre lue commeprsentation de lexception, la fois

    comme volont douvrir la possibilit de lexception son interlocuteur, mais

    surtout comme rendre prsent de lexception, par son actualisation dans laction

    vivante que constitue lcriture. Au lieu d existentialisme , cest donc plutt

    d exceptionnalisme quil faudrait parler pour dcrire luvre de Kierkegaard.

    Cest ainsi que, comme Hegel est gnralement reconnu comme tant le

    reprsentant par excellence de la philosophie absolue, rationnelle et objective, nous

    nous sommes propos de lire le rapport de Kierkegaard Hegel comme celui de

    lexception qui confirme la rgle. Maintenant, si, pour reprendre lexpression de

    Jaspers, Kierkegaard nous entrane philosopher le regard fix sur

    lexception 80, reste voir en quoi consiste l exception dans luvre

    kierkegaardienne et comment elle sy retrouve partout pour en constituer le sens.

    79 Adorno, Thoedor W.,Kierkegaard : Construction de lesthtique, Payot, 1979, p.17680 Jaspers, Karl,Nietzsche et le christianisme, suivi de Raison et existence, Bayard, 2003, p.283

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    2.1. Quest-ce que l exception ?

    Dans Crainte et tremblement, par le biais de Johannes de Silentio, un

    pseudonyme qui sinterroge sur la foi, Kierkegaard voque trois stades de

    dveloppement de lexistence humaine. Le premier est celui de la singularit

    immdiate ou naturelle, dans lequel la personne estson environnement, sans aucun

    recul. Vient ensuite le travail vers le gnral, ou vers la rgle. Lorsque lhumain

    existe dans ce stade, sa singularit immdiate devient sa tentation, nous dit

    Kierkegaard. Ce travail implique la rflexion, la capacit de penser objectivement,

    de sabstraire, par la mdiation, de son immdiatet. Puis, arrive le stade olindividu peut devenir seconde immdiatet ou exception. Cette singularit

    exceptionnelle connat le gnral et se met singulirement en rapport avec un

    absolu, par-del le gnral. Elle sapproprie ainsi elle-mme, en fonction dune loi

    quelle sest donne pourson monde propre. Pour lindividu exceptionnel, le

    gnral devient alors la tentation81 et cette tentation consiste trouver le repos dans

    la dialectique de limmanence, dans lthique du gnral, alors que la dialectique de

    lexception demeure toujours en tension, sans repos82.

    Lexemple extrme que prend Johannes de Silentio dans Crainte et

    tremblementest celui dAbraham qui est prt sacrifier son fils si cest la volont

    divine, suivant ainsi son idal de foi tout en tant tent par le gnral, qui interdit le

    meurtre et encore plus linfanticide.

    Lexception est ainsi lexistence qui sest dabord dtache de son

    immdiatet, en passant par la rflexion, pour retourner une immdiatet qui est

    81OC, V,p.15382OC, V, p.167

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    une immdiatetseconde, cest--dire quelle se sait immdiate et sassume comme

    telle en conservant un rapport la rflexion. Son positionnement par-del la pure

    rflexion nest pas contingent, mais le fruit dune volont de travailler un idal

    vers lequel lexistence a choisi de tendre. Alors que la rflexion peut parler de

    lidal, travailler laccomplir implique la ncessit de sortir du discours rflexif

    pour agir. Cest dans lactualit dun prsent et selon les moyens de la finitude

    humaine que la seconde immdiatet, lexception, existe.

    En dautres termes, lorsque la rflexion veut apprhender lactualit, elle

    doit la transformer en possibilit, et donc en actualit de pense, en actualitnominale du point de vue de lexistence, tandis que tout passage de la possibilit

    lactualit est toujours un pas en avant dans le prsent vers le futur, une sortie de

    lactualit dans la pense vers lactualit de lexistence et cest dans lactualit de

    lexistence que prend place lexception, do sa part dimmdiatet lie son

    actualit.

