La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues ...
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La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans lesdialogues de Platon sources et enjeux
Benoicirct Quinquis
To cite this versionBenoicirct Quinquis La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans les dialogues de Platon sources et en-jeux Philosophie Universiteacute de Bretagne occidentale - Brest 2015 Franccedilais NNT 2015BRES0108tel-01924664
La conception delrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans
les dialogues de Platon sources et enjeux
Thegravese soutenue le 26 octobre 2015devant le jury composeacute de
Pascal DAVIDProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Bretagne OccidentaleDirecteur de la thegravese
Jeacuterocircme DE GRAMMONTProfesseur habiliteacute agrave diriger des recherches Institut catholique de ParisPreacutesident du jury rapporteur
Reneacute LEFEBVREProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Rennes 1
Arnaud MACEacuteMaicirctre de Confeacuterences habiliteacute agrave diriger des recherches Universiteacute de Paris XII-Val de MarneRapporteur
THEgraveSE UNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALEsous le sceau de lrsquoUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne
pour obtenir le titre deDOCTEUR DE LrsquoUNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALE
Discipline PhilosophieEacutecole Doctorale 507 Sciences Humaines et Sociales
preacutesenteacutee par
Benoicirct QUINQUIS
Preacutepareacutee au labo EPS (EacutethiqueProfessionnalisme et Santeacute)
1
Benoicirct QUINQUIS
La conception de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans
les dialogues de Platon
Sources et enjeux
Thegravese de philosophie
preacutepareacutee agrave Brest
sous la direction de Pascal David
2
Sommaire
Introduction 5
Premiegravere partie
Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique comme source 11
Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene drsquoune philo-sophie dynamique 13
1 Un contexte tragique incontournable 15
2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos 20
3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie 25
Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante du projet platonicien 31
1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme 32
2 Une deacutemonstration strictement logique 36
3 Un enjeu Platon reacuteformateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur 43
Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience reacuteveacutelatrice 63
1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart 65
2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique 78
3 La diffeacuterence relative avec Aristote 85
Deuxiegraveme partie
Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme enjeu 95
Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine 97
1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit 99
2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la reacutemi-niscence 108
3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant 114
3
Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice 119
1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique 123
2 De la digniteacute humaine avant la lettre 130
3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue 135
Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humaine 143
1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu 146
2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de lrsquohistoire 154
3 Le rapport au temps 162
Troisiegraveme partie
Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au choix comme source 169
Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo 171
1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux 172
2 Ce qursquoil en est chez Platon 186
3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas 192
Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte 199
1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition 200
2 La revendication du droit au triomphe du choix 205
3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte 214
Chapitre 3 La peur de la vie 219
1 Une vie formidable 220
2 Typologie les deux grandes peur de la vie 227
3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie 237
Conclusion 243
Annexes 251
Bibliographie 267
Remerciements 281
4
5
Introduction
Il nrsquoest pas de reacuteflexion qui srsquoeacutepuise dans des reacutesultats la reacuteflexion eacutetant une
dynamique et non une statique aucun travail de la penseacutee srsquoil est meneacute avec seacuterieux et
honnecircteteacute ne saurait preacutetendre agrave une autosuffisance se traduisant par un isolement
chronologique complet pas mecircme (et drsquoailleurs encore moins) agrave lrsquoeacutechelle du parcours de
son auteur dont toute reacuteflexion meneacutee par le passeacute appelle et nourrit celles qui restent agrave
venir et dont toute reacuteflexion meneacutee preacutesentement heacuterite directement de celles qui ont eacuteteacute
conduites anteacuterieurement Le travail de thegravese qui srsquoouvre ici nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle de
ce fait tout en portant sur une theacutematique sur laquelle il est pour ainsi dire impossible de
porter un jugement absolument deacutefinitif il srsquoinscrit toutefois dans la continuiteacute directe drsquoun
cursus universitaire dont il est lrsquoaboutissement au cours de nos anneacutees de master nous
avons produit et soutenu deux meacutemoires de recherche qui doivent ecirctre envisageacutes comme
autant de preacuteludes aux recherches consigneacutees ici lrsquoun deacutesormais publieacute1 portait sur la
place de lrsquoAntiquiteacute dans lrsquoœuvre drsquoAlbert Camus et avait donc demandeacute pour ecirctre meneacute agrave
bien une certaine familiarisation avec la penseacutee et la langue de la Gregravece antique le second
eacutetudiait la Chute relateacutee dans la Genegravese biblique drsquoun point de vue philosophique adoptant
un angle de vue qui paraicirct approprieacute pour toute repreacutesentation mythique En effet le mythe
ne doit pas ecirctre penseacute comme un reacutecit qui se substituerait agrave lrsquohistoire en gardant le souvenir
de faits excessivement lointains drsquoun point de vue chronologique pour avoir pu ecirctre
consigneacutes par eacutecrit pour reprendre les termes de Marie-Josette Le Han la fonction du
mythe est plutocirct de rendre accessible au sens commun des reacutealiteacutes difficiles drsquoaccegraves en leur
donnant la forme du reacutecit laquo comme le deacutetour que prend la conscience individuelle ou
collective pour transmettre une veacuteriteacute qui eacutechappe agrave la perception commune et
immeacutediate raquo2 et crsquoest bien agrave cet eacutegard que toute repreacutesentation mythique est porteuse drsquoune
veacuteriteacute agrave prendre telle quelle comme lrsquoa exprimeacute Schelling dans son Introduction agrave la
philosophie de la mythologie en excluant notamment la possibiliteacute mecircme drsquoune intention
deacutelibeacutereacutee ayant pu preacutesider agrave la formation de la mythologie
1 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014 2 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin p 43
6
laquo Eacutelaborer une mythologie la doter dans lrsquoesprit des hommes drsquoune creacutedibiliteacute et drsquoune reacutealiteacute qui lui sont neacutecessaires pour atteindre le niveau de populariteacute dont elle aura besoin pour ecirctre ensuite reprise par les poegravetes voilagrave qui deacutepasse les capaciteacutes de tout individu et mecircme de plusieurs qui pourraient unir leur forces dans un pareil but (hellip) Or la mythologie nrsquoest pas simplement lrsquoaffaire drsquoun mais de nombreux peuples et entre les repreacutesentations mythologiques de ces peuples la convergence nrsquoest pas uniquement globale elle est unanimiteacute jusque dans le deacutetail (hellip) Les repreacutesentations mythologiques qui sont apparues en mecircme temps que les peuples eux-mecircmes et ont deacutetermineacute leur premiegravere existence devaient neacutecessairement ecirctre consideacutereacutees comme la veacuteriteacute comme la veacuteriteacute pleine et entiegravere donc comme doctrine sur les dieux et il nous faut expliquer de quelle maniegravere elles ont pu apparaicirctre comme telles raquo 3
Il convient en effet de parler de mythologie au singulier car si lrsquoon prenait la liberteacute drsquoen
parler au pluriel on buterait alors sur la donneacutee indeacutepassable des ressemblances patentes
entre les diffeacuterentes mythologies mecircme appartenant agrave des peuples tregraves eacuteloigneacutes les uns des
autres dans le temps et lrsquoespace cette convergence est loin drsquoecirctre superficielle et suppose
une provenance commune Malgreacute lrsquoapport preacutecieux de Schelling nous ne preacutetendons
cependant pas calquer notre meacutethode sur la sienne que nous ne faisons qursquoeacutevoquer pour lui
reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir compteacute parmi les rares auteurs de lrsquoeacutepoque moderne agrave avoir
affirmeacute que la mythologie a ducirc srsquoimposer drsquoelle-mecircme de faccedilon neacutecessaire agrave lrsquoesprit
humain qui opeacuterait ce deacutetour obligeacute pour se repreacutesenter une veacuteriteacute agrave prendre telle quelle et
qui peut se faire jour si lrsquoon eacutevite de prendre laquo les repreacutesentations singuliegraveres comme telles
non dans leur succession mais dans leur abstraction raquo4 crsquoest-agrave-dire si on eacutevite drsquoanalyser
une repreacutesentation mythique dans un isolement artificiel et si on lrsquoenvisage au contraire
comme une eacutetape du processus devant conduire agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute Il serait
contradictoire de deacutefinir laquo mythique raquo par laquo contraire agrave la veacuteriteacute raquo toute ideacutee exprimeacutee au
travers drsquoune repreacutesentation mythique aussi extravagante puisse-t-elle paraicirctre aux yeux de
notre eacutepoque nourrie de scepticisme et de positivisme est reacuteveacutelatrice et mecircme
puissamment reacuteveacutelatrice drsquoideacutees qui viennent spontaneacutement agrave lrsquohomme quand il prend
connaissance de lui-mecircme aussi bien dans sa singulariteacute que dans son rapport au monde
qui lrsquoentoure ces ideacutees srsquoimposent drsquoelles-mecircmes agrave lrsquohomme en tant que conseacutequences du
mouvement drsquoauto-compreacutehension caracteacuterisant lrsquohomo sapiens sapiens celui qui sait qursquoil
sait et la conception mythique dissimule ce mouvement de connaissance speacuteculaire dont
elle est pourtant la reacutesultante Les repreacutesentations neacutees de cette conception laquo repreacutesentent raquo
bien ce mouvement mais le repreacutesentent comme un eacutemissaire repreacutesente une personne qui
ne peut ecirctre preacutesente ou plus exactement le voilent plus qursquoils ne le reacutevegravelent pour se
reacuteapproprier ce mouvement il est urgent de lever le voile ou plutocirct de chercher agrave deacutecouvrir
3 SCHELLING Friedrich Wilhelm Introduction agrave la philosophie de la mythologie traduction du GDR Schel-lingiana (CNRS) pp73-77-81 SW XI pp56-57-61-66 eacuted Cotta 4 Opcit p208 SW XI p 210 eacuted Cotta
7
de quelle eacutetoffe il est fait de le deacutecoder de le deacuteconstruire ndash ce qui ne signifie pas le
deacutechirer Crsquoest ainsi que tout mythe meacuterite drsquoecirctre approcheacute crsquoest ainsi que nous avons
jadis approcheacute la Chute originelle5 et crsquoest ainsi que nous nous proposons drsquoapprocher une
autre conception mythique plus universelle encore malgreacute une varieacuteteacute infinie de
repreacutesentations agrave savoir la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
Le but nrsquoest eacutevidemment pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute ou la mortaliteacute de lrsquoacircme
humaine il pourrait ecirctre dit dans un contexte chreacutetien qursquoune telle probleacutematique est
affaire de foi plutocirct que de raison et mecircme dans le contexte grec annonceacute par le titre de
notre thegravese il est plus qursquoincertain que lrsquoinvestigation logique ait jamais pu ecirctre investie du
pouvoir de trancher cette question qui par ailleurs ne devait probablement mecircme pas se
poser dans une citeacute grecque ougrave les repreacutesentations mythiques de lrsquoapregraves-mourir faisaient
partie inteacutegrante des mythes autour desquels les citoyens se retrouvaient et assuraient ainsi
lrsquouniteacute cultuelle et culturelle6 de la πόλις aussi le penseur qui aurait remis en cause cette
ideacutee mythique se serait probablement exposeacute agrave tomber sous lrsquoaccusation drsquoempiegravetement sur
le domaine reacuteserveacute aux dieux autant dire drsquoὕϐρις la pire des fautes pour un Grec ce dont
la citeacute atheacutenienne nrsquoa pas manqueacute drsquoaccuser certains penseurs agrave commencer par Socrate
lui-mecircme par meacutefiance envers les laquo interrogations radicales qui lui semblent a priori
marqueacutees du peacutecheacute drsquoorgueil contre lrsquoordre divin raquo7 pour reprendre lrsquoexpression de Francis
Wolff Notre question est plutocirct de savoir non seulement quelles caracteacuteristiques fondant la
speacutecificiteacute humaine sont implicitement revendiqueacutees par la conception de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme mais aussi quel manque ressenti par lrsquoecirctre humain une telle conception viendrait
eacuteventuellement combler ndash il est probable en effet que cette conception ait un versant positif
et un versant neacutegatif ou en drsquoautres termes qursquoelle ne se contente pas de laquo poser raquo des
caracteacuteristiques reconnues et assumeacutees mais laquo nie raquo eacutegalement drsquoautres caracteacuteristiques ou
plutocirct certaines absences de caracteacuteristiques que lrsquohomme juge spontaneacutement intoleacuterables
ce dont certaines personnes ont le pressentiment leacutegitime en jugeant que la conception de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoaurait vocation qursquoagrave servir drsquoantalgique face agrave la peur que peut
inspirer la perspective de lrsquoaneacuteantissement total de lrsquoindividualiteacute dans la mort toutefois
srsquoen tenir lagrave serait insuffisant srsquoil est parfaitement envisageable qursquoun individu adhegravere agrave 5 Schelling lui-mecircme mettait lrsquoaccent sur la ressemblance entre les reacutecits mythologiques anteacuterieurs ou exteacuterieurs agrave la reacuteveacutelation et le contenu de lrsquoAncien Testament qursquoil nrsquoest donc pas impie drsquoapprocher comme une seacuterie de mythes Nos recherches sur la Chute ont eacuteteacute consigneacutees dans un meacutemoire de recherches soutenu en 2010 non eacutediteacute agrave ce jour et disponible agrave la Bibliothegraveque Universitaires des lettres et sciences humaines de Brest Cf QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 6 Il est tregraves peu probable que ce soit par hasard que ces deux adjectifs ne diffegraverent que drsquoune lettre 7 WOLFF Francis Socrate p20
8
cette ideacutee uniquement en raison de la consolation qursquoelle lui apporte (ce qui peut
srsquoapparenter agrave de la superstition) il est plus difficilement concevable qursquoun tel sentiment
ait pu suffire pour que cette croyance se soit maintenue dans presque toutes les cultures
par-delagrave les frontiegraveres geacuteographiques et chronologiques et surtout srsquoil en eacutetait ainsi elle
nrsquoaurait jamais pu ecirctre jugeacutee digne drsquointeacuterecirct par la philosophie or lrsquoobjet preacutecis de nos
recherches sera preacuteciseacutement un contenu proprement philosophique venant soutenir agrave
nouveaux frais cette conception mythique En effet pour parvenir agrave une connaissance
exhaustive des ideacutees qui srsquoimposent agrave lrsquohomme dans le cadre de son mouvement drsquoauto-
compreacutehension et qui ont contribueacute agrave la formation de la conception de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme il faudrait eacutetudier et deacuteconstruire lrsquoensemble des discours consacreacutes agrave ce sujet une
telle tacircche neacutecessiterait par son ampleur toute une vie de travail ou les efforts conjugueacutes
de toute une eacutequipe de recherche crsquoest pourquoi il a sembleacute raisonnable de resserrer notre
corpus agrave lrsquoœuvre de Platon du moins les dialogues de maturiteacute et de vieillesse dans
lesquels se deacutetachant de lrsquoinfluence de Socrate sans jamais la renier Platon deacuteveloppe sa
propre penseacutee Ce resserrement pourrait sembler arbitraire car motiveacute exclusivement par
les contraintes universitaires il nrsquoen est eacutevidemment rien car mecircme srsquoil est tregraves incertain
que Platon ait eacuteteacute le premier agrave essayer de donner une forme logique agrave cette ideacutee jusqursquoalors
reacuteserveacutee au mythe sa deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoen a pas moins
durablement marqueacute lrsquoOccident au point de constituer pendant des siegravecles la reacutefeacuterence
majeure agrave ce sujet Il est donc leacutegitime de se reporter aux eacutecrits platoniciens relatifs agrave
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme non pas pour produire un nouveau commentaire qui ne ferait que
ressasser tout ce qui a deacutejagrave eacuteteacute eacutecrit agrave ce sujet (mecircme si la matiegravere est riche) mais plutocirct
pour remonter agrave la source pour deacutecrypter ce qui sous-tend le discours platonicien sur un
sujet a priori affaire de μῦθος (reacutecit) plutocirct que de λόγος (raisonnement)8 plus
simplement notre propos nrsquoest pas de reacuteexpliquer ce que Platon a dit mais drsquoexpliquer
pourquoi il lrsquoa dit de cerner en quoi son propos est reacuteveacutelateur non seulement drsquointuitions
que peut avoir spontaneacutement tout homme quant agrave son ecirctre mais aussi des preacuteoccupations
qui eacutetaient celles de Platon dans le contexte troubleacute de lrsquoAthegravenes de la fin du Ve siegravecle et
du IVe siegravecle avant notre egravere traumatiseacutee par la deacutebacirccle militaire face agrave Sparte et par la
8 Agrave lrsquoopposition entre foi et raison qui est plutocirct le fait de la moderniteacute chreacutetienne on preacutefeacuterera la distinction entre λόγος et μῦθος qui nrsquoest pas aussi radicale qursquoelle le paraicirct les deux termes deacutesignant non pas deux attitudes diffeacuterentes au point drsquoecirctre antagonistes mais deux types de discours qui ne se contredisent pas neacute-cessairement entre eux et peuvent ne diffeacuterer que par la forme ou plutocirct par la technique employeacutee pour les produire
9
parenthegravese de la tyrannie des Trente9 nous cherchons donc agrave deacuteterminer drsquoune part les
sources conscientes ou inconscientes de la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme et drsquoautre part ses enjeux il est peu douteux que Platon croyait sincegraverement en la
survie post corporis mortem de lrsquoacircme mais tenait-il reacuteellement agrave ce que ses disciples
adhegraverent sans reacuteserve agrave cette ideacutee La deacutemonstration du bien-fondeacute de cette conception
eacutetait-elle une fin en soi ou nrsquoeacutetait-elle qursquoun moyen en vue drsquoun enjeu plus important
Crsquoest pour reacutepondre agrave ces questions que nous eacutetudierons les eacutecrits de Platon
consacreacutes agrave cette question en nous reacutefeacuterant au texte grec les traductions franccedilaises que
nous proposerons nrsquoauront pas vocation agrave ecirctre eacuteleacutegantes drsquoun point de vue litteacuteraire (nous
nous en excusons drsquoavance) mais simplement agrave nous permettre de peacuteneacutetrer le texte
platonicien tel qursquoil nous est parvenu en eacutevitant les malentendus auxquels peut conduire
une traduction davantage soucieuse drsquoestheacutetique que drsquoexactitude philologique Pour
mener agrave bien cette tacircche il nrsquoa pas eacuteteacute jugeacute neacutecessaire de produire un releveacute lexicologique
deacutetailleacute comme permettent de le faire les outils informatiques aujourdrsquohui agrave la disposition
du chercheur un tel releveacute se justifierait dans le cadre drsquoun travail purement deacutedieacute agrave une
exeacutegegravese platonicienne et tel nrsquoest pas notre propos Pour la mecircme raison nous nous
reacutefeacutererons aussi freacutequemment agrave des œuvres posteacuterieures agrave Platon consideacuterant que tout eacutecrit
meacuterite drsquoecirctre mobiliseacute sous reacuteserve qursquoil soit de nature agrave eacuteclairer la question tregraves geacuteneacuterale
que nous nous posons ainsi le franccedilais nrsquoeacutetant pas la seule langue de la philosophie nous
avons eu volontiers recours aux commentateurs anglo-saxons Les eacutecrits platoniciens nrsquoen
fourniront pas moins agrave nos travaux leur trame centrale le commentaire stricto sensu des
dialogues de maturiteacute et de vieillesse de Platon que se veut analytique deacuteductif et traitant
preacuteciseacutement des propos relatifs agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme10 fera lrsquoobjet drsquoune premiegravere
partie agrave laquelle succeacutedera une deuxiegraveme partie drsquoanalyse qui srsquoefforcera de deacuteconstruire le
propos platonicien relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme La troisiegraveme et derniegravere partie enfin
suivant une meacutethode pour ainsi dire carteacutesienne proposera une synthegravese destineacutee agrave
reconstruire le sentiment (ou les sentiments ) qui eacutemerge (ou eacutemergent ) lorsque
lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre et qui serait donc en creux ce qursquoest en relief la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash il importera eacutevidemment de montrer si Platon
reprenait agrave son compte ce(s) sentiment(s) ou si au contraire il a chercheacute agrave srsquoen preacutemunir lui
et ses eacutelegraveves en somme nous allons tenter de deacuteconstruire le propos platonicien relatif agrave
9 Pour connaicirctre plus en deacutetail lrsquoinfluence de ce contexte sur lrsquoeacutecriture de Platon Cf PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 10 Ce qui nrsquointerdira pas certains deacutetours par les autres sujets abordeacutes par Platon qui ne compartimentait pas le savoir lequel constituait un laquo tout raquo au sein duquel les diffeacuterents savoirs eacutetaient tous solidaires entre eux
10
la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour mieux le reconstruire aussitocirct apregraves lorsque
nous en aurons deacutecouvert les fondations lorsque nous aurons mis au jour le besoin
conscient ou inconscient auquel reacutepondait la production de ce λόγος Outre nos
nombreuses reacutefeacuterences bibliographiques nous nrsquoaurons aucun scrupule agrave invoquer pour le
beacuteneacutefice de notre reacuteflexion quelques observations tireacutees directement de la vie quotidienne
consideacuterant que la philosophie ne se reacutesume pas agrave des connaissances bibliographiques mais
se propose surtout de comprendre lrsquohomme dans son entiegravereteacute et donc in vivo nous
sommes en cela fidegraveles agrave lrsquoinscription agrave cette inscription lisible jadis sur le temple
drsquoApollon agrave Delphes et que Socrate reprenait agrave son compte donnant ainsi agrave la philosophie
une sorte de devise Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi toi-mecircme) Il nrsquoest pas agrave exclure que nous
ayons la surprise de constater que le sentiment que nous cherchons agrave identifier nrsquoa
finalement rien agrave voir avec la peur de la mort au sens galvaudeacute du terme enfin si nous
nrsquoavons pas la preacutetention reacutepeacutetons-le drsquoeacutepuiser le sujet de la conception de lrsquoimmortaliteacute
de lrsquoacircme peut-ecirctre un tel travail aura-t-il au moins le meacuterite de contribuer agrave corriger
certaines ideacutees reccedilues relatives agrave Platon qui ont la vie dure aupregraves du grand public tant il
est vrai que les succegraves mecircme les plus durables sont parfois bacirctis sur des malentendus
cela ne signifie pas que nous avons la preacutetention de proposer une approche reacutevolutionnaire
de Platon mais plus modestement que nous cherchons agrave eacutechapper aux preacutejugeacutes auxquels
ont trop souvent conduit une lecture superficielle et que lrsquoexeacutegegravese moderne tend drsquoailleurs
deacutejagrave agrave eacutecarter
11
Premiegravere partie
Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique
comme source
12
13
Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene
drsquoune philosophie dynamique
Le Pheacutedon est absolument incontournable pour une recherche comme la nocirctre en
effet au-delagrave de la porteacutee symbolique de la mise en scegravene des derniegraveres heures de Socrate
crsquoest dans ce dialogue que Platon preacutesente pour la premiegravere fois Socrate cateacutegorique
concernant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme question sur laquelle le maicirctre avait eacuteteacute plutocirct eacutevasif
dans lrsquoApologie
τὸ γάρ τοι θάνατον δεδιέναι ὦ ἄνδρες οὐδὲν ἄλλο ἐστὶν ἢ δοκεῖν σοφὸν εἶναι μὴ ὄνταmiddot δοκεῖν γὰρ εἰδέναι ἐστὶν ἃ οὐκ οἶδεν οἶδε μὲν γὰρ οὐδεὶς τὸν θάνατον οὐδrsquo εἰ τυγχάνει τῷ ἀνθρώπῳ πάντων μέγιστον ὂν τῶν ἀγαθῶν δεδίασι δrsquo ὡς εὖ εἰδότες ὅτι μέγιστον τῶν κακῶν ἐστι καίτοι πῶς οὐκ ἀμαθία ἐστὶν αὕτη ἡ ἐπονείδιστος ἡ τοῦ οἴεσθαι εἰδέναι ἃ οὐκ οἶδεν ἐγὼ δrsquo ὦ ἄνδρες τούτῳ καὶ ἐνταῦθα ἴσως διαφέρω τῶν πολλῶν ἀνθρώπων καὶ εἰ δή τῳ σοφώτερός του φαίην εἶναι τούτῳ ἄν ὅτι οὐκ εἰδὼς ἱκανῶς περὶ τῶν ἐν Ἅιδου οὕτω καὶ οἴομαι οὐκ εἰδέναιmiddot11
Un tel discours qui a peut-ecirctre influenceacute Eacutepicure et sa fameuse Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui
deacuteclare que la mort nrsquoest rien pour nous a le meacuterite drsquoillustrer lrsquoessence de lrsquoironie
socratique qui revendique le non-savoir pour mieux deacutenoncer le semblant de savoir des
charlatans le philosophe feint lrsquoignorance pour forcer son interolocuteur agrave rendre compte
du savoir qursquoil srsquoattribue et alors seulement se reacutevegravele srsquoil possegravede effectivement un tel
savoir ce qui permet de faire le tri entre les vrais et les faux savants cette ironie meacuterite
pleinement drsquoecirctre qualifieacutee de laquo socratique raquo dans la mesure ougrave lrsquoApologie eacutetait une œuvre
de jeunesse dans laquelle Platon se voulait encore le porte-parole du Socrate historique
Pour revenir au Pheacutedon il semble aller de soi que Platon acceacutedant agrave la maturiteacute et se
deacutetachant progressivement de lrsquoinfluance de Socrate ait neacuteanmoins choisi de donner au
deacuteveloppement de cette thegravese le cadre des derniers instants de son maicirctre il est en effet
impossible drsquoapprocher la philosophie de Platon comme si le contexte des dialogues
pouvait ecirctre totalement indiffeacuterent car crsquoest bien dans le cadre de dialogues que cette
11 Plat Apologie de Socrate [29a-b] laquoCraindre la mort messieurs nrsquoest rien drsquoautre que se donner lrsquoair de posseacuteder un savoir sans lrsquoavoir crsquoest avoir lrsquoair de connaicirctre ce que lrsquoon ne sait pas Personne ne connait la mort ni mecircme ne sait si elle ne se trouverait pas ecirctre le plus grand des biens pour lrsquohomme et pourtant on la craint comme si elle eacutetait le plus grand des maux Comment ne serait-ce pas cette ignorance honteuse celle qui consiste agrave croire connaicirctre ce qursquoon ne connait pas Moi messieurs je diffegravere vraisemblablement en ceci de la plupart des hommes et srsquoil apparait que je suis plus savant qursquoun autre crsquoest que nrsquoayant pas suffisamment de connaissance concernant lrsquoHadegraves je ne me figure pas mrsquoy connaicirctre raquo
14
philosophie srsquoest exprimeacutee et non par des traiteacutes comme ce fut le cas pour beacuoup de ses
successeurs comme Aristote et mecircme pour des preacutedeacutecesseurs tels qursquoAnaxagore dont le
travail est drsquoailleurs vivement critiqueacute dans le Pheacutedon12 la critique y est mecircme si
veacuteheacutemente qursquoil nrsquoest pas incongru de penser qursquoelle vise indirectement toute philosophie
qui se croit suffisamment acheveacutee pour pouvoir ecirctre transmise par un traiteacute eacutecrit comme si
elle pouvait se passer de la confrontation avec la contradiction que la discussion fait
ineacutevitablement surgir Il ne faut cependant pas prendre cette critique pour la manifestation
drsquoune eacuteventuelle hostiliteacute radicale et insurmontable de Platon envers la pratique de
lrsquoeacutecriture si tel avait eacuteteacute le cas jamais Platon nrsquoaurait jamais pris la peine de composer
une œuvre eacutecrite de si grande ampleur et de si grande qualiteacute litteacuteraire est moins en cause
lrsquoeacutecriture elle-mecircme qursquoun certain type drsquoeacutecriture agrave savoir celle qui manifesterait une
conception statique (et donc erronneacutee) de la penseacutee qui est explicitement deacutenonceacutee dans le
Phegravedre plus preacuteciseacutement dans le mythe de lrsquoinvention de lrsquoeacutecriture par Teuth justifiant le
parti pris stylistique de Platon qui donne agrave lrsquoeacutecrit lrsquoapparence de la liberteacute de lrsquooral
δόξαις μὲν ἂν ὥς τι φρονοῦντας αὐτοὺς λέγειν ἐὰν δέ τι ἔρῃ τῶν λεγομένων βουλόμενος μαθεῖν ἕν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν ἀεί ὅταν δὲ ἅπαξ γραφῇ κυλινδεῖται μὲν πανταχοῦ πᾶς λόγος ὁμοίως παρὰ τοῖς ἐπαΐουσιν ὡς δ᾽ αὕτως παρ᾽ οἷς οὐδὲν προσήκει καὶ οὐκ ἐπίσταται λέγειν οἷς δεῖ γε καὶ μή13
Le grand deacutefaut de lrsquoeacutecriture telle qursquoelle est pratiqueacutee par les auteurs de traiteacutes serait donc
selon Platon de figer la penseacutee qui ne peut donc plus rendre de comptes et laisse donc
deacutemuni le lecteur non-initieacute ce serait donc pour pallier dans la mesure du possible cette
insuffisance de lrsquoeacutecrit qursquoil a choisi de donner agrave sa penseacutee un mode drsquoexpression qui prend
les formes de la discussion telle qursquoelle peut ecirctre meneacutee au quotidien comme srsquoil avait
chercheacute agrave anticiper les contradictions qursquoon pourrait lui opposer de telle sorte que son
œuvre met en scegravene un deacutebat drsquoideacutees dont le contenu ne doit pas ecirctre compris a priori
comme srsquoil eacutetait soumis au seul bon vouloir drsquoun auteur et se reacutevegravele donc susceptible de
subir agrave tout moment des infleacutechissements au greacute de la volonteacute fluctuante des interlocuteurs
ce qui peut expliquer en partie ce que la moderniteacute a tendance agrave interpreacuteter comme des
revirements voire des contradictions de la part de Platon Le dialogue platonicien ne fournit
donc pas au lecteur une deacutemonstration deacutejagrave acheveacutee et deacutefinitive mais au contraire une
reacuteflexion en plein devenir encore en quecircte de reacutesultats reconnaissant que la contradiction
12 Cf Annexe 1 13 Plat Phegravedre [275d] laquo Ils ont lrsquoair de parler en faisant usage de la penseacutee mais si on leur parle en cherchant agrave comprendre leurs paroles ils nrsquoexpriment qursquoune seule chose toujours la mecircme Une fois qursquoil a eacuteteacute eacutecrit tout discours va et vient partout aussi bien aupregraves de ceux qui le comprennent qursquoaupregraves de ceux qui ne sont pas concerneacutes et il ne sait pas agrave qui il doit srsquoadresser ou pas raquo
15
est leacutegitime et mecircme neacutecessaire pour la progression de lrsquoinvestigation philosophique agrave
une trompeuse conception statique de la penseacutee deacutenonceacutee dans le Phegravedre Platon oppose
une deacutefinition dynamique de la philosophie qui assume drsquoecirctre directement tributaire des
circonstances auxquelles elle est confronteacutee et qui agrave ce titre invite implicitement le lecteur
agrave poursuivre lrsquoeffort de reacuteflexion engageacute agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoœuvre eacutecrite pour le dire comme
Jean-Franccedilois Balaudeacute eacutecriture et philosophie sont loin drsquoecirctre irreacutemeacutediablement ennemies
et peuvent mecircme ecirctre compleacutementaires sous reacuteserve que laquo le texte ne se destine pas tant agrave
fixer des connaissances qursquoagrave tracer les mouvements qui conduisent vers elles raquo14 de telle
sorte qursquoau dialogue de Socrate avec ses contemporains doit succeacuteder le dialogue du
lecteur avec une penseacutee qui assume son inachegravevement le vrai philosophe nrsquoeacutetant pas
lrsquohomme qui assegravene des ideacutees deacutefinitives et precirctes agrave lrsquoemploi (tel serait le justement travail
du sophiste voire plus pregraves de nous du prophegravete) mais bien celui qui se montre capable
drsquoargumenter et de deacutebattre de porter sur le monde un regard qui nrsquoa pas eacuteteacute acquis
simplement gracircce agrave des leccedilons apprises par cœur dont le discours est ὃς μετ᾽ ἐπιστήμης
γράφεται ἐν τῇ τοῦ μανθάνοντος ψυχῇ δυνατὸς μὲν ἀμῦναι ἑαυτῷ ἐπιστήμων δὲ λέγειν τε
καὶ σιγᾶν πρὸς οὓς δεῖ15 celui qui serait donc plus agrave mecircme que nrsquoimporte quel rheacuteteur de
faire face agrave la contradiction puisqursquoen ne preacutevoyant aucune objection deacutetermineacutee et en
srsquoattendant donc agrave tout il anticipe toutes les objections possibles Ceci nous premet de
retomber sur nos pieds car si le vrai philosophe est celui qui sachant qursquoil nrsquoest pas
prophegravete en son pays ne prend la parole qursquoau moment opportun il ne semble que drsquoautant
plus eacutevident que lrsquoapproche de la mort de Socrate ait pu motiver un deacutebat sur la vie post
corporis mortem ce qui nrsquoannule pas la neacutecessiteacute drsquoanalyser la mise en scegravene de ce
contexte tragique qui de fait est loin drsquoecirctre purement ornementale
1 Un contexte tragique incontournable
Il faut signaler en premier lieu que le reacutecit de la mort de Socrate nrsquoest pas preacutesenteacute
comme eacutetant ducirc agrave la seule meacutemoire ni mecircme agrave la seule main de Platon les derniers
instants de Socrate nous sont relateacutes par Pheacutedon qui nrsquoa joueacute qursquoun rocircle apparemment
secondaire dans les deacutebats (du moins nrsquoa-t-il pas eacuteteacute le principal interlocuteur de Socrate)
14 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 22 15 Plat Phegravedre [276a] laquo celui qui avec science srsquoeacutecrit dans lrsquoacircme de lrsquohomme qui apprend celui qui est ca-pable de se deacutefendre lui-mecircme celui qui sait parler et se taire quand il le faut raquo
16
et Platon eacutetait lui-mecircme absent au moment des faits (Πλάτων δὲ οἶμαι ἠσθένει16) il nrsquoest
pas incongru de penser comme certains lrsquoont suggeacutereacute que la maladie agrave laquelle Pheacutedon
fait allusion de faccedilon si eacutevasive eacutetait le chagrin que devait eacuteprouver le jeune Platon agrave lrsquoideacutee
de perdre son maicirctre agrave moins que la maladie nrsquoait eacuteteacute qursquoun preacutetexte pour pouvoir monter
sans eacuteveiller les soupccedilons un plan destineacute agrave sauver Socrate (ce que Platon nrsquoaurait pu
deacutecemment avouer agrave moins drsquoentrer en contradiciton avec le propos du Criton) agrave vrai
dire toutes ces hypothegraveses importent peu dans la mesure ougrave lrsquoabsence de Platon souligne
surtout que son reacutecit nrsquoest pas un procegraves-verbal ni mecircme un teacutemoignage parfaitement fiable
et nrsquoa pas vocation agrave lrsquoecirctre quand bien mecircme il en aurait eu la vocation il buterait alors
ineacutevitablement sur un aspect indeacutepssable de lrsquoeacutecriture mis en relief par Jean-Franccedilois
Balaudeacute
laquo Lrsquoeacutecriture est ainsi un proceacutedeacute technique permettant de reacutefleacutechir par la transcription de toutes ses articulations vocales la penseacutee profeacutereacutee autrement dit la parole Mais ce proceacutedeacute nrsquoest pas de pure reproduction (enregistrement) car lrsquointention serait-elle seulement de reproduire le reacutesultat serait de toute faccedilon une creacuteation eacutetant donneacute que lrsquoeacutecriture suppose de fixer un eacutetat de la parole et donc de seacutelectionner et sans doute aussi de reacuteorganiser le dit raquo17
A fortiori ce nrsquoest pas agrave Platon que Pheacutedon raconte ce qursquoil a vu mais agrave Eacutecheacutecrate ce
statut de reacutecit de deuxiegraveme voire de troisiegraveme main qui eacutechoit au Pheacutedon lui assure son
statut drsquoœuvre litteacuteraire agrave part entiegravere ougrave malgreacute les apparences lrsquoauteur reste maicirctre du
jeu du deacutebut agrave la fin sans ecirctre tenu agrave des impeacuteratifs drsquoabsolue conformiteacute agrave la reacutealiteacute
historique Il serait certes tentant de deacuteduire de cette forme de reacutecit enchacircsseacute que Platon
nrsquoassume pas reacuteellement comme eacutetant fruit de sa creacuteation les faits et propos qursquoil rapporte
et preacutefegravere se donner lrsquoalibi de lrsquoautoriteacute drsquoun teacutemoin mais cette deacuteduction serait erroneacutee
dans la mesure ougrave en litteacuterature lrsquoabsence de marques explicites de la preacutesence de lrsquoauteur
constitue justement la manifestation du plus haut niveau drsquoinvestissement de sa part En
drsquoautres termes en faisant disparaicirctre sa personne de son texte lrsquoauteur donne agrave son reacutecit
lrsquoapparence drsquoune indiscutable conformiteacute agrave la veacuteriteacute il est agrave ce point convaincu que ledit
reacutecit meacuterite drsquoecirctre lu tel quel qursquoil fait taire tout ce qui pourrait laisser entendre que ses
eacutecrits nrsquoengagent que lui de faccedilon agrave ce que le reacutecit exprime une veacuteriteacute qui transcende
lrsquoexpeacuterience singuliegravere de lrsquoauteur telle est la cleacute de notre capaciteacute agrave adheacuterer agrave une œuvre
de fiction dont le laquo je raquo est absent Le reacutecit aurait pu ecirctre encombreacute drsquoune lourde charge
eacutemotionnelle qui aurait fait passer lrsquoexpression du sentiment de tristesse et drsquoinjustice que
le jeune Platon avait certainement ressenti agrave lrsquoeacutepoque avant toute autre consideacuteration au
16 Plat Pheacutedon [59b] laquo Je crois que Platon eacutetait malade raquo 17 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 53
17
point de rendre le reacutecit suspect or bien au contraire lrsquoauteur croit suffisamment agrave ce qursquoil
eacutecrit pour donner aux faits lrsquoapparence de la reacutealiteacute indeacutependamment de toute mention de
son expeacuterience propre ce qui justifie lrsquoinsistance de Pheacutedon sur le fait qursquoil eacutetait preacutesent
αὐτός (en personne) et sur la multipliciteacute des teacutemoins qui pourraient confirmer ses dires
Οὗτός τε δὴ ὁ Ἀπολλόδωρος τῶν ἐπιχωρίων παρῆν καὶ Κριτόβουλος καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ
καὶ ἔτι Ἑρμογένης καὶ Ἐπιγένης καὶ Αἰσχίνης καὶ Ἀντισθένηςmiddot ἦν δὲ καὶ Κτήσιππος ὁ
Παιανιεὺς καὶ Μενέξενος καὶ ἄλλοι τινὲς τῶν ἐπιχωρίων18 Eacutevidemment tous ces teacutemoins
ne sont pas forceacutement dignes de foi agrave commencer par Apollodore qui bien que mentionneacute
en premier lieu pleurera tout le long de la discussion19 de sucroicirct parmi tous ces teacutemoins
Pheacutedon ne cite mecircme pas Ceacutebegraves et Simmias qui seront pourtant les principaux
interlocuteurs de Socrate et rapporte donc une discussion sous le controcircle de personnes qui
nrsquoy ont pas pris part de maniegravere active Il nrsquoempecircche que tout contribue agrave bacirctir un cadre qui
se veut authentique et il importe peu deacutesormais que le reacutecit soit conforme agrave la reacutealiteacute des
derniers instants de Socrate puisque tout est fait pour que le lecteur y adhegravere quoi qursquoil
arrive ce qui ne contredit pas lrsquoengagement de lrsquoeacutecrivain dans son reacutecit mais au contraire
le confirme agrave son degreacute le plus eacuteleveacute Rien ne permet donc si lrsquoon srsquoen tient aux
renseignements du Pheacutedon drsquoaffirmer avec certitude que Socrate ait effectivement tenu
avec ses compagnons la conversation consigneacutee dans cet ouvrage dans lequel Platon
deacutesormais en pleine maturiteacute parle en son nom propre drsquoun sujet qui ne le concerne pas
encore directement cet aspect qui pourrait sembler anecdotique suffit cependant agrave nous
permettre de souligner qursquoil est relativement indiffeacuterent au propos du Pheacutedon que
lrsquoeacutenonciateur se sente ou non sur le point de mourir ce qui nous fait deacutejagrave renoncer agrave
reacutesumer lrsquoideacutee drsquoune acircme humaine immortelle agrave un antalgique
Il nrsquoempecircche cependant que la solenniteacute et la graviteacute de lrsquoeacuteveacutenement ne peuvent
eacutechapper agrave personne agrave aucun moment le Pheacutedon ne se reacutesume agrave un eacutechange aride entre
lettreacutes Lrsquoaction est situeacutee dans lrsquoespace et mecircme dans le temps plus preacuteciseacutement lors
drsquoune ceacuteleacutebration rituelle tregraves importante pour Athegravenes puisque ce nrsquoest ni plus ni moins
que de la commeacutemoration des aventures de Theacuteseacutee le fondateur mythique de la citeacute
18 Plat Pheacutedon [59b] laquo Outre Apollodore eacutetaient aussi preacutesents de son pays Critobulle et son pegravere et aussi Hermogegravene Eacutepigegravene Eschine et Antisthegravene Il y avait aussi Cteacutesippe de Peacuteanie Meacutenexeacutene et quelques autres du pays raquo 19 Crsquoest notamment pour cette raison qursquoAnne-Gabrielle Wersinger estime que le reacutecit drsquoApollodore dans le Banquet est sujet agrave caution et ne doit donc probablement pas ecirctre lu au premier degreacute laquo Selon Xeacutenophon Apollodore de Phalegravere serait un disciple assez stupide raquo Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 3 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816
18
Τύχη τις αὐτῷ ὦ Ἐχέκρατες συνέβηmiddot ἔτυχεν γὰρ τῇ προτεραίᾳ τῆς δίκης ἡ πρύμνα ἐστεμμένη τοῦ πλοίου ὃ εἰς Δῆλον Ἀθηναῖοι πέμπουσιν (hellip) Τοῦτrsquo ἔστι τὸ πλοῖον ὥς φασιν Ἀθηναῖοι ἐν ᾧ Θησεύς ποτε εἰς Κρήτην τοὺς ldquoδὶς ἑπτὰrdquo ἐκείνους ᾤχετο ἄγων καὶ ἔσωσέ τε καὶ αὐτὸς ἐσώθη20
Il est donc fait mention drsquoune tradition bel et bien preacutesenteacutee comme reconnue par les
citoyens de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere enracineacutee dans ce contexte preacutecis qui
explique que lrsquoexeacutecution de Socrate ait eacuteteacute diffeacutereacutee lrsquointrigue possegravede donc une creacutedibiliteacute
et une eacutepaisseur drsquoautant plus patentes que les personnages ne sont pas de simples ecirctres de
papiers ils sont mecircme tout agrave fait vivants leurs eacutemotions sont aussi sensibles que srsquoils
eacutetaient les protagonistes drsquoune trageacutedie qui se jouerait sous nos yeux Ainsi fait rarissime
dans lrsquoœuvre de Platon fait dont le caractegravere unique suffit drsquoailleurs agrave nous interdire
drsquooublier que nous assistons agrave une scegravene qui nrsquoa rien drsquoanodin on voit apparaicirctre lrsquoeacutepouse
de Socrate la fameuse Xanthippe que la leacutegende sous lrsquoinfluence notamment de
Xeacutenophon a repreacutesenteacutee sous les traits drsquoune insupportable meacutegegravere dont la preacutesence aux
cocircteacutes de Socrate ne srsquoexpliquerait que par le souci du philosophe de srsquoentraicircner agrave la vie
civique21 Platon ne reprend pas agrave son compte cette image extrecircmement deacutevalorisante agrave la
limite de la caricature misogyne (comparer une femme agrave un cheval donc agrave une valeur
marchande nrsquoest guegravere gratifiant agrave plus forte raison srsquoil srsquoagit drsquoun cheval irascible et
donc moins cocircteacute que srsquoil eacutetait docile) et se contente de souligner le contraste qui existe
entre lrsquoattitude de Socrate et celle de Xanthippe celle-ci nrsquoest preacutesenteacutee agrave aucun moment
comme une femme acariacirctre mais tout au plus comme une personne peu digne de son mari
dans la mesure ougrave lrsquoexemple de ce dernier ne lui est drsquoaucun secours pour maicirctriser ses
eacutemotions
ὡς οὖν εἶδεν ἡμᾶς ἡ Ξανθίππη ἀνηυφήμησέ τε καὶ τοιαῦτ᾽ ἄττα εἶπεν οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες ὅτι lsquoὦ Σώκρατες ὕστατον δή σε προσεροῦσι νῦν οἱ ἐπιτήδειοι καὶ σὺ τούτουςrsquo καὶ ὁ Σωκράτης βλέψας εἰς τὸν Κρίτωνα lsquoὦ Κρίτωνrsquo ἔφη lsquoἀπαγέτω τις αὐτὴν οἴκαδεrsquo καὶ ἐκείνην μὲν ἀπῆγόν τινες τῶν τοῦ Κρίτωνος βοῶσάν τε καὶ κοπτομένην22
Lrsquointervention de Xanthippe peut donner lieu agrave diverses interpreacutetations la premiegravere
impression qursquoelle laisse agrave rebours du portrait tregraves deacutepreacuteciatif qursquoen a fait Xeacutenophon est
20 Plat Pheacutedon [58a-b] laquo Il beacuteneacuteficia drsquoune rencontre fortuite Eacutecheacutecrate la veille du procegraves tomba le jour du couronnement de la poupe du navire que les atheacuteniens envoient agrave Deacutelos (hellip) Crsquoest ce navire agrave ce que disent les Atheacuteniens sur lequel Theacuteseacutee transporta jadis jusqursquoen Cregravete la laquo double septaine raquo la sauva et se sauva lui-mecircme raquo 21 Cf Annexe 2 22 Plat Pheacutedon [60a] laquo Lorsque Xanthippe nous vit elle poussa des cris de douleur et prononccedila des paroles habituelles pour les femmes laquo Socrate crsquoest maintenant la derniegravere fois que ceux qui te sont proches srsquoentretiendront avec toi et toi avec eux raquo Socrate tourna son regard vers Criton laquo Criton dit-il emmegravene-la agrave la maison raquo Et tandis que quelques-uns des gens de Criton lrsquoemmenaient elle hurlait en se frappant la poitrine raquo
19
celle drsquoune femme qui nrsquoest pas une meacutegegravere mais bien au contraire celle drsquoune eacutepouse
deacutevoueacutee qui se laisse aller agrave une deacutetresse parfaitement leacutegitime (en tout cas
compreacutehensible) en de telles circonstances bien qursquoelle apparaisse deacutepourvue de
dispositions pour la philosophie toutefois dans la mesure ougrave le premier mot qursquoelle lance
agrave son mari est ὕστατον (pour la derniegravere fois) confeacuterant agrave cet adverbe une importance
rheacutetorique certaine il est eacutegalement envisageable qursquoelle exhorte Socrate agrave profiter de cette
ultime occasion qui lui est laisseacutee de disserter en compagnie de ses proches il nrsquoest pas
impossible non plus qursquoelle se compte parmi les ἐπιτήδειοι (les familiers) de Socrate et lui
reprocherait donc implicitement de ne pas srsquoecirctre davantage occupeacute drsquoelle sa vie durant
soulignant par lagrave mecircme que crsquoest aujourdrsquohui sa derniegravere chance de se racheter
eacuteventuellement en lrsquoincluant au sein du groupe de discussion ce qui justifierait que ses
hurlements et ses coups sur sa poitrine nrsquointerviennent que lorsqursquoelle est bel et bien
eacutecarteacutee ndash mais rien ne permet drsquoaffirmer que ce reproche si reproche il y a soit totalement
fondeacute car si Xanthippe nrsquointervient dans aucun autre dialogue crsquoest peut-ecirctre simplement
parce que Socrate nrsquoavait effectivement pas lrsquohabitude de mener de discussion
philosophique avec son eacutepouse qui nrsquoen avait ni la volonteacute ni la capaciteacute En reacutealiteacute la
signification reacuteelle de ses propos importe peu lrsquoessentiel eacutetant que son attitude qui dans
son exubeacuterance rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celle drsquoune heacuteroiumlne tragique rappelle qursquoil est
impossible drsquooublier la mort agrave venir
Si Xanthippe contribue agrave bacirctir lrsquoambiance tragique du dialogue elle nrsquoen a pas le
monopole Pheacutedon attribue agrave lui-mecircme et aux autres ἐπιτήδειοι de Socrate des sentiments
qui ne sont pas sans nuances et possegravedent mecircme une complexiteacute qui les rendent drsquoautant
plus vivants que leurs impressions ne sont pas simplement inteacuterioriseacutees mais font aussi
lrsquoobjet de manifestations exteacuterieures et sont drsquoautant plus explicites qursquoelles balancent
litteacuteralement (lrsquoemploi de la ceacutelegravebre formulation μὲν-δὲ ne saurait ecirctre ducirc au hasard dans ce
cadre) entre deux attitudes extrecircmes opposeacutees lrsquoune agrave lrsquoautre ndash ce qui nrsquoest qursquoune des
premiegraveres mentions de couples de contraires dans le dialogue
Οὔτε γὰρ ὡς θανάτῳ παρόντα με ἀνδρὸς ἐπιτηδείου ἔλεος εἰσῄει εὐδαίμων γάρ μοι ἁνὴρ ἐφαίνετο ὦ Ἐχέκρατες καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων ὡς ἀδεῶς καὶ γενναίως ἐτελεύτα ὥστε μοι ἐκεῖνον παρίστασθαι μηδ᾽ εἰς Ἅιδου ἰόντα ἄνευ θείας μοίρας ἰέναι ἀλλὰ καὶ ἐκεῖσε ἀφικόμενον εὖ πράξειν εἴπερ τις πώποτε καὶ ἄλλος (hellip) ἀλλrsquo ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης ἐνθυμουμένῳ ὅτι αὐτίκα ἐκεῖνος ἔμελλε τελευτᾶν καὶ πάντες οἱ παρόντες σχεδόν τι οὕτω διεκείμεθα τοτὲ μὲν γελῶντες ἐνίοτε δὲ δακρύοντες23
23 Plat Pheacutedon [58e-59a] laquo Et de fait alors que jrsquoassistais agrave la mort drsquoun homme qui mrsquoeacutetait cher la pitieacute ne vint pas car un homme heureux apparut Eacutecheacutecrate dans sa conduite comme dans ses paroles venant vers la fin sans crainte et noblement de sorte qursquoil me sembla que cet homme qui partait pour la demeure drsquoHadegraves
20
Le tableau est drsquoautant plus vivant qursquoil est changeant le lecteur ne peut pas faire comme
si de rien nrsquoeacutetait il est bel et bien en preacutesence drsquoun homme qui va mourir et drsquoautres
hommes qui assistent agrave ses derniers instants et reacuteagissent en conseacutequence Pheacutedon en
inistant sur le caractegravere insolite des sentiments qursquoeacuteprouvait lrsquoassistance met en valeur
drsquoune part le fait que nous assistons agrave un eacuteveacutenement absoluement unique (la mort drsquoun
homme par deacutefintion ne peut avoir lieu qursquoune seule fois) et drsquoautre part que les
protagonistes de la scegravene sont bien des ecirctres humains faits de chair et de sang et non de
purs esprits qui pourraient revendiquer un controcircle total de leurs eacutemotions
2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos
Toutefois le fait que la seacutereacuteniteacute afficheacutee de Socrate fasse heacutesiter lrsquoassistance agrave
pleurer franchement doit nous mettre la puce agrave lrsquooreille en effet Platon prend soin
drsquoeacutevacuer progressivement le pathos du dialogue de maniegravere agrave forcer ledit lecteur agrave
adopter sur cette situation patheacutetique (au sens premier du terme) un regard serein qui se
rapproche de celui de Socrate Progressivement mais promptement de faccedilon pour ainsi
dire insensible presqursquoagrave lrsquoinsu du lecteur Platon installe un decrescendo dans la charge
eacutemotive il nous fait passer drsquoune scegravene de lamentations dont Xanthippe est la protagoniste
agrave une dissertation de Socrate sur le plaisir et la douleur ὁ δὲ Σωκράτης ἀνακαθιζόμενος
εἰς τὴν κλίνην συνέκαμψέ τε τὸ σκέλος καὶ ἐξέτριψε τῇ χειρί καὶ τρίβων ἅμα Ὡς ἄτοπον
ἔφη ὦ ἄνδρες ἔοικέ τι εἶναι τοῦτο ὃ καλοῦσιν οἱ ἄνθρωποι ἡδύmiddot ὡς θαυμασίως πέφυκε
πρὸς τὸ δοκοῦν ἐναντίον εἶναι τὸ λυπηρόν24 Le caractegravere progressif de lrsquoeacutevacuation du
pathos est ducirc non seulement agrave lrsquoabsence de violence dans lrsquointonation de Socrate mais
aussi au fait que la dissertation de ce dernier sur les contraires loin de venir de maniegravere
impromtue avait deacutejagrave eacuteteacute annonceacutee par la mention des sentiments et des attitudes
contradictoires de lrsquoassistance La seacutereacuteniteacute de Socrate va alors assez vite cesser drsquoecirctre un
pheacutenomegravene ἄτοπον le paragraphe qursquoouvre cette remarque dure assez longtemps pour
deacutetourner notre attention des circonstances tragiques auxquelles nous assistons sans pour
autant nous les faire complegravetement oublier et va ainsi de fil en aiguille faire se focaliser
nrsquoy allait pas sans deacutecret divin mais plutocirct une fois arriveacute lagrave-bas srsquoattendait agrave y ecirctre heureux comme nul autre ne lrsquoa jamais eacuteteacute (hellip) En veacuteriteacute des sentiments inhabituels mrsquohabitaient un meacutelange inaccoutumeacute de plaisir mecircleacute de peine lorsque je pensais que dans peu de temps ce serait sa fin Et tous ceux qui eacutetaient preacutesents eacuteprouvaient agrave peu pregraves la mecircme chose tantocirct riant tantocirct pleurant raquo 24 Plat Pheacutedon [60b] laquo Socrate assis sur son lit ramassa sa jambe la frotta de la main et tout en la frottant il dit laquo Comme ccedila paraicirct insolite les amis ce que les hommes appellent lrsquoagreacuteable comme cela est drsquoune nature eacutetonnante dans son rapport avec ce que lrsquoon dit son contraire le peacutenible raquo
21
le regard du lecteur sur une conversation avec Simmias et Ceacutebegraves se deacuteroulant dans des
conditions similaires agrave celles de toutes les autres discussions agrave bacirctons rompus que Platon a
lrsquohabitude de raconter
Ἤρετο οὖν αὐτὸν ὁ Κέβηςmiddot Πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δrsquoἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον ἕπεσθαι Τί δέ ὦ Κέβης οὐκ ἀκηκόατε σύ τε καὶ Σιμμίας περὶ τῶν τοιούτων Φιλολάῳ συγγεγονότες Οὐδέν γε σαφές ὦ Σώκρατες25
Il est impossible drsquooublier la mort agrave venir qui est drsquoailleurs au centre des deacutebats mais
celle-ci sans brutaliteacute passe au second plan dans lrsquoordre des preacuteoccupations au profit du
souci de mener agrave bien la discussion philosophique les interlocuteurs qui eacutetaient sujets agrave la
peur de la mort renversent ce rapport de force en faisant de la mort en geacuteneacuteral et de la peur
de la mort en particulier le sujet de leurs conversations lrsquoexaminant comme nrsquoimporte quel
thegraveme dont peut srsquoemparer lrsquoinvestigation logique cette victoire sur la peur de la mort doit
beaucoup eacutevidemment agrave lrsquoattitude de Socrate que ce dernier justifie ne invoquant la
tradition ou du moins en affirmant qursquoelle est coheacuterente par rapport agrave ce qui se dit πάλαι
(depuis longtemps) concernant lrsquoapregraves-mourir
νῦν δὲ εὖ ἴστε ὅτι παρrsquoἄνδρας τε ἐλπίζω ἀφίξεσθαι ἀγαθούςmdashκαὶ τοῦτο μὲν οὐκ ἂν πάνυ διισχυρισαίμηνmdashὅτι μέντοι παρὰ θεοὺς δεσπότας πάνυ ἀγαθοὺς ἥξειν εὖ ἴστε ὅτι εἴπερ τι ἄλλο τῶν τοιούτων διισχυρισαίμην ἂν καὶ τοῦτο ὥστε διὰ ταῦτα οὐχ ὁμοίως ἀγανακτῶ ἀλλrsquo εὔελπίς εἰμι εἶναί τι τοῖς τετελευτηκόσι καί ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται πολὺ ἄμεινον τοῖς ἀγαθοῖς ἢ τοῖς κακοῖς26
Socrate prend le parti explicite de ne pas deacutevelopper immeacutediatement des points qursquoil
suppose deacutejagrave bien connus de ses interlocuteurs de fait la croyance en une vie apregraves la
mort du corps nrsquoest pas a priori de nature agrave entrer en contradiction avec la tradition
grecque mais se baser sur la tradition pour en faire un argument drsquoautoriteacute reviendrait agrave
adopter une posture superstitieuse ce qui serait agrave lrsquoopposeacute drsquoune attitude philosophique
digne de ce nom Socrate est donc tregraves vraisemblablement ironique sur ce point qui nrsquoest
pas capital drsquoautant que contrairement au mythe de Theacuteseacutee eacutevoqueacute plus haut la
perpeacutetuation de cette tradition mythologique nrsquoest attribueacutee agrave personne et apparait donc
isoleacutee de tout contexte mais lrsquoimportant est que la veacuteriteacute contextuelle premiegravere du dialogue
25 Plat Pheacutedon [61d] laquo Crsquoest alors que Ceacutebegraves lui demanda laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis drsquouser de violence envers soi-mecircme et que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt ndash Simmias et toi nrsquoavez-vous pas eacuteteacute instruits agrave ce sujet en vivant aux cocircteacutes de Philolauumls ndash Rien de clair en tout cas So-crate raquo 26 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Sachez bien que je mrsquoattends agrave arriver aupregraves drsquohommes bons ndash mais je nrsquoinsisterais pas sur ce point ndash et aupregraves de dieux qui sont de tregraves bons maicirctres et sachez que si jrsquoinsistais sur un point ce serait sur celui-lagrave Gracircce agrave cela de mecircme que je ne mrsquoindigne pas jrsquoai au contraire bon espoir qursquoil y a quelque chose apregraves la mort et que comme on le dit depuis longtemps cela est bien meilleur pour les bons que pour les meacutechants raquo
22
se situe dans une lutte contre toute preacutepondeacuterance du pathos Platon ne fait pas de son
maicirctre un heacuteros tragique sa mise en scegravene bien que reacutealiste se veut aussi deacutepassionneacutee
que possible de maniegravere agrave ce que Socrate inspire le respect et non pas la pitieacute Cette
tension entre le maintien drsquoun certain reacutealisme et la lutte contre le pathos se manifeste
notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe27 dans la mesure ougrave il ne se trouve aucun
eacuteleacutement permettant de la qualifiier avec certitude de meacutegegravere invivable Socrate en
ordonnant qursquoon la mette agrave lrsquoeacutecart cherche alors moins agrave se deacutebarrasser drsquoune eacutepouse
deacutesagreacuteable que drsquoune personne qursquoil ne juge pas apte agrave prendre part agrave lrsquoinvestigation
philosophique autant dire un eacuteleacutement perturbateur et les lamentations et les gestes outreacutes
(pour ne pas dire disproportionneacutes) dont elle fait montre alors qursquoon se contente de
lrsquoeacutecarter (une simple mise agrave lrsquoeacutecart aussi cavaliegravere puisse-t-elle paraicirctre est a priori moins
redoutable que la mise agrave mort comme celle qui attend son mari) ne font que confirmer
qursquoelle risque fort drsquoentraver les efforts de lrsquoassistance pour mettre en place lrsquoambiance
deacutepassionneacutee dont la reacuteflexion logique a besoin En drsquoautres termes lrsquointervention de
Xanthippe permet agrave Platon drsquoinstaller une ambiance qui ne trompe personne sur le
caractegravere tragique de ce qui est sur le point de se produire tout en insistant sur la neacutecessiteacute
de lutter contre la tentation de se laisser aller au pathos Si lrsquoattitude de Xanthippe semble
logique eacutetant donneacutees les circonstances a contrario la seacutereacuteniteacute de Socrate semble eacutetrange
mais elle nrsquoest telle que de prime abord et le but de la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme sera justement de montrer que crsquoest plutocirct cette seacutereacuteniteacute qui entre en coheacuterence avec
la reacutealiteacute de la mort la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe preacutefigure une autre mise agrave lrsquoeacutecart celle
drsquoune peur de la mort baseacutee sur une compreacutehension fausseacutee et superstitieuse de celle-ci Agrave
une lecture tragique de la mort qui la preacutesente comme une perte et un malheur le Pheacutedon
substitue une lecture philosophique preacutesentant le deacutecegraves comme un simple passage doubleacute
drsquoun gain
Ce renversement transparait par la situation mecircme du dialogue au sein de lrsquoœuvre
de Platon il est en effet envisageable de le consideacuterer comme un carrefour entre la
jeunesse et la maturiteacute de lrsquoauteur en racontant la mort de Socrate Platon donne un
aboutissement agrave un processus dieacutegeacutetique initieacute dans lrsquoApologie et poursuivi dans le Criton
de sorte que nous nous retrouvons avec trois dialogues qui peuvent constituer une trilogie
tragique relativement conforme aux regravegles des concours dramatiques drsquoAthegravenes agrave lrsquoimage
27 Cf supra
23
de lrsquoOrestie drsquoEschyle Mais si le Pheacutedon marque un aboutissement il marque aussi le
commencement drsquoun nouveau cycle comme le souligne Marc Durand
laquo La conception de lrsquoacircme lorsque le Pheacutedon est eacutecrit nous apparaicirct en pleine gestation Il nous semble qursquoelle est encore incomplegravete au vu des deacuteveloppements ulteacuterieurs que nous pourrons trouver dans la Reacutepublique dans le Phegravedre et de faccedilon plus lointaine dans le Timeacutee raquo28
Le Pheacutedon marque donc aussi bien la fin drsquoun cycle tragique que le deacutebut drsquoun cycle
philosophique compleacuteteacute par le Phegravedre et la Reacutepublique le tour de force litteacuteraire de Platon
reacuteside dans un renversement de la signification du contexte du moins celle qursquoon lui
donnerait spontaneacutement et dont Pheacutedon par son attitude eacutetonneacutee se fait le porte-parole
involontaire le but poursuivi par Platon est de montrer que la philosophie est capable de
triompher de la crainte habituellement susciteacutee par la perspective de la mort et permet de
mener une reacuteflexion approfondie mecircme quand lrsquoheure de mourir est arriveacutee Les heacuteros
tragiques eux aussi agrave lrsquoimage drsquoŒdipe parviennent agrave opeacuterer un renversement et agrave faire de
leur fin le deacutebut drsquoune egravere nouvelle29 mais Socrate va plus loin en annulant totalement sur
le plan meacutetaphysique ce qui serait encore source de malheur pour le heacuteros tragique De
surcroicirct alors que rien nrsquointerdit agrave lrsquoegravere nouvelle introduite par le sacrifice du heacuteros
tragique drsquoecirctre elle aussi porteuse de trageacutedies il ne peut en aller ainsi pour lrsquoegravere nouvelle
introduite par le sacrifice de Socrate puisque le sacrifice nrsquoen est pas vraiment un
quiconque suivra lrsquoexemple de Socrate sera deacutesormais agrave lrsquoabri sinon de la mort du moins
de la terreur qursquoelle inspire Ainsi le contexte du Pheacutedon reacutealise deacutejagrave lrsquoobjectif poursuivi
par la discussion sur la survie de lrsquoacircme agrave savoir vaincre la crainte que suscite la
perspective de la mort du corps agrave tel point que lorsque les compagnons de Socrate
laisseront eacuteclater leur deacutetresse quand le moment sera venu pour lui de boire le poison ce
seront deacutesormais leurs lamentations qui seront preacutesenteacutees comme deacuteplaceacutees la seacutereacuteniteacute de
Socrate apparaissant deacutesormais comme ce qursquoil y a de plus coheacuterent ndash Pheacutedon avait jugeacute
les paroles de Xanthippe comme eacutetant οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες30 mais en oubliant que
sa propre attitude agrave lrsquoinstant suprecircme en tant qursquoelle ne diffegravere guegravere de celle du restant de
lrsquoassistance avait elle-mecircme eacuteteacute disqualifieacutee par Socrate comme eacutetant digne drsquoune femme
Platon fait donc se retourner contre Pheacutedon le jugement que ce dernier avait prononceacute
envers les femmes en geacuteneacuteral et envers Xanthippe en particulier monrant que lrsquoattitude
28
DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p41 29 Cf Annexes 3 30
Plat Pheacutedon [60a] laquo habituelles pour les femmes raquo
24
outreacutee de cette derniegravere nrsquoest pas neacutecessairement lrsquoapanage des femmes et que la fermeteacute
face agrave la mort nrsquoest pas une affaire de sexe
Ἀπολλόδωρος δὲ καὶ ἐν τῷ ἔμπροσθεν χρόνῳ οὐδὲν ἐπαύετο δακρύων καὶ δὴ καὶ τότε ἀναβρυχησάμενος κλάων καὶ ἀγανακτῶν οὐδένα ὅντινα οὐ κατέκλασε τῶν παρόντων πλήν γε αὐτοῦ Σωκράτους ἐκεῖνος δέ lsquoοἷα ἔφη ποιεῖτε ὦ θαυμάσιοι ἐγὼ μέντοι οὐχ ἥκιστα τούτου ἕνεκα τὰς γυναῖκας ἀπέπεμψα ἵνα μὴ rsquo τοιαῦτα πλημμελοῖεν καὶ γὰρ ἀκήκοα ὅτι ἐν εὐφημίᾳ χρὴ τελευτᾶν ἀλλ᾽ ἡσυχίαν τε ἄγετε καὶ καρτερεῖτεrsquoκαὶ ἡμεῖς ἀκούσαντες ᾐσχύνθημέν τε καὶ ἐπέσχομεν τοῦ δακρύειν31
Nous assumons le grand bond en avant qui vient drsquoecirctre fait dans la lecture du texte en
citant cet extrait qui se reacutevegravele capital dans la mesure ougrave il illustre de faccedilon saisissante la
tension qui anime lrsquoensemble du dialogue traverseacute drsquoun bout agrave lrsquoautre par une lutte active
contre le pathos lutte que la reacuteflexion logique ne saurait jamais gagner que partiellement
Platon srsquoefforce de donner agrave la discussion une tonaliteacute deacutepassionneacutee dans la mesure du
possible mais lrsquoimportant est justement dans lrsquoexpression laquo dans la mesure du possible raquo
par sa situation en fin de dialogue cet extrait ougrave Socrate se voit dans lrsquoobligation
drsquoadmonester ses compagnons a lrsquointeacuterecirct de reacuteveacuteler agrave quel point le contexte tragique dans
lequel se situent les protagonistes reste important en deacutepit de la relative discreacutetion que lui a
confeacutereacute lrsquoinvestigation logique si on rapporte le regard que Platon fait adopter au lecteur agrave
lrsquoapostrophe que Socrate adresse agrave ses compagnons qui se reacutepandent en lamentations il
apparait que le contexte de la mort de Socrate aura donneacute agrave ce dernier lrsquooccasion de mettre
ses compagnons et lui-mecircme agrave lrsquoeacutepreuve loin drsquoecirctre purement anecdotique ou ornemental
le contexte tragique constitue agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoaction un puissant reacuteveacutelateur de la capaciteacute
de chacun des protagonistes agrave rester serein et apte agrave participer agrave un deacutebat philosophique
quelles que soient les circonstances ndash si Simmias Ceacutebegraves et dans une certaine mesure
Pheacutedon ont reacuteussi honorablement ce test en gardant leur calme suffisamment longtemps
pour participer agrave la reacuteflexion Apollodore lui eacutechoue complegravetement32 agrave lrsquoeacutechelle de
lrsquoeacutenonciation il fournit au lecteur lrsquooccasion de srsquoexercer lui-mecircme agrave appreacutehender la mort
31 Plat Pheacutedon [117d-e] laquo Apollodore deacutejagrave auparavant nrsquoavait pas cesseacute une seule fois de pleurer et il se mit alors triste et indigneacute agrave pousser des cris de douleur de sorte qursquoil nrsquoy en eut pas un dans lrsquoassistance qui ne fut pas briseacute de chagrin agrave part Socrate lui-mecircme Celui-ci dit laquo Qursquoest-ce que vous faites Vous ecirctes quand mecircme eacutetonnants Pour ma part crsquoest justement pour ccedila que jrsquoai renvoyeacute les femmes pour eacuteviter une telle faute de mesure car jrsquoai appris qursquoil faut finir avec des paroles heureuses Soyez donc calmes et fermes raquo Apregraves avoir entendu ccedila nous eucircmes honte et nous reticircnmes de pleurer raquo 32 La notion de mise agrave lrsquoeacutepreuve est centrale chez Platon mais la mise agrave lrsquoeacutepreuve existentielle du philosophe face agrave la mort ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquoelenchos cette mise agrave lrsquoeacutepreuve intellectuelle des ideacutees agrave lrsquoœuvre notamment dans le cadre des dialogues de jeunesse dit laquo aporeacutetiques raquo par laquelle Socrate met agrave lrsquoeacutepreuve le savoir drsquoautrui en se mettant dans la position de lrsquoignorant pour demander des comptes agrave celui qui preacutetend savoir et ainsi deacutemasquer les faux savants et les distinguer des vrais En somme si lrsquoon peut con-sideacuterer lrsquoelenchos la mise agrave lrsquoeacutepreuve du savoir comme la premiegravere eacutetape du cursus du philosophe la mise agrave lrsquoeacutepreuve de sa capaciteacute agrave rester serein mecircme face agrave la mort est en revanche lrsquoeacutetape ultime de ce cursus
25
aussi injuste puisse-t-elle paraicirctre avec la plus grande seacutereacuteniteacute possible eacuteventuellement en
poursuivant lrsquoinvestigation philosophique qui a eacuteteacute engageacutee dans le dialogue
3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie
Lrsquoeacutevacuation du pathos ne va donc nuellement agrave lrsquoencontre de lrsquoimportance du
contexte qui ne saurait ecirctre que capital pour un auteur qui comme Platon srsquoefforce de
mettre en scegravene une philosophie en pleine gestation et assumant donc drsquoecirctre tributaire des
circonstances dans lesquelles elle est deacuteveloppeacutee le caractegravere incontournable de la
situation drsquoeacutenonciation est une caracteacuteristique inheacuterente agrave chaque dialogue platonicien et le
Pheacutedon lrsquoexacerbe litteacuteralement lrsquointensiteacute dramatique susciteacutee par la dimension tragique
du contexte nrsquoy diffegravere que de degreacute par rapport aux autres dialogues il est drsquoautant plus
interdit drsquoenvisager comme purement ornemental le cadre des derniers instants de Socrate
que ce dernier reacutecuse explicitement les critiques suivant lesquelles ses reacuteflexions ne
seraient que perte de temps Οὔκουν γrsquo ἂν οἶμαι ἦ δrsquo ὃς ὁ Σωκράτης εἰπεῖν τινα νῦν
ἀκούσαντα οὐδrsquo εἰ κωμῳδοποιὸς εἴη ὡς ἀδολεσχῶ καὶ οὐ περὶ προσηκόντων τοὺς λόγους
ποιοῦμαι33 Le κωμῳδοποιὸς est probablement Aristophane dont la comeacutedie Les Nueacutees
nrsquoest pas totalement eacutetrangegravere agrave la perte de Socrate et qui emploie effectivement le terme
ἀδολέσχος (bavard) agrave la fin de la piegravece pour deacutesigner Socrate et de ses disciples
ὀρθῶς παραινεῖς οὐκ ἐῶν δικορραφεῖν ἀλλ᾽ ὡς τάχιστ᾽ ἐμπιμπράναι τὴν οἰκίαν τῶν ἀδολεσχῶν34
Le fait que Socrate disserte sur la mort lorsque le moment est venu pour lui de mourir nrsquoest
pas un signe de faiblesse de sa part mais une reacuteponse agrave ses deacutetracteurs qui lui reprochent de
bavarder sur des thegravemes qui ne le regardent pas drsquoautant que crsquoest le moment ou jamais
pour mettre agrave lrsquoeacutepreuve son savoir-faire philosophique et celui de ses compagnons si
Platon avait choisi de preacutesenter son maicirctre srsquoexprimer de faccedilon cateacutegorique sur la mort
lorsque la menace de cette derniegravere ne le concernait pas encore directement ce qursquoil aurait
fait srsquoil lrsquoavait mis en scegravene ainsi degraves lrsquoApologie voire avant il aurait alors fourni un
argument de poids agrave ceux qui reprochent agrave la philosophie de se poser de faux problegravemes
bien au contraire le Pheacutedon montre que le philosophe est celui qui sait quels sont les vrais
33 Plat Pheacutedon [70b-c] laquo En tout cas je crois dit Socrate qursquoen mrsquoentendant maintenant nul mecircme srsquoil eacutetait auteur comique ne dirait que je suis un bavard et que je raisonne sur des sujets qui ne me concernent pas raquo 34 Aristoph Nueacutees (v1483-1485) laquo Tu conseilles droitement de ne pas faire de procegraves mais drsquoincendier au plus vite la maison des bavards raquo
26
problegravemes et agrave quel moment il est opportun de les poser ou non ndash crsquoest bien ainsi que le
philosophe est preacutesenteacute dans le Phegravedre Srsquointerroger sur la destineacutee de lrsquoacircme apregraves la mort
du corps quand celle-ci est imminente loin drsquoecirctre une marque de faiblesse montre que la
philosophie ne se deacuteplace pas dans le vide et permet au philosophe de faire montre de sa
capaciteacute agrave rester suffisamment serein pour mener une investigation logique dans les
meilleures conditions possibles mecircme agrave lrsquoinstant suprecircme le philosophe nrsquoest pas drsquoune
nature radicalement diffeacuterente de celle du commun des mortels sa singulariteacute se niche dans
lrsquoart et la maniegravere dont il fait preuve pour se poser les questions que tout autre homme se
pose il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant au fait de srsquointerroger sur lrsquoapregraves-mourir quand on sent venir
la mort mais le philosophe doit savoir dominer les eacutemotions que peut faire naicirctre ce
passage obligeacute et ainsi pouvoir srsquoaffirmer comme philosophe mecircme dans de telles
circonstances Il serait moins grave pour Socrate de disparaicirctre que drsquoecirctre infidegravele au parti
pris suivant lequel il a meneacute sa vie et agrave lrsquoenseignement qursquoil a dispenseacute Mecircme agrave lrsquoheure
derniegravere le philosophe doit rester ami de la sagesse et son agonie est en quelque sorte
lrsquoexamen final de son cursus philosophique celui au cours duquel il doit remporter une
ultime victoire sur une menace diffeacuterente de la mort la misologie deacutesigneacutee clairement
comme telle par Socrate
ὡς οὐκ ἔστιν ἔφη ὅτι ἄν τις μεῖζον τούτου κακὸν πάθοι ἢ λόγους μισήσας γίγνεται δὲ ἐκ τοῦ αὐτοῦ τρόπου μισολογία τε καὶ μισανθρωπία (hellip) Οὐκοῦν ὦ Φαίδων ἔφη οἰκτρὸν ἂν εἴη τὸ πάθος εἰ ὄντος δή τινος ἀληθοῦς καὶ βεβαίου λόγου καὶ δυνατοῦ κατανοῆσαι ἔπειτα διὰ τὸ παραγίγνεσθαι τοιούτοις τισὶ λόγοις τοῖς αὐτοῖς τοτὲ μὲν δοκοῦσιν ἀληθέσιν εἶναι τοτὲ δὲ μή μὴ ἑαυτόν τις αἰτιῷτο μηδὲ τὴν ἑαυτοῦ ἀτεχνίαν (hellip) καὶ ἤδη τὸν λοιπὸν βίον μισῶν τε καὶ λοιδορῶν τοὺς λόγους διατελοῖ τῶν δὲ ὄντων ἀληθείας τε καὶ ἐπιστήμης στερηθείη35
Crsquoest faute de mieux que nous traduisons λόγος par laquo raisonnement raquo bien plus que la
signification de ce terme franccedilais galvaudeacute qui peut srsquoappliquer aux reacuteflexions drsquoune
personne ameacutenageant son emploi du temps voire aux manigances drsquoun individu preacuteparant
un mauvais coup le substantif grec recouvre prononceacute par Socrate non seulement
lrsquoinvestigation philosophique mais aussi lrsquoensemble des regravegles de conduites qui lui sont
attacheacutees et lui donnent ses conditions de possibiliteacute ce nrsquoest pas un hasard si le terme
ἀτεχνίαν est employeacute pour deacutesigner lrsquoune des causes possibles de lrsquoeacutechec du λόγος la
philosophie telle que lrsquoenvisage de Socrate ne se limitant pas agrave un savoir theacuteorique mais
35 Plat Pheacutedon [89d-90c-d] laquo Il nrsquoest pas de plus grand malheur dit-il que puisse subir quelqursquoun que drsquoen arriver agrave haiumlr les raisonnements Or misologie et misanthropie naissent de la mecircme faccedilon (hellip) Donc Pheacutedon continua-t-il ce serait un incident lamentable si alors mecircme qursquoil existe un raisonnement vrai sucircr et com-preacutehensible parce qursquoil y en a drsquoautres agrave cocircteacute qui sont jugeacutes tantocirct vrais et tantocirct non on nrsquoen tienne pas pour responsable soi-mecircme et sa propre maladresse (hellip) On en arriverait deacutesormais pour le restant de sa vie agrave deacutetester agrave injurier les raisonnements et agrave se priver de ce qursquoil y a de veacuteriteacute et de savoir dans les ecirctres raquo
27
constituant drsquoabord une technique de recherche de la veacuteriteacute qui repose sur un savoir
pratique une τέχνη agrave part entiegravere qui neacutecessite une certaine habileteacute qui peut srsquoacqueacuterir par
lrsquoexercice par laquo misologie raquo il faut donc entendre bien plus que la haine de la raison une
attitude se situant aux antipodes de la philosophie pouvant prendre les formes de la
superstition ou de lrsquoabsence de curiositeacute intellectuelle Lorsque Socrate dit qursquoil nrsquoy a pas
plus grand malheur menaccedilant lrsquohomme que la misologie il sous-entend eacutevidemment
qursquoelle est plus redoutable que la mort elle-mecircme tout comme la mort la misologie
menace tout homme sa vie durant mais contrairement agrave la mort la misologie nrsquoest pas
ineacutevitable (crsquoest pourquoi il serait plus pertinent de lrsquoenvisager comme une tentation ou
une virtualiteacute plutocirct que comme une menace) et les efforts humains peuvent deacutejouer le
piegravege qursquoelle repreacutesente mais il serait tout de mecircme facile pour Socrate et ses
compagnons dans la situation qui est la leur de srsquoy laisser aller Srsquoil nrsquoest pas opportun de
lutter frontalement contre la mort un tel combat eacutetant neacutecessairement voueacute agrave lrsquoeacutechec il est
en revanche tout agrave fait opportun de lutter contre la misologie puisque cette lutte
nrsquooutrepasse pas les forces humaines et srsquoavegravere tout agrave fait drsquoactualiteacute au sein de ce reacutecit
lrsquoApologie a en effet montreacute la philosophie impuissante agrave deacutefendre Socrate contre ses
accusateurs il aurait donc eacuteteacute tentant drsquoen tirer du deacutegoucirct pour la philosophie surtout pour
Platon jeune homme de bonne famille qui semblait destineacute agrave faire un brillante carriegravere
politique agrave Athegravenes et que rien ne preacutedisposait agrave suivre lrsquoenseignement de Socrate dont il
eacutetait une sorte de neacutegatif comme le souligne Alain
laquo Il y eut entre Socrate et Platon une preacutecieuse rencontre mais disons mieux un choc de contraires drsquoougrave a suivi le mouvement de penseacutee le plus eacutetonnant qursquoon ait vu Crsquoest pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maicirctre et ce disciple La vie de Socrate fut celle du simple citoyen et du simple soldat telle qursquoelle est partout (hellip) Platon ne srsquoest pas mis en scegravene dans ses Dialogues mais on peut voir au commencement de La Reacutepublique comment ses deux fregraveres Adimante et Glaucon mettent au jeu leur ambition leur puissance tout leur avenir Ce sont deux images de Platon jeune Platon descendant des rois puissant eacutequilibreacute athleacutetique ressemblait sans doute agrave ces belles statues si bien assureacutees drsquoelles-mecircmes raquo 36
Platon marqueacute par lrsquoeacutechec de la philosophie face aux meacutefaits conjugueacutes de la vindicte
populaire et de lrsquointrigue politique aurait pu se laisser aller agrave la misologie et il ne lui suffit
pas pour srsquoen preacutemunir de savoir que les responsables de la mort de Socrate eacutetaient
preacuteciseacutement atteints de misologie Le Pheacutedon srsquoefforce donc de montrer que le jugement
dont Socrate est la victime aussi injuste soit-il nrsquoest rien pour le philosophe puisque celui
qui srsquoest entraicircneacute toute sa vie durant agrave philosopher en faisant le plus possible abstraction
des circonstances mateacuterielles dans lesquelles il se trouve srsquoil a meneacute agrave bien cet
36 ALAIN Onze chapitres sur Platon in Platon p35-37
28
entraicircnement reste capable de philosopher mecircme quand lesdites circonstances le
rattrapent au point de menacer son inteacutegriteacute physique tel serait donc le sens veacuteritable de
lrsquoentraicircnement agrave la mort que Socrate revendique avoir suivi pendant toute sa vie non sans
ironie puisqursquoil reacuteutilise les termes des deacutetracteurs de la philosophie qui plus est avec des
redondances qursquoil est aiseacute de restituer au travers drsquoune traduction et qui seraient eacutetonnantes
de la part drsquoun styliste aussi talentueux que Platon si ces formulations meacuteritaient drsquoecirctre
prises au pied de la lettre
Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον37
Par la notion drsquoentraicircnement agrave la mort il faut comprendre une expression caricaturale pour
deacutesigner dans le langage de lrsquoadversaire sophistique repreacutesenteacute par Ceacutebegraves une notion plus
subtile celle drsquoentraicircnement agrave penser en faisant le plus abstraction possible des
circonstances auxquelles nous sommes confronteacutes et agrave ne pas les laisser faire triompher la
misologie aussi critiques soient-elles de prime abord ndash une telle attitude ne saurait
ressembler agrave la mort que du point de vue drsquoun jeune honne impeacutetueux comme Ceacutebegraves Un
signe qui ne trompe pas se situe au beau milieu du Pheacutedon lorsque Socrate demande au
personnage eacuteponyme de couper ses cheveux au cas ougrave la discussion philosophique serait
tenue en eacutechec
Αὔριον δή ἔφη ἴσως ὦ Φαίδων τὰς καλὰς ταύτας κόμας ἀποκερῇ - Ἔοικεν ἦν δrsquo ἐγώ ὦ Σώκρατες - Οὔκ ἄν γε ἐμοὶ πείθῃ - Ἀλλὰ τί ἦν δrsquo ἐγώ - Τήμερον ἔφη κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας ἐάνπερ γε ἡμῖν ὁ λόγος τελευτήσῃ καὶ μὴ δυνώμεθα αὐτὸν ἀναβιώσασθαι καὶ ἔγωγrsquo ἄν εἰ σὺ εἴην καί με διαφεύγοι ὁ λόγος ἔνορκον ἂν ποιησαίμην ὥσπερ Ἀργεῖοι μὴ πρότερον κομήσειν πρὶν ἂν νικήσω ἀναμαχόμενος τὸν Σιμμίου τε καὶ Κέβητος λόγον38
Ce passage octroie une leacutegitimiteacute suppleacutementaire agrave lrsquoutilisation du nom de Pheacutedon pour
donner son titre au dialogue puisque non content drsquoavoir assisteacute aux deacutebats et de pouvoir
en rendre compte il a eacuteteacute choisi comme garant de la bonne tenue de la discussion au
sacrifice diffeacutereacute de sa chevelure qursquoil projetait en signe de deuil pour Socrate doit se
37 Plat Pheacutedon [64a] laquo Il est agrave craindre en effet que quiconque srsquoattache agrave la philosophie en srsquoy appliquant droitement il eacutechappe agrave autrui qursquoil ne srsquooccupe que de mourir et drsquoecirctre mort Si telle est donc la veacuteriteacute il serait sans doute eacutetrange de ne point avoir drsquoardeur pour rien drsquoautre que cela pendant toute sa vie et quand cela arrive de srsquoindigner contre ce pour quoi on avait de lrsquoardeur et dont on srsquooccupait raquo 38 Plat Pheacutedon [89b-c] laquo Demain peut-ecirctre dit-il Pheacutedon tu tondras cette belle chevelure ndash Il semble bien Socrate reacutepondis-je ndash Et bien non si tu me crois ndash Mais pourquoi ai-je demandeacute ndash Crsquoest aujourdrsquohui reacutepondit-il que je tondrai la mienne et toi celle-ci si la reacuteflexion prend fin parmi nous et si nous nrsquoarrivons pas agrave la rappeler agrave la vie Pour ma part si jrsquoeacutetais toi et si la reacuteflexion me fuyait je mrsquoengagerais par serment agrave la faccedilon des Argiens agrave ne plus ecirctre ainsi chevelu avant drsquoavoir vaincu par de nouveaux combats lrsquoargumentation de Simmias et de Ceacutebegraves raquo
29
substituer le sacrifice immeacutediat de cette mecircme chevelure en signe de deuil pour la
technique drsquoinvestigation philosophique au cas ougrave elle viendrait agrave ecirctre tenue en eacutechec
Pheacutedon au moment ougrave il rapporte les faits a donc des raisons physiques de prouver qursquoun
tel eacutechec nrsquoa pas eu lieu Il importe peu deacutesormais que la philosophie ait eacuteteacute impuissante agrave
prouver lrsquoinnocence de Socrate devant ses juges puisque le dialogue montre que la mort
nrsquoest pas de nature agrave lrsquoeffrayer au point de lui faire perdre toute volonteacute de poursuivre
lrsquoinvestigation philosophique jusqursquoagrave son terme et drsquoecirctre la preuve vivante de la leacutegitimiteacute
de cette deacutemarche qui meacuteritera donc drsquoecirctre poursuivie par ses disciples par-delagrave sa mort ndash
Platon en est la preuve vivante agrave lrsquoinstant mecircme ougrave il eacutecrit
Pour reacutesumer le contexte preacuteciseacutement parce qursquoil laisse srsquoatteacutenuer sa dimension
tragique sans jamais cesser drsquoecirctre preacutesent transforme le lecteur au moins le temps du
dialogue en un nouveau petit Socrate qui fait agrave son tour lrsquoexpeacuterience drsquoune agonie
deacutepassionneacutee ougrave la philosophie lui donne lrsquooccasion drsquoecirctre plus fort que la mort En
mettant en scegravene un Socrate deacutesormais explicite sur un thegraveme sur lequel il eacutetait auparavant
eacutevasif Platon fait mieux que deacutemontrer que lrsquoacircme est immortelle ce dont un esprit grec ne
saurait raisonnablement douter39 il donne agrave la mort une signification nouvelle ougrave la praxis
philosophique srsquoeacuterige en nouvel eacutetalon permettant de mesurer la maturiteacute de lrsquoacircme Degraves
lors les critiques exprimeacutees dans la Reacutepublique contre les descriptions horrifiques
traditionnelles de lrsquoHadegraves40 ne peuvent plus ecirctre penseacutees comme de simples prescriptions
concernant lrsquoeacuteducation qui doit ecirctre donneacutee aux gardiens de la citeacute ideacuteale cette critique
srsquoinsegravere dans la logique drsquoune redeacutefinition de la mort comme reacuteveacutelatrice de la plus ou
moins grande capaciteacute de lrsquoindividu agrave rester philosophe mecircme dans les moments les plus
critiques de son existence Il importe en fait assez peu au vrai philosophe que lrsquoacircme soit
immortelle ou non dans la mesure ougrave la terreur que la mort inspire ne peut plus le
concerner puisqursquoil a deacutejagrave passeacute toute sa vie agrave srsquoentraicircner agrave philosopher sans ecirctre affecteacute
au-delagrave du raisonnable par les vicissitudes de la vie terrestre ndash on insistera sur lrsquoexpression
laquo au-delagrave du raisonnable raquo car Socrate ne nie agrave aucun moment ce qursquoimpose cette vie
terrestre par exemple la neacutecessiteacute de srsquoalimenter mais il refuse simplement de srsquoy
appliquer avec un zegravele excessif Φαίνεταί σοι φιλοσόφου ἀνδρὸς εἶναι ἐσπουδακέναι περὶ
τὰς ἡδονὰς καλουμένας τὰς τοιάσδε οἷον σιτίων [τe] καὶ ποτῶν - Ἥκιστα ὦ Σώκρατες
39 On reviendra neacuteanmoins ulteacuterieurement sur ce point qui nrsquoeacutetait pas si eacutevident agrave lrsquoeacutepoque 40 Cf Annexe 4
30
ἔφη ὁ Σιμμίας41 Les conclusions de la deacutemonstration par Socrate de la survie post corporis
mortem de lrsquoacircme nrsquoont finalement drsquoimportance que pour ceux qui laissent encore la peur
de la mort les envahir au point de brouiller leur jugement Il srsquoavegravere donc que la
dynamique mise en scegravene par le contexte du Pheacutedon reacuteside dans lrsquoaboutissement drsquoun
entraicircnement permanent agrave la philosophie que Platon devait imposer aussi bien agrave ses eacutelegraveves
qursquoagrave lui-mecircme la philosophie eacutetant comprise comme une praxis agrave part entiegravere ougrave tout
lrsquoecirctre de lrsquohomme srsquoinvestit au point drsquoecirctre sourd agrave presque tout ce qui peut perturber sa
reacuteflexion ce qui donne tout son sens aux reproches que Socrate adresse agrave ses compagnons
avant de mourir reproches drsquoautant plus graves qursquoil les accuse de manquer de mesure et
donc de commettre un faute grave pour un grec au sein du dialogue la mort de Socrate
nrsquoest pas un simple ornement agrave une theacuteorie qui pourrait srsquoen passer mais bien le stade
ultime drsquoune praxis dont le Pheacutedon est une sorte de manuel drsquoapprentissage parmi drsquoautres
41 Plat Pheacutedon [64d-e] laquo Est-ce qursquoil trsquoapparait qursquoecirctre empresseacute pour ce genre de preacutetendus plaisirs comme la nourriture et la boisson est le fait drsquoun philosophe ndash Pas du tout Socrate reacutepondit Simmias raquo
31
Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante
du projet platonicien
Consideacuterer le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage permet de poursuivre
notre recherche en visant deacutesormais lrsquohorizon du projet platonicien de formation de la
jeunesse grecque puisqursquoil ressort de notre commentaire que lrsquoobjet premier du Pheacutedon
nrsquoest peut-ecirctre pas tant de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que drsquooffrir un exemple
drsquoattitude reacuteellement philosophique se pose alors la question de la place qursquooccupe cette
deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le Pheacutedon en particulier et dans le projet
platonicien en geacuteneacuteral La question de la vie post corporis mortem de lrsquoacircme revient en effet
dans drsquoautres dialogues de maturiteacute mecircme si elle nrsquoy occupe plus une place aussi centrale
ndash Platon manifestant en cela son geacutenie litteacuteraire nrsquoa jamais eacutecrit deux fois le mecircme
dialogue ce qui explique partiellement ce que lrsquoon interpregravete parfois avec plus ou moins
de pertinence comme des revirements ou des contradictions comme lrsquoa fait en son temps
Louis Couturat dans son De Platonicis mythis ouvrage aujourdrsquohui deacutepasseacute en raison
notamment du sens reacuteducteur agrave la limite du peacutejoratif qui y est donneacute agrave lrsquoadjectif mythicus
compris comme synonyme drsquolaquo illusoire raquo
In Phaedri mytho animae justae in caelum injustae vero sub terram mittuntur ibique pro bene aut male meritis praemium decuplum accipiunt aut decuplam poenam pendunt Post mille annos corpus novum eligunt et in vitam redeunt Solae animae quae tres deinceps vitas in philosophia et in puro amore degerunt alas recuperant et in caelum evolant In Reipublicae mytho omnes animae quaecumque meritae sunt decies eadem patiuntur deinde sortem futuram libere eligunt solae tyrannorum animae in Tartato retinentur et in aevum puniuntur42
De ces apparentes contradictions entre les diffeacuterents mythes eschatologiques (ici ceux du
Phegravedre et de la Reacutepublique) Couturat conclut que la conception platonicienne de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne saurait ecirctre que mythica au sens ougrave elle ne meacuteriterait pas drsquoecirctre
42 COUTURAT Louis De Platonicis mythis p111-112 laquo Dans le mythe du Phegravedre les acircmes justes sont envoyeacutees au ciel et les injustes sous la terre et en proportion avec leur bonne ou leur mauvaise conduite ils y reccediloivent une reacutecompense deacutecuple ou y subissent un chacirctiment deacutecuple Mille anneacutees plus tard ils choisissent un nouveau corps et reviennent agrave la vie Seules les acircmes qui megravenent trois vies conseacutecutives dans la philoso-phie et dans lamour pur reacutecupegraverent leurs ailes et senvolent vers le ciel Dans le mythe de la Reacutepublique toutes les acircmes quel que soit leur meacuterite subissent dix fois la mecircme chose puis choisissent librement leur sort futur seules les acircmes des tyrans sont retenues dans le Tartare et sont pu-nies pour toujours raquo
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prise au seacuterieux Il est bien eacutevident que la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le
Pheacutedon nrsquoest pas de nature agrave satisfaire pleinement une conscience moderne avide de
deacutemonstrations rationnelles au sens carteacutesien du terme Marc Durand le reconnaicirctra
ouvertement plus drsquoun siegravecle apregraves Couturat lorsqursquoil commentera la reacuteponse de Socrate agrave
lrsquoobjection de Ceacutebegraves
laquo Cette deacutemonstration est agrave tout prendre difficile et deacutecevante Il srsquoagit en fait drsquoune sorte de laquo preuve ontologique raquo avant la lettre De mecircme que lrsquoon ne peut concevoir Dieu non existant on ne peut concevoir lrsquoacircme non vivante puisque lrsquoessence de lrsquoacircme crsquoest la vie comme lrsquoessence de Dieu crsquoest lrsquoexistence raquo43
Il ne faut cependant pas en conclure que Platon nrsquoait pas reacuteellement cru en lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme il est inconcevable qursquoil ait pu faire parler son maicirctre pour ne rien dire et mecircme srsquoil
srsquoest servi de cette ideacutee agrave des fins prioritairement protreptiques rien ne srsquooppose agrave ce qursquoil
ait sincegraverement adheacutereacute agrave cette ideacutee et ait chercheacute agrave la deacutefendre avec les moyens de la
philosophie en drsquoautres termes mecircme si crsquoest drsquoabord dans le but drsquoexhorter agrave lrsquoamour de
la sagesse eacutelegraveves et lecteurs qursquoil a eacutecrit le Pheacutedon il serait reacuteducteur drsquoen conclure que
lrsquoespoir drsquoun accegraves pour le philosophe agrave une vie post corporis mortem meilleure que la vie
terrestre ait pu jouer simplement un rocircle similaire agrave celui drsquoune carotte que lrsquoon mettrait agrave
pendre devant le museau drsquoun acircne pour le faire avancer
1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
Il apparait clairement que la confiance de Socrate allant agrave la mort malgreacute les
eacutevocations de la tradition ne peut en aucun cas ecirctre confondue avec la superstition la
Reacutepublique offre lrsquoexemple drsquoun vrai superstitieux le meacutetegraveque Ceacutephale qui a fait fortune
dans le commerce des armes qui ne prend au seacuterieux le sort de lrsquoacircme apregraves la mort que
lorsque celle-ci est imminente et dont la seacutereacuteniteacute apparente nrsquoest qursquoune faccedilade Il srsquoen
cache drsquoailleurs agrave peine ses paroles le trahissent
ἐπειδάν τις ἐγγὺς ᾖ τοῦ οἴεσθαι τελευτήσειν εἰσέρχεται αὐτῷ δέος καὶ φροντὶς περὶ ὧν ἔμπροσθεν οὐκ εἰσῄει οἵ τε γὰρ λεγόμενοι μῦθοι περὶ τῶν ἐν Ἅιδου ὡς τὸν ἐνθάδε ἀδικήσαντα δεῖ ἐκεῖ διδόναι δίκην καταγελώμενοι τέως τότε δὴ στρέφουσιν αὐτοῦ τὴν ψυχὴν μὴ ἀληθεῖς ὦσιν 44
43 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p85-86 44 Plat Reacutepublique I [330d] laquo Quand quelqursquoun croit sentir que la mort vient vers lui lui viennent agrave lrsquoesprit des craintes et des preacuteoccupations sur des sujets qui auparavant ne lrsquointeacuteressaient pas Les reacutecits que lrsquoon fait sur lrsquoHadegraves et le chacirctiment dont il faut payer lagrave-bas les injustices commises ici-bas dont il se moquait jusqursquoagrave preacutesent troublent maintenant son acircme raquo
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Platon ne reprend pas cet exemple agrave son compte et lrsquoattitude de Socrate dans le Pheacutedon se
situe aux antipodes de celle de Ceacutephale Socrate nrsquoa aucune raison drsquoavoir peur de la mort
puisque le philosophe qui a consacreacute sa vie agrave mettre son acircme agrave part du corps ne peut
envisager son propre deacutecegraves compris comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps que comme
lrsquoaboutissement de tous ses efforts Drsquoailleurs pour revenir au Pheacutedon avant mecircme de
deacutemontrer que lrsquoacircme et le corps sont seacuteparables lrsquoun de lrsquoautre Socrate souligne
implicitement que srsquoil eacutetait une crainte dont la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme devait le
libeacuterer ce ne serait pas tant celle drsquoune disparition deacutefinitive qui nrsquoentre pas agrave ses yeux
dans le champ du possible mais plutocirct celle drsquoun enchaicircnement perpeacutetuel agrave un corps qui
oppose un obstacle quasi permanent agrave une reacuteflexion bien meneacutee
- Ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων - Ναί - Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος - Ἔστι ταῦτα - Οὐκοῦν καὶ ἐνταῦθα ἡ τοῦ φιλοσόφου ψυχὴ μάλιστα ἀτιμάζει τὸ σῶμα καὶ φεύγει ἀπ᾽ αὐτοῦ ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνεσθαι - Φαίνεται45
Socrate emploie explicitement lrsquoexpression καθ᾽ ὅσον δύναται que nous traduisons par
laquo dans la mesure du possible raquo il nrsquoignore donc pas que couper totalement la
communication entre lrsquoacircme et le corps est impossible aussi longtemps que ce dernier est
vivant de fait le corps ne se tait deacutefinitivement que dans la mort laquelle peut donc
constituer un espoir seacuteduisant pour le philosophe lrsquoespoir de devenir laquo pur esprit raquo Platon
devait avoir une conscience aigueuml des entraves que les neacutecessiteacutes corporelles peuvent
opposer agrave lrsquoambition de celui qui fait profession de philosophe agrave cet eacutegard il serait tentant
de consideacuterer que ce mode de vie philosophique mis en pratique par Socrate serait aussi
celui que procircne le discours de Pausanias dans le Banquet discours qui paraicirct deacutejagrave deacutefinir ce
que constitue lrsquoamour laquo platonique raquo unissant Socrate agrave Alcibiade cet amour srsquoattachant
davantage agrave lrsquoacircme qursquoau corps et qui ne serait pas πονηρὸς (pervers) ndash ce nrsquoest
eacutevidemment pas si simple eacutetant donneacute que le discours extrecircmement steacutereacuteotypeacute de
Pausanias compte au mecircme titre que les discours preacuteceacutedant celui de Socrate parmi les
eacuteloges laquo sophistiques raquo drsquoEros preacutesenteacutes comme autant de contre-exemples drsquoun discours
philosophique
45 Plat Pheacutedon [64b-d] laquo Nrsquoest-ce donc pas dans lrsquoacte de raisonner si jamais crsquoest le cas que se manifeste clairement agrave lrsquoacircme quelque chose de lrsquoecirctre ndash Oui ndash Et elle raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble ni lrsquoouiumle ni la vue ni une souffrance ni un plaisir quand au contraire elle est le plus possible replieacutee sur elle-mecircme ayant donneacute congeacute au corps et quand ayant coupeacute la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible elle tend vers lrsquoecirctre ndash Crsquoest tout agrave fait ccedila ndash Nrsquoest-ce pas aussi dans cet eacutetat que lrsquoacircme du philosophe meacuteprise le plus le corps et le fuit et qursquoelle cherche agrave se replier sur elle-mecircme ndash Il semble bien raquo
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Πονηρὸς δ᾽ ἐστὶν ἐκεῖνος ὁ ἐραστὴς ὁ πάνδημος ὁ τοῦ σώματος μᾶλλον ἢ τῆς ψυχῆς ἐρῶν καὶ γὰρ οὐδὲ μόνιμος ἐστιν ἅτε οὐδὲ μονίμου ἐρῶν πράγματος Ἅμα γὰρ τῷ τοῦ σώματος ἄνθει λήγοντι οὗπερ ἤρα ldquoοἴχεται ἀποπτάμενοςrdquo πολλοὺς λόγους καὶ ὑποσχέσεις καταισχύνας ὁ δὲ τοῦ ἤθους χρηστοῦ ὄντος ἐραστὴς διὰ βίου μένει ἅτε μονίμῳ συντακείς46
Crsquoest faute de mieux que nous traduisons μόνιμος par laquo stable raquo qui a cependant lrsquoavantage
relatif contrairement agrave lrsquoadjectif laquo constant raquo proposeacute par Leacuteon Robin de ne pas faire
lrsquoeacuteconomie de la nuance drsquoimmuabiliteacute calqueacutee sur celle que les Grecs attribuent
ordinairement au monde que le terme μόνιμος recouvre mecircme si laquo constant raquo se justifie
pour exalter lrsquoindeacutefectibiliteacute drsquoune relation amoureuse il est en tout cas judicieux drsquoeacutetablir
un lien entre la conception grecque ordinaire du monde et le discours de Pausanias celui-ci
raisonnant en Atheacutenien moyen et se faisant le relais drsquoune meacutefiance spontaneacutee agrave lrsquoeacutegard du
corps qui nrsquoa le plus souvent rien de reacutefleacutechi cette moindre digniteacute attribueacutee au corps au
nom de son caractegravere changeant est en effet davantage laquo sentie raquo plutocirct que laquo sue raquo aussi
bien par tout un chacun que par Pausanias lui-mecircme auquel il serait drsquoailleurs facile de
reacutepliquer qursquoil nrsquoest pas si certain que ccedila que le caractegravere soit moins changeant que le
corps on est souvent surpris de voir une personne srsquoaigrir ou se bonifier avec le temps En
tout eacutetat de cause Pausanias est bien un repreacutesentant de la superstition au mecircme titre que
Ceacutephale avec lequel il a en commun lrsquoobeacuteissance aveugle agrave une tradition scleacuteroseacutee qursquoil
cite mais qursquoil ne questionne pas voire ne comprend mecircme pas la formule οἴχεται
ἀποπτάμενος est un emprunt direct agrave lrsquoIliade47 qui plus est sorti de son contexte celui du
songe drsquoAgammemnon non content de citer ses classiques hors de propos pour faire
eacutetalage de son savoir Pausanias donne des reacuteponses toutes faites au lieu de poser des
questions et se situe donc aux antipodes de lrsquoattitude philosophique ndash Jacques Lacan ira
mecircme plus loin en soulignant que Pausanias parle non seulement en Atheacutenien moyen mais
aussi en Atheacutenien moyen aiseacute son discours nrsquoaccordant de leacutegitimeacute agrave lrsquoamour qursquoagrave la
condition qursquoil soit laquo une bonne affaire raquo au sens presque commercial du terme le
concevant comme un investissement qui doit ecirctre payeacute de retour les valeurs morales se
substituant aux valeurs financiegraveres drsquoune faccedilon que nrsquoaurait pas renieacutee la bourgeoisie du
XIXe siegravecle laquo Tout le discours srsquoeacutelabore en fonction drsquoune cotation des valeurs drsquoune
recherche des valeurs coteacutees Il srsquoagit bel et bien de placer ses fonds drsquoinvestissement
46 Plat Banquet [183d-e] laquo Celui qui est pervers est lrsquoamant pandeacutemien aimant davantage le corps que lrsquoacircme et il nrsquoest pas stable non plus aimant une chose qui nrsquoest pas plus stable En effet degraves que le corps cesse drsquoecirctre dans sa fleur ce pourquoi il lrsquoaimait il part en srsquoenvolant deacuteshonorant ses nombreux discours et promesses En revanche celui qui aime un caractegravere parce qursquoil est noble est stable pour la vie eacutetant donneacute qursquoil se joint agrave quelque chose de stable raquo 47 Ὣς ὁ μὲν εἰπὼν ᾤχετrsquo ἀποπτάμενος Iliade 2 71 laquo Ayant ainsi parleacute il part en srsquoenvolant raquo
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psychiques raquo48 Il serait donc erroneacute de penser que lrsquoopinion de Pausanias reflegravete lrsquoune des
composantes de la vie de Socrate drsquoautant qursquoen deacutepit de lrsquoacception galvaudeacutee qursquoa pris
aujourdrsquohui lrsquoexpression laquo amour platonique raquo il serait malhonnecircte de preacutetendre que
Socrate de son vivant ait totalement deacutedaigneacute le commerce avec le corps comme le
rappelle Francis Wolff
laquo Cet homme que lrsquoon dit tempeacuterant parle vert et boit sec Cet intellectuel que lrsquoon imagine toujours perdu dans ses nuages gris et meacuteprisant la couleur des choses sait mieux qursquoun autre croquer la vie de ses larges macircchoires il danse et joue de la lyre si ses yeux sont agrave fleur de tecircte crsquoest pour mieux voir de tous les cocircteacutes assure-t-il si ses narines sont retrousseacutees crsquoest pour mieux sentir Et ses legravevres eacutepaisses ne font-elles pas des baisers plus sensuels On le veut chaste on le deacutecrit restant de marbre face aux avances du bel Alcibiade qui srsquoeacutetait glisseacute dans son lit mais on le voit souvent entoureacute drsquoune foule de mignons dont il ne deacutedaigne pas la compagnie troubleacute par la beauteacute de Charmide il veut dit-il en deacuteshabiller lrsquoacircme avant drsquoen effeuiller le corps raquo49
Agrave aucun moment la lettre des eacutecrits Platon ne va agrave lrsquoencontre de cette vision laquo sensuelle raquo
du maicirctre certes Socrate est bien laquo un homme qui le plus possible deacutelie lrsquoacircme du
commerce du corps raquo50 mais lrsquoimportant dans cette deacutefinition du philosophe emprunteacutee agrave
Festugiegravere est justement dans la locution adverbiale laquo le plus possible raquo aussi longtemps
que lrsquoon vit il est impossible de faire totalement abstraction du corps mais il est
envisageable de le mettre de cocircteacute dans une certaine mesure et cette expeacuterience suffit agrave ce
que lrsquoon en arrive agrave envisager le corps comme un fardeau dont la penseacutee pure ne peut rien
attendre et qursquoil serait donc juste de consideacuterer comme une ϕρουρά pour reprendre le
terme employeacute par Socrate dans une formule emprunteacutee aux mystegraveres ὡς ἔν τινι φρουρᾷ
ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι καὶ οὐ δεῖ δὴ ἑαυτὸν ἐκ ταύτης λύειν οὐδ᾽ ἀποδιδράσκειν51 Leacuteon
Robin de son propre aveu a traduit le terme ϕρουρά par laquo garderie raquo faute de mieux et
mecircme lrsquoexpression laquo poste de garde raquo est trop faible pour rendre tout le sens du terme grec
qui deacutesigne eacutegalement une prison cette polyseacutemie est difficile agrave restituer dans le franccedilais
actuel et ne se fait drsquoailleurs sentir que par la juxtaposition des deux verbes λύειν et
ἀποδιδράσκειν entre lesquels la diffeacuterence est du mecircme ordre que celle qui existe entre la
situation du soldat deacuteserteur et celle du prisonnier eacutevadeacute Cette complexiteacute de lrsquoexpression
peut neacuteanmoins ecirctre surmonteacutee si lrsquoon srsquoaccorde agrave dire qursquoelle permet drsquoenvisager le corps
comme une place que les dieux assignent agrave lrsquoacircme et exprime le fait qursquohabiter un corps et
lrsquoanimer est le rocircle assigneacute agrave lrsquoacircme humaine sa place sur terre place que lrsquohomme ne
48 LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert p73 49 WOLFF Francis Socrate p12 50 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis p78 51 Plat Pheacutedon [62b] laquo Crsquoest dans quelque poste de garde que nous les hommes vivons et il ne faut ni srsquoen libeacuterer soi-mecircme ni srsquoen eacutechapper raquo
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choisit pas et agrave laquelle il faut cependant savoir se tenir loin drsquoecirctre superstitieuse
lrsquoattitude de Socrate consiste en un consentement agrave la vie telle qursquoelle est donneacutee aux
hommes crsquoest-agrave-dire aussi agrave la condition de la mortaliteacute et crsquoest pourquoi le philosophe
confiant en lrsquoordre des choses ne cherche pas agrave se faire bien voir des dieux agrave tout prix
quand la mort est proche comme Ceacutephale ni ne deacutevalue systeacutematiquement le domaine
corporel comme Pausanias
2 Une deacutemonstration strictement logique
Toute preacutesence eacuteventuelle de la superstition dans les propos de Socrate eacutetant
eacutecarteacutee il faut aussi souligner qursquoen deacutepit de ce que ses arguments peuvent avoir
drsquoinsatisfaisants pour une conscience moderne (ne serait-ce qursquoen raison de leur apparente
juxtaposition qui les eacuteloigne des grandes deacutemonstrations systeacutematiques caracteacuterisant la
philosophie moderne) ils nrsquoen ont pas moins la forme du raisonnement logique et nrsquoont agrave
aucun moment vocation agrave se reacutesumer agrave une seacuterie de formules persuasives comme peuvent
en produire les sophistes Ils sont mecircme strictement logiques au point de forcer le lecteur agrave
se confronter avec les limites du logos (limite nrsquoeacutetant pas synonyme de faiblesse) puisqursquoil
srsquoy avegravere que lrsquoideacutee du neacuteant ante vitam et post mortem nrsquoest pas simplement intoleacuterable
eacutethiquement mais surtout inconcevable logiquement ndash ici commence lrsquoexamen proprement
dit des arguments tels qursquoils sont preacutesenteacutes dans le Pheacutedon qui respectera la dynamique du
dialogue et commencera donc par lrsquoargument de la solidariteacute des contraires deacutejagrave effleureacute
preacuteceacutedemment
Οὐκ ἐναντίον μὲν φῂς τῷ ζῆν τὸ τεθνάναι εἶναι - Ἔγωγε - Γίγνεσθαι δὲ ἐξ ἀλλήλων - Ναί - Ἐξ οὖν τοῦ ζῶντος τί τὸ γιγνόμενον - Τὸ τεθνηκός ἔφη - Τί δέ ἦ δ᾽ ὅς ἐκ τοῦ τεθνεῶτος - Ἀναγκαῖον ἔφη ὁμολογεῖν ὅτι τὸ ζῶν - Ἐκ τῶν τεθνεώτων ἄρα ὦ Κέβης τὰ ζῶντά τε καὶ οἱ ζῶντες γίγνονται - Φαίνεται ἔφη52
Nous avons bien affaire ici agrave un syllogisme rigoureux qui fait de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
une exigence drsquoordre logico-physique ce nrsquoest pas par hasard si Ceacutebegraves dit qursquoil est
ἀναγκαῖον (neacutecessaire) de reconnaicirctre que la conclusion du raisonnment est fondeacutee Drsquoune
part drsquoun point de vue logique il nrsquoy a effectivement rien agrave reacutepondre lrsquoapplication stricte
de lrsquoargument des contraires a bel et bien pour conseacutequence que la vie doit naicirctre de la
52 Plat Pheacutedon [71d-e] laquo Ne dis-tu pas que mourir est le contraire de vivre ndash Oui je le dis ndash Et qursquoils srsquoengendrent lrsquoun de lrsquoautre ndash Oui ndash Donc qursquoest-ce qui provient du vivant ndash Ce qui est mort dit-il ndash Et qursquoest-ce qui provient de ce qui est mort reprit-il ndash Il est neacutecessaire reacutepondit-il de reconnaicirctre que crsquoest le vivant ndash Crsquoest donc des choses mortes Ceacutebegraves que proviennent les choses vivantes et les ecirctres vivants avec elles ndash Il semble bien reacutepondit-il raquo
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mort et reacuteciproquement ndash le statu divin reconnu en Gregravece agrave la notion drsquoἀνάγκη donne toute
son poids agrave la reacuteponse de Ceacutebegraves Drsquoautre part drsquoun point de vue physique si la mort
naissait de la vie sans que la vie naisse de la mort il y aurait un deacuteseacutequilibre totalement
incompatible avec la conception grecque de la nature comprise comme un laquo cosmos raquo
organiseacute le risque est que si la vie ne naicirct pas de la mort comme la mort naicirct de la vie
χωλὴ ἔσται ἡ φύσις53 or la conception de la nature comme parfait eacutequilibre (cette conception
fait de la logique et de la physique deux sciences compleacutementaires pour ne pas dire mecircme
deux faces drsquoune mecircme science) est tellement eacutevidente pour un Grec qursquoil nrsquoest pas
rationnellement admissible que la vie puisse venir du neacuteant et donc encore moins qursquoelle
puisse y revenir or si nous savons parfaitement drsquoougrave vient le corps nous ne savons pas
avec la mecircme exactitude drsquoougrave vient lrsquoacircme (lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est trop souvent
comprise comme le fait que lrsquoacircme survive agrave la mort corporelle mais elle doit aussi ecirctre
comprise comme le fait que lrsquoacircme vive avant la naissance corporelle) lrsquoacte procreacuteateur
est tout ce qursquoil y a de plus mateacuteriel et il nrsquoest pas a priori logique qursquoil permettre la
production drsquoun laquo animal raisonnable raquo capable de produire des raisonnements sans que
lrsquointervention drsquoune cause suppleacutementaire ne puisse lrsquoexpliquer Nous voilagrave donc
logiquement contraints drsquoadmettre que lrsquoacircme vient drsquoun ailleurs qui ne peut ecirctre le neacuteant Agrave
cet eacutegard cette conception de lrsquoacircme peut apparaicirctre comme un corollaire direct de la
conception platonicienne de la nature si lrsquoacircme nrsquoeacutetait pas comprise comme immortelle
cette laquo physique raquo (au sens fort du terme) qui se veut parfaitement logique et qui nrsquoadmet
pas le neacuteant srsquoeffondrerait on ne peut donc parler drsquoune simple croyance cette ideacutee nrsquoa
rien drsquoeacutetrange pour un Grec et en deacuteduire que lrsquoacircme est immortelle semble drsquoune logique agrave
toute eacutepreuve Drsquoun certain point de vue Platon propose ici des ideacutees qui se veulent
coheacuterentes par rapport agrave une conception physique constitutive de lrsquoesprit de son temps et agrave
laquelle il tient en tant qursquoelle maintient intacte la possibiliteacute drsquoune connaissance coheacuterente
du monde son adheacutesion agrave lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme teacutemoigne donc drsquoune exigence
de coheacuterence et de logique extrecircmement pousseacute et il ne srsquoappuie sur la tradition que dans la
mesure ougrave celle-ci nrsquoest pas invalideacutee par ladite exigence ndash crsquoest dire si lrsquoinvocation de la
tradition citeacutee plus haut ne doit pas ecirctre comprise comme un argument drsquoautoriteacute
Le deuxiegraveme argument celui de la reacuteminiscence avait deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacute dans le
Meacutenon agrave ceci pregraves que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme y avait eacuteteacute aussitocirct invoqueacutee pour justifier la
theacuteorie de la reacuteminiscence avant mecircme que cette derniegravere ne soit formuleacutee
53 Plat Pheacutedon [71e] laquo La nature sera boiteuse raquo
38
φασὶ γὰρ τὴν ψυχὴν τοῦ ἀνθρώπου εἶναι ἀθάνατον καὶ τοτὲ μὲν τελευτᾶνmdashὃ δὴ ἀποθνῄσκειν καλοῦσιmdashτοτὲ δὲ πάλιν γίγνεσθαι ἀπόλλυσθαι δ᾽ οὐδέποτε δεῖν δὴ διὰ ταῦτα ὡς ὁσιώτατα διαβιῶναι τὸν βίον () Ἅτε οὖν ἡ ψυχὴ ἀθάνατός τε οὖσα καὶ πολλάκις γεγονυῖα καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνθάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάθηκεν ὥστε οὐδὲν θαυμαστὸν καὶ περὶ ἀρετῆς καὶ περὶ ἄλλων οἷόν τ εἶναι αὐτὴν ἀναμνησθῆναι ἅ γε καὶ πρότερον ἠπίστατο Ἅτε γὰρ τῆς φύσεως ἁπάσης συγγενοῦς οὔσης καὶ μεμαθηκυίας τῆς ψυχῆς ἅπαντα οὐδὲν κωλύει ἓν μόνον ἀναμνησθέντα - ὃ δὴ μάθησιν καλοῦσιν ἄνθρωποι - τἆλλα πάντα αὐτὸν ἀνευρεῖν ἐάν τις ἀνδρεῖος ᾖ καὶ μὴ ἀποκάμνῃ ζητῶν τὸ γὰρ ζητεῖν ἄρα καὶ τὸ μανθάνειν ἀνάμνησις ὅλον ἐστίν54
Dans le Meacutenon crsquoeacutetait donc encore le fait que lrsquoacircme soit immortelle qui nrsquoeacutetait pas remis
en question qui expliquait la reacuteminiscence laquelle expliquait la connaissance autre que
sensible autrement plus mysteacuterieuse mecircme pour un Grec Le Pheacutedon opegravere un
renversement de ce rapport crsquoest deacutesormais la reacuteminiscence qui est mobiliseacutee pour
justifier la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce qui ne donne pas lieu agrave lrsquoeacutechelle des reacutecits agrave
un cercle vicieux puisque Socrate srsquoadresse dans chaque dialogue agrave un public tregraves
diffeacuterent son interlocuteur dans le Meacutenon est un noble eacutetranger attacheacute agrave la tradition
hellegravene mais peu au fait des theacuteories socratiques dans le Pheacutedon au contraire ses
contradicteurs sont des proches de Socrate qui ont beacuteneacuteficieacute de son enseignement mais ont
quelque peu oublieacute la tradition agrave ses compagnons Socrate explique le fait que nous
puissions avoir connaissance drsquoessences telles que αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi) en posant
que lrsquoacircme quand elle eacutetait encore seacutepareacutee du corps a eu un accegraves direct agrave ces ideacutees
intelligibles accegraves direct qui lui est deacutesormais interdit non seulement parce que lrsquoacircme ne
vit plus dans le monde propre agrave ces ideacutees mais aussi parce que le corps vient en brouiller la
compreacutehension pleine et entiegravere Ἦσαν ἄρα ὦ Σιμμία αἱ ψυχαὶ καὶ πρότερον πρὶν εἶναι
ἐν ἀνθρώπου εἴδει χωρὶς σωμάτων καὶ φρόνησιν εἶχον55 Nous pouvons parler agrave bon droit
drsquoune nouvelle manifestation du souci de coheacuterence de Platon il semble que srsquoil
nrsquoadmettait pas que lrsquoacircme eacutetait immortelle et avait veacutecu avant mecircme que le corps ne vive
sa compreacutehension de la connaissance en termes de reacuteminiscence perdrait sa leacutegitimiteacute or il
est capital pour Platon de sauvegarder lrsquoideacutee de reacuteminiscence en tant qursquoelle leacutegitime une
part importante de la pratique de la philosophie telle que lrsquoenvisageait son maicirctre agrave savoir
lrsquoart de la maiumleutique consistant agrave faire accoucher autrui des savoirs dont il est deacutejagrave porteur
54 Plat Meacutenon [81b-d] laquo Il est dit que lrsquoacircme de lrsquohomme est immortelle et que tantocirct elle quitte la vie ndash ce qursquoon appelle mourir ndash tantocirct elle y revient mais qursquoelle nrsquoest jamais deacutetruite il faut donc pour cette raison mener sa vie le plus pieusement possible (hellip) Lrsquoacircme eacutetant immortelle et renaissant plusieurs fois ayant donc tout vu et tout appris ici-bas et dans lrsquoHadegraves il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle ait des souvenirs sur lrsquoexcellence et sur les autres sujets et qursquoelle se ressouvienne de ce qursquoelle en a connu preacuteceacutedemment La nature entiegravere eacutetant homogegravene et lrsquoacircme ayant des souvenirs sur tout rien ne lrsquoempecircche qursquoune seule reacuteminiscence ndash ce que les hommes appellent savoir ndash lui fasse deacutecouvrir toutes les autres pour peu qursquoil soit courageux et qursquoil ne renonce pas agrave chercher car la recherche et le savoir forment ensemble la reacuteminiscence raquo 55 Plat Pheacutedon [76c] laquo Degraves lors Simmias les acircmes existaient aussi avant leur existence dans une forme drsquohomme seacutepareacutement des corps et en possession de la sagesse raquo
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sans forceacutement le savoir cette τέχνη que Socrate compare dans le Theacuteeacutetegravete agrave celle de sa
megravere la sage-femme Pheacutenaregravete56 La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme occupe donc une
place de choix dans le projet platonicien dans la mesure ougrave elle contribue agrave donner sa
leacutegitimiteacute agrave la pratique de la philosophie comprise comme maiumleutique puisque le savoir
ne vient pas du neacuteant et que chacun est supposeacute en avoir pris jadis connaissance avant de
le laquo perdre de vue raquo en entrant dans la vie corporelle alors chacun est agrave mecircme de partir agrave la
reconquecircte de ce savoir pour peu qursquoil en ait la volonteacute et qursquoil soit guideacute dans cette voie
par un maicirctre ndash mecircme en soulignant comme Emmanuelle Joueumlt-Pastreacute que la
repreacutesentation des Ideacutees platoniciennes ne doit pas ecirctre prise au pied de la lettre est que
lrsquoenjeu est laquo drsquoapprendre agrave voir moins autre chose que de voir diffeacuteremment raquo57 on nrsquoen
doit pas moins mettre lrsquoaccent sur la bonne volonteacute dont doit faire preuve lrsquoapprenti
laquo recevoir une bonne eacuteducation crsquoest se libeacuterer du point de vue partiel que nous avons
spontaneacutement sur les choses pour acqueacuterir par un deacutetour un autre type de regard de point
de vue une autre attitude par rapport aux choses raquo58 et ce nrsquoest eacutevidemment pas par hasard
si madame Joueumlt-Pastreacute eacutecrit bien laquo se libeacuterer raquo plutocirct qursquolaquo ecirctre libeacutereacute raquo
Le troisiegraveme argument du Pheacutedon repose sur une opposition point par point entre
les caracteacuteristiques de lrsquoacircme (incomposeacutee inalteacuterable et invisible) et celles du corps
(composeacute alteacuterable et visible) Cette opposition avait deacutejagrave eacuteteacute sous-entendue degraves le deacutebut
du dialogue lorsque la mort avait eacuteteacute deacutefinie comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps en
effet si lrsquoacircme est virtuellement seacuteparable du corps il est probable qursquoelle diffegravere
ontologiquement de ce dernier dont elle ne deacutepend pas et rien ne srsquooppose agrave ce qursquoelle
soit simple et encore moins agrave ce qursquoelle lui survive Lrsquoopposition ontologique entre lrsquoacircme
et le corps telle qursquoelle se trouve formuleacutee par Platon nrsquoest certainement pas le fait de ce
dernier qui se fait ici le relais drsquoune conception que peut avoir tout homme capable de se
rendre compte qursquoil nrsquoest pas purement corporel ndash crsquoest sans doute pour cette raison que
Platon nrsquoavait pas jugeacute utile drsquoen faire eacutetat plus tocirct Une fois admis que lrsquoindividu humain
est composeacute drsquoacircme et de corps les caracteacuteristiques que Platon reconnait agrave la premiegravere au
deacutetriment du second srsquoimposent pour ainsi dire drsquoelles-mecircmes on ne voit pas lrsquoacircme elle
est laquo donc raquo invisible lrsquoacircme ne semble pas affecteacutee par les maux dont souffre le corps du
moins pas au mecircme titre que ce dernier et puisque lrsquoactiviteacute psychique peut se poursuivre
56 τὴν δὲ μαιείαν ταύτην ἐγώ τε καὶ ἡ μήτηρ ἐκ θεοῦ ἐλάχομεν Plat Theacuteeacutetegravete [210c] laquo Moi et ma megravere avons obtenu du dieu cet art drsquoaccoucher raquo 57 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 7 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 58 Ibid
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dans la souffrance elle est laquo donc raquo inalteacuterable et enfin si lrsquoacircme eacutetait composeacutee elle
pourrait ecirctre disloqueacutee ce qui ne srsquoest jamais produit elle est laquo donc raquo incomposeacutee
Eacutevidemment ces eacutenonceacutes ne sont des syllogimes qursquoen apparence et expriment une
compreacutehension de lrsquoacircme qui tire lrsquoessentiel de sa valeur du fait qursquoelle nrsquoa jamais eacuteteacute
infirmeacutee par lrsquoexpeacuterience plutocirct qursquoinvisible et incomposeacutee il est plus juste de dire que
lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute vue et qursquoelle nrsquoa jamais pu ecirctre comprise comme eacutetant composeacutee
Crsquoest cependant en vertu de ces caracteacuteristiques communeacutement admises de lrsquoacircme que
Platon en arrive agrave dire qursquoelle est immortelle puisqursquoelle est inalteacuterable invisible et
incomposeacutee elle possegravede les mecircmes caracteacuteristiques que les ideacutees intelligibles il y a donc
une sympathie de lrsquoacircme pour cet ordre de choses Il convient drsquoailleurs drsquoinsister sur ce
terme de laquo sympathie raquo puisqursquoil nrsquoest pas veacuteritablement question drsquoune appartenance
stricto sensu au monde intelligible mais plutocirct pour reprendre une expression populaire
drsquoun certain laquo air de famille raquo Lrsquoexposeacute platonicien relatif agrave lrsquoappartenance de lrsquoacircme au
monde des intelligibles agrave tout prendre nrsquoest guegravere satisfaisant drsquoun point de vue
strictement logique et de fait il nrsquoen a pas la vocation un tel exposeacute pourrait ecirctre ouvert
par la formule laquo tout porte agrave croire que raquo plutocirct que par laquo il est incontestable que raquo cette
appartenance au monde des ideacutees est pressentie plutocirct que veacuteritablement sue valideacutee
empiriquement plutocirct que logiquement et le champ lexical utiliseacute reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil
nrsquoest question que drsquoune certaine ressemblance dont les raisons drsquoecirctre ne sont pas
expliciteacutees comme le rendent manifeste des expressions telles que ὡς συγγενὴς οὖσα
αὐτοῦ59 ou le superlatif ὁμοιότατον60 Mais puisque laquo tout porte agrave croire raquo que lrsquoacircme est
immortelle puisque cette ideacutee nrsquoest pas de nature agrave choquer le sens commun puisque crsquoest
ce qui semble srsquoimposer sur la base du peu de choses que nous savons de notre acircme alors
il nrsquoy a aucune raison pour en craindre la dissolution Socrate deacutefend en toute confiance
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme parce qursquoil sait que loin drsquoecirctre une ideacutee si eacutetrange elle est au
contraire lrsquoideacutee qui srsquoimpose drsquoelle-mecircme agrave lrsquohomme qui prend connaissance de son ecirctre
le philosophe y croit non pas parce qursquoil a besoin de se rassurer mais parce que crsquoest ce qui
lui apparait avec le plus drsquoeacutevidence ce qursquoil y a de plus logique en lrsquoeacutetat actuel de ses
connaissances De toute faccedilon et ici se justifie pleinement la juxtaposition apparemment
hasardeuse des arguments aussi faible ce troisiegraveme argument puisse-t-il paraicirctre il est
deacutejagrave preacute-eacutetayeacute par les deux preacuteceacutedents qui ne reposent pas sur un sentiment mais bien sur
un souci de coheacuterence du philosophe envers une conception du monde du savoir et de
59 Plat Pheacutedon [79d] laquo En raison du fait qursquoelle est du mecircme genre que cela raquo 60 Plat Pheacutedon [64c] laquo Le plus semblable raquo
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lrsquohomme dont il nrsquoest pas lrsquoinventeur et qursquoil fait cependant sienne en tant qursquoelle satisfait
lrsquoexigence de logique et mecircme la soutient en assurant qursquoelle nrsquoest pas voueacutee agrave lrsquoeacutechec
Apregraves ces trois arguments viennent les objections de Simmias et de Ceacutebegraves
Lrsquoobjection de Simmias reposant sur la thegravese de lrsquoacircme-harmonie est relativement facile agrave
reacutefuter et les commentateurs en geacuteneacuteral ne srsquoy attardent guegravere celle de Ceacutebegraves en
revanche relance la discussion
- Ἀποκρίνου δή ἦ δ᾽ ὅς ᾧ ἂν τί ἐγγένηται σώματι ζῶν ἔσται - Ὧι ἂν ψυχή ἔφη - Οὐκοῦν ἀεὶ τοῦτο οὕτως ἔχει - Πῶς γὰρ οὐχί ἦ δ᾽ ὅς- Ψυχὴ ἄρα ὅτι ἂν αὐτὴ κατάσχῃ ἀεὶ ἥκει ἐπ᾽ ἐκεῖνο φέρουσα ζωήν - Ἥκει μέντοι ἔφη - Πότερον δ᾽ ἔστι τι ζωῇ ἐναντίον ἢ οὐδέν - Ἔστιν ἔφη - Τί - Θάνατος - Οὐκοῦν ψυχὴ τὸ ἐναντίον ᾧ αὐτὴ ἐπιφέρει ἀεὶ οὐ μή ποτε δέξηται ὡς ἐκ τῶν πρόσθεν ὡμολόγηται - Καὶ μάλα σφόδρα ἔφη ὁ Κέβης - Τί οὖν Τὸ μὴ δεχόμενον τὴν τοῦ ἀρτίου ἰδέαν τί νυνδὴ ὠνομάζομεν - Ἀνάρτιον ἔφη - Τὸ δὲ δίκαιον μὴ δεχόμενον καὶ ὃ ἂν μουσικὸν μὴ δέχηται - Ἄμουσον ἔφη τὸ δὲ ἄδικον - Εἶεν ὃ δ᾽ ἂν θάνατον μὴ δέχηται τί καλοῦμεν - Ἀθάνατον ἔφη - Οὐκοῦν ψυχὴ οὐ δέχεται θάνατον - Οὔ - Ἀθάνατον ἄρα ψυχή - Ἀθάνατον61
Les interlocuteurs srsquoaccordent agrave dire que si chaque chose naicirct de son contraire cela
nrsquoempecircche pas ces contraires de srsquoexclure mutuellement ndash cela lrsquoempecircche mecircme drsquoautant
moins que la naissance drsquoun des contraires preacutesuppose la disparition de lrsquoautre donc si la
vie nait de la mort et la mort de la vie cela nrsquoempecircche pas que lrsquoacircme en tant qursquoelle
apporte la vie au corps ne peut pas recevoir la mort Dans le contexte preacutecis de cette
discussion ougrave Socrate fait montre de son talent agrave coincer litteacuteralement son contradicteur
pour le forcer agrave admettre ce qursquoil nrsquoeacutetait pas disposeacute agrave reconnaicirctre ἀθάνατον meacuterite drsquoecirctre
traduit par laquo non-sujet agrave la mort raquo dans la mesure ougrave mecircme si la formule nrsquoest pas
eacuteleacutegante elle met mieux en valeur le paralleacutelisme absolu instaureacute entre la relation
qursquoentretiennent la vie et la mort et les autres relations entre contraires paralleacutelisme qui ne
transparait pas de faccedilon satisfaisante avec lrsquoadjectif laquo immortel raquo ou mecircme la peacuteriphrase de
compromis proposeacutee par Leacuteon Robin laquo non-mortel raquo la rigueur qui preacuteside agrave
lrsquoinstauration de ce paralleacutelisme meacuterite en effet drsquoecirctre souligneacutee car crsquoest une nouvelle fois
en vertu drsquoun raisonnement logique qui prend la stricte forme du syllogisme que Platon
conclut que lrsquoacircme est immortelle On notera certes que cette deacutemonstration est
61 Plat Pheacutedon [105c-e] laquo Reacuteponds donc dit-il qursquoest-ce qui est preacutesent dans un corps et fait que celui-ci est vivant ndash Crsquoest lrsquoacircme reacutepondit-il ndash En est-il donc toujours ainsi ndash Comment en effet le nier ndash Degraves lors quel que soit ce dont lrsquoacircme srsquoest empareacutee elle est toujours venue vers cela en apportant la vie ndash Elle est bien venue ainsi fit-il ndash Et y a-t-il un contraire de la vie ou non ndash Il y en a un reacutepondit-il ndash Lequel ndash La mort ndash Lrsquoacircme ne recevra donc jamais en elle le contraire de ce qursquoelle apporte toujours avec elle comme nous en sommes tombeacutes drsquoaccord auparavant ndash Tout agrave fait au plus haut point ndash Et donc Comment a-t-on nommeacute tout agrave lrsquoheure ce qui ne reccediloit pas en soi la nature du pair ndash Non-pair dit ndashCe qui ne reccediloit la nature du juste et ne reccediloit pas celle de lrsquoinstruit ndash Non-juste dit-il et non-instruit ndash Et bien Comment appelle-t-on ce qui ne reccediloit pas en lui la mort ndash Non-sujet agrave la mort dit-il ndash Lrsquoacircme ne reccediloit pas en elle la mort nrsquoest-ce pas ndash Non ndash Lrsquoacircme nrsquoest donc pas sujette agrave la mort ndash Elle nrsquoest pas sujette agrave la mort raquo
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directement solidaire de la theacuteorie des ideacutees intelligibles et que si Platon nrsquoadmettait pas
au moins sous ce rapport lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il serait ameneacute agrave renoncer agrave une theacuteorie
(ou plutocirct une hypothegravese62) tregraves importante pour lui ne serait-ce que parce qursquoun tel
renoncement saperait les fondements mecircmes de la maiumleutique et donc de son
enseignement ndash ce qui permet de deacutepasser lrsquoillusion drsquoune simple juxtaposition des
arguments qui dans les faits se soutiennent mutuellement il nrsquoest cependant pas
neacutecessaire pour autant drsquoavoir lrsquohypothegravese des Ideacutees agrave lrsquoesprit pour avoir du mal agrave admettre
que ce qui apporte la vie au corps soit mortel une fois encore le philosophe adhegravere agrave
lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme par souci de coheacuterence et de logique et puisqursquoil a la
conviction de vivre dans un monde ougrave rien ne se perd ni ne se creacutee puisqursquoil envisage
lrsquoacquisition de la connaissance comme la reconquecircte de donneacutees perdues puisqursquoil
attribue agrave lrsquoacircme des caracteacuteristiques qui entrent en contradiction avec la possibiliteacute mecircme
de sa dissolution alors il serait absurde qursquoil pucirct avoir peur de la mort il en sait assez sur
lrsquoordre des choses pour savoir aussi qursquoil nrsquoa pas agrave redouter une mort se traduisant par un
aneacuteantissement total une telle chose eacutetant inconcevable logiquement
Tout cela nrsquoen rend que drsquoautant plus importante la lutte contre la misologie dans le
Pheacutedon crsquoest en effet au logos que Socrate doit la confiance qursquoil affiche face agrave la mort il
est donc vital de le sauver Il est plus urgent de sauvegarder le logos que de sauvegarder
lrsquoindividu Socrate qui nrsquoen meacuterite pas tant sauver Socrate de la mort ce nrsquoest que diffeacuterer
ce qui est de toute faccedilon ineacutevitable pour tout homme tandis que sauver le logos crsquoest lui
confirmer son statut de praxis digne drsquoecirctre pratiqueacutee par la posteacuteriteacute Dans les
circonstances preacutesentes si lrsquoon tenait agrave sauver la vie de Socrate agrave tout prix on prendrait
alors le risque comme lrsquoexprime la prosopopeacutee des Lois dans le Criton63 de le faire vivre
en eacutetat drsquoeacuteternel fuyard ce qui serait un remegravede pire que le mal ne serait-ce que parce que
le perpeacutetuel souci qursquoil aurait deacutesormais de la preacuteservation de son ecirctre le deacutetournerait de
lrsquoinvestigation philosophique et lrsquoempecirccherait de remplir la mission qui lui a eacuteteacute fixeacutee par
lrsquooracle de Delphes ce qui serait drsquoautant plus grave que cela donnerait du mecircme coup
raison agrave ceux qui lrsquoaccusaient drsquoimpieacuteteacute En revanche en sauvegardant le logos on
sauvegarde ce par quoi Socrate a acquis la conviction que son acircme eacutetait immortelle et
puisque la mort nrsquoest envisageacutee comme un changement heureux que pour celui qui vit par
le logos et pour qui la perte du corps nrsquoest pas source de chagrin alors on sauve bien
62 laquo Une hypothegravese neacutecessaire pour qui veut deacutepasser lrsquoopinion pour atteindre le savoir raquo JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 3 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 63 Cf Annexe 5
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davantage Socrate en sauvegardant le logos plutocirct qursquoen cherchant agrave lui eacuteviter de boire le
poison Quiconque a peur de la mort ressent cette peur justement parce qursquoil est alogos au
sens ougrave il ne srsquoest jamais donneacute les moyen drsquoexercer suffisamment sa capaciteacute de raisonner
et srsquoest donc priveacute de ce qui lui aurait permis de deacutecouvrir que son acircme survivrait agrave son
corps a fortiori un tel homme entretient avec son corps un commerce outrancier lui
interdisant drsquoenvisager la perte de lien avec le corps autrement que comme une perte une
mutilation Cette opposition entre le philosophe est lrsquoindividu alogos a deacutejagrave eacuteteacute expliciteacutee
par Reacutemi Brague ndash dans un autre contexte il est vrai
laquo La raison de ce genre drsquoindividu nrsquoest pas son νοῦς mais sa raison sociale sa place dans la citeacute Crsquoest parce qursquoil ne possegravede pas sa raison en lui qursquoil doit la chercher au dehors dans une dimension infeacuterieure On peut se demander si ce ne serait pas lagrave le propre des natures non-philosophiques Le philosophe en revanche qui peut non seulement exister en dehors de la polis et malgreacute elle mais encore qui tire sa rationaliteacute de lui-mecircme dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute noeacutetique qursquoil deacuteploie lui fait contempler ce qui est nrsquoa besoin de la citeacute que pour assurer sa subsistance physique subsistance qui ne lrsquointeacuteresse que dans la mesure ougrave elle lui permet preacuteciseacutement de nrsquoavoir pas agrave srsquoy inteacuteresser raquo64
Lrsquohomme alogos redoute la mort parce qursquoil ne srsquoest pas donneacute les moyens intellectuels de
comprendre qursquoelle nrsquoest pas redoutable et le philosophe deacutemontrant que lrsquoacircme est
immortelle enjoint son auditeur agrave deacuteployer les efforts neacutecessaires pour en arriver agrave ce que
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lui apparaisse comme une chose eacutevidente drsquoun point de vue
logique crsquoest ainsi que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme srsquointegravegre dans le projet
peacutedagogique platonicien de formation des philosophes le projet de Platon de former les
meilleurs hommes possibles comme lrsquoindiquait la mention dans le Meacutenon de lrsquoobligation
de faire preuve de bonne volonteacute pour que la reacuteminiscence soit profitable Platon ne se
propose pas de rassurer mais plutocirct drsquoexhorter il ne srsquoagit pas drsquoinviter agrave se reposer sur
une promesse consolante mais drsquoexhorter agrave agir pour deacutecouvrir par soi-mecircme la veacuteriteacute sur
lrsquoacircme
3 Un enjeu Platon fondateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur
En formulant de telles exhortations Platon raisonne bien eacutevidemment en tant que
fondateur de lrsquoAcadeacutemie cet eacutetablissement que Jean Brun deacutefinit comme laquo le premier
institut veacuteritablement organiseacute pour accueillir des eacutelegraveves raquo65 Si lrsquoon sait finalement assez
peu de choses sur cet eacutetablissement on en sait neacuteanmoins suffisamment pour le consideacuterer
64 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p66 65 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p12
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sans anachronisme excessif comme une preacutefiguration de nos universiteacutes modernes il est
aussi agrave peu pregraves certain que les dialogues de Platon devaient refleacuteter la conception de
lrsquoenseignement qursquoil y appliquait et le simple fait qursquoil se soit exprimeacute en utilisant la forme
du dialogue illustre le fait qursquoil ne concevait pas lrsquoenseignement comme eacutetant agrave sens
unique Le Meacutenon met lrsquoaccent sur la neacutecessiteacute de faire montre de bonne volonteacute et
drsquoardeur au travail lorsque lrsquoon part en quecircte de savoir ce qui invite agrave penser que Platon fut
probablement tregraves longtemps avant les humanistes de la Renaissance lrsquoun des premiers agrave
consideacuterer lrsquoeacutelegraveve non pas comme un vase qursquoon remplit mais comme une feu qursquoon
allume lrsquoapprentissage de la philosophie ne saurait se reacutesumer agrave une reacuteception passive ni agrave
une meacutemorisation meacutecanique il demande agrave lrsquoeacutelegraveve un investissement reacuteel dans la
recherche de la veacuteriteacute ce qui suppose que le cours soit en reacutealiteacute une discussion agrave part
entiegravere agrave lrsquoopposeacute de la conception de lrsquoenseignement deacutenonceacutee par lrsquoeacutechange avec
Agathon dans le Banquet
ἔφη φάναι Σώκρατες παρ᾽ ἐμὲ κατάκεισο ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόμενός σου ἀπολαύσω ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις δῆλον γὰρ ὅτι ηὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις οὐ γὰρ ἂν προαπέστης καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι εὖ ἂν ἔχοι φάναι ὦ Ἀγάθων εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν ἡμῶν ἐὰν ἁπτώμεθα ἀλλήλων ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν66
Fidegravele agrave sa revendication de non-savoir Socrate ne revendique pas explicitement drsquoecirctre le
πληρεστέρος (le plus plein) mais le point central de sa reacuteplique est dans son refus de
penser la transmission orale du savoir sur le modegravele du remplissage drsquoune coupe en
reacuteponse agrave Agathon qursquoil accuse de rabaisser lrsquoenseignement philosophique agrave cette activiteacute
mateacuterielle des plus basiques Platon ne nie cependant pas toute valeur agrave la transmission
orale du savoir de maicirctre agrave eacutelegraveve bien au contraire le Banquet en reacuteaffirme mecircme toute la
valeur puisque Socrate ne revendique agrave aucun moment la paterniteacute de ses ideacutees sur Eros et
affirme les avoir acquises au cours drsquoun entretien avec la precirctresse Diotime mais il faut
justement noter qursquoil srsquoagit bien drsquoun entretien au sens plein du terme au cours duquel
lrsquoeacutelegraveve ne reste nullement passif face au maicirctre il semble mecircme que Socrate se soit permis
de reacutepliquer agrave Diotime qui plus est avec une vigueur certaine καὶ ἐγώ πῶς λέγεις ἔφην
ὦ Διοτίμα αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός καὶ ἥ οὐκ εὐφημήσεις ἔφη ἢ οἴει ὅτι ἂν
66 Plat Banquet [175c-d] Il lanccedila laquo Viens Socrate prends place pregraves de moi afin que je tire profit de ce que tu as deacutecouvert de savant ce qui srsquoest preacutesenteacute agrave toi dans le vestibule Car il est clair que tu lrsquoas trouveacute et que tu le possegravedes tu ne serais pas parti avant raquo Socrate srsquoassied et dit laquo Ce serait heureux semble-t-il Agathon si le savoir eacutetait tel qursquoil pucirct couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous fussions en contact lrsquoun avec lrsquoautre comme lrsquoeau dans les coupes gracircce agrave la laine coule de la plus pleine vers la plus vide raquo
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μὴ καλὸν ᾖ ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν67 Ce tregraves court extrait est significatif et
teacutemoigne que la reacuteussite de la transmission orale est assureacutee quand le savoir est enseigneacute agrave
un eacutelegraveve tel que Socrate qui fait lrsquoeffort drsquoagir en philosophe et participe activement agrave la
conversation ndash les reacuteserves que lrsquoon peut eacutemettre sur lrsquoauthenticiteacute du reacutecit de Socrate
nrsquoentrent pas en contradiction avec cette ideacutee68 ainsi la reacuteaction tregraves vive de lrsquoeacutelegraveve
permet agrave lrsquoinitiatrice de repreacuteciser son propos et drsquoadopter une formulation plus adeacutequate
qui nrsquoen deacutefrichera que drsquoautant mieux lrsquoaccegraves vers la veacuteriteacute Le rocircle du maicirctre en
philosophie nrsquoest pas drsquoasseacutener une veacuteriteacute que lrsquoeacutelegraveve nrsquoaurait plus qursquoagrave assimiler mais
drsquoinitier lrsquoeacutelegraveve agrave la recherche de ladite veacuteriteacute il ne srsquoagit pas de remplir des tecirctes mais de
les aider agrave deacutevelopper les capaciteacutes intellectuelles qursquoelles renferment deacutejagrave si mecircme un
petit esclave comme celui du Meacutenon est capable de reacutepondre correctement agrave des questions
de geacuteomeacutetrie alors personne nrsquoest irreacutemeacutediablement ignorant et crsquoest le plus souvent en
raison drsquoune mauvaise volonteacute de sa part qursquoun eacutelegraveve potentiel nrsquoapprend rien lrsquoun des
exemples les plus flagrants est celui de Calliclegraves dans le Gorgias ἔστω σοι τοῦτο ὦ
Σώκρατες οὕτως ἵνα διαπεράνῃς τὸν λόγον69 reacutepond-il agrave Socrate qui lui demande son
avis montrant ainsi qursquoil ne fait aucun effort drsquoinvestissement actif dans la discussion ne
voulant rien entendre drsquoautre qursquoun discours construit qursquoil lui suffirait drsquoeacutecouter
docilement (agrave tel point que la traduction de λόγος par laquo discours raquo plutocirct que par tout autre
terme se justifie pleinement) et nrsquoopposant agrave Socrate qursquoune attitude indiffeacuterente et
impatiente qui est lrsquoexemple-type de ce que ne doit pas faire quiconque agrave la preacutetention
drsquoapprendre la philosophie apprentissage qui suppose drsquoavoir la volonteacute reacuteelle
drsquoargumenter et de deacutebattre
Lrsquoapprentissage de la philosophie ainsi envisageacute neacutecessite lrsquoeacutetablissement drsquoun
climat propice agrave une discussion approfondie si le philosophe confirmeacute nrsquoa pas vraiment
besoin que les circonstances jouent en sa faveur il en va autrement de lrsquoapprenti
philosophe pour qui tout eacuteleacutement susceptible de perturber la reacuteflexion doit ecirctre eacutecarteacute
Ainsi lorsque Socrate au deacutebut du Pheacutedon eacutecarte Xanthippe pour que ses lamentations ne
perturbent pas la conversation il le fait moins pour lui que pour ses compagnons qui nrsquoont
pas son entraicircnement lorsqursquoil devra boire le poison Socrate ne sera pas veacuteritablement
perturbeacute par les pleurs de ses compagnons les reproches qursquoil leur adresse ont moins
67 Plat Banquet [201e] laquo Je demandai laquo Que dis-tu Diotime Eros est donc laid et mauvais ndash Tu ne parles pas pieusement reacutepliqua-t-elle est-ce ce que tu penses que ce qui nrsquoest pas beau est neacutecessairement laid raquo 68 Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 69 Plat Gorgias [510e] laquo Qursquoil en soit ainsi pour toi Socrate afin que tu megravenes agrave terme ton discours raquo
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vocation agrave le deacutebarrasser drsquoune gecircne qursquoil nrsquoeacuteprouve pas qursquoagrave les exhorter agrave se montrer
dignes des espeacuterances qursquoil continue agrave placer en eux Cette recherche drsquoun climat
deacutepassionneacute se retrouve eacutegalement au deacutebut du Phegravedre comme le souligne Reacutemi Brague
laquo La promenade que devait faire Phegravedre est remplaceacutee par un discours qui raconte lui-mecircme une promenade non plus peripatos mais periodos periphora autrement plus lointaine non plus hors des limites de la citeacute mais hors des murailles de lrsquounivers Ce discours cette peacuteriode est elle-mecircme le moyen drsquoeacutechapper aux seacuteductions du lieu champecirctre auxquelles livre la sortie des murs protecteurs de la citeacute Quand la citeacute ne protegravege plus (par sa vie politique et civiliseacutee) des prestiges de la nature il faut avoir recours agrave la philosophie si lrsquoon ne veut y succomber ou se borner agrave entrer dans son jeu par lrsquoobeacuteissance impeacuterieuse de la technique repreacutesenteacutee dans le dialogue par la meacutedecine raquo70
De fait la description par Phegravedre du lieu que ce dernier choisit dans un premier temps
comme retraite pour engager la conversation avec Socrate ressemble fort agrave une reprise du
locus amoenus ce motif litteacuteraire du lieu naturel ideacutealiseacute ἆρ᾽ οὖν ἐνθένδε χαρίεντα γοῦν
καὶ καθαρὰ καὶ διαφανῆ τὰ ὑδάτια φαίνεται καὶ ἐπιτήδεια κόραις παίζειν παρ᾽ αὐτά71
Toutefois lrsquoexpression de locus amoenus eacutetant latine il serait anachronique de lrsquoemployer
pour nommer une telle description qui quoique succincte rappellera plutocirct au lecteur
familiariseacute avec la mythologie grecque le cadre dans lequel la princesse Europe srsquoeacutegayait
en compagnie de ses jeunes suivantes avant drsquoecirctre enleveacutee par Zeus rapprochement que
nous invite agrave opeacuterer lrsquousage mecircme par Phegravedre de lrsquoexpression relative agrave des jeux badins de
jeunes filles ce qui deacutenonce sans ambiguiumlteacute le risque drsquooublier lrsquoesprit de seacuterieux auquel il
est agrave deux doigts de succomber agrave tel point que le danger de se faire enlever par le dieu des
dieux transformeacute en taureau pourrait nrsquoecirctre qursquoune repreacutesentation du seul veacuteritable danger
que repreacutesente le charme drsquoun tel endroit charme par lequel quiconque pour peu qursquoil
relacircche sa vigilance pourrait facilement ecirctre subjugueacute au risque drsquoen arriver agrave neacutegliger
toute preacuteoccupation intellectuelle risque qui guette indeacuteniablement Phegravedre au vu de
lrsquoenthousiasme avec lequel il deacutecrit ce lieu qui lrsquoenchante et contre lequel Socrate le
protegravege en le dirigeant vers un autre endroit οὔκ ἀλλὰ κάτωθεν ὅσον δύ᾽ ἢ τρία στάδια ᾗ
πρὸς τὸ ἐν Ἄγρας διαβαίνομεν καὶ πού τίς ἐστι βωμὸς αὐτόθι Βορέου72 Boreacutee est un dieu
important agrave Athegravenes personnification du vent du nord il aurait sauveacute la flotte atheacutenienne
des navires de Xerxegraves bataille agrave laquelle Platon attribuait sucircrement beaucoup drsquoimportance
du fait de son attachement souligneacute par Jan Patočka envers laquo la tradition du plus grand
70 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p35 71 Plat Phegravedre [229b] laquo Alors est-ce donc ici Comme ils semblent charmants purs et limpides ces filets drsquoeau et comme ils sont propices agrave ce que des jeunes filles jouent sur leurs bords raquo 72 Plat Phegravedre [229c] laquoNon crsquoest plus bas agrave deux ou trois stades lagrave ougrave nous traversons en direction drsquoAgra il y a lagrave mecircme un autel de Boreacutee raquo
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acte de la communauteacute atheacutenienne la victoire contre les Perses raquo73 Crsquoest donc pour le
conduire sous lrsquoeacutegide drsquoun dieu auquel Platon ne pouvait que reconnaicirctre un rocircle protecteur
que Socrate deacutetourne Phegravedre du lieu charmeur ougrave il eacutetait precirct agrave srsquoinstaller Socrate certes
louera agrave son tour un paysage enchanteur mais ce sera pour annoncer le fameux mythe des
cigales par lequel srsquoouvre la discussion proprement dite ceci indique que le philosophe ne
reste pas totalement insensible aux seacuteductions de la nature mais au lieu de se laisser
gouverner par elles il parvient agrave les dominer dans la mesure de ses moyens et agrave les mettre
au service de sa reacuteflexion
νὴ τὴν Ἥραν καλή γε ἡ καταγωγή ἥ τε γὰρ πλάτανος αὕτη μάλ᾽ ἀμφιλαφής τε καὶ ὑψηλή τοῦ τε ἄγνου τὸ ὕψος καὶ τὸ σύσκιον πάγκαλον καὶ ὡς ἀκμὴν ἔχει τῆς ἄνθης ὡς ἂν εὐωδέστατον παρέχοι τὸν τόπον ἥ τε αὖ πηγὴ χαριεστάτη ὑπὸ τῆς πλατάνου ῥεῖ μάλα ψυχροῦ ὕδατος ὥστε γε τῷ ποδὶ τεκμήρασθαι74
Il est reacuteveacutelateur que la description de Socrate insiste sur lrsquoombre qursquoapportent les arbres et
la fraicirccheur apporteacutee par la source cela signifie que son premier souci est de trouver un
lieu ougrave lui et Phegravedre seront agrave lrsquoaise pour discuter sans ecirctre perturbeacutes par une lumiegravere et une
chaleur excessives ougrave le climat est doux sans ecirctre eacutetouffant ou les parfums sont agreacuteables
sans ecirctre enivrants ndash le gattilier est agrave lrsquoἀκμὴ de sa floraison ce qui signifie qursquoil ne peut pas
parfumer davantage le site qursquoil ne le fait deacutejagrave que son parfum nrsquoest ni plus ni moins
agreacuteable que ce que la nature peut fournir en matiegravere drsquoagreacutement olfactif En fait eacutechapper
aux seacuteductions de la nature est une reformulation du but poursuivi et atteint par Socrate
dans le Pheacutedon entre se laisser aller agrave la peur de la mort et se laisser transporter par les
charmes drsquoune nature enchanteresse le deacutenominateur commun est la perte de controcircle de
soi dans un cas comme dans lrsquoautre on laisse notre nature physique nous gouverner au
risque de faire perdre toute autonomie agrave notre acircme De mecircme qursquoil ne reste pas insensible
aux seacuteductions de la nature mais parvient agrave les dominer afin de pouvoir les eacutetudier il nrsquoa
pas la preacutetention drsquoecirctre agrave lrsquoabri de la mort mais il parvient agrave en faire son subet plutocirct que
drsquoen ecirctre le sujet de faccedilon agrave pouvoir en parler sans se laisser emporter par la crainte Agrave cet
eacutegard la theacuteorie de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme joue bien un rocircle central dans le projet
platonicien de formation des jeunes philosophes en tant qursquoelle leur enseigne agrave faire de la
nature sous toutes ses manifestations un sujet pour le λόγος au lieu de la laisser faire
drsquoeux leurs sujets
73 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93 74 Plat Phegravedre [230b] laquoPar Heacutera quel bel endroit pour faire eacutetape Ce platane prend autant de place qursquoil est eacuteleveacute la hauteur et lrsquoombrage du gattilier sont magnifiques et il est au sommet de sa floraison il donne agrave lrsquoendroit un parfum qui nrsquoen est que drsquoautant meilleur et puis il coule sous le platane une source tout agrave fait charmante agrave lrsquoeau si fraicircche comme on peut le sentir gracircce agrave son pied raquo
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De ce fait il nrsquoest pas incongru de consideacuterer les descriptions de lrsquoacircme libeacutereacutee du
corps comme autant drsquoimages exponentialiseacutees des possibiliteacutes offertes par lrsquoactiviteacute
philosophique Ainsi la promenade plus lointaine proposeacutee agrave Phegravedre en lieu et place de la
promenade de santeacute qursquoil projetait ressemble fort au voyage promis au philosophe mort
non seulement dans le Phegravedre lui-mecircme mais aussi dans le Pheacutedon cette ressemblance ne
doit pas eacutetonner puisqursquoil a eacuteteacute dit agrave plusieurs reprises que la mort comprise comme
seacuteparation de lrsquoacircme et du corps ne devait repreacutesenter pour le vrai philosophe qursquoun
changement relatif la vie de lrsquoacircme du philosophe apregraves la mort du corps ne diffeacuterera pas
outre mesure de celle qursquoil megravene deacutejagrave sur terre tout au plus sera-t-il alors plus facile de
faire abstraction du corps puisque celui-ci ne sera plus lagrave Un signe qui ne trompe pas est
que lorsque Socrate deacutecrit par le menu quelle sera la destineacutee des diffeacuterents types drsquoacircmes
il ne fait en reacutealiteacute que deacutecrire quel est deacutejagrave le lot preacutesent de chaque individu ayant choisi
un certain type de vie Ainsi le reacutecit du sort de lrsquoacircme impure dans le Pheacutedon ressemble
beaucoup agrave la description de la vie que Socrate craignait de mener srsquoil acceptait de
srsquoeacutevader dans le Criton75
ἀφικομένην δὲ ὅθιπερ αἱ ἄλλαι τὴν μὲν ἀκάθαρτον καί τι πεποιηκυῖαν τοιοῦτον ἢ φόνων ἀδίκων ἡμμένην ἢ ἄλλ᾽ ἄττα τοιαῦτα εἰργασμένην ἃ τούτων ἀδελφά τε καὶ ἀδελφῶν ψυχῶν ἔργα τυγχάνει ὄντα ταύτην μὲν ἅπας φεύγει τε καὶ ὑπεκτρέπεται καὶ οὔτε συνέμπορος οὔτε ἡγεμὼν ἐθέλει γίγνεσθαι αὐτὴ δὲ πλανᾶται ἐν πάσῃ ἐχομένη ἀπορίᾳ ἕως ἂν δή τινες χρόνοι γένωνται ὧν ἐλθόντων ὑπ᾽ ἀνάγκης φέρεται εἰς τὴν αὐτῇ πρέπουσαν οἴκησιν76
Cette ressemblance manifeste qui nrsquoest certainement pas accidentelle confirme que les
mythes relatifs agrave la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme sont agrave comprendre comme
autant de descriptions imageacutees de la vie que megravenent deacutejagrave les hommes hic et nunc en raison
directe de leur conduite et quand Socrate deacutefinit la destineacutee de lrsquoacircme du philosophe il ne
fait que donner une image exponentialiseacutee de sa vie preacutesente τούτων δὲ αὐτῶν οἱ
φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι τὸ παράπαν εἰς τὸν ἔπειτα χρόνον
καὶ εἰς οἰκήσεις ἔτι τούτων καλλίους ἀφικνοῦνται ἃς οὔτε ῥᾴδιον δηλῶσαι οὔτε ὁ χρόνος
ἱκανὸς ἐν τῷ παρόντι77 Le fait que Socrate se dispense de deacutecrire les demeures agrave venir de
lrsquoacircme du philosophe nrsquoest pas tellement ducirc au fait qursquoelles soient indescriptibles ni mecircme
75 Cf Annexe 5 76 Plat Pheacutedon [108b-c] laquo Arriveacutee lagrave ougrave sont les autres lrsquoacircme qui ne srsquoest pas purifieacutee de ce qursquoelle a commis qui srsquoest appliqueacutee agrave drsquoinjustes meurtres ou a accompli drsquoautres actions semblables qui sont fregraveres de ces crimes et se trouvent ecirctre les actes drsquoacircmes sœurs tout le monde la fuit lrsquoeacutevite refuse de lui ecirctre compagnon de voyage ou guide elle erre dans une indigence totale jusqursquoagrave ce que quelques temps soient eacutecouleacutes et alors en vertu de la neacutecessiteacute elle est porteacutee vers la demeure qui lui convient raquo 77 Plat Pheacutedon [113c] laquo Parmi ceux-lagrave mecircmes ceux qui gracircce agrave la philosophie se sont suffisamment purifieacutes vivent le temps agrave venir absolument sans corps et ils atteignent des demeures plus belles encore que les preacuteceacutedentes qursquoil nrsquoest pas facile de deacutecrire et le temps dont nous disposons ne suffit pas raquo
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au temps qui presse78 cette description est simplement superflue dans la mesure ougrave cette
feacuteliciteacute laquo agrave venir raquo du philosophe est deacutejagrave accessible pour qui prend la peine de mener une
vie veacuteritablement philosophique toute description suppeacutementaire est inutile non seulement
pour le philosophe qui connaicirct deacutejagrave la nature reacuteelle de ces demeures mais aussi pour
lrsquoindividu alogos qui ne saurait comprendre Le mythe est par deacutefinition un reacutecit mais il
est moins le reacutecit drsquoeacuteveacutenements ayant eu lieu dans un passeacute tregraves lointain ou mecircme de faits agrave
venir que de ce qui en fait ne cesse jamais drsquoavoir lieu crsquoest en tout cas ainsi qursquoil est
envisageable de comprendre les mythes eschatologiques platoniciens y compris celui du
Phegravedre auquel on peut appliquer outre cette deacutefinition en termes de temps une deacutefinition
en termes drsquoespace quand bien mecircme lrsquoeacutenonciateur situerait lrsquoaction drsquoun mythe dans les
astres ce qursquoil raconte ne cesse jamais de se reacutepeacuteter sur terre et nulle part ailleurs mais
crsquoest justement parce que ces faits se reproduisent agrave chaque eacutepoque qursquoon ne peut les lier agrave
une eacutepoque donneacutee et qursquoil est donc pertinent de les situer dans un passeacute suffisamment
lointain pour ecirctre anteacuterieur agrave toute histoire et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute fondatrice
et mecircme radicale de mecircme ces faits ayant lieu partout sur terre on ne peut les situer agrave un
endroit preacutecis et il est donc pertinent de les rattacher agrave un lieu dont la localisation
geacuteographique est impossible et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute geacuteneacuterale et mecircme
absolue Lrsquoideacutee essentielle relayeacutee par les mythes eschatologiques est donc que chaque
acircme ne fait que mener ici-bas la vie qursquoelle srsquoest choisie avec les conseacutequences que cela
implique en drsquoautres termes que tout homme est directement responsable de lrsquoexistence
qursquoil megravene le mythe drsquoEr dans la Reacutepublique est encore davantage repreacutesentatif de cette
conception ne serait-ce que gracircce agrave la notion de carrefour qui y apparait rappelant lrsquoideacutee
tregraves contemporaine de laquo croiseacutee des chemins raquo et surtout eacutenonccedilant qursquoaucun individu
nrsquoest irreacutemeacutediablement voueacute agrave mener un certain type de vie pour peu qursquoil prenne la peine
de faire le bon choix au bon moment ndash il est agrave noter que lrsquoensemble de ce reacutecit est contenu
dans une proposition infinitive rapportant au discours indirect des propos attribueacutes
exclusivement agrave Socrate ce qui est presque impossible agrave restituer au travers drsquoune
traduction en franccedilais sous peine de rendre le texte illisible mais surtout cela nous met en
garde contre la tentation de comprendre ce reacutecit au premier degreacute
ἔφη δέ ἐπειδὴ οὗ ἐκβῆναι τὴν ψυχὴν πορεύεσθαι μετὰ πολλῶν καὶ ἀφικνεῖσθαι σφᾶς εἰς τόπον τινὰ δαιμόνιον ἐν ᾧ τῆς τε γῆς δύ᾽ εἶναι χάσματα ἐχομένω ἀλλήλοιν καὶ τοῦ οὐρανοῦ αὖ ἐν τῷ ἄνω ἄλλα καταντικρύ δικαστὰς δὲ μεταξὺ τούτων καθῆσθαι οὕς ἐπειδὴ
78 Il nrsquoempecircche que lrsquoune des marques de lrsquohabileteacute litteacuteraire de Platon est justement de reacuteussir agrave rappeler reacuteguliegraverement le contexte sans jamais srsquoeacutecarter du but de la conversation rien nrsquoest gratuit et mecircme ces rap-pels de la situation trouvent agrave srsquointeacutegrer dans le fil de la reacuteflexion
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διαδικάσειαν τοὺς μὲν δικαίους κελεύειν πορεύεσθαι τὴν εἰς δεξιάν τε καὶ ἄνω διὰ τοῦ οὐρανοῦ σημεῖα περιάψαντας τῶν δεδικασμένων ἐν τῷ πρόσθεν τοὺς δὲ ἀδίκους τὴν εἰς ἀριστεράν τε καὶ κάτω ἔχοντας καὶ τούτους ἐν τῷ ὄπισθεν σημεῖα πάντων ὧν ἔπραξαν (hellip) ὅσα πώποτέ τινα ἠδίκησαν καὶ ὅσους ἕκαστοι ὑπὲρ ἁπάντων δίκην δεδωκέναι ἐν μέρει ὑπὲρ ἑκάστου δεκάκις τοῦτο δ᾽ εἶναι κατὰ ἑκατονταετηρίδα ἑκάστην ὡς βίου ὄντος τοσούτου τοῦ ἀνθρωπίνου ἵνα δεκαπλάσιον τὸ ἔκτεισμα τοῦ ἀδικήματος ἐκτίνοιεν79
Lorsque Socrate eacutevoque la dureacutee des chacirctiments une lecture au pied de la lettre ne
manquerait pas de disqualifier comme fantaisite lrsquoideacutee suivant laquelle cette dureacutee devrait
ecirctre eacutegale agrave cent ans et eacutequivaudrait ainsi agrave celle de la vie humaine lrsquoimportant nrsquoest pas la
donneacutee quantitative mais la dureacutee qualitative crsquoest-agrave-dire le fait que les actions commises
par lrsquohomme deacuteterminent toute sa vie Un signe qui ne trompe pas est lrsquoabsence totale
drsquoarbitraire dans les deacutecisions rendues par les juges infernaux leurs deacutelibeacuterations sont agrave
peine eacutevoqueacutees agrave croire qursquoelles nrsquoont mecircme pas lieu agrave rebours des repreacutesentations
mythiques traditionnelles ougrave les humains condamneacutes aux supplices eacuteternels comme
Sisyphe ou Tantale sont en fait les victimes (pas tout agrave fait innocentes il est vrai) des
dieux qui regraveglent leurs comptes avec les mortels qui les ont deacutefieacutes aucun ressentiment
personnel nrsquointervient dans le jugement dont les acircmes font lrsquoobjet le jugement est
tacitement reconnu comme parfaitement fiable prononceacute suivant une logique implacable
la possibiliteacute drsquoeacutemettre une reacuteserve agrave son sujet nrsquoest mecircme pas envisageacutee les juges
nrsquoassument agrave aucun moment la responsabiliteacute du jugement prononceacute qui constitue moins le
fruit de leur deacutecision que la conseacutequence logique et neacutecessaire de la vie meneacutee par les acircmes
condamneacutees En faisant de lrsquoacircme la seule et unique responsable du sort qursquoelle connaicirctra et
en excluant toute magie de ces reacutecits Platon fait bel et bien des mythes eschatologiques le
reacutecit non pas de faits agrave venir mais plutocirct de faits qui ne cessent de se reacutepeacuteter au cours drsquoune
vie drsquohomme comme lrsquoa expliciteacute Alain dans un commentaire qui certes srsquoapplique
plutocirct au Timeacutee mais le mythe drsquoEr ne dit rien drsquoautre
laquo Ces voyages de mille ans ces eacutepreuves ces nouveaux choix ces reacutesurrections sans souvenir ces ceacutelegravebres tableaux qui imitent si bien la couleur des songes tout cela repreacutesente agrave merveille notre situation humaine et ce seacuterieux frivole ce meacutelange de boue et drsquoideacutees et encore cette acircme insaisissable indicible qui veut que tout cela soit qui srsquoeacutevertue qui srsquoeacutegare et agrave chaque instant se sauve et de nouveau se perd toujours naiumlve et de bonne foi Car nous sommes ainsi
79 Plat Reacutepublique X [614b-615b] laquo Apregraves dit-il qursquoelle fucirct sortie lrsquoacircme fut conduite avec beaucoup drsquoautres et elles arrivegraverent ensemble en un lieu divin ougrave il y avait dans la terre deux ouvertures contiguumles lrsquoune agrave lrsquoautre et en haut dans le ciel deux autres se faisant face Dans leur intervalle sieacutegeaient des juges qui apregraves qursquoils eussent prononceacute leur sentence ordonnaient aux justes de se diriger vers la droite en haut dans le ciel apregraves leur avoir attacheacute sur le devant un signe du jugement et aux injustes de se diriger vers la gauche en bas portant eux aussi agrave lrsquoarriegravere un signe de tout ce qursquoils avaient commis (hellip) Quel que fucirct le nombre de fautes qursquoelles avaient commises et le nombre de personnes qursquoelles avaient leacuteseacutees elles expiaient tous leurs forfaits lrsquoun apregraves lrsquoautres dix fois chacun et chaque chacirctiment durait cent ans comme la vie de lrsquohomme afin de faire payer chacun des fortfaits au deacutecuple raquo
51
faits de ce meacutelange qursquoil nrsquoy a point de chute sans rebondissement ni non plus de sublime sans rechute raquo80
Le mythe platonicien des voyages des acircmes est donc une repreacutesentation de notre condition
qui nrsquoest faite que de morts et de renaissances il met en scegravene la conscience qursquoa lrsquohomme
de vivre plusieurs vies au cours drsquoune mecircme vie de mourir plusieurs fois agrave lui-mecircme de
devenir autre tout en restant lui-mecircme Lrsquoexpression courante laquo changer de vie raquo que lrsquoon
emploie pour deacutesigner drsquoimportants tournants dans lrsquoexistence drsquoune personne meacuterite
drsquoecirctre prise au seacuterieux la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ainsi
ecirctre partiellement envisageacutee comme une tentative de reacutesolution de lrsquoeacutequation entre lrsquouniteacute
intrinsegraveque de la personne et la multipliciteacute de ses expeacuteriences dont chacune donne une
coloration bien particuliegravere aux diffeacuterents eacutepisodes de la vie au point de les rendre
heacuteteacuterogegravenes crsquoest ce qui est mis en avant dans LrsquoEacutetranger de Camus avec le dialogue de
sourds entre Meursault et son directeur81 Il est eacutegalement reacuteveacutelateur que lorsque les acircmes
ont expieacute leurs fautes passeacutees il leur faut redescendre sur terre et auparavant choisir
quelle vie elles megraveneront devant assumer un choix dont la responsabiliteacute nrsquoincombe qursquoagrave
elles seules de ce fait au moment de leur condamnation elles eacutetaient deacutejagrave pleinement
responsables de ce qui leur arrivait Drsquoun certain point de vue Platon relativise de faccedilon
significative la notion de neacutecessiteacute si chegravere agrave ses contemporains en rendant agrave lrsquohomme cet
inconfortable privilegravege de ne pas ecirctre simplement le jouet de forces qui le deacutepassent mais
aussi et surtout lrsquoacteur principal de son existence lrsquoἀνάγκη (neacutecessiteacute) drsquohabitude si
redouteacutee des Grecs nrsquoest pas seule agrave disposer de la vie humaine il faut aussi tenir compte
du καιρός (moment opportun) lrsquoinstant que doit saisir lrsquohomme pour prendre une deacutecision
dont peut deacutependre toute sa vie qui ne doit ecirctre prise ni avant ni apregraves le καιρός est peut-
ecirctre plus redoutable encore puisqursquoil nrsquoaccorde aucuun droit agrave lrsquoerreur et laisse lrsquohomme
seul face agrave sa responsabiliteacute lagrave ougrave lrsquoἀνάγκη lui laissait la possibiliteacute drsquoaffirmer qursquoil nrsquoeacutetait
pas responsable de ce qui lui arrivait et qursquoune force autre que la sienne le surplombait et
disposait de son existence agrave sa place Lrsquohomme certes acquiert une relative maicirctrise de sa
destineacutee en tant que crsquoest lui qui la choisit mais il nrsquoen est pas maicirctre au point de pouvoir
changer de cap agrave son greacute il doit faire son choix quand il en est encore temps au moment
opportun apregraves quoi il sera deacutejagrave trop tard il faut savoir laquo saisir raquo sa chance quand elle se
preacutesente sous peine de la laisser passer un peu comme dans la repreacutesentation meacutedieacutevale de
la Fortune que Chreacutetien de Troyes reprenait agrave son compte laquo Fortune est chauve darriere et
80 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60-61 81 Cf Annexe 6
52
devant chevelue raquo82 Le προφήτης (nous traduisons ce terme par laquo porte-parole raquo faute de
mieux et pour eacuteviter toute connotation christianisante anachronique) conclut drsquoailleurs son
discours aux acircmes en des termes on ne peut plus explicites agrave ce sujet ndash il est significatif
qursquoapregraves avoir eacuteteacute eacutevoqueacutee en mecircme temps que sa fille Lacheacutesis sans mecircme qursquoune part
active lui ait eacuteteacute reconnue lrsquoἀνάγκη se trouve reacuteduite agrave lrsquoeacutetat de compleacutement drsquoagent
lsquoἀνάγκης θυγατρὸς κόρης Λαχέσεως λόγος Ψυχαὶ ἐφήμεροι ἀρχὴ ἄλλης περιόδου θνητοῦ γένους θανατηφόρου rsquo οὐχ ὑμᾶς δαίμων λήξεται ἀλλ᾽ ὑμεῖς δαίμονα αἱρήσεσθε πρῶτος δ᾽ ὁ λαχὼν πρῶτος αἱρείσθω βίον ᾧ συνέσται ἐξ ἀνάγκης ἀρετὴ δὲ ἀδέσποτον ἣν τιμῶν καὶ ἀτιμάζων πλέον καὶ ἔλαττον αὐτῆς ἕκαστος ἕξει αἰτία ἑλομένου θεὸς ἀναίτιοςrsquo83
Contrairement agrave Eacutemile Chambry nous traduisons δαίμων par laquo deacutemon raquo et non par
laquo geacutenie raquo afin de bien mettre en eacutevidence que le δαίμων en question est bien drsquoune nature
semblable agrave celui qui habitait Socrate ce nrsquoest eacutevidemment pas une creacuteature diabolique au
sens chreacutetien du terme mais bien une repreacutesentation du principe suivant lequel un homme
dirige sa vie ndash Socrate diffegravere drsquoautrui non pas parce qursquoil est habiteacute par un δαίμων mais
parce que ce δαίμων diffegravere de celui drsquoautrui tous les hommes ont en commun drsquoavoir un
δαίμων mais tous les hommes nrsquoont pas en commun le mecircme δαίμων et ce δαίμων loin
drsquoecirctre un deus ex machina est toujours investi comme δαίμων par lrsquohomme Les acircmes
faisant les mauvais choix de vie ne le font plus simplement en raison drsquoune fataliteacute
insurmontable pesant sur elles mais plutocirct par incapaciteacute agrave faire un choix raisonnable et
crsquoest preacuteciseacutement la philosophie qui doit leur apprendre agrave faire le bon choix
εἰπόντος δὲ ταῦτα τὸν πρῶτον λαχόντα ἔφη εὐθὺς ἐπιόντα τὴν μεγίστην τυραννίδα ἑλέσθαι καὶ ὑπὸ ἀφροσύνης τε καὶ λαιμαργίας οὐ πάντα ἱκανῶς ἀνασκεψάμενον ἑλέσθαι ἀλλ᾽ αὐτὸν λαθεῖν ἐνοῦσαν εἱμαρμένην παίδων αὑτοῦ βρώσεις καὶ ἄλλα κακά ἐπειδὴ δὲ κατὰ σχολὴν σκέψασθαι κόπτεσθαί τε καὶ ὀδύρεσθαι τὴν αἵρεσιν οὐκ ἐμμένοντα τοῖς προρρηθεῖσιν ὑπὸ τοῦ προφήτου οὐ γὰρ ἑαυτὸν αἰτιᾶσθαι τῶν κακῶν ἀλλὰ τύχην τε καὶ δαίμονας καὶ πάντα μᾶλλον ἀνθ᾽ ἑαυτοῦ εἶναι δὲ αὐτὸν τῶν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἡκόντων ἐν τεταγμένῃ πολιτείᾳ ἐν τῷ προτέρῳ βίῳ βεβιωκότα ἔθει ἄνευ φιλοσοφίας ἀρετῆς μετειληφότα84
82 Le conte du Graal v 4578-4579 83 Plat Reacutepublique X [617d-e] laquo Proclamation de la vierge Lacheacutesis fille de la Neacutecessiteacute Acircmes eacutepheacutemegraveres une autre peacuteriode mortelle et une autre naissance porteuse de mort commencent Ce nrsquoest pas un deacutemon qui vous tirera au sort mais vous qui choisirez votre deacutemon Le premier tireacute au sort choisira le premier la vie agrave laquelle il sera lieacute par la neacutecessiteacute Lrsquoexcellence de son cocircteacute est sans maicirctre chacun en aura plus ou moins suivant qursquoil lrsquohonorera ou la meacuteprisera La cause relegraveve de la responsabiliteacute de chacun la diviniteacute est hors de cause raquo 84 Plat Reacutepublique X [619b-d] laquo Le Pamphylien dit qursquoapregraves que le porte-parole eut prononceacute ces paroles le premier agrave avoir eacuteteacute tireacute au sort srsquoavanccedilant aussitocirct choisit la plus grande tyrannie et sous lrsquoeffet de lrsquoimprudence et de la gloutonnerie la prit sans avoir suffisamment tout examineacute mais il lui demeura cacheacute que ce qursquoil avait obtenu contenait qursquoil mangerait ses propres enfants et drsquoautres meacutefaits mais quand il lrsquoeucirct agrave loisir examineacutee attentivement il se frappa la poitrine et se lamenta de son choix sans se souvenir de ce qursquoavait annonceacute le porte-parole en effet il nrsquoassuma pas lui-mecircme la responsabiliteacute de ses maux mais accusait le destin ls deacutemons et toute autre chose plutocirct qui lui-mecircme Pourtant il comptait parmi ceux qui venaient du ciel il avait passeacute sa vie anteacuterieure dans un Eacutetat structureacute il avait acquis de lrsquoexcellence par lrsquousage et non par la philosophie raquo
53
Entre lrsquoἀρετή (excellence) acquise ἔθει (par habitude) et lrsquoἀρετή gagneacutee gracircce agrave la
φιλοσοφία la diffeacuterence est du mecircme ordre qursquoentre lrsquoopinion vraie et le savoir ainsi les
mythes eschatologiques permettent-ils agrave Platon de promouvoir la philosophie comme mode
de vie agrave part entiegravere et non pas simplement comme technique drsquoinvestigation de la veacuteriteacute
elle nrsquoest donc pas destineacutee suniquement aux curieux deacutesirant accumuler des connaissances
mais aussi aux citoyens soucieux de bien se conduire au sein de la citeacute les mythes
platoniciens relatifs agrave la survie de lrsquoacircme sont preacutecieux pour la deacutemarche platonicienne en
ceci qursquoils disent que la philosophie nrsquoest pas exempte de viseacutee pratique
Il est drsquoailleurs capital de mettre lrsquoaccent la porteacutee non seulement eacutethique mais
aussi civique (ou pour conserver le terme grec politique) de la la fondation de
lrsquoAcadeacutemie qui srsquoinscrivait bien eacutevidemment dans le cadre du projet platonicien de
reacuteforme politico-eacutethique Premiegraverement nrsquoayant pas peur de la mort et nrsquoattribuant de prix
qursquoagrave sa capaciteacute de raisonner le philosophe reacutealise agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec
libre preacutefeacuterant la mort agrave la servitude comme le souligne Alcibiade vantant le courage dont
Socrate fait preuve au combat ndash ce qui ne fait pas de lrsquohonneur guerrier ou du sacrifice sur
le champ de bataille des fins que le philosophe qui ne fait lagrave que son devoir de citoyen
poursuivrait pour elles-mecircmes
εἰ δὲ βούλεσθε ἐν ταῖς μάχαιςmdashτοῦτο γὰρ δὴ δίκαιόν γε αὐτῷ ἀποδοῦναιmdashὅτε γὰρ ἡ μάχη ἦν ἐξ ἧς ἐμοὶ καὶ τἀριστεῖα ἔδοσαν οἱ στρατηγοί οὐδεὶς ἄλλος ἐμὲ ἔσωσεν ἀνθρώπων ἢ οὗτος τετρωμένον οὐκ ἐθέλων ἀπολιπεῖν ἀλλὰ συνδιέσωσε καὶ τὰ ὅπλα καὶ αὐτὸν ἐμέ καὶ ἐγὼ μέν ὦ Σώκρατες καὶ τότε ἐκέλευον σοὶ διδόναι τἀριστεῖα τοὺς στρατηγούς καὶ τοῦτό γέ μοι οὔτε μέμψῃ οὔτε ἐρεῖς ὅτι ψεύδομαι ἀλλὰ γὰρ τῶν στρατηγῶν πρὸς τὸ ἐμὸν ἀξίωμα ἀποβλεπόντων καὶ βουλομένων ἐμοὶ διδόναι τἀριστεῖα αὐτὸς προθυμότερος ἐγένου τῶν στρατηγῶν ἐμὲ λαβεῖν ἢ σαυτόν85
On objectera agrave cela qursquoil est notoire que Platon se meacutefiait de la deacutemocratie ce reacutegime qui
donne autant de poids agrave la parole de lrsquoignorant qursquoagrave celle du savant et que la condamnation
de Socrate nrsquoaurait fait que le conforter dans cette meacutefiance Pourtant Platon est loin de
rejeter explicitement la liberteacute du citoyen hellegravene telle qursquoelle a eacuteteacute deacutefinie plus haut crsquoest-
agrave-dire lrsquoἐλευθερία commentant le livre III des Lois Pierre Pontier fait remarquer que dans
cette œuvre de vieillesse Platon laquo ne rejette pas en bloc toute le constituton deacutemocratique
85 Plat Banquet [220d-e] laquo Maintenant si vous voulez concernant les combats ndash car il faut aussi lui rendre justice pour ccedila ndash au moment du combat agrave la suite duquel les stategraveges mrsquoont donneacute le prix de la vaillance nul autre parmi les hommes ne mrsquoa sauveacute agrave part lui qui ne voulait pas mrsquoabandonner alors que jrsquoeacutetais blesseacute et sauva agrave la fois mes armes et ma personne Jrsquoai alors demandeacute aux strategraveges Socrate de te donner le prix de la vaillance et agrave ce sujet tu ne me feras pas de reproches ni ne diras que je mens mais les strategraveges avaient les yeux fixeacutes sur ma seule valeur et voulaient me donner le prix et tu eacutetais toi-mecircme plus empresseacute que les strategraveges pour que ce soit moi plutocirct que toi qui le reccediloive raquo
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Il remet simplement en cause la liberteacute lorsqursquoelle devient laquo totalitaire raquo raquo86 crsquoest-agrave-dire
quand elle eacutecrase tout sur son passage ne connaicirct plus aucun frein ne srsquoarrecircte plus lagrave ougrave
celle des autres commence srsquoil exact comme le fait remarquer une fois encore Pontier
que lrsquoἐλευθερία est rarement une valeur positive chez Platon la liberteacute que critique ce
dernier qui inaugure ainsi toute une tradition eacutethique plutocirct la fausse liberteacute de lrsquohomme
esclave de ses passions une ἐλευθερία tyrannique (plutocirct que laquo totalitaire raquo les guillemers
indiquant que Pontier nrsquoignore pas lrsquoanachronisme de ce terme) agrave laquelle on pourrait tout
agrave fait opposer lrsquoἐλευθερία philosophique de lrsquoacircme libeacutereacutee de toute crainte y compris celle
de la mort et aussi celle qui surgit lorsque la deacutemocratie deacutegeacutenegravere et laisse la vindicte
populaire devenir fauteuse de troubles de toute faccedilon la deacutemocratie nrsquoa pas le monopole
de lrsquoἐλευθερία qui est la revendication fondatrice de toute citeacute ougrave preacutevaut lrsquoisonomie et qui
loin de donner tous les droits sans restrictions au citoyen oblige ce dernier agrave preacutefeacuterer la
mort agrave la servitude ce que Socrate nrsquoa pas manqueacute de faire De fait le civisme afficheacute de
Socrate ne permet pas de conclure agrave une inimitieacute radicale et reacuteciproque entre la citeacute
atheacutenienne et le philosophe mecircme srsquoil est certain que ce personnage hors du commun
devait deacuteplaire aux puissants et aux courtisans dont il deacutenonccedilait la fatuiteacute et les faux-
semblants ainsi qursquoaux traditionalistes dont il remettait en cause les ideacutees reccedilues il
nrsquoempecircche qursquoil nrsquoaurait pu vivre ailleurs qursquoagrave Athegravenes ce qui est une explication parmi
drsquoautres de son refus afficheacute de fuir dans le Criton87 non seulement Socrate eacutetait citoyen
atheacutenien de plein droit et nrsquoa jamais manqueacute aux devoirs que cela impliquait mais de
surcroicirct comme le rappelle Francis Wolff lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetait le
grand foyer culturel de lrsquoeacutepoque elle eacutetait donc la citeacute que ne pouvait manquer de
freacutequenter assiducircment un intellectuel mecircme un marginal comme Socrate
laquo Drsquoabord Socrate nrsquoa pas besoin de se deacuteplacer il est deacutejagrave ougrave il faut ecirctre Athegravenes laquo Eacutecole de la Gregravece raquo comme dit Peacutericlegraves bien placeacute agrave sa tecircte pour le savoir Athegravenes est le centre de toute vie culturelle laquo occidentale raquo un peu ce que sont Paris ou New York au XXe siegravecle selon les modes et les domaines raquo88
Il est plus exact de dire qursquoen tant que citeacute deacutemocratique ougrave le citoyen se reacutealise en prenant
part aux deacutebats relatifs aux affaires de la polis Athegravenes se meacutefie de la penseacutee pure sans
viseacutee pratique immeacutediate qui peut de surcroicirct ecirctre prise pour une marque drsquoὕϐρις dont
Socrate est drsquoailleurs ouvertement accuseacute par Agathon dans le Banquet ὑβριστὴς εἶ ἔφη
86 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p108 87 Cf Annexe 5 88 WOLFF Francis Socrate p19
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ὦ Σώκρατες ὁ Ἀγάθων89 Leacuteon Robin a traduit lrsquoadjectif ὑβριστὴς par laquo insolent raquo ce qui
peut se justifier au vu du contexte (Agathon ne reproche pas tant agrave Socrate ses recheches
que son supposeacute refus de faire part de ses deacutecouvertes) mais cette traduction est tregraves en-
deccedilagrave de la tregraves grave signification que recouvrait ce terme mecircme Socrate agrave ces derniers
instants reprochant agrave ses compagnons leur attitude excessive sera plus courtois et se
gardera bien drsquoemployer agrave leur encontre un mot eacutevoquant lrsquoὕβρις ce peacutecheacute drsquoorgueil que
commet quiconque cherche agrave eacutegaler les dieux et dont eacutetaient reacuteguliegraverement accuseacutes les
savants se livrant agrave une speacuteculation sur lrsquoordre des choses plutocirct que de srsquoen tenir aux
affaires de la citeacute ce qui leacutegitimait leur condamnation aux yeux de la citeacute laquo car la sagesse
de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle se reacutealise essentiellement dans lrsquoordre politique la politique art
subtil et empirique deacutependant des circonstances raquo90 Athegravenes en condamnant Socrate nrsquoa
donc pas fait preuve drsquoun anti-intellectualisme radical qui aurait leacutegitimeacute de la part de
Platon une rancœur tenace et inextinguible envers la citeacute mecircme si la mort de son maicirctre a
pu renforcer sa meacutefiance afficheacutee envers la deacutemocratie cela nrsquoa pas pour autant eacuteveilleacute en
lui la volonteacute drsquoabandonner totalement agrave son sort Athegravenes ce dont il fait preuve en
installant son eacutecole agrave proximiteacute de la citeacute partant du principe qursquoelle eacutetait moins ennemie
des ideacutees que drsquoun certain type drsquoideacutees auquel il eacutetait tout de mecircme envisageable drsquoessayer
de la convertir En drsquoautres termes lrsquoactiviteacute philosophique nrsquoest pas veacutecue comme une
reacutebellion contre la loi de la citeacute et peut mecircme ecirctre consideacutereacutee comme un prolongement de
lrsquoattachement du penseur envers cette polis qursquoil ne juge pas irreacutemeacutediablement hostile agrave la
penseacutee ndash Platon a toujours eacuteteacute plus mesureacute qursquoon ne veut souvent le croire Enfin il faut
tenir compte du caractegravere unique de lrsquoeacuteveacutenement que constitue la condamnation de
Socrate mecircme si ce dernier nrsquoest pas le premier penseur de lrsquohistoire atheacutenienne agrave ecirctre
inquieacuteteacute puis condamneacute au motif officiel drsquoimpieacuteteacute il est le premier agrave ecirctre condamneacute agrave
mort Anaxagore Protagoras et Meacutelos ont eux aussi eacuteteacute victimes de semblables procegraves
mais srsquoen sont tireacutes avec lrsquoexil une peine drsquoautant plus leacutegegravere qursquoil srsquoagissait drsquoeacutetrangers
pour lesquels cet ostracisme nrsquoeacutequivalait donc pas agrave un deacuteracinement la condamnation de
Socrate preacutesente donc la double nouveauteacute drsquoecirctre une condamnation agrave mort prononceacutee
contre un penseur qui eacutetait citoyen atheacutenien de plein droit nouveauteacute qui tient au contexte
tregraves particulier dans lequel lrsquoeacuteveacutenement srsquoest produit en 399 avant notre egravere Athegravenes
nrsquoest deacutejagrave plus la brillante citeacute reacutegnant en maicirctre sur lrsquoAttique dans laquelle Socrate a veacutecu
89 Plat Banquet [175e] laquo Socrate tu deacutepasses la mesure dit Agathon Drsquoailleurs dans peu de temps toi et moi nous ferons valoir nos droits concernant le savoir raquo 90 WOLFF Francis Socrate p20-21
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et dont Platon a spirtiuellement heacuteriteacute Platon nrsquoavait pas de raison particuliegravere pour renier