    Du point de vue temporel, alors que lexistence se droule au prsent, la

    rflexion ne peut qutre rtrospective. Toute mdiation implique, en effet, que le

    mdiatis soit dabord pass. Comme lcrit lthicien deLAlternative : pour que

    je puisse mdiatiser les contraires, il faut dabord quils aient t 83, et se tourner

    vers le pass, vers toute lhistoire vcue ne me semble apporter aucune rponse

    ma question; car je minforme de lavenir 84. La rflexion est ainsi toujours

    historique, ne saisissant que le pass, et cest pourquoi elle trouve de la stabilit,

    tandis que lactualit est toujours prsente, en mouvement, instable et imprvisible.

    83OC, IV, p.15584OC, IV, p.155

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    Ds lors, aussi bien la logique que lhistoire ne sont jamais actuelles ,

    mais existent, dune part comme actualits dans la pense et, dautre part, comme

    possibilits pour lexistence en acte85. Pour devenir exception, lindividu doit

    trouver un idal quil pose dans le futur et vers lequel il travaille dans lactualit

    prsente. Il pourra ensuite porter un regard rflexif sur le chemin accompli, un

    regard en arrire sur son pass, activit qui lui sera ncessaire pour sorienter dans

    lexistence. Ce passage par la rflexion demeurera par contre toujours un moyen de

    retourner de manire plus claire son actualit exceptionnelle, son immdiatet

    seconde, impliquant un saut hors de la rflexion, au prsent, vers le futur. Cestdans cette optique que Kierkegaard fait crire ce qui suit Johannes Climacus :

    Pour une doctrine, le maximum est de la comprendre pour unecommunication existentielle, le maximum est dy avoir son existence Pour une doctrine, le rapport de possibilit est le maximum; pourune communication existentielle, cest la ralit; vouloir comprendreune communication existentielle, cest vouloir faire de son rapportavec elle un rapport de possibilit. 86

    videmment, la communication dune telle vrit dexistence ne sera perue

    que par un interlocuteur participant existentiellement cette mme vrit et la

    comprhension de sa pense la plus propre restera trs ardue, voire impossible aux

    autres. Par contre, par volont douvrir un plus large auditoire sa vrit

    dexistence exceptionnelle, Kierkegaard emploiera un langage indirect. En faisant

    mine dexprimer une vrit doctrinale pour la comprhension, de se limiter

    lexpression crite, il marquera ironiquement les limites de la contemplation des

    possibilits dans labstraction afin dentraner son lecteur la ralit de lexistence.

    85PP, X, 2, A, 43986OC, XI, p.70

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    On sait que Hegel nest pas compris de tous et chacun87 et on connat la

    lgende selon laquelle Hegel serait mort en disant que personne ne lavait

    compris, sauf un seul, qui lavait compris de travers 88. Hegel lui-mme semble

    dailleurs avoir consciemment voulu tre difficile comprendre, au moins au cours

    dune certaine priode, puisquil crit le 10 octobre 1811 : [M]es travaux en vue

    de mes cours auront pris une forme ... plus la porte de mon auditoire car je me

    sens chaque anne plus dispos me mettre la porte des gens . 89

    Cette difficult que comporte la lecture de Hegel pourrait tre comprise

    comme un signe dintriorit exceptionnelle impliquant une communicationindirecte de sorte que lexception croirait tort confirmer une rgle. Cest pourquoi

    Kierkegaard a pris en considration cette possibilit (dans le contexte du dernier

    mot attribu Hegel) et la rejete de la manire suivante :

    Le mot de Hegel a de prime abord le dfaut dtre direct et prouveassez que Hegel na pas connu lart dexister dans lambigut de ladouble rflexion. En outre, son enseignement en dix-sept volumes biencompts est une communication directe. 90

    Pour Kierkegaard, la philosophie hglienne se dploie donc entirement

    dans la rflexion, ne laissant place quau mode historique, objectif, du pass, sans

    esprance et sans tenir compte de lactualit propre lexistence exceptionnelle. Ce

    phnomne accompagne toute tentative de saisir la totalit de lexistence par la

    rflexion pour Kierkegaard, tentative que Hegel a brillamment accomplie et cest

    87KAH, p.5288OC, X, p.6789 Hegel, G.W.H., Correspondance I, Gallimard, 1962, p.34690OC, X, p.67

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    pourquoi lexception ne va jamais dmolir la rgle, mais plutt, toujours la

    confirmer.

    Voyons maintenant, avant de passer la critique kierkegaardienne de Hegel,

    si lexception se trouve bien dans lensemble de luvre kierkegaardienne o Hegel

    est voqu.

    2.2. Prsence de lexception dans lexistence kierkegaardienne

    Dans un passage du journal dat du 11 mai 1848, Kierkegaard remarque que

    la majorit de lhumanit passe sa vie dans limmdiatet, arrivant parfois, envieillissant, une bauche de rflexion, sans jamais atteindre limmdiatet

    seconde, de sorte que la possibilit de la foi authentique lui chappe.

    Or, cause de lducation dun pre trs lourdement tourment de remords

    dordre religieux, mais aussi de sa fragilit corporelle, Kierkegaard a pu crire de

    lui-mme que, quoique enfant, il tait dj vieux comme un homme g 91. Son

    enfance et son adolescence, priodes normalement vcues dans la premire

    immdiatet, dans la sant et la confiance en la vie, ont t pour lui des priodes

    difficiles. Par contre, il a galement pu goter trs tt aux joies de lexistence

    spirituelle92.

    Ainsi, lorsque survient, en 1835, une crise spirituelle intense, un grand

    tremblement de terre 93, Kierkegaard cherche alors se rorienter dans lexistence

    afin de se constituer comme exception :

    91OC, XVI, p.11192PP, VIII.I, A, 64993PP, II, A, 805

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    Ce dont jai rellement besoin est de savoir clairement ce que jai faire, non pas ce que je dois savoir, exception faite de la connaissancequi doit prcder laction. [L]e point consiste trouver une vrit quisoit vraiepour moi, de trouverlide pour laquelle je suis prt vivre etmourir. 94

    Au lieu de sabandonner sa subjectivit immdiate ou den rester la

    rflexion, il commence alors chercher une possibilit dexistence qui ne

    corresponde pas au savoir de la connaissance objective, mais un savoir dun point

    qui sera objectifpour lui, qui sera tout son tre et le constituera ainsi comme

    exception.

    Cette situation de drliction, de dsarrois, entranera Kierkegaard

    prparer la voie lexception et non viser quelques secours dans la rflexion

    mtaphysique :

    Certainementjaccepte toujours un impratif de connaissance mais il doit alors tre appropri dune manire vivante en moi, et cestcela que je conois comme point principal Cest ce dont jai besoinpour mener une vie entirement humaine et non seulement une vie deconnaissance, pour viter de fonder mon dveloppement spirituel sur oui, sur une chose que les gens appellent objective une chose quinest mienne sur aucun plan, et la fonder la place sur une chose quiest lie avec les racines les plus profondes de mon existence mmesi tout le monde seffondrait. 95

    Pour Kierkegaard, un idal est une possibilit fournissant un prototype qui

    souvre partir du rel et par rapport auquel on peut se rapporter rflexivement ou

    dans son existence concrte, et lexistence exceptionnelle commence lorsquun

    individu se dcide, srieusement , la vie la mort, en faveur dune ide. Par la

    suite, partir de 1843, lexception se manifestera chez Kierkegaard sur le plan

    94PP, I, A, 7595PP, I, A, 75

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    religieux, mais avant de sactualiser de la sorte, il demeurera volont dexception,

    dans la drliction. Il prsentera lexception de manire rflexive, y compris par

    rapport Hegel, comme une possibilit quil ne choisit pas encore dincarner.

    Plus prcisment, avant 1843, si les journaux de Kierkegaard montrent une

    proccupation constante pour le religieux, ses uvres publies concernent la

    politique, lart et lironie, mais jamais lthique ou la religion. Dautre part,

    exception faite des articles de presse que Kierkegaard publie entre 1834 et 1836

    pour tester ses capacits de polmiste, toutes ses publications font valoir lexception

    et cest pourquoi nous ne pouvons trouver un meilleur angle pour comprendre lesens de la totalit kierkegaardienne.

    En effet, ds la premire publication de Kierkegaard 1838,Des papiers dun

    homme encore en vie, ce dernier dfend clairement lexception, sans chercher en

    imposer une conception particulire96. Il y crit quune conception de la vie doit

    tre exceptionnelle, quelle ne doit pas se contenter dexpriences fragmentaires ou

    de propositions abstraites, mais plutt tre une certitude intrieure[,] quelle reste

    oriente vers toutes les proccupations de ce monde [ou] dirige vers le ciel 97.