totalement cette citeacute agrave laquelle il eacutetait comme son maicirctre profondeacutement attacheacute la citeacute qui
condamne Socrate nrsquoeacutetant plus cette Athegravenes florissante dont le souvenir est eacutevoqueacute avec
nostalgie dans lrsquoincipit de la Reacutepublique91 (le caractegravere nostalgique de cet incipit est
drsquoautant plus eacutevident qursquoil met en scegravene de brillants jeune gens qui ont peacuteri lors de la
guerre du Peacuteloponnegravese) mais une Athegravenes vaincue agrave plate couture par Sparte deacutesastre
militaire doubleacute drsquoun deacutesastre politique puisque le reacutegime deacutemocratique a laisseacute place agrave la
tyrannie des Trente dont la citeacute vient agrave peine drsquoecirctre libeacutereacutee lorsque le tribunal condamne
Socrate lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutevoque tous ces troubles qursquoagrave reculons mais elle a
neacutecessairement eacuteteacute marqueacutee par cette situation dont il nrsquoavait pas besoin de parler
longuement dans la mesure ougrave le lecteur la connaissait deacutejagrave Degraves lors si lrsquoon voulait agrave tout
prix consideacuterer le consentement de Socrate agrave la mort comme un sacrifice reacuteveacutelateur drsquoun
mal dont souffre la citeacute il faudrait alors consideacuterer le mal en question non pas comme une
tare intrinsegraveque la rendant agrave jamais incapable drsquoaccepter la philosophie sur son territoire
mais plutocirct comme la conseacutequence des circonstances tragiques qursquoAthegravenes a fini par
connaicirctre la tradition atheacutenienne en tant que telle ne deacuteplaisait pas agrave Socrate le peacutecheacute
drsquoAthegravenes eacutetant drsquoavoir oublieacute cette tradition aveugleacutee par la perte des repegraveres qursquoentraicircne
ineacutevitablement tout bouleversement du cadre geacuteopolitique ndash on parlerait aujourdrsquohui de
crise des valeurs Crsquoest donc justement pour essayer de comprendre quelles erreurs la citeacute
aurait ducirc chercher agrave eacuteviter pour ne pas en arriver agrave condamner Socrate que Platon a meneacute
une reacuteflexion politique relayeacutee dans la Reacutepublique on objectera agrave cela que le but premier
de cette œuvre de grande dimension est moins politique que laquo psychologique raquo au sens
large du terme et il est exact qursquoagrave lrsquoeacutechelle du dialogue Socrate dit explicitement ne
srsquointeacuteresser agrave la nature de la citeacute que dans la mesure ougrave elle permet de le renseigner sur la
nature de lrsquoacircme dont la citeacute serait une image agrandie ἴσως τοίνυν πλείων ἂν δικαιοσύνη
ἐν τῷ μείζονι ἐνείη καὶ ῥᾴων καταμαθεῖν εἰ οὖν βούλεσθε πρῶτον ἐν ταῖς πόλεσι
ζητήσωμεν ποῖόν τί ἐστιν ἔπειτα οὕτως ἐπισκεψώμεθα καὶ ἐν ἑνὶ ἑκάστῳ τὴν τοῦ
μείζονος ὁμοιότητα ἐν τῇ τοῦ ἐλάττονος ἰδέᾳ ἐπισκοποῦντες92 De fait la construction laquo en
penseacutee raquo de cette citeacute ne trouve sa place que dans la recherche par les interlocuteurs de
lrsquoessence de la justice et la question de la reacutealisation effective de la citeacute nrsquoest pas la
91 Cf Annexe 7 92 Plat Reacutepublique II [368e-369a] laquo Peut-ecirctre y a-t-il donc dans le cadre plus grand une justice plus grande et plus facile agrave examiner Donc si vous voulez nous chercherons drsquoabord ce qursquoelle est dans les citeacutes ensuite nous la rechercherons dans lrsquoindividu en recherchant la plus grande ressemblance avec la plus grande dans la forme de la plus petite raquo
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preacuteoccupation premiegravere de Socrate (ἐκεῖνα μεν ἐπιθυμῶ ἀναβαλέσθαι καὶ ὕστερον
ἐπισκέψασθαι ᾗ δυνατά93) toutefois la biographie de Platon qui a notamment tenteacute de
former le tyran Denys le jeune ne plaide pas en faveur drsquoun deacutesinteacuterecirct total de sa part pour
les questions politiques Il donc envisageable que Platon ait proposeacute agrave son eacutepoque de
deacuteliquescence politique faute drsquoun plan preacutecis agrave suivre agrave tout prix un ideacuteal reacutegulateur
permettant drsquoeacuteviter de reproduire certaines erreurs Si la Reacutepublique pose une question
politique ce nrsquoest certainement pas laquo qursquoaurait ducirc ecirctre la citeacute atheacutenienne raquo mais plutocirct
laquo quelles erreurs aurait ducirc chercher agrave eacuteviter la citeacute atheacutenienne raquo Lrsquoœuvre laquo politique raquo de
Platon ne se reacutesume drsquoailleurs pas agrave la Reacutepublique qui laisse souvent dans lrsquoombre le seul
dialogue qui lrsquoeacutegale en ampleur les Lois œuvre de vieillesse dont Socrate est absent fait
exceptionnel qui marque lrsquoachegravevement du deacutetachement progressif de Platon vis-agrave-vis de
lrsquoinfluence de Socrate et rend donc drsquoautant plus significatif le fait que lrsquoobjet de ce
dialogue soit de donner des lois justes et raisonnables agrave une citeacute fondeacutee par des colons et
donc drsquoimaginer non plus la citeacute ideacuteale mais bien la citeacute reacuteelle En somme compte tenu de
la speacutecificiteacute du contexte de la condamnation de Socrate et de lrsquoampleur drsquoœuvres telles
que la Reacutepublique et les Lois il devient difficile de maintenir qursquoil ait pu se deacutesinteacuteresser
totalement des affaires de la citeacute on peut parler agrave bon droit le concernant drsquoun
philosophe confronteacute agrave un monde disloqueacute (lrsquoexpression est topique mais justifieacutee) et se
proposant de former les nouvelles geacuteneacuterations drsquoAthegravenes afin qursquoelles ne commettent pas
une nouvelle fois les erreurs de leurs aineacutes
Dans ce contexte de deacuteliquescence politique la philosophie devient un recours dans
la mesure ougrave elle permet de comprendre agrave nouveaux frais quelle eacutetait lrsquoutiliteacute des traditions
de la citeacute qui ont perdu leur signification aupregraves des contemporains de Platon la
deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est preacuteciseacutement une manifestation drsquoune volonteacute
de la part de Platon de donner un nouveau souffle agrave des traditions alors en deacuteperdition
aupregraves drsquoune jeunesse atheacutenienne qui face agrave la chute de la citeacute se laisse conqueacuterir par la
tentation du cynisme (au mauvais sens du terme bien entendu) il semble aller de soi que
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme eacutetait une ideacutee eacutevidente pour un Grec mais la lettre mecircme du
Pheacutedon nous force agrave moduler cette ideacutee ce nrsquoest pas par hasard si Socrate invoque la
tradition en insistant sur son ancienneteacute en soulignant qursquoil parle ὥσπερ γε καὶ πάλαι
λέγεται94 lrsquousage de lrsquoadverbe πάλαι est agrave prendre au sens fort du terme agrave lrsquoideacutee
drsquoancienneteacute slsquoajoute probablement celle de deacutepassement De fait agrave lire Jon D Mikalson
93 Plat Reacutepublique V [458b] laquo Je deacutesire diffeacuterer et examiner ulteacuterieurement si cela est possible raquo 94 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Comme on le dit depuis longtemps raquo
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la nature exacte de lrsquoapregraves-mourir nrsquoeacutetait pas la preacuteoccupation premiegravere des Atheacuteniens qui
laissaient cohabiter au sein de leur citeacute des opinions diverses et varieacutees sur ce sujet
laquo On trouve exprimeacutees de faccedilon explicite ou implicite des croyances diffeacuterentes sur des questions aussi fondamentales que celles de savoir si lrsquoacircme continue agrave exister en quel lieu reacutesident les morts ou si les acircmes reccediloivent des reacutecompenses et des chacirctiments dans lrsquoautre vie raquo95
La religion populaire ou plus exactement les pratiques cultuelles des citoyens
srsquointeacuteressaient davantage agrave la vie drsquoici-bas qursquoagrave celle de lrsquoau-delagrave et les conceptions de
certains cercles philosophiques qui craignaient que lrsquoacircme se corrompe cohabitaient
pacifiquement avec des repreacutesentations traditionnelles de lrsquoapregraves-mourir auxquelles ne pas
adheacuterer semble ne pas avoir eacuteteacute ce qursquoil y avait de plus impie aux yeux des Atheacuteniens qui
faute de veacuteritable loi canonique ou drsquoautoriteacute deacutecisionnaire en matiegravere sur ces sujets
vivaient certes dans un relatif consensus sur le principe de la vie apregraves la mort mais pas sur
la repreacutesentation que lrsquoon pouvait en avoir Dans le Pheacutedon Socrate prend donc acte de la
deacuteperdition de la tradition eacutetant justement confronteacute agrave des jeunes gens brillants mais
impeacutetueux qui ne partagent plus les ideacutees de leurs aicircneacutes et mettent en doute la survie de
lrsquoacircme Parmi eux Ceacutebegraves ne revendique pas ce doute comme lui eacutetant exclusif puisqursquoil
nrsquoassume pas la responsabiliteacute de son objection agrave Socrate sur ce point et preacutetend se faire la
voix des hommes pris dans leur globaliteacute mecircme srsquoil est reacuteveacutelateur qursquoil ne fait pas parler
ces ἀνθρώποι et se contente de les eacutevoquer fugacement qui plus est avec un datif qui leur
donne une position passive ce qui indique qursquoil parle bien en son nom propre mecircme si cela
nrsquoexclut nullement qursquoil partage ses vues avec autrui ndash agrave travers le personnage de Ceacutebegraves
Platon voulait probablement eacutevoquer les cercles philosophiques eacutevoqueacutes plus haut qui
nrsquoexcluaient pas la possibiliteacute de la corruption de lrsquoacircme
εἰπόντος δὴ τοῦ Σωκράτους ταῦτα ὑπολαβὼν ὁ Κέβης ἔφη ὦ Σώκρατες τὰ μὲν ἄλλα ἔμοιγε δοκεῖ καλῶς λέγεσθαι τὰ δὲ περὶ τῆς ψυχῆς πολλὴν ἀπιστίαν παρέχει τοῖς ἀνθρώποις μή ἐπειδὰν ἀπαλλαγῇ τοῦ σώματος οὐδαμοῦ ἔτι ᾖ ἀλλ᾽ ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ διαφθείρηταί τε καὶ ἀπολλύηται ᾗ ἂν ὁ ἄνθρωπος ἀποθνῄσκῃ εὐθὺς ἀπαλλαττομένη τοῦ σώματος καὶ ἐκβαίνουσα ὥσπερ πνεῦμα ἢ καπνὸς διασκεδασθεῖσα οἴχηται διαπτομένη καὶ οὐδὲν ἔτι οὐδαμοῦ ᾖ96
Lrsquoexpression οἴχηται διαπτομένη est assez proche seacutemantiquement parlant de la citation
homeacuterique οἴχεται ἀποπτάμενος qui a deacutejagrave eacuteteacute remarqueacutee dans le discours de Pausanias
95 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes p129 96 Plat Pheacutedon [69e-70a] laquo Socrate ayant parleacute Ceacutebegraves prit la parole et dit laquo Socrate cela me semble bien parler mais ce qui concerne lrsquoacircme provoque beaucoup drsquoincreacuteduliteacute chez les hommes apregraves sa seacuteparation drsquoavec le corps peut-ecirctre nrsquoest-elle plus nulle part et alors le jour ougrave lrsquohomme meurt elle serait deacutetruite et perdue aussitocirct apregraves avoir eacuteteacute seacutepareacutee du corps et apregraves en ecirctre sortie et avoir eacuteteacute disperseacutee comme une fumeacutee peut-ecirctre part-elle en srsquoenvolant et alors elle ne serait plus rien nulle part raquo
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mais mecircme si les deux expressions peuvent ecirctre traduites de la mecircme maniegravere en franccedilais
elles ne sont pas tout agrave fait identiques ndash si le changement de mode du premier verbe au vu
du contexte se justifie le second verbe qui reste sous forme participiale a changeacute de
preacutefixe διά prenant la place drsquoἀπό les deux termes sont certes relativement proches
seacutemantiquement mais tout de mecircme suffisamment eacuteloigneacutes morphologiquement pour
indiquer sinon un meacutepris de la tradition en tout cas un respect de cette derniegravere moins
scrupuleux de la part de Ceacutebegraves qursquoil ne lrsquoeacutetait chez Pausanias ndash mais il est certain que dans
un monde ougrave primait la transmission orale plusieurs versions drsquoune mecircme citation
pouvaient coexister Il reste qursquoil nrsquoest pas inongru drsquoenvisager lrsquoattitude de Ceacutebegraves face agrave la
tradition comme le reflet inverseacute de celle de Pausanias crsquoest-agrave-dire qursquoagrave lrsquoopposeacute drsquoun arc-
boutement sur une tradition scleacuteroseacutee Ceacutebegraves serait le repreacutesentant drsquoun oubli relatif drsquoune
tradition qui continuait agrave impreacutegner les esprits mais qui avait deacutejagrave perdu de son influence et
pouvait ecirctre deacutetourneacutee En deacutepit de la varieacuteteacute de des repreacutesentations dont elle pouvait faire
lrsquoobjet lrsquoideacutee reacutecuseacutee par Ceacutebegraves eacutetait probablement peu contredite des Atheacuteniens du temps
passeacute en tant qursquoelle faisait partie inteacutegrante du culte citoyen qui assurait son uniteacute agrave la
citeacute celle-ci eacutetant deacutesormais disloqueacutee par les malheurs dont elle a eacuteteacute frappeacutee les rites
traditionnels ont probablement eacuteteacute perccedilus comme inutiles ils ont en tout cas perdu de leur
importance de mecircme que les ideacutees dont ils eacutetaient porteurs y compris celle de la survie
post mortem de lrsquoacircme ce qui nrsquoa pu manquer de donner des conseacutequences eacutethiques
facirccheuses97 en somme le philosophe qui deacutemontre qursquoil nrsquoest ni inutile ni contraire agrave la
raison de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme loin drsquoecirctre impie est tout agrave fait fidegravele aux cultes
de la citeacute qui en le condamnant brise en fait le miroir que lui tendait la philosophie en lui
faisant voir sa propre impieacuteteacute tout se passe comme si les Atheacuteniens condamnaient Socrate
pour mieux cacher agrave eux-mecircmes lrsquoeacutetat drsquoimpieacuteteacute dans lequel ils sont tombeacutes Socrate
expose drsquoailleurs explicitement lrsquoutiliteacute eacutethique des mythes echatologiques lrsquoaction
vertueuse y est deacutefinie en des termes que la tradition grecque ne renierait pas (le mot
ἐλευθερία y est mecircme employeacute sans connotation neacutegative) bien que le caractegravere vertueux
de lrsquoaction ne soit plus deacutefini par la citeacute mais par la philosophie
ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα θαρρεῖν χρὴ περὶ τῇ ἑαυτοῦ ψυχῇ ἄνδρα ὅστις ἐν τῷ βίῳ τὰς μὲν ἄλλας ἡδονὰς τὰς περὶ τὸ σῶμα καὶ τοὺς κόσμους εἴασε χαίρειν ὡς ἀλλοτρίους τε ὄντας καὶ πλέον θάτερον ἡγησάμενος ἀπεργάζεσθαι τὰς δὲ περὶ τὸ μανθάνειν ἐσπούδασέ τε καὶ κοσμήσας τὴν ψυχὴν οὐκ ἀλλοτρίῳ ἀλλὰ τῷ αὐτῆς κόσμῳ σωφροσύνῃ τε καὶ δικαιοσύνῃ καὶ ἀνδρείᾳ καὶ
97 Combien de fois nrsquoa-t-on pas entendu personnage intempeacuterant justifier ses excegraves sous preacutetexte qursquolaquo on ne vit qursquoune fois raquo
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ἐλευθερίᾳ καὶ ἀληθείᾳ οὕτω περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ98
Il convient en effet drsquoinsister sur la dimension philosophique et non pas seulement
politique de la vertu dont la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait un garant crsquoest
bien la philosophie qui est sous-entendue par la mention de τὸ μανθάνειν lrsquoeacutetude en
question ne pouvant ecirctre que celle que Platon a en tecircte en tant que fondateur de
lrsquoAcadeacutemie drsquoautant que lrsquoon reconnait sans peine parmi les cinq vertus eacutenumeacutereacutees que
ladite eacutetude est censeacutee apporter trois vertus qui allaient devenir avec la force les quatre
vertus cardinales la σωφροσύνη la δικαιοσύνη et lrsquoἀνδρεία lrsquoeacutenumeacuteration se conclut
drsquoailleurs sous un double patronage reacuteveacutelateur celui de lrsquoἐλευθερία la vertu civique par
excellence et lrsquoἀληθεία qui est la raison drsquoecirctre de la philosophie Ce double patronnage
qui nrsquoaccorde plus agrave la citeacute le monopole de lrsquoautoriteacute en matiegravere drsquoeacutethique disculpe Platon
de toute tentative de reacuteaction passeacuteiste mais il nrsquoempecircche que lrsquoautoriteacute de la cieacute nrsquoest pas
pour autant renieacutee et qursquoon ne peut pas accuser Platon de vouloir faire table rase du passeacute
il est peu douteux qursquoil eacutetait attacheacute agrave lrsquoἐλευθερία comprise comme vertu politique du
citoyen grec preacutefeacuterant la mort agrave lrsquoesclavage et qursquoil a donc jugeacute que lrsquoune des erreurs de la
citeacute avait eacuteteacute justement de laisser se perdre la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et donc
de priver les citoyens-soldats que se devaient drsquoecirctre les Atheacuteniens drsquoune conviction qui
leur donnait de lrsquoardeur au combat ce qui nrsquoa fait que favoriser la deacutebacirccle militaire telle
serait lrsquoerreur que la Reacutepublique deacutenoncerait lorsque les interlocuteurs deacutebattent de
lrsquoeacuteducation agrave donner aux gardiens de la citeacute ideacuteale99 agrave ceci pregraves que le problegraveme qui se
pose agrave ce moment-lagrave diffegravere de celui du Pheacutedon en ceci que Socrate suspend deacutesormais le
fait drsquoavoir peur de la mort non pas agrave lrsquoabsence de croyance en la survie de lrsquoacircme mais agrave
lrsquoimagination qui fait de cette vie post mortem un eacutetat terrifiant Loin drsquoinfirmer notre
propos cet eacutecart montre simplement que la fideacuteliteacute de Platon agrave la tradition nrsquoest que
relative puisque les eacutecrits homeacuteriques pourtant canoniques en Gregravece sont censureacutes (ce qui
donne son sens agrave la mise en scegravene de personnages tels que Ceacutebegraves ou Pausanias qui citent
hors de propos la reacutefeacuterence homeacuterique) ainsi la critique exprimeacutee dans la Reacutepublique
contredit la mise en garde que le devin Tireacutesias adresse agrave Ulysse dans la fameuse nekuia
98 Plat Pheacutedon [114d-115a] laquo Et bien gracircce agrave cela il doit ecirctre confiant au sujet de son acircme celui qui durant sa vie a renonceacute agrave jouir des plaisirs qui concernent le corps et aussi de ses parures car ce sont des choses eacutetrangegraveres jugeant qursquoils ont pluocirct lrsquoeffet contraire et qui en revanche srsquoest appliqueacute aux plaisirs qui concernent lrsquoeacutetude parant ainsi son acircme drsquoune parure qui nrsquoest pas eacutetrangegravere mais qui lui est propre la justice la tempeacuterance la courage la liberteacute la veacuteriteacute il attend le voyage chez Hadegraves precirct agrave prendre la route quand son sort lrsquoappellera raquo 99 Cf Annexe 4
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τίπτrsquo αὖτrsquo ὦ δύστηνε λιπὼν φάος ἠελίοιο ἤλυθες ὄφρα ἴδῃ νέκυας καὶ ἀτερπέα χῶρον100
La critique platonicienne sous-entend que la tradition portait deacutejagrave en germe sa propre
contradiction puisqursquoelle eacutelevait au rang de reacutefeacuterences des eacutecrits qui nrsquoencourageaient pas
les citoyens agrave aller au-devant du risque de mourir si la citeacute eacutetait en peacuteril Platon ne garde
de la tradition que ce qursquoil veut bien conserver agrave commencer par τῆς ψυχῆς
ἐπιμελεῖσθαι101 cette notion que lrsquoon pourrait deacutefinir grossiegraverement comme un anti-
cynisme ou un anti-nihilisme nrsquoest pas lrsquoinvention de Platon elle eacutetait pour ainsi dire le
pain quotidien de lrsquoancienne geacuteneacuteration atheacutenienne dont Socrate eacutetait un repreacutesentant
comme le souligne Jan Patočka
laquo Socrate dont Platon a suivi lrsquoexemple qui lui a servi de mise en garde et lrsquoa deacutetourneacute drsquoentrer dans la vie politique sous la forme qui eacutetait alors la sienne est le type de lrsquoancien Atheacutenien vivant agrave lrsquoeacutepoque nouvelle le type de lrsquohomme qui a encore connu la communauteacute ougrave lrsquoon vivait sur le sol ferme de la tradition crsquoest-agrave-dire du mythe et ougrave tous les maicirctres libres observaient les regravegles consacreacutees par la diviniteacute ne pas faire de tort aux autres ne pas srsquoingeacuterer dans leurs associations les laisser srsquooccuper de leurs propres affaires ne tenter en aucun cas de srsquoen rendre maicirctre de les reacuteduire en esclavage raquo102
En drsquoautres termes selon Patočka Socrate et par voie de conseacutequence Platon nrsquoauraient
vu aucun inconveacutenient agrave se mecircler des affaires politiques drsquoAthegravenes si cela avait encore pu
se faire dans le respect de la tradition de la citeacute qui agrave leurs yeux garantissait que le citoyen
ait souci de son acircme Ce nrsquoest pas la vie politique elle-mecircme qui est rejeteacutee mais plutocirct ce
qursquoelle est devenue sous lrsquoinfluence de la sophistique drsquoune part et sous les coups de
boutoir des Laceacutedeacutemoniens drsquoautre part Crsquoest donc bien agrave nouveaux frais que le
philosophe en deacutemontrant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme reacutealise lrsquoideacuteal traditionnel du citoyen
grec libre le philosophe prend acte du fait que cette immortaliteacute a deacutesormais besoin drsquoecirctre
deacutemontreacutee ce qui nrsquoeacutetait pas le cas jadis et le philosophe remplace le politique et le poegravete
dans le but de reacuteussir lagrave ougrave ces derniers ont failli en lrsquooccurrence donner aux citoyens les
armes intellectuelles pour vaincre la peur de la mort donnant ainsi un surcroucirct de sens agrave la
fondation de lrsquoAcadeacutemie en tant que partie inteacutegante de la reacuteforme politico-eacutehhique que
Platon cherche agrave mettre en œuvre Le terme laquo reacuteforme raquo srsquoavegravere drsquoailleurs parfaitement
approprieacute pour deacutefinir la deacutemarche de Platon puisqursquoagrave aucun moment il ne juge
envisageable ou mecircme souhaitable de revenir en arriegravere ne gardant de la tradition que ce
qursquoil consent agrave garder introduisant bel et bien de la nouveauteacute dans un preacutesent qui ne lui
100 Odysseacutee XI v 93-4 laquo Pourquoi donc malheureux es-tu venu deacutelaissant la lumiegravere du soleil pour voir les morts et ce lieu fineste raquo 101 Plat Apologie de Socrate [30b] laquo Le souci de lrsquoacircme raquo 102 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93
62
convient pas et il ne fait pas non plus table rase du passeacute la tradition nrsquoeacutetant nullement
rejeteacutee en bloc
63
Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience
reacuteveacutelatrice
En comprenant le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage plutocirct que comme un
compte-rendu fidegravele des derniers instants de Socrate nous avons pu deacutepasser le stade du
simple commentaire de ce dialogue de maniegravere agrave commenter plus largement la nature
probable de lrsquoenseignement dispenseacute agrave lrsquoAcadeacutemie puisque cet enseignement eacutetait
envisageacute comme une voie pour reacuteformer les mœurs atheacuteniennes il est logique que Platon
ait consideacutereacute que la praxis philosophique relevait drsquoun savoir-faire agrave part entiegravere crsquoest
mecircme ce que dit la lettre mecircme du Phegravedon en soulignant que celui qui se laisse aller agrave la
misologie sous preacutetexte qursquoil eacutechoue agrave mener agrave bien une reacuteflexion ne peut en fait srsquoen
prendre qursquoagrave sa propre ἀτεχνία [90d]103 terme que lrsquoon peut traduire par laquo maladresse raquo
mais qui deacutesigne plus preacuteciseacutement une absence de τέχνη crsquoest-agrave-dire un manque de savoir-
faire ce savoir-faire que le philosophe confirmeacute est censeacute transmettre au deacutebutant presque
comme lrsquoartisan apprend le meacutetier agrave lrsquoapprenti dans le cadre drsquoun enseignement qui
nrsquoaboutit qursquoagrave la condition que lrsquoeacutelegraveve fasse montre de bonne volonteacute et drsquoardeur au
travail Platon en bon peacutedagogue stipule donc qursquoil existe bel et bien une τέχνη
philosophique susceptible drsquoecirctre acquise dans le cadre drsquoun entraicircnement continu
caracteacuteriseacute notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart la plus importante possible des affections
corporelles afin que celles-ci ne viennent pas perturber la reacuteflexion logique et crsquoest pour
cela que lrsquoentraicircnement agrave la philosophie peut ecirctre preacutesenteacute de faccedilon imageacutee comme un
entraicircnement agrave la mort ce par quoi lrsquohomme correctement initieacute peut preacutetendre rendre son
acircme quasiment eacutegale agrave ce qursquoelle sera lorsqursquoelle sera libeacutereacutee du corps Agrave exprimer les
choses ainsi on pourrait penser que cest lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qui donne sa leacutegitimiteacute agrave la
praxis philosophique ce qui serait reacuteducteur la philosophie tire drsquoabord sa leacutegitimiteacute de
lrsquoideacutee suivant lequel que le monde dans lequel nous vivons obeacuteit agrave un certain ordre qui
nrsquoest pas arbitraire mais possegravede une coheacuterence qui lui est propre et dont lrsquoesprit devrait agrave
terme pouvoir rendre compte (crsquoest ainsi qursquoil faut comprendre la cosmologie du Timeacutee104
103 Cf supra 104
Cf Commentaire de Geneviegraveve Droz annexe 8
64
dont Patočka se deacutebarrasse agrave bon marcheacute en la qualifiant de laquo fantaisiste raquo105) et
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine nrsquoest qursquoun aspect parmi drsquoautres de cet eacutetat de choses il
est drsquoailleurs envisageable de prendre la question dans lrsquoautre sens en effet la reacuteflexion
philosophique pour ecirctre meneacutee agrave bien a de toute faccedilon besoin drsquoune certaine ascegravese
permettant agrave lrsquoacircme de mobiliser tous ses efforts dans la reacuteflexion sans que sa cohabitation
forceacutee avec le corps ne vienne la perturber et cela resterait vrai quand bien mecircme lrsquoacircme ne
survivrait pas au corps Mecircme srsquoil vaut la peine du fait de ses effets beacuteneacutefiques pour la
praxis philosophique drsquoenseigner aux apprentis philosophes que leur acircme survira agrave leur
corps et qursquoils doivent se preacuteparer agrave ce changement cette ideacutee nrsquoest pas tregraves importante
pour le philosophe expeacuterimenteacute qui nrsquoa plus besoin drsquoecirctre convaincu de la leacutegitimiteacute de
lrsquoinvestigation philosophique et encore le philosophe deacutebutant pour peu quil soit
suffisamment motiveacute nrsquoa-t-il pas neacutecessairement besoin de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son
acircme pour deacutevelopper ses dispositions agrave lrsquoinvestigation logique de ce fait si lrsquoon se
contente de dire que la conception platonicienne de la survie post corporis mortem de
lrsquoacircme sert les desseins du fondateur de lrsquoAcadeacutemie on passe sans doute agrave cocircteacute de
lrsquoessentiel de ce qui est agrave rechercher La plupart des exeacutegegravetes ne remettent pas en cause
lrsquoideacutee selon laquelle Platon devait agrave titre personnel croire sincegraverement en lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme mais il serait peut-ecirctre bon de proposer une hypothegravese permettant drsquoexpliquer
pourquoi il y croyait au-delagrave drsquoune certaine fideacuteliteacute agrave une tradition agrave laquelle il eacutetait
attacheacute cela dit nous proposons moins une nouvelle hypothegravese que nous ne mettons agrave
lrsquoeacutepreuve notre hypothegravese de deacutepart selon laquelle la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
puise sa source dans la connaissance spontaneacutee que lrsquohomme peut avoir de lui-mecircme il
importe de voir si cette hypothegravese se veacuterifie dans le cas de Platon et en quoi ce cas peut
ecirctre reacuteveacutelateur de ce qui est vrai de tout homme Eacutetant donneacute ce en quoi consiste la praxis
philosophique du fait de lrsquoascegravese qursquoelle suppose est-ce que la neacutecessiteacute (que nous
interrogerons apregraves lrsquoavoir simplement supposeacutee) de faire taire le corps dans laquelle
105 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 135 La science moderne nrsquoest pourtant pas en mesure de renier complegravetement Platon agrave tel point que pregraves de quarante ans apregraves Patočka Pierre Kerszberg reconnaicirctra agrave cette cosmologie le meacuterite drsquoaccorder laquo agrave la cause errante un statut cosmologique il y a dans la reacutealiteacute quelque chose de chaotique drsquoirreacuteductible aux ideacutees qui ne peut ecirctre ni domestiqueacute ni eacutelimineacute Cela signifie que les irreacutegulariteacutes du cours des choses peuvent ecirctre miniseacutees tant qursquoon veut en agrandissant lrsquoeacutechelle des pheacutenomegravenes il en restera toujours quelque chose de non neacutegligeable raquo Mecircme dans le cadre de la physique quantique laquo par son cocircteacute artisanal le fabricant de lrsquoappareillage ou le physicien qui lrsquoutilise joue le rocircle drsquoun deacutemiurge agrave lui tout seul raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 26 ndash 36 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269
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Platon srsquoest probablement trouveacute au cours de sa vie de philosophe nrsquoaurait pas favoriseacute le
deacuteveloppement de sa croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Sans aller jusqursquoagrave dire que
lrsquoascegravese philosophique la preacutecegravede nrsquoest-il pas envisageable que lrsquoexercice de la
philosophie par quelque homme que ce soit ne soit pas de nature agrave favoriser et agrave fortifier
la conviction drsquoecirctre doteacute drsquoune acircme immortelle En somme lrsquoascegravese philosophique nrsquoest-
elle pas par sa nature mecircme une expeacuterience reacuteveacutelatrice voire puissamment reacuteveacutelatrice de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine Et si tel est le cas cela ne devrait-il pas permettre de
lever le voile sur les causes ayant favoriseacute la prospeacuteriteacute de cette croyance agrave lrsquoeacutechelle de
lrsquohumaniteacute
1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart
Le souci premier de Platon eacutetant de leacutegitimer la praxis quil inculquait agrave ses eacutelegraveves
il est certain que lrsquoascegravese philosophique trouve son inteacuterecirct pour elle-mecircme ici-bas
indeacutependamment de toute consideacuteration lieacutee aux reacutecompenses ou aux chacirctiments qui
attendent lrsquoacircme dans lrsquoau-delagrave cela nrsquoeacutechappera pas au lecteur de la Reacutepublique ougrave il est
bien question drsquoune ascegravese agrave laquelle doivent se soumettre les gardiens de la citeacute qui
doivent non seulement deacutevelopper leur courage et leur ardeur au combat mais aussi des
aptitudes agrave la praxis philosophique Mais contrairement au Pheacutedon la Reacutepublique ne
preacutesente agrave a aucun moment cette ascegravese comme un entraicircnement agrave la mort pas mecircme agrave
titre ironique agrave cet eacutegard ce grand dialogue posteacuterieur au Pheacutedon marque une eacutetape
importante au sein du corpus platonicien et peut-ecirctre mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoeacutethique en
geacuteneacuteral puisque non content de montrer que la justice est un bien pour elle-mecircme et non
pour les biens qursquoelle peut procurer qui lui sont heacuteteacuterogegravenes Socrate y souligne les
bienfaits drsquoune vie saine et asceacutetique indeacutependamment de la reacutecompense eacuteventuellement
promise apregraves la mort et ce tregraves tocirct lorsqursquoil en est encore agrave deacutecrire ce agrave quoi doit
vraisemblablement ressembler la citeacute agrave sa fondation avant de connaicirctre toute forme
drsquoextension ou drsquoenrichissement que ce soit106 Cette existence frugale et pacifique
conviendrait parfaitement agrave Socrate et celui-ci srsquoen tiendrait drsquoailleurs quitte dans
lrsquoeacutedification laquo en penseacutee raquo de la citeacute ideacuteale si Glaucon reacuteagissant drsquoune maniegravere typique de
la jeunesse doreacutee drsquoAthegravenes (mais pas uniquement drsquoAthegravenes) ne lrsquoaccusait pas de vouloir
faire vivre les citoyens comme des ὗες (porcs) reproche infondeacute dans la mesure ougrave la
106 Cf Annexe 9
66
description de la vie dans la citeacute primitive si elle nrsquoest pas marqueacutee par le luxe nrsquoest pas
non plus marqueacutee par un inconfort mecircme partiel ndash sans parler de toutes les connotations
lieacutees agrave la saleteacute agrave la becirctise agrave la goinfrerie et agrave la bassesse morale ordinairement associeacutees agrave
lrsquoimage des porcins et qui ne srsquoappliquent pas du tout aux habitants de la citeacute primitive
loin drsquoecirctre rude leur mode de vie semble mecircme doux et paisible ne serait-ce que par la
garantie dune vie longue et saine quelle apporte Cette ascegravese nrsquoest que relative elle nrsquoest
pas marqueacutee par la peacutenurie mais par le non-excegraves lrsquohomme y fait enfin coiumlncider sa
conduite avec ce quil sait ecirctre bon pour lui Loin de censurer radicalement le domaine
corporel Platon se contente de rejeter le commerce outrancier avec le corps au profit de la
stricte satisfaction des neacutecessiteacutes du corps en vertu non pas drsquoune reacutecompense promise agrave
lrsquohomme tempeacuterant mais simplement au nom du fait que crsquoest ainsi que lrsquoon vit le mieux
ceci ouvre la voie agrave la conception drsquoune ascegravese trouvant sa reacutecompense en elle-mecircme et qui
ne serait donc plus heacuteteacuteroteacutelique
On objectera agrave cela drsquoune part que cette ascegravese nrsquoest pas propre au philosophe
mais commune agrave lrsquoensemble des citoyens de la citeacute primitive et que drsquoautre part il srsquoagit
moins drsquoune ascegravese comprise comme un choix de vie que drsquoune neacutecessiteacute imposeacutee par
lrsquoabsence de richesse caracteacuterisant ladite citeacute qui vient tout juste drsquoecirctre fondeacutee en drsquoautres
termes mecircme si Socrate affirme qursquoil srsquoaccommoderait drsquoune telle vie il semble qursquoil
serait bien le seul et que lrsquoascegravese qursquoil vient de deacutecrire est une ascegravese subie et non une
ascegravese choisie comme la sienne De fait Socrate nrsquoest pas naiumlf au point de preacutetendre que
cet ideacuteal de frugaliteacute civique soit applicable en lrsquoeacutetat ni mecircme qursquoil ait jamais existeacute (dans
leacuteconomie du dialogue ce nrsquoest qursquoune fiction preacutesenteacutee comme telle qui a valeur
drsquohypothegravese de laboratoire) et crsquoest sans difficulteacute qursquoil accepte tenant compte de
lrsquoobjection de Glaucon de reprendre agrave nouveaux frais la recherche
ταῦτα γὰρ δή τισιν ὡς δοκεῖ οὐκ ἐξαρκέσει οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον ἦ γάρ107
Quand Socrate dit qursquoon ne mettra plus les maisons les chaussures et les vecirctements au
rang du neacutecessaire il ne veut eacutevidemment pas dire que ces biens deviendront inutiles mais
107 Plat Reacutepublique II [373a] laquo Cela en effet agrave ce qursquoil semble ne suffira pas agrave certains pas plus que le reacutegime lui-mecircme alors seront ajouteacutes des lits des tables et toutes sortes de meubles puis des plats cuisineacutes des parfums des essences agrave brucircler des courtisanes des friandises chaque chose sous toutes les formes possibles Ce dont jrsquoai parleacute premiegraverement les maisons les vecirctements et les chaussures on ne le mettra plus au rang du neacutecessaire mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs on acqueacuterera de lrsquoor de lrsquoivoire et toutes ces sortes de matiegraveres Nrsquoest-ce pas raquo
67
que leur aspect utilitaire passera au second rang des preacuteoccupations au profit de leur aspect
estheacutetique qursquoon les emploiera drsquoabord dans lrsquoideacutee de se faire bien voir drsquoautrui plutocirct que
dans lrsquooptique de sa conservation de mecircme que lrsquoon consommera des mets en tenant
compte de leur qualiteacute gustative plutocirct que du beacuteneacutefice que notre santeacute peut en tirer avec
les risques que cela comporte on mettra des chaussures conccedilues dans un but estheacutetique
plutocirct que pratique agrave tel point qursquoelles ne faciliteront plus du tout la marche Dans le
mecircme ordre drsquoideacutees la ζωγραφία ne doit pas ecirctre comprise comme un mode drsquoexpression
artistique au sens moderne du terme mais comme lrsquoornement dont les riches citoyens
faisaient parer leurs demeures Quoi qursquoil en soit lrsquoimportant dans cet extrait est dans
lrsquoeffet drsquoaccumulation qui permet drsquoopposer radicalement la superfluiteacute de la citeacute en pleine
expansion mateacuterielle agrave la δίαιτα108 de la citeacute primtive marqueacutee par lrsquoabsence drsquoexcegraves et
drsquoambition deacutemesureacutee En bon deacutebatteur Socrate rentre dans le jeu de lrsquoadversaire pour
mieux le vaincre par la suite (de ce point de vue le Socrate platonicien est fidegravele agrave la
pratique de lrsquoelenchos) de toute eacutevidence il consent agrave tenir compte des objections de
Glaucon mais il ne perd pas lrsquoespoir de faire triompher la leacutegitimiteacute de la vie asceacutetique
dont il vantait la salubriteacute comme il le fait sentir en employant des tournures
impersonnelles au meacutedio-passif ou agrave lrsquoadjectif verbal qui indiquent qursquoil refuse de srsquoavouer
solidaire des citoyens se laissant aller aux superfluiteacutes qursquoil eacutenumegravere qui plus est en
concluant par καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον qursquoil serait tentant de traduire par laquo et toutes
ses becirctises raquo (pour rester poli ) et il est difficile de ne pas lrsquoimaginer accompagner le ἦ γάρ
adresseacute agrave son interlocuteur drsquoun clin drsquoœil malicieux et ironique comme on en adresse agrave un
enfant qui voudrait reacuteclamer une faveur quelconque mais nrsquooserait pas se lancer109
lrsquoascegravese sera eacutevoqueacutee une nouvelle fois ulteacuterieurement caracteacuterisant deacutesormais
explicitement le philosophe dont les diffeacuterentes qualiteacutes sont preacutesenteacutees en des termes
faisant eacutevidemment eacutecho au Pheacutedon ὧι δὴ πρὸς τὰ μαθήματα καὶ πᾶν τὸ τοιοῦτον
ἐρρυήκασιν περὶ τὴν τῆς ψυχῆς οἶμαι ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν εἶεν ἄν τὰς δὲ διὰ τοῦ
σώματος ἐκλείποιεν εἰ μὴ πεπλασμένως ἀλλ᾽ ἀληθῶς φιλόσοφός τις εἴη110 Ici se situe le
108 Ce terme qui deacutesigne un certain mode de vie pris dans sa globaliteacute recouvre une signification plus large que le mot franccedilais laquo reacutegime raquo par lequel nous le traduisons par commoditeacute en prenant exemple sur Eacutemile Chambry 109
Eacutetant donneacute que lrsquointerlocuteur de Socrate est le fregravere de Platon et une image de ce que ce dernier aurait pu ecirctre srsquoil srsquoeacutetait laisseacute entraicircner par la tentation drsquoune vie brillante politiquement parlant cette attitude nrsquoa rien de deacuteplaceacute elle est tout simplement une repreacutesentation des rapports que le maicirctre peut se permettre drsquoentretenir avec lrsquoeacutelegraveve on peut aussi voir dans le dialogue entre Socrate et Glaucon une repreacutesentation du combat que le philosophe megravene contre la tentation de la vie voluptueuse qui peut se reacuteveiller agrave tout moment 110 Plat Reacutepublique VI [485d] laquo Degraves lors celui qui srsquoadonne aux sciences et agrave toute matiegravere du mecircme type je pense qursquoil ne srsquoapplique qursquoau plaisir de lrsquoacircme isoleacutee en elle-mecircme et deacutelaisse ceui du corps srsquoil nrsquoest pas artificiellement mais bien veacuteritablement philosophe raquo
68
nœud de notre raisonnement il serait tentant de penser que la pratique de la philosophie
serait tout ce qui reste agrave faire pour lrsquohomme qui aurait renonceacute agrave lrsquoambition politique et agrave la
vie voluptueuse ce qui reviendrait agrave consideacuterer la praxis philosophique comme la
conseacutequence drsquoune vie asceacutetique non-choisie Crsquoest eacutevidemment lrsquoinverse ce nrsquoest pas
lrsquoascegravete qui devient philosophe du fait drsquoecirctre ascegravete malgreacute lui mais le philosophe qui
devient ascegravete du fait drsquoecirctre philosophe de son plein greacute crsquoest ce qui explique qursquoil nrsquoait
pas suffi agrave un personnage comme Diogegravene le Cynique de prendre le parti de vivre dans le
deacutenuement pour eacutegaler Socrate qui faisant de la recherche de la veacuteriteacute une preacuteoccupation
ayant la prioriteacute sur lrsquoaisance mateacuterielle megravene une vie drsquoascegravete non pas par contrainte ni
par provocation mais par fideacuteliteacute envers le but qursquoil poursuit telle est la veacuteritable
correacutelation entre la tacircche du philosophe et son mode de vie la premiegravere justifiant la
seconde et non lrsquoinverse Socrate aurait donc pu reacutepliquer agrave Glaucon que sa citeacute nrsquoeacutetait pas
une citeacute de pourceaux mais une citeacute de philosophes ou plus exactement drsquohommes qui se
donnaient les moyens drsquoecirctre philosophes Lrsquoascegravese philosophique consiste agrave reacuteduire la
place du corporel (faute de pouvoir lrsquoaneacuteantir) dans notre vie de faccedilon agrave ce qursquoil nrsquooppose
plus drsquoobstacle agrave une reacuteflexion bien meneacutee que les besoins somatiques ne perturbent plus
lrsquoacircme dans lrsquoexercice du logos ce qui neacutecessite non pas de les aneacuteantir mais au contraire
de les satisfaire et seulement de les satisfaire crsquoest-agrave-dire de donner au corps ni plus ni
moins que ce dont il a besoin la condamnation des excegraves alimentaires ou autres nrsquoest pas
formuleacutee au nom drsquoune morale venue drsquoailleurs mais bien au nom de la pratique correcte
de la philosophie Ceci est loin drsquoecirctre anecdotique Platon eacutetant resteacute fidegravele agrave cette
conception de lrsquoascegravese jusque dans sa vieillesse comme lrsquoatteste un extrait des Lois ougrave il
suggegravere que lrsquoacircme est susceptible de reacutegresser du fait des abus auxquels peut conduire la
condition corporelle ndash crsquoest agrave dessein que nous traduisons lrsquoexpression κατακορής τις τῇ
μέθῃ γίγνηται par laquo celui que la boisson rassasie raquo cette traduction nrsquoest assureacutement pas
des plus eacuteleacutegantes litteacuterairement parlant mais elle rend mieux compte du rocircle passif assigneacute
agrave lrsquohomme ivre que ne le fait la formule laquo celui que se sature drsquoivresse raquo proposeacutee par le
RP Des Places
ἐρωτῶ γὰρ τὸ τοιόνδε ἆρα σφοδροτέρας τὰς ἡδονὰς καὶ λύπας καὶ θυμοὺς καὶ ἔρωτας ἡ τῶν οἴνων πόσις ἐπιτείνει - πολύ γε - τί δ αὖ τὰς αἰσθήσεις καὶ μνήμας καὶ δόξας καὶ φρονήσεις πότερον ὡσαύτως σφοδροτέρας ἢ πάμπαν ἀπολείπει ταῦτα αὐτόν ἂν κατακορής τις τῇ μέθῃ γίγνηται - ναί πάμπαν ἀπολείπει - οὐκοῦν εἰς ταὐτὸν ἀφικνεῖται τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν τῇ τότε ὅτε νέος ἦν παῖς111
111 Plat Lois I [645d-e] laquo Je pose la question que voici la boisson excite-telle les plaisirs les peines la co-legravere lrsquoamour et les rend-elle plus forts ndash Oui beaucoup ndash Et les sensations les reacuteminiscences les opinions et les ideacutees Les rend-elle eacutegalement plus fortes Ou plutocirct tout cela nrsquoabandonne-t-il pas complegravetement
69
Il semble que lrsquohomme ivre meacuterite aux yeux de Platon drsquoecirctre consideacutereacute non pas
simplement comme un peacutecheur mais comme une victime (consentante il est vrai) du
pouvoir de seacuteduction de lrsquoalcool ce qui nous fonde agrave parler des laquo abus auxquels peut
conduire la condition corporelle raquo car ladite condition nrsquoest nullement condamneacutee en bloc
par Platon qui nrsquoa pas la preacutetention drsquoaffirmer que le philosophe est capable de devenir pur
esprit de son vivant - comment pourrait-il en aller autrement de la part dun auteur qui na
de cesse de nous preacutesenter le philosophe en pleine action en pleine poursuite de sa quecircte
inaboutie de la reacutealiteacute dans des mises en scegravene tregraves reacutealistes De fait mecircme dans cette
œuvre tardive que sont les Lois il prend acte de lrsquoimperfection humaine et ne srsquoengage pas
dans un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec desinteacute agrave lrsquoaneacuteantir a fortiori loin drsquoopposer frontalement
lrsquoacircme active et le corps passif il fait volontiers mention de la ψυχή agrave titre passif dans la
formule suivante ὅσαι τε διὰ δυστυχίαν ταραχαὶ ταῖς ψυχαῖς γίγνονται112 La traduction
drsquoEacutedouard Des Places laquo les troubles que la malchance apporte aux acircmes raquo a beau ecirctre plus
eacuteleacutegante drsquoun point de vue litteacuteraire elle nrsquoest cependant guegravere satisfaisante en tant qursquoelle
ne rend pas compte de la situation de compleacutement drsquoagent qui est celle de δυστυχία ce
sont bien les ταραχαὶ qui sont poseacutes comme eacutetant actifs ce qui nrsquoen rend que drsquoautant plus
patente le fait que dans ce passage lrsquoacircme nrsquoest pas preacutesenteacutee comme eacutetant entiegraverement
responsable de ces ταραχαὶ qui lui viennent en raison de ce que lrsquoon peut appeler un
laquo manque de chance raquo et mecircme quand elle leur eacutechappe elle nrsquoest pas non plus
complegravetement responsable de cette reacuteussite qursquoelle doit agrave la chance comme le fait savoir la
mention de ὅσαι ἐν εὐτυχίαις τῶν τοιούτων ἀποφυγαί113 Lrsquoacircme nrsquoest donc pas entiegraverement
maicirctresse de son destin mais elle nrsquoest cependant jamais assourdie au point de ne pas
pouvoir comprendre ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Platon eacutecrit aussi ἐν πᾶσιν τοῖς
τοιούτοις τῆς ἑκάστων διαθέσεως διδακτέον καὶ ὁριστέον τό τε καλὸν καὶ μή114 restant
ainsi fidegravele au propos de la Reacutepublique si lrsquoacircme nrsquoeacutetait que le jouet des circonstances
influant sur son humeur une telle exigence eacutethique nrsquoaurait mecircme pas lieu drsquoecirctre lrsquoacircme
humaine est donc consideacutereacutee comme eacutetant suffisamment maicirctresse drsquoelle-mecircme pour que
la responsabiliteacute des fautes commises durant son seacutejour terrestre lui incombe mais elle ne
lrsquoest pas encore assez pour que lrsquoon puisse lui reprocher toutes ses maladresses dues agrave des
circonstances deacutefavorables
celui que la boisson rassasie ndash Oui cela lrsquoabandonne complegravetement ndash Et il en arrive donc au mecircme point que quand il eacutetait petit enfant raquo 112 Plat Lois I [632a] laquo Ces troubles qui naissent dans les acircmes agrave cause de la malchance raquo 113 Ibid laquo Ces moyens drsquoy eacutechapper gracircce agrave la chance raquo 114 Plat Lois I [632c-d] laquo en tout domaine et suivant les dispositions de chacun il faut enseigner et deacutefinir ce qui est bon et ce qui ne lrsquoest pas raquo
70
Pour lrsquoheure lrsquoimportant est lagrave puisque lrsquoascegravese comprise comme une mise en
sommeil relative du corps apparaicirct comme une neacutecessiteacute pour qui fait profession drsquoecirctre
philosophe indeacutependamment de toute conception drsquoune promesse de reacutecompense post
mortem donc puisque la praxis philosophique nrsquoa pas vitalement besoin de la conception
de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il est tout agrave fait envisageable que Platon en soit arriveacute en
pratiquant la philosophie agrave apercevoir par cette praxis mecircme que lrsquoacircme et le corps tout
en entretenant un rapport extrecircmement eacutetroit lrsquoun avec lrsquoautre eacutetaient chacun de nature
suffisamment diffeacuterente pour ecirctre seacuteparables de jure en drsquoautres termes crsquoest lrsquoexpeacuterience
philosophique de sortie du corps qui aurait preacuteceacutedeacute la conception platonicienne de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et non lrsquoinverse Le Theacuteeacutetegravete confirme partiellement cette
hypothegravese Socrate y disant explicitement que seul le corps du philosophe ἐν τῇ πόλει
κεῖται (reacuteside dans la cite) et que son acircme ou plus preacuteciseacutement sa διάνοια sa faculteacute de
reacutefleacutechir est accapareacutee par la connaissance des veacuteriteacutes immuables qui la font se
deacutesinteacuteresser des affaires de la citeacute
Καὶ ταῦτα πάντ οὐδ ὅτι οὐκ οἶδεν οἶδενmiddot οὐδὲ γὰρ αὐτῶν ἀπέχεται τοῦ εὐδοκιμεῖν χάριν ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ ἡ δὲ διάνοια ταῦτα πάντα ἡγησαμένη σμικρὰ καὶ οὐδέν ἀτιμάσασα πανταχῇ πέτεται κατὰ Πίνδαρον τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα οὐρανοῦ θ ὕπερ ἀστρονομοῦσα καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνωμένη τῶν ὄντων ἑκάστου ὅλου εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν συγκαθιεῖσα115
Il nrsquoest pas question dans cet extrait de lrsquohomme dans sa geacuteneacuteraliteacute mais du seul
philosophe en particulier crsquoest preacuteciseacutement en cela que ce passage est reacuteveacutelateur du fait
que la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre comprise comme une
thegravese existentielle tirant son origine du parcours de philosophe qua meneacute Platon en suivant
lexemple de Socrate le philosophe agrave force de srsquoentraicircner agrave vivre en se deacutetachant du
corps peut avoir lrsquoexpeacuterience drsquoune certaine indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps
indeacutependance qui laisse supposer que la premiegravere survit au second ne serait-ce que parce
que les notions de temps semblent abolies dans les moments de grande seacutereacuteniteacute Faute de
certitude absolue on avancera que rien ne srsquooppose de facto agrave ce que la praxis
philosophique ait pu soutenir directement drsquoun point de vue strictement dialectique cette
conception de la vie apregraves la mort qui cependant lui preacuteexistait historiquement parlant En
115 Plat Theacuteeacutetegravete [173e-174a] laquo laquo Et il ne sait mecircme pas qursquoil ne sait pas cela il ne srsquoen abstient pas pour obtenir un bon renom mais en fait son corps seul se situe et reacuteside dans la citeacute tandis que sa faculteacute de reacutefleacutechir qui considegravere que tout cela est de peu de valeur et nrsquoest mecircme rien le deacutedaignant vole de tous cocircteacutes et mecircme comme dit Pindare sous la terre mesurant la terre ses eacutetendues eacutetudiant les astres au-dessus du ciel cherchant agrave connaicirctre la nature toute entiegravere et dans chacun de ses aspects sans jamais se laisser descendre vers ce qui est proche raquo
71
somme Platon a sans doute eu la confirmation par le mode de vie qui eacutetait le sien de ce
que la tradition avait deacutejagrave eacutetabli
Ce point eacutetant eacuteclairci il est envisageable drsquoeacutelargir ces conclusions au genre
humain pris dans son entiegravereteacute il nrsquoest en effet pas neacutecessaire de mener une vie semblable
agrave celle drsquoun philosophe de lrsquoAcadeacutemie pour connaicirctre ne serait-ce que fugacement des
eacutepisodes ougrave lrsquoacircme paraicirct se manifester comme indeacutependante du corps Agrave lire Jean-Pierre
Vernant116 lrsquoun des meacuterites de Platon aurait justement eacuteteacute drsquoavoir mis agrave la porteacutee de
lrsquohomme une expeacuterience eacutetait envisageacutee auparavant comme accessible uniquement pour
des ecirctres surhumains meacuterite partageacute avec les Mystegraveres ces cultes parallegraveles qui eacutetaient
alors en vogue et coexistaient dans un syncreacutertisme toleacuterant avec des cultes officiels en
perte de vitesse Cette influence des mystegraveres a deacutejagrave eacuteteacute mise en valeur par Perceval
Frutiger commentant lrsquoalleacutegorie de la caverne dans la Reacutepublique en des termes eacutetablissant
un lien eacutevident entre la deacutelivrance de lrsquoacircme promise dans le cadre des mystegraveres et celle que
doit permettre lrsquoexercice reacutegulier de la philosophie
laquo Quoi qursquoil en soit plusieurs traits de lrsquoalleacutegorie sont emprunteacutes comme lrsquoa montreacute Cornford agrave lrsquoorphisme et agrave la religion des mystegraveres Ainsi qui sait si les ombres que les prisonniers voient projeteacutees sur le mur de la caverne nrsquoont pas eacuteteacute suggeacutereacutees agrave Platon par un proceacutedeacute de ce genre qui eacutetait peut-ecirctre en usage dans la partie des ceacutereacutemonies drsquoinitiation comportant des φάσματα De plus il nrsquoest pas impossible que dans ces ceacutereacutemonies on ait eu recours entre autres symboles agrave une deacutelivrance simuleacutee image de la libeacuteration de lrsquoacircme tout comme le captif qui est traicircneacute hors de la caverne raquo117
En deacutepit de lrsquoassez petit nombre drsquoinformations dont nous disposons par la force des
choses sur ces cultes concernant lesquels lrsquoinitieacute se devait de garder le silence il est
envisageable de donner plusieurs exemples les mystegraveres drsquoEacuteleusis promettent aux initieacutes
la beacuteatitude donc un eacutetat proche de celui qursquoest censeacute atteindre le philosophe dans lrsquoau-
delagrave les mystegraveres orphiques proposent le reacutetablissement des acircmes dans leur pureteacute et leur
diviniteacute originelle ndash crsquoest explicitement ce que propose le philosophe dans le Phegravedre agrave
rebours drsquoune tradition qui envisage la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme en des
termes encore proches des expressions propres agrave la vie corporelle Les mystegraveres
pythagoriciens enfin proposant la purification morale et intellectuelle de lrsquoacircme ont
eacutevidemment influenceacute Platon comme lrsquoattestent notamment deux occurrences de
lrsquoassimilation de la σῶμα (corps) agrave une σῆμα (tombeau) il faut cependant souligner que
dans la premiegravere drsquoentre elle dans le Cratyle Socrate ne lrsquoeacutevoque qursquoagrave titre drsquohypothegravese
dans une recherche sur lrsquoeacutetymologie du mot σῶμα jouant notamment sur la polyseacutemie du
116 Cf Annexe 10 117 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire p263
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terme σῆμα qui peut ecirctre traduit aussi bien par laquo tombeau raquo que par laquo signe raquo καὶ γὰρ
σῆμά τινές φασιν αὐτὸ εἶναι τῆς ψυχῆς ὡς τεθαμμένης ἐν τῷ νῦν παρόντι καὶ διότι αὖ
τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή καὶ ταύτῃ lsquoσῆμαrsquo ὀρθῶς καλεῖσθαι118 Les
pythagoriciens ne sont mecircme pas explicitement nommeacutes sans doute prce que Platon
preacutesuppose leurs theacuteories deacutejagrave bien connues de ses concitoyens mais aussi parce que
Socrate ne leur doit en derniegravere analyse que peu de chose si ce nrsquoest une hypothegravese
eacutetymologique qui en vaut drsquoautres par exemple celles des orphiques que Socrate cite
immeacutediatement apregraves de toute faccedilon lrsquoimpossibiliteacute de restituer en franccedilais et mecircme dans
toute autre langue la proximiteacute morphologique entre σῶμα et σῆμα devrait nous mettre la
puce agrave lrsquooreille comme lrsquoindique peut-ecirctre aussi la reacutepeacutetition du verbe σημαίνω peu
eacuteleacutegante et donc surprenante de la part drsquoun styliste comme Platon ce rapprochement est
probablement reacuteinvesti agrave titre ironique pour montrer les limites de la theacuteorie de Cratyle
suivant laquelle un nom nrsquoest pas donneacute agrave un objet par simple convention mais srsquoimpose de
lui-mecircme agrave lrsquoesprit ndash on quittera drsquoailleurs le Cratyle en soulignant que la survie de lrsquoacircme
nrsquoest de toute faccedilon pas le sujet premier du dialogue Quant agrave la seconde occurrence dans
le Gorgias elle est agrave peine deacuteveloppeacutee par Socrate qui nrsquoutilise la proximiteacute phoneacutetique
entre les deux termes que comme une astuce rheacutetorique qui ne saurait satisfaire une
approche philosophique exigeante et qui justement nrsquoen a pas la vocation en tant qursquoelle
est mobiliseacutee en vue de persuader Calliclegraves donc un personnage dont lrsquointeacuterecirct pour la
philosophie est pour ainsi dire inexistant mais que les beaux discours ne laissent pas
insensibles (le dialogue porte le nom drsquoun sophiste de renom il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy
voir Socrate montrer qursquoil nrsquoa rien agrave envier aux rheacuteteurs les plus ceacutelegravebres) ἤδη γάρ του
ἔγωγε καὶ ἤκουσα τῶν σοφῶν ὡς νῦν ἡμεῖς τέθναμεν καὶ τὸ μὲν σῶμά ἐστιν ἡμῖν σῆμα119
La nature mecircme de lrsquoacircme et de la vie importe drsquoailleurs assez peu dans le cadre de ce
deacuteveloppement dont le but premier est de convaincre Calliclegraves que la raison du plus fort
nrsquoest pas toujours la meilleure Il nrsquoy a donc pas de soumission de Platon aux ideacutees
pythagoriciennes mais tous ces rapprochements avec les mystegraveres attestent que la
neacutecessite de mettre le corps agrave part pour bien penser nrsquoest pas exclusive agrave lrsquoAcadeacutemie que
Platon ne srsquoen arroge pas le monopole pas plus qursquoil ne le reconnait agrave une autre eacutecole
Cette neacutecessiteacute nrsquoest drsquoailleurs mecircme pas exclusive agrave la Gregravece antique certaines cultures
118
Plat Cratyle [400b-c] laquo Certaines disent qursquoil est le tombeau de lrsquoacircme dans lequelle elle serait enterreacutee drsquoautre part puisque crsquoest par ses manifestations que lrsquoacircme se manifeste pour cette raison ils lrsquoappellent laquo signe raquo agrave juste titre raquo 119 Plat Gorgias [493a] laquo Pour ma part jrsquoai deacutejagrave entendu un savant homme dire que nous sommes preacutesente-ment morts et que le corps est notre tombeau raquo
73
orientales tregraves eacuteloigneacutees de la civilisation grecque du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetant
justement reacuteputeacutees pour encourager au deacutetachement au moins momentaneacute de lrsquoacircme vis-agrave-
vis des attaches corporelles comme le rappelle Marc Durand
laquo Ce fait nous semble tregraves bien deacutecrit dans les litteacuteratures orientales notamment chez les bouddhistes Le Zen authentique et non celui importeacute par les occidentaux et transformeacute par eux traduit parfaitement cet effort de recueillement de concentration de lrsquoesprit sur lui-mecircme qui faciliterait lrsquoeacutevasion de celui-ci vers drsquoautres lieux rendant plus aiseacutees une certaine anamnegravese et une reacuteminiscence des reacutealiteacutes contempleacutees ulteacuterieurement raquo120
En fait cette expeacuterience que la volonteacute de connaicirctre la veacuteriteacute exacerbe chez Platon est
reacuteellement agrave la porteacutee de tous ne serait-ce que pendant au moins de tregraves courts instants
Drsquoailleurs lorsque Platon eacutevoque dans le Pheacutedon la neacutecessiteacute de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart il
part bien de lrsquoexpeacuterience que peut connaicirctre chaque individu et non pas de lrsquoexpeacuterience
propre au philosophe qui ne diffegravere que de degreacutes de celle du commun des mortels et peut
donc ecirctre partageacutee121 quand Socrate affirme que la philosophie est un entraicircnement agrave
mourir il est eacutevidemment ironique et ne fait que reprendre les critiques dont il a eacuteteacute lrsquoobjet
pour mieux en deacutenoncer lrsquoinaniteacute dans un premier temps fidegravele agrave sa deacutemarche
maiumleuticienne il ne fait qursquoeffleurer cette ideacutee en affirmant que le philosophe veut suivre
celui qui part pour lrsquoau-delagrave affirmation que lrsquoon peut interpreacuteter drsquoune multitude de
faccedilons diffeacuterentes et qui ne peut manquer de faire reacuteagir autant dire que Socrate lance un
appacirct agrave ses contradicteurs Si Ceacutebegraves deacutesapprouve Socrate ce nrsquoest pas lrsquoideacutee en elle-mecircme
drsquoun deacutesir du philosophe de gagner lrsquoau-delagrave qursquoil refuse mais plutocirct lrsquoapparente
contradiction entre cette ideacutee et la prohibition du suicide πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες
τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δ᾽ ἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον
ἕπεσθαι122 Lrsquoassimilation de la philosophie agrave un entraicircnement agrave la mort est explicitement
formuleacutee peu apregraves et Socrate ne revendique absolument pas la paterniteacute de cette ideacutee
lrsquoattribuant agrave des ἄλλοι indeacutetermineacutes par lesquels il deacutesigne peut-ecirctre lrsquoensemble des
Atheacuteniens qui lrsquoont condamneacute123 Socrate tend ainsi agrave ses interlocuteurs un piegravege dans
lequel Simmias ne manque pas de tomber lrsquoironie socratique qui pousse lrsquointerlocuteur agrave
exposer lui-mecircme ses contradictions et donc agrave se trahir conduit Simmias agrave montrer de lui-
mecircme que srsquoil pleure lrsquoami qursquoa eacuteteacute Socrate pour lui il nrsquoa manifestement pas compris ce
120 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p40 121
Plat Pheacutedon [64b-d] Cf supra 122 Plat Pheacutedon [61d] laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis de se faire violence agrave soi-mecircme violence et [dans le mecircme temps] que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt raquo (Nous rajoutons agrave dessein la locution laquo dans le mecircme temps raquo pour souligner que Ceacutebegraves affirme agrave Socrate qursquoil se contredit) 123 Plat Pheacutedon [64a] Cf supra
74
que ce dernier avait agrave lui apprendre puisqursquoil nrsquoeacuteprouve pas drsquointeacuterecirct reacuteel pour la
philosophie en tout cas pas suffisamment pour eacuteviter de reprendre agrave son compte les
propos de la foule agrave ce sujet ndash de surcoicirct il emploie agrave deux reprises dans un intervalle de
temps tregraves court le verbe γελάω et le participe φιλοσοφοῦντες il parle donc avec un
certain art de la reacutepeacutetition que les traducteurs franccedilais heacutesitent souvent agrave restituer124 et qui
peut nous laisser imaginer qursquoil parle dans le feu de lrsquoaction sans reacutefleacutechir agrave ce qursquoil dit
καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας νὴ τὸν Δία ἔφη ὦ Σώκρατες οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦνταςmdashκαὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυmdashὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν125
Traduire οἱ φιλοσοφοῦντες par laquo ceux qui font de la philosophie raquo peut sembler un peu
lourd mais cette peacuteriphrase est probablement plus proche du sens qursquoil faut donner agrave ces
mots Simmias emploie bel et bien un participe preacutesent et non pas le substantif ϕιλόσοφος
de telle sorte qursquoil nrsquoest pas interdit de penser qursquoil emploie lrsquoexpression οἱ φιλοσοφοῦντες
dans un sens meacuteprisant proche de lrsquoexpression laquo faiseurs de vers raquo126 que drsquoapregraves
Verlaine Monsieur Prudhomme employait pour deacutesigner les poegravetes Ensuite la traduction
de Leacuteon Robin faisait dire agrave Simmias que les philosophes laquo sont des gens en mal de mort raquo
ce qui ne rend pas complegravetement justice agrave lrsquousage du verbe θανατεῖν qui renvoie
directement au fait mecircme drsquoecirctre deacutejagrave mort ndash cela nrsquoen rend que drsquoautant plus violente la
reacuteponse de Simmias agrave peine moins dure que celle de Glaucon jugeant dans la Reacutepublique
que les habitants de la citeacute primitive vivaient comme des pourceaux Simmias et Glaucon
ont en commun de mettre en accusation le philosophe et plus largement lrsquoascegravete drsquoune
maniegravere typique de la jeunesse doreacutee pour laquelle seule la vie de plaisirs en vaut la peine
et qui veut laquo jouir sans entraves raquo pour reprendre un ceacutelegravebre slogan du XXe siegravecle Ce qui
est en quelque sorte reprocheacute au philosophe ce dont il est accuseacute crsquoest de passer agrave cocircteacute de
la vie ou plutocirct de ce que la majoriteacute considegravere comme eacutetant laquo la raquo vie cette critique
adresseacutee agrave lrsquoascegravete est tristement intemporelle elle rappellera au lecteur moderne le
reproche que lrsquoon fait agrave lrsquoenfant qui preacutefegravere lire paisiblement chez lui au lieu drsquoaller jouer
124 Ce scrupule est drsquoautant plus regrettable que le deacutepasser aiderait le lecteur non-helleacuteniste agrave faire une dis-tinction nette entre les propos que Platon reprend agrave son propre compte et ceux qui portent le marque de son talent pour pasticher un style oratoire ampouleacute ou pour reproduire les expressions maladroites que tout un chacun peut employer au cours drsquoune discussion 125 Plat Pheacutedon [64 a-b] laquo Et Socrate en riant dit laquo Par Zeus Socrate dit-il moi qui nrsquoavais toute agrave lrsquoheure aucune envie de rire tu mrsquoas fait rire Je crois que la foule entendant ceci penserait que crsquoest tout agrave fait agrave bon droit qursquoon srsquoen prend agrave ceux qui font de la philosophie ndash et les gens de chez nous seraient tout agrave fait drsquoaccord avec nous ndash que ceux qui font de la philosophie en veacuteriteacute sont [deacutejagrave] morts et qursquoil ne leur eacutechappe pas qursquoils meacuteritent de subir ce sort raquo 126 VERLAINE Paul Poegravemes saturniens laquo Caprices raquo V Cf Œuvres poeacutetiques complegravetes p77
75
au football agrave lrsquoeacutetudiant qui se passionne pour ses eacutetudes au lieu de faire la fecircte jusqursquoaux
petites heures de la nuit agrave lrsquoartiste ou agrave lrsquointellectuel qui trouve son bonheur dans la
creacuteation ou dans la meacuteditation plutocirct que dans les mondaniteacutes privileacutegiant le savoir-faire
au faire-savoir on dit souvent avec plus ou moins de meacutepris que ces individus laquo vivent
dans leur monde raquo comme srsquoils eacutetaient exclus de la citeacute voire mecircme qursquoils ne laquo vivent
pas raquo comme srsquoil nrsquoy avait qursquoune seule faccedilon possible de vivre sa vie ndash pour ne prendre
que le cas de Socrate on ne peut reprocher agrave ce citoyen zeacuteleacute drsquoenfreindre les lois
atheacuteniennes127 il lui est plutocirct reprocheacute de ne pas respecter ces regravegles de comportement
civique qui ne sont jamais eacutecrites ces regravegles qui ne sont pas les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν
νόμιμα128 qursquoAntigone deacutefendait contre la loi du roi Creacuteon mais plutocirct les lois non-eacutecrites
et eacutephegravemegraveres des hommes que la loi au sens juridique du terme nrsquoimpose jamais de
respecter dont la transgression nrsquoest mecircme pas nuisible pour la communauteacute et qui
pourtant peuvent valoir agrave lrsquohomme qui srsquoen eacutecarte de srsquoattirer lrsquohostiliteacute de ses
concitoyens129 qui lrsquoaccusent notamment de laquo ne pas vivre raquo au sens ougrave il ne se soucie
guegravere de gloire politique ou mecircme militaire se limitant agrave son devoir de citoyen-soldat sans
en tirer une quelconque gloriole Pourtant nrsquoen deacuteplaise aux partisans drsquoune lecture
bassement laquo nietzscheacuteante raquo lrsquoascegravese philosophique nrsquoest en aucun cas le symptocircme drsquoune
pulsion de mort nous qualifions de laquo bassement nietzscheacuteante raquo une telle compreacutehension
de lrsquoascegravese socratique dans la mesure ougrave plus lucide que certains de ces disciples deacuteclareacutes
ou non Nietzsche dans La Geacuteneacutealogie de la morale semblait avoir compris ce qui eacutetait
veacuteritablement en jeu dans ce type drsquoascegravese en affirmant que la laquo becircte philosophe raquo rejetait
tout ce qui pourrait constituer une entrave agrave lrsquoobtention de la puissance qursquoelle recherche
ce qui rend justice agrave la viseacutee pratique de cette ascegravese130 cette ascegravese ne saurait drsquoailleurs
ecirctre assimileacutee agrave la mort que par une analogie meacutetaphorique pour ne pas dire poeacutetique car
comme le dit Jankeacuteleacutevitch laquo on peut avoir une expeacuterience laquo acuminale raquo de lrsquoabsolu sans
en mourir Lrsquoacircme mourant au sensible culmine un instant agrave la cime drsquoelle-mecircme et puis
127 laquo Socrate ne srsquoattaque nulle part au reacutegime ni au fonctionnement de la citeacute auquel il se soumet de son plein greacute mais nrsquoheacutesite pas agrave faire usage du droit preacutecieux accordeacute par la deacutemocratie elle-mecircme drsquoexprimer ouvertement sa critique contre les faiblesses humaines de ses concitoyens raquo LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo sect 18 Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 128 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo 129 Georges Brassens lrsquoa exprimeacute dans sa chanson laquo La mauvaise reacuteputation raquo Cf Annexe 11 130 Cf Annexe 12 Il faut de toute maniegravere se garder drsquoecirctre aveugleacute par la critique nietzscheacuteenne de Platon qui vise preacuteciseacutement lrsquoideacutealisme meacutetaphysique laquo car le Platon de Nietzsche est lu par un regard qui ne peut se deacutetacher de lrsquoAllemagne du danger qui la menace et qursquoelle fait peser sur le monde raquo TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo sect 38 Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426
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continue drsquoexister raquo131 Aussi la deacutefinition du philosophe comme drsquoun homme qui fait peu
de cas du corps ne peut pas ecirctre la marque drsquoun deacutegoucirct de la vie et drsquoune attirance pour la
mort ladite deacutefinition est moins une deacutefinition stricto sensu qursquoune recommandation que
Platon adresse agrave ses eacutelegraveves le philosophe nrsquoest pas un homme deacutegoucircteacute de la vie il est au
contraire lrsquohomme qui connaicirct la vie mieux que personne et sait donc ce qui meacuterite drsquoy ecirctre
rechercheacute ou eacuteviteacute pour que la reacuteflexion soit bien meneacutee Il nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre deacutejagrave
mort et de srsquoy complaire il a simplement le deacutesir de maicirctriser suffisamment sa condition
drsquoecirctre vivant corporel pour qursquoelle ne lrsquoempecircche plus de mener une reacuteflexion approfondie
et cette recommandation nrsquoa rien drsquoeacutetrange En effet affirmer qursquoon ne pense bien que
quand le corps se fait oublier ce nest pas formuler un preacutecepte moral rigide et rigoriste
crsquoest au contraire donner un conseil pratique baseacute sur une expeacuterience personnelle qui est
eacuteminemment partageable il nrsquoest mecircme pas neacutecessaire de prendre pour exemple une
activiteacute semblable agrave lrsquoinvestigation meacutetaphysique pour plaider en faveur de la neacutecessiteacute de
faire taire le corps pour laquo bien raquo penser Faire taire le corps ce nrsquoest pas lrsquoignorer
complegravetement mais au contraire lui donner tout ce dont il a besoin et seulement ce dont il a
besoin de faccedilon agrave ce qursquoil soit maicirctriseacute et que lrsquoattention qui lui est precircteacutee nrsquooccupe plus
qursquoun laps de temps limiteacute qui nrsquoempiegravete pas (ou plus) sur le temps que lrsquoon consacre aux
activiteacutes mobilisant lrsquoesprit crsquoest en quelque sorte apprivoiser le corps comme lrsquoon ferait
drsquoun animal Il nrsquoest donc absolument pas incongru de reconnaicirctre lrsquouniversaliteacute agrave cette
expeacuterience nrsquoimporte quelle personne si elle a souci de mener agrave bien une activiteacute ougrave son
entendement est mobiliseacute peut reacuteussir agrave avoir la sensation de srsquoeacutevader de son corps drsquoen
arriver agrave oublier qursquoil lui faudra srsquoalimenter et qursquoelle devra un jour mourir Le sentiment
de pleacutenitude ainsi atteint est une telle source de feacuteliciteacute pour lrsquohomme que la neacutecessiteacute du
retour agrave la trivialiteacute de la vie quotidienne engendre qursquoon lrsquoavoue ou non une immense
deacuteception si les diatribes platoniciennes deacuteplorant que lrsquoacircme doive supporter de vivre
μετὰ τοιούτου κακοῦ132 (avec cette chose mauvaise) qursquoest le corps ont encore un eacutecho
aupregraves de la moderniteacute crsquoest justement parce que tout homme est tenteacute non seulement par
lrsquoimmortaliteacute mais mecircme plus encore par la vie de pur esprit crsquoest-agrave-dire la continuation
indeacutefinie du sentiment de pleacutenitude rencontreacute au cours de ces expeacuteriences extatiques que
chacun peut vivre volontairement ou non au quotidien Agrave cet eacutegard eacutetant donneacute que cette
vie purifieacutee ne peut exister qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoespoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre la
mort peut en arriver agrave repreacutesenter justement un espoir preacuteciseacutement parce qursquoelle est
131 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p70-71 132 Plat Pheacutedon [66b]
77
lrsquoinconnu par excellence la seule expeacuterience humaine absolument impartageable celle qui
a donc toute latitude pour devenir le reacuteceptacle des aspirations humaines qui eacutemergent
lorsque les vicissitudes de la vie humaine deviennent excessivement insupportables par
exemple lorsqursquoau cours drsquoune peacuteriode de grave crise morale un sujet en arrive agrave envisager
le sommeil comme un refuge au point de souhaiter ne plus jamais se reacuteveiller Nous tenons
ici peut-ecirctre lrsquoune des sources de lrsquoeacutemergence de la conception de la vie apregraves la mort a
sucircrement eacuteteacute plus deacuteterminante que lrsquoappreacutehension susciteacutee par la perspective de la mort
lrsquoinsatisfaction permanente dans laquelle la vie terrestre laisse un esprit humain en quecircte de
pleacutenitude Il est agrave peu pregraves certain qursquoil est arriveacute agrave chacun de nous de souhaiter sinon ne
plus avoir de corps ecirctre au moins deacutebarrasseacute des neacutecessiteacutes que ce dernier implique la
maladie et la souffrance certes mais aussi le simple fait drsquoecirctre contraint de srsquoalimenter et
de se reproduire sont autant drsquoaspects de la vie que lrsquohomme srsquoefforce toujours de
dissimuler voire drsquoabolir totalement ces aspects ne sont ni des fins ni mecircme des moyens
permettant drsquoacceacuteder aux fins que lrsquohomme ecirctre autonome se donne le corps pourrait
passer pour ce que Jankeacuteleacutevitch nommait laquo lrsquoorgane-obstacle raquo il est ontologiquement
contraignant il repreacutesente la part de nous-mecircmes que nous nrsquoavons pas choisie la part
non-libre de lrsquoecirctre libre que nous sommes ou du moins revendiquons drsquoecirctre comme lrsquoa
expliqueacute Bergson laquo Conscience et mateacuterialiteacute se preacutesentent donc comme des formes
drsquoexistence radicalement diffeacuterentes et mecircme antagonistes qui adoptent un modus vivendi
et srsquoarrangent tant bien que mal entre elles La matiegravere est neacutecessiteacute la conscience est
liberteacute raquo133 Cette ideacutee permet de mieux cerner ce qui est en jeu dans lrsquoopposition entre
lrsquoacircme et le corps il srsquoagit de lrsquoopposition entre deux domaines qui diffegraverent
fondamentalement par la marge de manœuvre autonome qui y est reconnue agrave lrsquohomme
dans son inteacuterioriteacute lrsquohomme se reacutevegravele agrave lui-mecircme comme absolument libre de ses choix
tandis que sa corporeacuteiteacute lui oppose un obstacle deacutetermine ses choix malgreacute lui et relegraveve
toujours peu ou prou du subi la matiegravere oppose une reacutesistance agrave la cause libre et cette
reacutesistance nrsquoa rien de deacutelibeacutereacute ni de choisi la deacutelibeacuteration et le choix eacutetant preacuteciseacutement
impossibles agrave la matiegravere qui ne peut ecirctre que ce qursquoelle est la confrontation avec la
matiegravere nrsquoa jamais drsquoautre origine que la volonteacute libre et indeacutetermineacutee de lrsquoacircme Cette
liberteacute est ce qui fait que lrsquoon donne agrave lrsquoacircme le primat sur le corps qursquoil faudrait donc
censurer afin que la liberteacute de lrsquoacircme ne soit plus entraveacutee
133 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle p13 - sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1982 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie
78
2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique
On objectera agrave ce bref exposeacute drsquoinspiration bergsonienne qursquoil est fait en des termes
modernes qui ne peuvent convenir agrave un commentaire de Platon (agrave commencer par le
concept de conscience) et de fait ils ne conviennent pas srsquoils sont pertinents pour deacutecrire
une tendance de lrsquohomme dont la moderniteacute prend acte ils ne peuvent pas rendre compte
de lrsquoattitude de Platon qui se refuserait agrave adopter vis-agrave-vis de la matiegravere en geacuteneacuteral et du
corps en particulier une posture de censure radicale qui serait plutocirct le fait du vulgaire ou
des mystiques (dans ce dernier cas cela en dit long sur lrsquoanachronisme qui reacutesulterait de
lrsquoattribution drsquoune telle ideacutee agrave Platon) Il convient de bien insister sur le fait que lrsquoascegravese
philosophique aussi seacutevegravere puisse-t-elle paraicirctre pour un heacutedoniste nrsquoest pourtant
absolument pas radicale comme lrsquoa signaleacute Kenneth Dorter
First he is not arguing against pleasure in general here but only the false or laquo so-called raquo pleasures (τὰς ἡδονὰς καλουμὲνας) we discussed earlier and for which he shows disdain in the Republic and Philebus as well He does not advocate the unnecessary and non-natural pleasure of adorning oneself with especially elegant clothing but there is nothing unusually ascetic for him in that view (hellip) The pleasures of food drink and sex may be enjoyed as long as no importance is attached to them which entails moderation 134
Un signe qui ne trompe pas est que Pheacutedon affirme que Xanthippe eacutetait accompagneacutee du
petit enfant qursquoelle avait eu avec Socrate ce qui indique que ce dernier ne pratiquait pas
lrsquoabstinence sexuelle totale malgreacute son deacutejagrave grand acircge il ne pratiquait que le strict
neacutecessaire en matiegravere de sexualiteacute mais tout le strict neacutecessaire il nrsquoen faisait pas une fin
en soi mais nrsquooubliait pas qursquoelle eacutetait le moyen en vue de la reproduction et accomplissait
donc le devoir que lui imposait la nature Quand on parle drsquoune ascegravese platonicienne il
faut donc comprendre une ascegravese qui nrsquoest pas radicale et ne se traduit pas par la
suppression de toute forme de plaisir mais simplement par la prohibition des plaisirs
inutiles ou pourrait-on dire contre-productifs si lon prend Socrate en exemple alors il ne
faut pas ressentir de culpabiliteacute au fait de prendre du plaisir en srsquoalimentant et en se
reproduisant puisque ce sont des neacutecessiteacutes naturelles aussi longtemps que nous menons
cette vie corporelle nous avons le devoir de consentir aux plaisirs lieacutes agrave cette condition
lrsquoascegravese philosophique consistant agrave faire en sorte que ces plaisirs restent agrave leur juste place
134 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p26-27 laquo Premiegraverement il ne plaide pas contre le plaisir en geacuteneacuteral mais seulement contre les faux ou preacutetendus plaisirs dont nous avons parleacute plus haut et pour lesquels il fait eacutegalement montre de deacutedain dans la Reacutepublique et le Philegravebe Il ne preacuteconise pas le plai-sir non-neacutecessaire et non-naturel de srsquoorner de vecirctements speacutecialement eacuteleacutegants mais il nrsquoy a rien drsquoasceacutetique de sa part dans ce point de vue (hellip) Il est licite de jouir des plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe aussi longtemps qursquoon nrsquoy accorde pas drsquoimportance ce qui suppose de la modeacuteration raquo
79
et nrsquoempiegravetent pas sur lrsquoactiviteacute noeacutetique leur suppression totale ne pourrait avoir lieu
qursquoapregraves la mort et le philosophe doit composer avec eux aussi longtemps qursquoil vit par
respect envers lrsquoordre naturel Cette ideacutee de respect de lrsquoordre naturel est drsquoailleurs
importante pour expliquer la non-radicaliteacute de lascegravese le Pheacutedon dans sa vocation agrave
deacutefendre la leacutegitimiteacute de la praxis philosophique cherche agrave montrer que celle-ci nrsquoest pas
une voie vers lrsquoimpieacuteteacute mais au contraire la meilleure faccedilon de faire montre de respect agrave
lrsquoeacutegard des forces divines en tant que sources de la veacuteriteacute et de lrsquoeacutethique la vie du
philosophe se veut une vie meneacutee en harmonie avec la nature celle-ci ne devant ecirctre
contrarieacutee ni par une ascegravese excessive ni par un consentement irreacutefleacutechi agrave toute forme de
plaisir Lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas lrsquoascegravese monacale du peacutenitent se privant de tout
plaisir mais bien au contraire lrsquoascegravese raisonneacutee de celui qui sait ce qui est conforme ou
non agrave la nature Ainsi lrsquointerdiction du suicide se justifie dans la mesure ougrave le suicideacute
semble juger qursquoil nrsquoest pas agrave sa place sur terre et que lrsquoordre naturel est donc mauvais il
porte sur ses eacutepaules de simple mortel un jugement absolument terrible agrave la limite de
lὕϐρις Lrsquoeacutethique platonicienne juge une chose bonne ou mauvaise suivant lrsquoaide ou
lrsquoentrave qursquoelle constitue pour la pratique de lrsquoinvestigation philosophique mais aussi
suivant sa conformiteacute agrave lrsquoordre naturel ces deux critegraveres ne srsquoexcluent pas et ne sont
mecircme que deux faces drsquoun seul et mecircme critegravere la philosophie eacutetant preacuteciseacutement la voie
devant permettre agrave terme de connaicirctre parfaitement lrsquoordre naturel
Agrave cet eacutegard il y a donc deux formes envisageables de deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre
naturel la premiegravere est la vie de lrsquoheacutedoniste se vautrant dans les plaisirs les plus grossiers
et les plus inutiles que lrsquoon censure spontaneacutement et dont les exemples sont nombreux la
seconde consiste en une ascegravese absolue qui exclut tout plaisir mecircme utile ce type de vie
ne peut qursquoecirctre imparfaitement repreacutesenteacute une telle vie eacutetant impossible Lrsquoespoir drsquoecirctre
pur esprit nrsquoest preacuteciseacutement qursquoun espoir qui nrsquoa de chances de se reacutealiser qursquoapregraves la mort
du corps et non un but qursquoil conviendrait de reacutealiser de son vivant aussi longtemps que
lrsquohomme vit sur terre et dans un corps il se doit de srsquoen contenter et de composer avec cet
aspect non-choisi de sa condition Socrate agrave cet eacutegard offre lrsquoexemple drsquoun homme qui
accepte son humaniteacute avec tout ce que cela implique se tenant agrave eacutegale distance de Diogegravene
qui a la preacutetention de se faire chien et drsquoAlexandre qui a la preacutetention de se faire Dieu Une
telle ideacutee ne doit pas eacutetonner pas mecircme aujourdrsquohui il est bien eacutevident qursquoil est tout aussi
neacutefaste de nrsquoaccorder aucune attention au corps que de lui en accorder trop on ne pense
vraiment bien que quand le corps ne se fait plus entendre ce qui neacutecessite que les besoins
de sommeil de boisson et de nourriture aient eacuteteacute pleinement satisfaits Agrave aucun moment et
80
dans aucun dialogue Platon ne nous preacutesente Socrate affameacute et dans une situation
speacutecialement inconfortable il a beau marcher pieds nus et deacutepenailleacute il ne revendique pas
pour autant de marginaliteacute particuliegravere et srsquoil revendique une misegravere elle est plutocirct drsquoordre
intellectuel Comme lrsquoa fait remarquer Wolff il est plus voluptueux qursquoon ne lrsquoimagine
souvent ses conversations prennent pour cadre de veacuteritables temps de pause mecircme le si
tragique Pheacutedon srsquoouvre en insistant sur le soulagement ressenti par Socrate lorsqursquoil est
libeacutereacute de ses chaicircnes Socrate a beau faire part de son eacutetonnement face agrave lrsquoἡδύ (agreacuteable)
il ne le rejette pas pour autant ne serait-ce que parce qursquoil est doublement neacutecessaire pour
la conversation qursquoil va engager premiegraverement il tire de cette sensation les preacutemisses de
lrsquoargument des contraires deuxiegravemement si lrsquoagreacuteable est le contraire de τὸ λυπηρόν (le
peacutenible) et srsquoil est exact comme cela sera affirmeacute ulteacuterieurement que les contraires
srsquoexcluent mutuellement au point que la disparition de lrsquoun entraicircne neacutecessairement
lrsquoapparition de lrsquoautre alors le philosophe nrsquoaura aucun scrupule agrave rechercher lrsquoagreacuteable
puisque crsquoest agrave ce prix qursquoil se deacutebarrassera du peacutenible qui risque de perturber sa reacuteflexion
Le Banquet aussi est reacuteveacutelateur agrave plus drsquoun titre degraves le deacutebut les protagonistes
prennent le parti de ne pas boire avec excegraves afin de garder tous leurs esprits et ainsi
atteindre leur objectif de prononcer chacun son tour le meilleur eacuteloge drsquoEros possible
ταῦτα δὴ ἀκούσαντας συγχωρεῖν πάντας μὴ διὰ μέθης ποιήσασθαι τὴν ἐν τῷ παρόντι
συνουσίαν ἀλλrsquo οὕτω πίνοντας πρὸς ἡδονήν135 Il est cependant remarquable qursquoagrave aucun
moment il nrsquoest question drsquoune prohibition pure et simple de la boisson mais simplement
de lrsquointerdiction de se laisser aller agrave la beuverie cette prescription nrsquoest pas le fait de
Socrate qui est deacutejagrave arriveacute mais agrave aucun moment il ne la deacutesapprouve bien au contraire il
est explicitement dit que la deacutecision est adopteacutee par les convives agrave lrsquounanimiteacute ce qui
indique que Socrate ne voit pas drsquoinconveacutenient agrave ce que ses interlocuteurs boivent sans
excegraves et qursquoil nrsquoen voit pas moins en eux des interlocuteurs valables pour une discussion
philosophique sa sobrieacuteteacute a eacuteteacute vanteacutee auparavant par Eryximaque mais Socrate lui-
mecircme nrsquoen fait pas une regravegle agrave suivre agrave tout prix mecircme le fameux terme ἡδονή est
explicitement employeacute sans connotation deacutepreacuteciative aucune sans meme mention drsquoune
deacutesapprobation de la part de Socrate preuve que ce nrsquoest pas une grossieacutereteacute pour le
philosophe Il est drsquoautant plus interdit de penser que Socrate puis Platon eussent jamais pu
procircner la prohibition pure et simple de toute consommation de vin que dans la description
de la citeacute primitive dans la Reacutepublique vanteacutee pour son mode de vie sain et frugal on
135 Plat Banquet [176e] laquo Ayant entendu cela tous se mirent drsquoaccord pour ne pas passer la reacuteunion du jour preacutesent agrave srsquoenivrer mais agrave boire juste pour le plaisir raquo
81
retrouve le vin parmi les premiegraveres productions des citoyens mis ainsi au rang de produit
de premiegravere neacutecessiteacute au mecircme titre que le bleacute les vecirctements et les chaussures136 De toute
faccedilon Socrate serait mal placeacute pour rejeter toute forme de plaisir sensuel si lrsquoon en croit
lrsquoeacuteloge attribueacute agrave Alcibiade qui met en valeur la tempeacuterance de Socrate en des termes qui
peuvent surprendre notre egravere nourrie des histoires eacutedifiantes de saints chreacutetiens precircchant et
pratiquant lrsquoabsitinence totale et encore lrsquoattitude de Socrate nrsquoest-elle pas parfaitement
conforme aux usages reccedilus dans la pratique courante de la peacutedeacuterastie ce dont Alcibiade se
plaint ndash cette double comparaison que nous introduisons agrave dessein met en valeur le fait que
Socrate se situe agrave mi-chemin entre une abstinence totale et une deacutebauche effreacuteneacutee
manifestant ainsi un souci drsquoadopter le juste milieu notion capitale pour vraiment
comprendre son attitude
ὁρᾶτε γὰρ ὅτι Σωκράτης ἐρωτικῶς διάκειται τῶν καλῶν καὶ ἀεὶ περὶ τούτους ἐστὶ καὶ ἐκπέπληκται (hellip) συνεγιγνόμην γάρ ὦ ἄνδρες μόνος μόνῳ καὶ ᾤμην αὐτίκα διαλέξεσθαι αὐτόν μοι ἅπερ ἂν ἐραστὴς παιδικοῖς ἐν ἐρημίᾳ διαλεχθείη καὶ ἔχαιρον τούτων δrsquo οὐ μάλα ἐγίγνετο οὐδέν ἀλλrsquo ὥσπερ εἰώθει διαλεχθεὶς ἄν μοι καὶ συνημερεύσας ᾤχετο ἀπιών137
Lrsquoascegravese philosophique a beau ecirctre preacutesenteacutee comme entraicircnement agrave la mort elle nrsquoest pas
pour autant eacutegale agrave la mort et de mecircme si elle srsquooppose agrave la deacutebauche elle ne srsquooppose
pas aux plaisirs innocents Socrate ne deacutedaigne pas la compagnie des jeunes et beaux
garccedilons suivant une regravegle de conduite parfaitement normale en son temps mais il ne jette
pas sur eux comme une becircte en rut ce qui ne manque pas drsquoeacutetonner Alcibiade mais suscite
eacutegalement son admiration Si cette tempeacuterance socratique nrsquoest pas radicale elle nrsquoen est
pas moins suffisamment patente pour ecirctre digne du respect drsquoun personnage aux mœurs
notoirement plus leacutegegraveres comme Alcibiade lrsquoattitude socratique nrsquoest chaste qursquoaux yeux