    Lexception ne dpend pas dvnements externes et ne sabandonne pas sa

    contingence, mais se donne sa propre loi. Cette ide ne doit pas tre une fixation, ni

    servir la destruction, mais doit se dvelopper dans la personne comme individu98.

    En 1841, le Concept dironie constamment rapport Socrate sert

    dfendre, dune part, une conception exceptionnelle de lironie contre lironie

    romantique et, dautre part, lexceptionnalit de Socrate contre la conception de la

    96OC, I, p.9097OC, I, p.8698OC, I, p.90-91

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    rgle hglienne. Comme ces deux points sont lis la critique kierkegaardienne de

    Hegel, nous y reviendrons dans notre exposition thmatique. De plus, dans sa

    conclusion, Kierkegaard prsente la possibilit de lexception comme tche, en ce

    quelle doit transfrer les rsultats de la science dans la vie personnelle , quelle

    doit se les approprier personnellement99.

    Enfin, la promotion de lexception se concrtise sur le plan religieux par le

    biais de luvre double qui commence tre publie partir de 1843. Lexception

    devient ainsi une ncessit pour quiconque souhaite tre chrtien : [l]e

    christianisme est accessible tous mais seulement en vertu, que chacun deuxdevienne un individu, devienne lindividu singulier 100.

    Cette concrtisation se produit en 1843, ds la publication de LAlternative

    et des deux premiers Discours difiants101, de sorte que si elle implique un

    changement dopinion sur un aspect de la philosophie hglienne, cest ce

    moment quil devrait apparatre. Or, il existe bel et bien un mouvement dans la

    critique kierkegaardienne de Hegel ce moment et exclusivement sur le plan

    thique. Nous reviendrons sur ce point dans la premire section de notre exposition

    thmatique.

    Ce quil faut retenir pour linstant cest que lexception est prsente dans

    lensemble de luvre reprsentative de Kierkegaard o Hegel est mentionn.

    Reste maintenant voir comment lexpression d exception qui confirme

    la rgle nous permettra de saisir son rapport Hegel.

    99OC, II, p.295100PP, VIII.I, A, 9101OC, XVI, p.3-4

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    2.3. Lexception qui confirme la rgle

    Si nous dfendons la possibilit dune comprhension de luvre

    kierkegaardienne comme exception , nous croyons galement que Kierkegaard

    percevait implicitement la philosophie hglienne comme rgle , de sorte que

    son rapport philosophique Hegel peut tre compris comme correspondant une

    confirmation de la rgle par lexception. Mais quentendons-nous par rgle ?

    La rgle, cest le pur fruit de la rflexion, cest la contemplation du pass et

    du spectre infini des possibilits. La rgle reste dans son immanence, elle ne passe

    pas limmdiatet seconde puisquelle nactualise aucune possibilit existentiellepositive au prsent. Chez Hegel, la science philosophique slve pour atteindre une

    ralit spirituelle par-del le fini et le passager de la premire immdiatet. Or,

    comme la rgle nactualise pas la possibilit de lexception autrement que comme

    pense et que lexception rside dans lactualit dun prsent, elle ne peut alors que

    lassimiler la premire immdiatet.

    La rgle que constitue le langage hglien implique exclusivement

    lexpression objective, universelle, conceptuelle, historique, dont le locuteur est

    exclu, aboutissant, comme toute thorie du signe se construisant sur ce modle,

    une vision normative et exclusive. En effet, chez Hegel, tout ce que la rgle ne peut

    contenir est, pour la rgle, faux , mauvais et dnu de sens .

    En grammaire, la rgle exclut ainsi la faute dorthographe, lerreur de

    traduction, la faute de typographie, dnonciation, dimprimerie, etcetera. La

    formule grammaticale selon laquelle lexception confirme la rgle signifie donc que

    lexception nest quun mot creux dont toute la vrit se rduit la possibilit de se

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    plier la rgle, ce qui confirme quil ny a que la rgle quisoitde manire lgitime.

    Pour ainsi dire, toute la grammaire nest alors que la rgle.

    Pour la rgle, la libert, cest elle-mme et rien dautre. Or, la libert

    ncessaire lexception ne peut tre dduite sous aucune rgle universelle, mais

    constitue tout de mme la ratio essendi de lexception, comme dirait Kant.

    Lexception est alors la ratio cognoscendi de la libert. Elle ne prouve pas la libert,

    mais pointe vers cet inconnaissable, en lacceptant comme transcendance lui

    ouvrant la possibilit de lexception. Il y a donc un saut de la rgle lexception.

    Le commencement hglien prsuppose un langage

    102

    particulier capable dedcrire le procs du Sujet absolu. Ce langage particulier est lorgane de

    luniversel 103 et, dans cette mesure, de la rgle hglienne :

    [I]l ne peut tre question de ma philosophie, mais toutephilosophie est la conception de labsolu par lui-mme lathologie a toujours exprim la mme chose. Mais des malentendussur ce point ne peuvent tre vits chez des gens qui, lorsquil sagit depareilles ides, ne peuvent pas perdre de vue leur propre personne. 104

    Si nous prenons lexemple du commencement de la Phnomnologie de

    lesprit, la certitude sensible pointe dabord passivement ltre pur dun objet et se

    contente de la simple mention de ce fait. Hegel met lpreuve cette vrit en

    prenant comme exemple dune certitude sensible la rponse Le maintenant est la

    nuit la question : quest-ce que le maintenant? . Or, cette rponse ne sera plus

    vraie midi puisque la vrit du maintenant ne correspond pas une certitude

    102 Sur la question du langage chez Hegel, voir Gauthier, Yvon,Hegel : Introduction une lecturecritique, PUL, 2010, p.55-62103 Gauthier, Yvon,Hegel : Introduction une lecture critique, PUL, 2010, p.8104 Hegel, G.W.H., Correspondance II, Gallimard, 1963, p.192

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    sensible particulire, mais est un universel. La vrit de la certitude sensible est

    ainsi sursume par luniversel. Cet universel permet dnoncer le sensible, mais pas

    de nous le reprsenter, de sorte que cest comme langage que la certitude sensible

    est sursume par luniversel105.

    Dans la mesure donc o lnonciation est crite et conserve, elle est

    toujours donne comme universelle par Hegel et la vrit de la certitude sensible

    retrouve sa vrit dans limmanence de ce langage de luniversel, qui rejette tout ce

    qui ne sexprime pas de manire stable et vrifiable.

    Le langage de lexception ne peut donc pas tre exprim par la rgle, maiscela nimplique pas que lexception soit inexprimable ni quelle doive dtruire la

    rgle. Toute exception passe, au contraire, ncessairement par la rgle. Elle doit

    dabord passer par la rflexion avant de pouvoir voluer vers limmdiatet

    seconde, o son tat demeure toujours en tension entre limmdiat et la rflexion.

    En effet, lexception qui couperait tous les ponts avec la rflexion se rduirait

    affirmer une particularit arbitraire et retomberait dans la premire immdiatet.

    Dans cette mesure, lexception demeure donc de la rgle tout en trouvant sa vrit

    hors de la rgle, dans le devenir existentiel desa propre rgulation exceptionnelle.

    Lexception se joint ainsi la rgle pour rejeter les fautes ou erreurs de la

    premire immdiatet, mais le fait non pas dans le but de simposer en tant que

    rgle, mais pour prsenter la possibilit de lexception, dune rgulation

    exceptionnelle distincte de la premire immdiatet comme de la rflexion.

    La formule grammaticale signifie ainsi, du ct de lexception, quelle

    confirmedoublementla rgle. La confirmation sera donc, dabord, 1) rflexive, 1.1)

    105 Hegel, G.W. H.,Phnomnologie de lEsprit I, Gallimard, 1993, p.107-111

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    dans la mesure o lexception exclut tout autant que la rgle la contingence de la

    premire immdiatet et 1.2) quelle rappelle la rgle elle-mme lorsquelle

    manque dobjectivit. Dautre part, elle sera 2) ironique, 2.1) dabord en mettant en

    lumire les limites de la rgle, 2.2) et ensuite en se faisant valoir comme exception,

    en contraste avec la rgle.