drsquoun heacutedoniste ὑβριστὴς et elle nrsquoest sensuelle qursquoaux yeux de notre monde chreacutetien
Ainsi Platon fait-il montre drsquoune volonteacute de juste mesure agrave tous les niveaux qui se
manifeste y compris dans le domaine de la connaissance comme le laisse envisager dans le
Pheacutedon lrsquoexhortation adresseacutee au personnage eacuteponyme de se couper les cheveux si la
discussion venait agrave ecirctre tenue en eacutechec exhortation qui en contient une autre implicite agrave
ne pas deacutesespeacuterer du logos malgreacute les deacuteceptions qursquoil peut creacuteer la connaissance de la
nature humaine a sauveacute Socrate de la misanthropie mais lrsquoa aussi sauveacute de la misologie le
136 Cf Annexe 9 137 Plat Banquet [216 d-217 b] laquo Vous voyez bien que Socrate a des dispositions amoureuses pour les beaux garccedilons qursquoil est toujours aupregraves drsquoeux (hellip) Nous nous trouvions donc messieurs seul agrave seul et je mrsquoattendais agrave ce qursquoil srsquoentretienne aussitocirct avec moi comme un amant srsquoentretient seul avec ses mignons et je mrsquoen reacutejouissais Or rien de tout cela nrsquoeut lieu mais au contraire apregraves srsquoecirctre entretenu et avoir passeacute la journeacutee avec moi comme il en a lrsquohabitude il partit me laissant lagrave raquo
82
simple fait de reconnaicirctre la deacuteficience de lrsquoecirctre humain lui eacutepargne de lui reprocher que
les recherches drsquoordre logique ne soient pas toujours couronneacutees de succegraves Srsquoil ne se
satisfait pas drsquoune deacutefaite complegravete comme celui qui se complait dans son ignorance une
demi-victoire suffit cependant au philosophe pour lequel misologie et misanthopie ont en
commun de provenir drsquoun espoir neacutecessairement deacuteccedilu baseacute sur une conception illusoire de
lrsquohomme et du logos de lagrave vient la neacutecessiteacute de fournir un rempart contre la deacuteception
geacuteneacutereacutee par une sureacutevaluation des capaciteacutes humaines en les acceptant telles qursquoelles sont
et non telles qursquoon les recircve ndash la complexiteacute assumeacutee des sentiments animant Pheacutedon agrave la
vue de Socrate que ce dernier deacutesigne neacuteanmoins comme teacutemoin de la reacuteussite ou de
lrsquoeacutechec de la philosophie nrsquoest-elle pas le signe que le philosophe prend lrsquohomme tel qursquoil
est et non tel qursquoil devait ideacutealement ecirctre En matiegravere eacutethique Platon naurait donc pas
approuveacute lascegravese radicale de Diogegravene le cynique dont lattitude qui privileacutegie le faire-
savoir au savoir-faire est finalement symeacutetrique agrave lrsquoattitude du parvenu eacutetalant
insolemment ses richesses ndash drsquoautant que cette ascegravese revendiqueacutee eacutetait plutocirct malhonnecircte
srsquoil eacutetait exact comme lrsquoaffirme la leacutegende que Diogegravene se livrait agrave lrsquoonanisme en public
En revanche Platon se serait davantage entendu avec Seacutenegraveque qui rejetait autant la
recherche du luxe que la complaisance dans la vie miseacutereuse le titre de philosophe
revenant aux hommes qui pratiquent veacuteritablement lrsquoinvestigation logique et non pas agrave
ceux qui affichent leur vie inconfortable et srsquoen font un titre de gloire au risque que leur
parti pris de vie peacutenible perturbe leurs efforts intellectuels
Non splendeat toga ne sordeat quidem non habeamus argentum in quod solidi auri caelatura descenerit sed non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse Id agamus ut meliorem uitam sequamur quam ulgus non ut contrariam alioquin quos emendari uolumus fugamus a nobis et auertimus Illud quoque efficimus ut nihil imitari uelint nostri dum timent ne imitanda sint omniaHoc primum philosophia promittit sensum communem humanitatem et congregrationem a qua professione dissimilitudo nos separabit138
Bien qursquoinfluenceacute plutocirct par les stoiumlciens Seacuteneacuteque reacutesume assez bien dans cet extrait ce
en quoi consiste cette ascegravese platonicenne qui peut surprendre agrave une eacutepoque naviguant
entre les deux extrecircmes drsquoun heacutedonisme effreacuteneacute et drsquoun rigorisme moral seacutevegravere elle
repose pourtant sur ce que Seacutenegraveque nomme le sensus commuis autant dire sur le bon sens
138 Sen epist 5 3-4 laquo Pas de toge eacuteclatante mais pas de toge crasseuse non plus nrsquoayons pas drsquoargenterie incrusteacutee de ciselures en or massif mais ne nous imaginons pas que se priver de vaisselle drsquoor et drsquoargent soit une preuve de modeacuteration Faisons en sorte de mener une vie meilleure que le vulgaire et non pas contraire au vulgaire sans quoi nous mettons en fuite et deacutetournons de nous ceux que nous voulons voir srsquoamender Nous obtenons aussi pour reacutesultat qursquoils ne voudront nous imiter en rien craignant de devoir nous imiter en tout Ce que la philosophie promet en premier lieu crsquoest le sens commun la culture humaine et la vie en socieacuteteacute se diffeacuterencier nous eacuteloignera de cette profession raquo
83
eacuteleacutementaire ou plus exactement sur le respect de notre nature dans la mesure ougrave elle
consiste agrave ne donner agrave notre corps ni plus ni moins que ce dont il a besoin
Il est drsquoautant plus interdit de penser que Platon ait jamais pu ecirctre tenteacute ^par une
censure radicale du corps que drsquoun point de vue cognitif le corps est moins une entrave agrave
la connaissance qursquoun adjuvant insuffisant une telle ideacutee que lrsquoon pourrait croire agrave tort
typiquement aristoteacutelicienne nrsquoest pas totalement absente chez Platon la veacuteritable
tentative de recherche de la veacuteriteacute en faisant totalement abstraction de lrsquoapport sensible ne
viendra que bien plus tard avec les Meacuteditations de Descartes dans son ensemble
lrsquoAntiquiteacute par rapport agrave notre egravere est incroyablement indulgente envers les sens qursquoun
pan entier de la moderniteacute preacutesente comme trompeurs au point drsquoeacutetablir un camp
laquo drsquoideacutealistes raquo srsquoopposant aux laquo empiristes raquo et Platon que lrsquoon dit agrave tort ideacutealiste ne
trace pas plus de frontiegravere infranchissable entre les ideacutees et les sens qursquoentre lrsquoacircme et le
corps mecircme quand ce dernier est preacutesenteacute dans le Pheacutedon comme un ἐμπόδιον
(empecircchement) agrave lrsquoobtention optimale de la φρονήσις du fait de lrsquoinexactitude et de la
faillibiliteacute dont sont accuseacutees les connaissances tireacutees de lrsquoexpeacuterience sensible
τί δὲ δὴ περὶ αὐτὴν τὴν τῆς φρονήσεως κτῆσιν πότερον ἐμπόδιον τὸ σῶμα ἢ οὔ ἐάν τις αὐτὸ ἐν τῇ ζητήσει κοινωνὸν συμπαραλαμβάνῃ οἷον τὸ τοιόνδε λέγω ἆρα ἔχει ἀλήθειάν τινα ὄψις τε καὶ ἀκοὴ τοῖς ἀνθρώποις ἢ τά γε τοιαῦτα καὶ οἱ ποιηταὶ ἡμῖν ἀεὶ θρυλοῦσιν ὅτι οὔτ᾽ ἀκούομεν ἀκριβὲς οὐδὲν οὔτε ὁρῶμεν καίτοι εἰ αὗται τῶν περὶ τὸ σῶμα αἰσθήσεων μὴ ἀκριβεῖς εἰσιν μηδὲ σαφεῖς σχολῇ αἵ γε ἄλλαι πᾶσαι γάρ που τούτων φαυλότεραί εἰσιν139
Le primat accordeacute agrave la vue et agrave lrsquoouiumle est une ideacutee typiquement grecque mais elle nrsquoa rien
drsquoarchaiumlque ces deux sens eacutetant spontaneacutement reconnus encore aujourdrsquohui explicitement
ou non comme les sens par lesquels commence la connaissance drsquoun objet dans
lrsquoexpeacuterience sensible quotidienne un objet est drsquoabord connu gracircce agrave lrsquoaspect qursquoil revecirct et
ensuite gracircce au son qursquoil eacutemet eacuteventuellement ces caracteacuterisitques ne neacutecessitant pas
pour ecirctre connues de contact direct en connaicirctre le goucirct la texture et lrsquoodeur suppose la
plupart du temps drsquoavoir deacutejagrave pris connaissance de ses caracteacuteristiques visuelles et
auditives Il peut arriver certes que lrsquoon entre en contact avec un objet sans le voir ni
lrsquoentendre mais la connaissance que le toucher par exemple nous donnerait drsquoun objet
que nous ne voyons ni nrsquoentendons nous semblera toujours moins complegravete que celle que
nous fourniraient la vue et lrsquoouiumle En fait eacutetant donneacute que ces deux sens sont agrave ce point
139 Plat Pheacutedon [65a-b] laquo Et maintenant concernant la possession mecircme de lrsquointelligence Le corps est-il oui ou non un empecircchement si on le sollicite comme associeacute dans la recherche Voilagrave ce que je dis est-ce que la vue tout comme lrsquoouiumle apporte quelque veacuteriteacute aux hommes ou bien sont-ils tels comme les poegravetes nous le reacutepegravetent sans cesse que nous nrsquoentendons et ne voyons rien preacuteciseacutement Et pourtant si celles-lagrave parmi les sensations corporelles ne sont ni preacutecises ni fiables encore moins les autres elles sont en effet toutes infeacuterieures agrave celles-lagrave raquo
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capitaux pour nous il semblerait injuste de les juger inaptes agrave nous donner accegraves agrave
lrsquointelligence et de fait Platon ne preacutetend pas les disqualifier totalement en les consideacuterant
comme inutiles mais simplement rappeler qursquoils ne sont pas absolument fiables et que la
connaissance que nous en tirons qui peut srsquoaveacuterer a posteriori ecirctre fautive ne saurait se
suffire et neacutecessite toujours drsquoecirctre compleacuteteacutee par le λόγος ce qui nrsquoest pas la mecircme chose
que rejeter complegravetement le recours des sens qursquoil est plus juste de juger insuffiants plutocirct
qursquoinutiles Le corps est donc moins une entrave qursquoun adjuvant qui ne remplit pas de
faccedilon pleine et entiegravere la fonction qui lui est reconnue nous ne pouvons pas nous passer
du corps pour acqueacuterir la connaissance mais il nous deacuteccediloit trop souvent pour que la
tentation de pouvoir connaicirctre sans avoir recours agrave lui nous laisse indiffeacuterents drsquoautant que
nous avons bel et bien accegraves au quotidien agrave des ideacutees dont lrsquoorigine nrsquoest pas purement
sensible Il reste que lrsquoideacutee suivant laquelle le donneacute sensible est moins inutile
qursquoinsuffisant pour la connaissance nrsquoest en rien originale elle nrsquoest absolument pas
incongrue logiquement parlant et par ailleurs cette connaissance sensible injustement
deacutedaigneacutee nrsquoen est pas moins une connaissance dont le philosophe comme tout autre
homme ne saurait raisonnablement se passer drsquoautant qursquoelle peut ecirctre comprise comme
un terrain drsquoentraicircnement agrave la connaissance non-empirique ndash Socrate ne dit rien drsquoautre en
deacutetaillant srsquoappuyant sur lrsquoautoriteacute de Diotime les eacutetapes de lrsquoinitiation agrave lrsquoamour du beau
en soi140 La connaissance sensible de la beauteacute nrsquoest peut-ecirctre qursquoune eacutetape mais elle est
une eacutetape et ne doit pas ecirctre sauteacutee crsquoest donc dire si lrsquoextrait du Pheacutedon citeacute il y a a
quelques lignes est tregraves vraisemblablement ironique comme devrait nous inviter agrave le
supposer le patronage des poegravetes sous lequel Socrate place ses propos alors mecircme que la
philosophie a vocation agrave pallier la deacuteficience de la tradition poeacutetique
Platon affirmant implicitement que le philosophe nrsquoa aucune raison qursquoelle soit
eacutethique ou gnoseacuteologique de srsquoastreindre agrave une ascegravese stricte au point de chercher agrave
censurer totalement le corps lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas inaccessible au commun des
mortels elle nrsquoa aucune commune mesure avec lrsquoascegravese radicale des stylites141 elle ne
140 Cf Annexe 13 Il est certes clair que le reacutecit est inauthentique et qursquoil est fort probable que lrsquoentretien entre Diotime de Mantineacutee et le jeune Socrate soit fictif mais une fois encore le dialogue nrsquoa pas vocation agrave fournir un procegraves-verbal partfaitement fiable des faits et gestes de Socrate srsquoil exact comme le fair remarquer Anne-Gabrielle Wersinger que laquo Socrate prend la voix de Diotime et drsquoun jeune Socrate ressemblant agrave Agathon raquo alors rien ne srsquooppose agrave ce que les propos attribueacutes agrave la precirctresse reflegravetent bien la thegravese platonicienne Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 18 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 141 Du grec στύλος laquo colonne raquo ermites orientaux des deacutebuts du christianisme qui avaient placeacute leurs cel-lules ou sommet de colonnes ou de portiques en ruines pour y pratiquer une ascegravese extrecircme Le plus ceacutelegravebre et le plus embleacutematique est sans doute Simeacuteon lrsquoancien (392-459) qui veacutecut en Syrie retireacute dans une cellule
85
demande qursquoun minimum de discipline et de respect de soi-mecircme elle constitue une
expeacuterience que beaucoup de personnes peuvent connaicirctre elle ne consiste nullement agrave
maudire le fait drsquoecirctre corporel mais bien agrave composer avec la partie non-choisie de nous-
mecircme de maniegravere agrave ce qursquoelle bride le moins possible notre liberteacute psychique Cet exercice
nrsquoest certainement pas facile mais il nrsquoest pas insurmontable pour autant de telle sorte que
si lrsquoascegravese philosophique a eacuteteacute ce par quoi Platon a deacutecouvert lrsquoeacutevidence de lrsquoimmortaliteacute
de lrsquoacircme eacutetant donneacute que cette ascegravese nrsquoest en aucune faccedilon magique ou inaccessible au
commun des mortels alors nous sommes totalement fondeacutes agrave envisager la croyance en
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme le reacutesultat drsquoune reacuteveacutelation que tout homme peut avoir sur
son ecirctre propre au cours drsquoune certaine expeacuterience de vie qursquoelle ait eacuteteacute deacuteclencheacutee
volontairement ou non rien nrsquoexclut que tout homme soit capable mecircme srsquoil nrsquoa pas la
preacutetention drsquoecirctre philosophe de vivre une expeacuterience extatique au travers de laquelle
lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et donc son immortaliteacute lui apparaisse comme
une ideacutee eacutevidente ou au moins recevable
3 La diffeacuterence relative avec Aristote
Avant de creuser plus avant cette ideacutee dans notre deuxiegraveme partie crsquoest volontiers
que lrsquoon reviendra pour preacuteciser notre propos sur une allusion fugace agrave Aristote qui a eacuteteacute
faite preacuteceacutedemment nous avons en effet trouveacute des accents aristoteacuteliciens agrave lrsquoideacutee suivant
laquelle le corps est moins pour la connaissance un obstacle qursquoun adjuvant insuffisant
alors mecircme que nous ne tirons cette ideacutee nulle part ailleurs que des dialogues de Platon le
paradoxe nrsquoest qursquoapparent car la diffeacuterence entre Platon et Aristote est loin drsquoecirctre aussi
grande qursquoon pourrait le croire et la question de lrsquoacircme elle-mecircme en est un exemple Ainsi
la fameuse tripartition de lrsquoacircme qui donne encore beaucoup de problegravemes agrave lrsquoexeacutegegravese
moderne (drsquoautant que Platon ne la deacutefend pas dans lrsquoensemble de son œuvre) nrsquoest pas
reacuteellement une pomme de discorde entre le Stagirite et son maicirctre mecircme si Aristote est loin
drsquoen faire un dogme agrave raison drsquoailleurs puisque mecircme en suivant la lettre des eacutecrits
platoniciens il apparait nettement qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de prendre au pied de la lettre
cette theacuteorie qui est surtout bien pratique pour expliquer en quoi consistent la justice et
lrsquoinjustice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoacircme individuelle notamment dans la Reacutepublique142 Il importe
situeacutee au sommet drsquoune colonne et si eacutetroite qursquoil ne pouvait srsquoy allonger et ne se nourrissait que des vic-tuailles que les passants lui hissaient 142 Cf Annexe 14
86
en fait assez peu que lrsquoacircme soit vraiment tripartite disons plutocirct qursquoelle nrsquoa pas besoin de
lrsquoecirctre par sa nature propre il suffit qursquoelle le devienne ou plutocirct qursquoelle se pense comme
telle en drsquoautres termes pour qui nrsquoest pas un philosophe expeacuterimenteacute comme Socrate
penser son acircme comme tripartite permet drsquoadopter une ligne de conduite le mettant agrave lrsquoabri
des eacutegarements heacutedonistes en pensant son νοῦς (intellect) comme une partie de lrsquoacircme
ontologiquement distincte de lrsquoἐπιθυμία (concupiscence) on se donne ainsi les moyens de
controcircler suffisamment lrsquoacircme pour faire en sorte que le νοῦς commande agrave lrsquoἐπιθυμία et non
lrsquoinverse donc que les appeacutetits grossiers ne prennent pas le pas sur la faculteacute de raisonner
ce qui permet drsquoeacuteviter τε ἀδικίαν καὶ ἀκολασίαν καὶ δειλίαν καὶ ἀμαθίαν καὶ συλλήβδην
πᾶσαν κακίαν143 On attribue freacutequemment agrave la Reacutepublique non sans raison une viseacutee
laquo psychologique raquo plutocirct que politique mais la veacuteriteacute premiegravere du dialogue est dans cette
viseacutee eacutethique que rend plus explicite encore le Phegravedre par le mythe de lrsquoattelage aileacute
Aristote ne pouvait pas raisonnablement renier une telle eacutethique le Περὶ ψυχής critique
moins la Reacutepublique ou le Phegravedre que le Timeacutee qui drsquoapregraves Aristote reacuteduit lrsquoacircme agrave
lrsquointellect dans la mesure ougrave il nrsquoy est pas tenu suffisamment compte que les autres
laquo parties raquo (ou plutocirct tendances) de lrsquoacircme ont un mouvement qui leur est propre et qui nrsquoest
pas de lrsquoordre de la κυκλοφορία (mouvement circulaire) νοῦς οὐ γὰρ δὴ οἷόν γ ἡ
αἰσθητική οὐδ οἷον ἡ ἐπιθυμητική τούτων γὰρ ἡ κίνησις οὐ κυκλοφορία144 Selon le
Stagirite Platon proposerait donc une analogie entre lrsquoacircme de lrsquohomme et lrsquoacircme du monde
sans tenir compte du fait que lrsquoacircme du premier ne peut se reacuteduire au νοῦς contrairement agrave
la seconde qui doit ecirctre purement intellectuelle pour que le monde dont elle est le principe
drsquoorganisation forgeacute par le deacutemiurge accomplisse toujours le mecircme type de mouvement
La tripartition de lrsquoacircme ne deacuterangerait donc pas du tout Aristote srsquoil en eacutetait tenu
suffisamment compte du moins si on la prenait pour ce qursquoelle est agrave savoir une
repreacutesentation mythique de ce qursquoest effectivement notre acircme sur terre tirailleacutee entre son
eacutelan vers la connaissance des ecirctres veacuteritables et la tentation de se laisser aller aux deacutelices
de la corporeacuteiteacute La conception de lrsquoacircme comme tripartite est en quelque sorte la marque de
la prise en compte par Platon de la faillibiliteacute humaine Platon sait ce qursquoest lrsquoecirctre humain
et ne le sous-estime pas ni ne le surestime il reconnait que laquo lrsquoacircme humaine nrsquoest donc pas
simple elle porte en elle la marque de la complexiteacute de lrsquohomme raquo145 Le fameux mythe de
lrsquoattelage aileacute permet agrave Platon de prendre acte de la complexiteacute de lrsquohomme qui ne se dirige
143 Plat Reacutepublique IV [443b] laquo lrsquoinjustice la licence la lacirccheteacute lrsquoignorance en un mot tous les vices raquo 144 Aristot De lrsquoacircme I 3 [407a] laquo Lrsquointellect en effet nrsquoest semblable ni agrave lrsquoacircme sensitive ni agrave lrsquoacircme appeacuteti-tive leur mouvement nrsquoest pas circulaire raquo 145 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p81
87
pas toujours spontaneacutement vers ce qui est reacuteellement le plus beacuteneacutefique pour lui et se laisse
souvent aller agrave ce qui nrsquoest que le plus seacuteduisant loin drsquoecirctre incongrue la tripartition de
lrsquoacircme et lrsquoensemble des mythes qui en rendent compte est donc lrsquoexpression la plus
saisissante drsquoune reacutealiteacute de notre ecirctre que nous ne pouvons que constater au quotidien elle
nrsquoa pas besoin drsquoecirctre veacuterifieacutee par une connaissance approfondie de la nature de lrsquoacircme ni
mecircme drsquoecirctre moduleacutee de faccedilon agrave lrsquoeacutetablir comme conseacutequence de lrsquounion de lrsquoacircme avec le
corps En somme Platon que lrsquoon preacutesente agrave tort comme un ideacutealiste incroyablement
exigeant envers lrsquohomme tient aussi bien compte de la complexiteacute et de la faillibiliteacute
humaine que son eacutelegraveve Aristote que lrsquoon croit pourtant plus indulgent il en tient mecircme
drsquoautant mieux compte qursquoil lrsquoexacerbe lrsquohypostasie mecircme en lrsquoexprimant au travers drsquoune
repreacutesentation saisissante qursquoAristote au style plus sec ne fait pas sienne mais qursquoil ne
renie pas fondamentalement Drsquoailleurs comment le Stagirite pourrait-il reacutecuser cette
theacuteorie au point de prendre le risque de postuler une simpliciteacute absolue de lrsquoacircme eacutetant
donneacute qursquoil affirme que seul le νοῦς est immortel
De fait et ici se situe apparemment le seul vrai point de deacutesaccord Aristote
contrairement agrave Platon se refuse agrave dire que lrsquoacircme est toute entiegravere immortelle et ne
reconnait cette caracteacuteristique qursquoagrave lrsquointellect pour commencer il ne reconnaicirct pas
drsquoindeacutependance radicale de lrsquoacircme du point de vue de la mobiliteacute ce que lrsquoon considegravere
comme eacutetant laquo ses raquo mouvements sont en fait ceux de lrsquohomme dans son entiegravereteacute dans
son interaction avec le cosmos dont il est partie prenante
βέλτιον γὰρ ἴσως μὴ λέγειν τὴν ψυχὴν ἐλεεῖν ἢ μανθάνειν ἢ διανοεῖσθαι ἀλλὰ τὸν ἄνθρωπον τῇ ψυχῇ τοῦτο δὲ μὴ ὡς ἐν ἐκείνῃ τῆς κινήσεως οὔσης ἀλλ ὁτὲ μὲν μέχρι ἐκείνης ὁτὲ δ ἀπ ἐκείνης οἷον ἡ μὲν αἴσθησις ἀπὸ τωνδί ἡ δ ἀνάμνησις ἀπ ἐκείνης ἐπὶ τὰς ἐν τοῖς αἰσθητηρίοις κινήσεις ἢ μονάς146
Dire que lrsquoacircme nrsquoest pas la cause premiegravere du mouvement et peut en ecirctre indiffeacuteremment le
point de deacutepart ou drsquoarriveacutee revient agrave faire drsquoelle un rouage parmi drsquoautres dans
lrsquointeraction de lrsquohomme avec tous les autres ecirctres animeacutes ou inanimeacutes et donc agrave dire
qursquoelle peut ecirctre mue par drsquoautres forces que les siennes elle nrsquoest donc pas automotrice et
rien ne srsquooppose agrave ce que son mouvement cesse de fait les faculteacutes psychiques
srsquoaffaiblissent au fil du temps et sont tout autant soumises agrave la seacutenescence que les faculteacutes
corporelles dont elles sont drsquoailleurs compleacutementaires il semble de plus en plus difficile
146 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Il est peut-ecirctre meilleur de ne pas dire que lrsquoacircme a pitieacute apprend ou pense mais que crsquoest lrsquohomme par son acircme non pas que le mouvement se situe dans lrsquoacircme mais que tantocirct il en part tantocirct il en vient comme la sensation part de certains objets tandis que la reacuteminiscence part de lrsquoacircme vers les mouvements ou les haltes pour les organes sensoriels raquo
88
aujourdrsquohui de postuler une incorruptibiliteacute totale de lrsquoacircme ce qui rend pour ainsi dire
visionnaire lrsquoaffirmation drsquoAristote suivant laquelle seul le νοῦς est incorruptible
ὁ δὲ νοῦς ἔοικεν ἐγγίνεσθαι οὐσία τις οὖσα καὶ οὐ φθείρεσθαι μάλιστα γὰρ ἐφθείρετ ἂν ὑπὸ τῆς ἐν τῷ γήρᾳ ἀμαυρώσεως νῦν δ ὥσπερ ἐπὶ τῶν αἰσθητηρίων συμβαίνει (hellip) ὥστε τὸ γῆρας οὐ τῷ τὴν ψυχήν τι πεπονθέναι ἀλλ ἐν ᾧ καθάπερ ἐν μέθαις καὶ νόσοις147
Le νοῦς lui-mecircme nrsquoest pas affecteacute par lrsquoaffaiblissement quentraicircne la vieillesse qui
eacutemousse cependant lrsquoensemble des faculteacutes que lrsquoon peut exercer essentiellement gracircce agrave
lrsquointellect ndash essentiellement mais pas uniquement lrsquoensemble des attributs de la personne
humaine y pourvoient et lrsquoaffaiblissement de lrsquoun drsquoeux altegravere notre capaciteacute agrave faire un
usage parfait de notre intellect ce qui est drsquoautant moins surprenant pour nous quil est
deacutesormais acquis que linvestigation logique neacutecessite que le corps ne fasse plus sentir sa
preacutesence au point de perturber lactiviteacute noeacutetique ce qui ne peut manquer de devenir de
plus en plus difficile au fur et agrave mesure que le vieillissement apporte des douleurs diverses
et un affaiblissement geacuteneacuteraliseacute des fonctions corporelles savoir cela ne saurait cependant
suffire pour affirmer que le νοῦς pourrait ecirctre lui aussi sujet agrave la corruption une maladie
ayant souvent ralenti la capaciteacute drsquoun individu agrave produire des raisonnements sans jamais
pour autant lrsquoaneacuteantir Selon Aristote donc ce nrsquoest pas lrsquointellect lui-mecircme qui est affecteacute
par le vieillissement mais plutocirct notre capaciteacute agrave en faire usage de sorte que tout porte agrave
croire que seul lrsquointellect est immortel et qursquoil ne peut en aller autant de lrsquoacircme toute entiegravere
car et ici se situe probablement le plus important point de deacutesaccord avec Platon lrsquoacircme
nrsquoest mecircme pas envisageacutee comme eacutetant de jure seacuteparable du corps puisqursquoelle trouve sa
raison drsquoecirctre dans le fait de donner vie agrave un corps si la vie corporelle nrsquoeacutetait agrave lire Platon
agrave la lettre qursquoun pis-aller en attendant mieux elle est en revanche une fin en soi pour
Aristote qui fait de lrsquoacircme lrsquoἐντελέχεια du corps ἄρα τὴν ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος
σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος ἡ δ οὐσία ἐντελέχεια τοιούτου ἄρα σώματος
ἐντελέχεια148 Le terme ἐντελέχεια deacutesigne habituellement lrsquoecirctre agrave lrsquoeacutetat drsquoachegravevement
mais Aristote lrsquoemploie ici dans un sens bien particulier qui le rapproche du mot εἶδος au
sens drsquoessence intelligible actualisant la matiegravere ndash le terme est drsquoailleurs bien utiliseacute
comme tel Consideacuterer lrsquoacircme comme une enteacuteleacutechie crsquoest la deacutefinir comme ce par quoi le
147 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Et lrsquointellect semble naicirctre en nous en tant que substance et ne pas se corrompre Tout au plus en effet pourrait-il se corrompre sous lrsquoeffet de lrsquoaffaiblissement ducirc agrave la vieillesse mais ccedila se passe en fait comme pour les organes sensoriels (hellip) De sorte que la vieillesse nrsquoest pas endureacutee par lrsquoacircme mais par lrsquohomme comme dans lrsquoivresse et dans les maldies raquo 148 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a] laquo Lrsquoacircme est donc neacutecessairement substance en tant que forme drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en puissance Or la forme est enteacuteleacutechie donc lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie drsquoun tel corps raquo
89
corps vivant ne se reacutesume pas agrave de la matiegravere brute et possegravede un principe drsquoorganisation
qui lui est propre de sorte que lrsquoacircme nrsquoest plus autoteacutelique chez le Stagirite et que le corps
nrsquoest plus une charge qui met lrsquoacircme agrave lrsquoeacutepreuve mais devient au contraire sa raison drsquoecirctre
ndash le corps ne devient pas premier pour autant puisqursquoil est bien preacuteciseacute qursquoil nrsquoest vivant
qursquoen puissance et qursquoil ne lrsquoest en acte que gracircce agrave la preacutesence de lrsquoacircme crsquoest lrsquoecirctre
vivant dans son entiegravereteacute actuelle qui a une existence propre Lrsquoacircme ne beacuteneacuteficie plus de
lrsquoindeacutependance qui garantissait son immortaliteacute chez Platon et Aristote dit ouvertement
οὐκ ἔστιν ἡ ψυχὴ χωριστὴ τοῦ σώματος ἢ μέρη τινὰ αὐτῆς149 jugement que formule
Aristote en se placcedilant du point de vue du corps vivant pris dans son entiegravereteacute preacutesente
Cette derniegravere preacutecision doit ecirctre prise au seacuterieux lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et son
disciple relegraveve probablement drsquoune diffeacuterence de perspective en effet le maicirctre et le
Stagirite ne poursuivent pas du tout le mecircme but lorsqursquoils parlent de lrsquoacircme Contrairement
agrave Aristote Platon nrsquoa pas la preacutetention de fournir un exposeacute exhaustif des connaissances
disponibles sur la nature de la ψυχή en preacutesentant lrsquoacircme comme tripartite Platon cherche
moins agrave dire la veacuteriteacute agrave son sujet qursquoagrave justifier la vie du philosophie qui veille
effectivement agrave ecirctre dirigeacute par son intellect aussi bien dans sa quecircte de veacuteriteacute que dans la
vie quotidienne En somme le Pheacutedon est drsquoabord protreptique tandis que le De Anima est
drsquoabord descriptif Platon cherche agrave inciter agrave mener une vie philosophique deacutetacheacutee au
maximum des affections corporelles et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que pourrait ecirctre
la vie drsquoune acircme deacutesincarneacutee lrsquoeacuterigeant en ideacuteal reacutegulateur de la conduite agrave mener ici-bas
tandis qursquoAristote recherche la veacuteriteacute sur lrsquoacircme et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que lrsquoon
sait drsquoelle hic et nunc ce qui leacutegitime qursquoil lrsquoenvisage drsquoabord dans son rapport au corps
Puisque ce qursquoAristote recherche nrsquoeacutetait pas la prioriteacute pour Platon rien nrsquointerdit de
penser que lrsquoeacutelegraveve ait expliciteacute ce qui nrsquoeacutetait qursquoimplicite chez le maicirctre comme nous
invite agrave le faire de la ceacutelegravebre lettre VII la seule de la collection de lettres que la philologie
nrsquoa pas deacutefinitivement disqualifieacutee comme apocryphe
οὔτε γὰρ πέφυκεν ἀθάνατος ἡμῶν οὐδείς οὔτ᾽ εἴ τῳ συμβαίη γένοιτο ἂν εὐδαίμων ὡς δοκεῖ τοῖς πολλοῖς κακὸν γὰρ καὶ ἀγαθὸν οὐδὲν λόγου ἄξιόν ἐστιν τοῖς ἀψύχοις ἀλλ᾽ ἢ μετὰ σώματος οὔσῃ ψυχῇ τοῦτο συμβήσεται ἑκάστῃ ἢ κεχωρισμένῃ150
149 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a-b] laquo Lrsquoacircme nrsquoest donc pas seacutepareacutee du corps du moins certaines de ses par-ties raquo 150 Plat Lettre VII [334e-335a] laquo Nul parmi nous nrsquoest neacute immortel et si cela devait eacutechoir agrave quelqursquoun il ne deviendrait pas heureux comme le croit la masse il nrsquoy a en effet ni bien ni mal digne de ce nom pour les ecirctres sans acircme mais bien pour lrsquoacircme unie agrave un corps ou seacutepareacutee raquo
90
Joseph Souilheacute a traduit le deacutebut de cet extrait par laquo nul nrsquoest naturellement immortel raquo ce
qui nrsquoest pas incorrect mais ne rend pas justice agrave lrsquousage du verbe φύω conjugueacute au parfait
et rendant donc compte drsquoune action acheveacutee en lrsquooccurrence ici celle par laquelle un
individu a eacuteteacute fait tel ou tel agrave la naissance Platon souligne donc peut-ecirctre que lrsquoon ne nait
pas immortel mais qursquoon le devient srsquoil avait voulu poser que lrsquoimmortaliteacute eacutetait
absolument inaccessible pour tout ecirctre humain il aurait employeacute le verbe εἰμί (ecirctre) et non
le verbe φύω (faire naicirctre) De fait une acircme pour ecirctre toute entiegravere immortelle doit faire
un effort sur elle-mecircme pour nrsquoecirctre dirigeacutee que par sa partie rationnelle une acircme qui en
revanche serait entiegraverement assujettie aux passions du corps ne pourrait logiquement que
disparaicirctre en mecircme temps que ce dernier puisqursquoelle perdrait par conseacutequent ce qui
constitue son principe directeur ndash cette derniegravere proposition est volontairement eacutecrite au
conditionnel puisqursquoune telle acircme ne peut exister mecircme lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que son
corps est obligeacute pour satisfaire ce dernier drsquouser de sa raison de son intellect pour
deacuteployer les ruses les expeacutedients et tous les autres moyens honnecirctes ou non drsquoarriver agrave
satieacuteteacute Agrave cet eacutegard on pourrait dire que lrsquoacircme de lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que ses appeacutetits
corporels une fois seacutepareacutee du corps perdrait ce qui jusqursquoalors lui tenait lieu drsquoἀρχή
deviendrait autre et ne serait donc plus assimilable agrave lrsquoindividu qursquoelle constituait dans son
union avec le corps En revanche lrsquoecirctre drsquoun homme tel que Socrate pour lequel
lrsquoinfluence du corps est reacuteduite agrave sa portion congrue est deacutejagrave semblable (faute drsquoecirctre eacutegal)
agrave celui de son acircme apregraves la mort corporelle Socrate pouvait donc ecirctre consideacutereacute comme
eacutetant deacutejagrave immortel mais crsquoest lagrave moins un fait laquo naturel raquo que le fruit de la faccedilon dont il a
meneacute sa vie Donc puisque seule la partie lrsquoacircme qui a reacuteussi agrave se deacutetacher du corps survit
reacuteellement agrave ce dernier alors il est logique que seul le νοῦς qui nrsquoest pas tenu par sa nature
drsquoentretenir un commerce continu avec la σῶμα survive reacuteellement au corps lrsquoacircme du
vrai philosophe survit de faccedilon presque inteacutegrale au corps puisqursquoelle se reacutesume quasiment
agrave lrsquointellect mais lrsquoacircme du deacutebaucheacute priveacute de ce qui eacutetait sa raison drsquoecirctre ne peut que
devenir autre dans la mort ce nrsquoest donc pas veacuteritablement elle qui survit mais le seul
intellect atrophieacute de srsquoecirctre si peu exerceacute sur terre et qui comme lrsquoexplique le Phegravedre doit
retourner sur terre autant de fois qursquoil faudra pour pouvoir se rendre digne des demeures
ceacutelestes des acircmes Lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et Aristote sur la destineacutee post
corporis mortem de lrsquoacircme peut donc ecirctre deacutepasseacute en consideacuterant que Platon reconnaissait
que ne survit de lrsquoacircme que ce qui nrsquoa pas eu de commerce avec le corps et que dans le
cadre de la tripartition de lrsquoacircme les deux autres parties disparaissaient avec le corps Crsquoest
du moins ainsi que nous nous proposons de deacutepasser leur deacutesaccord mais cette explication
91
nrsquoa pas vocation agrave ecirctre la seule envisageable lrsquoessentiel agrave retenir eacutetant dans le fait que le
maicirctre et lrsquoeacutelegraveve ne poursuivaient pas les mecircmes buts Platon ne srsquointeacuteressait
veacuteritablement qursquoagrave lrsquoacircme du philosophe son but eacutetait drsquoen assurer la formation il est donc
logique qursquoil nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire drsquoexpliciter plus avant cette ideacutee qui nrsquoest devenue
explicite qursquoavec Aristote qui cherchait agrave connaicirctre la nature de lrsquoacircme en tant que telle et
donc agrave connaicirctre les acircmes de tous les hommes et mecircme celles des animaux de lagrave agrave dire
que le deacutesaccord est essentiellement dans lrsquoemploi des termes il nrsquoy a qursquoun pas Le
moyen-acircge nrsquoa eu de cesse drsquoinsister sur lrsquoeacutecart apparent entre le Stagirite et son maicirctre
contribuant ainsi agrave bacirctir une opposition qui a la vie dure Unde Boethius Aristotelem
commemorat genera et species in sensibilibus tantum velle subsistere extra autem
intellegi Platonem vero non solum ea extra sensibilia intellegi verum etiam esse151 Ce qui
est encore une diffeacuterence ontologique radicale chez Abeacutelard peut cependant ecirctre rameneacute agrave
une simple diffeacuterence de point de vue ou plus exactement drsquoobjet de recherche Platon
parlait de la chose laquo en soi raquo lagrave ougrave Aristote ne parlait que des choses laquo en acte raquo ce qui
repreacutesente sinon une importante diffeacuterence drsquooptique en tout cas une diffeacuterence assez
nette dans la choix du domaine de recherche abordeacute de telle sorte que les points de vue
diffegraverent sans srsquoexclure radicalement de mecircme Platon parle bien de lrsquoacircme laquo en soi raquo telle
qursquoelle devrait ecirctre de jure crsquoest-agrave-dire une pure substance intellectuelle tandis
qursquoAristote parle de lrsquoacircme telle qursquoelle se preacutesente de facto au sein de laquelle seul le νοῦς
se manifeste comme veacuteritablement immortel le Stagirite a pris le parti drsquoexaminer lrsquoacircme
telle qursquoelle se preacutesentait agrave lui hic et nunc drsquoune maniegravere semblable agrave celle drsquoun chercheur
contemporain qui examinerait un animal tandis que Platon dans sa volonteacute de former les
meilleures des acircmes a forgeacute lrsquoimage drsquoune acircme laquo ideacuteale raquo totalement libeacutereacutee des attaches
corporelles image dont il nrsquoeacutetait pas totalement dupe lui-mecircme au point de preacutetendre que
le philosophe pouvait reacutealiser cet ideacuteal de son vivant de sorte qursquoil a situeacute la possibiliteacute de
cet accomplissement apregraves la mort du corps Platon nrsquoavait pas besoin de preacutesenter Socrate
caracteacuterisant lrsquoacircme telle qursquoelle vit sur terre puisque la mise en scegravene de ses dialogues en
disait deacutejagrave infiniment plus agrave ce sujet que nrsquoauraient pu le faire bien des longs discours srsquoil
avait pris cette peine qui est superflue agrave lrsquoeacutechelle de son œuvre il en serait peut-ecirctre arriveacute
agrave des conclusions semblables agrave celles drsquoAristote car il ne considegravere mecircme pas que lrsquoacircme
soit reacuteellement indeacutependante du corps dans lrsquoabsolu certes le mythe du Phegravedre preacutesente
151 ABEacuteLARD Pierre Logica Ingredientibus Boeth p16721 Cf Peter Abaelards Philosophische Schriften p8 laquo Comme le rappelle Boegravece Aristote soutient que le genre et lrsquoespegravece nrsquoexistent que dans le sensible et qursquoau-delagrave ce ne sont que des objets drsquointellection tandis que pour Platon hors du sensible ce ne sont pas seulement des objets drsquointellection mais ils existent vraimentt raquo
92
lrsquoincarnation de lrsquoacircme dans un corps comme la conseacutequence drsquoune maladresse mais le lien
entre les deux entiteacutes nrsquoest pas pour autant preacutesenteacute comme une incongruiteacute contraire agrave leur
nature lrsquoacircme qui chute tombant bel et bien dans un corps qursquoelle se doit drsquoanimer et non
pas nrsquoimporte ougrave sa destineacutee nrsquoest drsquoailleurs pas laisseacutee au hasard mais reacutegleacutee suivant un
ordre exprimeacute par un θεσμός (deacutecret) mythique
θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ 152
Platon ne preacutetend donc agrave aucun moment que lrsquoarbitraire regravegne dans la destineacutee des acircmes
pas plus drsquoailleurs qursquoil ne regravegne dans lrsquoordre du monde de telle sorte que lrsquoacircme qui
descend sur terre ne peut faire autre chose qursquoanimer un corps il nrsquoy a pas drsquoacircme
condamneacutee du moins agrave la premiegravere geacuteneacuteration agrave errer toute seule sur terre et lorsque
Socrate eacutevoque la possibliteacute drsquoune telle situation dans le Pheacutedon il exprime moins sa
vision des choses qursquoil nrsquoinvoque des traditions populaires pouvant appuyer son propos
ἡ τοιαύτη ψυχὴ βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον φόβῳ τοῦ ἀιδοῦς τε καὶ Ἅιδου ὥσπερ λέγεται περὶ τὰ μνήματά τε καὶ τοὺς τάφους κυλινδουμένη περὶ ἃ δὴ καὶ ὤφθη ἄττα ψυχῶν σκιοειδῆ φαντάσματα οἷα παρέχονται αἱ τοιαῦται ψυχαὶ εἴδωλα αἱ μὴ καθαρῶς ἀπολυθεῖσαι ἀλλὰ τοῦ ὁρατοῦ μετέχουσαι διὸ καὶ ὁρῶνται153
Platon ne se sent pas fondeacute agrave preacutetendre que lrsquoacircme est absolument indeacutependante du corps ce
qui est tout agrave fait logique lrsquoascegravese philosophique lui a sans doute permis drsquoentrevoir la
capaciteacute de lrsquoacircme agrave srsquoaffranchir des attaches mateacuterielles que lui impose lrsquounion avec un
corps mais il nrsquoa pu que lrsquoentrevoir lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps est une
indeacutependance de jure et non de facto Lrsquoexpeacuterience extatique du philosophe platonicien nrsquoa
pas pu ecirctre une expeacuterience de sortie complegravete du corps mais une expeacuterience de
deacutetachement relatif permettant un exercice de reacuteflexion logique dans les meilleures
conditions possibles il srsquoagit donc drsquoune expeacuterience qui nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave une eacutelite mais 152 Plat Phegravedre [248c-d] laquo Voici donc le deacutecret drsquoAdradteacutee Toute acircme qui accompagnant un dieu aura con-templeacute le vrai sera jusqursquoagrave la reacutevolution suivante sans souci et si elle peut toujours faire ainsi elle est tranquille pour toujours mais quand incapable de se laisser guider elle nrsquoa pas vu et que par suite de quelque malchance srsquoeacutetant laisseacutee aller agrave lrsquooubli et remplie de perversion elle srsquoest alourdie et ainsi alour-die ayant perdu ses ailes et eacutetant tombeacutee sur la terre alors une loi fait qursquoelle ne srsquoimplante en aucune nature de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que celle qui a vu le plus aille dans la semence drsquoun homme qui de-viendra ami du savoir de la beauteacute ou inspireacute par les muses ou par lrsquoamour raquo 153 Plat Pheacutedon [81c-d] laquo Une telle acircme est alourdie et attireacutee en sens inverse vers le lieu visible par peur du lieu invisible comme lrsquoon nomme le pays drsquoHadegraves se roulant autour des monuments funeacuteraires et des tom-beaux autour desquels on a vu en effet quelques sombres fantocircmes drsquoacircmes de telles images conviennent agrave ces acircmes qui nrsquoont pas eacuteteacute libeacutereacutees en eacutetat de pureteacute mais au contraire en pleine participation au visible et sont par suite elles aussi visibles raquo
93
agrave laquelle le philosophe srsquoil est de bonne volonteacute peut initier autrui et rien nrsquointerdit que
Platon ait effectivement reacuteussi agrave initier son eacutelegraveve Aristote agrave cette expeacuterience qui aurait
permis au Stagirite drsquoenvisager lrsquointellect comme eacutetant immortel ce qui nrsquoen plaide que
drsquoautant plus en faveur de lrsquouniversaliteacute potentielle de cette expeacuterience
94
95
Deuxiegraveme partie
Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme
enjeu
96
97
Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine
Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoeacutetait donc pas une fin en soi pour Platon il y croyait tregraves
probablement en toute sinceacuteriteacute mais ne remettait pas fondamentalement en cause le fait
que crsquoeacutetait lagrave affaire de μῦθος plutocirct que de λόγος et il approchait cette question en des
termes logiques dans la mesure ougrave elle servait les buts qursquoil poursuivait en tant que
fondateur de lrsquoAcadeacutemie Mais ces objectifs Platon ne les tirait pas du neacuteant il ne les
imposait pas agrave la Gregravece comme une nouveauteacute radicale bien au contraire il cherchait agrave
montrer que la philosophie devait permettre au citoyen hellegravene drsquoobtenir les reacutesultats que le
politique et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoavoir il ne cherchait pas agrave imposer du jour
au lendemain agrave la Gregravece des buts qui lui eacutetaient eacutetrangers tel un manager drsquoaujourdrsquohui
qui imposerait des objectifs irreacutealistes agrave ses employeacutes il venait au contraire montrer que la
philosophie eacutetait non seulement un moyen mais mecircme le moyen le seul reacuteellement
efficace celui qui ne pouvait pas avoir les deacutefaillances de la poeacutesie et du politique pour
reacutealiser agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec libre Dans les dialogues la recherche est
souvent fausseacutee agrave cause du manque de bonne volonteacute de lrsquoun des interlocuteurs de Socrate
interlocuteur qui ne comprend pas (et refuse mecircme souvent drsquoessayer de comprendre) en
quoi consiste la philosophie mais il est tout de mecircme reacuteveacutelateur qursquoagrave aucun moment le
deacutesaccord ne porte sur la leacutegitimiteacute du but poursuivi si le dialogue entre Socrate et ses
concitoyens reste possible malgreacute lrsquoembarras dans lequel le philosophe plonge jusqursquoaux
plus brillants orateurs crsquoest bien parce que la philosophie se pose les vraies questions
celles que se pose le commun des mortels Platon nrsquoinvente pas les questions qursquoil pose il
srsquoempare de celles que tout le monde se pose lrsquoinnovation de la philosophie ne se situant
pas dans le questionnement lui-mecircme mais dans lrsquoart et la maniegravere de lrsquoapprocher La
conversation du Meacutenon deacutebouche sur une impasse certes Meacutenon est deacutesarccedilonneacute par
Socrate au point de le comparer agrave une νάρκη (poisson torpille) [80a] et Anytos part irriteacute
contre Socrate (laquo ecirctre irriteacute raquo est une traduction possible du verbe χαλεπαίνειν [95a]) non
sans profeacuterer agrave son eacutegard les menaces qui auront les conseacutequences tragiques que lrsquoon sait
et pourtant agrave aucun moment les interlocuteurs ne se sont deacutepartis du but poursuivi agrave savoir
la connaissance de lrsquoἀρετή et les moyens de lrsquoenseigner cette constance srsquoexplique tregraves
98
simplement puisquil sagit dun objectif qui reste parlant pour tout grec mecircme pour un
sophiste comme Meacutenon ou un reacuteactionnaire comme Anytos ce qui est en jeu nrsquoeacutetant ni
plus ni moins que lrsquoexcellence de lrsquohomme ndash cette traduction est plus preacutecise que le mot
laquo vertu raquo par lequel on traduit freacutequemment ἀρετή au risque de christianiser le mot et
surtout drsquoen reacuteduire excessivement la signification qui recouvre lrsquoensemble de ce par quoi
un homme meacuterite drsquoecirctre appeleacute un homme autant dire pour reprendre lrsquoexpression de
Franccedilois Feacutedier laquo la maniegravere drsquoecirctre ougrave lrsquoecirctre humain est pleinement ce qursquoil est raquo154 Crsquoest
volontiers que lrsquoon soulignera la tregraves large porteacutee de cette question car tout en eacutetant
typiquement grecque dans les termes elle nrsquoen est pas moins susceptible de se poser agrave
toute eacutepoque nrsquoeacutetant qursquoune formulation parmi drsquoautres versions envisageables de la
sempiternelle question de son ecirctre que lrsquohomme ne cesse de se poser En somme puisque
les questions que se pose Platon ne sont en rien originales puisqursquoelles sont le pain
quotidien de tout grec et mecircme de tout homme alors rien ne srsquooppose agrave ce que la thegravese de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait pu apparaicirctre comme une eacutevidence agrave lrsquohomme cherchant agrave
eacuteclaircir le plus grand mystegravere jamais soumis agrave sa curiositeacute agrave savoir lui-mecircme Sans
preacutetendre eacutepuiser lrsquoentiegravereteacute de cette speacutecificiteacute humaine qui rend lrsquohomme agrave ce point
eacutetonnant agrave lui-mecircme il est toutefois envisageable de distinguer trois caracteacuteristiques
essentielles de lrsquoecirctre humain qui trouvent la possibiliteacute drsquoune explication de leur raison
drsquoecirctre dans la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme caracteacuteristiques qui ont deacutejagrave pu transparaicirctre
au fil de la lecture de Platon et qursquoil est temps deacutesormais de diffeacuterencier nettement la
premiegravere drsquoentre elles (les deux autres seront connues bien assez tocirct) eacutetant la condition
mecircme de possibiliteacute de la philosophie la raison decirctre de lAcadeacutemie et mecircme ce par quoi
la science moderne elle-mecircme deacutefinit lrsquohomme en lui donnant le nom drsquohomo sapiens agrave
savoir la connaissance Cela ne signifie pas que les animaux sont incapables de toute forme
de connaissance bien au contraire tout animal doit pouvoir acceacuteder agrave une certaine
connaissance de ce qui lrsquoentoure pour savoir ce qui est nuisible ou ce qui est utile agrave sa
conservation mais cette connaissance se caracteacuterise justement par sa viseacutee premiegraverement
utilitaire or si nous parlons drsquoun laquo mystegravere raquo de la connaissance humaine crsquoest justement
parce que cette derniegravere ne se limite pas agrave ce qui est immeacutediatement utile agrave sa
conservation la connaissance nrsquoest pas un bien en tant que tel pour lrsquohomme qui est
parfaitement capable de rechercher des connaissances qui lui sont nuisibles (ne citons que
la bombe atomique) ou tout simplement inutiles drsquoun point de vue strictement vital par
154 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p73
99
exemple peu de gens aujourdrsquohui se soucient encore de questions meacutetaphysiques et si vous
interrogez un individu lambda sur des connaissances qui ne lui sont pas drsquoun secours
particulier dans la vie quotidienne il vous reacutepondra peut-ecirctre que laquo ccedila ne lrsquoempecircche pas de
vivre raquo et de fait ne pas se poser de questions philosophiques nrsquoa jamais empecirccheacute
personne de vivre au sens biologique du terme Pourtant malgreacute son apparente inutiliteacute
vitale la penseacutee conceptuelle est omnipreacutesente dans la vie humaine mecircme les hommes
qui ne se posent que peu de questions meacutetaphysiques emploient au quotidien certes sans
srsquoen rendre compte la plupart du temps des ideacutees dont lrsquoorigine ne saurait deacuteriver
exclusivement de lrsquoexpeacuterience sensible et qui ne sont pas directement utiles agrave la
continuation de la vie Platon lui-mecircme ne srsquoy trompe pas et choisit comme exemple de
ce qursquoil nrsquoappelait pas encore des concepts des ideacutees qui ne sont guegravere eacutelaboreacutees et font
partie inteacutegrante du quotidien de chacun comme αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi)
1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit
Cette speacutecificiteacute de la connaissance humaine qui peut ecirctre autre que sensible se
reacutevegravele bien entendu de faccedilon aigueuml dans lrsquoexpeacuterience par laquelle se fait jour la seacuteparabiliteacute
de jure de lrsquoacircme et du corps cette expeacuterience eacutetant preacuteciseacutement celle au cours de laquelle
lrsquoacircme srsquoefforce de penser avec un secours minimal du corps si les ideacutees qui ne deacuterivent
pas entiegraverement de lrsquoexpeacuterience sensible sont le pain quotidien de lrsquohomme cette
expeacuterience asceacutetique permet de faire eacutemerger des ideacutees plus deacutetacheacutees que jamais du
sensible la diffeacuterence entre de telles ideacutees et celles dont il est fait usage au quotidien nrsquoest
que de degreacute de mecircme que la diffeacuterence entre lrsquoexpeacuterience asceacutetique propre au philosophe
expeacuterimenteacute et ce que tout homme peut en connaicirctre en quotidien Inversement lorsque le
corps reacuteagissant agrave un excegraves de froid ou de chaleur agrave un excegraves ou agrave un manque
drsquoalimentation agrave un excegraves ou agrave un manque de lumiegravere agrave une douleur excessive agrave un bruit
excessif ou toute autre cause fait sentir sa preacutesence drsquoune faccedilon plus intense que
drsquoordinaire cet eacutetat de choses envahit lrsquoecirctre de lrsquohomme devient lrsquoobjet premier de ses
preacuteoccupations et cest pourquoi le premier souci de Socrate est drsquoeacuteliminer tout eacuteleacutement
qui pourrait donner au corps une preacutesence excessive et opposer un obstacle au bon
deacuteroulement de lrsquoinvestigation philosophique que ce soient les cris de Xanthippe ou ceux
de ses compagnons ou encore la douleur qursquoil ressent en portant ses chaicircnes mais mecircme
un individu non-philosophe est capable drsquoeacuteprouver la neacutecessiteacute de reacuteduire agrave sa portion
congrue lrsquointensiteacute avec laquelle le corps signale sa preacutesence pour qursquoune activiteacute
100
neacutecessitant un effort intellectuel mecircme le plus basique soit meneacutee agrave bien mecircme le simple
fait par exemple de preacuteparer sa liste de commissions et de preacutevoir plusieurs jours de
provisions neacutecessite un effort de reacuteflexion qui sans ecirctre intense nrsquoen demande pas moins
une certaine concentration et donc une certaine seacutereacuteniteacute si lrsquoon essaie de faire sa liste de
courses dans une salle bruyante surchauffeacutee et mal eacuteclaireacutee qui plus est en eacutetant tortureacute
par une douleur au genou et un estomac qui crie famine il est bien eacutevident que toutes ces
circonstances imposeront agrave lrsquoindividu de produire un effort suppleacutementaire qui diminuera
lrsquoefficaciteacute avec laquelle le travail sera meneacute faire taire le corps autant que faire se peut
reacutepond agrave un impeacuteratif drsquoefficaciteacute agrave une neacutecessiteacute de faire en sorte que les efforts spirituels
ne soient mobiliseacutes que dans un but bien deacutetermineacute celui-lagrave mecircme que lrsquoindividu srsquoest
fixeacute et que ces efforts ne soient pas deacutetourneacutes de cette fin vers un objectif non-choisi ndash la
satisfaction des besoins corporels est justement ce qursquoil y a de moins choisi comme but le
domaine ougrave notre liberteacute intervient le moins Cela est sans doute plus sensible encore dans
le travail de lrsquoartiste il nrsquoest pas rare que des artistes travaillent la nuit de faccedilon agrave ne plus
avoir pour lumiegravere que celle qursquoils ont choisie et qui leur convient le mieux la lumiegravere du
jour ayant lrsquoinconveacutenient majeur drsquoecirctre toujours imposeacutee et qui plus est variable dans ce
cadre ougrave tout se tait autour de lui lrsquoartiste a tout le loisir de se constituer une sphegravere
drsquointimiteacute tregraves reacuteduite ougrave il se retrouve seul en tecircte agrave tecircte avec la matiegravere qursquoil tente de
modeler et se trouve ainsi libeacutereacute de tout ce qui pouvait venir opposer un obstacle agrave son eacutelan
creacuteatif lrsquoexemple de Victor Hugo eacutecrivant agrave la lumiegravere drsquoune bougie est devenu
leacutegendaire Cela ne signifie pas que lrsquoartiste se coupe du monde bien au contraire il srsquoen
nourrit mais cette matiegravere accumuleacutee dans la vie de tous les jours (et il faut souligner le
mot laquo jour raquo dans cette expression) parmi les hommes neacutecessite souvent pour ecirctre
maicirctriseacutee faccedilonneacutee que lrsquoartiste ne reccediloive plus drsquoautre information sensorielle que celle
qursquoil compte retraiter cela explique qursquoun peintre puisse parfois mener la vie dure agrave ses
proches quand il est en plein eacutelan creacuteatif ndash on pensera ici agrave Ceacutezanne qui exigeait une
immobiliteacute totale de la part de ses modegraveles imposant ainsi un effort assez inhabituel aux
paysans qui lui servaient de modegraveles pour laquo les joueurs de cartes raquo La reacuteussite drsquoune
deacutemarche artistique deacutepend donc en grande partie de la capaciteacute du creacuteateur agrave mettre agrave part
au moment opportun sinon tout son corps au moins la partie du corps sans utiliteacute
immeacutediate pour sa pratique le roman franccedilais du XIXe siegravecle a souvent mis en scegravene
lrsquoeacutechec de lartiste mais cet eacutechec est rarement aussi fatal qursquoil en a lrsquoair ainsi dans
Manette Salomon le roman des fregraveres Goncourt si Anatole est un peintre rateacute ce nrsquoest pas
agrave cause drsquoune maleacutediction insurmontable mais parce qursquoil eacutecoute excessivement son corps
101
et refuse de le fatiguer de le discipliner de prendre le risque qursquoil ne soit pas toujours
reacutejoui heacutedoniste comme le sont les interlocuteurs de Socrate qui prennent lrsquoascegravese
philosophique pour un symptocircme de deacutegoucirct de la vie il se laisse aller agrave la paresse et agrave la
plaisanterie et neacuteglige son ouvrage mecircme le personnage principal Naz de Coriolis doit
son eacutechec en grande partie au fait de srsquoecirctre laisseacute happer par la toute-puissance du charme
veacuteneacuteneux de sa maicirctresse et modegravele lrsquoheacuteroiumlne eacuteponyme du roman155
Sans multiplier plus avant les exemples relatifs agrave la creacuteation artistique disons
simplement que le conseil pratique implicite de Platon qui peut se reacutesumer agrave la neacutecessiteacute
de faire oublier le corps pour bien penser ne cesse jamais drsquoecirctre valable dans le Phegravedre
Socrate recherche un lieu frais et ombrageacute afin que la lumiegravere et la chaleur du soleil ne
perturbent plus non seulement la reacuteflexion philosophique mais mecircme la reacuteflexion tout
court il prend ainsi une preacutecaution que vingt-cinq siegravecles plus tard le heacuteros de LrsquoEacutetranger
neacutegligera de prendre en effet le soleil fait perdre la raison agrave Meursault au point qursquoil en
arrive agrave tuer un homme ce qui justifie son nom en tant qursquoil donne la mort agrave cause du
soleil et mourra agrave son tour deacutecapiteacute pour les mecircmes raisons ndash en cela ce personnage
incarne un danger auquel Camus eacutecrivain solaire srsquoil en est craignait probablement drsquoecirctre
exposeacute et dont il a chercheacute agrave se libeacuterer en mettant en scegravene le risque de ce qui aurait pu
advenir srsquoil srsquoeacutetait laisseacute aller agrave abreuver son corps de soleil au-delagrave du raisonnable ndash il est
drsquoailleurs significatif que lrsquoideacutee centrale du passage ougrave Meursault accomplit le geste fatal
est justement celle de la destruction drsquoun eacutequilibre156 Tel le φάρμακον du Pheacutedon dont le
nom signifie aussi bien remegravede que poison le soleil source de vie et de bonheur peut se
muer en source de mort et de malheur quand lrsquohomme abuse du bien-ecirctre qursquoil procure Il
en va ainsi de toutes les affections corporelles toutes ne sont pas neacutecessairement nuisibles
ni mecircme simplement peacutenibles mais elles ont toutes en commun lorsqursquoelles atteignent un
degreacute drsquointensiteacute excessif de perturber lrsquoexercice plein et entier de la reacuteflexion au risque de
deacuteposseacuteder lrsquohomme de lui-mecircme ou du moins de cette part de son ecirctre qui nrsquoest pas
simplement subie Aussi drsquoordinaire tout homme mecircme srsquoil nrsquoest pas philosophe srsquoil a
seulement la volonteacute de garder les laquo ideacutees claires raquo veillera agrave ce que le corps ne fasse
sentir sa preacutesence agrave lrsquoesprit qursquoavec une intensiteacute sinon inexistante (ce qui nrsquoest
envisageable que dans la mort) en tout cas reacuteduite au strict neacutecessaire pour que le corps
puisse ecirctre un adjuvant du raisonnement plutocirct qursquoun opposant il fuira donc la peacutenibiliteacute
155 On ne peut ignorer lrsquoantiseacutemitisme des fregraveres Goncourt qui faisaient de la judaiumlciteacute de lrsquoheacuteroiumlne une cause suppleacutementaire de sa dangerositeacute il est cependant eacutevident que lrsquoexplication de lrsquoeacutechec drsquoun artiste victime de son amour pour une femme malfaisante se passe fort bien drsquoun rapprochement aussi malsain 156 Cf Annexe 15
102
extrecircme et eacutevitera aussi la jouissance extrecircme ou ne la recherchera que dans des occasions
bien deacutetermineacutees et limiteacutees dans le temps La recherche drsquoun entre-deux drsquoun juste milieu
entre lrsquoexcegraves de souffrance et lrsquoexcegraves de jouissance nrsquoest pas le fait du seul philosophe
mais le fait de tout homme qui a la preacutetention de mener agrave bien un raisonnement mecircme si
ledit raisonnement nrsquoa pas la preacutetention drsquoavoir lrsquoamplitude drsquoune reacuteflexion meacutetaphysique
srsquoil peut apparaicirctre coheacuterent que la seacuteparabiliteacute de jure de lrsquoacircme et du corps se soit imposeacutee
comme une eacutevidence agrave Platon dans le cadre de ses efforts pour conduire une investigation
philosophique si cette ideacutee nrsquoapparaicirct pas comme eacutetant contraire agrave la raison crsquoest
justement parce que tout homme a la possibiliteacute de vivre une expeacuterience ougrave son corps se
fait oublier et parce qursquoil a mecircme besoin de vivre une telle expeacuterience srsquoil veut eacuteviter que
sa partie non-choisie le domine crsquoest-agrave-dire srsquoil veut rester libre srsquoil veut veacuteritablement
penser et ne pas vivre simplement dans lrsquoaffect
Naturellement la domination du corps compris comme maintien de ses exigences
dans ses strictes limites ne saurait jamais ecirctre absolue ne serait-ce que parce qursquoelle ne
peut jamais ecirctre deacutefinitive tocirct ou tard et aussi longtemps que lrsquoon vit le corps nrsquoa de
cesse de rappeler son existence et de freiner lrsquoeacutelan spirituel en faisant surgir les sensations
de faim ou de fatigue se manifestant ainsi comme ce que le Pheacutedon deacutenonce comme un
κακόν (chose mauvaise) [66 b] qui opposerait un obstacle agrave lrsquoassurance perpeacutetuelle drsquoune
reacuteflexion bien meneacutee le corps nrsquoest pourtant pas lrsquoennemi de lrsquoacircme il ne lui est mecircme pas
totalement inutile de mecircme que crsquoest gracircce agrave ce qursquoil perccediloit par les sens que lrsquoartiste
accumule la matiegravere neacutecessaire agrave creacuteer Socrate ne pourrait mecircme pas entreprendre de
connaicirctre lrsquoecirctre srsquoil nrsquoen connaissait pas au moins lrsquoapparence sensible mecircme dans
lrsquoalleacutegorie de la caverne le philosophe a drsquoabord eacuteteacute un prisonnier comme les autres Le
corps est aussi bien obstacle qursquoorgane pour lrsquoacircme ce qui donne tout son sens agrave lrsquoanalyse
de Jankeacuteleacutevitch qui le qualifie drsquolaquo organe-obstacle raquo au mecircme titre que la mort elle-mecircme
laquo Agrave vrai dire lrsquoeacutequivoque de lrsquoorgane-obstacle est infinie et sa dialectique nrsquoaboutit jamais agrave une conciliation et lrsquoesprit est renvoyeacute incessamment drsquoun contradictoire au contradictoire sans pouvoir se fixer (hellip) Toutefois lrsquoorgane-obstacle peut ecirctre dans certaines circonstances plus obstacle qursquoorgane crsquoest le cas notamment dans lrsquoeacutechec et dans la maladresse quand le corps devient une masse inerte soumise au geacuteotropisme de la pesanteur raquo157
En drsquoautres termes au quotidien aussi longtemps que nous menons cette vie notre acircme ne
peut se passer du secours du corps et cette neacutecessiteacute fait mentir lrsquoexpeacuterience laquo acuminale raquo
ou extatique dans laquelle se manifeste la possibiliteacute drsquoun deacutetachement de lrsquoacircme vis-agrave-vis
157 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89
103
du corps le corps nie en permanence la liberteacute absolue que nous avons cru ecirctre la nocirctre
dans cette expeacuterience dont lrsquoascegravese socratique constitue un exemple et cette neacutegation est
drsquoautant plus insupportable que le corps nrsquoen est pas moins pour lrsquoacircme organe tout aussi
intrinsegravequement qursquoil est obstacle quand bien mecircme son insuffisance ne se manifesterait
qursquooccasionnellement quand bien mecircme elle nrsquoempecirccherait personne de vivre au sens
biologique du terme elle nrsquoen est pas moins intoleacuterable pour lrsquohomme Cette situation est
drsquoautant plus critique qursquoelle est agrave double tranchant lrsquoacircme est obligeacutee de composer avec le
corps srsquoil veut perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance de lrsquoecirctre mais le corps stoppe
net cet eacutelan tout en eacutetant pratiquement son seul recours il arrecircte lrsquoacircme sur le seuil de ce
que cette derniegravere ne pouvait pourtant chercher que gracircce agrave lui un peu de la mecircme faccedilon
que crsquoest peut-ecirctre la perspective drsquoune beuverie neacutefaste pour la reacuteflexion qui arrecircte
Socrate sur le seuil dans le Banquet ndash bien lui en prend puisque crsquoest apregraves son entreacutee que
sera fixeacute un regraveglement qui interdira lrsquoexcegraves de boisson entreacutee qui a drsquoailleurs lieu au μεσόν
(milieu du repas) [175 c] milieu du repas qui ressemble fort au juste milieu dont Socrate
avait besoin les esprits des convives eacutetant alors suffisamment eacutechauffeacutes pour discourir de
bonne gracircce sans pour autant ecirctre deacutejagrave trop enivreacutes et fatigueacutes pour mener agrave bien la
conversation Socrate prend ainsi une preacutecaution qui indique que le philosophe connait
lrsquoinsuffisance du corps humain comme medium vers la connaissance de lrsquoecirctre Cette
insuffisance est somme toute relative elle nrsquoest pas veacuteritablement une fataliteacute contre
laquelle on ne peut rien mais elle nrsquoen est pas moins assez patente pour ecirctre intoleacuterable
nous attribuons agrave Platon la volonteacute de convaincre ses eacutelegraveves de la neacutecessiteacute de composer
avec le corps mais il ne leur voile pas la face pour autant pour atteindre cette fin il nrsquoen
met que drsquoautant mieux en scegravene lrsquoinsuffisance reacuteelle du corps il en parle en des termes
qui sont immeacutediatement parlants pour qui considegravere que le corps ne devrait mecircme pas
avoir sa place dans la composition de notre ecirctre Faute de pouvoir nier lrsquoinsuffisance du
corps la philosophie en reacuteaffirme tout le scandale en se preacutesentant comme une voie devant
permettre de deacutepasser cette insuffisance c e qui suppose justement drsquoavoir deacutejagrave pris acte de
cette insuffisance et de la neacutecessiteacute de la deacutepasser cela est drsquoautant plus vrai chez le
philosophe que celui-ci par sa praxis fait face agrave cette tension entre deux neacutecessiteacutes
absolument irreacuteconciliables agrave savoir celle de faire taire le corps drsquoune part et celle
drsquoutiliser les informations auxquelles il nous donne accegraves drsquoautre part
Agrave lrsquoinsuffisance du corps srsquooppose un certain excegraves de lrsquoesprit excegraves reacutesidant dans
le fait que lrsquohomme ne se contente pas des connaissances immeacutediatement utiles agrave sa
conservation et srsquoencombre mecircme drsquoune foule de connaissances qui lui sont inutiles voire
104
nuisibles lrsquoanecdote la plus embleacutematique reste celle de Thalegraves tombant dans un puits
alors qursquoil regardait vers le ciel Il serait cependant erroneacute de concevoir cet excegraves de
lrsquoesprit comme un caprice il srsquoagit plutocirct de la conseacutequence logique drsquoun privilegravege dont
lrsquohomme use agrave juste titre de fait il serait injuste de consideacuterer que la connaissance autre
que sensible serait sans viseacutee pratique au point de pouvoir ecirctre envisageacutee comme une
coquetterie de lrsquoentendement Il a eacuteteacute suggeacutereacute preacuteceacutedemment que tous les animaux ont
accegraves agrave une certaine forme de connaissance que lrsquoexpeacuterience peut enrichir de telle sorte
qursquoils savent toujours mieux distinguer ce qui leur est beacuteneacutefique de ce qui leur est nuisible
de maniegravere agrave subvenir correctement agrave leurs besoins et agrave adopter le comportement approprieacute
quand ils font face au danger lrsquohomme a ceci de particulier que ce qui nrsquoa que la forme de
lrsquohabitude chez les animaux prend chez lui la forme drsquoune connaissance logique lrsquoaccegraves
au langage lui permet de donner un nom bien deacutetermineacute aux objets qui lrsquoentourent et agrave
formuler des lois geacuteneacuterales agrave leur sujet Lrsquoexercice de cette capaciteacute nrsquoest nullement une
superfluiteacute puisqursquoelle assure agrave lrsquoeffort de lrsquohomme luttant pour survivre une efficaciteacute que
ne peut lui offrir la seule habitude les lois geacuteneacuterales ayant lrsquoavantage de rester vraies
quelles que soient les circonstances crsquoest ce qui fait chez Platon toute la diffeacuterence entre
la science et lrsquoopinion vraie comme lrsquoexplicite Franccedilois Feacutedier le savoir laquo transcende le
temps srsquoinstallant plus haut que le temps raquo158 Restant vraies en deacutepit des circonstances
les lois geacuteneacuterales que lrsquohomme eacutedicte et exprime au travers du langage peuvent ecirctre
transmises drsquoune geacuteneacuteration agrave une autre plus efficacement que si elles ne pouvaient ecirctre
acquises que par lrsquoexpeacuterience comme lrsquoa repreacutesenteacute la premiegravere partie de 2001 lrsquoOdysseacutee
de lrsquoespace
And somewhere in the shadowy centuries that had gone before they had nvented the most essential tool of all though it could be neither seen nor touched They had learned to speak and so had won their first great victory over Time Now the knowledge of one generation could be handed on to the next so that each age could profit from those that had gone before Unlike the animals who knew only the present Man had acquired a past and he was beginning to grope toward a future159
La connaissance humaine peut ecirctre dite laquo abstraite raquo dans un sens qui nrsquoa rien agrave voir avec
la signification peacutejorative souvent associeacutee au terme mais bien au sens ougrave elle acquiert sa
forme logique en faisant abstraction des circonstances deacutetermineacutees dans lesquelles elle est
158 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p63 159 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 36 laquo Et quelque part dans les siegravecles obscurs qui srsquoeacutetaient eacutecouleacutes ils avaient inventeacute lrsquooutil le plus essentiel de tous bien qursquoil ne pucirct ecirctre ni vu ni toucheacute Ils avaient appris agrave parler et avaient ainsi remporteacute leur premiegravere grande victoire sur le Temps Deacutesormais les connais-sances drsquoune geacuteneacuteration pourraient ecirctre transmises agrave la suivante de telle sorte que chaque acircge pourrait profiter de ceux qui lrsquoavaient preacuteceacutedeacute Contrairement aux animaux qui ne connaissaient que le preacutesent lrsquohomme avait conquis le passeacute et il commenccedilait agrave ramper vers lrsquoavenir raquo
105
acquise et eacutevite ainsi agrave lrsquohomme de devoir toujours reacuteapprendre empiriquement agrave faire face
agrave son environnement avec un gain de temps eacutevident La connaissance meacuteta-empirique ne
preacutesente aucune caracteacuteristique susceptible de justifier son eacuteventuel abandon pour le dire
en termes neacuteo-darwiniens si cette caracteacuteristique eacutetait inutile si elle nrsquoavait pas eacuteteacute ce par
quoi lrsquohomme a su srsquoadapter si efficacement agrave son milieu il est agrave peu pregraves certain que cette
faculteacute aurait disparu drsquoelle-mecircme Cet eacutelan vers la connaissance ayant montreacute son utiliteacute
pratique nrsquoa aucune raison drsquoecirctre arrecircteacute et rien ne srsquooppose agrave ce que lrsquohomme deacuteveloppe
des savoirs sans utiliteacute pratique immeacutediate cette caracteacuteristique eacutechoit drsquoailleurs agrave tous les
savoirs meacuteta-empiriques quand ils ne rencontrent pas drsquoapplication immeacutediate pour
prendre un exemple tregraves simple savoir quel est lrsquoanimal auquel on donne le nom laquo ours raquo
et quels sont les risques auxquels on srsquoexpose agrave en rencontrer un nrsquoest pas toujours utile
cette connaissance ne devenant utile que quand on rencontre un ours et lrsquohomme ne
lrsquoabandonne cependant pas ne serait-ce que parce qursquoelle pourrait ecirctre utile ndash lrsquohomme est
le seul animal agrave pouvoir mettre un savoir au conditionnel agrave envisager une eacuteventualiteacute en
tant que telle et non pas seulement agrave vivre dans lrsquoinstant crsquoest ce qui lui donne son
avantage pratique en termes de survie Jacques Ruffieacute reconnaicirct ouvertement que la
penseacutee exprimeacutee au conditionnel ne peut pas avoir eacuteteacute un luxe
laquo Les hominiens preacuteparent un outillage en vue drsquoune utilisation qui nrsquoest pas immeacutediate Avant que le besoin ne srsquoen fasse sentir ils preacutevoient quand pourquoi comment ils auront agrave srsquoen servir (hellip) Il en fut ainsi degraves lrsquoaube de lrsquohumaniteacute Pat la suite la faculteacute de preacutevision et la capaciteacute drsquoexeacutecution le perfectionnement des outils ne firent que progresser avec des conseacutequences incalculables Des ecirctres naturellement faibles et deacutebiles sont devenus des chasseurs redoutables armeacutes de flegraveches de javelots de harpons ou de frondes qui permettent de frapper agrave distance raquo160
Lrsquoutiliteacute pratique immeacutediate nrsquoest donc pas le critegravere premier permettant agrave lrsquohomme de
deacutecider de lrsquoacquisition ou du rejet drsquoun certain savoir meacuteta-empirique ce qui ne veut pas
neacutecessairement dire qursquoun tel savoir soit de toute faccedilon inutile agrave la survie lrsquoabsence
drsquoutiliteacute immeacutediate nrsquoest pas forceacutement synonyme drsquoinutiliteacute absolue elle peut signifier
que lrsquoutiliteacute est simplement diffeacutereacutee et cela suffit agrave ce que lrsquohomme se juge fondeacute agrave
perseacuteveacuterer dans cet effort vers la connaissance dite laquo abstraite raquo sans tenir compte de toute
consideacuteration utilitariste Ainsi lrsquoesprit humain ne fait qui perseacuteveacuterer dans son ecirctre et cet
eacutelan ne constitue pas donc un excegraves en tant que tel en vertu des services que cette
habitude de penseacutee a rendus agrave lrsquohomme il est judicieux de preacutefeacuterer lrsquoexpression laquo langage
conceptuel raquo agrave celle connoteacutee neacutegativement de laquo penseacutee abstraite raquo pour deacutesigner ce dont
160 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture p 299
106
lrsquohomme fait ainsi usage ce agrave quoi Ruffieacute attribue une laquo preacutecision raquo et une laquo efficaciteacute raquo
qui lui laquo confegraverent un immense avantage seacutelectif raquo161 de telle sorte que quelle que fucirct la
forme adopteacutee par la penseacutee conceptuelle (elle srsquoest probablement exprimeacutee dans un
premier temps plutocirct par le geste que par la voix) on ne peut pas proprement parler drsquoun
laquo excegraves raquo de lrsquoesprit humain en ce qui la concerne en tout cas certainement pas agrave
consideacuterer lrsquoesprit isoleacutement
Cette derniegravere nuance est importante on parle drsquoinsuffisance du corps dans lrsquoideacutee
que le corps serait le seul adjuvant sur lequel lrsquoacircme peut compter pour accomplir son deacutesir
de connaissance mais serait cependant insuffisant agrave permettre la satisfaction drsquoun tel deacutesir
Il est envisageable de renverser cette perspective et drsquoaffirmer que ce nrsquoest pas le corps qui
est insuffisant mais lrsquoesprit qui est excessif lrsquoacircme et donc lrsquoesprit qui en fait partie
inteacutegrante serait ce sans quoi le corps nrsquoaurait aucune consistance et ne serait qursquoun
cadavre mais lui serait cependant une gecircne dans la mesure ougrave elle lui impose des objectifs
hors de sa porteacutee Lrsquoacircme et le corps sont agrave la fois indispensables et indeacutesirables lrsquoun agrave
lrsquoautre ils entretiennent un rapport absolument ambivalent fait de secours et de gecircne
reacuteciproques pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoacircme agrave la fois gecircne le fonctionnement
des organes en en prenant conscience et repreacutesente le principe drsquoanimation sans lequel la
chair inerte ne serait que charogne raquo162 Lrsquoacircme est en quelque sorte organe-obstacle pour le
corps comme ce dernier lrsquoest pour elle elle nrsquoa pourtant pas drsquoautre fonction que celle
drsquoanimer un corps il nrsquoy a pas veacuteritablement de sens agrave ne consideacuterer que lrsquohomme vivant
sur terre agrave lrsquoenvisager isoleacutement du corps lrsquoexpeacuterience extatique ne saurait ecirctre que
momentaneacutee crsquoest neacuteanmoins par cette expeacuterience ougrave le corps et lrsquoacircme se laissent
envisager comme deux entiteacutes indeacutependantes de jure que lrsquoinsuffisance du premier et
lrsquoexcegraves de lrsquoautre qui nrsquoexistent que dans le rapport eacutetroit qursquoils entretiennent finissent par
ecirctre penseacutees comme des caracteacuteristiques qui appartiennent agrave chacun de faccedilon intrinsegraveque
Le corps nrsquoest donc insuffisant que par rapport agrave lrsquoacircme et lrsquoesprit nrsquoest excessif que par
rapport au corps mais puisque les deux nrsquoexistent que lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre tout en eacutetant
envisageacutes comme des entiteacutes virtuellement isoleacutees lrsquoacircme en arrive agrave ecirctre consideacutereacutee
comme eacutetant en tant que telle coupable drsquoun laquo excegraves raquo qui a souvent eacuteteacute condamneacute au
cours de lrsquohistoire de diverses faccedilons passons rapidement sur les diatribes heacutedonistes qui
161 Opcit p342 162 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89
107
refusent que lrsquoacircme controcircle les eacutelans corporels163 et rappelons que la citeacute atheacutenienne se
meacutefiait des penseurs qui cherchaient agrave connaicirctre les raisons drsquoecirctre de lrsquoordre du monde y
voyant un signe drsquoὕϐρις cette meacutefiance agrave lrsquoeacutegard des laquo excegraves raquo de lrsquoesprit nrsquoest drsquoailleurs
pas exclusive agrave la Gregravece puisque dans la Genegravese biblique le peacutecheacute originel consiste bel et
bien en une action par laquelle lrsquohomme entreprend de connaicirctre la reacutealiteacute du bien et du
mal indeacutependamment de ce qui lui en dit la parole divine164 au risque drsquoobjectiver son
environnement et mecircme son ecirctre propre rompant ainsi la communion dans laquelle lui et
le restant de la creacuteation coexistaient165 tout se passe comme srsquoil fallait imposer agrave lrsquoeacutelan
humain vers le savoir une limite agrave ne pas deacutepasser et tel est le sens de ce que Nicolas de
Cues nommait la laquo docte ignorance raquo qui nrsquoa rien agrave voir avec une quelconque
complaisance dans lrsquoignorance mais consiste en une certaine reacuteserve une certaine
prudence une sagesse pratique au sens fort du grec φρόνησις par laquelle nous admettons
et acceptons qursquoil y a des veacuteriteacutes dont la connaissance nrsquoentre pas dans le champ de notre
possible la volonteacute drsquoimposer des limites agrave notre eacutelan vers la connaissance est drsquoactualiteacute
pour des raisons plus ou moins bonnes elles sont bonnes quand les progregraves de la
technique neacutecessitent que lrsquoon srsquointerroge sur les problegravemes qui peuvent se poser en termes
drsquoeacutethique ou drsquoeacutecologie elles sont mauvaises quand au nom drsquoun utilitarisme exacerbeacute
on se propose de sacrifier certains savoirs au nom de leur inutiliteacute reacuteelle ou supposeacutee dans
le monde du travail Quoi qursquoil en soit tout cela deacutenote que lrsquohomme est certes
enthousiasmeacute par son privilegravege au sein de la creacuteation et effrayeacute par ce pouvoir qui le prive
du confort drsquoecirctre un animal parmi les autres et fait de lui une exception formidable (au sens
originel de laquo terrifiant raquo) un deacuteraillement dans le processus circulaire agrave sens unique et
sans ambages de la nature crsquoest agrave cet eacutegard que nous en parlons drsquoun point de vue
strictement pheacutenomeacutenologique comme drsquoun laquo mystegravere raquo voire drsquoun laquo miracle raquo
163 Crsquoest notamment le thegraveme central de la nouvelle drsquoOscar Wilde intituleacutee The fisherman and his Soul (Le pecirccheur et son acircme) 164 Crsquoest bien ainsi que le serpent eacuteveille la tentation laquo Mais Dieu sait que le jour ougrave vous en mangerez vos yeux srsquoouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal raquo (Genegravese 3 5) 165 Tel est le sens exact de la deacutecouverte par lrsquohomme de sa nuditeacute (laquo Alors leurs yeux agrave tous deux srsquoouvrirent et ils connurent qursquoils eacutetaient nus raquo Genegravese 3 7) et de la reacutesistance que lui opposera deacutesormais le sol (laquo Il produira pour toi eacutepines et chardons raquo Genegravese 3 18)
108
2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la
reacuteminiscence
La deacutefinition exacte du miracle accapare lrsquoattention de la philosophie et de la
theacuteologie depuis des siegravecles disons sans entrer dans le deacutetail que peut ecirctre consideacutereacute
comme relevant du miracle tout eacuteveacutenement qui apparaicirct comme eacutetant contraire aux lois
naturelles ndash lrsquoimportant dans cet eacutenonceacute est dans le verbe laquo apparaicirctre raquo si lrsquoon nrsquoen tenait
pas compte il serait totalement inapproprieacute de deacutesigner comme un miracle lrsquoexistence de la
connaissance humaine autre que sensible cette proprieacuteteacute de lrsquohomme nrsquoest absolument pas
contraire agrave la nature mais crsquoest bien ainsi qursquoelle apparaicirct cette connaissance demeure un
miracle sans cesse renouveleacute en tant qursquoelle reste opaque agrave elle-mecircme La question du
miracle nrsquoest finalement que de faible importance en comparaison des controverses
brucirclantes susciteacutees agrave travers les siegravecles par la question de lrsquoorigine de cette connaissance
qui non contente de ne pas se reacuteduire au sensible peut aussi se deacutesinteacuteresser totalement de
toute consideacuteration ayant trait agrave lrsquoutiliteacute lrsquohomme fait appel au quotidien agrave ce savoir
deacutesinteacuteresseacute sans mecircme se poser la question de sa provenance mais de mecircme que nouer
ses lacets ne devient difficile quagrave partir du moment ougrave lon pense agrave ce quon fait au lieu
dexeacutecuter meacutecaniquement cette action banale la penseacutee conceptuelle devient eacutetrange agrave
partir du moment ougrave lhomme se demande comment il peut avoir accegraves agrave ce savoir qui ne
peut pas avoir eacuteteacute tireacute tout entier de lrsquoexpeacuterience sensible et sans laquelle il nrsquoy aurait
pourtant pas de connaissance speacutecifiquement humaine des choses qui soit envisageable la
penseacutee conceptuelle non-sensible qui prend connaissance drsquoelle-mecircme se reacutevegravele agrave elle-
mecircme comme une chose qui nrsquoa pas tout agrave fait sa place dans lrsquoordre naturel qui
laquo deacuteborde raquo drsquoun cadre apparemment deacutelimiteacute avec soin En somme cette connaissance se
manifeste agrave elle-mecircme comme un miracle elle est son plus grand mystegravere elle est ce sur
quoi elle est le plus empecirccheacutee drsquoapporter une explication eacutetant agrave la fois le problegraveme et ce
par quoi le problegraveme est interrogeacute Spinoza affirmait dans le Traiteacute theacuteologico-politique
que les miracles srsquoils eacutetaient reacuteellement des faits contraires aux lois naturelles nieraient
plutocirct qursquoils ne confirmeraient la toute-puissance divine et son statut de cause efficiente de
lrsquoordre de lrsquounivers Nos ex miraculis nec essentiam nec existentiam et consequenter nec
providentiam Dei posse cognoscere sed haec omnia longe melius percipi ex fixo et
109
immutabili naturae ordine166 Agrave cet eacutegard la connaissance humaine non-sensible et
deacutesinteacuteresseacutee constitue effectivement un miracle en tant que son ambiguiumlteacute est bien celle
du miracle compris comme un pheacutenomegravene conforme aux lois naturelles et cependant penseacute
comme eacutetant contraire agrave ces lois en raison de son caractegravere insolite cette connaissance
comme tout autre miracle ne relegraveve pas de lrsquoinexplicable mais de lrsquoinexpliqueacute sa place
exacte dans le naturae ordo ne trouve pas immeacutediatement drsquoexplication (ce qui ne veut pas
dire qursquoelle ne peut pas en trouver) et semble donc contrevenir agrave cet ordre naturel (ce qui
ne veut pas dire qursquoelle y contrevient effectivement) ce qui justifierait la deacutefinition de
lrsquoeacutelan vers cette connaissance comme un peacutecheacute
Le terme laquo miracle raquo serait bien entendu anachronique pour commenter Platon
mais lrsquoexpeacuterience que megravene Socrate avec le petit esclave dans le Meacutenon nrsquoen a pas moins
des accents magiques cette expeacuterience se veut une reacuteponse non seulement agrave Meacutenon qui
doute que lrsquoon puisse deacutecouvrir ce que lrsquoon ne connaicirct pas mais aussi peut-ecirctre plus
fondamentalement agrave ceux qui soutiennent que la connaissance vient toute entiegravere de
lrsquoexpeacuterience sensible ideacutee qui a deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutee dans le Theacuteeacutetegravete ce nrsquoest pas un hasard si
Socrate choisit pour sa deacutemonstration un exercice de geacuteomeacutetrie puisque cette science
repose sur des calculs exacts et nrsquoentretient pas de lien direct avec lrsquoexpeacuterience sensible ce
qui en fait par excellence la science deacutesinteacuteresseacutee et libeacutereacutee des contingences de la
sensibiliteacute ndash nul ne peut preacutetendre avoir vu un carreacute parfait ou un cercle parfait dans la
nature sans qursquoaucune intervention humaine nrsquoait preacutesideacute agrave sa formation crsquoest ce qui donne
toute son eacutetrangeteacute au fameux paralleacuteleacutepipegravede au deacutebut de 2001 Odysseacutee de lrsquoespace167
La reacuteussite de lrsquoexpeacuterience qui deacutepend de la participation active de lrsquoapprenant donne
raison agrave la conception philosophique de lrsquoenseignement effleureacutee dans le Banquet selon
laquelle lrsquoeacutelegraveve doit se positionner comme un laquo recevant raquo et le maicirctre comme un laquo
enseignant raquo au sens fort du terme ce dernier toleacuterant que le savoir qursquoil dispense ne reste
pas figeacute et puisse faire lrsquoobjet drsquoun deacutebat acceptant et mecircme reacuteclamant la participation
active de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon deacuteveloppe cette ideacutee en des
termes qui paraicirctront familiers au professionnels de lrsquoenseignement afin drsquoatteacutenuer le
caractegravere quelque peu eacutetrange du moins aux yeux de la moderniteacute de la thegravese que
lrsquoexpeacuterience du petit esclave est censeacutee confirmer agrave savoir la theacuteorie de la reacuteminiscence
Pour donner une explication agrave lrsquoexistence de cette connaissance humaine apparemment si
166 SPINOZA Baruch Traiteacute theacuteologico-politique VI 2 laquo Ce nrsquoest pas gracircce au miracle que lrsquoon peut connaicirctre ni lrsquoessence ni lrsquoexistence ni par conseacutequent la providence de Dieu mais tout cela est beaucoup mieux perccedilu gracircce agrave lrsquoordre fixe et immuable de la nature raquo 167 Cf Annexe 16
110
miraculeuse pour lui assigner une cause il srsquoappuie sur un fait indiscutable que lrsquoon
reconnaicirct ordinairement pour tout autre type de connaissance elle ne peut pas venir du
neacuteant elle preacuteexiste toujours agrave lrsquoacte qui nous la fait connaicirctre Il est important de
souligner ce point car si lrsquoon part du principe que tout mouvement vers la connaissance
part agrave la recherche de ce qui lui preacuteexiste et peut donc ecirctre envisageacute comme reacutetrospectif
alors la theacuteorie de la reacuteminiscence perd son apparente eacutetrangeteacute Jean-Franccedilois Matteacutei nous
invite agrave formuler cette ideacutee degraves le laquo liminaire raquo de Platon et le miroir du Mythe qui revient
sur les laquo cinq eacutetapes que la connaissance doit parcourir pour parvenir agrave son terme raquo168 et
deacutesigne ainsi la laquo chose en soi raquo comme laquo le cinquiegraveme [et dernier] moment dans lrsquoordre
de la recherche mais le premier dans lrsquoordre de lrsquoecirctre raquo169 Matteacutei srsquoappuie sur la lettre
VII mais cette lecture recoupe aussi bien le reacutecit de la progression de la connaissance dans
le Banquet que le mythe des migrations des acircmes dans le Phegravedre il en ressort que la
connaissance humaine progresse suivant une dynamique qui nrsquoest pas arbitraire et que lrsquoon
pourrait comparer au chemin qursquoemprunte un saumon au cours de son existence Ainsi la
possibiliteacute mecircme de la connaissance du cercle comprise comme strictement distincte de la
connaissance de tout cercle particulier suppose pour Platon lrsquoideacutee intelligible du cercle ce
qui veut dire que gracircce agrave la conception des ideacutees intelligibles que lrsquoon a tendance agrave
prendre agrave tort pour une curiositeacute folklorique notre connaissance cesse drsquoecirctre un miracle il
importe peu que les ideacutees existent reacuteellement lrsquoimportant est qursquoelles soient concevables
crsquoest-agrave-dire que la reacutealiteacute des ecirctres soit fondeacutee autrement que par lrsquoarbitraire de notre
entendement pour le dire comme madame Joueumlt-Pastreacute laquo la vision des ideacutees signifie
meacutetaphoriquement la puissance qursquoa lrsquoacircme de saisir la reacutealiteacute des choses raquo170 Lrsquohomme