    Lexception peut videmment se croire aristocratiquement hors de porte du

    commun des mortels et ne sadresser qu elle-mme, mais si elle se concrtise sur

    le plan religieux, comme chez Kierkegaard partir de 1843, la possibilit de

    llection divine se transformerait alors en orgueil aveugle. Pour Kierkegaard,lexception est plutt la seule possibilit existentielle humaine o lgalit complte

    devient vraiment possible et cest dans lintention douvrir son lecteur cette

    possibilit que son uvre dcriture exceptionnelle religieuse trouve sa raison

    dtre. 106

    De plus, lexception ne peut parler avec autorit pour imposer la loi de son

    tre car elle se comporterait alors comme une rgle. Cest dans cette optique que

    Kierkegaard indique, dans la prface des Deux discours difiants de 1843, ntre

    pas un professeur parlant avec autorit et objectivit, mais quil prsente plutt son

    oeuvre dcriture, comme une petite fleur insignifiante lombre de la grande

    fort 107. La grande fort dsignant videmment la production dinnombrables

    livres, aux titres et sujets choisis en fonction du lectorat de masse, de sorte que son

    petit recueil de discours difiants disparat dans lombre de cette fort qui naccorde

    aucune valeur ldification. Lexception ne cherche donc pas susciter des

    106 Perrot, Maryvonne, Sren Kierkegaard, lexception, ditions du Beffroi, 1989, p.13107OC, VI, p.5

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    disciples, mais plutt veiller son gal en lautre. Pour lexception, rien nest plus

    vrai que la phrase suivante dHermann Hesse : La vrit se vit, elle ne senseigne

    pas ex cathedra 108.

    Lexception est donc omniprsente dans luvre kierkegaardienne et elle

    devrait se positionner comme confirmation par rapport la rgle que constitue la

    philosophie hglienne. Mais avant de passer notre exposition thmatique et de

    vrifier si notre hypothse tient la route, quelques considrations mthodologiques

    nous semblent dabord ncessaires.

    108 Hesse, Hermann,Romans & nouvelles, Librairie gnrale franaise, 2002, p.1502

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    Chapitre 3

    Mthodologie

    Aprs avoir prsent la possibilit dune lecture de Kierkegaard comme

    philosophe de lexception, expos lexception telle quon la trouve chez

    Kierkegaard, montr quelle accompagne toute sa dmarche dcriture et indiqu

    comment nous croyons que lexception peut confirmer la rgle, il nous faut

    maintenant valuer la fcondit de notre perspective.

    Suivant la mise en garde que nous fait Kierkegaard de ne pas viser trop haut,car la justesse de notre conception nimplique pas que nous puissions la mener

    bien109 et sans prtendre donner le dernier mot sur la question, nous commencerons

    par tablir un cadre mthodologique afin de procder de manire prcise et

    vrifiable.

    Ce passage nous semble dautant plus essentiel tant donn la quantit et la

    varit des crits de Kierkegaard. Il a laiss, en effet, une trs grande quantit de

    journaux, de lettres et duvres publies, parfois titre posthume et parfois sous

    des pseudonymes, et o sont employes diverses formes littraires, allant de

    larticle de journal au sermon, en passant par lessai, le recueil daphorismes, le

    discours difiant, le recueil de lettres ou de journaux fictifs.

    Une fois notre cadre mthodologique tabli, il nous faudra valuer lespace

    quoccupe Hegel au sein de la totalit de cette uvre, de manire pouvoir nous

    assurer que notre conception de Kierkegaard peut sappliquer la totalit de sa

    critique de Hegel.

    109OC, XVIII, p.69

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    3.1. Apprhension de lcriture kierkegaardienne

    Dabord, il faut comprendre que notre recherche ne vise que ce que

    reprsente Hegel pour Kierkegaard. Ce nest donc que dans la mesure o il est

    voqu par Kierkegaard que nous consulterons les textes de Hegel.

    Ceci tant dit, nous prioriserons les crits publis de son vivant par

    Kierkegaard sur le reste des matriaux qui composent son uvre et voici pourquoi.