nous dit Platon nrsquoest pas la mesure de toutes choses et notre connaissance ne tire ses
conditions de possibiliteacute que de ce qui constitue son but ultime le savoir est deacutejagrave fondeacute
avant que nous lrsquoayons acquis cette ideacutee nrsquoa rien drsquoeacutetrange lrsquoexpeacuterience commune que
nous avons de la quecircte de connaissance semble mecircme la confirmer le chercheur ne
travaille que rarement en laissant le hasard deacutecider agrave sa place et a toujours un but
deacutetermineacute fucirct-ce vaguement et son ignorance agrave ce sujet nrsquoest jamais vraiment totale On
parle beaucoup des deacutecouvertes dues au hasard mais le hasard ne fait jamais qursquoaider la
deacutecouverte ou dans le meilleur des cas donner le point de deacutepart de la deacutemarche engageacutee
par le chercheur le coup de chance mecircme le plus heureux et le plus inespeacutereacute ne serait
168 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe p22 169
Opcit p23 170
JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 26 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239
111
rien sans lrsquoingeacuteniositeacute dont doit faire montre le chercheur et ce hasard nrsquoa finalement
drsquoutiliteacute que pour lrsquohistorien des sciences deacutesirant donner du relief au reacutecit drsquoune
deacutecouverte il importe assez peu qursquoArchimegravede ait eu comme le preacutetend la leacutegende lrsquoideacutee
de son ceacutelegravebre principe en prenant un bain et que lrsquoideacutee ait eacuteteacute fulgurante au point de le
faire sortir de lrsquoeau en criant εὕρηκα (jrsquoai trouveacute) puisque fondeacutee sur des faits reacuteels ou pas
cette anecdote ne saurait reacutesumer agrave elle seule lrsquoensemble des travaux drsquoun savant Dans le
mecircme ordre drsquoideacutees quand bien mecircme ce serait effectivement par hasard que les eacutepoux
Mantell ont deacutecouvert les ossements de lrsquoiguanodon lesdits ossements nrsquoont pu ecirctre
identifieacutes comme faisant partie du squelette drsquoun reptile geacuteant que gracircce aux investigations
de Gideon Mantell qui nrsquoeacutetaient pas dues au hasard Agrave lrsquoinverse il se peut que faute de
volonteacute de la part du chercheur de poursuivre ses investigations ce qui aurait pu ecirctre le
point de deacutepart drsquoune deacutecouverte importante reste lettre morte ainsi la force de la vapeur
drsquoeau eacutetait deacutejagrave connue depuis lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoattestait au Ier siegravecle lrsquoeacuteolipyle
drsquoHeacuteron drsquoAlexandrie mais nul alors nrsquoavait envisageacute cette petite sphegravere tournant toute
seule gracircce agrave la vapeur drsquoeau autrement que comme une curiositeacute et la force de la vapeur
ne trouvera drsquoapplication utilitaire que seize siegravecles plus tard gracircce agrave Denis Papin ndash lequel
encore une fois a exhumeacute un savoir qui lui preacuteexistait On cherche toujours agrave connaicirctre
quelque chose qui laquo manque raquo comme si on en avait eacuteteacute priveacute comme srsquoil y avait lagrave un
vide qui demandait agrave ecirctre combleacute toute obtention drsquoune connaissance preacutecise est un retour
qursquoopegravere la raison humaine dans la mesure ougrave le contenu de cette connaissance lui
preacuteexiste toujours (crsquoest ce qui la diffeacuterencie notamment de lrsquoimagination dont le contenu
peut lui ecirctre posteacuterieur mecircme si elle se nourrit de ce que lrsquoentendement a assimileacute) et donc
la conditionne La connaissance speacutecifiquement humaine a donc pour contenu sa condition
premiegravere drsquoexistence et il en va ainsi pour toutes les connaissances y compris celles qursquoil
serait tentant de penser comme le fruit de notre seule imagination si lrsquoon sautait le pas
qursquoont oseacute sauter les nominalistes Dans ce cadre le mythe du Phegravedre apparaicirct comme la
retranscription dieacutegeacutetique de ce rapport appliqueacute agrave la penseacutee conceptuelle le mouvement
qursquoopegravere lrsquoacircme humaine pour connaicirctre les laquo choses en soi raquo dans la mesure ougrave il offre
toutes les apparences drsquoun mouvement reacutetrospectif a pu conduire Platon agrave assimiler la
connaissance agrave une reacuteminiscence De fait lrsquoenfant ne tire pas du neacuteant ce qursquoil apprend il
reccediloit une connaissance qui lui est transmise par ses aicircneacutes que ce soit dans le cadre de la
famille ou de lrsquoeacutecole de mecircme le chercheur ne deacutecouvre jamais que ce qui lui eacutetait cacheacute
mais ne lrsquoavait pas attendu pour ecirctre vrai lrsquoarcheacuteologue deacutecouvrant des vestiges enfouis
peut srsquoen servir comme base pour reconstituer la vie drsquoune civilisation disparue il nrsquoen
112
restera pas moins vrai que la civilisation aura existeacute bien avant qursquoelle ne soit
deacutecouverte ou plus exactement retrouveacutee le paleacuteontologue deacutecouvrant des fossiles peut
reconstituer un animal disparu depuis des millions drsquoanneacutees lrsquoanimal nrsquoen aura pas moins
preacuteexisteacute agrave lrsquoexhumation de ses restes quand un speacutecialiste de la microbiologie analyse la
composition drsquoun organisme microscopique il eacutenonce encore une fois une veacuteriteacute qui est
deacutejagrave vraie avant qursquoil ne lrsquoeacutenonce puisque si tel nrsquoeacutetait pas le cas lrsquoorganisme en question
nrsquoaurait mecircme pas existeacute et son analyse nrsquoaurait mecircme pas eacuteteacute possible mecircme le
chercheur en philosophie nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre lrsquoinventeur des concepts qursquoil
deacuteveloppe en tout cas il ne preacutetend pas qursquoils soient le fruit de sa seule imagination (il
srsquoattribuerait alors un pouvoir qui eacutechoit plutocirct au poegravete) il les pense suffisamment vrais
pour avoir participeacute de la structure du vrai bien avant qursquoil ne les mette au jour Le champ
est en effet libre pour consideacuterer que les ideacutees conceptuelles preacuteexistent elles aussi
chronologiquement parlant agrave la connaissance que nous en avons puisque toute
connaissance donne les apparences drsquoun retour vers ce qui la preacutecegravede il semble logique
mecircme concernant ce qui ne peut ecirctre connu par le seul biais de lrsquoexpeacuterience mateacuterielle que
lrsquoacircme y ait deacutejagrave eu accegraves Les ecirctres que nous cherchons arrivent effectivement
chronologiquement parlant agrave la fin du processus de connaissance dont ils sont le but mais
une fois acquise cette connaissance srsquoavegravere ne pas pouvoir se passer de ces ecirctres qui se
constituent comme les causes agrave part entiegravere de ce savoir il est extrecircmement difficile
drsquoadmettre qursquoune cause puisse ecirctre posteacuterieure agrave lrsquoeffet obtenu et ce que nous parvenons
agrave connaicirctre nous preacuteexiste toujours drsquoune maniegravere ou drsquoune autre
Pour compleacuteter cette analyse de la theacuteorie de la reacuteminiscence il faut aussi souligner
la faciliteacute avec laquelle lrsquoacircme humaine peut en arriver agrave se penser cousine de
lrsquoinconditionneacute lrsquousage du terme laquo cousin raquo nrsquoest pas purement estheacutetique de notre part
crsquoest bien drsquoune familiariteacute vague mais reacuteelle qursquoil est question dans le Pheacutedon Cette
familiariteacute reste vague dans la mesure ougrave cette ideacutee ne doit pas ecirctre envisageacutee comme
reposant sur une certitude absolue son eacutenonceacute pourrait deacutebuter par la formulation laquo tout
porte agrave croire quehellip raquo plutocirct que par laquo il est absolument certain quehellip raquo ἐκεῖσε οἴχεται εἰς
τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον καὶ ὡς συγγενὴς οὖσα αὐτοῦ ἀεὶ
μετ᾽ ἐκείνου τε γίγνεται171 Cet argument nrsquooffre pas lrsquoapparence drsquoune grande rigueur et
de fait il nrsquoen a pas la vocation prouver que lrsquoacircme humaine est bien de nature divine
(faute decirctre elle-mecircme une diviniteacute) nrsquoest pas le but premier de Platon qui cherche drsquoabord
171 Plat Pheacutedon [79 d] laquo Elle se dirige lagrave-bas vers le pur ce qui est toujours lrsquoimmortel ce qui a toujours la mecircme conduite et eacutetant parente de cela elle vient toujours agrave ses cocircteacutes raquo
113
agrave convaincre que lrsquoeffort qursquoelle doit fournir pour devenir aussi divine que possible nrsquoest
pas vain On rejoindra sur ce point le commentaire de Kenneth Dorter
This argument though the least rigorous of the four in the Phaedo may be the most persuasive Perhaps the most significant and fundamental reason why people have continued believe in the non-finality of death and in their personal immortality is the sense of something eternal within ourselves We feel that there is something in us eternally valid something that counts for all time and that is not erased with our death172
Notre raison nous retient drsquoadheacuterer sans condition agrave cet argument mais nous ne pouvons
que difficilement nous empecirccher de lrsquoaccueillir favorablement la reacutealiteacute de notre
connaissance nous fournit des indices drsquoune parenteacute de notre acircme avec lrsquoinconditionneacute
mais ce ne sont justement que des indices que Platon ne reprend agrave son compte que dans la
mesure ougrave ils servent ses desseins protreptiques le vocabulaire employeacute est trop vague
pour permettre drsquoaffirmer quoi que ce soit de plus sucircr que la leacutegitimiteacute des efforts de lrsquoacircme
agrave perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance ces indices nrsquoen gardent pas moins pour
lrsquohomme non philosophe une puissance reacuteveacutelatrice de grande importance et crsquoest agrave ce titre
seulement que Platon se les reacuteapproprie pour leacutegitimer les efforts destineacutes agrave rendre lrsquoacircme
digne drsquoecirctre divine et parente de lrsquoinconditionneacute ndash crsquoest aussi pour cette raison que les
mythes platoniciens ne cessent drsquoinsister sur la mobiliteacute de lrsquoacircme drsquoen raconter les va-et-
vient les eacutegarements les changements radicaux de situation ce qui cesse drsquoentrer en
contradiction avec sa parenteacute avec lrsquoinconditionneacute si lrsquoon considegravere que Platon ne fait que
mettre en scegravene la tension qui habite lrsquoacircme tirailleacutee entre son eacutelan vers lrsquoimmobile et
lrsquoinconditionneacute drsquoune part et son enracinement dans une reacutealiteacute mobile et conditionneacutee
drsquoautre part Ce tiraillement rend la connaissance humaine autre que sensible miraculeuse
mais elle cesse de lrsquoecirctre gracircce agrave la theacuteorie de la reacuteminiscence et donc indirectement gracircce
agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme voilagrave en quoi les eacutecrits de Platon sont
reacuteveacutelateurs du lien qui existe entre cette conception et la speacutecificiteacute de la connaissance
humaine
172 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p76 laquo Cet argument bien que le moins rigoureux des quatre arguments du Pheacutedon est sans doute le plus persuasif Peut-ecirctre la raison la plus importante et la plus fondamentale pour laquelle les gens ont continueacute agrave croire que la mort ne met pas un point final agrave tout et que leur individualiteacute est immortelle reacuteside dans le sentiment qursquoil y a quelque chose drsquoeacuteternel en nous Nous sentons qursquoil y a quelque chose en nous qui est eacuteternellement valable quelque chose qui compte de tout temps et qui nrsquoest pas effaceacute par notre mort raquo
114
3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant
Si la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme exprime ce qursquoa de miraculeux aux yeux
de lrsquohomme sa faculteacute de connaicirctre elle exprime aussi ce qursquoont de scandaleux les
obstacles que rencontre cette faculteacute dont rien ne devrait de jure limiter
lrsquoeacutepanouissement la vie post corporis mortem de lrsquoacircme est preacuteciseacutement censeacutee abolir ces
limites Lrsquoobstacle intoleacuterable que le corps semble opposer agrave notre eacutelan cognitif est une
limite assez illusoire eacutetant donneacute que le corps est ce sans quoi lrsquoacircme serait priveacutee de ce que
le Banquet identifie comme la premiegravere eacutetape de lrsquoapprentissage philosophique srsquoil y a
une limite de notre connaissance dans ce cadre elle reacuteside moins dans lrsquoobstacle que lui
opposerait le corps que dans la conception mecircme du corps comme un obstacle conception
qui eacuteveille en lrsquohomme une meacutefiance envers lrsquoexpeacuterience sensible qui ne se justifie pas
toujours drsquoautant que le donneacute sensible en tant que tel nrsquoest jamais qursquoun laquo presque rien raquo
qui nrsquoa valeur drsquoinformation que dans la mesure ougrave lrsquoentendement lui donne une forme
logique ce sont moins les sens eux-mecircmes qui sont en cause que ce que lrsquoacircme en fait le
corps en tant que vecteur nrsquoest jamais fautif et ne peut pas lrsquoecirctre nrsquoeacutetant que charogne sans
lrsquoacircme Mais il est si aiseacute agrave lrsquoacircme de vivre une expeacuterience de sortie du corps qursquoelle en
arrive agrave se penser capable de connaicirctre sans le secours du corps elle y est mecircme drsquoautant
plus disposeacutee que lrsquoerreur est possible justement lagrave ougrave elle nrsquoa pas drsquoautre choix que celui
de collaborer avec le corps tandis que les domaines ougrave elle peut penser seule sans le
secours du donneacute sensible comme les matheacutematiques sont preacuteciseacutement ceux ougrave
lrsquoexactitude devient possible Ainsi si lrsquoon peut aiseacutement se tromper en eacutevaluant lrsquoheure
qursquoil est agrave partir de la position du soleil dans le ciel173 lrsquoexactitude ne devient possible
pour la mesure du temps qursquoagrave partir du moment ougrave celui-ci est diviseacute en tranches horaires
quantifiables et mesurables gracircce agrave des appareils fabriqueacutes par la main de lrsquohomme Crsquoest
donc bien la compreacutehension elle-mecircme du corps comme une limite et non la limite en elle-
mecircme qui contribue agrave la formation de la conception qui nous occupe la limite ne vient
pas du corps lui-mecircme mais plutocirct de sa sous-estimation et par voie de conseacutequence de la
surestimation de lrsquoacircme ndash cette conclusion rejoint ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment de lrsquoexcegraves
de lrsquoacircme et de lrsquoinsuffisance du corps deux pheacutenomegravenes qui ne peuvent apparaicirctre que
conjointement Cette surestimation de lrsquoacircme doit ecirctre relieacutee agrave une ideacutee tellement commune
173 Le simple fait de penser que le soleil se deacuteplace constitue lui-mecircme une erreur de jugement lieacutee au traite-ment drsquoune information visuelle qui ne peut ecirctre erroneacutee en tant que telle mais le devient par le biais dudit traitement
115
que la philosophie contemporaine oublie souvent de la traiter preacutefeacuterant la laisser agrave la
poeacutesie qui a tout le loisir de produire des miserere sur ce thegraveme la briegraveveteacute de lrsquoexistence
Crsquoest devenu un lieu commun que de dire comme Louis Aragon que laquo Le temps
dapprendre agrave vivre il est deacutejagrave trop tard raquo174 mais ce qui est inteacuteressant et reacuteveacutelateur dans
un tel vers est justement lrsquoideacutee suivant laquelle il y aurait quelque chose agrave apprendre que la
briegraveveteacute de lrsquoexistence ne permettrait pas de connaicirctre ceci peut ecirctre interpreacuteteacute comme la
marque drsquoune conception suivant laquelle la faculteacute de connaicirctre serait agrave lrsquoeacutetroit non
seulement dans le carcan du corps mais mecircme dans le cadre borneacute chronologiquement
parlant de lrsquoexistence En somme le temps qui nous est imparti est veacutecu comme
excessivement court non pas simplement parce que cette briegraveveteacute semble eacutethiquement
intoleacuterable mais parce qursquoelle ne nous laisse pas le temps qui serait neacutecessaire pour
actualiser toutes les potentialiteacutes attribueacutees agrave cet eacutelan spontaneacute vers la connaissance telle
est lrsquoideacutee que Nietzsche aurait effleureacutee dans La Geacuteneacutealogie de la morale en mettant en
accusation ce qursquoil considegravere comme eacutetant lrsquoorgueil surhumain des chreacutetiens Nietzsche
avance en effet concernant le laquo regravegne de Dieu raquo que laquo Rien que pour voir cela pour vivre
cela il est neacutecessaire de vivre longtemps par-delagrave la mort raquo175 Au-delagrave de la
condamnation drsquoune attitude jugeacutee preacutesomptueuse Nietzsche prend acte avec le style
trancheacute qui est le sien du fait que lrsquohomme se donne effectivement en termes de
connaissance des objectifs qui demanderaient plusieurs vies pour ecirctre atteints Felix qui
potuit rerum cognoscere causas176 disait Virgile et effectivement un tel homme aurait
tout lieu drsquoecirctre heureux puisqursquoil aurait reacuteussi en une seule vie ce que Socrate lui-mecircme ne
preacutetend pas avoir accompli quand lrsquoheure est venue pour lui de mourir ce qui justifie qursquoil
persiste agrave placer tous ses espoirs dans ses compagnons et les admoneste quand il les
surprend en flagrant deacutelit drsquoattitude non-philosophique il attend drsquoeux qursquoils soient agrave la
hauteur pour poursuivre lrsquoeffort de compreacutehension des choses qursquoil a engageacute et auquel la
mort va donner fin ndash du moins sur le plan de la vie drsquoici-bas Notre connaissance est donc
limiteacutee dans la mesure ougrave ce qursquoelle cherche agrave connaicirctre ce par quoi elle obtiendrait enfin
la pleacutenitude qui lui fait deacutefaut deacutepasse la somme drsquoefforts qursquoun homme seul est capable
de mener en une vie lrsquohomme agrave son eacutechelle individuelle est finalement toujours dans la
situation de Leacuteonard de Vinci imaginant des machines qui devanccedilaient les moyens
techniques de son eacutepoque il sait qursquoil nrsquoaura pas assez drsquoune vie pour tout connaicirctre pour
174 ARAGON Louis La Diane franccedilaise in Œuvres poeacutetiques complegravetes I p32 175 NIETZSCHE Friedrich La Geacuteneacutealogie de la morale I 15 176 Verg Georg II 490 laquo Heureux qui a pu connaicirctre les causes des choses raquo
116
voir se reacutealiser son ideacuteal conscient ou inconscient de connaissance parfaite Le commun
des mortels se reacutesigne agrave cet eacutetat de faits et hausse les eacutepaules en balayant son deacutesarroi par
des formules telles que laquo on ne peut pas tout savoir raquo mais cette penseacutee est agrave tout prendre
source de troubles quand lrsquoindividu prend la peine de srsquoy arrecircter qui nrsquoa jamais deacuteploreacute
qursquoil nrsquoaura jamais suffisamment de temps devant lui pour connaicirctre dans son entiegravereteacute le
monde dans lequel il vit monde qui nrsquoest lui-mecircme qursquoun infime deacutetail drsquoun univers
probablement infini La reacutesignation devant cette ideacutee nrsquoest que rarement totale en tout cas
pas au point drsquoecirctre complegravetement sereine il est bien eacutevident qursquoon nrsquoentreprend pas une
tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais personne ne verrait drsquointeacuterecirct agrave engager un
travail qui nrsquoaurait jamais de fin et agrave tout prendre lrsquoideacutee suivant laquelle ce travail en cas
drsquoinachegravevement sera poursuivi par autrui apregraves notre mort nrsquoest qursquoune bien maigre
consolation qui ne compensera jamais le deacutesarroi que fait naicirctre la penseacutee qursquoon ne le verra
jamais termineacute ndash crsquoest notamment pour cette raison que lrsquoon peut douter par exemple de
la leacutegitimiteacute de la poursuite de la construction de la catheacutedrale de la Sagrada familia agrave
Barcelone des anneacutees apregraves la mort de son architecte Antoni Gaudί Quoi qursquoil en soit la
mort eacutetant ce qui vient apregraves la vie mais dont la nature exacte ne peut ecirctre connue peut
accueillir en son sein lrsquoespoir drsquoune poursuite post vitam de notre eacutelan vers la
connaissance puisque nous nrsquoavons aucune certitude absolue sur la reacutealiteacute de la mort rien
nrsquoexclut a priori qursquoelle permette la poursuite de cet eacutelan qursquoelle permette drsquoacceacuteder aux
connaissances que nous nrsquoavons pas eu le temps drsquoacqueacuterir de notre vivant ndash crsquoest bien cet
espoir que les mythes eschatologiques de Platon mettent en scegravene agrave deacutefaut de pouvoir le
leacutegitimer logiquement Pour reacutesumer lrsquohomme ne remet en cause agrave aucun moment (il nrsquoa
aucune raison de le faire) la leacutegitimiteacute de cet eacutelan vers la connaissance et tout ce qui
srsquooppose agrave son accomplissement est agrave ce point consideacutereacute comme illeacutegitime que tout est fait
pour nier ontologiquement cet obstacle fucirct-ce la mort elle-mecircme agrave cet eacutegard face agrave la
briegraveveteacute de lrsquoexistence humaine lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest pas une simple consolation
mais bien comme ce qui semble le plus logique agrave un esprit qui ne conccediloit pas (et ne peut
pas concevoir) la possibiliteacute de la cessation brutale de son eacutelan vers la connaissance agrave
lrsquoinstar du conatus spinozien cet eacutelan nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre cessation ndash la
deuxiegraveme limite contribuant agrave leacutegitimer lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est donc moins la
briegraveveteacute de lrsquoexistence elle-mecircme que lrsquoimpossibiliteacute pratique de concevoir la cessation de
lrsquoeacutelan vers la connaissance qui de jure doit se poursuivre jusqursquoagrave ce qursquoil soit arriveacute agrave
terme et ce au mecircme titre que nrsquoimporte quelle autre activiteacute humaine du fait de son
habitude drsquoenvisager toute activiteacute par rapport agrave une fin qui doit ecirctre atteinte du fait qursquoil
117
ne fasse jamais rien laquo en vain raquo non pas au sens ougrave il rechercherait toujours lrsquoutiliteacute
pratique mais au sens ougrave il cherche agrave ce que les objectifs qursquoil se donne soient atteints il
est incapable drsquoaccepter lrsquoobstacle que la mort oppose agrave sa quecircte de connaissance La mort
serait un moindre mal si lrsquohomme avait assez drsquoune vie pour acqueacuterir la connaissance qursquoil
recherche
Lrsquoimpossibiliteacute de concevoir la cessation de lrsquoeacutelan vers la connaissance rejoint une
autre impossibiliteacute plus radicale encore et que Platon ne niait pas pas plus drsquoailleurs que
tout esprit grec agrave savoir lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant absolu la conception
grecque du monde comme un cosmos organiseacute a deacutejagrave eacuteteacute mobiliseacutee pour commenter
lrsquoargument des contraires deacuteveloppeacute dans le Pheacutedon mais il serait erroneacute de srsquoen tenir
quitte agrave si bon compte avec cette ideacutee en se contentant de souligner qursquoelle est typiquement
grecque affirmer cela reviendrait agrave preacutetendre que lrsquoeacutepoque contemporaine serait plus agrave
mecircme que lrsquoAntiquiteacute grecque de penser le neacuteant ce qui nrsquoest absolument pas certain
Certes la moderniteacute utilise couramment le zeacutero en tant que nombre mais il ne peut servir
dans la meilleur des cas qursquoagrave signifier lrsquoabsence de quelque chose et guegravere plus ou plutocirct
guegravere moins nul ne peut avoir la preacutetention de savoir exactement ce qursquoest le neacuteant
absolu lrsquoabsence de toute chose mecircme un espace vide de tout objet ne peut qursquoen fournir
une ideacutee bien approximative le simple fait de poser un espace excluant lui-mecircme toute
ideacutee drsquoun neacuteant absolu Gracircce agrave la physique nous sommes bien capables de laquo faire le
vide raquo agrave lrsquointeacuterieur drsquoun reacutecipient de le rendre vide de toute substance et mecircme drsquoair mais
il reste tout de mecircme le reacutecipient qui lui nrsquoest pas un rien Les Grecs ne connaissaient pas
le zeacutero mais ils eacutetaient en fin de compte plus proches que nous le sommes de la reacutealiteacute de
notre faculteacute de connaicirctre affirmer que nous avons progresseacute en vingt-cinq siegravecles au
moins de ce point de vue-lagrave serait preacutesomptueux177 il est plus probable que loin de nous
ecirctre rapprocheacutes drsquoune reacutealiteacute qui nous transcende nous nous sommes plutocirct eacuteloigneacutes drsquoune
reacutealiteacute qui est la nocirctre Envisager lrsquoimpossibiliteacute pour les Anciens de concevoir le neacuteant
comme une simple curiositeacute comme un simple fait historial crsquoest sous-estimer le fait que
cette impossibiliteacute est toujours notre fait je peux tregraves bien imaginer qursquoil y ait zeacutero
veacutegeacutetal zeacutero animal zeacutero humain devant moi mais je ne peux pas faire comme srsquoil nrsquoy
avait absolument rien mecircme Descartes faisant table rase de ses connaissances ne pouvait
177 Pierre Kreszberg nous met en garde contre une telle tentation laquo On srsquoattendrait agrave ce que la reacutevolution scientifique du XVIIe siegravecle bouscule ce renoncement [agrave saisir la nature du Tout] au profit drsquoun penseacutee du Tout qui reacuteussisse lagrave ougrave les Anciens ont eacutechoueacute Il nrsquoen est rien raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 2 sect Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269
118
que laquo buter raquo sur le fait que lui-mecircme en tant que conscience eacutetait bien lagrave et qursquoil y avait
donc au moins la conscience qursquoil est Le neacuteant est donc absolument ineffable absolument
inexprimable absolument inconcevable il nrsquoy a rien drsquoincongru agrave ce que ce soit au terme
drsquoune reacuteflexion logique reposant sur lrsquoargument des contraires que Platon en arrive agrave
conclure que lrsquoacircme est immortelle puisque crsquoest bien au nom drsquoune exigence logique que
lrsquoon en arrive agrave admettre cette immortaliteacute une exigence laquo par deacutefaut raquo certes puisqursquoelle
repose sur notre impuissance agrave concevoir le neacuteant Mecircme lrsquoexpeacuterience de sortie du corps
nrsquoest drsquoaucun secours pour connaicirctre le neacuteant ne serait-ce que parce que cette expeacuterience
est loin drsquoecirctre toujours deacutesinteacuteresseacutee a fortiori dans sa version non-philosophique que
nous pouvons connaicirctre au quotidien elle a toujours une finaliteacute deacutetermineacutee est toujours
enchaicircneacutee agrave un laquo quelque chose raquo elle peut eacuteventuellement deacutevaluer ontologiquement le
monde drsquoici-bas mais elle ne peut en aucun cas nier la reacutealiteacute de lrsquoecirctre psychique
connaissant auquel elle donne son fondement pheacutenomeacutenologique et mecircme ontologique Au
terme de lrsquoeacutecreacutemage que permet cette expeacuterience asceacutetique il restera toujours cet ecirctre
connaissant qui en se connaissant lui-mecircme ne peut inclure sa propre cessation
119
Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice
Il serait tentant drsquoavancer qursquoil est anachronique de parler drsquoeacutethique chez Platon
puisque comme le signale Jean-Franccedilois Balaudeacute laquo le terme nrsquoa pas cours avant drsquoecirctre
forgeacute par Aristote et encore Aristote ne parle-t-il pas drsquoegravethikegrave en une deacutenomination
geacuteneacuterique mais plutocirct drsquoegravethika raquo178 ceci est une eacutevidence mais il est tout aussi eacutevident
que la laquo reacuteflexion sur lrsquoagir humain et les valeurs qui le reacutegissent raquo179 nrsquoa pas attendu le
Stagirite ni mecircme la philosophie pour apparaicirctre le souci eacutethique est aussi vieux que
lrsquohumaniteacute et si le terme nrsquoapparait pas chez Platon crsquoest parce que ce dernier nrsquoavait pas
jugeacute utile drsquoisoler lrsquoeacutethique en tant que domaine de reacuteflexion du tout que constituait le
savoir Il nrsquoest donc pas incongru drsquoattribuer agrave Platon des recommandations eacutethiques
celles-ci eacutetant compleacutementaires et indissociables de la recherche de la veacuteriteacute cette
recherche neacutecessitant drsquoobeacuteir agrave une certaine regravegle de vie Ainsi la reacuteforme politico-eacutethique
que Platon cherchait agrave engager agrave lrsquoeacutepoque troubleacutee ougrave il vivait peut ecirctre envisageacutee sans
anachronisme comme une manifestation dun deuxiegraveme aspect de la speacutecificiteacute humaine
qui drsquoailleurs repose sur le premier celui-lagrave mecircme qui a eacuteteacute examineacute preacuteceacutedemment crsquoest
en effet parce qursquoil est ecirctre de logos que lrsquohomme est en mesure de qualifier un fait
quelconque comme eacutetant juste ou injuste ou comme eacutetant moral ou immoral ndash
lrsquoadjectif laquo moral raquo tend agrave tomber en deacutesueacutetude dans le franccedilais contemporain au profit du
terme laquo eacutethique raquo qui certes revient agrave la source du latin moralis traduction ciceacuteronienne
du grec ἠθική mais preacutesente lrsquoinconveacutenient de ne pas avoir drsquoantonyme attitreacute comme
laquo moral raquo srsquooppose agrave laquo immoral raquo aussi se contente-t-on drsquoexpressions plus ou moins
bricoleacutees comme laquo non-eacutethique raquo ou laquo contraire agrave lrsquoeacutethique raquo qui nrsquoont pas autant de force
expressive que celle drsquoun antonyme attitreacute cette remarque pourrait sembler anecdotique
mais elle est reacuteveacutelatrice du fait que le passage du terme laquo moral raquo au terme laquo eacutethique raquo loin
drsquoecirctre anodin est le marqueur drsquoun basculement seacutemantique important aussi longtemps
que lrsquoon se contente de la morale on pense pouvoir se contenter drsquoobeacuteir agrave un certain
nombre de regravegles eacutedicteacutees par une autoriteacute (deacutetermineacutee ou non) regravegles dont lrsquoinfraction
constitue une sortie du laquo droit chemin raquo mais agrave partir du moment ougrave lrsquoon se soucie
178 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p70 179 Op cit p72
120
drsquoeacutethique et non plus de morale lrsquoobeacuteissance agrave lautoriteacute ne suffit plus les regravegles qursquoil
convient de suivre nrsquoont plus de contraires attitreacutes et degraves lors peuvent faire lrsquoobjet drsquoune
discussion drsquoune remise en question En drsquoautres termes la morale indiquerait un seul et
unique chemin le seul qursquoil est bon de suivre tandis que lrsquoeacutethique multiplierait les
chemins possibles lrsquoeacutethique bien entendu nrsquoadmet pas nrsquoimporte quelle voie elle ne part
pas du principe que tous les chemins se valent elle reconnait simplement qursquoil nrsquoy en a pas
qursquoun seul et qursquoil est pertinent de discuter de la valeur de chacune des ces virtualiteacutes un
signe qui ne trompe pas est que les deacutebats actuels ayant trait agrave lrsquoeacutethique notamment en
meacutedecine proposent plus qursquoils nrsquoimposent ou plutocirct excluent plus qursquoils nrsquoincluent au
sens ougrave les seules certitudes qui en ressortent ont trait agrave ce qursquoil ne faut pas faire plutocirct
qursquoagrave ce qursquoil faut faire si tout le monde est drsquoaccord pour dire que le devoir du meacutedecin
est de soigner son patient ou du moins drsquoen limiter les souffrances lrsquounanimiteacute nrsquoest plus
de mise quand il srsquoagit de deacuteterminer les moyens qursquoil doit mettre en œuvre et mecircme les
professionnels du soin reconnaissent que cette deacutetermination deacutepend drsquoune multitude de
facteurs qui ne sont pas tous preacutevisibles et deacutependent en grande partie des particulariteacutes de
chacune des situations auxquelles les soignants sont confronteacutes in vivo Cette position
inconfortable est en quelque sorte une marque parmi drsquoautres drsquoune eacutepoque qui se veut
laiumlciseacutee ougrave le garde-fou moral des autoriteacutes religieuses traditionnelles ne suffit plus agrave
reacutepondre agrave toutes les interrogations qui se posent agrave lrsquohomme lorsqursquoil est dans la neacutecessiteacute
de faire un choix drsquoautant que les progregraves de la technique deacutemultiplient consideacuterablement
le nombre des possibles de telle sorte que la nature elle-mecircme nrsquoest plus en mesure de
censurer immeacutediatement toutes les activiteacutes humaines contraires agrave ses lois Platon certes
nrsquoen eacutetait pas encore lagrave puisque lrsquoἠθική nrsquoexistait mecircme pas en tant que science isoleacutee et
avait donc encore moins pu au Ve siegravecle avant notre egravere transiter par la traduction latine
moralis il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoen eacutecrivait pas moins dans une eacutepoque troubleacutee ougrave le cadre
traditionnel de la citeacute avait eacuteclateacute et ougrave le respect de la tradition eacutetait en pleine deacuteperdition
Le deacutenominateur commun entre cette eacutepoque et la nocirctre est donc lrsquoincertitude sur la limite
exacte entre le bien et le mal du point de vue de lrsquoaction humaine cela ne signifie pas que
ces eacutepoques se ressemblent mais atteste plutocirct que la dimension eacutethique est une constante
de lrsquohumaniteacute conscient de son autonomie de sa capaciteacute agrave agir en eacutetant seul responsable
de sa deacutecision lrsquohomme ne dispose drsquoaucun criteacuterium absolu lui permettant de deacuteterminer
avec certitude et dans tous les cas de figure si son action est bonne ou mauvaise son
incertitude agrave ce sujet peut prendre des formes plus ou moins aigueumls suivant les
eacutepoques mais toute certitude agrave ce sujet est en derniegravere analyse illusoire en tant qursquoelle ne
121
repose que sur un choix qui sans ecirctre neacutecessairement arbitraire nrsquoen reste pas moins un
choix Il est monnaie courante aujourdrsquohui de dire face agrave cette incertitude que laquo lrsquohistoire
jugera raquo crsquoest-agrave-dire que les conseacutequences sur le long terme drsquoune action permettront drsquoen
eacutevaluer la leacutegitimiteacute ou lrsquoilleacutegitimiteacute mais cela ne suffit pas pour reacutepondre agrave lrsquoangoisse de
lrsquohomme car cest bien lrsquoangoisse qui apparait lorsquil prend conscience de sa liberteacute
comme lrsquoa theacuteoriseacute Kierkegaard commentant la Genegravese et notamment le peacutecheacute originel
laquo Quand on admet que lrsquointerdiction suscite le deacutesir on a un savoir au lieu de lrsquoignorance car Adam a ducirc avoir alors une connaissance de la liberteacute puisque son deacutesir eacutetait de srsquoen servir Cette explication ne peut donc venir qursquoapregraves coup Lrsquointerdiction angoisse Adam parce qursquoelle eacuteveille en lui la possibiliteacute de la liberteacute raquo180
Il se trouve justement que tout reacutecit eschatologique narrant la vie post corporis mortem de
lrsquoacircme propose peu ou prou une reacuteponse agrave cette angoisse eacutethique puisqursquoil promet que les
bonnes actions seront reacutecompenseacutees et les mauvaises chacirctieacutees agrave leur juste mesure De ce
point de vue lrsquoeschatologie fait se rencontrer deux concepts qui ne srsquoopposent pas mais qui
ne peuvent ecirctre assimileacutes agrave savoir lrsquoeacutethique et la justice si le mot laquo eacutethique raquo vient du
grec ἦθος deacutesignant les coutumes les caractegraveres les mœurs et peut donc deacutesigner lrsquoeacutetude
de ces derniers sans finaliteacute pratique immeacutediate le mot laquo justice raquo en revanche vient du
latin ius deacutesignant le droit tel qursquoil est pratiqueacute et appliqueacute au sein drsquoune socieacuteteacute donneacutee
par exemple le ius romanus auquel le droit franccedilais actuel doit encore beaucoup cela ne
signifie pas que la justice ne soit qursquoune convention la justice ne saurait se reacutesumer agrave ce
qui est dicteacute par la loi il peut arriver que la loi drsquoune citeacute soit injuste (en assistant agrave la
condamnation de Socrate Platon eacutetait bien placeacute pour le savoir) mais ideacutealement la loi
devrait permettre de tracer une frontiegravere intangible infranchissable et deacutefinitive entre le
juste et lrsquoinjuste or cette frontiegravere semble introuvable son eacutetablissement est toujours remis
agrave plus tard srsquoil suffit de sortir des frontiegraveres de son pays pour que les notions de juste et
drsquoinjuste soient renverseacutees ce nrsquoest pas seulement en raison drsquoune diffeacuterence culturelle
mais drsquoabord parce que les citoyens de lrsquoautre pays nrsquoont pas davantage reacuteussi que nos
concitoyens agrave eacutetablir de frontiegravere claire et deacutefinitive entre le juste et lrsquoinjuste dans
lrsquoapplication que ces notions doivent avoir au quotidien Il nrsquoest drsquoailleurs pas neacutecessaire
de se deacuteplacer dans lrsquoespace pour que la compreacutehension du juste et de lrsquoinjuste soit
subvertie il suffit de laisser le temps laquo faire son œuvre raquo et de constater que ce qui eacutetait
encore consideacutereacute comme juste il y a un demi-siegravecle apparait comme intoleacuterablement injuste
aujourdrsquohui comme lrsquointerdiction de lrsquoavortement la peine de mort ou la majoriteacute civile agrave
180 KIERKEGAARD Soumlren Le concept drsquoangoisse [IV 349] in Œuvres complegravetes tome VII p146
122
21 ans Il existe bien des conventions politiques sur les notions de juste et drsquoinjuste mais
toutes ces conventions ne donnent qursquoune faible ideacutee de ce que devrait ecirctre la justice de
mecircme qursquoil y a en lrsquohomme une angoisse eacutethique reacutesultant de lrsquoindeacutetermination de son
agir il y a en lrsquohomme une exigence de justice reacutesultant du fait de vivre en communauteacute et
qui est elle aussi toujours renouveleacutee perpeacutetuellement insatisfaite lrsquoinsatisfaction
pouvant donner lieu agrave terme au non de la reacutevolte tel que lrsquoa theacuteoriseacute Camus
laquo En somme ce non affirme lrsquoexistence drsquoune frontiegravere On retrouve la mecircme ideacutee de limite dans ce sentiment du reacutevolteacute que lrsquoautre laquo exagegravere raquo qursquoil eacutetend son droit au-delagrave drsquoune frontiegravere agrave partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite Ainsi le mouvement de reacutevolte srsquoappuie en mecircme temps sur le refus cateacutegorique drsquoune intrusion jugeacutee intoleacuterable et sur la certitude confuse drsquoun bon droit plus exactement lrsquoimpression chez le reacutevolteacute qursquoil est laquo en droit dehellip raquo raquo181
Lrsquousage par Camus des termes laquo confus raquo et laquo impression raquo deacutenotent que lrsquoexigence de
justice ne repose jamais sur une conception vraiment claire de ce en quoi doit consister la
justice en tout cas jamais sur une deacutefinition dont il serait possible de rendre compte en
termes exclusivement logiques Cette exigence de justice a donc en commun avec le souci
eacutethique drsquoecirctre spontaneacute de la part de lrsquohomme de constituer une exigence dont il ne saurait
en aucun cas se deacutepartir mais qui relegraveve davantage de lrsquoaffect que du raisonnement ils
constituent tous deux la manifestation du sentiment vague suivant lequel il existe un
laquo bon raquo et un laquo mauvais raquo agir le premier devant ecirctre rechercheacute et reacutecompenseacute le second
devant ecirctre eacuteviteacute et chacirctieacute ce qui permet agrave ces deux exigences de se rejoindre dans
lrsquoeschatologie Leur diffeacuterence fondamentale tient agrave leur champ drsquoapplication en effet
quand Kierkegaard theacuteorise lrsquoangoisse eacutethique il peut se permettre de ne parler que de
lrsquoindividu seul face agrave la multitude de virtualiteacutes qursquoil pourrait actualiser mais quand
Camus theacuteorise le sentiment drsquoinjustice qui se situe agrave la source de la reacutevolte il ne peut
parler que de lrsquohomme en tant que membre drsquoune communauteacute dans les interactions que
lrsquoindividu entretient avec les autres hommes Bien sucircr les questionnements eacutethiques
engagent souvent la responsabiliteacute de la communauteacute toute entiegravere crsquoest agrave ce titre que le
pouvoir politique peut ecirctre ameneacute agrave leacutegifeacuterer agrave leur sujet mais lrsquoeacutethique en tant que telle
concerne premiegraverement lrsquoindividu elle est la forme logique du sentiment qursquoil eacuteprouve
drsquoavoir commis une faute crsquoest bien pour ccedila que la Bible a pu mettre en scegravene la
culpabiliteacute en racontant la faute drsquoun seul et unique couple Certes Platon se donne bien
dans la Reacutepublique le but de traiter de la justice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul qui srsquoavegravere
consister en une harmonie entre les trois tendances de lrsquoacircme mais la justice de lrsquohomme
181 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p 27
123
ayant reacuteussi cet accord se manifeste drsquoabord par son activiteacute par les relations qursquoil
entretient avec autrui Eacutethique et justice ne sont pas contradictoires dans lrsquoabsolu il se
peut qursquoune action soit juste sans ecirctre eacutethique par exemple lorsque les dirigeants politiques
font espionner des individus perccedilus comme dangereux pour la seacutecuriteacute des citoyens mais il
nrsquoest pas concevable qursquoune action eacutethique ne soit pas juste En somme on ne peut pas
assimiler complegravetement lrsquoeacutethique et la justice mais on ne peut pas davantage les
diffeacuterencier radicalement les deux notions eacutetant perpeacutetuellement en contact lrsquoune avec
lrsquoautre il est donc plus pertinent de distinguer les deux domaines ougrave elles trouvent agrave
srsquoappliquer ou plus exactement les deux eacutechelles que peuvent avoir les questionnements
qursquoelles suscitent agrave savoir lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu seul et lrsquoeacutechelle de la citeacute Srsquoil nrsquoest pas
pertinent drsquoopposer lrsquoeacutethique et la justice il est en revanche inteacuteressant de distinguer le
souci individuel source drsquoangoisse drsquoagir conformeacutement agrave lrsquoeacutethique et le souci citoyen
source de deacutebat drsquoagir conformeacutement agrave la justice
1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique
Nrsquoen deacuteplaise agrave Thrasymaque dont Glaucon illustre par le ceacutelegravebre mythe de
Gygegraves la position sur la justice qui est reacuteduite agrave la loi du plus fort il nrsquoest absolument pas
certain que tout homme ferait le mal en parfaite connaissance de cause srsquoil avait la
possibiliteacute de le faire en totale impuniteacute avant mecircme drsquoecirctre puni par ses concitoyens le
malfaiteur se punit souvent lui-mecircme lrsquohomme est souvent agrave lui-mecircme son premier juge
le remords repreacutesente pour lui une force coercitive dont on ne peut sous-estimer le pouvoir
ce nrsquoest pas un hasard si les Grecs et notamment les tragiques comme Eschyle lrsquoont
repreacutesenteacute sous la forme de diviniteacutes les Eacuterinyes Il faut cependant souligner que ces
deacuteesses du remords qui harcegravelent Oreste finissent gracircce agrave lrsquointervention drsquoAtheacutena par
devenir les Eumeacutenides crsquoest-agrave-dire litteacuteralement les Bienveillantes182 agrave cet eacutegard le
remords apparait comme une puissance au visage double il nrsquoa pas pour seule vocation de
chacirctier lrsquoagressiviteacute des Eacuterinyes nrsquoest pas gratuite elle offre au coupable au criminel au
peacutecheur la possibiliteacute de srsquoamender Ce repentir ne saurait certes toujours suffire la citeacute
reacuteclame que lrsquoindividu qui a enfreint ses lois laquo paie sa dette raquo le citoyen qui a eacuteteacute leacuteseacute
demande reacuteparation demande qursquoon lui laquo rende justice raquo mais agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu le
remords est agrave lui seul une punition peut-ecirctre plus terrible encore que toute peine prononceacutee
par un tribunal ne serait-ce que parce qursquoelle nrsquoa pas de terme fixeacute et peut poursuivre
182 Cf Annexe 17
124
lrsquohomme toute sa vie durant voire disparaicirctre de la meacutemoire pour mieux ressurgir
longtemps apregraves et ainsi hanter lrsquohomme au moment ougrave il srsquoy attend le moins ce qui
confirmerait la thegravese de Jean Scot Eacuterigegravene suivant laquelle lrsquoEnfer serait une image de la
culpabiliteacute ressentie par le peacutecheur en proie au repentir Cette puissance du remords qui
surpasse celle de la justice humaine explique partiellement que Socrate eacutetant totalement
deacutepourvu de remords du fait de sa certitude de nrsquoavoir commis aucune faute reacuteelle ne soit
pas davantage affecteacute par la deacutecision de justice qui pegravese sur lui en somme le sentiment de
culpabiliteacute et le remords ne concernent bien que lrsquoindividu seul et sont indeacutependants des
chacirctiments que la citeacute peut lui infliger il nrsquoest mecircme pas exclu que lrsquohomme puni par ses
semblables ne regrette cependant rien de ce qursquoil a commis lrsquoexemple des dignitaires
nazis qui apregraves la guerre se deacutefendaient en affirmant avoir obeacutei agrave des ordres est resteacute dans
les meacutemoires il nrsquoest pas exclu non plus que lrsquohomme se sente coupable sans mecircme avoir
seulement fait du tort agrave qui que ce soit sans avoir rien commis de reacutepreacutehensible aux yeux
de la citeacute comme le soulignait Kierkegaard le sentiment de culpabiliteacute drsquoAdam surgit
deacutejagrave lorsque la possibiliteacute drsquoagir en deacutesobeacuteissant agrave la loi divine apparait avant mecircme que
cette virtualiteacute ait eacuteteacute actualiseacutee agrave cet eacutegard le reacutecit de la Chute peut illustrer le veacutecu de
lrsquoadolescent qui apprend agrave agir autrement qursquoen obeacuteissant aveugleacutement agrave ses aicircneacutes cet
apprentissage qui fait partie inteacutegrante du passage de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte est souvent
douloureux dans la mesure ougrave il coiumlncide chronologiquement et pheacutenomeacutenologiquement
avec la perte des repegraveres fixes et absolus lrsquoadolescent apprend agrave ecirctre agrave lui-mecircme son
propre principe agrave jouer vis-agrave-vis de lui-mecircme le rocircle que jouaient auparavant ses aicircneacutes il
se retrouve donc priveacute du guide qursquoil lui suffisait jadis de suivre pour ecirctre dans le laquo droit
chemin raquo et faute de garantie concernant le bien-fondeacute de son agir il peut ecirctre ameneacute agrave se
sentir coupable drsquoun acte qui nrsquoest en rien reacutepreacutehensible mais dont le seul vice aura eacuteteacute de
ne pas avoir reccedilu la caution morale des aicircneacutes et donc de ne pas avoir eacuteteacute avaliseacute par une
autoriteacute reconnue comme supeacuterieure
Ici se situe le nœud de lrsquoaffaire pour qursquoun acte qursquoil deacutecide de reacutealiser soit valable
aux yeux de sa propre conscience lrsquohomme a besoin qursquoil soit conforme agrave une certaine
norme il ne lui suffit pas ou alors rarement qursquoil lrsquoait librement deacutecideacute il ne suffit mecircme
pas que ledit acte puisse ecirctre perccedilu comme naturel et neacutecessaire agrave sa survie Ainsi en son
temps Pierre Abeacutelard a tenteacute de battre en bregraveche lrsquoideacutee suivant laquelle le plaisir sexuel
serait mauvais ndash qui connait sa biographie sait agrave quel point il eacutetait concerneacute par ce sujet Il
y a une diffeacuterence nous dit-il entre eacuteprouver un plaisir en agissant de maniegravere conforme agrave
notre nature et se vautrer dans la recherche effreacuteneacutee des plaisirs au meacutepris de toute autre
125
consideacuteration puisqursquoil se trouve que lrsquoon eacuteprouve du plaisir agrave entretenir les relations
charnelles qui permettent la reproduction et agrave manger les aliments par lesquels nous
assurons notre survie ce plaisir nrsquoest pas condamnable en tant que tel eacutetant donneacute qursquoil est
lieacute agrave notre condition de creacuteatures mortelles et il semble que la lettre mecircme des Eacutecritures
lrsquoautorise Si ergo concubitus cum uxore uel esus eciam delectabilis cibi a primo die
nostrae creacionis quo in paradiso sine peccato uiuebatur nobis concessus est quis nos
in hoc peccati arguat si concessionis metam non excedamus 183 Le peacutecheacute originel ne doit
effectivement pas ecirctre compris comme la meacutetaphore drsquoun peacutecheacute de chair et encore moins
comme un peacutecheacute de gourmandise la loi divine agrave laquelle le peacutecheacute contrevient ne fait eacutetat agrave
aucun moment drsquoune interdiction totale frappant les relations charnelles et la
consommation des aliments toutes choses qursquoelle ne peut drsquoailleurs interdire agrave moins
drsquoocircter aux creacuteatures tout moyen de subsistance et de procreacuteation ce qui serait
contradictoire avec lrsquoacte mecircme de creacuteation Toutefois le fait qursquoAbeacutelard se sente obligeacute
de justifier logiquement ces plaisirs atteste qursquoil ne suffit pas qursquoils soient naturels pour
que notre conscience eacutethique les valide pour tout dire crsquoest mecircme justement le fait qursquoils
nous renvoient agrave notre nature de creacuteatures corporelles qui eacuteveille notre meacutefiance agrave leur
eacutegard Lrsquoexpeacuterience de deacutetachement des affections corporelles dont lrsquoascegravese philosophique
marque le plus haut degreacute drsquointensiteacute fait entrevoir en effet la possibiliteacute drsquoun niveau de
lrsquoecirctre transcendant radicalement notre condition terrestre et donc doteacute drsquoune leacutegitimiteacute
ontologique incomparablement supeacuterieure agrave celle du monde drsquoici-bas cette expeacuterience
qui nrsquoest absolument pas surhumaine mais constitue au contraire la marque de la speacutecificiteacute
humaine nous rend sensibles agrave lrsquoideacutee drsquoagir en vue drsquoun bien qui transcende la simple
survie On en revient ici agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le dualisme acircme-corps serait une
reformulation de la distinction entre la liberteacute et la neacutecessiteacute ou plus simplement entre le
choisi et le non-choisi le rejet dont les affections corporelles peuvent faire lrsquoobjet tire son
origine de leur caractegravere non-choisi la tare que lrsquohomme ne leur pardonne pas est de ne pas
mettre en jeu sa liberteacute et de le renvoyer agrave son animaliteacute lrsquohomme nrsquoa de cesse drsquoune
maniegravere ou drsquoune autre de veiller agrave ce que tout ce qui peut ecirctre perccedilu comme une entrave agrave
sa liberteacute aussi naturel cet objet de reacutepulsion soit-il soit eacutecarteacute crsquoest par exemple parce
qursquoils consideacuteraient que les poils repreacutesentaient lrsquoanimaliteacute que les anciens Eacutegyptiens
pratiquaient lrsquoeacutepilation En confinant dans un preacute carreacute strictement deacutelimiteacute la sexualiteacute
183 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I II 11 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p174 laquo Eacutetant donneacute que les relations avec une eacutepouse ou la consommation drsquoaliments mecircme savoureux qui se faisait sans peacutecheacute au paradis nous a eacuteteacute autoriseacutee degraves le premier jour de la creacuteation qui pourrait nous accuser de peacutecher en cette matiegravere sous reacuteserve que nous ne franchissons pas la limite autoriseacutee raquo
126
lrsquoalimentation et lrsquoensemble des donneacutees susceptibles de faire de lrsquohomme un animal
comme les autres plutocirct que de permettre lrsquoaffirmation de sa speacutecificiteacute en imposant agrave ces
donneacutees des limites eacutetroites dont elles ne doivent pas sortir lrsquohomme cherche simplement agrave
srsquoaffirmer comme un ecirctre de liberteacute et de deacutecision et non comme un ecirctre drsquoinstinct et de
pulsion Les interdits moraux loin de constituer une limitation de la liberteacute de lrsquohomme
sont au contraire ce qui permet lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute dans la mesure ougrave ils le
libegraverent partiellement de la part subie de son ecirctre Il peut arriver que ces interdits soient
contesteacutes au nom de la liberteacute individuelle qursquoils deviennent pesants aux yeux drsquoune
geacuteneacuteration au point drsquoecirctre perccedilus comme une entrave agrave la liberteacute humaine mais cette
contestation est plutocirct la conseacutequence de lrsquooubli dans lequel ont pu tomber les motifs ayant
leacutegitimeacute lrsquoadoption de ces interdits dont la raison drsquoecirctre nrsquoest pas dans la volonteacute de brider
la liberteacute humaine mais au contraire dans la recherche de lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute
par la libeacuteration de lrsquohomme autant que faire se peut de ce qui lrsquoenferme dans sa condition
animale Crsquoest parce qursquoun plaisir charnel intense eacuteloigne du souci de lrsquoacircme que religion et
philosophie le condamnent pour ainsi dire spontaneacutement ou du moins srsquoen meacutefient le
plaisir charnel est lrsquoexpeacuterience que nous permet de vivre la fideacuteliteacute agrave notre condition
corporelle et mortelle vaincre le plaisir et purifier lrsquoacircme de tout commerce excessif avec le
corps est donc envisageacute comme une victoire sur cette condition La victoire ne saurait
jamais ecirctre deacutefinitive Socrate lui-mecircme ne saurait preacutetendre avoir atteint un tel degreacute de
perfection mais le combat en vaut la peine puisque sa reacuteussite mecircme partielle et
momentaneacutee est ce par quoi lrsquohomme reacuteaffirme sa speacutecificiteacute sa capaciteacute agrave ne pas rester
prisonnier de lrsquoinstinct Lideacutee dune indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et celle
drsquoune eacutethique agrave laquelle il est leacutegitime drsquoobeacuteir indeacutependamment de toute consideacuteration
relative agrave la survie ne sont pas des pheacutenomegravenes successifs et sont au contraire simultaneacutes
ces conceptions surgissent toutes deux agrave lrsquoinstant mecircme ougrave lrsquohomme prend conscience du
fait qursquoil peut ecirctre libre que sa vie peut ne pas se reacutesumer agrave la satisfaction des besoins
organiques et que tel est preacuteciseacutement ce qui le distingue des autres espegraveces Lrsquointerdit
moral la reacutepression des appeacutetits animaux est une revendication de liberteacute au mecircme titre
que lrsquoaffirmation de lrsquoautonomie de lrsquoacircme autant dire donc que la conception des
reacutecompenses et chacirctiments post mortem est elle-mecircme une revendication de liberteacute par
laquelle lrsquohomme srsquoaffirme comme ecirctre de culture et non pas seulement de nature
Il serait tentant agrave cet eacutegard daffirmer que celui qui fait le mal agit ainsi parce que
sa condition corporelle lrsquoinduit en erreur fait naicirctre dans son acircme des passions qui brouil-
lent sa connaissance du bien et lui font prendre un mal pour un bien ou lrsquoamegravenent agrave penser
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que commettre le mal est plus profitable que faire le bien De mecircme qursquoil semble que nos
sens et par voie de conseacutequence notre corps nous abusent sur la reacutealiteacute de ce qui nous en-
toure ils brouilleraient aussi notre compreacutehension du bien et du mal en nous faisant
prendre un bien pour un mal et vice-versa pour un animal laquo normal raquo la question semble
ne pas se poser lrsquoanimal distingue ce qui lui est nuisible de ce qui lui est profitable et agit
en conseacutequence ecirctre un animal laquo raisonnable raquo ne signifie pas neacutecessairement ecirctre un
animal coheacuterent et inversement ainsi lrsquohomme peut-il rechercher des plaisirs qursquoil sait lui
ecirctre neacutefastes mais qui lui procurent un plaisir tel qursquoil considegravere que le risque qursquoils repreacute-
sentent en vaut la peine aucune campagne anti-tabac agrave ce jour nrsquoa vraiment reacuteussi agrave faire
baisser de maniegravere significative le nombre de fumeurs et ces derniers sont souvent les pre-
miers agrave reconnaicirctre que ce qui est pour eux source de plaisir est aussi un poison violent De
jure on pourrait attendre du corps qursquoil suffise agrave nous renseigner efficacement sur ce qursquoil
vaut mieux eacuteviter et ce qursquoil faut rechercher telle est justement la chance que la plupart des
autres animaux possegravedent sans se le repreacutesenter La reacuteaction de Glaucon apregraves la descrip-
tion par Socrate de la citeacute primitive dans la Reacutepublique est finalement celle que peut avoir
tout un chacun quand on lui propose un mode de vie sain mais apparemment austegravere il
existe des aliments dont la consommation si elle est excessive peut entraicircner des maux
bien plus grands que le plaisir qursquoils fournissent et la connaissance de cet eacutetat de choses ne
suffit cependant pas agrave ce que lrsquoon renonce agrave cette consommation outranciegravere les deacutelices
qursquoelle procure faisant oublier les conseacutequences neacutefastes qursquoelle peut avoir nous aveuglant
au point de nous empecirccher drsquoanticiper ses conseacutequences comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch
laquo Car jrsquoai beau palper renifler ausculter mon plaisir je ne trouve pas dans sa saveur affective le moindre avant-goucirct de la future douleur qui paraicirct-il me menace la moindre allusion agrave la maladie qursquoon mrsquoannonce la crampe drsquoestomac nrsquoest pas analytiquement contenue fucirct-ce agrave titre de pressentiment dans la qualiteacute de plaisir qursquoon eacuteprouve agrave manger du plat nuisible et deacute-lectable aussi preacutefeacuterons-nous parfois imaginer que cette crampe est surajouteacutee agrave titre de punition raquo184
Il y a non-coiumlncidence entre le laquo su raquo et le laquo perccedilu raquo et crsquoest en cela que lrsquoobeacuteissance agrave
lrsquoeacutethique tout en faisant lrsquoobjet drsquoun souci spontaneacute nrsquoest en rien une faciliteacute pour
lrsquohomme et peut mecircme faire lrsquoobjet drsquoun drame drsquoun deacutechirement Le corps est consideacutereacute
comme mauvais dans la mesure ougrave il ne remplit pas la fonction indicatrice quon attend de
lui et eacutecarte du laquo droit chemin raquo sur lequel il supposeacute nous orienter ndash il est donc laquo organe-
obstacle raquo aussi bien du point de vue de lrsquoeacutethique que du point de vue de la connaissance il
est pour lrsquoacircme occasion de mal faire comme il peut ecirctre occasion de bien faire et le seul
184
JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p44
128
fait qursquoil puisse ecirctre occasion de mal faire suffit agrave ce qursquoil soit perccedilu comme une chose
intrinsegravequement mauvaise Telle est lrsquoambiguiumlteacute insupportable pour la conscience
humaine qui a horreur de lrsquoilleacutegitime comme la nature a horreur du vide dont Ricœur rend
compte dans Finitude et culpabiliteacute la premiegravere caracteacuteristique que lon reconnaicirct au
corps nous dit-il nest pas sa finitude mais louverture sur le monde quil paraicirct permettre
on voit dabord le monde et ensuite louverture du corps agrave ce monde Agrave aucun moment la
finitude nrsquoapparait comme une eacutevidence elle est le fruit dune confrontation de notre
regard sur le monde avec un autre regard ou plusieurs autres regards qui en diffegraverent on ne
peut remarquer que reacuteflexivement et non pas immeacutediatement la finitude du percevoir
Lrsquohomme pourrait srsquoabriter derriegravere cette finitude pour justifier ses eacutegarements et ses eacutecarts
de conduite en faire de simples erreurs imputables agrave son imperfection fondamentale de
creacuteature finie et corporelle mais le constat de la finitude est une reacuteveacutelation brutale la
deacutesillusion qui srsquoensuit est trop grande pour lrsquohomme qui ne parvient pas agrave lrsquoadmettre et
encore moins agrave lrsquoassimiler agrave la connaissance qursquoil a de son ecirctre en somme le constat de la
finitude ne coiumlncide que rarement avec son acceptation ce constat est tout agrave fait impuissant
agrave faire renoncer lrsquohomme agrave son deacutesir drsquoune perception ne souffrant aucune erreur
comment pourrait-il en aller autrement puisque crsquoest la mecircme puissance qui tout agrave la fois
donne accegraves agrave la possibiliteacute drsquoune eacutethique transcendante et reacutevegravele agrave lrsquohomme la finitude de
son ecirctre En effet leacutetroitesse de mon point de vue mrsquoapparaicirct comme telle gracircce agrave la
laquo transgression intentionnelle de la situation raquo185 que permet le langage cest-agrave-dire le fait
de ne pas rester englueacute dans la finitude de mon point de vue et de pouvoir formuler un
eacutenonceacute sur cette face de lobjet qui reste cacheacutee agrave mes sens le discours sur la finitude
suppose deacutejagrave une transgression de cette finitude je ne peux dire lunilateacuteraliteacute de mon point
de vue quen laquo disant raquo toutes les faces que je ne vois pas actuellement la restriction du
perccedilu suppose une preacute-compreacutehension du non-perccedilu laquo degraves que je parle je parle des
choses dans leurs faces non perccedilues et dans leur absence raquo186 Agrave cet eacutegard le langage est
une arme agrave double tranchant qui a la vertu de fournir agrave lrsquohomme un accegraves agrave lrsquoabsolu tout en
lui faisant voir par la mecircme occasion qursquoil ne peut se contenter ici-bas que du relatif cette
ambivalence constitutive est intoleacuterable pour lrsquohomme qui ne peut la concevoir que
comme la conseacutequence drsquoune pheacutenomegravene adventice qui nrsquoavait pas lieu drsquoecirctre aussi dans
son horreur de lrsquoinjustifieacute il preacutefegravere encore se penser comme coupable de ce quil endure
plutocirct que de devoir laisser les dureteacutes de lexistence relever de labsurditeacute Puisque crsquoest
185 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible p45 186Ibid
129
exactement au mecircme instant et par les mecircmes puissances que lrsquohomme srsquoenvisage agrave la fois
comme voisin de lrsquoinconditionneacute (et donc capable de jure drsquoobeacuteir agrave une eacutethique absolue) et
comme condamneacute agrave la finitude (et donc susceptible de manquer agrave lrsquoimpeacuteratif eacutethique) ainsi
srsquoouvre le risque que la chute dune acircme dans un corps cet eacuteveacutenement qui aurait eu pour
conseacutequence de brouiller notre activiteacute psychique par lintervention de tout un donneacute
sensible plus ou moins indeacutesirable en arrive agrave ecirctre penseacutee comme eacutetant le reacutesultat dune
faute Il ny a cependant aucune automaticiteacute dans ce rapport et Platon reacutedigeant le Phegravedre
nous dit Ricœur nrsquoeacutetablit pas une telle automaticiteacute
laquo Platon lui-mecircme malgreacute le mythe de lacircme exileacutee dans un corps qui lensevelit malgreacute par conseacutequent la tentation de durcir le symbole de la captiviteacute corporelle dans une gnose du corps meacutechant malgreacute mecircme les gages quil donne pour lavenir agrave cette gnose sait parfaitement que la captiviteacute corporelle ne doit pas ecirctre prise agrave la lettre mais comme signe du serf-arbitre la laquo clocircture raquo du corps nest finalement que laquo lœuvre du deacutesir raquo et laquo celui qui concourt le plus agrave charger lenchaicircneacute de ses chaicircnes cest peut-ecirctre lui-mecircme raquo (Pheacutedon 82d-e) Ainsi la captiviteacute du corps et mecircme la captiviteacute de lacircme dans le corps sont le symbole du mal que lacircme sinflige agrave elle-mecircme le symbole de laffection de la liberteacute par elle-mecircme le laquo deacuteliement raquo de lacircme assure reacutetrospectivement que son laquo liement raquo eacutetait liement par le deacutesir fascination active-passive auto-captiviteacute laquo se perdre raquo ne signifie pas autre chose raquo187
En effet le mythe du Phegravedre ne raconte pas la culpabiliteacute originelle qui affecte toute
lhumaniteacute depuis ses origines ni mecircme ce qui arrive agrave lhomme en vertu dune fataliteacute
insurmontable mais simplement ce qui risque darriver agrave lhomme qui se complait dans
lenchaicircnement avec le corps et reacuteduit son νοῦς agrave leacutetat dadjuvant pour lassouvissement de
ses appeacutetits grossiers En somme dans le Phegravedre Platon prend acte de ce qursquoil nrsquoappelait
pas encore la finitude humaine et se refuse agrave en faire une raison suffisante pour justifier les
eacutegarements de lrsquohomme qui reste directement responsable de la vie quil megravene et na donc
pas agrave se disculper lui-mecircme en accusant lobjet de son deacutesir Pour reacutesumer lrsquoacte de
langage par lequel lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre en reacutevegravele drsquoun point de vue
eacutethique deux aspects agrave la fois ontologiquement contradictoires et pheacutenomeacutenologiquement
inseacuteparables drsquoune part du fait du voisinage eacutetroit qursquoentretient son esprit avec
lrsquoinconditionneacute il est porteacute agrave suivre des impeacuteratifs eacutethiques absolus qui restent vrais
abstraction faite de toute circonstance particuliegravere mais drsquoautre part du fait que sa
perspective est finie et le rend susceptible drsquoerreur il peut faillir agrave tout moment et cette
seule eacuteventualiteacute lui est si insupportable qursquoil preacutefegravere la consideacuterer comme eacutetant la
conseacutequence de sa seule condition corporelle Il serait reacuteducteur denvisager cette
conception spontaneacutee comme eacutetant revendiqueacutee par Platon au point de penser que ce
dernier ait jamais envisageacute sincegraverement le corps comme eacutetant mauvais par lui-mecircme Le
187
RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal p 148
130
mythe de lacircme exileacutee accuse plutocirct lacircme qui a de la complaisance agrave se laisser entraicircner par
de belles illusions il sagit moins dun mythe de chute que dun mythe de composition
laissant ouverte la possibiliteacute de la chute le mal nest pas dans un corps eacutetranger et
seacuteducteur mais bien dans lacircme se laissant aller lassimilation de lincarnation dans un
corps au reacutesultat dune faute nest pas le fait de Platon elle est plutocirct le fait du commun
dont Platon expose les conceptions agrave titre ironique Crsquoest bien pour ccedila que nous nrsquoheacutesitons
pas agrave preacutesenter Platon comme un (lointain) preacutecurseur de la repreacutesentation de lrsquohomme
comme eacutetant maicirctre de son destin comme lrsquoexprime de faccedilon plus explicite encore le
fameux mythe drsquoEr188 Platon loin drsquoavoir pousseacute son supposeacute ideacutealisme au point de
surestimer ses semblables a su tenir compte de leur faillibiliteacute mieux que ne lrsquoont fait
beaucoup drsquoautres penseurs en la mettant en scegravene dans le cadre de ses mythes
eschatologiques sans faire incomber la responsabiliteacute de cette faillibiliteacute au corps seul ni
mecircme en se laissant aller agrave un pessimisme radical condamnant le genre humain dans son
entiegravereteacute ndash la misanthropie nrsquoest-elles pas une tentation agrave laquelle Socrate srsquoefforce
drsquoeacutechapper au mecircme titre que la misologie
2 De la digniteacute humaine avant la lettre
On ne peut cependant envisager Platon comme un preacutecurseur de la repreacutesentation
de lrsquohomme comme drsquoun ecirctre laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo pour reprendre la terminologie
sartrienne si lrsquoon devait absolument rechercher une conception moderne qui trouverait ses
racines antiques dans lrsquoœuvre platonicienne il srsquoagirait sans doute de cette notion dont la
paterniteacute historique revient plutocirct aux humanistes de la Renaissance la digniteacute humaine
qursquoentendre exactement par cette expression dont on use et abuse aujourdrsquohui dans les
deacutebats ayant trait agrave lrsquoeacutethique sans mecircme toujours prendre la peine de la deacutefinir Si lrsquoon
remonte agrave la source une piste vers la deacutefinition a eacuteteacute donneacutee par Pic de la Mirandole
imaginant quelle a pu ecirctre la parole de Dieu srsquoadressant au premier homme
Nec certum sedem nec propriam faciem nec munus ullum peculiare tibi dedimus o Adam ut quam sedem quam faciem nec munera tute otaueris ea pro uoto pro tua sententia habeas et possideas Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur Tu nullis angustiis coerictus pro tuo arbitrio in cuius manu te posui tibi illam praefinies (hellip) Nec te caelestem neque terrenum neque mortalem neque immortalem feciums ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor in quam malueris tute formam effingas Poteris in
188
Plat Reacutepublique X [619b-d] Cf supra
131
inferiora quae sunt bruta degenerare poteris in superiora quae sunt diuina ex tui animi sententia regenerari189
La digniteacute de lrsquohomme reacutesiderait donc dans son indeacutetermination originelle dans le fait que
rien pas mecircme un instinct ne le preacutedispose irreacutemeacutediablement agrave toujours adopter un mecircme
comportement plutocirct qursquoun autre qursquoil possegravede un potentiel creacuteatif gracircce auquel il est
capable certes du pire mais aussi du meilleur et donc meacuterite drsquoecirctre respecteacute en tant que tel
Cette ideacutee eacutetait audacieuse agrave lrsquoeacutepoque de Pic de la Mirandole (qui connut la prison et lrsquoexil)
et lrsquoaurait eacuteteacute encore davantage du temps de Platon ougrave le principe drsquoisonomie rendait
lrsquoindividu inconcevable de jure au sein de la citeacute mais cette belle ideacutee drsquoordre parfait ne
se heurtait-elle pas agrave la reacutealiteacute drsquoun chaos originel qursquoHeacutesiode lui-mecircme situait agrave lrsquoorigine
du monde et sans lequel il nrsquoy aurait mecircme pas eu de cosmos organiseacute possible Comme
le fait remarquer Pierre Pontier degraves lrsquointroduction de son eacutetude Trouble et ordre chez
Platon et Xeacutenophon les dialogues ne cessent de mettre en valeur laquo le constat drsquoune reacutealiteacute
sociale grecque impreacutevisible dont la stabiliteacute est sans cesse menaceacutee raquo190 Ainsi
lrsquoexpeacuterience que la moderniteacute pourrait qualifier de traumatique de la condamnation de
Socrate nrsquoa pas pu manquer de rendre Platon sensible agrave la possibiliteacute de respecter ses
semblables malgreacute leurs diffeacuterences de ne pas condamner systeacutematiquement leurs
comportements aussi insolites (au sens fort de non-habituel) soient-ils et de leur laisser la
possibiliteacute drsquointroduire dans ce monde la nouveauteacute radicale agrave laquelle ils sont capables de
donner le jour Il est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard que Socrate est toujours extrecircmement
respectueux de ses interlocuteurs mecircme les plus agressifs agrave son eacutegard
laquo Socrate opegravere comme une transposition de la regravegle deacutemocratique de la deacutelibeacuteration en commun qui lrsquoamegravene agrave mettre en eacutevidence le caractegravere fondamental de lrsquoeacutechange pour toute recherche et reacuteflexion (cela rompt avec la parole drsquoinitiation ou la parole de maicirctrise dont la contrepartie est lrsquoeacutecoute silencieuse du disciple) et par diffeacuterence avec lrsquousage sophistique de cette regravegle il promeut cet eacutechange en en faisant quelque chose drsquoabsolument gratuit portant sur des questions aussi cruciales que deacutesinteacuteresseacutees raquo191
Ce respect de lrsquointerlocuteur nrsquoa rien drsquoeacutetonnant puisque crsquoest agrave ce prix que la discussion
philosophique est possible le philosophe ne preacutetend aucunement deacutetenir le monopole de
189 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme sect 5 18-23 [132r] laquo Nous ne trsquoavons donneacute ni place assureacutee ni aspect propre ni aucun don particulier Adam afin que la place lrsquoaspect et les dons que tu aurais toi-mecircme souhaiteacutes ce soit selon ton vœu et selon ton avis que tu les aies et les possegravedes La nature deacutefinie des autres est brideacutee dans le carcan des lois que nous avons prescrites Toi tu nrsquoes brideacute par aucun carcan crsquoest par ton propre jugement dans les mains duquel je trsquoai deacuteposeacute que tu deacutefiniras ta propre nature (hellip) Nous ne trsquoavons fait ni ceacuteleste ni terrestre ni mortel ni immortel afin que tu sois pour ainsi dire modeleur et auteur arbitral et honorifique de toi-mecircme ce gracircce agrave quoi tu peux te donner la forme que tu aurais preacutefeacutereacutee Tu pourras deacutegeacuteneacuterer en formes infeacuterieures qui sont bestiales tu pourras sur deacutecision de ton esprit reacutegeacuteneacuterer en formes supeacuterieures qui sont divines raquo 190 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p19 191 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p165
132
la veacuteriteacute et compte sur autrui pour lrsquoaider agrave la deacutecouvrir il est donc de son devoir de
respecter autrui de reconnaicirctre de la valeur agrave sa parole il serait contradictoire de sa part
qursquoil prenne autrui de haut comme le ferait un sophiste infatueacute de son savoir au point de se
croire supeacuterieur agrave tout le monde agrave lrsquoimage de Thrasymaque srsquoeacutetonnant de ne pas ecirctre
applaudi par Socrate (ἀλλὰ τί οὐκ ἐπαινεῖς ἀλλ᾽ οὐκ ἐθελήσεις192) Agrave rebours de cette
attitude arrogante le philosophe est au contraire le premier agrave souligner que personne nrsquoest
irreacutemeacutediablement ignorant pas mecircme un petit esclave dans son rapport agrave autrui la
deacutemarche philosophique ne saurait ecirctre agrave sens unique elle se nourrit de la parole drsquoautrui
et en retour lui vient en aide crsquoest donc dire si Xeacutenophon avait raison de preacutesenter
Socrate βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι193
La question du souci du respect drsquoautrui pourrait sembler anecdotique mais il est
tregraves clair que la conviction que lrsquoacircme est immortelle a eacuteteacute (et reste) un puissant aiguillon
au sein des populations pour conduire les hommes agrave agir en respectant sinon une eacutethique
au moins leur prochain Il a eacuteteacute dit anteacuterieurement que lrsquoexpeacuterience au cours de laquelle
lrsquohomme vivait lrsquoindeacutependance de son acircme vis-agrave-vis du corps eacutetait eacutegalement celle ougrave il se
deacutecouvrait la possibiliteacute drsquoagir autrement qursquoen cherchant agrave satisfaire ses appeacutetits et que
donc la conviction relative agrave lrsquoimmoraliteacute de lrsquoacircme est voisine pheacutenomeacutenologiquement
parlant de lrsquoeacutemergence de la conscience eacutethique les deux ideacutees se nourrissent
mutuellement et il ne faut pas sous-estimer lrsquoimportance qursquoa pu avoir en tant que rempart
du respect de la digniteacute humaine la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Il est drsquoailleurs
patent que la deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme va aujourdrsquohui de pair avec un
certain nihilisme moral une certaine reacuteduction de lrsquohomme agrave son organisme dont les
signes avant-coureurs au XIXe siegravecle avaient eacuteteacute deacutenonceacutes drsquoune maniegravere peut-ecirctre plus
cinglante que par Nietzsche par Rainer Maria Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids
Brigge ougrave lrsquoauteur deacutenonce avec une ironie grinccedilante (et glaccedilante) une certaine
laquo somatisation raquo de la mort au travers de la description drsquoun sanatorium ougrave les malades
sont envoyeacutes pour mourir sans aucun eacutegard envers leur individualiteacute laquo Cet excellent hocirctel
est tregraves ancien Deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque du roi Clovis on y mourait dans quelques lits Agrave preacutesent on
y meurt dans cent cinquante-neuf lits En seacuterie bien entendu raquo194 Par laquo mort en seacuterie raquo il
faut comprendre la mort deacutepersonnaliseacutee deacutesindividualiseacutee ougrave chaque personne nrsquoest plus
qursquoun paquet de chair dont les fonctions vitales cessent agrave un moment x ou y drsquoecirctre
192 Plat Reacutepublique I [338 c] laquo Et bien tu ne [me] fais pas de louanges Ah tu nrsquoy consentiras pas raquo 193 Xen Banquet 210 laquo Deacutesireux drsquoavoir commerce avec les humains et de les freacutequenter raquo Cf Annexe 2 194 RILKE Rainer Maria Œuvres tome 1 p522
133
exerceacutees Rilke prend acte en fait du deacuteni de la mort qui caracteacuterise la moderniteacute laquo Qui
attache encore du prix agrave une mort bien exeacutecuteacutee Personne raquo195 Ce deacuteni de la mort est
pour le moins paradoxal puisque la mort tout en ayant eacuteteacute relativement maitriseacutee gracircce aux
avanceacutees de la meacutedecine est deacutesormais plus effrayante qursquoelle ne lrsquoavait jamais eacuteteacute
auparavant sa deacutefinition se reacuteduisant deacutesormais agrave la cessation deacutefinitive de lrsquoexercice des
fonctions vitales et la possibiliteacute drsquoune destineacutee post mortem de lrsquoacircme nrsquoeacutetant mecircme plus
seulement envisageacutee Un des effets pervers de cette attitude et non le moindre est le
traitement que lrsquoon risque drsquoinfliger aux individus sanitairement condamneacutes ndash crsquoest
justement pour preacutevenir ce risque que les deacutebats concernant lrsquoeacutethique meacutedicale se
multiplient aujourdrsquohui Certes lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement besoin de croire agrave
lrsquoimmortaliteacute de son acircme pour respecter son prochain y compris durant ses derniers jours
mais il est clair qursquoen tenant bien compte par cette croyance du fait que lrsquohomme nrsquoest
pas qursquoun tas de viande il se donne agrave lui-mecircme un puissant rempart contre la tentation de
cette attitude deacutegradante Il est drsquoailleurs clair que lrsquoon nrsquoest disposeacute agrave accorder sans
concession une acircme immortelle qursquoaux hommes que lrsquoon respecte en tant que tels comme
ont pu le laisser voir les tractations meneacutees jadis pour savoir srsquoil fallait reconnaicirctre ou non
une telle acircme aux laquo primitifs raquo aussi perverses ces interrogations puissent-elle paraicirctre
aujourdrsquohui elles avaient au moins le meacuterite de toujours reconnaicirctre une acircme agrave certains
individus (au deacutetriment de beaucoup drsquoautres il est vrai) tandis que la tendance moderne
consisterait plutocirct agrave ne plus reconnaicirctre une acircme agrave qui que ce soit et agrave consideacuterer que toutes
les vies humaines se valent que chaque individu est en quelque sorte remplaccedilable ndash cette
conviction est exacerbeacutee par la technique moderne la machine permettant la reproduction
agrave lrsquoinfini drsquoun mecircme objet rendant du mecircme coup le savoir-faire individuel superflu de
mecircme que lrsquoarmement moderne rend lrsquoacte drsquoheacuteroiumlsme individuel tout aussi superflu
Il reste que la deacutecouverte de ce que la moderniteacute appelle la laquo digniteacute humaine raquo
comprise comme lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire lrsquohomme agrave ses organes et dans la possibiliteacute de
chercher un bien qui transcende la neacutecessiteacute vitale doit coiumlncider pheacutenomeacutenologiquement
avec lrsquoexpeacuterience de sortie du corps crsquoest en raison directe de cet eacutetroit voisinage que la
foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme a pu constituer un puissant rempart pour le respect de cette
digniteacute Lrsquoun nrsquoengendre pas lrsquoautre le rapport nrsquoest pas automatique il est parfaitement
envisageable de respecter la digniteacute humaine chez soi ou chez autrui sans pour autant
accorder de creacutedit agrave la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de mecircme que rien nrsquoempecircche celui
195 Ibid
134
qui croit en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de bafouer la digniteacute humaine (crsquoest ce que fait par
exemple le precirctre catholique qui donne sa caution morale au bourreau) il nrsquoempecircche que
crsquoest le mecircme mouvement humain drsquoauto-compreacutehension qui engendre les deux ideacutees qui
peuvent donc srsquoeacutepauler mutuellement Tel est le rapport qursquoelles entretiennent et sur lequel
Platon lui-mecircme srsquoest appuyeacute pour eacutetayer ses propres recommandations eacutethiques
Puisque la digniteacute humaine se fait jour dans lrsquoexpeacuterience asceacutetique celle ougrave
lrsquohomme se libegravere des contraintes que lui impose le fait de ne pas ecirctre pur esprit et
entrevoit une eacuteventuelle indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ceci explique aussi
pourquoi tout ce qui semble contraire agrave cette digniteacute est releacutegueacute dans le corporel au risque
drsquoeacutetablir entre lrsquoacircme et le corps une fracture ontologique radicale calqueacutee sur la frontiegravere
que le manicheacuteisme trace entre le bien et le mal fracture qui ne saurait ecirctre qursquoillusoire
dans lrsquoabsolu comme le dit Leibniz agrave la fin de son Addition au nouveau systegraveme lorsqursquoil
mentionne les laquo combats qursquoon suppose entre le corps et lrsquoacircme raquo196 ndash le simple usage du
verbe laquo supposer raquo de la part de cet eacuterudit qui maicirctrisait parfaitement la langue franccedilaise
est reacuteveacutelateur drsquoune certaine meacutefiance envers ce preacutejugeacute de fait Leibniz cherche agrave
reacutehabiliter lrsquounion de lrsquoacircme avec le corps comme manifestation de la loi de lrsquoharmonie
preacuteeacutetablie comme conseacutequence de lrsquoaction divine disposant les choses de maniegravere agrave
constituer le meilleur des mondes possibles il est donc logique qursquoil suggegravere que lrsquoacircme
nrsquoest pas complegravetement innocente Il est leacutegitime drsquoappeler perturbations ou passions les
pheacutenomegravenes constituant la part non-voulue non-choisie de notre activiteacute spirituelle mais
nous ne parvenons pas agrave toleacuterer agrave assumer cet involontaire et crsquoest pourquoi nous le
releacuteguons dans le corporel alors mecircme quil ne fait que repreacutesenter le corps qui lui-mecircme
ne srsquoexprime pas Leibniz se refuse agrave nier la compleacutementariteacute fondatrice de lrsquoacircme et du
corps lagrave ougrave on aurait spontaneacutement tendance agrave penser que lrsquoabsence drsquoabsolue spiritualiteacute
qui caracteacuterise lrsquohomme serait une anomalie contre laquelle il faudrait lutter Leibniz
redonne agrave ce fait son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquoecirctre humain il reste qursquoune
compreacutehension laquo vulgaire raquo de la digniteacute humaine conduit agrave attribuer au seul corps la
responsabiliteacute de ce qui est veacutecu comme contraire agrave cette digniteacute la leacutegitimiteacute de lrsquounion
acircme-corps nrsquoest pas ce que lrsquoon reconnaicirct spontaneacutement du moins pas avec le corps tel
qursquoil est crsquoest-agrave-dire constituant agrave la fois une ouverture sur le monde et une clocircture de
notre point de vue il serait plus laquo normal raquo pour lrsquoesprit humain que rien ne puisse entraver
le respect plein et entier de notre digniteacute Ce bref deacutetour par Leibniz nrsquoeacutetait pas hors-sujet
196 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances p154
135
dans la mesure ougrave Leibniz exprime des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas totalement eacutetrangegraveres agrave
Platon qui eacutetait loin drsquoecirctre aussi radical qursquoil nrsquoy paraicirct sur cette question il a deacutejagrave eacuteteacute
souligneacute que lrsquooctroi drsquoune acircme agrave un corps particulier nrsquoeacutetait pas laisseacute au hasard et mecircme
si Platon deacutesignait le corps comme un κακόν (chose mauvaise) [66b] dans le Pheacutedon il
employait tout de mecircme pour deacutesigner le rapport que lrsquoacircme entretient avec elle le verbe
συμϕύρω que Leacuteon Robin traduit par laquo peacutetrir raquo mais qui peut eacutegalement signifier
laquo confondre raquo ou laquo reacuteunir en un bloc raquo de toute faccedilon mecircme lorsqursquoun boulanger peacutetrit sa
pacircte pour en faire du pain il veille agrave ce qursquoelle soit bien homogegravene Platon nrsquoouvre donc
pas le Pheacutedon en deacutefinissant lrsquounion acircme-corps comme une anomalie mais comme un
donneacute de fait qui certes nrsquoa pas eacuteteacute choisi mais qursquoil faut bon greacute mal greacute accepter
comme tel le triomphe du souci de son acircme ou pour reprendre la terminologie
moderne de la digniteacute humaine nrsquoest pas drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique malgreacute le corps mais bien
drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique avec le corps Les eacutecrits platoniciens nrsquoen sont pas moins reacuteveacutelateurs
drsquoune tendance agrave ranger du cocircteacute du corps tout ce que son ecirctre comporte de non-choisi
drsquoeacuteventuellement contraire agrave lrsquoeacutethique parfaite que lrsquohomme deacutecouvre en mecircme temps que
sa capaciteacute agrave srsquoaffranchir des affections corporelles Platon ne reprend cependant pas agrave son
compte cette ideacutee et aurait mecircme plutocirct tendance agrave nous mettre implicitement en garde
contre cette faciliteacute
3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue
Distinguer lrsquohomme seul de lrsquohomme dans ses interactions avec autrui revient agrave
parler du mecircme homme sous deux aspects apparemment diffeacuterents mais absolument
inseacuteparables tous deux constitutifs de lrsquohomme en tant que tel agrave la fois absolument
singulier et absolument pluriel ou pour le dire en termes plus poeacutetiques agrave la fois solitaire
et solidaire au sein de son espegravece Que lrsquoon considegravere comme Aristote que la vie au sein
de la citeacute est ce qui distingue lrsquohomme des autres animaux au point de le deacutefinir comme un
laquo animal politique raquo ou que lrsquoon pense comme la philosophie politique moderne que la
vie laquo politique raquo (la vie au sein de la citeacute au sens premier du mot πόλίς) est la reacutesultante
drsquoune convention rendue neacutecessaire pour eacuteviter de vivre perpeacutetuellement dans la peur
drsquoune mort violente sous les coups drsquoautrui (encore faut-il se garder de prendre au pied de
la lettre la fiction de laquo lrsquoeacutetat de nature raquo) il reste que la pluraliteacute est lrsquoune des conditions
premiegraveres et indeacutepassables de la vie humaine les Romains ne srsquoy trompaient pas en
employant lrsquoexpression inter homines esse (ecirctre parmi les hommes) comme synonyme de
136
laquo vivre raquo et inter homines esse desinere (cesser drsquoecirctre parmi les hommes) comme
synonyme de laquo mourir raquo Degraves lors si lrsquoon peut admettre agrave la rigueur qursquoil suffit agrave
lrsquoindividu de se consideacuterer isoleacutement pour acqueacuterir la conviction que son acircme est
immortelle il ne pourrait pas en faire une loi geacuteneacuterale valant pour tout homme srsquoil ne
faisait pas le mecircme constat concernant lrsquoensemble des hommes qui lrsquoentourent et dont il ne
peut jamais partager qursquoimparfaitement les expeacuteriences personnelles de sortie du corps ndash
pour cette raison si cette expeacuterience constituait une base suffisante pour analyser le rapport
qursquoentretient la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme avec notre deacutesir drsquoeacutethique crsquoest sur
une base diffeacuterente et peut-ecirctre plus simple agrave cerner (en tout eacutetat de cause il ne sera pas
neacutecessaire drsquoy consacrer plus drsquoun paragraphe) qursquoil convient drsquoeacutetudier le rapport
qursquoentretient cette conception avec notre exigence de justice
On entend communeacutement par laquo justice raquo la notion au nom de laquelle nul ne doit
faire de tort agrave autrui le priver de ce qui lui revient de droit faute de quoi lrsquoindividu fautif
devra reacutepondre de ses actes devant la communauteacute cette deacutefinition pegraveche eacutevidemment par
son caractegravere assez vague nrsquoimporte qui peut mettre pour ainsi dire ce qursquoil veut quand il
faut deacutefinir en quoi peut consister le tort fait agrave autrui quel bien revient de droit agrave qui et
quelles sanctions doivent subir ceux qui enfreignent les regravegles qui en deacutecoulent Toute citeacute
tout Eacutetat se dote de lois qui ont sinon pour preacutetention au moins pour objectif drsquoecirctre justes
mais il ne srsquoest encore jamais trouveacute de leacutegislation dont le caractegravere juste nrsquoait jamais eacuteteacute
remis en cause la justice absolue et indiscutable nrsquoest pas de ce monde et Platon en savait
quelque chose Le mythe de Cronos dans le Gorgias contient sans doute en filigrane une
critique de la justice telle qursquoelle est rendue dans la citeacute quand il raconte que les hommes
eacutetaient jadis jugeacutes par les juges divins avant leur mort donc quand leurs acircmes occupaient
encore leurs corps lesquels brouillaient lrsquoappreacuteciation des juges qui eux-mecircmes eacutetaient
encore vivants et sensibles aux apparences mais lrsquoessentiel est dans la manifestation par
ce mythe drsquoune exigence de justice absolue
Πολλοὶ οὖν ἦ δ ὅς ψυχὰς πονηρὰς ἔχοντες ἠμφιεσμένοι εἰσὶ σώματά τε καλὰ καὶ γένη καὶ πλούτους καί ἐπειδὰν ἡ κρίσις ᾖ ἔρχονται αὐτοῖς πολλοὶ μάρτυρες μαρτυρήσοντες ὡς δικαίως βεβιώκασιν οἱ οὖν δικασταὶ ὑπό τε τούτων ἐκπλήττονται καὶ ἅμα καὶ αὐτοὶ ἀμπεχόμενοι δικάζουσι πρὸ τῆς ψυχῆς τῆς αὑτῶν ὀφθαλμοὺς καὶ ὦτα καὶ ὅλον τὸ σῶμα προκεκαλυμμένοι Ταῦτα δὴ αὐτοῖς πάντα ἐπίπροσθεν γίγνεται καὶ τὰ αὑτῶν ἀμφιέσματα καὶ τὰ τῶν κρινομένων197
197 Plat Gorgias [523c-d] laquo Or beaucoup drsquohommes ayant des acircmes perverses sont revecirctus de beaux corps de noblesse de richesse et quand vient le jugement de nombreux teacutemoins leur viennent teacutemoignant qursquoils ont veacutecu suivant la justice les juges sont troubleacutes par ceci et eux-mecircmes siegravegent enveloppeacutes de la mecircme faccedilon recouverts par des yeux par des oreilles et par un corps tout entier devant leur acircme Tout cela leur fait eacutecran et aussi bien leurs propres vecirctements que ceux des preacutevenus raquo
137
Cronos qui est le locuteur dans cet extrait aurait mis bon ordre agrave cette situation en faisant
en sorte que les hommes paraissent devant les juges avec leur acircme mise agrave nu face agrave des
juges deacutesormais deacutesincarneacutes de faccedilon agrave ce que leurs acircmes seules soient visibles dans leur
entiegravereteacute avec lrsquoensemble de lrsquoacquis accumuleacute sur terre pour des juges qui eux-mecircmes se
reacutesument agrave des acircmes et ne pourront donc plus ecirctre perturbeacutes par quoi que ce soit dans leur
exercice plein et entier de la justice Agrave cet eacutegard lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme satisferait donc
une exigence de justice qui ne se reacutesume pas au bon deacuteroulement des affaires judiciaires et
ne pourrait ecirctre satisfaite que par le jugement absolument deacutefinitif de tous les individus
chaque faute commise eacutetant deacutecompteacutee agrave son juste prix Cette aspiration est preacutesente dans
toutes les cultures et on en trouve encore aujourdrsquohui des traces dans les notions de
laquo jugement dernier raquo ou de laquo grand soir raquo agrave tel point que la justice humaine en tant qursquoelle
est humaine et susceptible drsquoerreurs est perpeacutetuellement sujette agrave une tension entre sa
faillibiliteacute et son aspiration agrave ecirctre deacutefinitive Il ne suffit pas agrave lrsquohomme que justice soit
rendue encore faut-il qursquoelle soit rendue de faccedilon indiscutable que les criminels soient
punis dans lrsquoexacte juste mesure de ce qursquoils ont commis et sans erreur tel est lrsquoobjectif
vers lequel tend toute justice humaine (sans quoi elle se priverait aussitocirct de sa raison
drsquoecirctre) sans jamais pouvoir y arriver preacuteciseacutement parce qursquoelle est humaine De mecircme que
lrsquoindividu en quecircte drsquoeacutethique la citeacute en quecircte de justice cherche lrsquoabsolu et ne trouve que
le relatif elle doit se satisfaire de jugements susceptibles drsquoerreur agrave propos desquels rien
ne peut jamais ecirctre acquis La marge drsquoerreur de la justice des hommes est drsquoautant plus
grande qursquoelle juge premiegraverement les actes et ne se soucie guegravere des intentions ou alors
secondairement comme le deacuteplorait en son temps Abeacutelard Non enim homines de
occultisset de manifestis iudicare possunt nec tam culpe reatum quam operis pensant
effectum Deus uero solus qui non tam quae fiunt quam quo animo fiant attendit
ueraciter in intencione nostra reatum pensat198 Il est notoire que la justice meacutedieacutevale se
focalisait sur les actes seuls agrave tel point qursquoil nrsquoeacutetait pas tellement rare que mecircme des
animaux soient traduits en justice et condamneacutes (plus ou moins freacutequemment suivant les
anneacutees et les reacutegions bien entendu) le droit moderne tend agrave tenir compte des intentions
avec lrsquointroduction par exemple de la notion drsquohomicide involontaire ou causeacute par
imprudence mais cette eacutevolution loin de satisfaire davantage lrsquoaspiration agrave une justice
absolue nrsquoen rend que drsquoautant plus complexe le travail des magistrats pour la bonne
198 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I 25 2-3 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p204 laquo En effet les hommes peuvent juger non pas sur ce qui est cacheacute mais sur ce qui est manifeste et ils ne pegravesent pas tant le peacutecheacute que lrsquoeffet de lrsquoacte Mais seul Dieu qui nrsquoest pas tant attentif agrave ce qui est fait qursquoagrave lrsquoesprit dans lequel cela est fait pegravese vraiment notre peacutecheacute agrave lrsquointentionraquo
138
raison qursquoil nrsquoest jamais facile de connaicirctre avec certitude lrsquoeacutetat drsquoesprit drsquoun tiers
lrsquoexpression laquo se mettre agrave la place de quelqursquoun raquo ne saurait ecirctre qursquoune image la justice
absolue agrave laquelle lrsquohomme aspire ne jugerait pas les actes qui peuvent reacutesulter drsquoun plus
ou moins heureux concours de circonstances mais bien les individus en tant que tels sur la
base non pas des conseacutequences de leur activiteacute mais des principes qui y ont preacutesideacute dans
les repreacutesentations du laquo jugement dernier raquo une frontiegravere claire et indiscutable est traceacutee
entre les justes et les reacuteprouveacutes il devient enfin envisageable de placer les premiers agrave
droite et les seconds agrave gauche du Christ pantocrator dont le jugement est dernier
preacuteciseacutement parce qursquoil ne peut plus ecirctre contesteacute dans la mesure ougrave il ne se contente pas
de sanctionner ou de reacutecompenser mais classifie les hommes les deacutefinit absolument ndash la
proximiteacute entre laquo deacutefinir raquo et laquo deacutefinitif raquo nrsquoest pas due au hasard Camus ne se trompe pas
lorsqursquoil fait dire agrave Jean-Baptiste Clamence que laquo lrsquoEnfer doit ecirctre ainsi des rues agrave
enseignes et pas moyen de srsquoexpliquer On est classeacute une fois pour toutes raquo199 Il doit en
aller ainsi eacutegalement du paradis les laquo bons raquo sont eux aussi classeacutes une fois pour toutes
comme laquo bons raquo sans avoir la neacutecessiteacute de se justifier Le mythe de Cronos preacuteciseacutement
preacutefigure de telles conceptions en proposant de mettre les acircmes laquo agrave nu raquo afin que le
caractegravere bienveillant ou malveillant des volonteacutes ne fasse plus aucun doute la mort offre
donc lrsquoespoir drsquoune justice absolue qui ne peut pas exister ici-bas lagrave ougrave aucun jugement ne
saurait ecirctre dernier
Il faut probablement voir dans cette possibiliteacute drsquoun jugement deacutefinitif dont lrsquoacircme
ferait lrsquoobjet apregraves la mort du corps une image du sort que la posteacuteriteacute reacuteserve
effectivement agrave un individu apregraves son deacutecegraves la mort constitue un formidable paradoxe
dans la mesure ougrave tout en faisant disparaicirctre lrsquoindividualiteacute elle lrsquoexacerbe Lorsque
lrsquoindividu meurt il nrsquoest plus rien il nrsquoest plus lagrave et cependant le simple fait qursquoil ait veacutecu
a eacuteteacute comme une petite reacutevolution sur terre on ne peut plus faire comme srsquoil nrsquoavait jamais
eacuteteacute au monde Le mort se tait ne fait plus rien mais on ne peut pas faire comme srsquoil nrsquoavait
jamais parleacute comme srsquoil nrsquoavait jamais rien fait la mort efface lrsquoecirctre sans lrsquoannuler il
demeure apregraves lui un avoir-eacuteteacute dont rien ne peut venir agrave bout de ce fait nous entretenons
un rapport plutocirct ambigu avec les œuvres (au sens le plus large possible) de ceux qui nous
ont preacuteceacutedeacutes sur terre nous savons qursquoils ne sont plus qursquoils ont disparu mais leur
preacutesence se fait cependant encore sentir quand bien mecircme nous ne saurions rien de leur
identiteacute ni de leur personnaliteacute Lrsquoindividu laisse toujours aussi teacutenue soit-elle une trace
199 CAMUS Albert La Chute p 56
139
de son passage sur terre la posteacuteriteacute ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son
eacutegard mecircme lrsquooubli est un acte qui juge une action et lui donne une place ne serait-ce que
parce que lrsquooubli ne peut jamais ecirctre total au point de se caracteacuteriser par un effacement
brutal et immeacutediat de tout souvenir la plupart du temps on nrsquooublie que ce que lrsquoon veut
bien oublier Quand bien mecircme le reacutegime nazi aurait effectivement reacuteussi agrave exterminer le
peuple juif il nrsquoaurait jamais pu annuler le fait que ce peuple a existeacute Il semble qursquoen
enterrant ses morts en leur donnant une seacutepulture en faisant en sorte que leur passage sur
terre laisse une trace visible et tangible lrsquohomme ait tenu compte du fait que lrsquoavoir-eacuteteacute est
ineffaccedilable Non seulement lrsquoavoir-eacuteteacute est ineffaccedilable mais crsquoest preacuteciseacutement le passage de
lrsquoecirctre agrave lrsquoavoir-eacuteteacute qui rend enfin envisageable le jugement deacutefinitif lorsque lrsquoindividu
meurt il ne peut plus se deacutefendre il ne peut plus parachever son œuvre il ne peut plus se
laquo rattraper raquo sa vie devient un destin elle ne peut plus ecirctre autre que ce qursquoelle fut La
mort met un terme agrave la reacutealisation drsquoune œuvre qursquoelle laisse souvent inacheveacutee le
paradoxe est que la vie devient agrave cause de la mort suffisamment finie pour pourvoir ecirctre
appreacutehendeacutee par la connaissance et donc jugeacutee mais aussi suffisamment inacheveacutee pour
priver lrsquohomme de toute certitude de beacuteneacuteficier apregraves son deacutecegraves drsquoun jugement positif
Non contente drsquoachever tout en laissant inacheveacute la mort individualise absolument tout en
deacutepouillant de ce qui eacutetablissait lrsquoindividu en tant que citoyen lrsquoindividu qui meurt passe agrave
un autre reacutegime drsquoindividualiteacute qursquoil nrsquoest plus en mesure de fabriquer lui-mecircme de
faccedilonner dans son inteacuterecirct crsquoest une individualiteacute purement objective qui nrsquoexiste plus que
laquo pour autrui raquo et dans laquelle la subjectiviteacute (nous assumons la moderniteacute de ce terme) ne
peut plus intervenir La mort exacerbe lrsquoindividualiteacute tout en la faisant disparaicirctre la fait
passer du statut drsquoentiteacute dynamique et eacutevolutive agrave celui drsquoentiteacute statique et acheveacutee la
personnaliteacute du mort devient pour les survivants un objet de connaissance parmi les
autres qursquoil est possible drsquoappreacutehender de qualifier de juger laquo une fois pour toutes raquo
dans son besoin de justice absolue lrsquohomme classifie les morts il se sent habiliteacute agrave le faire
dans la mesure ougrave leur œuvre est acheveacute (le singulier et le masculin sont volontaires) et
constitue enfin un tout dont on peut rendre compte lrsquoindividu nrsquoeacutetant plus lagrave pour faire
eacutecran entre le regard drsquoautrui et les conseacutequences de son activiteacute ndash nrsquoest-ce pas finalement
ce que dit en termes imageacutes le mythe de Cronos
Bien entendu cette possibiliteacute de porter un jugement deacutefinitif sur lrsquoactiviteacute des
deacutefunts est illusoire la connaissance historique est une perpeacutetuelle construction la science
historique nrsquoest nullement une science exacte dans la mesure ougrave elle ne se limite pas agrave une
eacutenumeacuteration de dates ne se reacutesume pas agrave constater les faits mais drsquoabord agrave les expliquer agrave
140
en essayer drsquoen deacuteterminer les causes et donc agrave tenter de connaicirctre les mobiles ayant
conduit les acteurs de lrsquohistoire agrave agir drsquoune certaine faccedilon plutocirct que drsquoune autre ce sur
quoi il ne peut pas y avoir de certitude deacutefinitive pour les mecircmes raisons qursquoil est
pratiquement impossible agrave un juge de connaicirctre avec exactitude les intentions drsquoun
preacutevenu En somme juger un mort nrsquoest pas plus aiseacute que juger un vivant dans le premier
cas on nrsquoa comme avantage relatif par rapport au second que le fait que lrsquoindividu nrsquoest
plus lagrave pour se deacutefendre ne peut donc plus brouiller la reacuteception que lrsquoon peut avoir de son
activiteacute et que sa vie eacutetant acheveacutee est susceptible drsquoecirctre appreacutehendeacutee dans son entiegravereteacute
nrsquoeacutetant plus en construction quand la vie est acheveacutee lrsquoindividu mort est comme un
bacirctiment dont la construction est acheveacutee dans lequel il est loisible agrave chacun de peacuteneacutetrer agrave
lrsquoentreacutee duquel il nrsquoest plus eacutecrit laquo chantier interdit au public raquo lrsquoouverture au public ne
signifie pas que ce public va pouvoir connaicirctre tous les secrets de fabrication du bacirctiment
mais lrsquoouverture constitue deacutejagrave un progregraves consideacuterable vers cette connaissance En
somme le deacutepouillement de lrsquoindividu de son ecirctre civique par la mort est la seule ouverture
dont nous beacuteneacuteficions vers la possibiliteacute de juger absolument un homme pour pouvoir le
classifier deacutefinitivement (cette expression est drsquoailleurs agrave la limite du pleacuteonasme) elle est
une bregraveche dans laquelle notre exigence de justice absolue ne manque pas de srsquoengouffrer
assumant un risque de se tromper deacutesormais amoindri faute drsquoecirctre annihileacute La floraison
moderne de la biographie en tant que genre plaide en faveur de la reacutealiteacute de cette exigence
en effet aucun biographe nrsquoa la preacutetention drsquoecirctre complegravetement objectif mecircme si crsquoest
avec honnecircteteacute qursquoil megravene des recherches sur la personne dont il raconte la vie sa
deacutemarche nrsquoest jamais totalement gratuite il fait bien le choix drsquoeacutecrire ce reacutecit parce qursquoil
juge cela neacutecessaire que ce soit pour reacutehabiliter une personne honnie ou au contraire pour
relativiser la leacutegende doreacutee drsquoun personnage hisseacute sur un pieacutedestal ndash nous avons interrogeacute agrave
ce sujet au moment de la sortie de sa biographie de Louise de Keroual200 lrsquohistorien Alain
Boulaire qui tint alors des propos plaidant en faveur de cette ideacutee notamment lorsqursquoil
eacutevoqua son projet concreacutetiseacute depuis drsquoune biographie de Charles II drsquoAngleterre201 dont
Louise de Keroual fut longtemps la maicirctresse et que la posteacuteriteacute a surnommeacute le merry
monarch lui donnant une reacuteputation de frivoliteacute qui meacuterite pourtant drsquoecirctre relativiseacutee
laquo Derriegravere lrsquoapparence de frivoliteacute drsquoamusement de jeu il a reacuteussi agrave garder lrsquouniteacute de lrsquoAngleterre ce qui nrsquoeacutetait pas eacutevident apregraves la parenthegravese de Cromwell et la deacutecapitation de
200 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacute-gramme Paris 2011 201 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013
141
son pegravere drsquoailleurs son fregravere va perdre le trocircne trois ans apregraves Deuxiegraveme prouesse il a deacutefinitivement fait de la marine anglaise la premiegravere marine europeacuteenne et il a conquis beaucoup de colonies outre-mer Donc ce que je veux montrer crsquoest laquo joyeux monarque raquo certes mais beaucoup moins futile et frivole qursquoon ne lrsquoimagine souventhellip raquo202
Plus encore que la floraison de la biographie sont reacuteveacutelateurs de cette exigence de justice
absolue les procegraves posthumes de prime abord il peut sembler vain de chercher agrave
reconnaicirctre la culpabiliteacute ou lrsquoinnocence drsquoune personne qui nrsquoeacutetant plus de ce monde ne
peut plus ecirctre sanctionneacutee ni mecircme deacutedommageacutee en reacutealiteacute ces procegraves posthumes sont agrave
interpreacuteter comme une tentative de la part de la justice humaine de se rapprocher de
lrsquoideacuteal de justice absolue qui lui donne sa raison drsquoecirctre la justice reconnait ses erreurs et
cherche agrave les reacuteparer non pas seulement par eacutegard envers ceux qui en ont eacuteteacute les victimes
directes ou indirectes mais plutocirct par respect envers sa propre mission
Il nrsquoest pas anodin que le genre biographique et la pratique du procegraves posthume
aient pu tous deux connaicirctre une importante floraison preacuteciseacutement agrave une eacutepoque marqueacutee
par une certaine deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme cette coiumlncidence
srsquoexplique par le fait que si lrsquohomme peut renoncer agrave croire en lrsquoimmortaliteacute de son acircme il
ne renonce pas agrave ce que devait permettre cette croyance sur le plan judiciaire agrave savoir que
justice puisse ecirctre rendue de faccedilon deacutefinitive et indiscutable mecircme longtemps apregraves la mort
individuelle en drsquoautres termes aussi longtemps qursquoil eacutetait couramment admis que tout
homme allait devoir rendre compte de sa conduite lorsque son acircme aura quitteacute son
enveloppe charnelle on pouvait srsquoaccommoder de lrsquoimperfection de la justice humaine la
justice divine venant pallier cette imperfection mais agrave partir du moment ougrave la justice
humaine se retrouve seule lui incombe alors le devoir de satisfaire lrsquoexigence de justice
absolue et donc de juger les morts ce que la disparition du rocircle civique de lrsquoindividu et la
cessation (plutocirct que lrsquoachegravevement) de son œuvre vitale pheacutenomegravenes tous deux provoqueacutes
par le deacutecegraves rendent enfin sinon effectivement possible du moins envisageable en tout
cas moins ardu que lorsque lrsquohomme pouvait encore se deacutefendre et que sa vie eacutetait encore
en construction
202 Propos recueillis en mai 2011 httplegraoullydechainefr20110603interview-alain-boulaire
142
143
Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain
En derniegravere analyse le preacuteceacutedent chapitre ne fait qursquoappliquer agrave lrsquoexigence
drsquoeacutethique et de justice ce que le premier avait deacutejagrave constateacute concernant le deacutesir de
connaissance agrave savoir lrsquoideacutee drsquoune conscience humaine en quecircte drsquoabsolu et ne rencontrant
que le relatif la possibiliteacute de lrsquoabsolu se manifestant dans le cadre drsquoune expeacuterience de
libeacuteration partielle de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps Crsquoest dans une perspective tregraves diffeacuterente
que nous ouvrons ce troisiegraveme chapitre Certes comme suggeacutereacute preacuteceacutedemment il serait
anachronique de mobiliser le concept drsquoindividu pour commenter lrsquoœuvre de Platon
drsquoautant que le monde grec se veut le monde de lrsquoisonomie il est cependant un aspect de
ce qui constitue lrsquoindividu au sens moderne du terme que Platon pouvait ignorer agrave savoir
le fait qursquoil est toujours absolument unique qursquoil ressemble agrave tous les autres sans leur ecirctre
absolument assimilable qursquoil est toujours susceptible drsquointroduire dans ce monde qui lrsquoa
preacuteceacutedeacute existentiellement une nouveauteacute radicale que nul ne pouvait anticiper et manifeste
ainsi ce que nous appelons aujourdrsquohui son irreacuteductible singulariteacute singulariteacute qursquoil ne
cesse de construire en agissant de maniegravere autonome pour utiliser une formulation qui
rappellera Simone de Beauvoir on ne naicirct pas singulier on le devient mais on le devient
sans mecircme neacutecessairement le rechercher le simple fait drsquoagir de faccedilon autonome est une
marque de singulariteacute par laquelle lrsquoindividu se distingue au sein de lrsquoespegravece Tel est le
privilegravege de lrsquohomme le prix agrave payer de sa liberteacute la manifestation premiegravere du caractegravere
laquo non-choisi raquo de sa liberteacute ce agrave quoi il ne peut en aucun cas eacutechapper mecircme le refus
afficheacute de choisir est un choix par lequel lrsquohomme construit et manifeste un caractegravere qui
est le sien et nrsquoappartient agrave nul autre si respecter autrui revient agrave respecter sa capaciteacute agrave
introduire de la nouveauteacute ici-bas alors respecter la singulariteacute drsquoautrui revient agrave respecter
ses choix agrave lui reconnaicirctre une capaciteacute agrave faire un usage raisonneacute de sa liberteacute eacutegale agrave celle
de toute autre personne Cette repreacutesentation de lrsquohomme laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo nrsquoest
certes pas le fait de la Gregravece antique et encore moins de Platon et pourtant la personnaliteacute
de Socrate semble exacerber avec la bagatelle de vingt-cinq siegravecles drsquoavance la
revendication moderne du droit agrave la singulariteacute non ostentatoire ndash cette derniegravere expression
introduit une nuance tregraves importante en effet Socrate cet homme si mysteacuterieux
144
qursquoAlcibiade compare agrave un silegravene et Meacutenon agrave un poisson torpille qui nrsquoobeacuteit pas aux codes
non-eacutecrits de la vie au sein de la citeacute qui ne cherche pas lrsquoeacuteleacutegance dans un monde ougrave le
paraicirctre joue un rocircle central qui ne se soucie pas de gloire politique qui deacutebat sans se
conformer aux regravegles que suivent les plus brillants plaideurs mecircme quand sa propre vie est
en jeu cet homme-lagrave indubitablement se manifeste bien dans la citeacute comme
irreacuteductiblement singulier mais sa singulariteacute nrsquoa rien drsquoostentatoire car sa deacutemarche est
sans malice concentreacute sur sa quecircte de veacuteriteacute Socrate ne megravene aucune quecircte explicite de
singulariteacute il ne tire aucune gloriole de ne pas ecirctre semblable aux autres sa singulariteacute
afficheacutee nrsquoest pas celle drsquoun Diogegravene deacutelibeacutereacutement provocateur ni celle drsquoun incroyable
cultivant lrsquoextravagance dans la France du Directoire et encore moins celle drsquoun zazou
voulant agrave tout prix choquer la vieille geacuteneacuteration Socrate en effet respecte
scrupuleusement les lois de la citeacute et srsquoacquitte agrave la lettre de ses obligations de citoyen ce
qui fait de lui lrsquoun des premiers exemples de manifestation de lrsquoessence mecircme de
lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain qui ne consiste pas en une revendication
explicite voire criarde de son caractegravere unique mais reacuteside dans le simple fait drsquoagir de son
plein greacute on ne choisit pas drsquoecirctre unique mais on se choisit toujours une certaine uniciteacute
mecircme celui qui choisit de laquo faire comme les autres raquo se choisit une uniciteacute qui reacuteside
preacuteciseacutement dans le souci de se conformer agrave un modegravele de conduite qursquoil juge pertinent et
sa conduite ne pourra jamais ecirctre totalement semblable agrave celle drsquoun autre Il ne peut donc
pas y avoir drsquoindividu qui ne soit pas absolument singulier mecircme celui qui ne cherche pas
agrave se singulariser par un snobisme deacuteplaceacute et respecte la loi de la citeacute nrsquoen est pas moins
absolument singulier disons que la singulariteacute peut ecirctre plus ou moins visible pour autrui
dans le champ politique suivant ce que les citoyens ont lrsquohabitude de consideacuterer comme
laquo normal raquo Socrate de ce point de vue occupe un juste milieu (encore une fois) entre une
singulariteacute invisible comme celle drsquoAnytos et une singulariteacute exacerbeacutee au point
drsquoenfreindre ostensiblement les lois de la citeacute et de faire scandale comme celle
drsquoAlcibiade en somme il est irreacuteductiblement singulier sans se forcer agrave lrsquoecirctre ce qui le
rapproche de lrsquoindividu moderne Platon nrsquoignorait donc pas totalement ce que nous
appelons lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu notion qursquoil est drsquoautant plus important
drsquoexaminer que les repreacutesentations de lrsquoapregraves-mourir oscillent en permanence entre deux
hypothegraveses apparemment contradictoires agrave savoir la survie de lrsquoacircme individuelle drsquoune
part et la fusion de cette derniegravere dans une acircme universelle drsquoautre part Qursquoen est-il chez
Platon Il ne tranche jamais vraiment la question ne dit jamais tregraves clairement si lrsquoacircme
reste individuelle apregraves la mort ou non ainsi dans le Phegravedre elle est agrave la fois
145
suffisamment individuelle pour devoir reacutepondre de ses actes et agrave la fois suffisamment
impersonnelle pour pouvoir ecirctre incarneacutee indiffeacuteremment dans nrsquoimporte quel autre corps
sans conserver aucun souvenir de sa vie anteacuterieure Platon laisse en suspens cette question
voire ne la pose mecircme pas et laisse agrave ses successeurs le soin de la trancher il ne faut pas
srsquoen eacutetonner outre mesure car eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est plus affaire de
μῦθος que de λόγος et que Platon ne la mobilise que dans la mesure ougrave elle sert ses
desseins protreptiques il est logique qursquoil ait laisseacute dans un relatif flou certains aspects qui
nrsquoeacutetaient pas directement utiles pour sa deacutemarche La conception suivant laquelle lrsquoacircme
serait deacutesindividualiseacutee par la mort a eacuteteacute volontiers priseacutee par certains penseurs
notamment dans lrsquoEurope du XVIIe siegravecle mais elle nrsquoa jamais vraiment convaincu agrave tout
prendre cette theacuteorie est deacutecevante et ne rend pas justice agrave lrsquoirreacuteductible singulariteacute de
lrsquoindividu elle rabaisse lrsquohomme au rang de simple rouage dans la meacutecanique de la nature
au lieu de le reconnaicirctre comme une fin en soi Aussi seacuteduisante puisse-t-elle paraicirctre pour
une exigence logique pointue elle se heurte au caractegravere irremplaccedilable de lrsquoipseacuteiteacute
personnelle dont rien ne saurait expliquer lrsquoeacuteventuel aneacuteantissement on ne peut imaginer
qursquoune entiteacute absolument individuelle puisse se deacutefaire de ce qui la rendait absolument
inassimilable agrave une autre de nature semblable srsquoil est concevable que lrsquoacircme quitte le corps
et cesse de lrsquoanimer nul nrsquoest spontaneacutement porteacute agrave admettre que le mecircme eacuteveacutenement
puisse ecirctre la cause drsquoun tel basculement ontologique Lrsquoideacutee drsquoune acircme universelle pour
laquelle le corps serait principe drsquoindividuation nrsquoest pas plus satisfaisante elle nrsquoest
mecircme pas complegravetement pertinente dans la mesure ougrave crsquoest au contraire lrsquoacircme qui est
principe drsquoindividuation pour un corps qui en tant que tel ressemble agrave nrsquoimporte quel
autre corps et ne serait qursquoune charogne sans nom et sans personnaliteacute srsquoil nrsquoy avait une
anima (acircme) pour lrsquoanimer Pour toutes ces raisons rien nrsquoexclut que les eacutecrits de Platon
soient eacutegalement reacuteveacutelateurs du lien eacutetroit qui existe entre la conception spontaneacutee de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et le constat de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu Nous
voici donc renvoyeacutes agrave une expeacuterience autre que lrsquoexpeacuterience asceacutetique qui a eacuteteacute
longuement examineacutee preacuteceacutedemment et qui srsquoen distingue drsquoautant plus qursquoelle ne suppose
pas neacutecessairement une mise agrave lrsquoeacutecart du corps bien au contraire le corps est le premier
lieu de manifestation de cette irreacuteductible singulariteacute faute drsquoen ecirctre le principe tandis que
lrsquoexpeacuterience extatique aurait plutocirct tendance agrave faire communier lrsquoacircme avec le monde et agrave
lrsquoen rendre solidaire au point de la deacutesindividualiser Il y a ici un paradoxe le corps est
lieu de manifestation et de neacutegation de lrsquoindividualiteacute tout agrave la fois un autre aspect du
statut drsquoorgane-obstacle de lrsquoacircme qui eacutechoit au corps reacuteside donc dans le fait qursquoil
146
lrsquoempecircche drsquoecirctre absolument singuliegravere en lrsquoinscrivant dans la totaliteacute de lrsquoespegravece humaine
mais est eacutegalement ce dont elle a besoin pour manifester sa singulariteacute au sein de lrsquoespegravece
et puisqursquoil est le lieu de manifestation de la singulariteacute il est une entrave agrave une eacuteventuelle
communion de lrsquoacircme avec le tout de lrsquounivers mais en tant qursquoil la renvoie agrave sa condition
drsquoentiteacute animant un corps et trouvant ainsi sa place deacutetermineacutee ici-bas il rend eacutegalement
possible cette communion Il y a lagrave une double contradiction qui ne peut ecirctre surmonteacutee
mais qui peut se reacutesumer agrave lrsquoambivalence de lrsquoindividu agrave la fois absolument solitaire et
absolument solidaire au sein de lrsquoespegravece humaine srsquoil nrsquoeacutetait que solidaire comme crsquoest le
cas dans toute autre espegravece animale lrsquoideacutee suivant laquelle son acircme viendrait agrave se fondre
dans lrsquoacircme universelle ne poserait pas problegraveme mais il se trouve qursquoil est aussi solitaire et
que donc nulle conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie de cette
indeacutepassable singulariteacute
1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu
Dans les dialogues de Platon la notion drsquoimmortaliteacute nrsquoest pas toujours appliqueacutee agrave
lrsquoacircme dans le Banquet elle est traiteacutee agrave propos de lrsquoindividu tout entier dont
lrsquoindividualiteacute par son action laquo deacuteborde raquo toujours peu ou prou du simple assemblage
psychosomatique qursquoil est censeacute constituer le premier exemple de ce deacutebordement eacutetant
lrsquoactiviteacute reproductrice que Socrate parlant sous le controcircle de Diotime considegravere comme
un facteur drsquoimmortaliteacute relative ce que lrsquoecirctre mortel peur acqueacuterir drsquoimmortaliteacute Ἡ γὰρ
ἀνδρὸς καὶ γυναικὸς συνουσία τόκος ἐστίν ἔστι δὲ τοῦτο θεῖον τὸ πρᾶγμα καὶ τοῦτο ἐν
θνητῷ ὄντι τῷ ζῴῳ ἀθάνατον ἔνεστιν ἡ κύησις καὶ ἡ γέννησις203 Platon touche ici une
laquo corde sensible raquo pour les Grecs le deacutesir drsquoimmortaliteacute sur lequel reposaient les efforts
des citoyens pour srsquoillustrer dans le champ politique ou militaire (les deux termes eacutetaient
pratiquement synonymes) or la reproduction serait selon Diotime lrsquoun des moyens de
gagner cette immortaliteacute qui nrsquoest pas due et serait mecircme le seul moyen selon cette
precirctresse qui nrsquoaccorde pas une creacuteance sans reacuteserve agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Τί δὴ
οὖν τῆς γεννήσεως ὅτι ἀειγενές ἐστι καὶ ἀθάνατον ὡς θνητῷ ἡ γέννησις204 Lu au pied de
la lettre le discours de Diotime repris par Socrate annulerait donc la leacutegitimiteacute des efforts
de celui qui cherche agrave acqueacuterir lrsquoimmortaliteacute en tant qursquohomme politique ou en tant que
203 Plat Banquet [183d-e] laquo Lrsquounion de lrsquohomme et de la femme est bien un enfantement Cet acte est quelque chose de divin ce qursquoil y a drsquoimmortel chez le vivant qui est mortel la grossesse et la procreacuteation raquo 204 Plat Banquet [206e] laquo Pourquoi donc la procreacuteation Parce que la procreacuteation est ce qursquoun mortel peut avoir drsquoexistant continuellement et drsquoimmortel raquo
147
soldat ce nrsquoest pas un hasard si apregraves lrsquointervention de Socrate dans le deacutebat Platon fera
entrer en scegravene Alcibiade qui dira agrave quel point les honneurs militaires laissent indiffeacuterents
le philosophe celui-ci nrsquoest pas totalement insensible agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute il sait
simplement qursquoil en a deacutejagrave sa part en tant qursquoil assure la continuiteacute de lrsquoespegravece humaine en
geacuteneacuteral et de sa ligneacutee en particulier et qursquoil nrsquoa pas agrave se glorifier outre mesure drsquoavoir
exposeacute sa vie au combat pour sa citeacute Socrate pourrait dire quand Alcibiade loue son
courage sur le champ de bataille qursquoil nrsquoa laquo fait que son devoir raquo et rien de plus que le fait
qursquoil se soit reproduit est agrave lui seul un facteur drsquoimmortaliteacute suffisant ndash nrsquooublions pas que
le Pheacutedon srsquoouvre en eacutevoquant justement la reproduction par la preacutesence de lrsquoeacutepouse de
Socrate et de leur enfant cette mention suffit agrave eacutetablir que le philosophe a conscience de
posseacuteder suffisamment drsquoimmortaliteacute pour que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lrsquoindiffegravere et ne
justifie donc pas une deacutemonstration plus approfondie le but premier de Socrate eacutetant
lrsquoexhortation de la posteacuteriteacute agrave la philosophie il nrsquoest pas totalement interdit de penser que
ce petit enfant nrsquoest qursquoune image de tous les petits Socrate qui le philosophe lrsquoespegravere
arriveront apregraves lui ce qui ne lrsquoen leacutegitimerait que drsquoautant plus agrave juger qursquoil possegravede deacutejagrave
son compte drsquoimmortaliteacute sans devoir srsquoengager sur les voies que ses concitoyens
empruntent habituellement en vue drsquoobtenir la gloire Pour reacutesumer il importe si peu agrave
Platon que lrsquoon croie sans reacuteserve agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qursquoagrave aucun moment il ne nie la
leacutegitimiteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute personnelle tel qursquoil se manifeste au travers de lrsquoactiviteacute
procreacuteatrice preacutefeacuterant cette derniegravere agrave la quecircte de gloire politique et militaire pour le dire
comme Andreacute Motte laquo ce que la nature mortelle en deacutefinitive cherche par lrsquoenfantement
crsquoest agrave se perpeacutetuer dans lrsquoexistence (hellip) La race humaine participe agrave lrsquoimmortaliteacute par la
geacuteneacuteration et il serait impie de se priver de ce privilegravege divin raquo205
Toutefois agrave aucun moment Platon il ne censure la quecircte de gloire politique qui
lrsquoindiffegravere mais ne le reacutevulse pas en tout cas pas au point de la reprocher agrave autrui dans les
Lois il ne niait mecircme pas la leacutegitimiteacute politique drsquoaccorder lrsquoimmortaliteacute au nom des
grands hommes et de les honorer longtemps apregraves leur mort comme le deacutemontre
abondamment Marcel Pieacuterart dans sa contribution aux Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte
contribution qursquoil se permet de conclure en ces termes
laquo La question du culte des souverains et des grands hommes est un problegraveme complexe qui contient des aspects religieux et institutionnels (hellip) [Les Grecs] y voyaient un moyen drsquoexprimer en les hissant au rang des dieux et des heacuteros la reconnaissance de la citeacute envers les hommes qui avaient contribueacute par leurs actions et leurs bienfaits agrave son salut Pourquoi
205 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 p 171 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246
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eussent-ils heacutesiteacute agrave le faire srsquoils avaient la caution drsquoauteurs aussi prestigieux que Platon et Aristote raquo206
Hannah Arendt analyse ce deacutesir drsquoimmortaliteacute typiquement grec en des termes qui lui
donnent une plus large porteacutee que celle drsquoun simple constat ethnologique
laquo Les Grecs se preacuteoccupegraverent de lrsquoimmortaliteacute parce qursquoils avaient conccedilu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies individuelles des hommes mortels (hellip) La mortaliteacute humaine vient de ce que la vie individuelle ayant de la naissance agrave la mort une histoire reconnaissable se deacutetache de la vie biologique Elle se distingue de tous les ecirctres par une course en ligne droite qui coupe pour ainsi dire le mouvement circulaire de la vie biologique raquo207
De fait la vie drsquoun homme a bien un deacutebut et une fin dans la mesure ougrave sa venue au monde
ne se traduit pas par le remplacement drsquoun autre qui lrsquoaurait preacuteceacutedeacute et ougrave personne ne
pourra jamais pallier totalement sa disparition comme crsquoest le cas pour les autres espegraveces
animales ougrave les geacuteneacuterations se suivent et se ressemblent laquo La naissance et la mort des
ecirctres vivants ne sont pas de simples eacuteveacutenements naturels elles sont lieacutees agrave un monde dans
lequel apparaissent et drsquoougrave srsquoen vont des individus des entiteacutes uniques irremplaccedilables et
qui ne se reacutepeacuteteront pas raquo208 Lrsquoindividu humain est le seul agrave se deacuteplacer lineacuteairement dans
un monde ougrave tout se meut circulairement lrsquoanormaliteacute fondamentale de la mort tire son
origine de cette anormaliteacute de lrsquoindividu humain dans un cadre naturel caracteacuteriseacute par
lrsquoeacuteternel retour et crsquoest pour mieux graver cette speacutecificiteacute dans le marbre de leur
vocabulaire que les Grecs employaient le terme βροτός (mortel) comme synonyme
drsquolaquo homme raquo ils ne concevaient cependant pas la mortaliteacute comme une fataliteacute et
pensaient que les hommes avaient la possibiliteacute de se hisser agrave une immortaliteacute qui leur eacutetait
propre une immortaliteacute strictement individuelle non englobeacutee par lrsquoimmortaliteacute du tout de
lrsquounivers Contrairement au cosmos et aux dieux les hommes gagnaient leur immortaliteacute
par leurs propres forces au lieu de la posseacuteder spontaneacutement comme lrsquoa exprimeacute ce grand
connaisseur du monde grec qursquoeacutetait Jean Giraudoux dans son Amphitryon 38 ougrave Alcmegravene
sa fait porte-parole de la digniteacute intrinsegraveque de lrsquohumaniteacute commune agrave Jupiter lui
promettant la divinisation la future megravere drsquoHercule reacutepond que les dieux sont veacuteneacutereacutes en
tant que dieux sans avoir agrave le meacuteriter (pour mener une vie dissolue et se conduire comme
206 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo sect 48 in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 207 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p54 ndash sauf exception toutes les citations de cette œuvre sont extraites de la traduction de Georges Fradier eacutediteacutee chez Calmann-Leacutevy mentionneacutee en biblio-graphie 208 Opcit p142
149
un garnement obseacutedeacute par une belle voisine209 Jupiter nrsquoen est pas moins Jupiter) tandis
qursquoelle ne doit drsquoecirctre respecteacutee qursquoagrave son meacuterite personnel de simple mortelle
laquo JUPITER Tu nrsquoas jamais deacutesireacute ecirctre deacuteesse ou presque deacuteesse ALCMEgraveNE Certes non Pourquoi faire JUPITER Pour ecirctre honoreacutee et reacuteveacutereacutee de tous ALCMEgraveNE Je le suis comme simple femme crsquoest plus meacuteritoire raquo210
Nous nous retrouvons donc avec deux types drsquoimmortaliteacute qursquoil convient de
diffeacuterencier soigneusement lrsquoimmortaliteacute acquise par la gloire ne concerne pas lrsquoau-delagrave
crsquoest bel et bien ici-bas parmi les hommes que lrsquoon cherche agrave obtenir cette gloire
impeacuterissable cette immortaliteacute peut sembler bassement terre agrave terre si on la compare agrave
celle qui constitue lrsquoobjet de nos recherches mais elle nrsquoen est pas moins inteacuteressante agrave
analyser Il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute que lrsquoindividu ne pouvait disparaicirctre sans laisser de traces
que son laquo avoir-eacuteteacute raquo eacutetait absolument ineffaccedilable qursquoon ne pouvait faire apregraves sa mort
comme si de rien nrsquoavait eacuteteacute Il subsiste donc toujours quelque chose de lui parfois un
laquo presque rien raquo mais ce laquo presque rien raquo nrsquoest pas rien mecircme srsquoil nrsquoest pas observable agrave
lrsquoœil nu mecircme srsquoil nrsquoest visible que pour qui y precircte une attention exacerbeacutee il nrsquoen est
pas moins une marque du passage sur terre drsquoun individu une nouveauteacute que nul ne
pouvait anticiper Agrave titre drsquoexemple le ceacutelegravebre humoriste Marcel Gotlib srsquoest un jour
amuseacute agrave faire mine drsquoecirctre scandaliseacute devant le spectacle apparemment anodin drsquoun
promeneur tapant du pied dans un caillou laquo Ce que la patience des siegravecles avait eacuterigeacute
vient drsquoecirctre jeteacute bas en une seconde Le caillou nrsquoest plus agrave sa place lrsquoordre naturel est
bouleverseacute raquo211 Le propos est eacutevidemment caricatural mais a le meacuterite de mettre en valeur
lrsquoideacutee suivant laquelle loin drsquoecirctre complegravetement innocent le simple deacuteplacement drsquoun
caillou teacutemoigne de la capaciteacute de lrsquohomme agrave transformer son environnement et agrave le
marquer de son empreinte drsquoune maniegravere quasiment indeacuteleacutebile Bien entendu le
deacuteplacement de ce caillou ne bouleverse pas veacuteritablement lrsquoordre naturel mais il reste
qursquoagrave partir du moment ougrave le deacuteplacement a eu lieu on ne peut pas faire comme si rien ne
srsquoeacutetait passeacute Lrsquohomme dont la meacutemoire est honoreacutee longtemps apregraves sa mort au nom des
hauts faits qursquoil a accompli de son vivant ne beacuteneacuteficie donc pas drsquoun privilegravege ontologique
radical par rapport agrave ses congeacutenegraveres la diffeacuterence entre lui et le commun des mortels est
de degreacute plutocirct que de nature elle est quantitative plutocirct que qualitative et reacuteside dans le
209 laquo Tu vois la fenecirctre eacuteclaireacutee dont la brise remue le voile Alcmegravene est lagrave Ne bouge point Dans quelques minutes peut-ecirctre tu pourras peut-ecirctre voir passer son ombre raquo GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet p15 210 Opcit p145 211 Cf Annexe 19
150
fait que lrsquohomme en question a su porter au plus haut niveau ce qui se manifeste de faccedilon
plus discregravete au sein de la population ou plutocirct qursquoil a su actualiser ce qui nrsquoest
habituellement qursquoune virtualiteacute agrave savoir lrsquoimmortaliteacute non pas de lrsquoacircme humaine en tant
que telle mais plutocirct celle du principe intellectuel de lrsquohomme tel qursquoil se manifeste par ses
reacutealisations Il est des objets dont lrsquoinventeur a su se faire un nom qui est resteacute dans les
meacutemoires comme lrsquoampoule eacutelectrique inventeacutee par Thomas Edison mais il en est
drsquoautres dont lrsquoinventeur est nettement moins connu du grand public soit parce qursquoil srsquoagit
drsquoinventions anteacuterieures agrave lrsquoapparition de lrsquoeacutecriture et donc laquo preacutehistoriques raquo au sens fort
du terme comme la roue soit parce qursquoil nrsquoest pas aiseacute de les attribuer agrave un individu
donneacute comme le sablier qui date du XIIIe siegravecle et dont lrsquoinventeur si tant est qursquoil srsquoagit
bien drsquoun seul homme est inconnu soit tout simplement parce que le grand public ne
parvient pas agrave meacutemoriser son nom peu de gens par exemple parviendraient agrave citer le
nom de lrsquoinventeur de lrsquoextincteur et pourtant ces inventeurs meacuteconnus ont bien laisseacute
une trace tangible de leur passage sur terre et cette trace nrsquoest pas purement mateacuterielle elle
est un fait de culture plutocirct que de nature au sens ougrave elle ne leur survit pas de la mecircme
maniegravere que les fossiles attestant qursquoun animal mort depuis des millions drsquoanneacutees a existeacute
aucun ecirctre vivant ne peut modeler agrave sa guise le fossile qursquoil laissera apregraves sa mort tandis
que si les objets mateacuteriels que lrsquohomme faccedilonne comme ses os lui survivent la diffeacuterence
est preacuteciseacutement dans le fait qursquoils nrsquoont jamais que la forme que lrsquoauteur souhaite leur
donner et auraient tregraves bien pu ne pas ecirctre si lrsquohomme en avait deacutecideacute ainsi En somme les
objets issus de notre activiteacute creacuteatrice sont les teacutemoins drsquoun aspect de notre avoir-eacuteteacute bien
plus important que notre avoir-veacutecu au sens biologique du terme agrave savoir notre avoir-eacuteteacute-
une-creacuteature-libre-et-raisonnable-capable-de-creacuteation ils nrsquoimmortalisent pas notre ecirctre
mateacuteriel voueacute agrave la deacutegradation et agrave la disparition agrave long terme (mecircme les os ne sont pas
eacuteternels comme le rappelle propos biblique laquo Car tu es glaise et tu retourneras agrave la
glaise raquo212 ) mais bien notre ecirctre intellectuel Crsquoest agrave cet eacutegard que nous parlons ici drsquoune
immortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de chaque individu ndash lrsquoadjectif laquo virtuel raquo est
ajouteacute pour exprimer le fait que tout homme nrsquoa pas neacutecessairement le deacutesir conscient
drsquoacceacuteder agrave lrsquoimmortaliteacute par ses creacuteations Cioran par exemple rejette explicitement un
tel deacutesir ndash on peut cependant douter de sa parfaite honnecircteteacute sur ce point eacutetant donneacutee
lrsquoampleur de son œuvre laquo Je me refuse agrave la seacuteduction malsaine drsquoun Moi indeacutefini Je veux
me vautrer dans ma mortaliteacute Je veux rester normal raquo213
212 Genegravese 3 19 213
CIORAN Emil Michel Œuvres p660
151
Libre donc agrave chacun de vouloir ou de ne pas vouloir actualiser cette virtualiteacute mais nul ne
peut preacutetendre en ecirctre totalement deacutepourvu ni mecircme pouvoir empecirccher qursquoelle soit
actualiseacutee sans qursquoil le recherche lrsquoartisan faisant son meacutetier nrsquoa que rarement la
preacutetention de faire en sorte que les objets qursquoil fabrique constituent une trace durable de
son avoir-eacuteteacute cette volonteacute eacutetant plutocirct le fait de lrsquoartiste et pourtant agrave partir du moment
ougrave il a faccedilonneacute un objet lrsquoa placeacute dans le monde il nrsquoest plus possible de faire comme si
rien nrsquoavait eacuteteacute fait mecircme la plus humble poterie parce qursquoelle a eacuteteacute faite par la main de
lrsquohomme et nrsquoest pas le fruit du hasard est une survivance de la part intellectuelle de lrsquoecirctre
qui lrsquoa faccedilonneacutee Lrsquohomme fait donc perpeacutetuellement face agrave des objets qui ont eacuteteacute faccedilonneacutes
par ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute sur terre et qursquoil est aiseacute drsquoenvisager comme autant de
survivances de la partie intellectuelle de lrsquoecirctre humain
Cette virtualiteacute se manifeste aussi et surtout par la capaciteacute de lrsquoindividu agrave srsquoinscrire
dans le tissu de lrsquohistoire ce dont il est question dans le Critias lorsque le personnage
eacuteponyme qui avait pourtant deacuteclareacute dans le preacuteambule du dialogue croire sincegraverement aux
pouvoirs de la meacutemoire en deacutenonce les limites chez ses concitoyens μυθολογία γὰρ
ἀναζήτησίς τε τῶν παλαιῶν μετὰ σχολῆς ἅμ᾽ ἐπὶ τὰς πόλεις ἔρχεσθον ὅταν ἴδητόν τισιν
ἤδη τοῦ βίου τἀναγκαῖα κατεσκευασμένα πρὶν δὲ οὔ ταύτῃ δὴ τὰ τῶν παλαιῶν ὀνόματα
ἄνευ τῶν ἔργων διασέσωται214 Agrave lrsquoinstar drsquoAlbert Rivaud nous traduisons σχολή par
laquo loisir raquo faute de mieux mais ce terme recouvre une notion bien plus preacutecise que le loisir
au sens ougrave nous lrsquoentendons aujourdrsquohui et qui ne se reacutesume pas agrave un simple temps de
distraction mais constitue un certain temps libre semblable agrave lrsquootium romain dont
beacuteneacuteficie le citoyen libeacutereacute de la neacutecessiteacute de travailler pour survivre et qui peut donc ecirctre
consacreacute aux ouvrages de lrsquoesprit et agrave lrsquoeacutetude en lrsquooccurrence ici lrsquoeacutetude de lrsquohistoire qui
nrsquoeacutetait encore seacutepareacutee de la μυθολογία que par une frontiegravere extrecircmement poreuse pour la
bonne raison que la mythologie du fait de son statut de reacutecit fondateur assurant son uniteacute
cultuelle agrave la citeacute devait ecirctre envisageacutee par les citoyens comme le reacutecit de faits passeacutes
aveacutereacutes ndash le citoyen nrsquoeacutetait pas tenu drsquoadheacuterer sans reacuteserve agrave ce reacutecit mais au moins de faire
comme srsquoil eacutetait vrai afin de se conformer aux usages de la communauteacute civique et ainsi y
trouver sa place de citoyen de plein droit ceci peut expliquer ce qursquoont drsquoapparemment
extravagants des reacutecits tels que ceux drsquoHeacuterodote Mais extravagante la deacuteclaration
attribueacutee agrave Critias ne lrsquoest guegravere les versions diverses et varieacutees drsquoun mecircme mythe aussi
214 Plat Critias [110a] laquo En effet la mythologie et la recherche des faits anciens viennent avec le loisir dans les citeacutes quand certains voient qursquoils ont deacutejagrave pourvu agrave ce qui est neacutecessaire agrave la vie pas avant Crsquoest pour-quoi les noms des anciens sans leurs actes ont eacuteteacute conserveacutes raquo
152
fondateur soit-il surabondent et cohabitent dans la Gregravece antique sans que cela entraicircne
pour autant des changements notables drsquoune version agrave une autre concernant les noms des
diviniteacutes et des heacuteros mis en scegravenes ndash crsquoest ce qui confegravere agrave ces reacutecits leur riche polyseacutemie
qui les rend si inteacuteressants pour le chercheur drsquoaujourdrsquohui tout en maintenant intacte la
possibiliteacute de les identifier sans erreur Cela eacutetant dit le jugement de Critias nrsquoest pas si
dateacute qursquoil en a lrsquoair puisqursquoencore aujourdrsquohui nous meacutemorisons facilement un nom de rue
sans mecircme neacutecessairement pouvoir dire ce que lrsquoindividu qui portait ce nom avait pu faire
pour meacuteriter cet honneur posthume qui fait de lui une sorte de heacuteros mythologique
contemporain agrave Brest par exemple si le nom de Jean Jauregraves dont le nom a eacuteteacute donneacute agrave
lrsquoune des rues principales de la ville est bien connu de mecircme que celui de Vercingeacutetorix
qui a donneacute son nom agrave une place beaucoup de gens passent tous les jours dans la rue
Bugeaud sans savoir qursquoil srsquoagit du nom drsquoun mareacutechal de France qui srsquoillustra notamment
en tant que gouverneur de lrsquoAlgeacuterie au XVIIIe siegravecle En somme si la meacutemoire nrsquoest pas
suffisamment solliciteacutee elle ne permet pas de rendre impeacuterissable le souvenir laisseacute par un
deacutefunt ce qui nrsquoentre pas en contradiction avec notre propos eacutetudiant les virtualiteacutes
humaines plutocirct que les reacutealiteacutes lrsquohomme qui agit au sens politique du terme ne peut
jamais ecirctre parfaitement certain de la maniegravere dont son action sera perccedilue par la posteacuteriteacute
mais celle-ci ne pourra pas faire comme si cette action nrsquoavait jamais eacuteteacute les historiens
deacutebattent encore aujourdrsquohui aves passion sur le rocircle qursquoa joueacute Henry VIII drsquoAngleterre
dans lrsquohistoire de son royaume les uns le perccediloivent comme un tyran sanguinaire (lrsquoEacuteglise
catholique nrsquoa pas manqueacute de diaboliser ce souverain heacuteteacuterodoxe) et les autres comme un
souverain novateur mais si le doute porte sur la nature de son rocircle elle ne saurait
concerner lrsquoimportance de ce rocircle qui en tant que telle est indiscutable Il nrsquoest mecircme pas
neacutecessaire de prendre pour exemple un homme ayant marqueacute lrsquohistoire agrave lui seul
lrsquohistoriographie moderne tend drsquoailleurs agrave se deacutesinteacuteresser des laquo grands hommes raquo au
profit des populations de laquo lrsquohistoire drsquoen bas raquo tenant ainsi compte du fait que tout
homme contribue agrave laquo faire lrsquohistoire raquo agrave son niveau que tout action aura agrave son eacutechelle des
conseacutequences mecircme si celles-ci ne sont pas immeacutediatement mesurables Ainsi crsquoest agrave bon
droit que lrsquoon nomme laquo conquecirctes sociales raquo certains avantages dont la population
franccedilaise beacuteneacuteficie aujourdrsquohui comme la seacutecuriteacute sociale ou le droit de gregraveve lrsquoobtention
de ces droits eacutetant le reacutesultat de lrsquoaction de toute une frange de la population qui srsquoest
mobiliseacutee pour les obtenir En somme tout homme parce qursquoil est un homme nrsquoest pas
voueacute agrave une disparition absolue le caractegravere ineffaccedilable de son avoir-eacuteteacute se manifeste par sa
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maniegravere de modeler le monde soit par la production drsquoobjets mateacuteriels soit par
lrsquoinscription dans le processus de lrsquohistoire
Crsquoest agrave dessein que lrsquoon mobilise cette alternative qui ne manquera pas de rappeler
au lecteur averti les notions drsquoœuvre et drsquoaction mobiliseacutees par Hannah Arendt dans
Condition de lrsquohomme moderne Ces notions en effet recouvrent lrsquoensemble du champ des
activiteacutes humaines dont les produits (au sens large du terme) peuvent survivre agrave lrsquoindividu
qui les produit et ainsi assurer agrave travers leurs productions mateacuterielles ou immateacuterielles la
survie du principe intellectuel dudit individu lrsquoœuvre pour des raisons eacutevidentes puisqursquoil
srsquoagit de la production drsquoobjets mateacuteriels contribuant agrave bacirctir un monde humain qui survit agrave
ceux qui y ont veacutecu lrsquoaction en raison directe de sa condition sine qua non la pluraliteacute
crsquoest parce qursquoil existe sur terre une pluraliteacute drsquohommes crsquoest-agrave-dire des humains qui non
contents drsquoecirctre plusieurs sont aussi tous irreacutemeacutediablement diffeacuterents les uns des autres
qursquoexiste le politique et par lagrave mecircme lrsquoaction lrsquohomme agit donc au milieu drsquoautres
hommes auxquels il nrsquoest pas assimilable son action beacuteneacuteficie ainsi drsquoune visibiliteacute et
laisse donc un souvenir qui peut se perpeacutetuer fucirct-ce imparfaitement en tout cas toujours
suffisamment pour attester que le cadavre a eacuteteacute jadis un ecirctre vivant capable de raisonner et
de deacuteployer un agir impreacutevisible selon Arendt lrsquoaction en deacutepit du caractegravere immateacuteriel
de ses reacutealisations serait une garantie plus sucircre de survivance que lrsquoœuvre eacutetant donneacute que
laquo lrsquoaction dans la mesure ougrave elle se consacre agrave fonder et maintenir des organismes
politiques creacutee la condition du souvenir raquo215 lrsquoœuvre ne suffisant pas agrave assurer ce souvenir
puisque crsquoest dans lrsquoaction que cette transcendance de soi cesse drsquoecirctre isoleacutee et compte
aussi pour les autres dans lrsquoœuvre lrsquohomme peut rester anonyme lrsquoartisan signe rarement
les produits de son activiteacute mecircme srsquoil nrsquoen est pas moins vrai qursquoelle manifeste tout autant
que lrsquoaction lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire entiegraverement le destin de lrsquohomme agrave sa vie
biologique Il reste que crsquoest bien lrsquoaction mieux que nrsquoimporte quoi drsquoautre qui atteste
par-delagrave la mort biologique non seulement que lrsquoindividu pensant a existeacute mais aussi qursquoil
a bien eacuteteacute pensant et a bien eacuteteacute un individu agrave part entiegravere son agir est assignable de jure agrave
un individu irreacuteductiblement singulier et mecircme si son nom ou sa personnaliteacute ne laisse pas
de souvenir impeacuterissable agrave la posteacuteriteacute la posteacuteriteacute nrsquoest pas pour autant en mesure de
preacutetendre qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute elle a devant les yeux les reacutesultats drsquoune action qui nrsquoaurait
mecircme pas pu ecirctre engageacutee srsquoil nrsquoy avait eu drsquoindividu irreacuteductiblement singulier pour
lrsquoengager Crsquoest donc en derniegravere analyse sous le jour de son irreacuteductible singulariteacute en
215 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p43
154
tant qursquoelle est la garantie de toute action speacutecifiquement humaine et sous aucun autre jour
que lrsquohomme acquiert lrsquoimmortaliteacute relative que drsquoapregraves Diotime il chercherait si le
discours de la precirctresse ne reconnait ce pouvoir qursquoagrave la reproduction crsquoest pour bien
souligner que cette immortaliteacute est agrave la porteacutee de lrsquohumaniteacute commune que tout homme
lrsquoacquiert sans avoir besoin de reacutealiser un coup drsquoeacuteclat qui reste dans lrsquohistoire drsquoailleurs
mecircme la reproduction ce processus apparemment si deacutevorant est loin de rabaisser
lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de simple jouet du cycle des naissances et des morts puisqursquoil bute
toujours comme le reste sur cette irreacuteductible singulariteacute lrsquoenfant eacutetant toujours lrsquoenfant
laquo de quelqursquoun raquo et non pas nrsquoimporte quel enfant la speacutecificiteacute humaine a pour autre
conseacutequence qursquoau sein de la citeacute il ne suffit pas drsquoecirctre le geacuteniteur pour ecirctre reconnu
comme le pegravere crsquoest mecircme tout agrave fait dispensable la filiation eacutetant une construction
reposant non pas sur les liens geacuteneacutetiques tels que la science peut en rendre compte
aujourdrsquohui par le biais des tests ADN mais bien sur la reconnaissance de lrsquoenfant par le
pegravere et par la prise en charge par ce dernier de lrsquoeacuteducation le laquo vrai raquo pegravere nrsquoest pas celui
qui a feacutecondeacute lrsquoovule mais celui dont lrsquoindividualiteacute se manifeste aussi par le biais de
lrsquoenfant auquel il a donneacute les cleacutes pour srsquoinseacuterer dans la citeacute dans lrsquoexpression laquo pegravere
spirituel raquo lrsquoaccent doit bien ecirctre mis sur laquo pegravere raquo et non pas sur laquo spirituel raquo puisqursquoun
pegravere est neacutecessairement spirituel ou bien nrsquoest pas Tout ceci confirme notre hypothegravese
concernant le petit enfant de Socrate eacutevoqueacute dans le Pheacutedon ce fils nrsquoeacutetant qursquoune image
de tous les fils spirituels plus ou moins dignes il est vrai en preacutesence desquels Socrate vit
ses derniers instants
2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de
la posteacuteriteacute
Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain eacutetant la condition sine qua non de
toute action permettant au principe intellectuel de lrsquohomme de survivre agrave lrsquohomme en tant
qursquoecirctre biologique cette singulariteacute a certainement joueacute un rocircle dans lrsquoeacutetablissement de la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Crsquoest agrave lrsquoappui de cette hypothegravese que lrsquoon
mobilisera agrave nouveaux frais le paradoxe de la mort-destin qui exacerbe lrsquoindividualiteacute tout
en la faisant disparaicirctre agrave lrsquoinstar de la clinique telle que lrsquoenvisageait Foucault qui ne
peut connaicirctre le corps vivant que quand il est mort et agrave lrsquoinstar mecircme de toute
connaissance qui est reacutetrospective par nature lrsquohistoire ne peut connaicirctre une individualiteacute
que quand celle-ci nrsquoest plus en construction Lrsquohomme nrsquoest pas simplement un mort en
155
devenir mais drsquoabord un destin en pleine construction aussi longtemps qursquoil vit on ne
peut se prononcer agrave moins de preacutetendre posseacuteder des pouvoirs surnaturels sur la nature et
le contenu de sa destineacutee son destin ne peut ecirctre eacutecrit qursquoa posteriori lorsqursquoil est mort
plus rien ne peut venir de lui et on ne peut faire en sorte que ce qursquoil a fait ne fucirct pas sa
personnaliteacute qui srsquoauto-produit et se manifeste par lrsquoaction peut bel et bien ecirctre laquo deacutefinie raquo
au sens de lrsquooctroi drsquoune signification comme au sens drsquoune stricte deacutelimitation la mort
transforme la vie qui a eacuteteacute la sienne en destin dans la mesure ougrave elle ne peut plus devenir
autre que ce qursquoelle a eacuteteacute la deacutefinition dont il peut faire lrsquoobjet peut avoir la preacutetention
drsquoecirctre permanente et impeacuterissable ndash rappelons toutefois que ce nrsquoest pas si simple et que
quand les historiens entreprennent de caracteacuteriser la vie drsquoune individualiteacute ils peuvent
entrer en deacutesaccord entre eux voire changer drsquoavis sur le tard mecircme lrsquoapocirctre Judas dont
le nom reste pourtant synonyme de laquo traicirctre raquo a eacuteteacute reacutehabiliteacute reacutecemment gracircce agrave la
deacutecouverte drsquoun eacutevangile dont il serait lrsquoauteur En deacutepit de cette difficulteacute pratique il
nrsquoempecircche que la mort ouvre la voie agrave la deacutetermination drsquoun destin individuel
deacutetermination qui aurait eacuteteacute de toute faccedilon impossible aussi longtemps que se poursuivait
le perpeacutetuel devenir que constitue la vie
Cette deacutetermination drsquoun destin individuel nrsquoest envisageable que dans le champ
politique (au sens large du terme) pour une triple raison premiegraverement crsquoest la condition
sine qua non du politique crsquoest-agrave-dire la pluraliteacute qui sous-tend la non-assimilabiliteacute des
destineacutees en tant qursquoelle garantit lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu
deuxiegravemement puisque crsquoest la mort qui permet la transformation drsquoune vie en destineacutee
cette transformation ne peut eacutevidemment pas ecirctre opeacutereacutee par lrsquoindividu mort et ne peut ecirctre
que le fait de ceux qui lui survivent il ne peut donc y avoir de deacutefinition drsquoune destineacutee
particuliegravere qursquoagrave la condition que drsquoautres individus soient laquo lagrave raquo pour constater les
reacutesultats drsquoune action troisiegravemement enfin dans la mesure ougrave lrsquoaction est ce qui creacutee la
condition du souvenir en mettant en place des organisations politiques et est donc ce par
quoi se manifeste agrave son plus haut degreacute lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de
lrsquohomme alors le champ politique est proprement le domaine par excellence de la
transformation de la vie en destin De jure lrsquoœuvre devrait permettre elle aussi en tant
qursquoelle consiste dans la production drsquoobjets qui survivent agrave leur producteur de comprendre
la vie comme une destineacutee mais lrsquoœuvre commet le peacutecheacute veacuteniel drsquoecirctre une ποίησις crsquoest-
agrave-dire de consister en une certaine τέχνη un certain savoir-faire transmissible de maicirctre agrave
eacutelegraveve agrave tel point drsquoailleurs que la machine tend aujourdrsquohui dans la fabrication des objets
mateacuteriels agrave remplacer le tour de main de lrsquohomme rendant reproductibles agrave lrsquoinfini lesdits
156
objets qui ne sont plus que des objets de consommation appeleacutes agrave disparaicirctre et dans
lesquels lrsquoindividualiteacute du producteur ne se manifeste plus lrsquoouvrier speacutecialiseacute remplaccedilant
deacutefinitivement lrsquoartisan Lrsquoaction elle en tant qursquoelle constitue un domaine ougrave aucune
machine ne saurait jamais remplacer lrsquohomme permet encore agrave lrsquoindividu de manifester
pleinement son pouvoir creacuteateur de faire eacutemerger une reacutealiteacute qui nrsquoaurait pas pu ecirctre sans
lui qui nrsquoaurait jamais pu ecirctre la mecircme si une autre personne srsquoen eacutetait chargeacutee crsquoest en
cela que les hommes politiques se suivent et ne se ressemblent pas que Khrouchtchev
nrsquoest pas Staline que Churchill nrsquoest pas Chamberlain que Blum nrsquoest pas Daladier et que
chacun drsquoeux a introduit une nouveauteacute contribuant agrave bacirctir lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale de leur
eacutepoque Cette reacutealiteacute drsquoordre politique vaut aussi pour la creacuteation artistique par exemple
Hergeacute justifiait son refus que les aventures de Tintin fussent poursuivies apregraves sa mort par
drsquoautres dessinateurs en affirmant que si quelqursquoun reprenait la seacuterie lagrave ougrave il la laissait agrave sa
mort ce pourrait ecirctre meilleur ou moins bon que ce qursquoil faisait mais ne pourrait de toute
faccedilon jamais ecirctre eacutegal de mecircme lorsqursquoun reacutedacteur zeacuteleacute a entrepris de transformer la fin
de Theacuteregravese Raquin de Zola en lui donnant une porteacutee moralisatrice dont lrsquoauteur ne voulait
pas cette deacutemarche a donneacute lieu agrave une rupture stylistique trop brutale pour tromper qui que
ce soit Ce constat relatif agrave lrsquoart ne se surajoute pas agrave ce qui vient drsquoecirctre dit sur le politique
lrsquoart nrsquoayant drsquoexistence que dans le cadre de la citeacute en tant qursquoil est destineacute agrave ecirctre exposeacute
au regard drsquoautrui
Le fait que lrsquoaction et donc la transformation de la mort en destin ne soient
possibles que dans le champ politique amegravene agrave formuler une hypothegravese il a deacutejagrave eacuteteacute
question de lrsquoanalogie entre lrsquoacircme personnelle et la citeacute dans la Reacutepublique est-il donc
totalement exclu que cette analogie ait eacuteteacute deacuteterminante au moins pour Platon pour la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Cette ideacutee a pu surgir notamment gracircce agrave la lecture
de Brague lorsque lrsquoauteur du Restant revient sur le plan architectural de la citeacute ideacuteale
laquo Il nrsquoy a pas lagrave qursquoun souci drsquoestheacutetique ou mecircme drsquourbanisme rationnel La citeacute est drsquoautant meilleure qursquoelle se rapproche plus de son plan geacuteneacuterateur qui en est la constitution (politeia) par ses lois Ce sont ces lois veacuteritables murailles de la citeacute qui en structurent le volume Crsquoest agrave partir de lagrave que lrsquoon peut comprendre drsquoune part lrsquoinsistance avec laquelle la steacutereacuteomeacutetrie est invoqueacutee dans le dialogue qui manifeste ne serait-ce que par son titre que son objet principal est la politeia le reacutegime et drsquoautre part le fait en apparence opposeacute agrave notre interpreacutetation que la citeacute y est conccedilue dans une constante analogie avec lrsquoacircme On srsquoattendrait plutocirct en effet agrave ce que la citeacute soit rapprocheacutee du corps comme crsquoest drsquoailleurs le cas dans la tradition de la philosophie politique et drsquoailleurs aussi chez Platon Or elle est ici rapprocheacutee non pas du solide mais plutocirct de la surface (hellip) Le rapprochement de la citeacute et de lrsquoacircme humaine nrsquoest possible que sur le fond drsquoune commune mise en rapport avec ce qui dans la suite des
157
dimensions correspond au domaine ontologique de lrsquoacircme revenant agrave lrsquoessence agrave savoir la ligne et la surface raquo216
Le rapprochement entre lrsquoacircme humaine et la citeacute nrsquoest possible que parce que la citeacute est
elle-mecircme deacutecrite en eacutetant rameneacutee agrave ce qui en est lrsquoacircme la politeia la constitution En
effet pour faire vivre ensemble des individus divers dans une paix relative la citeacute se dote
drsquoune constitution drsquoun certain nombre de lois qui peuvent ecirctre penseacutees comme
constituant lrsquoacircme de la citeacute ce qui est censeacute ne pas mourir avec elle le corps constituant
lrsquoensemble des individus vivant ensemble gracircce agrave cette acircme-constitution Crsquoest agrave dessein
que nous mobilisons la notion de corps politique car il pourrait sembler envisageable de
renverser le rapport eacutetabli dans la Reacutepublique entre lrsquoacircme humaine et la polis puisque lrsquoon
parle drsquoun corps politique pourquoi nrsquoy aurait-il pas une acircme politique qui serait
preacuteciseacutement la constitution de la citeacute en tant que telle On distingue la citeacute en tant que
groupe drsquoindividus donc en tant qursquoeacutevolutive et la citeacute en tant qursquoorganisation qui
transcende cette collectiviteacute en lui survivant toujours lrsquoEacutetat ne peut pas de jure mourir les
fonctions qui le font vivre survivent toujours aux individus qui les exercent (de lagrave vient la
theacuteorie des deux corps du Roi reacutesumeacutee par lrsquoexpression laquo le roi est mort vive le Roi raquo) et
on peut ecirctre drsquoautant plus assureacute de lrsquoimmortaliteacute de ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme son
acircme que mecircme si un Eacutetat disparait mateacuteriellement sa constitution peut survivre au moins
dans les meacutemoires et inspirer drsquoautres Eacutetats ndash les hommes de 1792 ne se sont pas priveacutes
avec plus ou moins de pertinence de revendiquer lrsquoheacuteritage de Rome ou drsquoAthegravenes En
somme lrsquoanalogie de rapport entre lrsquoacircme et la citeacute nrsquoest pas le fruit du hasard il nrsquoest pas
complegravetement exclu que lrsquohomme ait pu appliquer agrave lui-mecircme ce qursquoil constatait
concernant les structures politiques au sein desquelles il vivait Lrsquohypothegravese est seacuteduisante
mais comparaison nrsquoest pas raison et on se gardera drsquoaller aussi loin et de faire dire agrave
lrsquoanalogie platonicienne ce qursquoelle ne veut pas dire cette analogie nrsquoest qursquoanalogie sans
que cela suppose pour autant une nature commune elle constitue une hypothegravese destineacutee agrave
faciliter la deacutecouverte drsquoune veacuteriteacute plutocirct que lrsquoeacutenonciation de cette veacuteriteacute elle-mecircme De
plus crsquoest dans le champ de la citeacute que se manifeste de faccedilon eacutevidente la capaciteacute de
lrsquoindividu humain agrave deacuteployer un agir dont les conseacutequences se font sentir par-delagrave ses
limites biologiques degraves lors la peacuterenniteacute des systegravemes politiques leur transcendance
temporelle compte parmi les conseacutequences potentielles de cette caracteacuteristique de
lrsquohomme elle lui est donc posteacuterieure et le constat relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de laquo lrsquoacircme raquo des
citeacutes nrsquoest pas tellement agrave prendre comme une eacuteventuelle cause directe de la conception de
216 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p67
158
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine mais plutocirct comme un facteur qui a pu venir renforcer une
conception qui de toute eacutevidence a ducirc preacuteceacuteder mecircme sous une forme vague toute forme
drsquoorganisation politique stricto sensu ndash agrave la grande rigueur peut-on concevoir que les deux
pheacutenomegravenes ont eacuteteacute contemporains
Le cas des systegravemes politiques est cependant reacuteveacutelateur drsquoun aspect important de
lrsquoaction jusqursquoagrave preacutesent nous avons parleacute drsquoune action dont les effets se feraient sentir
longtemps apregraves la mort de lrsquoindividu qui lrsquoa produite comme si ladite action eacutetait bel et
bien acheveacutee agrave partir du moment ougrave celui qui la menait nrsquoeacutetait plus une telle
repreacutesentation ne tiendrait pas suffisamment compte du fait que la mort achegraveve tout en
laissant inacheveacute nul ne connaissant lrsquoheure de sa mort nul ne peut ecirctre certain qursquoil aura
le temps de mener agrave bien ce qursquoil espegravere accomplir De toute faccedilon lrsquoaction diffegravere de
lrsquoœuvre entre autres par le fait qursquoelle ne srsquoeacutepuise pas dans ses reacutesultats quand on repegravere
en examinant lrsquoeacutetat actuel de la citeacute dans laquelle on vit que lrsquoaction drsquountel a eu certaines
conseacutequences on dit en fait que lrsquoaction a eacuteteacute poursuivie (ou non) par la posteacuteriteacute qursquoelle
est reacutepeacuteteacutee (ou non) chaque jour par ceux qui ont succeacutedeacute agrave ce pionnier Par exemple il est
monnaie courante drsquoaffirmer que Constantin aurait christianiseacute lrsquoempire romain
pratiquement du jour au lendemain il nrsquoy a pas si longtemps encore un ouvrage de Joeumll
Schmidt Le triomphe du christianisme donnait la part belle agrave Constantin dans la
christianisation de lrsquoEurope Or comme le soulignent Tiphaine Moreau et Bertrand Lanccedilon
dans Constantin un Auguste chreacutetien il est impossible qursquoil ait pu agrave lui seul changer les
pratiques religieuses sur un territoire aussi vaste que celui sur lequel il exerccedilait son
autoriteacute le triomphe du christianisme en Europe est de toute eacutevidence le reacutesultat drsquoun long
processus dont Constantin a eacuteteacute lrsquoun des acteurs parmi drsquoautres et il est fort peu probable
que la mosaiumlque fort bigarreacutee de pratiques cultuelles diverses et varieacutees que constituait
alors lrsquoEmpire romain ait pu en si peu de temps srsquounifier sous lrsquoautoriteacute spirituelle drsquoune
seule et unique religion le reniement du christianisme par Julien laquo lrsquoapostat raquo montrait
drsquoailleurs combien la domination du christianisme restait fragile mecircme apregraves le regravegne de
Constantin et nrsquoaurait donc jamais pu ecirctre acquise srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute apregraves le IVe siegravecle
drsquoautres acteurs pour deacutefendre cette religion Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et plus pregraves de
nous on ne manque pas de rappeler que les lyceacutees ont eacuteteacute creacuteeacutes par Napoleacuteon que la
laiumlciteacute agrave la franccedilaise est le fruit de lrsquoaction drsquoEacutemile Combe que Jules Ferry est le pegravere de
lrsquoeacutecole laiumlque publique gratuite et obligatoire mais toutes ces innovations politiques
seraient resteacutees lettre morte srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute personne parmi les hommes qui ont
succeacutedeacute agrave ces initiateurs pour se les reacuteapproprier et juger qursquoelles meacuteritaient drsquoecirctre
159
poursuivies De semblables innovations sont souvent consideacutereacutees comme eacutetant laquo lrsquoœuvre raquo
drsquoun homme mais elles relegravevent toujours moins de lrsquoœuvre que de lrsquoaction dans la mesure
ougrave elles ne laissent rien de purement mateacuteriel lrsquoeacutecole publique ne se reacutesume pas
simplement agrave des bacirctiments mais repose drsquoabord sur des institutions fonctionnant suivant
des regravegles eacutedicteacutees au nom drsquoun certain nombre de valeurs dont la peacuterenniteacute pour ecirctre
assureacutee ne se contente pas drsquoobjets mateacuteriels On ne peut jamais ecirctre certain hic et nunc du
bien-fondeacute drsquoune action dans la mesure ougrave crsquoest la posteacuteriteacute qui distribue les bons et les
mauvais points et ce sans mecircme eacutemettre explicitement un jugement positif ou neacutegatif mais
simplement en prenant la deacutecision de poursuivre ou non lrsquoaction
Pour qursquoune action ait une validiteacute incontestable elle se doit drsquoecirctre reconnue
comme telle par les geacuteneacuterations futures et cela suppose qursquoelle puisse ecirctre poursuivie
indeacutefiniment on ne peut reconnaicirctre de validiteacute eacuteternelle agrave une action qui doit
neacutecessairement srsquoachever agrave un instant donneacute Cela ne signifie pas que les actions dont le
but rechercheacute aurait eacuteteacute atteint nrsquoauraient aucune valeur bien au contraire mecircme de telles
actions (dont il nrsquoexiste de toute faccedilon que tregraves peu drsquoexemples concrets) ne sauraient
srsquoeacutepuiser deacutefinitivement dans un reacutesultat obtenu mecircme si lrsquoanalphabeacutetisme disparaissait
totalement en France cela ne signifierait pas que lrsquoaction engageacutee par Jules Ferry nrsquoaurait
plus lieu drsquoecirctre poursuivie bien au contraire cela prouverait drsquoautant mieux qursquoelle meacuterite
drsquoecirctre continueacutee Une action pour ecirctre valable est donc une action qui a suffisamment de
valeur en tant que telle indeacutependamment de tout reacutesultat concret pour ecirctre continueacutee au-
delagrave des limites biologiques de celui qui lrsquoa engageacutee De ce fait la reacutecompense post
mortem de celui qui a agi moralement au cours de son existence nrsquoest pas heacuteteacuterogegravene agrave son
action elle consiste preacuteciseacutement dans la possibiliteacute de poursuivre cette action qui trouve sa
reacutecompense en tant que telle De ce point de vue les tribunaux jugeant les acircmes des
deacutefunts ne sont jamais qursquoautant drsquohypostases de ce tribunal permanent que constitue
lrsquohistoire en perpeacutetuel accouchement telle qursquoelle srsquoeacutecrit sous nos yeux comme dans
toute repreacutesentation mythique la conscience humaine situe dans lrsquoau-delagrave ce qursquoelle ne
cesse jamais de faire ici-bas Cette ideacutee est loin drsquoecirctre eacutetrangegravere agrave Platon comme
lrsquoexplique Romano Guardini bien que Socrate ne soit pas cateacutegorique concernant la vie
apregraves la mort dans lrsquoApologie il nrsquoen eacutevoque pas moins lrsquohypothegravese du tribunal de lrsquoHadegraves
qui lui permet drsquoaffirmer que laquo dans lrsquoeacuteterniteacute il sera confirmeacute dans son vouloir et son
faire raquo217 Ce dialogue de jeunesse porte donc en germe des ideacutees capitales en tant qursquoelles
217 GUARDINI Romano La mort de Socrate p101-102
160
attestent que Socrate lui-mecircme aurait partiellement approuveacute lrsquoideacutee suivant laquelle du fait
de lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoavoir-fait il y a toujours une part de lrsquoindividu pensant qui survit
durablement indeacutependamment mecircme du souvenir qursquoil peut laisser dans la conscience
collective voire mecircme agrave lrsquoinsu de cette derniegravere la philosophie telle que la conccediloit Platon
est un faire dont toute personne correctement initieacutee peut ecirctre un continuateur mais en
aucun cas un acheveur on nrsquoachegraveve pas la philosophie comme on achegraveve les chevaux
toute personne qui entreprend de philosopher srsquoinscrit sans srsquoy dissoudre dans la
continuiteacute drsquoun processus qui le transcende chronologiquement il ne srsquoy dissout pas dans
la mesure ougrave il apporte sa pierre qui ne vient de nul autre que lui agrave un processus
apparemment sans fin de recherche du savoir essentiel Socrate ne pouvait pas ignorer
lrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement qursquoil dispensait et lrsquoa assumeacutee jusqursquoau bout sachant que
drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa pratique de la philosophie lui survivrait ndash mecircme si on nrsquoest
jamais sucircr de la fortune que rencontrera plus tard une doctrine ou une meacutethode la posteacuteriteacute
ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son eacutegard mecircme lrsquooubli est impuissant face
au caractegravere ineffaccedilable de lrsquoavoir-fait agrave cet eacutegard lrsquoinvestigation philosophique serait ce
par quoi se manifeste de la faccedilon la plus aigueuml notre pouvoir de transcender les limites
chronologiques de notre existence biologique de ne pas se dissoudre dans le cycle de la vie
et de la mort Quand il affirme qursquoil garde lrsquoespoir de converser dans la mort avec de
grands hommes voire avec des dieux Socrate affirme en fait sa conviction que dans la
mort son œuvre recevra son sens deacutefinitif en effet lrsquoaction humaine est condamneacutee agrave une
relative incertitude concernant la validiteacute de sa raison drsquoecirctre aussi longtemps que vit
lrsquoindividu or laquo une action valable est une action eacuteternelle raquo218 ce qui veut que pour avoir
de la valeur elle doit non seulement pouvoir ecirctre poursuivie indeacutefiniment mais aussi avoir
un sens qui ne repose pas sur une simple doxa mais bien sur une certitude quant agrave sa
validiteacute ce qui interdit agrave Socrate de se reacutetracter ce qursquoil aurait fait en reacutepondant
positivement agrave lrsquoinvitation agrave srsquoeacutevader formuleacutee par Criton Lrsquoactiviteacute philosophique plus
que toute autre activiteacute exacerbe litteacuteralement notre conscience de nous inseacuterer dans un
processus qui transcende notre individualiteacute sans que celle-ci puisse srsquoy dissoudre notre
individualiteacute est preacuteciseacutement lrsquoinstance qui permet la continuation de ce processus qui ne
se poursuit que gracircce agrave notre action lrsquoexistence mecircme de ce processus au sein duquel
notre action trouve sa place et devient donc susceptible drsquoecirctre eacutevalueacutee par sa continuation
ou sa non-continuation est donc la conseacutequence de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu
218 Opcit p104
161
et ici se situe le nœud du lien qursquoentretient cette singulariteacute avec la conception de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comprise comme image de la survie de notre principe intellectuel
Une telle conclusion est drsquoautant plus bienvenue qursquoelle trouve agrave srsquoaccorder avec le
contenu mecircme du Pheacutedon que Guardini commente en ces termes
laquo La conscience de cette mort traverse le sentiment drsquoecirctre soi-mecircme peacuterissable et srsquoapprofondit jusqursquoagrave ce point intime qui reacuteside au-delagrave de la naissance et de la mort physiques Tant qursquoon prend seulement les ideacutees dans leur signification immeacutediate on croit nrsquoy voir qursquoun jeu conduit par des motifs semi-mythologiques leur sens authentique ne se deacutecouvre que quand on deacutecouvre de quelle faccedilon lrsquohomme precirct agrave la mort et si intenseacutement vivant en appelle agrave travers ces motifs mecircme agrave son ecirctre spirituel distingue cet ecirctre de tout ce qui demeure prisonnier du flux biologique du cycle de la naissance et de la mort et srsquoassure ainsi de son immortaliteacute raquo219
La conscience de notre mort agrave venir la plupart du temps nous ronge de lrsquointeacuterieur jusqursquoagrave
nous faire oublier lrsquoexistence de notre principe intellectuel capable de se manifester au-delagrave
de notre deacutecegraves le philosophe lrsquohomme precirct agrave mourir ne lrsquooublie pas srsquoinscrivant dans
une ligneacutee qui transcende les bornes de la vie terrestre Celui qui ne prend pas la
philosophie au seacuterieux ne se donne pas les moyens de srsquoinscrire dans un cadre ougrave la mort
nrsquoest rien lrsquoassurance de Socrate face agrave la mort physique est cependant assez exemplaire
pour aider lrsquohomme issu de la foule agrave prendre conscience du seacuterieux avec lequel il faut
approcher les ideacutees et ainsi reconnaicirctre que son intellect srsquoinsegravere par son activiteacute dans un
cadre qui transcende son individualiteacute corporelle mais integravegre son individualiteacute
intellectuelle en lui rendant toute sa digniteacute En somme nous avons envisageacute la conception
platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme srsquoinseacuterant dans un projet drsquoexhortation agrave la
philosophie mais cette insertion nrsquoa rien drsquoartificiel lrsquoactiviteacute philosophique eacutetant agrave elle
seule un puissant reacuteveacutelateur pour qui la pratique et pour qui prend la peine de comprendre
celui qui la pratique de ce qursquoil y a de virtuellement impeacuterissable en lrsquohomme tout plaide
en faveur du fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme au sens drsquoune survie du principe intellectuel
devait apparaicirctre plus eacutevidente au philosophe qursquoagrave nrsquoimporte qui drsquoautre Pour parler
familiegraverement tout se tient la conviction du philosophe de srsquoinseacuterer dans un processus
que son individualiteacute transcende tout en eacutetant lui-mecircme la condition de possibiliteacute de ce
processus srsquoavegravere ecirctre ce qui relie lrsquoexpeacuterience asceacutetique extatique du philosophe agrave la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Le philosophe nrsquoa cependant aucun privilegravege
ontologique particulier si ce nrsquoest celui drsquoassumer pleinement et entiegraverement ce dont le
commun nrsquoa jamais qursquoun sentiment assez vague son expeacuterience meacuterite drsquoecirctre reproduite
comme peut lrsquoecirctre ce que lrsquoon nomme aujourdrsquohui une expeacuterience dans le cadre des
219 Opcit p171
162
sciences dites laquo dures raquo crsquoest par elle que se manifeste notre digniteacute drsquohomme ce gracircce agrave
quoi nous ne sommes pas irreacutemeacutediablement condamneacutes agrave rester englueacutes dans notre
condition drsquoecirctre peacuterissables crsquoest en cela que la philosophie car la reacuteiteacuteration continue de
cette expeacuterience ne porte pas drsquoautre nom se reacutevegravele capable de reacutealiser partiellement
lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle de cette expeacuterience
3 Le rapport au temps
Notre capaciteacute agrave transcender nos limites chrono-biologiques et agrave nous inseacuterer dans
un processus historique qui nous transcende en mecircme temps que nous le produisons est
bien entendu sous-tendu par notre rapport speacutecifiquement humain au temps celui-ci eacutetant
compris comme notre incapaciteacute agrave vivre dans le preacutesent De fait lrsquohomme ne peut pas
deacutepasser le passeacute et toute tentative de sa part pour saisir le preacutesent se traduit par une
releacutegation dans le passeacute puisque le passeacute est indeacutepasseacute et indeacutepassable lrsquohomme ne peut
envisager la disparition complegravete de ce passeacute que comme eacutetant accidentelle La disparition
des souvenirs du veacutecu nrsquoest pas seulement eacutethiquement insupportable elle est surtout
rationnellement inenvisageable crsquoest leur permanence qui est premiegraverement eacutevidente Il
est admis que lrsquoavenir est ameneacute agrave ne plus ecirctre quand lrsquoindividu est mort et sa vie mueacutee en
un destin pleinement reacutealiseacute mais il nrsquoest pas admis que le passeacute ne puisse demeurer cela
est drsquoautant moins admissible que le passeacute demeure justement de facto gracircce agrave cette
puissance speacutecifiquement humaine qui se nomme la meacutemoire et qui a eacuteteacute brillamment
eacutetudieacutee par Bergson laquo percevoir nrsquoest qursquoune occasion de se souvenir raquo220 disait-il et de
fait notre conscience est continuellement solliciteacutee par une multitude de perceptions
potentielles parmi lesquelles nous risquerions de ne plus rien percevoir si nous nrsquoopeacuterions
pas un tri Toute perception est intentionnelle on ne perccediloit les choses qui nous entourent
que dans la mesure ougrave nous envisageons les interactions que nous pouvons entretenir avec
eux toute perception est le deacutebut drsquoune action au moins potentielle Degraves lors la meacutemoire
ne se reacutesume pas agrave la reacutetention drsquoune perception le souvenir nrsquoest pas une perception qui
perd de sa vivaciteacute au fil du temps on est mecircme souvent frappeacute au contraire par la
vivaciteacute souvent eacutegale voire supeacuterieure agrave celle drsquoune chose effectivement preacutesente que
peut avoir le souvenir drsquoune chose passeacutee (comme crsquoest le cas pour une personne hanteacutee
par des faits passeacutes qui lrsquoont traumatiseacutee) ce qui indique que la diffeacuterence entre la
220 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p68 ndash sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1981 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie
163
perception et le souvenir est drsquoordre qualitatif et non quantitatif la meacutemoire eacutetant ce qui
octroie un sens agrave ce passeacute lui donne une raison drsquoecirctre au regard de notre activiteacute preacutesente
lrsquoinvestit le reconnait comme passeacute Le passeacute nrsquoest pas ce qui est deacutepasseacute est deacutepasseacute ce
qui justement est oublieacute ce qui ne peut plus avoir drsquoutiliteacute pour lrsquoaction preacutesente ce que
notre meacutemoire nrsquoinvestit pas comme passeacute et nrsquoa donc plus aucune eacutepaisseur ontologique
Ainsi les vivants ne conservent le souvenir drsquoun deacutefunt que dans la mesure ougrave ce souvenir