    Tout dabord, les journaux ont servi de moyen Kierkegaard pour

    dvelopper ses ides, comme si elles ne devaient tre lues que par un ami intime,

    sans tenir compte de ses craintes face aux rceptions critiques ventuelles, ni sesoucier de lutilisation quil pourrait ventuellement en faire. Ce faisant, comme il

    lcrit le 13 juillet 1837, il se mettait dans ltat desprit qui lui tait ncessaire pour

    vaincre sa timidit110. Il sen est donc servi pour y introduire des remarques sur ses

    lectures, sur les cours quil suivait, produire des brouillons de lettres ou de ses

    diverses publications et travailler sa pense de manire trs personnelle. Ses

    journaux sont donc la base de tout dans lcriture de luvre kierkegaardienne et

    constituent une source dinformations prcieuse, vraiment providentielle pour venir

    claircir certains points, mais ne peuvent tre traits sur le mme pied que ses

    publications pour comprendre sa pense tant donn leur caractre personnel et

    brouillon.

    Ensuite, plusieurs lettres crites par Kierkegaard ont galement t

    conserves et offrent lavantage sur les journaux de ne pas constituer des brouillons,

    mais conservent toutefois un caractre dintimit que nont pas les uvres publies.

    110PP, II, A, 118

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    videmment, nous ne nous priverons pas daller consulter tout ce qui peut

    tre pertinent pour notre recherche dans lcriture kierkegaardienne dans les

    journaux et les lettres, mais nous donnerons la priorit aux crits publis de son

    vivantpuisque nous tentons de viser sa pense sous une forme acheve et assume.

    Comme Stewart, et contrairement Thulstrup (qui passe la majorit de son

    temps dans les journaux), cest donc lensemble des publications de Kierkegaard

    qui constituera notre source premire pour trouver le sens de la totalit

    kierkegaardienne et de sa critique de Hegel.

    Dautre part, il faut aussi noter que certains livres kierkegaardiens, soit Lalutte entre lancienne et la nouvelle cave savon,Johannes Climacus etLe livre sur

    Adleront t trouvs dans les journaux et publis de manire posthume. Bien quils

    puissent nous sembler parfaitement aboutis, Kierkegaard avait finalement choisi de

    ne pas les rendre publiques, pour diverses raisons. Sur ce point, contrairement

    Stewart, qui les prend en considration au mme titre que les ouvrages publis du

    vivant de Kierkegaard, sous prtexte quils sont gnralement reconnus comme

    des textes indpendants 111, nous les traiterons tous ici sur le mme pied que les

    journaux do ils proviennent.

    Enfin, certaines uvres ont t publies sous le patronyme de Kierkegaard,

    tandis que dautres le sont sous une varit de pseudonymes, parfois avec le

    patronyme comme diteur ou comme coauteur .

    Alors que Thulstrup nen tient pas compte, Stewart sest prononc sur ce

    point important en refusant de prendre en considration les diverses atmosphres

    existentielles pseudonymiques en appuyant son choix par quatre arguments.

    111KRHR, p.35

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    Premirement, il ne serait pas ncessaire de tenir compte des diffrents

    pseudonymes utiliss par Kierkegaard puisque Hegel y serait partout reprsent de

    la mme manire112. Cet argument est tonnant puisquil semble impliquer que

    Kierkegaard dfendrait alors la mme conception de Hegel dans LAlternative et La

    reprise que dans Crainte et tremblementet les autres uvres pseudonymiques de la

    seconde priode de sorte quil contredirait sa prsentation dynamique de la critique

    kierkegaardienne de Hegel. La contradiction tombe toutefois si Stewart veut dire

    que Hegel y est reprsent de la mme faon, non pas dans lensemble de la

    pseudonymie, mais plutt dans tous les crits dune mme priode. Ceci dit, detoutes manires, les variations propos de Hegel dans la pseudonymie sexpliquent

    beaucoup mieux si lon tient compte des diffrentes atmosphres existentielles des

    pseudonymes. Nous reviendrons sur ce point important. Reste voir si ses trois

    autres arguments sauront mieux nous convaincre ne pas tenir compte des

    pseudonymes.

    Stewart sappuie aussi sur le fait que le choix des pseudonymes serait

    souvent fait au moment de la publication et non au cours de lcriture de certains

    livres113. Ce second argument est encore plus tonnant puisquil va directement

    lencontre du traitement indiffrent des pseudonymes. En effet, si le choix des

    pseudonymes est souvent fait au moment de la publication et non au cours de

    lcriture de certains livres (les exemples donns par Stewart sont Vigilius

    Haufniensis pourLe concept dangoisse et Johannes Climacus pour les Miettes

    philosophiques), il en dcoule quil faut au moins tenir compte de certains

    112KRHR, p.40113KRHR, p.40-41

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    pseudonymes, particulirement lorsquil sagit de mettre en situation des

    personnages, comme dans LAlternative, o des personnages desthticien et

    dthicien exposent leurs existences et il en va de mme pour le pote de La

    Reprise.