sert leur action ougrave le deacutefunt par son action qursquoelle qursquoen fucirct la forme fournit directement
ou indirectement un exemple agrave suivre ou agrave ne pas suivre pour reprendre un exemple
eacutevoqueacute preacuteceacutedemment si la Reacutepublique franccedilaise continue agrave honorer la meacutemoire de Jules
Ferry crsquoest bien dans la viseacutee pratique de poursuivre lrsquoeffort que cet homme avait engageacute
en faveur de lrsquoeacuteducation a contrario si on parle beaucoup de laquo devoir de meacutemoire raquo
envers les victimes des deux guerres mondiales qui ont marqueacute le XXe siegravecle notamment
les victimes de lrsquoHolocauste crsquoest bien dans le but de ne pas reproduire les erreurs ayant
conduit agrave ces massacres de masse
Crsquoest parce que le passeacute ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que le deacutefunt le laquo disparu raquo
est lui-mecircme celui qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent et crsquoest bien pour cette raison que la
part intellectuelle de son ecirctre celle sans laquelle il nrsquoy a pas drsquoagir speacutecifiquement humain
possible est virtuellement immortelle En drsquoautres termes notre perception et notre
meacutemoire fonctionnent drsquoune maniegravere qui nous rend spontaneacutement porteacutes agrave accepter lrsquoideacutee
de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoautrui nous y sommes mecircme drsquoautant plus volontiers porteacutes
que le preacutesent ne possegravede aucune eacutepaisseur ontologique hors de notre conscience221 il nrsquoy
a pas de preacutesent pur tout ce que nous appelons laquo preacutesent raquo est en reacutealiteacute toujours orienteacute agrave
la fois vers ce qui est investi comme passeacute et ce qui est envisageacute comme avenir potentiel Il
est freacutequent que lrsquoon deacuteplore lrsquoincapaciteacute dont font montre certaines personnes agrave profiter de
laquo lrsquoinstant preacutesent raquo et mecircme Pascal envisageait comme une nouvelle preuve de la vaniteacute
humaine le fait que nous espeacuterons toujours ecirctre heureux sans jamais vraiment lrsquoecirctre hic et
nunc mais srsquoil est effectivement impossible pour lrsquohomme de rester englueacute dans le preacutesent
la fermeture de ce possible laisse ouverts une multitude drsquoautres possibles puisque
lrsquohomme a le privilegravege de choisir laquo son raquo passeacute et laquo son raquo avenir son passeacute nrsquoeacutetant que ce
qursquoil est precirct agrave reconnaicirctre comme tel et son avenir eacutetant moins ce qui va lui arriver qui ne
peut jamais ecirctre reacuteellement connu agrave lrsquoavance que ce qursquoil envisage comme eacutetant
susceptible de lui arriver Preacutesenter lrsquoacircme individuelle comme eacutetant immortelle revient agrave
221
Cf Annexe 19
164
prendre acte du fait que lrsquohomme transcende radicalement la tripartition temporelle dont il
se croit agrave tort prisonnier et qursquoen vertu de ceci lorsqursquoil disparait il ne cesse jamais drsquoecirctre
preacutesent Cette ideacutee loin drsquoecirctre totalement eacutetrangegravere au Grecs leur eacutetait mecircme deacutejagrave
familiegravere agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque comme pouvait le manifester si lrsquoon en croit Jean-Pierre
Vernant le κολοσσός que lrsquoon peut se repreacutesenter laquo sous deux formes soit statue-pilier
soit statue-menhir faite drsquoune pierre dresseacutee drsquoune dalle planteacutee dans le sol parfois mecircme
enterreacutee raquo222 et dont la signification ne devait pas ecirctre univoque
laquo Substitueacute au cadavre au fond du tombeau le colossos ne vise pas agrave reproduire les traits du deacutefunt agrave donner lrsquoillusion de son apparence physique Ce nrsquoest pas lrsquoimage du mort qursquoil incarne et fixe dans la pierre crsquoest sa vie dans lrsquoau-delagrave cette vie qui srsquooppose agrave celle des vivants comme le monde de la nuit au monde de la lumiegravere Le colossos nrsquoest pas une image il est un laquo double raquo comme le mort lui-mecircme est un double du vivant Le colossos nrsquoest pourtant pas toujours releacutegueacute dans la nuit du tombeau La pierre nue peut aussi se dresser agrave la lumiegravere au-dessus de la tombe vide en un lieu eacutecarteacute et deacutesert que sa sauvagerie voue aux puissances infernales () Agrave travers le colossos le mort remonte agrave la lumiegravere du jour et manifeste aux yeux des vivants sa preacutesence Preacutesence insolite et ambigueuml qui est aussi le signe drsquoune absence En se donnant agrave voir sur la pierre le mort se reacutevegravele en mecircme temps comme nrsquoeacutetant pas de ce monde raquo223
En somme par le biais de ses idoles lrsquohomme grec degraves lrsquoeacutepoque archaiumlque srsquoefforccedilait de
garder agrave lrsquoesprit que lrsquohomme du passeacute ne cessait jamais drsquoecirctre preacutesent Il nrsquoen avait certes
pas le monopole loin srsquoen faut et cette ideacutee est drsquoailleurs si solidement enracineacutee dans
lrsquoesprit humain que toute civilisation srsquoefforce de la manifester concregravetement ici-bas au
point que lrsquoon a longtemps envisageacute le fait drsquoenterrer ses morts comme un signe de
distinction de lrsquohomme par rapport agrave lrsquoanimal ndash la diversiteacute des pratiques lieacutees agrave la mort
qui ne se limitent pas agrave lrsquoinhumation et ne srsquoy limitent drsquoailleurs mecircme plus en Occident ne
permet pas de continuer agrave reacutesumer si simplement cette ideacutee mais il demeure exact que nul
ne pourrait nier que le deacutefunt ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent ne serait-ce que parce que
nous lrsquoinvestissons comme deacutefunt Quoi qursquoil en soit le colossos nrsquoen est pas moins laquo une
des formes que peut revecirctir la psucheacute puissance de lrsquoau-delagrave quand elle se rend visible
aux yeux des vivants raquo224 et constitue donc une tradition qui exacerbe simultaneacutement la
preacutesence de lrsquoabsent et lrsquoabsence de celui qui ne cesse pourtant jamais drsquoecirctre preacutesent
mecircme srsquoil est tentant de caracteacuteriser le colossos comme une simple repreacutesentation du mort
qui est par deacutefinition peacutetrifieacute et silencieux car deacutepouilleacute de ce qui avait jadis fait de lui un
vivant il nrsquoen est pas moins exact que lrsquoimportant reacuteside dans le fait qursquoil est porteur de
deux aspects apparemment contradictoires et pourtant solidaires de ce qui constitue un
222 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p326 223 Opcit p327 224 Opcit p329
165
homme mort il est agrave la fois absent en tant qursquoil est deacutepouilleacute de ce qui faisait de lui un
membre de la communauteacute des vivants dont il est deacutesormais exclu mais il est aussi
absolument preacutesent ne serait-ce que parce qursquoil ne peut plus ne pas avoir eacuteteacute preacutesent En
somme le colossos peut ecirctre compris comme lrsquoune des pratiques mortuaires qui
manifestaient de la faccedilon la plus aigueuml possible le fait que lrsquoecirctre de lrsquohomme nrsquoeacutetait pas
englueacute dans le preacutesent et transcendait la tripartition temporelle dont il est le producteur
quasi-exclusif
Cette transcendance de la tripartition temporelle par lrsquohomme est litteacuteralement
exacerbeacutee par la philosophie agrave lire agrave la lettre lrsquoargument du Pheacutedon lrsquoacircme platonicienne
nrsquoest jamais deacutefinitivement passeacutee puisqursquoelle est toujours precircte attendant son tour dans
lrsquoHadegraves agrave revenir sur terre et agrave lire agrave la lettre le mythe du Phegravedre son seul deacutesir est de
retrouver la communion perdue avec lrsquoIdeacutee tout cela signifie (entre autres) que lrsquoacircme ne
fait jamais que se deacutefinir par rapport agrave un passeacute et un avenir et que ce passeacute pas plus que
cet avenir nrsquoest pas neacutecessairement immeacutediat et peut mecircme ecirctre tregraves lointain les mythes
platoniciens relatifs aux longs voyages de lrsquoacircme ces laquo ces voyages de mille ans raquo comme
les appelait Alain225 ne font pas que mettre en scegravene la multitude de vies diffeacuterentes qursquoun
seul individu peut mener au cours drsquoune vie elles reflegravetent aussi le rapport que nous
entretenons en permanence avec un passeacute ou un futur lointain nous ne venons jamais au
monde sans avoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutes par une foule drsquoindividus qui ont fait de ce monde ce qursquoil
est et toute action que nous menons aujourdrsquohui aura des reacutepercussions sur le monde dans
lequel vivront les individus qui nous succeacutederont En somme notre agir individuel est
constamment conditionneacute par ces deux dimensions temporelles dont nous sommes les
producteurs nous sommes constamment rattacheacutes agrave lrsquoeacuteterniteacute et le philosophe en tant
qursquoil a la conscience aigueuml de srsquoinseacuterer dans un processus qui paraicirct le transcender mais
dont il est le producteur est celui qui est le plus agrave mecircme de restaurer ce rapport agrave lrsquoeacuteterniteacute
par le biais de sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
Nous disons bien ici laquo restaurer raquo car ce qui rend agrave ce point tragique notre rapport
au temps qui devrait pourtant ecirctre deacutepassionneacute en tant que nous sommes les producteurs
exclusifs de notre temporaliteacute reacuteside dans la perte de lrsquoeacutevidence de notre rapport agrave
lrsquoeacuteterniteacute En effet nous pouvons concevoir agrave titre drsquohypothegravese une dialectique du rapport
agrave lrsquoeacuteterniteacute baseacutee sur la tripartition entre affirmation neacutegation et conciliation ndash lrsquohypothegravese
fait autant drsquoemprunts agrave la dialectique heacutegeacutelienne celle-ci eacutetant comprise comme un outil
225 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60 Cf supra
166
eacutepisteacutemologique inteacuteressant pour cateacutegoriser les diffeacuterentes phrases de la vie de lrsquoesprit
qursquoagrave lrsquoanalyse de la finitude par Ricœur lrsquoideacutee est que le premier contact de lrsquohomme avec
lrsquoecirctre y compris avec le sien propre lrsquoamegravenerait agrave lrsquoenvisager comme eacuteternel faute drsquoy
voir immeacutediatement la marque drsquoune corruption ou plus exactement drsquoune finitude qursquoil
nrsquoest pas encore en mesure drsquoenvisager pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoecirctre
nrsquoimplique pas sa propre cessation raquo226 Deuxiegravemement le sujet prendrait conscience de sa
corruptibiliteacute et de lrsquoineacuteluctable aneacuteantissement qursquoelle annonce eacutetat de choses qursquoil
admettrait sans pour autant srsquoy reacutesigner non pas tant parce qursquoil est effrayant mais plutocirct
parce que le neacuteant deacutefie la raison Ce deuxiegraveme instant nrsquoest pas assez fort pour aneacuteantir le
premier qui ressurgit partiellement dans le troisiegraveme la mortaliteacute est admise mais
lrsquoeacuteterniteacute demeure la norme ce maintien ne srsquoexplique pas comme lrsquoenvisage Cioran227
par une incapaciteacute de la part de lrsquohomme de faire face avec courage agrave lrsquohypothegravese de sa
propre disparition mais bien par lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquohomme de cesser de se rattacher agrave
lrsquoeacuteterniteacute incapaciteacute dont les mythes eschatologiques de Platon sont autant de
repreacutesentations et que manifeste au quotidien lrsquohomme en tant qursquoecirctre drsquohistoire pouvant
deacuteployer un agir srsquoinseacuterant dans un processus historique qui parait le transcender mais dont
il est le producteur exclusif en tant qursquoecirctre qui ne peut faire autrement que se rattacher au
passeacute et agrave lrsquoavenir indeacutependamment de toute prise en compte des limites chrono-biologique
de son corps dont le caractegravere temporaire et peacuterissable ne saurait ecirctre veacutecu que comme une
autre anormaliteacute fondamentale qursquoil faudrait deacutepasser Exegi monumentum aere
perennius228 disait Horace pour conclure le liber tertius de ses Odes et ce vers loin
drsquoexprimer la revendication drsquoun quelconque privilegravege ontologique du poegravete par rapport au
commun des mortels est au contraire la reacuteaffirmation de ce qui le rapproche de ses
semblables (dont il diffegravere de degreacute plutocirct que de nature) agrave savoir sa capaciteacute agrave se projeter
dans un avenir tregraves eacuteloigneacute et ainsi acceacuteder agrave une eacuteterniteacute dont lrsquoobtention nrsquoest que le
reacutetablissement drsquoune veacuteriteacute nieacutee par notre finitude biologique autant dire drsquoune norme
bafoueacutee Agrave lrsquoissue de cette partie surgit donc un concept qui relie les deux aspects
(indissociables dans lrsquoabsolu) de lrsquohomme agrave la fois absolument solitaire et absolument
solidaire parmi ses semblables et qui sera capital pour notre troisiegraveme partie agrave savoir la
laquo norme raquo il y aurait donc une laquo norme raquo que lrsquohomme deacutefinit spontaneacutement qui serait
constamment bafoueacutee et qui gracircce agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme pourrait
226 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort p37 227 Cf Annexe 20 228 Hor Od III 30 1 laquo Jrsquoai eacuterigeacute un monument plus durable que le bronze raquo
167
revendiquer et reacutecupeacuterer ses droits une norme qui ne peut se reacutesumer agrave la continuation
perpeacutetuelle de lrsquoexistence terrestre en tant que cette existence est justement ce dont la vie
post corporis mortem de lrsquoacircme est censeacutee nous libeacuterer La question est donc de savoir en
quoi doit consister cette norme existentielle comment elle est eacutetablie et surtout si Platon
la consideacuterait comme leacutegitime ndash ce qui est deacutejagrave sujet agrave caution dans la mesure ougrave il a eacuteteacute
eacutetabli qursquoil nrsquoa de cesse de mettre ses eacutelegraveves en garde contre la tentation drsquoessayer de se
faire pur esprit de son vivant
168
169
Troisiegraveme partie
Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au
choix comme source
170
171
Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo
Le concept de laquo norme raquo peut donc ecirctre mobiliseacute pour reacutesumer lrsquoideacutee suivant la-
quelle la vie telle que lrsquohomme la megravene sur terre ne serait pas laquo la raquo vie agrave laquelle il serait
en droit de preacutetendre plus que la peur de lrsquoaneacuteantissement entrerait donc en jeu la volonteacute
de mener une vie affranchie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee ici-bas agrave
lrsquohomme ces conditions eacutetant trop contraignantes pour ecirctre jamais consideacutereacutees sans reacute-
serve comme laquo normales raquo crsquoest au contraire la vie post corporis mortem deacutesincarneacutee et
deacutebarrasseacutee de ces conditions qui serait lrsquoeacutetat laquo normal raquo de lrsquohomme et serait donc la re-
preacutesentation de la norme lrsquoeacutetalon suivant lequel notre vie terrestre est eacutevalueacutee et dont le
triomphe ou plutocirct le reacutetablissement devrait ecirctre assureacute une fois lrsquoacircme libeacutereacutee de toute at-
tache corporelle ndash il est judicieux de parler de laquo reacutetablissement raquo dans la mesure ougrave cet eacutetat
est envisageacute non pas simplement comme un eacutetat futur qui reviendrait de droit agrave lrsquohomme
mais bien comme un eacutetat originel dont ce dernier aurait eacuteteacute deacutechu la primauteacute chronolo-
gique nrsquoeacutetant qursquoune traduction dieacutegeacutetique de la primauteacute ontologique ou plus exactement
de la primauteacute pheacutenomeacutenologique srsquoil est tenu compte de la dialectique exposeacutee preacuteceacute-
demment Neacuteanmoins cette norme comme le dit Bergson de tout passeacute ne cesse jamais
drsquoecirctre preacutesente et constitue au quotidien un ideacuteal auquel lrsquohomme preacutetend acceacuteder par ses
efforts un objectif qui permet aussi longtemps qursquoil nrsquoest pas atteint de juger lrsquoensemble
des activiteacutes humaines et de leur produits comme eacutetant perfectibles cet eacutetat serait donc un
laquo meilleur raquo au sens ougrave il serait absolument impossible de faire mieux srsquoil eacutetait reacutealiseacute ndash
nous mettons lrsquoaccent sur cette derniegravere condition afin qursquoil ne soit pas perdu de vue qursquoil
nrsquoest pas preacutesentement reacutealiseacute et ne lrsquoa jamais eacuteteacute de facto ce laquo meilleur raquo a beau ecirctre pen-
seacute comme eacutetant plus preacutesent et plus reacuteel que toutes les reacutealiteacutes existant et ayant existeacute ici-
bas il nrsquoa jamais pu ecirctre effectivement compteacute parmi lesdites reacutealiteacutes (srsquoil avait jamais pu
ecirctre reacutealiseacute concregravetement lrsquoHistoire aurait deacutejagrave pris fin) et surtout rien ne permet
drsquoenvisager seacuterieusement que les conditions neacutecessaires agrave son existence puissent un jour
ecirctre remplies (ce que lrsquoon comprendra mieux ulteacuterieurement gracircce agrave quelques exemples) agrave
tel point qursquoil nrsquoest pas totalement incongru de consideacuterer ce laquo meilleur raquo comme eacutetant
laquo impossible raquo du moins ici-bas Agrave titre drsquohypothegravese de travail et pour ouvrir notre syn-
172
thegravese nous proposons donc drsquoapprocher la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme
une manifestation de ce que nous appelons la laquo quecircte du meilleur impossible raquo ce laquo meil-
leur impossible raquo eacutetant compris comme le but poursuivi consciemment ou inconsciemment
par lrsquoactiviteacute humaine et notamment dans quatre domaines drsquoactiviteacutes que nous distinguons
en raison de leur caractegravere speacutecifiquement et typiquement humain agrave savoir la connais-
sance lrsquoeacutethique le politique et lrsquoart autant de domaines qui ont deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutes
preacuteceacutedemment agrave diverses reprises et qui ont en commun drsquoeacuteloigner lrsquohomme de
lrsquoanimaliteacute lrsquoexamen de ces domaines drsquoactiviteacutes structurera notre propos au moins dans
notre premier paragraphe
1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux
Cette expression barbare de laquo meilleur impossible raquo a bien eacutevidemment vocation agrave
ecirctre mise en parallegravele avec un concept bien connu du public celui de laquo meilleur possible raquo
qui deacutesigne dans lrsquoœuvre de Leibniz et notamment dans la Theacuteodiceacutee le monde tel qursquoil a
eacuteteacute creacuteeacute par Dieu Lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel vivent les hommes serait le
laquo meilleur des mondes possibles raquo est essentiellement connue aujourdrsquohui pour avoir eacuteteacute
abondamment railleacutee par Voltaire dans Candide notamment au travers de la figure de Pan-
gloss dont les enseignements relegravevent plus du sophisme au mauvais sens du terme que de
la philosophie mais cette repreacutesentation caricaturale de ce que lrsquoon appelle encore au-
jourdrsquohui un peacutedant deacutenonce moins efficacement lrsquoinaniteacute supposeacutee de lrsquooptimisme
leibnizien que ne le fait le reacutecit par Voltaire drsquoune bataille extrecircmement sanglante entre les
Bulgares et les Avars reacutecit meneacute en des termes directement emprunteacutes au vocabulaire de
cette doctrine laquo La mousqueterie ocircta du meilleur des mondes environs neuf agrave dix mille
coquins qui en infectaient la surface La baiumlonnette fut aussi la raison suffisante de la mort
de quelques milliers drsquohommes raquo229 Sans pouvoir nier le talent de Voltaire pour lrsquohumour
et le pastiche sa critique de Leibniz repose sur deux erreurs premiegraverement il ne tient pas
suffisamment compte du fait que lrsquointituleacute complet de lrsquoœuvre majeure de Leibniz sur
lrsquooptimisme est Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et
lrsquoorigine du mal Crsquoest une erreur reacutepandue mais la thegravese leibnizienne repose sur trois pi-
vots majeurs et non simplement sur deux comme le laisserait entendre une compreacutehension
galvaudeacutee qui ferait lrsquoeacuteconomie de la liberteacute de lrsquohomme lrsquoexistence du mal a pour cause
efficiente sinon premiegravere la liberteacute de lrsquohomme dont lrsquoabsence serait pour les desseins
229 VOLTAIRE Candide ou lrsquooptimisme chapitre III in Œuvres complegravetes XXXVI p 170
173
divins un mal sans commune mesure avec celui qui seacutevit effectivement sur terre Il est neacute-
cessaire aux yeux de Dieu que lrsquohomme soit libre et donc susceptible de faire le mal dans
la mesure ougrave cela constitue un mal incommensurablement moins grand que celui qui se
produirait si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas libre et cette liberteacute loin drsquoentrer en contradiction avec la
bonteacute de Dieu la confirme Deuxiegravemement et surtout le fait que notre monde soit le meil-
leur des mondes possibles nrsquoimplique pas neacutecessairement qursquoil soit absolument parfait
certes la Monadologie preacutecise que la perfection laquo nrsquoest autre chose que la grandeur de la
reacutealiteacute positive raquo230 mais Dieu eacutetant la seule reacutealiteacute infinie crsquoest-agrave-dire la seule reacutealiteacute dont
la grandeur nrsquoa pas de limites alors agrave lui seul peut eacutechoir la perfection absolue En re-
vanche si le monde creacuteeacute par Dieu est le meilleur des mondes possibles cela signifie drsquoune
part qursquoil y avait drsquoautres mondes possibles moins bons que celui-ci et drsquoautre part qursquoil
nrsquoest que laquo relativement raquo le meilleur crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoest le meilleur que si on le com-
pare avec les autres configurations possibles que Dieu a abandonneacutees laquo Si le moindre
mal qui arrive dans le monde y manquait ce ne serait plus ce monde qui tout compteacute tout
rabattu a eacuteteacute trouveacute le meilleur par le creacuteateur qui lrsquoa choisi raquo 231 De toute maniegravere eacutetant
donneacute que rien ne saurait ecirctre plus parfait que Dieu il est normal que ce qui nrsquoest que sa
creacuteation et non pas un prolongement de son ecirctre soit imparfait ndash par ailleurs comment un
ecirctre absolument parfait et donc autosuffisant pourrait-il ecirctre prolongeacute et mecircme avoir seu-
lement la volonteacute drsquoecirctre prolongeacute par quoi que ce soit
En somme le laquo meilleur possible raquo nrsquoest qursquoun meilleur relatif qui nrsquoeacutequivaut pas agrave
une perfection Par contraste le laquo meilleur impossible raquo serait un meilleur absolu une per-
fection absolue qui nrsquoexiste de facto que dans la conscience agrave titre drsquoideacuteal reacutegulateur
contrairement au laquo meilleur possible raquo il ne constitue pas un choix par deacutefaut un choix
laquo faute de mieux raquo semblable agrave celui que lrsquoon peut faire un jour drsquoeacutelections mais bien le
choix suprecircme celui qui annule tous les autres choix envisageables ce en comparaison de
quoi rien ne peut ecirctre meilleur un ideacuteal qui nrsquoa jamais eacuteteacute accompli ici-bas et dont nous ne
pouvons avoir aucune ideacutee preacutecise mais qui nrsquoen constitue pas moins ce par rapport agrave quoi
nous jugeons toute chose Ainsi la bataille que racontait Voltaire nrsquoenlegraveve absolument rien
agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel un massacre de si grande ampleur est pos-
sible est cependant le laquo meilleur des mondes possibles raquo elle prouve simplement que ce
monde nrsquoest pas le meilleur monde impossible et si Voltaire se permet de juger que ce
230
LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie sect 41 231 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal sect 9
174
laquo meilleur des mondes possibles raquo nrsquoen est pas moins monstrueux crsquoest bien en le compa-
rant agrave un laquo meilleur impossible raquo dans lequel un conflit aussi sanglant ne serait mecircme pas
envisageable il a beau protester sur toute la dureacutee du conte qursquoun tel monde nrsquoexiste pas
concregravetement il nrsquoempecircche que crsquoest bien ce laquo meilleur des mondes impossibles raquo qui lui
sert drsquoeacutetalon pour juger de la monstruositeacute de notre monde En somme mecircme si nous nrsquoen
parlons que rarement et le deacutesignons encore plus rarement comme tel il reste que le
laquo meilleur impossible raquo accompagne tous nos avis tous nos jugements agrave tel point qursquoil est
possible drsquoen trouver une trace jusque dans lrsquoœuvre de Lucregravece lorsque le De rerum natu-
ra traite du principe de conjonction dans le cadre des rapports qursquoentretiennent lrsquoacircme et le
corps232 Pierre-Franccedilois Moreau commente cet exposeacute ainsi
laquo Le fait drsquoobservation qui sert de point de deacutepart au raisonnement est le suivant agrave chaque eacutetape de la vie humaine on voit le corps traverser des phases successives de vigueur et drsquoeacutenergie (moins puis plus puis de nouveau moins) au mecircme moment on peut constater que la capaciteacute de reacuteflexion passe par les mecircmes phases raquo233
Ce passage apparemment anecdotique car traitant drsquoun auteur se situant aux antipodes de
Platon est neacuteanmoins reacuteveacutelateur il montre que mecircme un poegravete cherchant dans le sillage
drsquoEacutepicure agrave deacutemontrer que lrsquoacircme nrsquoest pas plus immortelle que le corps nrsquoen eacuterige pas
moins tacitement en norme lrsquoeacutetat de lrsquoacircme en parfaite possession de ses moyens intellec-
tuels et a mecircme besoin de ce laquo meilleur impossible raquo pour assurer sa deacutemonstration
lrsquoenfance nrsquoy est qursquoun eacutetat de faiblesse en attente du deacuteveloppement de ses forces et la
vieillesse est un eacutetat drsquoamoindrissement tout ceci est reacuteveacutelateur drsquoune conviction solide-
ment ancreacutee dans lrsquoesprit humain suivant laquelle lrsquoeacuteternelle maturiteacute de la capaciteacute de
reacuteflexion serait un eacutetat plus logique sinon plus normal que le continuel changement au-
quel elle est soumise Consciemment ou inconsciemment nous eacutevaluons tout par rapport agrave
ce laquo meilleur raquo qui ne saurait ecirctre que meilleur que toute autre option que nous nrsquoavons
cependant jamais rencontreacute concregravetement que ne rencontrerons probablement jamais aussi
longtemps que nous vivrons sur terre et qui suffit cependant agrave nous faire nier presque tout
droit agrave lrsquoexistence aux reacutealiteacutes drsquoici-bas pour ainsi dire voueacutees agrave rester laquo inacheveacutees raquo et
donc imparfaites aussi longtemps qursquoelles nrsquoauront pas atteint le degreacute drsquoexcellence attri-
bueacute agrave ce laquo meilleur impossible raquo crsquoest-agrave-dire en fait aussi longtemps qursquoexistera ce
monde qui nrsquoest que relativement le meilleur des mondes ce qui suffit agrave ce que nous
voyions si souvent en lui le pire des mondes cette seacuteveacuteriteacute de la conscience vis-agrave-vis du
monde donne son sens agrave la ceacutelegravebre formule biblique Vanitas vanitatum omnia vanitas (Ec- 232 Lucr 3 v 445-458 Cf Annexe 21 233 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme p 67
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cleacutesiaste 1 2) laquo vaniteacute des vaniteacutes tout est vaniteacute raquo phrase devenue un adage canonique
qui exprime bien plus que la seule preacutecariteacute de la vie humaine le peu de valeur intrinsegraveque
reconnue agrave ce monde qui est le nocirctre en comparaison de ce laquo meilleur impossible raquo par
rapport auquel nous lrsquoeacutevaluons ndash il est clair que le christianisme en opposant la reacutealiteacute
drsquoun dieu parfait agrave lrsquoimperfection de notre monde nrsquoa pas manqueacute drsquoexacerber cet indeacute-
passable hiatus dont le monde paiumlen et notamment le monde grec srsquoaccommodait encore
en honorant des dieux imparfaits
La deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo ne doit cependant pas nous aveugler au
point de nous laisser croire qursquoil serait envisageable de le penser comme un modegravele clai-
rement deacutetermineacute et deacutefini avec preacutecision bien au contraire nous nrsquoavons aucune ideacutee
preacutecise concernant sa nature ce laquo meilleur raquo est drsquoautant plus laquo impossible raquo qursquoil consti-
tue justement un laquo je ne sais quoi raquo assez flou et jouissant cependant drsquoun pouvoir
drsquoeacutevocation suffisamment grand pour disqualifier en tant qursquoimparfaits toutes les actions et
tous les reacutesultats drsquoactions qui ne srsquoy conforment pas crsquoest pourquoi nous retrouvons le
laquo meilleur impossible raquo dans tous les domaines drsquoactiviteacute ougrave lrsquohomme ne peut compter sur
un plan preacuteeacutetabli qursquoil suffirait de suivre agrave la lettre ougrave il doit assumer seul la responsabiliteacute
de la deacutecision concernant ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Lrsquoartisan nrsquoa pas ce pro-
blegraveme il lui est certes loisible drsquoapporter des modifications agrave lrsquoobjet qursquoil fabrique en vue
de lrsquoameacuteliorer mais il nrsquoen travaille pas moins suivant un plan preacutecis qui lui permet de re-
produire indeacutefiniment le mecircme objet son activiteacute nrsquoayant pour limites que sa finitude
biologique Il en va de mecircme dans toute activiteacute non-creacuteatrice lrsquoouvrier peut se reposer
sur le savoir-faire qursquoil a acquis gracircce agrave sa formation et son expeacuterience et lrsquoagriculteur sait
qursquoen reproduisant toujours les mecircmes gestes il est agrave peu pregraves sucircr que ceux-ci auront tou-
jours les mecircmes effets et mecircme au cas ougrave les conditions climatiques lui seraient
deacutefavorables il saura quand mecircme toujours agrave peu pregraves agrave quoi srsquoen tenir O fortunatos ni-
mium sua si bona norint agricolas234 chantait Virgile et de fait ils seraient bien heureux
srsquoils connaissaient leur chance de pouvoir se reposer sur leur savoir-faire et leur expeacute-
rience ce qui est impossible dans le cadre drsquoautres activiteacutes speacutecifiquement humaines
celles ougrave la reacuteflexion est obligeacutee drsquointervenir et ougrave le reacutesultat est toujours plus ou moins
incertain en lrsquooccurrence dans les quatre domaines eacutenumeacutereacutes en introduction dont
lrsquoexamen permettra de preacuteciser la deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo (le choix que nous
avons fait de les traiter nrsquoest eacutevidemment pas arbitraire) et de comprendre pourquoi il est agrave
234 Verg Georg II 458 laquo Ocirc trop heureux les paysans srsquoils connaissaient leur bonheur raquo
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peu pregraves certain que cet eacutetalon suprecircme nrsquoexistera nulle part ailleurs que dans notre cons-
cience ndash nous assumons lrsquoemploi de ce terme qui dans un commentaire stricto sensu de
Platon serait bien entendu anachronique
Dans le cas de la connaissance il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute qursquoun savoir est toujours on-
tologiquement posteacuterieur agrave son propre contenu et que le chercheur a toujours une vague
ideacutee de ce qursquoil devait deacutecouvrir mais il faut justement mettre lrsquoaccent sur lrsquoadjectif
laquo vague raquo pour rendre justice agrave tous les efforts qui restent agrave deacuteployer il suffit pour srsquoen
rendre compte de repenser agrave toutes les difficulteacutes qursquoil a fallu affronter pour inventer la
roue ou pour deacutecouvrir (et encore plus pour deacutemontrer) que la Terre tournait autour du So-
leil Mecircme aujourdrsquohui il serait preacutesomptueux drsquoaffirmer que lrsquohomme dispose drsquoune
connaissance exhaustive du monde qui lrsquoentoure et il est impossible de savoir quelle forme
pourrait prendre une fois acquis le savoir absolu vers lequel se dirigent les efforts hu-
mains ndash il suffit par exemple de songer aux dimensions vraisemblablement infinies de
lrsquoUnivers pour srsquoen convaincre Le cas de la connaissance nous met drsquoailleurs en face
drsquoune autre difficulteacute majeure venant srsquoopposer agrave la quecircte du laquo meilleur impossible raquo et qui
peut leacutegitimer que lrsquoon tienne pour impossible la reacutealisation de cet eacutetat drsquoexcellence non
contente drsquoavoir un objectif mal deacutetermineacute elle se heurte continuellement agrave une reacutesistance
dont rien ne saurait venir agrave bout pour la bonne raison que cette reacutesistance vient de ce qui
donne ses conditions de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute ainsi entraveacutee agrave savoir la matiegravere ou plus
geacuteneacuteralement le donneacute sensible Il est bien eacutevident que la connaissance ne saurait faire
lrsquoeacuteconomie du donneacute sensible en geacuteneacuteral et de la matiegravere en particulier qursquoelle doit au
moins prendre pour point de deacutepart (mecircme le Banquet et lrsquoalleacutegorie de la caverne le recon-
naissent implicitement) mais qui nrsquoest jamais agrave la hauteur des exigences de reacutegulariteacute et de
perfection poseacutees par notre entendement non seulement nos sens peuvent ecirctre deacutefaillants
et nous amener agrave nous faire une fausse image de la reacutealiteacute qui nous entoure mais de sur-
croicirct on ne trouve jamais dans la nature de pheacutenomegravene en tout point conforme aux regravegles
que nous eacutedictons pour en rendre compte De la premiegravere difficulteacute naicirct une meacutefiance plus
ou moins leacutegitime contre les puissances sensibles dont Platon se fait lrsquoeacutecho sans la re-
prendre inteacutegralement agrave son compte la seconde difficulteacute est sans doute plus aigueuml
encore autant il est relativement aiseacute de deacutepasser lrsquoerreur causeacutee par une mauvaise inter-
preacutetation du donneacute sensible autant il est impossible de faire se conformer une reacutealiteacute
mateacuterielle par essence diverse et changeante agrave des regravegles qui se veulent stables et eacuteter-
nelles Lrsquoentendement a besoin de ces regravegles pour pouvoir rendre compte de la reacutealiteacute
sensible et aider lrsquohomme agrave srsquoy repeacuterer tout en sachant pertinemment qursquoelles ne pourront
177
jamais rendre compte de la totaliteacute de cette reacutealiteacute vouant du mecircme coup le savoir humain
agrave un eacuteternel manque drsquoexhaustiviteacute la geacuteomeacutetrie ne renvoie agrave rien de reacuteel dans la nature
mecircme les planegravetes ne sont pas les sphegraveres parfaites que lrsquoon se plait agrave repreacutesenter au moins
depuis Pythagore Neacuteanmoins lrsquoideacuteal drsquoune connaissance exhaustive du monde nrsquoen est
pas moins un objectif qui meacuterite drsquoecirctre poursuivi les efforts deacuteployeacutes agrave cette fin ayant au
moins lrsquoeffet positif faute drsquoatteindre leur but ultime de conduire notre entendement agrave
faire au moins lrsquoeffort de srsquoengager dans cet ordre naturel qui se reacutevegravele ainsi ne pas ecirctre
irreacutemeacutediablement opaque en deacutepit de son caractegravere apparemment vain et infini cet effort
de lrsquoentendement humain qui cherche agrave faire coiumlncider des regravegles geacuteneacuterales avec la reacutealiteacute
drsquoun monde ougrave seul le particulier existe en vaut la peine mecircme si lrsquoopaciteacute du monde ne
devait ecirctre qursquoamoindrie ce serait deacutejagrave une grande victoire Le cas de la connaissance reacute-
vegravele donc cette autre caracteacuteristique de la laquo quecircte du meilleur impossible raquo aussi vaine et
voueacutee agrave lrsquoeacutechec puisse-t-elle paraicirctre (mais nous nrsquoavons en fait aucune certitude absolue agrave
ce sujet) elle nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuivie du fait de ses effets heacuteteacuteroteacuteliques
Il en va de mecircme dans le deuxiegraveme domaine ougrave se manifeste cette quecircte lrsquoeacutethique
Le systegraveme eacutethique ideacuteal devrait consister en une seacuterie de sentences deacutefinissant clairement
ce qursquoil est bon ou mauvais de faire ce qui est permis et ce qui est interdit bien entendu il
nrsquoen est rien la diversiteacute des codes de conduite que lrsquoon constate dans le temps et dans
lrsquoespace ainsi que les deacutebats sur lrsquoeacutethique meacutedicale devenus aujourdrsquohui indispensables
en raison des progregraves de la technique teacutemoignent qursquoun tel systegraveme ne peut exister Cela
ne signifie pas qursquoun systegraveme eacutethique adopteacute par un individu ou une collectiviteacute doit ecirctre
penseacute comme relatif bien au contraire le simple fait qursquoil puisse ecirctre adopteacute preacutesuppose le
caractegravere absolu qui lui est reconnu Pourtant non seulement il nrsquoexiste aucun critegravere ob-
jectif permettant drsquoaccorder agrave une eacutethique le droit drsquoecirctre lrsquoeacutethique mais de surcroicirct cette
eacutethique particuliegravere nrsquoen impose pas moins un ideacuteal de perfection auquel il est certes leacutegi-
time de chercher agrave se conformer (crsquoest agrave ce prix que lrsquoindividu precircte attention agrave autrui et
eacutevite de lui nuire) mais qui se heurte ineacutevitablement agrave la faillibiliteacute de lrsquoecirctre humain qui
mecircme sans intention malveillante peut commettre des erreurs le meacutechant eacutetant souvent un
laquo meacutecheacuteant raquo quelqursquoun dont le seul tort est de laquo mal tomber raquo crsquoest bien ce que Platon
reconnaissait partiellement en affirmant que nul ne fait le mal en parfaite connaissance de
cause ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα
ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ
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ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν235 Les adejectifs
ἑκών et ἄκων sont souvent traduits y compris chez Alfred Croiset par les locutions laquo vo-
lontairement raquo et laquo malgreacute eux raquo ce qui nrsquoest pas incongru lexicalement mais les
peacuteriphrases laquo en parfaite connaissance de cause raquo et laquo par ignorance raquo rendent mieux
compte de lrsquointention de Platon que reacutevegravele le contexte du dialogue drsquoexpliquer que la
malveillance srsquoexplique souvent par lrsquoignorance de ce qui meacuteriterait drsquoecirctre rechercheacute
comme un bien ndash lrsquoignorance nrsquoeacutetait cependant pas une circonstance atteacutenuante dans un
monde grec qui nrsquoeacutetait pas le monde du pardon Il reste que la laquo quecircte du meilleur impos-
sible raquo en eacutethique peut effectivement ecirctre consideacutereacutee comme eacutetant directement solidaire au
point de nrsquoen ecirctre que la continuation de cette mecircme quecircte en matiegravere de connaissance la
neacutecessiteacute de se conformer aux regravegles eacutethiques se heurtant toujours agrave un hiatus entre la con-
naissance rationnelle du bien et du mal et la perception de lrsquoagreacuteable et du deacutesagreacuteable
Drsquoun point de vue civique cette quecircte neacutecessairement inacheveacutee a eacutevidemment des effets
positifs mais elle peut aussi conduire lrsquoindividu agrave juger cet inachegravevement insupportable et
agrave se torturer moralement pour se punir de ne pas accomplir cet ideacuteal eacutethique agrave maudire le
simple fait drsquoecirctre un ecirctre corporel attitude eacutevoqueacutee par Jankeacuteleacutevitch en ces termes
laquo Consideacuterer le corps uniquement comme un obstacle et un boulet agrave traicircner crsquoest lagrave une con-ception simpliste unilateacuterale et adialectique de la symbiose et crsquoest en somme une faccedilon frivole et puriste drsquoenvisager les rapports de Socircma et de Psycheacute disons que crsquoest en quelque sorte un peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo236
Lrsquoexpression laquo peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo est du plus haut inteacuterecirct en tant qursquoelle reacutesume le para-
doxe de celui qui aspire agrave la sainteteacute en cherchant agrave respecter agrave la lettre pregraves un ideacuteal
eacutethique au point de se purifier de toute possibiliteacute de faire le mal il ne parvient qursquoagrave se
faire inutilement violence agrave contrarier en pure perte une nature dont lrsquoautoriteacute se rappellera
ineacuteluctablement agrave lui et plus lrsquoeacutethique agrave laquelle il cherche agrave se conformer sera seacutevegravere
plus la violence qursquoil deacuteploiera contre lui-mecircme sera grande ndash il a deacutejagrave eacuteteacute fait mention agrave
la lumiegravere drsquoAbeacutelard des systegravemes eacutethiques qui condamnent jusqursquoaux plaisirs que lrsquoon
peut tirer du simple exercice de fonctions vitales et lrsquoon pourrait citer en exemple les per-
versions auxquelles le vœu de chasteteacute a deacutejagrave conduit certains hommes drsquoEacuteglise tous ces
effets pervers du peacutecheacute drsquoangeacutelisme sont tout autant que les actes de malveillance des peacute-
cheacutes commis par ignorance lrsquoignorance eacutetant cette fois celle des limites humaines Ce
235 Plat Protagoras [345d-e] laquo Pour ma part je crois bien que nul parmi les savants ne croit qursquoil se trouve un homme pour se tromper en parfaite connaissance de cause et fasse des choses mauvaises et honteuses en par-faite connaissance de cause mais qursquoils savent bien que tous ceux qui font des choses mauvaises ou honteuses le font par ignorance raquo 236 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p 362
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discours rappellera lrsquoideacutee reacutesumeacutee par la citation de Pascal devenue proverbiale
laquo Lhomme nest ni ange ni becircte et le malheur veut que qui veut faire lrsquoange fait la
becircte raquo237 mais que Montaigne un siegravecle avant Pascal avait deacutejagrave effleureacutee en deacutenonccedilant le
caractegravere irraisonneacute et contre-nature de lrsquoabstinence totale affirmant qursquoil est plus meacuteri-
toire drsquoecirctre vertueux avec le corps plutocirct qursquoen se deacutebarrassant de lui et qursquoil est plus
meacuteritoire de savoir jouir de la vie telle qursquoelle est plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter
laquo Pour en dire mon avis jrsquoadmire telles actions plus que je ne les honore Ces excegraves sont en-nemis de mes regravegles Le dessein en fut beau et consciencieux mais agrave mon avis un peu manque de prudence238 (hellip) Il est agrave lrsquoaventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe que se maintenir ducircment comme il se doit en la compagnie de sa femme raquo239
On pourrait multiplier les exemples de citations des Essais illustrant cette ideacutee de mecircme
que selon lrsquoexpression consacreacutee depuis Rabelais science sans conscience nrsquoest que ruine
de lrsquoacircme le souci drsquoeacutethique non accompagneacute de raison peut conduire agrave des excegraves tout aussi
condamnables que la recherche effreacuteneacutee des plaisirs grossiers la sagesse pratique doit jus-
tement consister en un juste milieu entre ces deux extrecircmes faute de quoi la quecircte du
meilleur impossible dans le domaine eacutethique peut conduire le sujet agrave ecirctre exigeant envers
lui-mecircme au point de deacutevelopper des neacutevroses comme celle qui neacutecessita une theacuterapie
dont fut atteint Hergeacute agrave la suite drsquoune relation extraconjugale qui allait agrave lrsquoencontre des
regravegles morales heacuteriteacutees notamment du milieu du scoutisme dont il fut proche qursquoil avait
suivies sa vie durant
laquo Lorsqursquoil commence agrave dessiner Tintin au Tibet en 1958 Hergeacute souffre alors drsquoune profonde deacutepression Sa relation adultegravere avec Fanny Vlamynck mine son existence sa vie conjugale lui semble impossible il songe au divorce Depuis peu il suit une psychanalyse ndash motif qursquoil em-ploiera dans plusieurs scegravenes oniriques du livre Surtout il est envahi par une seacuterie de cauchemars ougrave le blanc tient une place obsessionnelle (hellip) Son psy lui conseille alors de cesser son travail afin drsquoeacuteliminer le laquo deacutemon de la pureteacute raquo raquo240
Cette derniegravere expression laquo deacutemon de la pureteacute raquo est saisissante dans la mesure ougrave elle
semble constituer un oxymore et de fait elle en est un agrave dessein dans la mesure ougrave elle reacute-
sume la situation paradoxale de lrsquoindividu pour lequel la culpabiliteacute geacuteneacutereacutee par
lrsquoimpossibiliteacute de faire se conformer sa conduite agrave un ideacuteal eacutethique devient insupportable
au point de donner lieu agrave une pathologie obsessionnelle aussi neacutefaste pour lrsquoindividu que le
mal auquel il cherche agrave eacutechapper La litteacuterature offre plusieurs exemples de personnages
237 PASCAL Blaise Penseacutees 678 L-358 B 238 On reconnait lagrave sans peine une des traductions du moins celle qui preacutevalut pendant longtemps du terme grec φρόνησις deacutesignant la sagesse pratique celle-lagrave mecircme qui pourrait nous enseigner agrave nous garder du peacute-cheacute drsquoangeacutelisme 239 MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre XXXIII 240 BISSON Julien laquo Tintin au Tibet raquo in Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD p8
180
qui se deacutetruisent eux-mecircmes en preacutetendant acceacuteder agrave la pureteacute morale on peut citer le pegravere
Goriot ce Christ de la paterniteacute qui se sacrifie pour ses filles au point de vivre dans la mi-
segravere pour assurer leur opulence crsquoest eacutegalement le cas de Tarrou dans La Peste dont le
deacutesir de pureteacute est explicitement formuleacute laquo En somme dit Tarrou avec simpliciteacute ce qui
mrsquointeacuteresse crsquoest de savoir comment on devient un saint raquo241 Crsquoest en ces termes que ce
personnage justifie son engagement dans les formations sanitaires luttant contre lrsquoeacutepideacutemie
frappant la ville drsquoOran un engagement respectable en tant que tel mais qursquoil paiera de sa
vie en y mettant une ardeur irraisonneacutee agrave cette attitude extrecircme Camus semble preacutefeacuterer
celle de Grand seul protagoniste de lrsquointrigue auquel le narrateur accorde le titre de laquo heacute-
ros raquo simple employeacute de mairie sans autre preacutetention qursquoaider son prochain et bien faire
son travail et qui sera pourtant le premier agrave gueacuterir de la peste et donc agrave la vaincre de faccedilon
deacutecisive En somme nous pouvons consideacuterer comme habiteacutee voire posseacutedeacutee par les laquo deacute-
mons de pureteacute raquo toute personne qui se fait mal inutilement en vue drsquoacceacuteder agrave une
inteacutegriteacute eacutethique outrepassant les capaciteacutes humaines cet excegraves peut ecirctre consideacutereacute comme
le reflet inverseacute de ceux auxquels se laisse aller lrsquoheacutedoniste et il est drsquoautant plus difficile agrave
vivre pour celui qui srsquoy laisse aller que son Enfer pour reprendre lrsquoexpression ceacutelegravebre est
paveacute de bonnes intentions et qursquoil lui est donc extrecircmement difficile de se convaincre que
sa deacutemarche est mauvaise au point de rejeter les avis drsquoautrui lrsquoinvitant agrave une plus grande
indulgence envers lui-mecircme
Ce hiatus entre lrsquoaspiration agrave la perfection et la reacutealiteacute de lrsquoimperfection constitutive
est plus sensible encore dans notre troisiegraveme domaine drsquoactiviteacute le politique en raison de
la nature mecircme de ce qui lui donne sa condition de possibiliteacute la pluraliteacute le politique est
sans doute le domaine dans lequel lrsquoeacutecart entre la theacuteorie et la pratique est le plus grand
Platon le savait mieux que quiconque lui qui en assistant agrave la condamnation puis agrave
lrsquoexeacutecution de Socrate a pris la deacutemocratie atheacutenienne en flagrant deacutelit de contradiction
vis-agrave-vis de ses propres principes ndash dans des circonstances tregraves particuliegraveres il est vrai De
ce fait srsquoil nrsquoest pas complegravetement interdit de lire la Reacutepublique comme un essai de theacuteorie
politique mecircme si ce nrsquoest pas son but premier qui est drsquoabord de deacutefinir la justice agrave
lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul il est en revanche totalement exclu de lrsquoenvisager comme un
programme politique ayant vocation agrave ecirctre appliqueacute de α agrave ω si tel avait eacuteteacute le cas les cri-
tiques au demeurant anachroniques selon lesquelles Platon aurait fait lrsquoapologie de la
241 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II (1944-1948) p 211
181
socieacuteteacute totalitaire242 auraient eacuteteacute fondeacutees En fait imaginer ce agrave quoi devrait ressembler la
citeacute ideacuteale ne pose pas problegraveme depuis Thomas More agrave qui lrsquoon doit la creacuteation du terme
laquo utopie raquo philosophes hommes de lettres et theacuteoriciens ne srsquoen sont drsquoailleurs guegravere pri-
veacutes lrsquoutopie ne repreacutesente aucun danger aussi longtemps qursquoon lrsquoenvisage comme laquo ce qui
nrsquoest drsquoaucun lieu raquo243 et non pas comme un projet auquel il faudrait essayer de donner
corps franchir cette limite crsquoest prendre le risque de faire violence agrave la citeacute pour la con-
traindre agrave devenir conforme en tout point aux fantasmes que lrsquoon se fait agrave son sujet crsquoest
faire de lrsquoEacutetat institution destineacutee agrave faire vivre les hommes dans une paix relative malgreacute
leurs diffeacuterences une machine agrave eacuteradiquer les diffeacuterences autant dire un lit de Procuste
les projets hitleacuteriens staliniens et mussoliniens srsquoinscrivaient justement dans une telle dy-
namique intrinsegravequement voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais si les projets dictatoriaux reposent sur une
illusion il nrsquoempecircche qursquoil srsquoagit drsquoune puissante illusion qui avant de srsquoeacutevanouir peut
conduire des millions drsquoinnocents agrave la mort LrsquoEacutetat totalitaire est lrsquoEacutetat qui nrsquoadmet pas
que la pluraliteacute qui est pourtant sa condition de possibiliteacute oppose un obstacle agrave la reacutealisa-
tion de son programme la tentation du totalitarisme quelle que soit lrsquoeacutepoque et le lieu est
comme un mensonge qursquoune socieacuteteacute se fait agrave elle-mecircme en preacutetendant pouvoir ecirctre totale-
ment homogegravene Toutefois la laquo quecircte du meilleur impossible raquo en politique ne se
manifeste pas neacutecessairement sous une forme aussi violente et criminelle la plupart du
temps elle se traduit simplement par la deacutenonciation drsquoun vice dans lrsquoordre politique
drsquoune leacutegislation qursquoil faudrait ameacutenager Toute organisation politique eacutetant humaine elle
ne saurait ecirctre parfaite drsquoautant que sa vocation agrave faire vivre ensemble une multitude
drsquoindividus tous diffeacuterents lrsquooblige agrave tenir compte de cette pluraliteacute et de srsquoadapter en con-
seacutequence en somme elle est conccedilue dans une optique de perfection et de stabiliteacute tout en
eacutetant par nature perfectible et eacutevolutive Agrave cet eacutegard les reacutegimes politiques les plus viables
et les plus vivables pour une population sont preacuteciseacutement ceux qui tiennent compte dans
leur organisation de leur perfectibiliteacute et laissent ouverte la possibiliteacute drsquoecirctre contesteacutes
voire drsquoecirctre transformeacutes ndash crsquoest preacuteciseacutement ce qui rend la deacutemocratie repreacutesentative preacute-
242 Du reste cette critique nrsquoa pas reacutesisteacute agrave lrsquoanalyse drsquoAda Neschke-Hentschke selon laquelle la Reacutepublique serait plutocirct un garde-fou virtuel contre le mirages des utopies modernes laquo Nous avions dit que nous concevions Platon comme un penseur de la liberteacute nous avons vu que cette liberteacute est une liberteacute drsquoaction qui en tant que liberteacute politique consiste dans le fait drsquoecirctre soumis non agrave lrsquoarbitraire drsquoun gouvernant humain mais agrave la loi universelle dont le contenu est de nature agrave pouvoir ecirctre accueilli par chaque citoyen raquo NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo sect 49 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 243 Tel est le sens premier de lrsquoutopie de lrsquoοὐ-τοπος du non-lieu de ce fait il nrsquoest pas complegravetement in-congru drsquoappliquer le terme agrave la Reacutepublique malgreacute lrsquoapparent anachronisme
182
cieuse malgreacute ses imperfections neacuteanmoins dans lrsquoabsolu lrsquoideacuteal de perfection nrsquoest ja-
mais abandonneacute dans la mesure ougrave crsquoest cet ideacuteal qui donne son eacutelan aux efforts meneacutes
pour constituer et eacuteventuellement reacuteformer la citeacute
La laquo quecircte du meilleur impossible raquo nrsquoest donc pas en soi une mauvaise chose aus-
si longtemps que lrsquoon accepte qursquoelle soit voueacutee agrave rester inacheveacutee son achegravevement
outrepasse les capaciteacutes humaines et avoir la preacutetention de lrsquoaccomplir conduit quiconque
srsquoy laisse aller agrave souffrir et agrave faire souffrir inutilement ce qui est vrai dans le domaine de
la connaissance de lrsquoeacutethique et de la politique lrsquoest aussi dans le quatriegraveme et dernier do-
maine drsquoactiviteacute qursquoil convient drsquoexaminer le domaine artistique La seacutenescence et la
maladie ne sont pas toujours de nature agrave condamner lrsquoartiste agrave la steacuteriliteacute ne citons que
Pierre-Auguste Renoir qui mecircme tregraves diminueacute physiquement continuait agrave peindre avec un
entrain de jeune homme ou encore Sarah Bernhardt qui continuait agrave exercer son meacutetier de
trageacutedienne apregraves son amputation sans mecircme ecirctre arrecircteacutee par les moqueries dont elle fai-
sait lrsquoobjet (certains ironisant sur sa station assise la surnommaient laquo Megravere La Chaise raquo)
pour lrsquoartiste ne plus pouvoir exercer sa passion serait un mal autrement plus grand que
tout problegraveme drsquoargent ou de santeacute et des problegravemes de ce type ne sauraient donc en aucun
cas ecirctre un frein important pour son activiteacute creacuteatrice ndash ne jamais connaicirctre de son vivant
le succegraves aupregraves du grand public nrsquoa jamais empecirccheacute Van Gogh de continuer agrave peindre En
revanche il peut en aller autrement drsquoun souci de perfection qui irait jusqursquoagrave empecirccher le
creacuteateur de se permettre de seulement achever son œuvre crsquoest ce qursquoa montreacute Balzac en
preacutesentant dans Le chef-drsquoœuvre inconnu le peintre Frenhofer qui agrave force de retoucher
continuellement sa toile pour la rendre parfaite ne parvient qursquoagrave la rendre illisible
laquo En srsquoapprochant ils aperccedilurent dans un coin de la toile le bout drsquoun pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs de tons de nuances indeacutecises espegravece de brouillard sans forme mais un pied deacutelicieux un pied vivant Ils restegraverent peacutetrifieacutes drsquoadmiration devant ce fragment eacutechappeacute agrave une incroyable une lente et progressive destruction Ce pied apparaissait lagrave comme le torse de quelque Veacutenus en marbre de Paros qui surgirait parmi les deacutecombres drsquoune ville incendieacutee - Il y a une femme lagrave-dessous srsquoeacutecria Probus en faisant remarquer agrave Poussin les diverses couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposeacutees en croyant perfec-tionner sa peinture raquo244
Crsquoest agrave dessein que nous illustrons la quecircte du meilleur impossible artistique avec cet
exemple fictionnel des creacuteateurs qui agrave force drsquoexcegraves de perfectionnisme se condamnent agrave
la steacuteriliteacute existent sans doute mais en srsquointerdisant de mener agrave terme quelque œuvre que
ce soit ils ne laissent aucune trace les artistes qui laissent une trace de leur activiteacute sont
justement ceux qui savent se contenter du meilleur possible ainsi lorsque Marcel Du-
244 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu in La comeacutedie humaine IX p 412
183
champ deacuteclarait que laquo Le grand verre raquo eacutetait laquo deacutefinitivement inacheveacute raquo il y avait lagrave une
part de provocation de la part de cet artiste ennemi deacuteclareacute des institutions mais cette re-
vendication peut aussi ecirctre vue comme la reconnaissance par le peintre du fait qursquoaussi
imparfaite cette œuvre puisse-t-elle paraicirctre elle nrsquoen repreacutesente pas moins un niveau de
maicirctrise de son art qursquoil ne pourrait jamais deacutepasser ndash Duchamp drsquoailleurs abandonnera
ensuite progressivement la peinture au profit drsquoautres pratiques plus innovantes pour
lrsquoeacutepoque Lrsquoœuvre nrsquoest pas parfaite mais le peintre avoue qursquoil ne peut se permettre en
lrsquoeacutetat ougrave il la laisse drsquoessayer de lrsquoameacuteliorer sous peine de la gacirccher
Pour reacutesumer par laquo meilleur impossible raquo nous entendons un eacutetalon suprecircme par
rapport auquel nous eacutevaluons toutes les actions humaines et tous leurs reacutesultats qui nrsquoa
drsquoexistence que dans la conscience que nous en avons nrsquoa jamais et nrsquoaura probablement
jamais drsquoeacutequivalent dans une reacutealiteacute mateacuterielle toujours en-deccedilagrave de cet eacutetalon dont la deacutefi-
nition exacte est toujours assez floue pour y voir un laquo je ne sais quoi raquo dont la quecircte se
heurte toujours agrave la reacutesistance drsquoune reacutealiteacute sensible et mateacuterielle irreacuteductiblement diverse
et varieacutee obstacle drsquoautant plus puissant que cette reacutealiteacute est aussi la condition de possibili-
teacute mecircme de la quecircte et que la contradiction qursquoil oppose ne peut donc jamais ecirctre deacutepasseacutee
agrave moins de renoncer agrave toute activiteacute la quecircte nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuive en
tant qursquoelle donne un ideacuteal reacutegulateur agrave lrsquoaction humaine mais si lrsquohomme ne parvient pas
agrave admettre qursquoune telle quecircte ne pourra jamais atteindre son but ultime ici-bas il peut en
arriver agrave faire violence agrave lui-mecircme et agrave son environnement humain ou naturel pour faire
en sorte que la reacutealiteacute se conforme agrave ses fantasmes ce qui est eacutevidemment dangereux ne
serait-ce que pour le sujet qui peut en arriver agrave contracter des neacutevroses voire des maladies
quand lrsquoimperfection drsquoici-bas lui paraicirct insupportable agrave lrsquoimage de lrsquoanorexie ou de la
dysmorphophobie qui peuvent se reacutesumer agrave une recherche au meacutepris de la santeacute drsquoun
ideacuteal de beauteacute physique inaccessible Pendant des siegravecles lrsquohomme srsquoest pour preacutemuni
contre semblables pathologies mentales en exprimant ce hiatus entre la reacutealiteacute et lrsquoideacutealiteacute
cette privation drsquoun eacutetat de perfection consideacutereacute comme seul eacutetat sinon normal en tout cas
leacutegitime agrave travers trois types majeurs de repreacutesentations agrave commencer par le mythe origi-
nel de la perte de lrsquouniteacute dont on trouve une trace dans presque toutes les cultures pour
rester dans le cadre de la penseacutee grecque on pense bien eacutevidemment au mythe de lrsquoacircge
drsquoor mais drsquoapregraves Louis Rougier le mythe du deacutechirement des membres de Zagreus
(eacutequivalent orphique de Dionysos) figurerait peut-ecirctre de maniegravere plus explicite encore la
rupture de lrsquouniteacute primitive par un principe mauvais
184
laquo La dualiteacute du monde et la multipliciteacute des ecirctres srsquoexpliquent ainsi agrave partir drsquoune homogeacuteneacuteiteacute primitive par le conflit de deux forces antagonistes lrsquoune bonne lrsquoautre mauvaise lrsquoune ten-dant agrave la dispersion tumultueuse du monde dans lrsquoespace lrsquoautre agrave sa reacuteunion harmonieuse dans lrsquounion de la sphegravere primitive On peut trouver dans le Politique de Platon et dans le Ti-meacutee les traces lointaines drsquoun tel systegraveme ougrave se fait sentir lrsquoinfluence du dualisme iranien raquo245
Rougier passe par les orphiques pour dresser une passerelle entre les conceptions cosmolo-
giques orientales et les theacuteories platoniciennes le simple fait qursquoil soit possible drsquoeacutetablir
de tels liens confirme que le constat par lrsquohomme de la diversiteacute (pour ne pas dire du
chaos) du monde nrsquoest jamais totalement accepteacute et ce par-delagrave les cultures et les
eacutepoques seule lrsquouniteacute est consideacutereacutee comme laquo normale raquo par lrsquohomme qui du fait de son
primat pheacutenomeacutenologique lui accorde un primat ontologique restitueacute dans le cadre du reacutecit
par un primat chronologique De mecircme que la nature a horreur du vide la raison a horreur
du divers et fait de la diversiteacute preacutesente lrsquoeffet de lrsquoaction drsquoune force contraire agrave celle qui
devrait assurer au monde lrsquoorganisation qursquoil devrait avoir pour meacuteriter pleinement son
nom grec de cosmos Ainsi la connaissance humaine en quecircte de laquo meilleur impossible raquo
compense-t-elle le caractegravere inaccessible de ce but en se suggeacuterant agrave elle-mecircme qursquoun
monde parfaitement organiseacute et donc entiegraverement lisible de α agrave ω faute drsquoecirctre une reacutealiteacute
preacutesente nrsquoen demeure pas moins une reacutealiteacute qui certes appartient au passeacute mais nrsquoen
constitue pas moins un criteacuterium leacutegitime pour juger de lrsquoimperfection du monde preacutesent
drsquoautant que la rupture de son uniteacute est expliqueacutee par un eacuteveacutenement adventice et que
lrsquouniteacute donc reste substantielle Cette premiegravere repreacutesentation situe le laquo meilleur impos-
sible raquo dans le passeacute la deuxiegraveme repreacutesentation relativement proche la situe dans le
preacutesent en tant qursquoelle postule lrsquoexistence drsquoune acircme du monde telle qursquoelle est traiteacute dans
le Timeacutee cette hypothegravese a vocation dans le cadre du projet platonicien agrave leacutegitimer
lrsquoeffort de deacutecryptage de la structure du monde en soulignant qursquoelle nrsquoest pas le fruit du
hasard et obeacuteit agrave un plan dont la science doit pouvoir agrave terme rendre compte Agrave cet eacutegard
la thegravese de lrsquoacircme du monde serait donc la repreacutesentation drsquoun ideacuteal de reacutesistance moindre
voire inexistante de la matiegravere aux volonteacutes de lrsquoacircme de ce fait cette thegravese ne vient pas
soulager uniquement la quecircte du laquo meilleur impossible raquo en matiegravere de connaissance mais
aussi en matiegravere drsquoeacutethique de politique et de creacuteation artistique autant de domaines ougrave la
matiegravere est agrave la fois ce qui donne sa condition de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute et aussi ce qui la
bride agrave cet eacutegard la thegravese de lrsquoacircme du monde chez Platon ou ailleurs ouvre lrsquoespoir de
voir lrsquoorgane-obstacle nrsquoecirctre plus qursquoun organe La troisiegraveme repreacutesentation est bien enten-
du celle de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme le deacutetour que nous avons opeacutereacute en 245 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p90
185
preacutesentant deux autres types de repreacutesentations neacutees de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo
pourrait sembler hors-sujet mais il eacutetait en fait capital de lrsquoopeacuterer dans la mesure ougrave il
permet de distinguer nettement entre elles des conceptions entretenant une certaine parenteacute
Lrsquohypothegravese de la quecircte du meilleur impossible srsquoavegravere donc preacutesenter lrsquointeacuterecirct de nous
aider agrave distinguer nettement non seulement en termes de temps mais aussi drsquoespace la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme des conceptions de la deacutecheacuteance originelle et de
lrsquoacircme du monde le mythe de la perte de lrsquouniteacute situe le laquo meilleur impossible raquo ici-bas
mais dans un passeacute tregraves lointain la thegravese de lrsquoacircme du monde le situe dans le preacutesent mais
dans un au-delagrave hors de porteacutee de lrsquohomme la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en-
fin fait du meilleur impossible non pas un paradis perdu ou un treacutesor quasiment
inaccessible mais bien une promesse elle le situe dans lrsquoau-delagrave certes mais dans un au-
delagrave qui est accessible agrave lrsquohomme ou plus exactement lui sera accessible dans lrsquoavenir ou
pour ecirctre encore plus preacutecis lui redeviendra accessible apregraves la mort ndash la parenteacute de cette
conception avec le mythe de la perte de lrsquouniteacute originelle se manifeste notamment par le
fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne signifie pas seulement que lrsquoacircme survivra au corps mais
aussi qursquoelle a deacutejagrave veacutecu avant drsquoanimer un corps et qursquoelle retrouvera donc dans la mort
ce qursquoelle a perdu jadis Quoi qursquoil en soit le succegraves de la conception de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme au deacutetriment du mythe de la rupture de lrsquouniteacute originelle et de la thegravese de lrsquoacircme du
monde srsquoexplique notamment par le fait qursquoelle ne se contente pas drsquoaffirmer une deacute-
cheacuteance ou de deacutepeindre un laquo arriegravere-monde raquo meilleur que le monde dans lequel nous
vivons elle fait une promesse une promesse que la deacutecheacuteance sera reacutepareacutee et que
lrsquolaquo arriegravere-monde raquo reste notre monde celui qui nous revient de droit et que nous habite-
rons agrave nouveau Compareacutee agrave une telle promesse lrsquoideacutee suivant laquelle le rocircle de lrsquoacircme est
drsquoanimer un corps aussi seacuterieusement deacutemontreacutee soit-elle ne convainc jamais vraiment
ou plutocirct elle peut convaincre sans persuader Agrave tout prendre elle est deacutecevante et nrsquoest
acceptable que dans la mesure ougrave elle affirme que crsquoest le corps qui a besoin de lrsquoacircme et
non lrsquoinverse comme crsquoest le cas chez Aristote ἐπεὶ δ᾽ ὁμοίως ἔχει ψυχὴ πρὸς σῶμα καὶ
τεχνίτης πρὸς ὄργανον καὶ δεσπότης πρὸς δοῦλον τούτων μὲν οὐκ ἔστι κοινωνία οὐ γὰρ
δύ᾽ ἐστίν ἀλλὰ τὸ μὲν ἕν τὸ δὲ τοῦ ἑνός οὐδέν246 La diffeacuterence avec Platon nrsquoest pas si
grande tout au plus le Stagirite passe-t-il sous silence le fait que lrsquoanalogie entre les rap-
ports sa comparaison nrsquoest pas eacutequilibreacutee lrsquoὄργανον (outil) eacutetant plus fiable pour le
246 Aristot Eacutethique agrave Eudegraveme [1241b] laquo Mais quoique lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps lrsquoartisan vis-agrave-vis de lrsquooutil et le maicirctre vis-agrave-vis de lrsquoesclave aient la mecircme conduite il nrsquoy a pas de communauteacute entre eux En effet ils ne sont pas deux ecirctres distincts mais lrsquoun est unifieacute tandis que lrsquoautre en deacutepend et nrsquoest pas unifieacute raquo
186
τεχνίτης (artisan) que ne lrsquoest le corps pour lrsquoacircme En somme un tel eacutenonceacute a beau mettre
lrsquoaccent sur le devoir de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ce devoir est en fait semblable agrave celui
drsquoune diviniteacute venant secourir les hommes elle nrsquoa aucun inteacuterecirct particulier agrave le faire elle
ne doit rien au corps qui en revanche lui doit tout Les grands esprits se rencontrent en
ceci qursquoils ne reconnaissent qursquoagrave reculons que lrsquoacircme puisse avoir pour fonction drsquoanimer
un corps qui plus est agrave condition que ce soit le corps qui trouve sa raison drsquoecirctre dans lrsquoacircme
et non lrsquoinverse En somme cette thegravese aussi raisonnable puisse-t-elle paraicirctre ne vient
jamais agrave bout de la promesse drsquoachegravevement de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo formu-
leacutee par la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash en venir agrave bout nrsquoest drsquoailleurs pas le
propos drsquoAristote
2 Ce qursquoil en est chez Platon
Eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est deacutefendue par Platon dans le but premier
de soutenir ses desseins protreptiques il convient drsquoecirctre prudent avant drsquoattribuer agrave Platon
la volonteacute de srsquoengager dans une eacuteventuelle laquo quecircte du meilleur impossible raquo il serait
pourtant tentant de lrsquoaffirmer ne serait-ce qursquoen commentant ses reacuteflexions cosmolo-
giques le Timeacutee expliquant que le monde est conccedilu suivant un plan preacuteeacutetabli dont la
deacutecouverte devrait ecirctre la fin de la science et le Pheacutedon disant explicitement agrave lrsquoouverture
du reacutecit par Socrate de sa rencontre deacutecevante avec les theacuteories drsquoAnaxagore247 qursquoil est
logique que les choses soient telles que cela est meilleur pour elles que crsquoest en tout cas ce
qursquoil faut rechercher ndash Socrate critique les thegraveses drsquoAnaxagore mais son attaque ne con-
cerne pas cette ideacutee qui nrsquoest drsquoailleurs pas le fait de ce seul preacutedeacutecesseur et que Socrate
faisait deacutejagrave sienne avant mecircme de deacutecouvrir ses eacutecrits au contraire il reproche agrave Anaxa-
gore de ne pas faire du laquo meilleur raquo la causaliteacute premiegravere et de ne tenir compte que des
causes motrices En somme la deacuteception engendreacutee par la rencontre avec les eacutecrits
drsquoAnaxagore ne fait pas renoncer Socrate agrave lrsquoideacutee suivant laquelle les choses sont faites
comme cela est meilleur pour elles et continue agrave deacutefendre cette ideacutee mecircme agrave lrsquoinstant su-
precircme celui ougrave lrsquoinjustice dont il est la victime pourrait conduire nrsquoimporte qui agrave renoncer
lrsquoideacutee suivant lequel le monde a eacuteteacute faccedilonneacute en vue du bien εἰ οὖν τις βούλοιτο τὴν αἰτίαν
εὑρεῖν περὶ ἑκάστου ὅπῃ γίγνεται ἢ ἀπόλλυται ἢ ἔστι τοῦτο δεῖν περὶ αὐτοῦ εὑρεῖν ὅπῃ
247 Cf Annexe 1
187
βέλτιστον αὐτῷ ἐστιν ἢ εἶναι ἢ ἄλλο ὁτιοῦν πάσχειν ἢ ποιεῖν248 Il faut cependant se garder
de sur-interpreacuteter ce passage il nrsquoy est pas explicitement question drsquoun laquo meilleur impos-
sible raquo comme nous avons tenteacute de le deacutefinir jusqursquoagrave preacutesent le βέλτιστον en question est
un βέλτιστον αὐτῷ donc un meilleur qui ne concerne que la chose agrave laquelle il trouve agrave
srsquoappliquer autant dire un meilleur relatif celui qui convenait le mieux pour donner son
principe drsquoorganisation agrave un ecirctre deacutetermineacute Il reste que Platon par la bouche de Socrate
semble juger que lrsquoideacutee du bien ou plus exactement du meilleur devrait permettre agrave
terme drsquoacceacuteder agrave une compreacutehension exhaustive du monde qui le rendrait intelligible
dans son entiegravereteacute affirmer qursquoil est logique que les choses soient telles que cela est le
meilleur pour elles cela revient agrave dire que la nature nrsquoest pas le regravegne du hasard ou de
lrsquoarbitraire qursquoelle a eacuteteacute bacirctie suivant un plan intelligible et que lrsquohomme devrait pouvoir
tocirct ou tard lire ce plan comme il lit le plan drsquoune de ses propres constructions il serait
tentant agrave lire Platon avec des lunettes relativistes (et donc modernes) drsquoy voir un ideacuteal de
connaissance absolue qui outrepasserait les capaciteacutes humaines
Platon aurait donc rechercheacute le laquo meilleur impossible raquo non seulement drsquoun point
de vue scientifique mais aussi drsquoun point de vue eacutethique (on a suffisamment insisteacute sur le
fait que ces deux aspects allaient de pair) et ce jusque dans sa vieillesse le livre I des Lois
comprend un court eacutechange portant sur les meacutefaits de la boisson cet extrait a deacutejagrave eacuteteacute
commenteacute preacuteceacutedemment249 mais sans qursquoil soit tenu compte drsquoun aspect pourtant reacuteveacutela-
teur Platon par lrsquoentremise de lrsquoAtheacutenien y met sur le mecircme plan lrsquoeacutetat de lrsquohomme pris
de boisson et celui du petit enfant or il est bien eacutevident que ces deux eacutetats diffegraverent en ceci
que lrsquoun est contingent et lrsquoautre neacutecessaire srsquoil est absolument impossible de nrsquoavoir ja-
mais eacuteteacute enfant rien nrsquoempecircche qui que ce soit de nrsquoavoir jamais ou alors tregraves rarement
eacuteteacute saoul En mettant ces deux eacutetats sur un pied drsquoeacutegaliteacute Platon semble sous-entendre que
lrsquoeacutetat de lrsquoenfant qui vient de naicirctre serait donc non seulement un eacutetat dont il faut sortir
mais mecircme un eacutetat qui ne serait pas laquo normal raquo qui ne serait mecircme pas leacutegitime et il en
irait de mecircme pour la reacutegression qui guette le vieillard οὐ μόνον ἄρ ὡς ἔοικεν ὁ γέρων
δὶς παῖς γίγνοιτ ἄν ἀλλὰ καὶ ὁ μεθυσθείς250 Platon prend acte de la reacutealiteacute de la seacutenes-
cence mais ne preacutesente pas comme eacutetant laquo normal raquo cet eacutetat qualifieacute au contraire de
πονηρότατος (Platon nrsquoignorait certainement pas la connotation morale neacutegative de
248 Plat Pheacutedon [97c] laquo Si lrsquoon voulait donc trouver pour chaque chose la cause par laquelle elle naicirct meurt ou existe ce qursquoil faudrait deacutecouvrir agrave son sujet crsquoest ce par quoi il est meilleur pour elle soit drsquoexister soit de subir ou de produire quelque action raquo 249 Plat Lois I [645d-e] Cf supra 250 Plat Lois I [646a] laquo Ce nrsquoest donc pas seulement semble-t-il le vieillard qui peut ecirctre deux fois enfant mais aussi lrsquoivrogne raquo
188
lrsquoadjectif πονηρός) agrave lrsquoinstar des artistes citeacutes plus haut pour lesquels la steacuteriliteacute serait une
maleacutediction bien plus grave que le manque de confort mateacuteriel Platon devait sans doute
en tant que penseur redouter la seacuteniliteacute et la perte de ses faculteacutes intellectuelles davantage
que la mort elle-mecircme Les Lois eacutetant un dialogue de vieillesse qursquoil a vraisemblablement
laisseacute inacheveacute il est probable que cette question grave se posait deacutejagrave au moment ougrave il
commenccedilait agrave lrsquoeacutecrire mais au-delagrave de toute hypothegravese biographique cet eacutenonceacute trahit la
consideacuteration de la seacuteniliteacute comme un eacutetat qui ne peut ecirctre veacutecu autrement que comme ad-
ventice seul le maintien de lrsquohomme en parfaite possession de ses moyens intellectuels
parvient agrave ecirctre reconnu comme normal si tel nrsquoeacutetait pas le cas comment expliquer que
lrsquoon compare une conseacutequence du vieillissement qui guette ineacutevitablement lrsquoecirctre humain agrave
lrsquoivresse qui elle peut ecirctre eacuteviteacutee251 En somme une lecture litteacuterale de ce passage paraicirct
attester que Platon formulait envers lui-mecircme et envers ses eacutelegraveves lrsquoexigence drsquoavoir en
permanence un esprit eacuteveilleacute et alerte apte agrave mener agrave bien des investigations philoso-
phiques ce qui suppose une hygiegravene de vie irreacuteprochable et un commerce avec le corps
reacuteduit agrave sa portion congrue il y aurait donc eu de la part de Platon une quecircte du laquo meilleur
impossible raquo drsquoun point de vue eacutethique et scientifique mais aussi artistique (la dissociation
entre lrsquoactiviteacute de philosophe et celle drsquoeacutecrivain ne pourrait ecirctre qursquoartificielle agrave plus forte
raison chez Platon) ce qui contredirait nos analyses anteacuterieures expliquant que le philo-
sophe ne doit pas chercher agrave se faire pur esprit
Scientifique eacutethique et artistique cela ne fait que trois domaines possibles de ma-
nifestation de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo alors que nous en avions isoleacute quatre
mais le quatriegraveme domaine celui du politique a eacuteteacute tu pour la bonne raison qursquoil avait eacuteteacute
eacutecarteacute drsquoentreacutee de jeu avant mecircme de commencer toute analyse nous avons suffisamment
insisteacute sur le fait que la description par le menu de la citeacute ideacuteale dans la Reacutepublique nrsquoavait
nullement vocation agrave ecirctre concregravetement appliqueacutee agrave la lettre contrairement au programme
des Lois qui en revanche tient bel et bien compte de la reacutesistance que la pluraliteacute peut op-
poser mecircme au meilleur des programmes politiques Drsquoailleurs agrave lrsquoencontre de lrsquohypothegravese
drsquoun laquo meilleur impossible raquo eacutethique effectivement rechercheacute par lrsquoauteur La Reacutepublique
nie toute possibiliteacute de pureteacute agrave lrsquoacircme puisqursquoelle doit constamment se surveiller de ma-
niegravere agrave ce que le λογιστικόν garde le controcircle sur le θυμός et lrsquoἐπιθυμία le laquo meilleur
impossible raquo pour lrsquoacircme serait un eacutetat dans lequel ces deux derniegraveres tendances
nrsquoexisteraient mecircme pas et ne risqueraient donc pas drsquoentraver la bonne marche de
251 Lrsquoeacutetat de personne grabataire nrsquoest pas ineacuteluctable mais il est assureacutement plus difficile agrave eacuteviter que lrsquoeacutebrieacuteteacute la maicirctrise de lrsquohomme sur ce fait est incommensurablement moindre
189
lrsquoinvestigation logique or loin drsquoappeler agrave faire en sorte drsquoaccomplir un tel ideacuteal Platon
fait reacutesider la justice non pas dans lrsquoeacuteradication de ces faculteacutes de lrsquoacircme qui ont toujours
leur utiliteacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre mais bien dans leur controcircle On ne peut
pas deacutecemment attribuer agrave Platon la volonteacute drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave se faire pur
esprit comment pourrait-il en aller autrement eacutetant donneacute que lrsquousage de la forme du dia-
logue sous-entend que la quecircte de la veacuteriteacute nrsquoa pas eacuteteacute acheveacutee par lrsquoauteur qui ne preacutetend
donc agrave aucun moment avoir reacuteussi agrave se faire pur esprit Platon nrsquoa jamais chercheacute agrave nier
toute humaniteacute et toute corporeacuteiteacute agrave Socrate et le Philegravebe contient une condamnation expli-
cite des charlatans qui preacutetendraient avoir atteint degraves ici-bas un ideacuteal asceacutetique leur
donnant le pouvoir drsquoacceacuteder aux veacuteriteacutes absolues en laquo brucirclant les eacutetapes raquo crsquoest-agrave-dire en
ne prenant mecircme pas la peine de passer par la connaissance du monde mateacuteriel eacutetape qui
avait pourtant eacuteteacute clairement preacutesenteacutee comme indispensable dans le Banquet
οἱ μὲν οὖν θεοί ὅπερ εἶπον οὕτως ἡμῖν παρέδοσαν σκοπεῖν καὶ μανθάνειν καὶ διδάσκειν ἀλλήλους οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ
μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει252
Agrave supposer que Platon ait meneacute une laquo quecircte du meilleur impossible raquo sans le savoir ce qui
reviendrait agrave sur-interpreacuteter ses eacutecrits il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoest cependant jamais alleacute jus-
qursquoagrave souhaiter qursquoelle soit reacutealiseacutee de son vivant aussi bien drsquoun point de vue politique que
drsquoun point de vue eacutethique et cognitif ndash et donc artistique par voie de conseacutequence a fortio-
ri si lrsquoon tient compte de la condamnation dans la Reacutepublique des peintres imitant la
nature au point drsquoy faire se tromper les oiseaux les artistes ne sont pas irreacutemeacutediablement
exclus de la citeacute philosophique sous reacuteserve que comme tous les autres citoyens ils restent
agrave la place qui leur revient de droit et ne cherchent pas agrave empieacuteter sur le domaine reacuteserveacute
des dieux comme lrsquoexplique Jean-Franccedilois Matteacutei
laquo Tendu entre lrsquoorigine et la fin entre lrsquoideacutee vers laquelle ile se tourne er lrsquoœuvre qui est issue de lui lrsquoartiste ndash le Ion le montre clairement ndash est intermeacutediaire entre les dieux dont il est lrsquointerpregravete mimeacutetique et les autres hommes interpregravetes drsquointerpregravetes qui deacuterivent vers la mauvaise mimesis celle des idoles et des simulacres raquo253
252 Plat Philegravebe [16e-17a] laquo Les Dieux donc comme je le disais nous ont permis drsquoexaminer drsquoapprendre et drsquoenseigner ainsi mais les sages parmi les hommes drsquoaujourdrsquohui font tout ccedila agrave la fois comme ccedila vient plus vite ou plus lentement qursquoil ne faut mettent lrsquoun tout de suite apregraves lrsquoillimiteacute et eacutevitent ce qursquoil y a entre ces deux points raquo Longtemps apregraves Kierkegaard citera Apollonius de Tyane comme exemple (ou plutocirct comme contre-exemple) de cette attitude laquo Car il ne se contentait pas comme Socrate de se ressouvenir de lui-mecircme comme eacutetant avant drsquoecirctre devenu (lrsquoeacuteterniteacute et la continuiteacute de la conscience font la profondeur de la penseacutee socratique) mais il se hacirctait drsquoaller plus loin il se rappelait en effet qui il avait eacuteteacute avant de deve-nir lui-mecircme raquo KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [IV 289] p90-91 253 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 p 89 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464
190
Tout porte donc agrave penser que Platon a tout fait pour preacutemunir sa personne et celle de ses
eacutelegraveves contre la tentation de rechercher lrsquoaccomplissement concret du laquo meilleur impos-
sible raquo recherche qui ne serait en derniegravere analyse qursquoune forme drsquoὕϐρις parmi les
autres Par fideacuteliteacute envers la profession philosophique suivant laquelle on aura toujours tout
agrave apprendre agrave la tentation de revendiquer lrsquoomniscience Platon oppose lrsquoimpossibiliteacute pour
lrsquohomme drsquoavoir une vision totalement claire de la reacutealiteacute et en deacuteduit que mecircme le philo-
sophe ne pourra probablement acqueacuterir la veacuteriteacute adeacutequatement qursquoapregraves sa mort la con-
naissance absolument adeacutequate demeure donc un espoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur
terre et lrsquoὕϐρις consisterait justement agrave refuser de se contenter de cet espoir Nrsquoen deacuteplaise
agrave ceux qui attribuent agrave Platon une laquo pulsion de mort raquo il faut au contraire lui reconnaicirctre la
volonteacute afficheacutee drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave rester fidegravele au juste milieu et agrave sa con-
dition terrestre comme lrsquoa exprimeacute Victor Brochard
laquo Il serait aiseacute de multiplier les exemples et citations Partout on verrait que Platon ayant conccedilu un ideacuteal de science tregraves haut et tregraves noble srsquoest rendu compte que lrsquoesprit humain ne pouvait pas y atteindre et qursquoil doit souvent srsquoen tenir agrave cette connaissance intermeacutediaire lrsquoopinion vraie eacutequivalent ou succeacutedaneacute de la science sorte de pis-aller dont il faut savoir se contenter Mais encore cette connaissance intermeacutediaire ne doit-elle pas ecirctre meacutepriseacutee Elle est connais-sance de la veacuteriteacute et participe au divin pour ainsi dire au second degreacute raquo254
Pour peu qursquoil se donne la peine de poursuivre seacuterieusement ses efforts drsquoinvestigation
malgreacute lrsquoobstacle que lui oppose sa nature drsquoecirctre corporel le philosophe platonicien nrsquoa
pas agrave rougir de cette nature Mecircme les habitants de la laquo vraie raquo terre ne megravenent peut-ecirctre
pas une vie totalement deacutesincarneacutee le mythe du Pheacutedon ne disant rien drsquoexplicite concer-
nant la nature exacte de la destineacutee post corporis mortem des ecirctres reacutesidant agrave la surface de
la laquo vraie terre raquo il semble mecircme que ces ecirctres possegravedent encore un corps quoique plus
subtil que celui qursquoils avaient sur terre David A White met en valeur le fait reacuteveacutelateur
que leur vie est deacutepeinte en des termes similaires agrave ceux employeacutes pour la vie drsquoici-bas
Sight and hearing the most articulate human senses are superior for those who exist on the surface and their wisdom is also superior to our wisdom But those on the surface are still em-bodied even refined senses are still subject to the vagaries that afflict sense perception255
Lrsquoeacutetat des ecirctres vivant sur la laquo vraie raquo terre peut ecirctre compris comme une premiegravere eacutetape
avant de pouvoir vivre une vie totalement deacutesincarneacutee mais en ajoutant un degreacute entre le
254 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne p 52 255 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p248 laquo La vue et lrsquoouiumle les plus articuleacutes des sens humains sont supeacuterieurs pour ceux qui habitent la surface et leur sagesse est aussi supeacuterieure agrave la nocirctre Mais ceux de la surface sont toujours corporels mecircme des sens raffineacutes sont toujours soumis aux ca-prices qui affectent la perception des sens raquo
191
vie terrestre et la vie ceacuteleste Platon ne fait que reacuteaffirmer que le monde dans lequel nous
menons ce que nous appelons laquo la raquo vie ne saurait ecirctre celui ougrave nous pourrons acqueacuterir une
connaissance parfaite qui doit donc rester agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir et tel est sans doute ce que
cherchent agrave enseigner ces reacutecits deacutepeignant une vie de pur esprit que Socrate lui-mecircme
nrsquoest pas sucircr de deacutejagrave pouvoir meacuteriter non pas par modestie deacuteplaceacutee mais par meacuteconnais-
sance des critegraveres objectifs qui lui permettraient de mesurer le degreacute de purification de son
acircme comme lrsquoaffirme encore une fois White The fact that Socrates sees his fate after
death to be with the gods that is to exist on the surface of the earth means that he has not
been sufficiently purified philosophically to warrant this higher station256 Si mecircme le phi-
losophe le plus proche de la perfection du moins celui qui est eacuterigeacute en exemple ne peut
preacutetendre qursquoagrave une connaissance relative il est vain de preacutetendre agrave une connaissance abso-
lue et donc encore moins agrave une eacutethique absolue srsquoil est exact que les recommandations
eacutethiques platoniciennes ont pour finaliteacute premiegravere de permettre agrave lrsquoinvestigation philoso-
phique drsquoecirctre meneacutee dans les meilleures conditions possibles alors il nrsquoest pas utile de
chercher agrave ecirctre plus socratique que Socrate et agrave se torturer pour atteindre une pureteacute abso-
lue que Socrate ne preacutetend jamais avoir atteinte Srsquoil est leacutegitime utile et salutaire car
conforme agrave notre nature de chercher agrave controcircler les passions de faccedilon agrave ce qursquoelles ne per-
turbent pas la reacuteflexion il est en revanche illeacutegitime inutile et dangereux car contraire agrave
notre nature de chercher agrave les faire disparaicirctre complegravetement ndash une telle attitude serait la
plus eacutevidente marque drsquoὕϐρις comme lrsquoa fait remarquer Franccedilois Feacutedier laquo La φρόνησις
nrsquoest pas lrsquoeacutelimination des passions (un tel recircve serait le teacutemoignage de la plus absolue ab-
sence de φρόνησις) mais la capaciteacute sans cesse regagneacutee de ne pas se laisser emporter par
elles raquo257 Le philosophe nrsquoest pas radicalement ennemi des passions humaines il connait
suffisamment bien lrsquoecirctre humain et ses faiblesses pour savoir donc qursquoil ne servirait agrave rien
de chercher agrave lrsquoen purifier complegravetement il suffit au philosophe de controcircler suffisamment
ses passions pour les dominer la vraie sagesse pratique la vraie φρόνησις pour lrsquohomme
ne consistant pas agrave mener un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec contre la reacutealiteacute de son ecirctre corporel
mais bien agrave savoir composer avec cette reacutealiteacute Aussi Platon en eacuterigeant Socrate comme
modegravele non pas malgreacute sa capaciteacute agrave se laisser aller occasionnellement agrave la volupteacute mais
bien gracircce agrave elle srsquoaffirme comme philosophe de la juste mesure contre les charlatans qui
preacutetendent deacutejagrave avoir atteint le meilleur impossible en matiegravere drsquoeacutethique et de connais-