    Stewart voque ensuite lautorit de travaux philologiques qui montreraient

    que Kierkegaard use souvent indiffremment des matriaux de ses journaux

    pour ses uvres pseudonymiques et patronymiques, mais ce troisime argument ne

    sappuie que sur les Prfaces114. Or, sil est parfaitement exact que le livre des

    Prfaces rassemble plusieurs textes crits pour diverses occasions, on ne peutabsolument pas gnraliser ce qui se produit pour cette seule uvre, trs

    particulire, lensemble des crits kierkegaardiens. De plus,Nikolaus Notabene (le

    pseudonyme utilis comme auteur des Prfaces) est lun des personnages les plus

    creux existentiellement parmi la pseudonymie kierkegaardienne, de sorte quil est

    tout dsign pour recevoir divers matriaux, mais non pas pour contenir des

    matriaux indiffrents. Son atmosphre existentielle exclut, en effet, la possibilit

    pour Kierkegaard de piger parmi ses textes plus srieux sur le plan thique et

    religieux, ou dmontrant une grande ingniosit esthtique, de sorte que lexemple

    desPrfaces nest mme pas suffisant pour appuyer lide dun usage indiffrent de

    ses crits.

    Enfin, Stewart fait remarquer que la pseudonymie est alors affaire courante

    au Danemark, tant donn que chaque membre de la petite communaut

    intellectuelle locale connaissait personnellement tous les autres115.

    114KRHR, p.41115KRHR, p.42

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    Bref, largumentation de Stewart, non seulement ne nous empche en rien

    de consulter les raisons donnes par Kierkegaard pour dfendre la ncessit de

    lusage de pseudonymes, mais semble mme nous y pousser.

    De plus, lorsque nous allons voir ce que lon peut trouver ce sujet chez

    Kierkegaard, on comprend que la ncessit dincarner existentiellement sa pense

    est la condition de possibilit mme de son criture. Kierkegaard ne peut exposer

    une pense qui nest pas la sienne partir de lui-mme, mais doit passer par un

    personnage existant dans la ralit quil expose afin de laisser lexistence parler

    delle-mme sans chercher la thoriser

    116

    .La pseudonymie est pour lui un moyen utilis afin de symboliser la distance

    que garde son tre authentique lorsquil incarne des positions existentielles qui ne

    sont pas les siennes. Cette prise de distance par rapport ces oeuvres implique quil

    ne prend pas la responsabilit de ces diverses positions dans lexistence dont il

    expose le point de vue. Ainsi, Kierkegaard signe les crits difiants donns sans

    autorit, mais donne des pseudonymes, dun partaux crits esthtiques et critiques,

    dont les positions existentielles sont au-de de la sienne sur le plan religieux et,

    dautre part, aux crits religieux qui parlent avec autorit et dont le contenu

    implique une participation lidal chrtien qui dpasse la sienne propre117. La

    signature implique ainsi chez Kierkegaard une correspondance existentielle avec ce

    qui est crit, chose impossible pour luvre pseudonymique.

    tant donn que les arguments de Stewart sont assez peu convaincants et

    que ne pas tenir compte du contexte existentiel des diffrents pseudonymes chez

    116 Perrot, Maryvonne, Sren Kierkegaard, lexception, ditions du Beffroi, 1989, p.25117PP, X I, A, 510; X I, A ,517

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    Kierkegaard en rend la comprhension impossible, nous tiendrons compte des

    atmosphres existentielles des pseudonymes lors de notre analyse.

    Limitant ainsi notre investigation en priorisant les uvres volontairement

    publies par Kierkegaard et en restant attentif au contexte pseudonymique, il sagit

    maintenant de disposer dun moyen fiable pour identifier la critique

    kierkegaardienne de Hegel. Or, le seul moyen qui soit objectivement vrifiable

    consiste limiter notre investigation aux moments o Hegel est nommment

    mentionn (lvocation implicite tant toujours sujette interprtation). De plus,

    contrairement ce que semble