256 Opcit p266 laquo Le fait que Socrate juge que son destin apregraves la mort soit de vivre aupregraves des dieux crsquoest-agrave-dire drsquohabiter agrave la surface de la terre signifie qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment purifieacute philosophiquement pour avoir droit agrave cette plus haute situation raquo 257 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p185
192
sance certes la perfection nrsquoest pas de ce monde et il faut attendre la mort pour pouvoir
espeacuterer y avoir accegraves mais se rapprocher de la perfection ici-bas en vaut deacutejagrave la peine et la
philosophie donne agrave lrsquohomme le moyen drsquoy parvenir De ce point de vue les eacutecrits Platon
portent la marque drsquoun laquo meilleur impossible raquo mais cet impossible est bel et bien compris
comme tel et eacutevoqueacute non pas comme but agrave atteindre effectivement mais plutocirct comme fin
derniegravere vers laquelle doivent tendre les efforts humains sans srsquoarroger pour autant la preacute-
tention de lrsquoatteindre effectivement en adoptant ce juste milieu la philosophie telle que
lrsquoenvisage Platon propose peut-ecirctre bien plus agrave lrsquohomme qursquoune simple restauration drsquoune
norme perdue la philosophie nrsquoest peut-ecirctre qursquoun pis-aller en attendant une vie post cor-
poris mortem meilleure mais elle nrsquoen est pas moins le plus satisfaisant des pis-aller
disponibles celui qui permet de profiter des avantages drsquoici-bas et drsquoen minimiser les in-
conveacutenients celui qui rapproche lrsquohomme de la norme perdue tout en le reacuteconciliant avec
sa condition drsquoecirctre corporel celui qui permet de connaicirctre ce qui est agrave rechercher et ce qui
est agrave eacuteviter elle est donc un puissant rempart contre les excegraves auxquels peuvent conduire
la quecircte du laquo meilleur impossible raquo
Ce paragraphe aura peut-ecirctre paru reacutepeacutetitif reprenant des ideacutees deacutejagrave souligneacutees preacute-
ceacutedemment il eacutetait cependant capital de faire ces preacutecisions pour ne pas donner
lrsquoimpression que nous attribuons agrave Platon des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas les siennes nous ne
faisons qursquoeacutemettre des hypothegraveses sur les facteurs possibles de formation de la conception
de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme facteurs que Platon ne reprend pas forceacutement agrave son compte mais
que son œuvre permet de mettre au jour
3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas
Quoi qursquoil en soit si lrsquoon condamne les excegraves potentiels de la quecircte plutocirct que la
quecircte elle-mecircme crsquoest bien parce que cette quecircte en raison de ses effets positifs sur la
conduite personnelle en vaut tout de mecircme la peine aussi longtemps que lrsquoon garde agrave
lrsquoesprit que son but ultime est hors de porteacutee de lrsquohomme or lagrave ougrave le bacirct blesse (crsquoest pour
cette raison que nous avons presque toujours mis lrsquoexpression laquo meilleur impossible raquo
entre guillemets) crsquoest qursquoagrave aucun moment ce meilleur nrsquoest veacutecu comme impossible au
contraire ce meilleur absolu est bien penseacute au quotidien comme une norme perdue et si-
tuer cette norme dans le passeacute revient agrave en postuler la possibiliteacute La φρόνησις commence
lagrave ougrave srsquoarrecircte le fantasme drsquoun accomplissement plein et entier du meilleur impossible
mais cette sagesse pratique contrairement au bon sens carteacutesien nrsquoest pas la chose la
193
mieux partageacutee du monde Socrate ne srsquoy trompait pas en seacutelectionnant soigneusement les
eacutelegraveves auxquels il deacutecidait de dispenser son enseignement et en insistant sur la neacutecessite
drsquoavancer par eacutetapes dans lrsquoapprentissage de la philosophie Il reste que la tentation
drsquoaccomplir ici-bas le triomphe du laquo meilleur impossible raquo a la vie dure pour la bonne rai-
son que nous nous reacutefeacuterons au quotidien agrave ce niveau drsquoexcellence suprecircme que crsquoest par
rapport agrave ce criteacuterium absolu que nous jugeons toute chose De surcroicirct nos jugements
toute preacutetention individuelle mise agrave part revendiquent toujours lrsquouniversaliteacute il est certes
envisageable que lrsquoon reconnaisse par respect envers la faculteacute de juger drsquoautrui qursquoun
jugement personnel nous est exclusif et peut en valoir un autre mais dans lrsquoabsolu nous
nrsquoeacutemettons aucune opinion sans avoir la conviction mecircme inconsciente qursquoelle est laquo la raquo
bonne opinion ce qui nrsquoest pas incompatible avec la toleacuterance bien au contraire puisque
la toleacuterance srsquoappuie sur la conviction qursquoautrui possegravede une faculteacute de juger eacutegale agrave la
nocirctre et devrait donc ecirctre capable drsquoadopter notre opinion celle-ci nrsquoeacutetant pas forceacutement
arbitraire et pouvant constituer le reacutesultat de notre reacuteflexion notre opinion est une marque
de notre intelligence (au sens large du terme) et agrave partir du moment ougrave nous reconnaissons
agrave autrui une intelligence semblable agrave la nocirctre nous nous attendons agrave ce que la mecircme cause
produise le mecircme effet crsquoest-agrave-dire agrave ce qursquoautrui ait la mecircme opinion que nous la diffeacute-
rence drsquoopinion en matiegravere de jugement mecircme si elle admise ne constitue pas lrsquohorizon
drsquoattente sur lequel une opinion est exprimeacutee Ce propos peut rappeler celui de Kant agrave ceci
pregraves que ce dernier parlait preacuteciseacutement du jugement de goucirct qui est le type mecircme du juge-
ment ougrave lrsquointelligence ne saurait intervenir seule258 Il nrsquoest cependant pas incongru de
suggeacuterer que tout jugement ayant preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute preacutesuppose toujours une
norme absolue qui donne sa condition de possibiliteacute au jugement si nous ne reconnais-
sions pas de caractegravere absolu au criteacuterium par rapport auquel nous eacutevaluons les choses
nous ne nous permettrions mecircme pas drsquoexprimer un avis crsquoest gracircce agrave ce criteacuterium que
nous reconnaissons de la valeur agrave nos propres opinions et preacutesupposons qursquoautrui est ca-
pable drsquoy adheacuterer il est eacutevident qursquoen comparaison de ce criteacuterium tous les objets de
notre faculteacute de juger ne sauraient ecirctre que des moyens termes des pis-aller des eacutebauches
inacheveacutees et donc perfectibles Mecircme en srsquoinclinant devant la forte reacutesistance de la ma-
tiegravere mecircme en reconnaissant qursquoil est impossible que cette norme soit parfaitement
respecteacutee ici-bas il nrsquoempecircche que ce degreacute drsquoachegravevement absolu constitue une norme
258 Cf Annexe 22
194
qursquoil est impossible drsquoabandonner agrave moins de renoncer purement et simplement agrave notre fa-
culteacute de juger
Ce qui vient drsquoecirctre affirmeacute concernant le regard que nous portons sur ce qui nous en-
toure est vrai concernant toute notre activiteacute Mecircme si la perfection nrsquoest pas de ce monde
elle nrsquoen reste pas moins lrsquohorizon drsquoattente qui donne sa raison drsquoecirctre agrave lrsquoactiviteacute elle est
lrsquoobjectif que nous lui donnons ce sans quoi elle nous paraitrait vaine aucun effort humain
ne se deacuteployant en partant avec lrsquoideacutee qursquoil serait irreacutemeacutediablement voueacute agrave lrsquoeacutechec Pour le
dire comme le dessinateur drsquoorigine argentine Guillermo Mordillo laquo Lrsquohomme croit tou-
jours agrave son avenir Envers et contre tout Crsquoest lagrave que reacuteside pour moi sa force Crsquoest la
raison de son obstination et de son talent Crsquoest ce qui lui donne la force creacuteative et vi-
tale raquo259 Ainsi la quecircte de perfection mecircme si elle est ontologiquement voueacutee agrave lrsquoeacutechec
nrsquoest cependant jamais penseacutee comme telle dans la mesure ougrave nul nrsquoengage une action en
dans lrsquoideacutee qursquoelle nrsquoaura aucun reacutesultat positif Tout au plus peut-on admettre et encore agrave
reculons qursquoelle ne portera pas ses fruits de notre vivant agrave lrsquoimage des personnaliteacutes poli-
tiques eacutevoqueacutees dans notre deuxiegraveme partie ou des forestiers qui cultivent des arbres en
sachant pertinemment qursquoils nrsquoassisteront jamais agrave la reacutecolte de leur bois Crsquoest drsquoun cons-
tat similaire que partait Kant reacutedigeant son Histoire universelle drsquoun point de vue
cosmopolitique affirmant degraves la premiegravere proposition que laquo toutes les dispositions natu-
relles drsquoune creacuteature sont destineacutees agrave se deacuteployer un jour de faccedilon exhaustive et finale raquo260
pour en arriver finalement agrave dire qursquoil vaut la peine de continuer agrave rechercher ce qui pou-
vait encore apparaicirctre comme une utopie voire comme un laquo meilleur impossible raquo en 1784
agrave savoir lrsquoeacutedification drsquoun corps politique universel assurant la paix sur terre
laquo Bien que ce corps politique nrsquoexiste encore pour lrsquoinstant qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoeacutebauche tregraves grossiegravere un sentiment se fait deacutejagrave pour ainsi dire le jour chez tous ses membres qui chacun tiennent agrave la conservation du tout et cela donne lrsquoespeacuterance qursquoapregraves maintes reacutevolutions survenues dans cette transformation parviendra finalement un jour agrave srsquoeacutetablir ce que la nature a pour dessein suprecircme drsquoeacutetablir agrave savoir une situation cosmopolitique universelle comme foyer au sein du-quel se deacutevelopperaient toutes les dispositions originelles de lrsquoespegravece humaine raquo261
Un tel propos peut ecirctre envisageacute comme preacutemonitoire de la naissance drsquoorganismes comme
lrsquoOrganisation des Nations-Unies ou lrsquoUnion Europeacuteenne (bien que ces organismes ne
soient encore que des eacutebauches bien approximatives du corps politique imagineacute par Kant)
mais au-delagrave de tout rapprochement anecdotique lrsquoideacutee eacutetayeacutee ici est que le laquo meilleur im-
259 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 p7 260 KANT Emmanuel Histoire universelle drsquoun point de vue cosmopolitique in Œuvres philosophiques II p189 Traduction de Jacques Rivelaygue 261 Opcit p202
195
possible raquo en tant qursquoil donne sa fin et sa raison drsquoecirctre agrave toute action nrsquoest jamais penseacute
comme eacutetant impossible du moins pas au point drsquoocircter toute leacutegitimiteacute agrave lrsquoaction il est en
quelque sorte une raison suffisante pour justifier une telle action indeacutependamment mecircme
des effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de lrsquoaction Ce qui est vrai dans le domaine politique lrsquoest
eacutegalement dans le domaine de lrsquoeacutethique et de la connaissance les propos de Marsile Ficin
sont symptomatiques de cette tendance de lrsquohomme agrave tirer sa justification drsquoun ideacuteal appa-
remment inaccessible et agrave revendiquer comme possible cet impossible
Separatam vero illam a caduco corpore vitam naturaliter appetit tamquam naturaliter id est revera bonam praesertim cum vita sit omnino dedita veritati atque bonitati Vita eiusmodi si bona est ergo et posssibilis est Quod enim impossibile est idem quoque inutile Bonum vero inutile non est dicendum262
Le propos de Ficin est inteacuteressant dans la mesure ougrave il met des mots sur le raccourci
qursquoopegravere tout homme pour rendre sa laquo quecircte du meilleur impossible raquo leacutegitime par elle-
mecircme il ne saurait admettre que lrsquoeacutetat de pureteacute morale et de connaissance absolue qursquoil
recherche soit hors de sa porteacutee les effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de cette quecircte ne lui sont
pas une raison suffisante Tout ecirctre est spontaneacutement porteacute agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre ce
dont lrsquohomme ne peut manquer drsquoavoir conscience en ce qui le concerne et rien ne saurait
donc remettre en cause la leacutegitimeacute de la poursuite de cet ideacuteal de connaissance parfaite et
perpeacutetuelle qui anime lrsquohomme tout au long de son existence la confiance en cet ideacuteal
peut prendre la forme de la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et cette conception est
raisonnable aussi longtemps que cette vie apregraves la mort demeure un espoir Cette mecircme foi
peut prendre une forme plus proche du propos de Kant dans lrsquoopuscule citeacute preacuteceacutedemment
avec la conviction suivant laquelle lrsquoentendement individuel nrsquoest qursquoun maillon parmi
drsquoautres drsquoune longue chaicircne devant mener agrave terme agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute En
somme il y a bel et bien une quecircte drsquoun meilleur absolu et il est vrai qursquoen se deacutesolidari-
sant artificiellement du sujet que nous sommes il serait tentant de qualifier drsquoimpossible ce
meilleur mais le fait est lagrave agrave aucun moment lrsquohomme mecircme si cela nrsquoengendre pas neacute-
cessairement en lui les neacutevroses eacutevoqueacutees anteacuterieurement nrsquoenvisage ce meilleur comme
eacutetant impossible il situe cet ideacuteal non seulement dans le passeacute mais aussi dans lrsquoavenir ce
qui lui donne une double raison pour ne pas le penser comme impossible et de lagrave lui vien-
nent son eacutenergie et sa puissance creacuteatrice si Platon ne dit pas plus explicitement que la vie
262 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VIII 2 laquo Elle deacutesire naturellement cette vie seacutepareacutee drsquoun corps fragile en tant que cette chose est naturellement crsquoest-agrave-dire vraiment bonne surtout lorsque sa vie est toute entiegravere consacreacutee agrave la veacuteriteacute et agrave la bonteacute Si une vie de ce type est bonne elle est donc possible En effet ce qui est impossible est aussi inutile Or on ne peut pas dire que le bien est inu-tile raquo
196
deacutesincarneacutee du philosophe ideacuteal nrsquoest qursquoun espoir qui nrsquoa aucune chance de se reacutealiser
aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre crsquoest probablement pour ne pas deacutecourager ses
eacutelegraveves et ne pas les laisser srsquoimaginer que mecircme cet espoir serait illeacutegitime Crsquoest bien pour
cela que nous affirmons qursquoavec Platon la philosophie maintient vivace une espeacuterance que
les cultes civiques ne sont plus en mesure drsquoassurer au sein de la jeunesse atheacutenienne agrave
aucun moment Platon ne dit que ce meilleur est impossible il introduit simplement une
nuance et dit simplement qursquoil est impossible ici-bas par respect pour lrsquohomme qui se re-
fuse agrave se penser irreacutemeacutediablement voueacute au relatif manifestant ainsi un eacutelan vers la
connaissance que le philosophe ne peut qursquoencourager
Avant de conclure ce chapitre il reste agrave signaler une derniegravere caracteacuteristique de cette
quecircte caracteacuteristique que nous avions volontairement gardeacutee pour la fin pour la bonne rai-
son qursquoelle deacuteborde de la notion mecircme de quecircte En effet lrsquohomme ne megravene pas cette
laquo quecircte raquo uniquement pour son propre compte il est bien clair que lrsquoideacuteal drsquoabsolue con-
formiteacute de la pratique agrave la theacuteorie ne saurait ecirctre qursquoun ideacuteal et que la nature nous reste
fonciegraverement opaque en tant que les laquo lois raquo que nous exprimons agrave son sujet par le langage
sont toujours en-deccedilagrave de sa reacutealiteacute ne serait-ce que parce que la nature se passe fort bien de
tout langage pour ecirctre ce qursquoelle est Par exemple le meacutedecin fait reposer son travail et
osons le dire son autoriteacute sur un savoir acquis dans le cadre drsquoune formation mais con-
naicirctre theacuteoriquement les interactions du corps humain avec son environnement ne saurait
suffire agrave lrsquoexercice de son activiteacute qui est bien celle drsquoun praticien au sens plein du terme
dans le cadre de la relation de soin les laquo cas drsquoeacutecole raquo sont rarissimes il nrsquoexiste pour ain-
si dire aucun malade dont le cas soit en tout point semblable agrave ce que le meacutedecin a pu
apprendre en faculteacute La relation de soin est une relation agrave part entiegravere dans la mesure ougrave le
meacutedecin y a lrsquoobligation pratique de communiquer avec le patient pour connaicirctre son mode
de vie il ne saurait se contenter de plaquer meacutecaniquement sur son patient les formules
apprises lors de sa formation (telle est lrsquoorientation que voulait donner Hippocrate agrave la meacute-
decine) nrsquoen deacuteplaise agrave lrsquoadage populaire suivant lequel lrsquoexception confirme la regravegle
lrsquoexception pour le meacutedecin est la regravegle Pourtant la raison ne saurait cesser drsquoexprimer
des lois destineacutees agrave rendre compte des faits naturels dans leur entiegravereteacute un fait venant
donner tort agrave ces lois ne tient mecircme pas en eacutechec la raison mais ne fait qursquoen retarder la
reacuteussite drsquoautant qursquoagrave partir du moment ougrave lrsquoerreur passeacutee est identifieacutee comme telle ce
nrsquoest jamais qursquoune hypothegravese erroneacutee qui peut ecirctre eacutecarteacutee et ainsi deacutefricher encore un peu
plus la route vers la veacuteriteacute Rien pas mecircme la confrontation agrave une empirie reacutesistante ne
permet donc de vaincre deacutefinitivement lrsquoespoir drsquoune nature dont les mouvement seraient
197
parfaitement conformes aux lois que nous exprimons agrave son sujet ce qui veut dire que
lrsquohomme ne se contente pas de chercher agrave ecirctre omniscient il cherche aussi agrave rendre la na-
ture entiegraverement connaissable Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et pour reprendre notre
typologie lrsquohomme ne se contente pas de deacutesirer la pureteacute eacutethique il veut aussi faire en
sorte que son environnement soit exempt de toute tentation pouvant le faire sortir du droit
chemin et attend donc de ses semblables une conduite droite le citoyen ne srsquoefforce pas
simplement drsquoecirctre un citoyen parfait il veille aussi agrave ce que la citeacute soit organiseacutee suivant
des principes justes et attend en retour que ses concitoyens aient la mecircme conduite ci-
vique lrsquoartiste enfin ne recherche pas seulement le geste parfait mais aussi lrsquoobeacuteissance
de la matiegravere agrave sa main et il croit suffisamment au bien-fondeacute de sa pratique pour en faire
un exemple agrave suivre En somme lrsquohomme ne part pas en quecircte du meilleur absolu (plutocirct
qursquoimpossible) pour son propre compte mais srsquoattend agrave ce que ses semblables et son envi-
ronnement soient eux aussi conformes agrave lrsquoideacutee qursquoil se fait de ce degreacute drsquoexcellence
absolue crsquoest eacutevidemment agrave dessein que nous disons qursquoil laquo srsquoattend raquo plutocirct qursquoil nrsquoagit
pour obtenir un tel reacutesultat toute action meneacutee pour rendre les hommes et le monde effec-
tivement conformes agrave nos ideacuteaux de perfection est voueacutee agrave lrsquoeacutechec et qui plus est
dangereuse en tant qursquoelle engendre le dogmatisme le totalitarisme lrsquointeacutegrisme le mysti-
cisme ou le saccage de la nature Lrsquohomme du moins agrave son eacutechelle individuelle nrsquoest donc
pas en droit de poursuivre cette quecircte pour ce qui ne deacutepend pas de ses forces si cette
quecircte en vaut la peine pour ce qui est en son pouvoir il est inutile et dangereux de la pour-
suivre au-delagrave de ce peacuterimegravetre ce qui nrsquoempecircche ce qui existe de rester trop divers trop
opaque et trop injustifieacute pour devenir acceptable logiquement Crsquoest pourquoi plutocirct que
drsquoune quecircte nous parlerons deacutesormais pour eacutelargir notre propos au-delagrave des frontiegraveres des
virtualiteacutes humaines drsquoune reacutevolte
198
199
Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte
Les mythes eschatologiques ne se contentent pas de mettre en scegravene lrsquoacircme libeacutereacutee
des attaches corporelles elles la placent aussi dans un monde au sein duquel elle serait en-
fin agrave sa place ougrave ses conceptions sur la nature lrsquoeacutethique la justice et mecircme la beauteacute ne
seraient plus nieacutees par les faits en drsquoautres termes lrsquohomme attend de la vie post corporis
mortem de lrsquoacircme non seulement qursquoelle le rende enfin satisfaisant agrave lui-mecircme mais aussi
qursquoelle le fasse vivre dans un monde enfin satisfaisant De ce point de vue lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme repose moins sur une approbation que sur une deacutesapprobation si elle possegravede ne
face positive en tant qursquoelle est revendication radicale de notre consentement aux capaciteacutes
qui fondent notre speacutecificiteacute humaine elle a aussi une face neacutegative en tant qursquoelle est en
relief ce qursquoest en creux une eacuteventuelle reacutevolte contre lrsquoopaciteacute de ce monde sa non-
conformiteacute agrave ce que nous deacutefinissons comme eacutetant le meilleur en termes drsquoefficaciteacute pra-
tique de beauteacute de reacutegulariteacute drsquoeacutequilibre la quecircte de perfection preacutesenteacutee anteacuterieurement
nrsquoeacutetant qursquoune reacuteponse agrave ce rejet du monde tel qursquoil est Lrsquohomme aspire agrave la perfection
non seulement pour lui-mecircme mais aussi pour tous les ecirctres qui lrsquoentourent donc aussi
bien pour ce qui deacutepend de sa volonteacute de ce qui nrsquoen deacutepend pas crsquoest agrave ce titre que nous
employons un terme que nous empruntons au domaine ougrave lrsquoindividu humain est le plus
obligeacute de tenir compte de ce qui lrsquoentoure le politique ce qui nous permet de clarifier en-
core davantage notre hypothegravese En effet la reacutevolte se distingue de la reacutevolution en ceci
que contrairement agrave cette derniegravere elle ne reacuteclame pas un changement de reacutegime politique
mais cherche seulement agrave faire entendre une colegravere contre une situation jugeacutee intoleacuterable agrave
lrsquoimage des laquo jacqueries raquo paysannes du moyen-acircge Le terme laquo reacutevolte raquo sied-il donc
vraiment au refus humain drsquoaccepter le monde tel qursquoil est crsquoest-agrave-dire non-conforme aux
regravegles que lrsquoon eacutedicte pour le rendre intelligible Dans une certaine mesure oui puisque
le deacutesarroi face agrave cette non-conformiteacute ne se traduit pas neacutecessairement (crsquoest mecircme assez
rare) par un rejet complet du monde la quecircte de perfection nrsquoa pas vocation agrave deacutetruire ce
monde mais plutocirct agrave le reacuteparer ou pour employer agrave nouveau la terminologie politique agrave le
laquo reacuteformer raquo agrave le rendre enfin conforme fucirct-ce dans une certaine mesure agrave ce que nous en
attendons agrave lrsquoideacutee que nous nous faisons de lui notre imagination apparemment sans li-
200
mites est en fait incapable de concevoir un autre monde sur un modegravele radicalement diffeacute-
rent de ce monde-lagrave ce qui explique que les mythes eschatologiques repreacutesentent souvent
lrsquoapregraves-mourir en des termes proches de ceux employeacutes pour la vie terrestre Quand bien
mecircme nous parviendrions effectivement agrave abolir ce monde nous serions alors bien deacutemu-
nis pour en bacirctir un autre lorsque Baudelaire apostrophe Caiumln en lui ordonnant laquo au ciel
monte et sur la terre jette Dieu raquo263 ce ne peut ecirctre que de la provocation visant moins agrave
attaquer Dieu en tant que principe assurant au monde son ecirctre et sa stabiliteacute qursquoagrave contester
lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise en tant qursquoinstitution dont le poegravete se meacutefiait ndash crsquoest pourquoi la sec-
tion des Fleurs du mal accueillant ces vers srsquointitule laquo Reacutevolte raquo et non pas laquo Reacutevolution raquo
Il y a donc bien simplement une laquo reacutevolte raquo en tant qursquoil y a sentiment que ce monde-lagrave est
perfectible plutocirct que volonteacute afficheacutee de le supprimer et de le remplacer par un autre
mais mecircme si elle a une viseacutee incomparablement plus modeste qursquoune reacutevolution il reste
que cette reacutevolte se donne une finaliteacute objectivement hors de porteacutee de lrsquohomme et doit
drsquoailleurs ecirctre bien comprise comme telle si elle ne veut pas deacutegeacuteneacuterer en misanthropie
voire en misophysie264 (haine de la nature) crsquoest pourquoi notre titre propose une alterna-
tive et reste interrogatif la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est-elle bien lrsquoexpression
drsquoune reacutevolte contre la reacutealiteacute du monde ou au contraire nrsquoest-elle pas plutocirct une deacutefense
que lrsquoon se donne contre la tentation drsquoune reacutevolte qui ne pourrait deacuteboucher que sur une
lutte ineacutegale
1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition
Il faut tout drsquoabord noter que la reacutevolte telle que nous lrsquoentendons nrsquoest pas le fait
du monde grec on peut parfaitement concevoir certes qursquoun Grec conteste lrsquoautoriteacute po-
litique agrave laquelle il est soumis lrsquoIliade srsquoouvre drsquoailleurs sur la colegravere drsquoAchille contre son
roi et commandant Agamemnon le mythe drsquoAntigone relate la reacutevolte de la fille drsquoŒdipe
contre le roi Creacuteon bafouant les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν νόμιμα265 et le principe mecircme de
la deacutemocratie atheacutenienne preacutesuppose que les dirigeants peuvent ecirctre contesteacutes voire reacutevo-
queacutes Pourtant le monde grec nrsquoa offert agrave la posteacuteriteacute aucun paradigme marquant de la
reacutevolte politique tous les personnages mythologiques reacutevolteacutes du moins les plus mar-
quants drsquoentre eux et qui ne finissent pas dans le Tartare (tels Sisyphe ou Tantale) sont
263 BAUDELAIRE Charles Les Fleurs du mal laquo Reacutevolte raquo CXIX 264 Ce terme apparemment barbare apparaicirct dans Les grandes eacutevasions estheacutetiques de Charles Lalo p 31 265 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo
201
drsquoune condition supeacuterieure ou infeacuterieure agrave celle du citoyen hellegravene Achille tire son droit agrave
la reacutevolte de la position quasi-surhumaine que lui confegravere son statut de heacuteros quasi-
invincible a contrario Antigone est une jeune fille donc un personnage sans droits ci-
viques et en tant qursquoheacuteroiumlne tragique elle nrsquoavait pas vocation agrave servir drsquoexemple mais au
contraire de contre-exemple aux Atheacuteniens drsquoautant qursquoelle nrsquoeacutetait autre que la fille
drsquoŒdipe auquel elle eacutetait drsquoailleurs resteacutee fidegravele jusqursquoagrave la fin et pacirctissait donc drsquoune heacute-
reacutediteacute chargeacutee qui en faisait un repoussoir pour le public De toute faccedilon avec Achille
comme avec Antigone nous restons dans le domaine du mythe et non dans lrsquohistoire stric-
to sensu domaine dans lequel le monde grec nrsquoa pas fait rentrer la reacutevolte laissant ce soin
au monde romain avec Spartacus crsquoest en tout cas le premier exemple donneacute par Camus
theacuteorisant la laquo reacutevolte historique raquo dans Lrsquohomme reacutevolteacute
laquo La reacutevolte de Spartacus agrave la fin du monde antique quelques dizaines drsquoanneacutees avant lrsquoegravere chreacutetienne est agrave cet eacutegard exemplaire (hellip) Pourtant cette reacutevolte nrsquoa apporteacute comme le re-marque Andreacute Prudhommeaux aucun principe nouveau dans la socieacuteteacute romaine La proclamation lanceacutee par Spartacus se borne agrave promettre aux esclaves laquo des droits eacutegaux raquo Ce passage du fait au droit que nous avons analyseacute dans le premier mouvement de reacutevolte est en effet la seule acquisition logique qursquoon puisse trouver agrave ce niveau de la reacutevolte Lrsquoinsoumis re-jette la servitude et srsquoaffirme lrsquoeacutegal de son maicirctre Il veut ecirctre maicirctre agrave son tour raquo266
Si la reacutevolte de Spartacus fut fondatrice agrave plus drsquoun titre elle nrsquoen a pas moins eacuteteacute une reacute-
volte de circonstance luttant contre un trop-plein factuel de servitude il nrsquoest pas interdit
de penser que la reacutevolte de Spartacus aurait eacuteteacute le prix de lrsquooubli de la juste mesure par les
Romains Les Grecs eux aussi avaient des esclaves mais aucun nrsquoa laisseacute le souvenir
drsquoavoir meneacute une reacutevolte drsquoune aussi grande ampleur que celle de Spartacus agrave croire
qursquoaucune citeacute grecque nrsquoavait laisseacute se deacutevelopper comme Rome drsquoeacutecart deacutemesureacute entre
lrsquoaisance mateacuterielle des maicirctres et lrsquoeacutetat de servitude des esclaves En somme le monde
grec par sa juste mesure et son rejet de lrsquoὕϐρις se serait lui-mecircme preacutemuni contre tout
risque de reacutevolte violente la contestation demeurant dans les limites feutreacutees de ce qui eacutetait
permis dans le cadre des deacutebats politiques La deacutesobeacuteissance civile reste donc un trait de la
moderniteacute le monde grec ne pouvant ecirctre le monde de la reacutevolte politique et encore moins
le monde de la reacutevolte laquo meacutetaphysique raquo
En effet le monde est pour les Grecs le κόσμος crsquoest-agrave-dire lrsquoordre et mecircme plus
preacuteciseacutement le bon ordre ce qui est par nature bon et beau quand bien mecircme on ne le com-
prendrait pas il faut donc lrsquoaccepter tel quel quiconque lui demanderait des comptes
serait coupable de deacutemesure et crsquoeacutetait justement ce que la citeacute atheacutenienne reprochait aux
266 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p143-144
202
savants qui ne se cantonnaient pas aux consideacuterations politiques Donc quand bien mecircme
il y aurait eu une reacutevolte de ce type ou une tentation pour ce type de reacutevolte elle se serait
probablement eacutetouffeacutee drsquoelle-mecircme On objectera agrave cela que les Grecs nrsquoignoraient pas la
reacutevolte meacutetaphysique puisqursquoils lrsquoont exprimeacutee au travers du mythe de Promeacutetheacutee le Titan
qui vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes et ainsi pallier la neacutegligence de son
fregravere Eacutepimeacutetheacutee ce qui lui valut drsquoecirctre enchaicircneacute agrave une colonne et drsquoecirctre condamneacute agrave se
faire deacutevorer le foie qui repoussait sans cesse par un aigle ce mythe donna agrave Eschyle
lrsquoargument du Promeacutetheacutee enchaicircneacute ougrave de fait le Titan nrsquoest pas eacuteconome drsquoimpreacutecations
pour justifier son acte de reacutebellion ni pour deacutenoncer la malheur dans lequel il est tombeacute
mais il ne faut pas perdre de vue deux aspects majeurs la trageacutedie grecque premiegraverement
comme dans le cas drsquoAntigone le heacuteros tragique nrsquoest nullement le porte-parole du poegravete
mais plutocirct lrsquoincarnation drsquoune tentation que la citeacute met en scegravene pour mieux srsquoen deacutebar-
rasser de ce fait la reacutevolte de Promeacutetheacutee contre Zeus nrsquoa nullement vocation agrave servir
drsquoexemple aux hommes mais au contraire par le spectacle de sa souffrance agrave les deacutetourner
de la tentation de lrsquoimiter drsquoautant que comme dans le cas drsquoAchille mais agrave un degreacute in-
comparablement plus eacuteleveacute la nature divine du Titan met une telle reacutevolte hors de porteacutee
des mortels quoi qursquoil arrive Deuxiegravemement une trageacutedie nrsquoeacutetait jamais isoleacutee et faisait
toujours partie drsquoun ensemble de trois trageacutedies le Promeacutetheacutee enchaicircneacute ne saurait donc
ecirctre qursquoune partie (peut-ecirctre le deuxiegraveme volet) drsquoune trilogie qui devait probablement se
conclure par la reacuteconciliation entre le dieu et le Titan qui lrsquoa deacutefieacute agrave lrsquoimage du change-
ment de statut des Eacuterinyes agrave la fin des Eumeacutenides267 Camus que nous imaginons souvent
agrave tort eacuterigeant Promeacutetheacutee comme paradigme de la reacutevolte telle qursquoil en avait fait
lrsquoexpeacuterience dans la reacutesistance nrsquoignorait pas cela
laquo Les Grecs nrsquoenveniment rien Dans leurs audaces les plus extrecircmes ils restent fidegraveles agrave cette mesure qursquoils avaient deacuteifieacutee Leur rebelle ne se dresse pas contre la creacuteation toute entiegravere mais contre Zeus qui nrsquoest jamais que lrsquoun des dieux et dont les jours sont mesureacutes Promeacutetheacutee lui-mecircme est un demi-dieu Il srsquoagit drsquoun regraveglement de comptes particulier drsquoune contestation sur le bien et non drsquoune lutte universelle entre le mal et le bien raquo268
Promeacutetheacutee nrsquoest donc pas pour les Grecs un exemple agrave suivre ce qursquoil a fait pour les
hommes nrsquoest plus agrave faire pour ces derniers qui beacuteneacuteficient deacutejagrave de son preacutesent et peuvent
en profiter pour ainsi dire agrave leur guise en vue drsquoassurer leur survie et leur confort le Titan
assumant agrave leur place la culpabiliteacute de la deacutesobeacuteissance ndash ce mythe nrsquoest donc pas entiegravere-
ment assimilable agrave celui de la Chute biblique qui fait du savoir humain le seul responsable
267 Cf Annexe 17 268 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p46
203
de la preacutesente misegravere de lrsquohomme les Grecs nrsquoauraient jamais accepteacute de penser que
lrsquohomme pucirct ecirctre ontologiquement peacutecheur la faute restant eacuteveacutenementielle Les hommes
ne doivent pas imiter Promeacutetheacutee et de toute faccedilon ils ne le peuvent pas nrsquoeacutetant que des
mortels et non des Titans Un signe qui ne trompe pas est que la meacutesaventure de Promeacutetheacutee
nrsquoentrait pas dans les preacuteoccupations premiegraveres des Grecs agrave lrsquoeacutepoque de Platon agrave tel point
qursquoon pouvait faire dire au mythe agrave peu pregraves ce qursquoon voulait Platon par ailleurs ne pro-
pose dans ses dialogues qursquoun seul deacuteveloppement sur ce mythe et qui plus est ce nrsquoest
mecircme pas le philosophe qui parle mais bien un sophiste pas nrsquoimporte quel sophiste puis-
qursquoil srsquoagit tout de mecircme de Protagoras mais le simple fait que Platon attribue cette lecture
du mythe agrave un rheacuteteur ayant une telle renommeacutee laisse entendre qursquoelle faisait autoriteacute dans
le milieu de la sophistique ou du moins qursquoelle y eacutetait monnaie courante comme le re-
legraveve Geneviegraveve Droz cette lecture sophistique ne modifie pas fondamentalement le mythe
drsquoun point de vue narratif du moins si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence la trageacutedie drsquoEschyle
Contrairement au philosophe le sophiste nrsquoest pas creacuteateur de mythes et il propose moins
un nouveau mythe qursquoune meacutetamorphose drsquoun mythe preacuteexistant meacutetamorphose qui nrsquoest
pas de nature agrave choquer ses concitoyens et qui nrsquoest pas complegravetement deacutesinteacuteresseacutee
laquo Lrsquoespegravece humaine ainsi doteacutee change de statut elle participe au laquo lot divin raquo et invente la laquo civilisation raquo sous quatre de ses formes les plus riches la religion le langage la technologie et lrsquoagriculture Pourtant la vie sociale est encore impossible car il manque aux hommes la seule vertu qui la rend viable le sens politique que Promeacutetheacutee dans sa preacutecipitation nrsquoa pas eu le temps drsquoarracher agrave Zeus Le manque est deacutecisif sans lrsquoart politique et lrsquoart de la guerre qui lui est in-heacuterent lrsquohumaniteacute ne sait ni se deacutefendre collectivement ni mecircme cohabiter lrsquohomme agrave terme ne saurait ecirctre qursquoun laquo loup pour lrsquohomme raquo Devant les risques drsquoune extinction progressive de lrsquoespegravece Zeus inquiet prie Hermegraves dieu de la Communication drsquooffrir aux hommes et agrave tous les hommes sans distinction deux bienfaits suppleacutementaires la pudeur et la justice (la justice dicte la loi la pudeur respecte les interdits) fondement et condition de possibiliteacute de lrsquoharmonie sociale Tous y auront droit et qui ne les pratique pas sera laquo fleacuteau de la citeacute raquo et exeacutecuteacute agrave ce titre telle est lrsquoimpitoyable loi de Zeus raquo269
Ce que cherche agrave deacutefendre Protagoras bien plus qursquoune certaine conception du statut de
lrsquohomme crsquoest son propre meacutetier de maicirctre de rheacutetorique pour le sophiste lrsquohomme ne
saurait se reacuteduire agrave lrsquohomo faber dont les talents ne sont le fait que de certains individus
plus habiles que leurs semblables il est aussi et surtout pour reprendre lrsquoexpression aristo-
teacutelicienne un animal politique contrairement agrave la τέχνη qui est une affaire de speacutecialistes
la politique est selon la sophistique lrsquoaffaire de tous (ce que Platon ne manque pas de reacute-
futer) mais encore faut-il que ce sens politique commun agrave tous soit guideacute et deacuteveloppeacute par
une eacuteducation approprieacutee il faut donc apprendre agrave exploiter ce potentiel et agrave lrsquoutiliser cor- 269 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p29
204
rectement Le mythe ici sert une cause et vise agrave convaincre il est en quelque sorte un ar-
gument laquo publicitaire raquo au sens presque moderne du terme que Protagoras emploie pour
faire la promotion de lrsquoideacuteal civique de la sophistique le sophiste srsquointeacuteresse au don de
Promeacutetheacutee en tant qursquoacte mais pas agrave ses mobiles psychologiques ni agrave ses conseacutequences
tragiques En somme ce mythe du Titan reacutevolteacute nrsquointeacuteresse pas la philosophie qui laisse
libres les sophistes de srsquoen servir pour valoriser leur savoir-faire en tant que savoir agrave part
entiegravere en fait la reacutevolte elle-mecircme nrsquointeacuteresse pas tellement la sophistique qui ne prend
en consideacuteration que lrsquoacte de donation du feu aux hommes le prenant comme un donneacute de
fait et en tire des conclusions qui nrsquointeacuteressent que les hommes agrave cet eacutegard on ne peut
reprocher agrave Protagoras drsquoecirctre coupable drsquoὕϐρις puisqursquoil ne srsquoautorise pas agrave formuler des
raisonnements sur les conflits entre diviniteacutes ndash tous les sophistes nrsquoont pas lrsquoarrogance de
Thrasymaque La sophistique connait le mythe du Titan reacutevolteacute et tient compte des conseacute-
quences beacuteneacutefiques que cette reacutevolte a eu pour les hommes mais en reste lagrave le sophiste ne
srsquointeacuteresse pas plus agrave la reacutevolte que le philosophe
Le monde grec nrsquoa donc pas plus eacuteteacute le monde de la reacutevolte historique qursquoil nrsquoa eacuteteacute
le monde de la reacutevolte meacutetaphysique telle que nous la connaissons depuis le XVIIIe siegravecle
cela nrsquoa rien drsquoeacutetonnant dans la mesure ougrave il est plus aiseacute de demander des comptes agrave un
dieu unique et clairement identifiable qursquoagrave une myriade de diviniteacutes agrave la foi toutes singu-
liegraveres et toutes compleacutementaires Cette speacutecificiteacute de notre monde chreacutetien fut lrsquoune des
conditions de possibiliteacute entre autres de la reacutevolte du marquis de Sade qui tout en niant
Dieu ne peut srsquoempecirccher de lui demander des comptes sur lrsquoordre dont il est le creacuteateur ce
qursquoun Grec ne se serait jamais permis ne serait-ce que parce que le κόσμος eacutetait eacuteternel et
donc ne pouvait relever de la seule volonteacute arbitraire drsquoun dieu unique ndash mecircme le deacutemiurge
du Timeacutee est tregraves en-deccedilagrave drsquoune telle figure Lrsquohomme grec eacutevite donc soigneusement la
reacutevolte meacutetaphysique et affirme mecircme qursquoelle nrsquoa aucune raison drsquoecirctre il semble donc
bien que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait eacuteteacute un garde-fou contre la tentation
drsquoune telle reacutevolte
On ne renoncera cependant pas si aiseacutement agrave lrsquoideacutee drsquoune laquo reacutevolte raquo exprimeacutee par
cette conception peut-ecirctre faut-il y voir une reacutevolte drsquoun paradigme radicalement diffeacuterent
de celui de Promeacutetheacutee Une reacutevolte de type promeacutetheacuteen aurait pour but de srsquoemparer drsquoun
bien neacutecessaire dont la privation est veacutecue comme inacceptable or les mythes eschatolo-
giques ne disent absolument pas que lrsquohomme est priveacute de ce qursquoil convoite mais bien au
contraire qursquoil lrsquoobtiendra apregraves la mort de son corps Degraves lors si reacutevolte il y a elle ne
consiste pas en une tentative de conquecircte de caracteacuteristiques non attribueacutees agrave lrsquohomme et
205
au monde (nrsquooublions pas que nous parlons de laquo reacutevolte raquo plutocirct que de laquo quecircte raquo dans
lrsquoideacutee que lrsquohomme nrsquoopegravere pas ce mouvement pour son seul compte) mais plutocirct en une
revendication de caracteacuteristiques qui devraient deacutejagrave laquo ecirctre lagrave raquo et sont cependant nieacutees par
les faits agrave aucun moment lrsquohomme ne doute qursquoil devrait deacutejagrave pouvoir connaicirctre le monde
de α agrave ω et a contrario que le monde devrait ecirctre entiegraverement connaissable mais le
monde mateacuteriel dans lequel ne se manifeste que le particulier le changeant et le relatif lui
oppose un obstacle permanent qui lui est intoleacuterable et ne suffit cependant pas agrave eacuteroder
cette conviction La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut donc apparaitre comme
lrsquoexpression drsquoune reacutevolte de lrsquoecirctre humain contre sa propre condition mais cette reacutevolte
nrsquoest pas promeacutetheacuteenne dans la mesure ougrave elle ne constitue pas la reacuteponse agrave une situation
veacutecue comme injuste mais la revendication drsquoune veacuteriteacute perccedilue comme juste lrsquohomme se
concevant comme doteacute drsquoune acircme immortelle ne preacutetend pas transformer les faits de faccedilon
agrave les rendre plus satisfaisants mais les pose drsquoembleacutee comme satisfaisants Il faudrait donc
parler de la revendication drsquoun acquis plutocirct que drsquoune reacutevolte la reacutevolte supposant juste-
ment que rien nrsquoest encore acquis tandis que la laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo comme nous
avons deacutecideacute de lrsquoappeler suppose comme deacutejagrave acquis le fait que la part non-choisie de
notre ecirctre nrsquoa aucune leacutegitimiteacute agrave troubler notre acircme agrave opposer un obstacle agrave
lrsquoaccomplissement de ses efforts le premier aspect de cette part non-choisie eacutetant eacutevidem-
ment la finitude qui ne se reacuteduit eacutevidemment pas agrave la condition mortelle mecircme si celle-ci y
contribue largement ndash nous retrouvons ici les notions de choix et de non-choix qui
srsquoavegraverent centrales
2 La revendication du droit au triomphe du choix
Bien entendu attribuer agrave Platon une telle ideacutee ne srsquoaccorde pas avec nos conclu-
sions anteacuterieures poser la reacutealiteacute comme eacutetant de jure satisfaisante drsquoentreacutee de jeu pour la
conscience philosophique est plutocirct le fait drsquoauteurs modernes cherchant agrave deacutemontrer ra-
tionnellement que lrsquoacircme est immortelle ndash nous entamons ici un deacutetour par la moderniteacute qui
se reacuteveacutelera indispensable pour clarifier ce que nous entendons pas lrsquohypothegravese drsquoune laquo reacute-
volte non-promeacutetheacuteenne raquo ainsi la reacuteeacutecriture du Pheacutedon par Mendelssohn porte la trace de
cette ideacutee notamment lorsqursquoil deacutefend une conception eschatologique du rocircle que de
lrsquohomme au sein de la creacuteation qui doit beaucoup agrave la Genegravese telle que la lisait Pic de la
Mirandole voire saint Augustin lui-mecircme ndash du fait de cette influence du christianisme
Mendelssohn srsquoeacutecarte consideacuterablement de Platon
206
laquo Deacutesormais entiegraverement deacutevoueacute agrave son Creacuteateur il lui consacre toutes les vertus de son cœur qui agrave ses yeux acquiegraverent un eacuteclat divin Quelle hauteur lrsquohomme dans cette situation a atteinte sur la terre Consideacuterez ce citoyen zeacuteleacute de la Citeacute de Dieu Toutes ses penseacutees ses souhaits ses penchants ses affections ses passions visent agrave la feacuteliciteacute de la creacuteature et agrave la gloire du creacuteateur raquo270
Mendelssohn constate que les ecirctres raisonnables nrsquoont de cesse de tendre agrave la perfection
perfection qursquoil faut donc reconnaicirctre comme eacutetant la fin suprecircme de la creacuteation sans quoi
cette tendance serait une pure perte de temps il serait inconcevable que le Creacuteateur ait pu
vouloir que lrsquoeffort des ecirctres raisonnables soit stoppeacute en plein eacutelan par la mort Platon di-
sait deacutejagrave que cette vie serait de toute faccedilon trop courte pour atteindre lrsquoobjectif de
connaissance absolue qui est celui du philosophe mais il semble que le christianisme avec
lrsquoavegravenement drsquoun Dieu unique et parfait ait exacerbeacute le sentiment drsquoune neacutecessiteacute de re-
vendiquer une proprieacuteteacute dont lrsquohomme nrsquoest pas priveacute mais qui est occulteacutee par lrsquoignorance
de lrsquoecirctre reacuteel de lrsquohomme pour le dire comme Mendelssohn laquo ce ne peut pas ecirctre en vain
ocirc mes amis que lrsquoAuteur de la nature nous a imprimeacute le deacutesir drsquoune feacuteliciteacute eacuteternelle raquo271
ce qui reacutesume la reacutevolte de lrsquohomme contre lrsquoideacutee suivant laquelle son effort pourrait ecirctre
voueacute agrave ecirctre interrompu par la mort reacutevolte que Nietzche avait deacutejagrave releveacutee chez les chreacute-
tiens pour mieux la deacutenoncer272 et qui se justifie dans la mesure ougrave une telle ideacutee est
incompatible avec lrsquoacte mecircme de creacuteation mais mecircme sans le substrat de la foi en un
Dieu unique et parfait une telle ideacutee est logiquement (plutocirct qursquoeacutethiquement) inacceptable
et de fait lrsquoideacutee drsquoune acircme immortelle atteste qursquoelle est inaccepteacutee lrsquohomme
nrsquoentreprenant jamais quoi que ce soit dans lrsquoideacutee de ne jamais pouvoir lrsquoachever La con-
ception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme affirme donc que la finitude doit agrave terme ecirctre vaincue
ne srsquoaccommodant pas de cette reacutealiteacute qui est agrave la fois radicale en tant que premiegravere dans
lrsquoordre du langage et adventice en tant que secondaire dans lrsquoordre des pheacutenomegravenes
lrsquohomme revendique au contraire comme eacutetant sien ce qursquoil pense lui revenir de droit agrave
savoir lrsquoaccegraves immeacutediat agrave lrsquoabsolu et la familiariteacute parfaite avec le monde La revendication
de cette norme prend bien la forme drsquoune reacutevolte plutocirct que drsquoune quecircte pour la bonne rai-
son qursquoelle srsquoexprime agrave lrsquoencontre drsquoune reacutealiteacute indeacutependante de notre libre arbitre du fait
de la difficulteacute que nous avons agrave distinguer nettement au quotidien ce qui deacutepend de nous
et ce qui nrsquoen deacutepend pas difficulteacute qursquoavait deacutejagrave releveacutee Descartes ndash ce nrsquoest qursquoun point
270 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme p158 Sauf mention con-traire toutes les citations de cet ouvrage sont tireacutees de la traduction de Georg Adam Junker eacutediteacutee par Alcuin en 2000 271 Opcit p160 272
Cf supra
207
de deacutetail dans le traiteacute des Passions de lrsquoacircme mais cette ideacutee nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute suffi-
samment prise au seacuterieux jusqursquoagrave preacutesent
laquo Et il me semble que lrsquoerreur qursquoon commet le plus ordinairement touchant les deacutesirs est qursquoon ne distingue pas assez les choses qui deacutependent entiegraverement de nous de celles qui nrsquoen deacutependent point (hellip) Pour les choses qui ne deacutependent aucunement de nous tant bonnes qursquoelles puissent ecirctre on ne les doit jamais deacutesirer avec passion non seulement agrave cause qursquoelles peuvent nrsquoarriver pas et par ce moyen nous affliger drsquoautant plus que nous les aurons plus souhaiteacutees mais principalement agrave cause qursquoen occupant notre penseacutee elles nous deacutetour-nent de porter notre affection agrave drsquoautres choses dont lrsquoacquisition deacutepend de nous raquo273
Cette distinction bien avant Descartes avait eacuteteacute theacutematiseacutee par les stoiumlciens et elle eacutetait
deacutejagrave apparue dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote opegravere une distinction nette entre la
βούλησίς et la προαίρεσις la premiegravere portant sur ce qui ne deacutepend pas de notre action et
la seconde sur ce qui en deacutepend274 il preacutecise ensuite que βουλευόμεθα δὲ περὶ τῶν ἐφ᾽
ἡμῖν καὶ πρακτῶν275 affirmation qui peut ecirctre prise agrave revers de maniegravere agrave dire que ne deacute-
pend de nous que ce sur quoi nous avons la possibiliteacute de deacutelibeacuterer Le meacuterite relatif de
Descartes est drsquoavoir ouvertement souligneacute le problegraveme qui avait probablement conduit le
Stagirite agrave exprimer cette distinction agrave savoir le fait que beaucoup de passions humaines
srsquoexpliquent par une absence de distinction nette entre ce qui deacutepend de notre libre arbitre
et ce qui nrsquoen deacutepend pas il est freacutequent que nous nous mettions en colegravere suite agrave un eacuteveacute-
nement que nous jugeons malheureux sur lequel nous nrsquoavons cependant aucune marge de
manœuvre et dont aucune volonteacute humaine ne peut ecirctre tenue pour responsable par
exemple une deacutefaillance technique telle qursquoune panne drsquoautomobile ou drsquoordinateur Il est
agrave peu pregraves certain que srsquoil eacutetait plus facilement admis que la plupart de nos meacutesaventures
ne deacutependent pas de notre libre arbitre ni mecircme du libre arbitre drsquoautrui nous ne perdrions
pas de temps agrave nous en facirccher et agrave ajouter le mal de la colegravere au mal de la meacutesaventure
Concernant notre finitude qui est en creux ce qursquoest en relief lrsquoopaciteacute que nous attribuons
au monde il est bien eacutevident que nous nrsquoy pouvons rien faire mais il est tout aussi eacutevident
qursquoelle ne sera jamais accepteacutee sans reacuteserve et que faute de pouvoir jamais espeacuterer la
vaincre dans les faits nous nous reacutevoltons en permanence contre elle ou plutocirct nous nous
reacutevoltons contre lrsquoideacutee qursquoelle pourrait ecirctre notre eacutetat laquo normal raquo comme deacutejagrave suggeacutereacute
preacuteceacutedemment la finitude en tant que pheacutenomegravene eacutemerge en mecircme temps que le langage
qui la reacutevegravele elle ne peut donc preacutetendre agrave aucun primat pheacutenomeacutenologique ni mecircme onto- 273 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres (eacutedition de la bibliothegraveque de la Pleacuteiade) p763-764 274 Les deux substantifs sont pratiquement synonymes en grec aussi pour rendre compte de la distinction subtile introduite par Aristote on peut continuer agrave traduire βούλησίς par laquo souhait raquo et προαίρεσις par laquo choix raquo comme dans la traduction Tricot Cf Annexe 23 275 Aristot Eth Nic III 5 [1112a] laquo Nous deacutelibeacuterons en revanche sur ce qui deacutepend de nous et qui est
reacutealisable
208
logique elle ne sera jamais premiegravere pour lrsquoentendement qui la deacutecouvre trop tardivement
pour pouvoir lrsquoenvisager autrement que comme un fait adventice voire comme une anoma-
lie qui devrait agrave terme pouvoir ecirctre annuleacutee Faute de distinguer nettement les
pheacutenomegravenes deacutependants de notre volonteacute des autres nous refusons toute leacutegitimiteacute agrave une
reacutealiteacute premiegravere et constitutive de notre ecirctre celle-lagrave mecircme que le grand saut produit par
lrsquoavegravenement du langage fait surgir lrsquoun des aspects de cette reacutevolte contre notre finitude
est la pulsion de continuation que renferme notre liberteacute comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch
laquo Contrecarrant la terminaison mortelle la liberteacute pose le commencement ses deacutecisions sont inaugurales et instauratrices la liberteacute elle aussi est laquo archeacutee raquo ou principe puisqursquoelle deacutetient dans tout travail et dans toute entreprise lrsquoinitiative volontaire de lrsquoaction puisqursquoelle pose la premiegravere pierre raquo276
Cet eacutenonceacute illustre la structure de la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne agrave une finitude qui reste
pour nous illeacutegitime et donc absurde au sens plein du terme nous opposons en permanence
notre liberteacute notre capaciteacute drsquoecirctre maicirctre de notre action et par voie de conseacutequence de
notre destin agrave lrsquoabsurditeacute du non-choix nous opposons la reacutealiteacute du choix ce que reacuteaf-
firme la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne est la primauteacute de notre libre arbitre sur toute autre
reacutealiteacute constitutive de notre ecirctre toute affirmation drsquoun principe contraire agrave cette primauteacute
du choix est comme une statue agrave deacuteboulonner drsquourgence la mort y compris Agrave cet eacutegard la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est agrave interpreacuteter comme lrsquoaffirmation peut-ecirctre la
plus radicale qui soit drsquoune reacutealiteacute humaine qui ne se reacutesume pas au non-choix de la fini-
tude mais reacuteside surtout dans un choix dont la reacutealiteacute nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre
cessation seul lrsquoecirctre caracteacuteriseacute par le choix et vivant sans que rien ne vienne contredire le
choix peut ecirctre consideacutereacute comme leacutegitime La thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre en-
visageacutee comme lrsquoexpression drsquoune reacutevolte contre une reacutealiteacute qui ne peut ecirctre que
secondaire non pas tant parce qursquoelle est terrifiante mais simplement parce qursquoelle est illo-
gique en tant qursquoelle entre radicalement en contradiction avec le choix que lrsquohomme tient
agrave juste titre pour constitutif de son ecirctre le seul pheacutenomegravene non-choisi auquel lrsquohomme
accorde de la validiteacute est justement ce choix auquel il est condamneacute ndash il faut en effet re-
noncer agrave toute accusation drsquoun quelconque orgueil humain lrsquohomme choisit en
permanence toute action humaine est un choix les causes exteacuterieures agrave sa conscience
nrsquoont valeur de cause que dans la mesure ougrave il les reconnait comme telles mais il ne peut
pas choisir de devoir choisir la neacutecessiteacute du choix est une reacutealiteacute qursquoil ne choisit pas et
cette position nrsquoa rien de confortable dans la mesure ougrave elle le rend responsable de ses
276 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p393
209
actes et de leurs conseacutequences ne pouvant en attribuer la responsabiliteacute ni agrave un instinct ni
mecircme agrave une volonteacute eacutetrangegravere plus puissante que la sienne Et pourtant si ccedila ne tenait qursquoagrave
nous nous nous reposerions en permanence sur le confort drsquoune autoriteacute qui choisirait tout
agrave notre place crsquoest ce que lrsquoenfant attend de ses parents ce que le superstitieux attend de la
diviniteacute qursquoil honore ce que le fanatique attend de son gourou ou de son tyran mais cha-
cun de ces exemples de non-choix constitue lui-mecircme un choix qui nrsquoa rien agrave voir avec le
non-choix absolu de notre finitude constitutive la reacutealiteacute de ce non-choix nrsquoest pas moins
inconfortable que la neacutecessiteacute du choix dans laquelle nous nous trouvons en permanence
elle est simplement illogique en tant qursquoelle entre en contradiction avec la reacutealiteacute du choix
que nous consideacuterons comme premiegravere non pas parce qursquoelle serait plus avantageuse (ce
qursquoelle nrsquoest absolument pas) mais bien parce qursquoelle est effectivement premiegravere sur le
plan strictement pheacutenomeacutenologique Nous ne nous reacutevoltons pas de gaiteacute de cœur contre le
non-choix nous ne revendiquons pas la reacutealiteacute premiegravere du choix parce qursquoelle nous ar-
range nous sommes tout simplement dans lrsquoincapaciteacute logique drsquoadmettre autre chose que
le choix qursquoil nous plaise ou non Agrave cet eacutegard ce que nous attendons de la vie post corpo-
ris mortem de lrsquoacircme nrsquoest en aucun cas une consolation face agrave lrsquoangoisse susciteacutee par la
cessation des fonctions vitales mais bien le triomphe du choix les mythes eschatologiques
contiennent tous peu ou prou la promesse drsquoun monde ougrave plus rien ne viendrait contredire
la reacutealiteacute premiegravere du choix la survie de lrsquoacircme serait donc moins le triomphe de la vie sur
la mort que le triomphe de la logique sur lrsquoillogique ndash il ne faut donc pas srsquoeacutetonner de
lrsquointeacuterecirct de la philosophie pour une telle promesse drsquoautant que nous avons insisteacute sur le
fait que lrsquoascegravese du philosophe eacutetait choisie et non pas subie cette vie asceacutetique apparais-
sant comme ce qursquoil y a de plus logique comme choix de vie et eacutetant donc deacutejagrave un petit
triomphe du choix en attendant la grande victoire que devrait permettre la mort
Si nous parlons bien de choix et non de liberteacute et si nous venons de prendre pour
exemple un choix qui nrsquoest pas un choix entre deux alternatives qui se valent plus ou moins
mais un choix qui surclasse tout autre choix envisageable crsquoest bien parce que le triomphe
post corporis mortem du choix ne saurait se deacutefinir par une indeacutetermination complegravete qui
laisserait lrsquoacircme libre de faire nrsquoimporte quel choix le triomphe du choix nrsquoest pas le
triomphe de la possibiliteacute de choisir mais bien le triomphe du choix que lrsquohomme ne peut
que faire en toute logique et que la finitude ne cesse de contrecarrer agrave savoir la satisfaction
complegravete du deacutesir de savoir la communion avec le cosmos autant dire lrsquoautosuffisance
absolue la reacutesolution deacutefinitive de tous les problegravemes qui se posent ineacutevitablement agrave
lrsquohomme tel est le grand paradoxe du triomphe du choix que doit permettre la survie post
210
corporis mortem de lrsquoacircme il se deacutefinit preacuteciseacutement par la suppression de la neacutecessiteacute de
choisir il rend le choix en tant qursquoacte superflu ce nrsquoest donc pas la liberteacute au sens sar-
trien drsquoindeacutetermination absolue qui doit triompher dans la vie apregraves la mort mais bien le
choix au sens de ce que lrsquohomme est spontaneacutement porteacute agrave choisir ce qursquoil cherche agrave ac-
complir et que rien ne devrait logiquement entraver ce qui est rechercheacute crsquoest un choix agrave
la fois deacutelibeacutereacute et indiscutable ce qui ici-bas est agrave la fois concregravetement impossible et ce-
pendant envisageacute comme eacutetant notre eacutetat laquo normal raquo
Agrave aucun moment la philosophie agrave moins de deacutegeacuteneacuterer en mysticisme voire en char-
latanisme nrsquoa preacutetendu offrir la possibiliteacute de reacutetablir parfaitement cette norme de notre
vivant tout au plus peut-elle prendre acte de notre reacutevolte permanente contre notre condi-
tion et nous aider agrave la rendre vivable le monde grec a laisseacute agrave la moderniteacute chreacutetienne le
soin de laisser la reacutevolte meacutetaphysique se deacutevelopper mais la revendication du droit agrave une
vie ougrave rien pas mecircme la finitude ne viendrait contrecarrer la veacuteriteacute premiegravere du choix est
loin drsquoecirctre totalement absente du monde grec si lrsquoon en croit la communication de Dorison
eacutevoquant Plotin lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute en 1935
laquo La mort avec lrsquoecirctre inteacuterieur constituerait comme la vision lumineuse drsquoune feacuteerie ougrave tous portants se sont eacutecrouleacutes mais ougrave des portants secrets se preacuteparent (hellip) La mort est creacuteatrice drsquoorganisme le deacuteveloppement drsquoun œuf humain cette cellule jusqursquoau huitiegraveme stade lrsquoeacutepanouissement des ampoules ceacutereacutebrales dans une tecircte distincte le jeu de lrsquoassimilation fonc-tionnelle ce lot de merveilles peut eacuteclairer drsquoanalogies le peacuterisprit ne srsquoenvisage pas que du point de vue statique raquo277
Le peacuterisprit est une image suppleacutementaire emprunteacutee agrave la Palingeacuteneacutesie de Charles Bonnet
de ce que lrsquoon pouvait espeacuterer obtenir dans le cadre des mystegraveres drsquoEacuteleusis une sorte de
renaissance par laquelle se manifesterait la richesse de notre inteacuterioriteacute un renouveau qui
consiste plutocirct en un reacutetablissement de lrsquohomme dans lrsquoecirctre qui lui revient de droit mani-
festant ainsi une revendication qui nrsquoest donc pas neacutee avec le christianisme mais que ce
dernier a exacerbeacutee en rendant plus eacutetanches que jamais entre elles les deux sphegraveres de la
nature et de lrsquoesprit le monde grec eacutetait encore le monde drsquoune interpeacuteneacutetration eacutetroite de
ces deux sphegraveres qui pour ecirctre distinctes nrsquoen eacutetaient pas moins suffisamment compleacute-
mentaires pour que le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre puisse srsquoopeacuterer avec une relative
simpliciteacute le christianisme en revanche a consideacuterablement resserreacute le pont entre les
deux mondes comme le deacutemontre Marcel Gauchet dans Le Deacutesenchantement du monde
qui srsquoemploie agrave preacutesenter le christianisme comme laquo la religion de la sortie de la religion raquo
dans la mesure ougrave il place lrsquoautre (que lrsquoon peut grossiegraverement assimiler au divin) non pas
277 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p332-333
211
comme les cultes paiumlens dans la nature qui entoure lrsquohomme mais dans un laquo au-delagrave raquo Le
christianisme par la figure du Dieu-homme que constitue Jeacutesus consacre la fracture radi-
cale entre ici-bas et lrsquoau-delagrave de fait si Dieu doit srsquoincarner dans la personne du Christ
pour apparaicirctre aux hommes cela signifie que les deux regravegnes en temps normal ne com-
muniquent pas et qursquoil y a entre eux une diffeacuterence ontologique fondamentale et pour ainsi
dire infranchissable En somme le christianisme a rendu plus aigueuml que jamais la deacutemarca-
tion entre les deux ordres de reacutealiteacute faisant sauter le verrou de ce qui preacutemunissait
lrsquohomme contre la tentation drsquoune reacutevolte effectivement promeacutetheacuteenne et maintenait agrave
lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen la revendication du droit au triomphe du choix Dans ce cadre heacuteriteacute
de la reacuteveacutelation chreacutetienne tout le souci du fidegravele sera deacutesormais de se rendre digne
drsquoacceacuteder agrave cet au-delagrave dont il est ontologiquement seacutepareacute sans pouvoir ecirctre certain que les
moyens qursquoil mettra en œuvre seront les bons ni mecircme pouvoir renier totalement la sphegravere
terrestre dans laquelle il a eacuteteacute placeacute par le creacuteateur
Ce divorce a notamment eacuteteacute analyseacute par Schelling dans Clara ce dialogue inacheveacute
que lrsquoon pourrait comparer agrave un diamant non encore tailleacute de mecircme drsquoailleurs que son per-
sonnage eacuteponyme porte-parole drsquoune laquo intuition philosophique raquo constituant un point de
deacutepart qui certes ne se suffit pas agrave lui-mecircme et demande la meacutediation de la reacuteflexion
celle-lagrave mecircme qursquoapportent notamment le pasteur et le meacutedecin mais nrsquoen est pas moins
un point de deacutepart obligeacute de mecircme que la nature elle-mecircme ndash cette comparaison nrsquoest pas
artificielle puisque Schelling nrsquoa de cesse de rappeler que la nature est pleine de manifesta-
tions de lrsquoabsolu qui sont autant drsquooccasions drsquointuitions philosophiques devant donner
accegraves agrave terme agrave la connaissance absolue ou pour reprendre les termes schellingiens au
triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur encore faut-il ne pas laquo brucircler les eacutetapes raquo comme
aurait tendance agrave srsquoy fourvoyer la philosophie moderne aux yeux de Schelling ndash sa critique
visait sans doute tout particuliegraverement Hegel et eacutetait en quelque sorte annonciatrice du
classement actuel de la philosophie parmi les laquo sciences humaines raquo envisageacutees en opposi-
tion aux laquo sciences exactes raquo classement qui prive de faccedilon totalement arbitraire la
philosophie de tout lien avec des savoirs avec lesquels elle a pourtant une histoire com-
mune comme la meacutedecine la physique la biologie ou les matheacutematiques
laquo Lrsquoancienne meacutetaphysique se deacuteclarait par son nom comme une science qui suivait la connais-sance de la nature en eacutetait la continuation accrue elle prenait donc la connaissance par-delagrave la physique dont elle se faisait gloire en un certain sens vigoureux et ample seul sens en lequel on puisse satisfaire au deacutesir de connaicirctre La philosophie moderne a supprimeacute sa relation im-meacutediate agrave la nature ou alors nrsquoa pas su la maintenir et srsquoest mise agrave deacutedaigner fiegraverement tout lien avec la physique en maintenant ses preacutetentions agrave atteindre un monde inteacuterieur elle nrsquoeacutetait
212
plus meacutetaphysique mais elle eacutetait hyper-physique Crsquoest maintenant seulement que srsquoest mon-treacutee sa totale impuissance agrave reacutealiser le but proposeacute raquo278
Schelling a ce meacuterite de rappeler que penser la nature comme subordonneacutee au monde des
esprits revient agrave reconnaicirctre qursquoil existe un lien entre les deux et qursquoaucune eacutetape du che-
minement devant conduire in fine agrave la connaissance absolue ne doit ecirctre neacutegligeacutee ndash de ce
point de vue parce qursquoil redonne agrave la philosophie son statut de dynamique agrave lrsquoencontre de
tout laquo systeacutematisme raquo eacutetriqueacute eacutecrivant notamment que laquo seul peut ecirctre montreacute le passage
scientifique du domaine de la nature agrave celui du monde spirituel raquo279 Schelling peut ecirctre
consideacutereacute comme lrsquoun des modernes qui ont le mieux compris la laquo leccedilon raquo de Platon du
moins telle que nous lrsquoavons commenteacutee ici mecircme ce qui justifie qursquoil ait choisi lui aussi
la forme du dialogue celle qui convient le mieux pour lrsquoexpression drsquoune penseacutee qui re-
connaicirct et assume drsquoecirctre en continuelle gestation Il faut cependant se garder drsquoenvisager
Clara comme une version allemande du Pheacutedon certes le but premier de Schelling nrsquoest
pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais bien comme son titre lrsquoindique de montrer
que le lien entre la nature et le monde des esprits est proprement pensable et que lrsquoeacutelan vers
la connaissance nrsquoest pas vain ce qui le rapproche de la deacutemarche platonicienne Toute-
fois Schelling met aussi en avant lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquoacircme est moins une entiteacute
indeacutependante qursquoune copule permettant lrsquounion du corps avec lrsquoesprit ideacutee qui nrsquoaurait pu
ecirctre le fait de Platon pour qui lrsquoesprit le noucircs eacutetait une partie de lrsquoacircme ndash Schelling propose
donc un deacutepassement drsquoun dualisme qui eacutetait encore agrave lrsquoœuvre dans lrsquoAntiquiteacute et qui
nrsquoeacutetait pas encore probleacutematique pour Platon fidegravele agrave sa conception de la penseacutee Schel-
ling se devait avant de deacutepasser ce dualisme en tenir compte et donc le mettre en scegravene
avec lrsquointervention du religieux
laquo Nous nrsquoavons en nous qursquoun seul point ouvert par ougrave le ciel puisse apparaicirctre Crsquoest notre cœur ou plus exactement notre conscience Nous trouvons en elle une loi et une deacutetermination qui ne peut ecirctre de ce monde contre lequel bien plutocirct elle combat et ainsi elle nous tient lieu de gage drsquoun monde supeacuterieur et eacutelegraveve celui qui a appris agrave la suivre agrave la penseacutee consolante de lrsquoimmortaliteacute raquo280
Crsquoest donc le meacutedecin un homme de sciences au sens moderne et galvaudeacute du terme qui
va prendre la deacutefense de lrsquoexistence du lien entre le monde naturel et le monde des esprits
et subseacutequemment de lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute situant lrsquohomme agrave mi-chemin entre le monde
naturel et le monde des esprits la mort eacutetant la cause du passage de son ecirctre dans le monde 278
SCHELLING Friedrich Wilhelm Clara ou Sur la liaison de la nature avec le monde des esprits SW XI p3 eacuted Cotta ndash Toutes les citations de Clara sont tireacutees de la traduction drsquoEacutelisabeth Kessler reacuteviseacutee par Pas-cal David et Alexandra Roux 279
Opcit SW XI p5 eacuted Cotta 280
Opcit SW XI p17 eacuted Cotta
213
des esprits laquo si bien que ni de cette vie ni de lrsquoautre on ne peut dire qursquoelle forme un tout
mais seulement le cocircteacute drsquoun tout indivis raquo281 Si lrsquoun de ces deux mondes eacutetait un tout agrave lui
seul il nrsquoy aurait pas de passage possible il nrsquoy aurait mecircme pas de mort en rendant son
sens agrave lrsquoideacutee drsquoun lien entre le monde naturel et le monde des esprits Schelling redonne un
sens agrave lrsquointuition centrale de lrsquoau-delagrave que lrsquoon peut deacutejagrave avoir ici-bas et souligne donc que
lrsquoeffort du philosophe nrsquoest pas vain le laquo commerce avec des choses supra-mondaines et
ceacutelestes raquo282 que lrsquoacircme entretient deacutejagrave durant la vie corporelle tire son origine du fait que
tout est dans tout et que mecircme le niveau le plus bas de lrsquoecirctre naturel renferme des preacutesages
du monde spirituel ne serait-ce que dans son organisation lrsquointuition philosophique en
tant qursquoelle donne un avant-goucirct de la reacuteconciliation de deux sphegraveres artificiellement oppo-
seacutees lrsquoune agrave lrsquoautre peut ecirctre consideacutereacutee comme une laquo petite mort raquopour ainsi dire une
beautiful agony comme les anglo-saxons nomment lrsquoorgasme au sens ougrave elle donne un
avant-goucirct du triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur ou pour le dire avec nos propres
termes du triomphe absolu du choix dont la philosophie ne saurait jamais offrir qursquoune
eacutebauche imparfaite une anticipation qui ne sera jamais que relative mais qui en vaut tout
de mecircme la peine
laquo Nous pouvons donc degraves ici-bas commencer agrave reacutealiser ce qui nous attend dans lrsquoautre vie agrave savoir la subordination de lrsquoexteacuterieur agrave lrsquointeacuterieur tous les discours des philosophes ne sont-ils pas remplis drsquoexpressions de ce genre comme lorsqursquoils parlent de lrsquoamant de la sagesse qui degraves ici-bas vit tel un mort raquo283
Malgreacute la tregraves grande distance qui seacutepare les deux auteurs notre commentaire des eacutecrits de
Schelling rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celui qui a eacuteteacute fait concernant les eacutecrits de Platon et
crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon met en valeur cette ressemblance symptomatique
drsquoune relative similitude de situation lrsquohomme grec traditionnellement se preacutemunissait
contre la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne restant au stade de la reacutevolte non-
promeacutetheacuteenne (qui nrsquoest pas neacutecessairement preacute-promeacutetheacuteenne pour autant) en affirmant
que le triomphe du choix deviendrait enfin possible apregraves la mort du corps mais cette ideacutee
avait perdu de son eacutevidence aux yeux drsquoune jeunesse atheacutenienne priveacutee de repegraveres La si-
tuation est encore plus critique pour Schelling dont les eacutecrits portent la marque drsquoune
fracture consommeacutee entre deux ordres de reacutealiteacute qui nrsquoeacutetaient que diffeacuterencieacutes tout en res-
tant compleacutementaires dans lrsquoAntiquiteacute fracture reacutesultant du passage drsquoun monde qui se
preacutemunissait contre la reacutevolte deacuteclareacutee agrave un monde qui faute de la leacutegitimer prenait le
281 Opcit SW XI p32 eacuted Cotta 282 Opcit SW XI p52 eacuted Cotta 283 Opcit SW XI p60 eacuted Cotta
214
risque qursquoelle se produise en rendant plus eacutetroit que jamais le pont devant mener au monde
ougrave le triomphe du choix serait enfin possible agrave cet eacutegard on peut envisager le fourvoie-
ment auquel se laisserait aller drsquoapregraves Schelling la philosophie moderne comme lrsquoune des
conseacutequences et non la moins perverse de la perte de ce qui avait eacuteteacute pendant si long-
temps un garde-fou pour la penseacutee ndash non pas qursquoil faille incriminer le christianisme en tant
que tel mais tenir compte des effets heacuteteacuteroteacuteliques de sa reacuteception Si lrsquohomme grec se
preacutemunissait contre la tentation de laisser sa revendication du droit au triomphe du choix
deacutegeacuteneacuterer en reacutevolte laissant au Titan Promeacutetheacutee la responsabiliteacute de la reacutevolte lrsquohomme
chreacutetien en revanche laisse ouverte le risque de la reacutevolte dont il doit deacutesormais assumer
seul la responsabiliteacute exacerbant sa revendication du droit au triomphe du choix en se re-
preacutesentant par la figure drsquoAdam Monde naturel et monde divin donc matiegravere et esprit
srsquointerpeacuteneacutetraient encore suffisamment dans le monde grec pour que la tentation et la res-
ponsabiliteacute de la reacutevolte soient incarneacutees par un ecirctre divin qui en deacutechargeait les hommes
tandis que les deux ordres de reacutealiteacutes sont si seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le monde chreacutetien
que la tentation et la responsabiliteacute de la reacutevolte ne peuvent plus incomber qursquoaux hommes
Il nrsquoempecircche que le fond commun reste la revendication par lrsquohomme du droit agrave une vie
marqueacutee par le triomphe absolu du choix au sens de la disparition de toute entrave agrave la sa-
tisfaction du choix spontaneacute de lrsquohomme agrave commencer par la finitude et la neacutecessiteacute mecircme
de choisir pour le dire en termes grecs nous baptisons laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo la
revendication du droit agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de lrsquohomme de son excellence et si
cette reacutevolte a su rester non-promeacutetheacuteenne crsquoest preacuteciseacutement parce les Grecs tout en pre-
nant acte que la reacutealisation de cette excellence nrsquoeacutetait pas possible ici-bas ont adheacutereacute agrave la
possibiliteacute de cette reacutealisation dans la mort non pas tellement pour exprimer cette reacutevolte
mais au contraire pour mieux se preacutemunir contre la tentation drsquoagir pour obtenir lrsquoἀρετή
pleine et entiegravere ici-bas ce qui serait revenu agrave donner agrave cette reacutevolte une dimension promeacute-
theacuteenne qursquoelle ne peut et ne doit pas avoir sous peine de conduire agrave lrsquoὕϐρις
3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte
Lrsquohomme grec en geacuteneacuteral et lrsquoAtheacutenien en particulier avec lrsquoaide notamment de ses
auteurs tragiques se preacutemunissait donc contre le risque de laisser eacuteclater la tentation drsquoune
reacutevolte ouverte contre ce qursquoil nrsquoaurait mecircme pas encore oseacute appeler sa condition si les
grands tragiques grecs que sont Sophocle et Euripide ont eacutecrit leurs œuvres les plus ceacute-
legravebres alors qursquoAthegravenes eacutetait en pleine guerre contre Sparte ce nrsquoeacutetait sans doute pas par
215
hasard mais bien parce que le risque de se laisser aller agrave lrsquoὕϐρις eacutetait consideacuterablement ac-
cru par le contexte belliqueux Qursquoen eacutetait-il du philosophe que lrsquoon envisage si souvent
avec plus ou moins de pertinence comme la conscience neacutegative de son temps Il est in-
discutable que Platon prend acte du caractegravere insupportable de ce qursquoil nrsquoappelait pas
encore notre finitude comme le reacutevegravele White montrant du doigt le vocabulaire militaire
employeacute dans le Pheacutedon
These metaphors are primarily military All particulars are laquo doing battle raquo with each other and with themselves in order to move toward the Forms Presumably the military motif de-pends on the fact that particulars are often embedded in matter and must therefore laquo fight raquo against this aspect of these nature when seeking the higher degree of reality284
Mecircme si le rapport entre lrsquoacircme et le corps nrsquoest pas exactement analogue agrave celui
qursquoentretient la forme intelligible avec lrsquoobjet particulier il nrsquoempecircche que lrsquohomme lui
aussi se bat contre sa propre mateacuterialiteacute en tant qursquoobstacle agrave lrsquoaccomplissement de son
ἀρετή qui reste agrave acqueacuterir ici-bas tout en eacutetant absolument constitutive de son ecirctre le pro-
blegraveme ne se limite cependant pas agrave la finitude puisque lrsquohomme cherche agrave atteindre son
excellence sans savoir preacuteciseacutement en quoi elle consiste pour la bonne raison qursquoil nrsquoen a
jamais eu de repreacutesentation parfaite sous ses yeux Feacutedier souligne toutefois que cette si-
tuation qui pourrait ecirctre deacutesespeacutereacutee est sauveacutee du deacutesespoir par Socrate qui deacutemontre
qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de savoir ce qursquoest un homme digne de ce nom pour le devenir et
qursquoil suffit de vouloir le savoir ce qui est deacutejagrave contraignant pour un homme brillant mais
peu curieux comme Meacutenon et encore plus pour un reacuteactionnaire comme Anytos
laquo Le dialogue est parvenu agrave son point culminant alors que tout semblait perdu crsquoest preacuteciseacute-ment maintenant qursquoon peut comprendre Quoi Que lrsquoon peut ecirctre un homme sans savoir ce qursquoest un homme Et ici lrsquoexemple crsquoest Meacutenon lui-mecircme Mais il y a une condition celle drsquoecirctre porteacute par le deacutesir de savoir raquo285
Essayons de deacutetailler le monde grec en geacuteneacuteral et Platon en particulier nrsquoignoraient pas
lrsquoexistence drsquoun eacutecart pratiquement impossible agrave combler entre ce que lrsquohomme se sent en
droit drsquoattendre de ses pouvoirs intellectuels et la reacutealiteacute de la reacutesistance que sa finitude
notamment du point de vue de la reacutealiteacute mateacuterielle oppose agrave ce que nous appelons le
triomphe du choix nous lrsquoavons amplement lu Platon formule explicitement un sentiment
de privation originel dont la citeacute se deacutechargeait en lrsquoattribuant agrave des personnages my-
284 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p192 laquo Ces meacutetaphores sont surtout mili-taires Chaque objet particulier laquo livre bataille raquo contre chaque autre objet et contre soi-mecircme afin drsquoaller vers les Formes Le motif militaire repose probablement sur le fait que les objets particuliers sont souvent enfon-ceacutes dans la matiegravere et doivent par conseacutequent laquo combattre raquo contre cet aspect de la nature quand ils recherchent le plus haut degreacute de reacutealiteacute raquo 285 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p91
216
thiques ceux-lagrave mecircme qursquoelle faisait monter sur la scegravene de la trageacutedie mais agrave lrsquoeacutepoque
de Platon les poegravetes tragiques ont failli agrave leur tacircche ils ont eacuteteacute impuissants agrave empecirccher la
citeacute de se fourvoyer dans lrsquoὕϐρις ils auraient mecircme favoriseacute le deacuteveloppement de troubles
non seulement par des repreacutesentations deacutevoyeacutees du divin mais aussi par leur conduite per-
sonnelle et crsquoest ce qui permet agrave Pierre Pontier de voir en Agathon un fauteur de troubles
clairement deacutesigneacute comme tel laquo Dans le Banquet il est lrsquoune des deux sources de
θόρυβος avec Alcibiade mais dans une moindre mesure Comme le politicien le jeune
poegravete deacutechaicircne laquo un tumulte drsquoacclamations raquo (ἀναθορυβῆσαι) dans lrsquoassistance raquo286 Du
fait de lrsquoincompeacutetence des tragiques en preacutesence la vie terrestre reste fondamentalement
illogique pour ne pas dire anormale laquo Ecirctre humain crsquoest avoir une acircme priveacutee des pou-
voirs qursquoelle devrait avoir et exileacutee du lieu ougrave elle devrait ecirctre raquo287 dit Monique Dixsaut
commentant le mythe du Phegravedre dans lequel lrsquoacircme ne peut cependant srsquoen prendre qursquoagrave
elle-mecircme drsquoavoir eacuteteacute seacuteduite par lrsquoattrait de la matiegravere bigarreacutee De ce fait le combat de
lrsquoacircme ne saurait se reacuteduire agrave une reacutevolte contre la corporeacuteiteacute et Dixsaut par ailleurs intro-
duit aussitocirct apregraves cette preacutecision
laquo Ce nrsquoest donc pas lrsquoincarnation qui est pour lrsquoacircme la veacuteritable cause de son ignorance Toute acircme drsquohomme est habiteacutee par des forces folles et inhumaines et la perte du pouvoir divin des ailes permet agrave ces forces de se donner libre cours Tous les hommes depuis le philosophe jus-qursquoau tyran ont en commun lrsquoincapaciteacute agrave saisir immeacutediatement lrsquointelligible mais tous en ont aperccedilu quelque chose et peuvent srsquoils le deacutesirent srsquoen ressouvenir raquo288
On a beau jeu drsquoaccuser lrsquoincarnation de nous barrer le chemin vers lrsquoabsolu que nous con-
voitons notre acircme nrsquoa tout simplement pas le pouvoir de lrsquoacqueacuterir ici-bas et il nrsquoy a pas
de sens agrave lutter contre le corps ce ne serait que du temps perdu pour le deacuteveloppement des
faculteacutes dont nous beacuteneacuteficions deacutejagrave de fait la notion de reacutevolte est en elle-mecircme totale-
ment absente de lrsquoœuvre de Platon qui propose moins une lutte ouverte contre la condition
corporelle que la possibiliteacute drsquoune autonomie relative de lrsquoacircme se faisant jour gracircce agrave
lrsquoactiviteacute philosophique il propose moins de reacuteussir agrave penser malgreacute le corps que de reacuteussir
agrave penser avec le corps laquo Le problegraveme nrsquoest donc pas celui des rapports de lrsquoacircme et du
corps en geacuteneacuteral mais de la faccedilon dont une acircme vit son corps Le corps nrsquoest pas en soi un
tombeau mais mon corps peut lrsquoecirctre srsquoil mrsquoimpose de vivre ce recircve trouble dont seule la
penseacutee me reacuteveille raquo289 Platon ne cherche agrave aucun moment agrave nier que ce qursquoil nrsquoappelait
pas encore la finitude oppose un obstacle permanent agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de
286 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p 140 287 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p185 288 Ibid 289 Opcit p189
217
lrsquohomme mais il nous dit aussi par lrsquoexemple de Socrate qursquoen assumant notre condition
corporelle nous nrsquoen avons que drsquoautant plus de meacuterite agrave poursuivre nos efforts La reacutevolte
contre ces obstacles dus agrave notre nature est voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais il reste leacutegitime de reven-
diquer notre droit agrave perseacuteveacuterer dans notre ecirctre cette phrase nrsquoest qursquoapparemment
contradictoire car la perseacuteveacuterance dans notre ecirctre propre reacuteside preacuteciseacutement dans le consen-
tement agrave ce que notre veacuteriteacute premiegravere reacutesidant dans le choix soit contrecarreacutee par notre
finitude il ne faut donc renoncer ni au choix ni agrave la finitude le premier aspect eacutetant tout
aussi constitutif de lrsquoecirctre humain que le second Agrave cet eacutegard affirmer que lrsquoacircme est immor-
telle crsquoest reconnaicirctre que lrsquohomme est parfaitement fondeacute agrave revendiquer son droit agrave faire
du choix le principe de sa vie mais crsquoest aussi dire qursquoune vie entiegraverement choisie ne peut
ecirctre qursquoun espoir aussi longtemps qursquoil vivra sur terre Les mythes eschatologiques de
mecircme que les trageacutedies expriment donc moins une reacutevolte qursquoune volonteacute de se libeacuterer de
la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne qui relegraveverait de lrsquoὕϐρις ils srsquoefforcent de mainte-
nir la revendication du droit au triomphe du choix agrave lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen ndash agrave cet eacutegard le
philosophe entreprend de poursuivre la laquo mission raquo civique qui avait eacuteteacute jusqursquoagrave preacutesent
deacutevolue aux poegravetes tragiques lesquels ne suffisent plus agrave une citeacute ravageacutee par sa deacutefaite
face aux Laceacutedeacutemoniens Le philosophe deacuteleacutegitime mecircme totalement la reacutevolte en mon-
trant que celle-ci non contente drsquoecirctre voueacutee agrave lrsquoeacutechec est inutile dans la mesure ougrave reacuteduire
lrsquoinfluence de la finitude agrave sa portion congrue ne neacutecessite pas drsquoefforts hors de porteacutee de
lrsquohomme mais tout au plus une formation que Platon proposait de suivre dans le cadre de
lrsquoAcadeacutemie En effet Socrate ne vit nullement sauf agrave lrsquoexprimer en termes imageacutes en
marge de la citeacute ce qui indique que la philosophie affirme que pour reacuteussir au moins dans
la mesure des moyens dont lrsquohomme dispose ici-bas lrsquoexpeacuterience drsquoextase attribueacutee jadis agrave
des ecirctres surhumains290 une formation correctement suivie suffit deacutesormais sans
qursquointervienne un don divin Socrate affirme bien avoir eu la reacuteveacutelation de sa mission phi-
losophique gracircce aux propheacuteties deacutelivreacutees agrave Delphes au temple drsquoApollon mais
lrsquointervention divine se limite justement agrave la reacuteveacutelation agrave aucun moment Socrate ne reven-
dique une quelconque surhumaniteacute son activiteacute reacuteflexive tire son origine de capaciteacutes qursquoil
juge avoir en commun avec ses interlocuteurs ndash sans quoi le dialogue ne serait mecircme pas
envisageable Il nrsquoexiste donc aucune raison pour se reacutevolter contre le fait drsquoecirctre un animal
fini corporel et mortel toute reacutevolte contre lrsquoordre du monde et le place qui y est assigneacutee
agrave lrsquohomme est absente de lrsquoœuvre de Platon qui au lieu de deacuteplorer les obstacles interdi-
290 Cf Annexe 10
218
sant agrave lrsquohomme lrsquoaccomplissement complet et immeacutediat de ce que devrait lui permettre le
privilegravege dont il beacuteneacuteficie au sein de la nature se feacutelicite de ce privilegravege et acquiesce agrave tous
les possibles qursquoil lui ouvre preacuteciseacutement en revendiquant le droit de perseacuteveacuterer dans les
caracteacuteristiques qui en deacutecoulent loin drsquoecirctre une philosophie de meacutecontent de soi comme
lrsquoaffirmait Alain la philosophie de Platon prend soin de ne pas ajouter agrave la deacutetresse que
peut susciter la finitude une seconde deacutetresse causeacutee par lrsquoimpasse dans laquelle nous con-
duirait une reacutevolte deacuteclareacutee contre notre propre condition
Au relatif flou dans lequel nous laissait lrsquohypothegravese de la laquo quecircte du meilleur im-
possible raquo qui ne rendait pas justice au fait que lrsquohomme nrsquoest pas seulement insatisfait de
lui-mecircme mais aussi de son environnement succegravede maintenant gracircce agrave lrsquohypothegravese de la
reacutevolte non-promeacutetheacuteenne la quasi-certitude du fait que la conception de lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme constitue chez Platon lrsquoexpression drsquoune volonteacute drsquoeacutechapper agrave la tentation drsquoune reacute-
volte ineacutevitablement voueacutee agrave lrsquoeacutechec contre la part non-choisie de la condition humaine
Les mythes eschatologiques nous disent que lrsquohomme est bien un ecirctre de choix et qursquoil
vaut la peine drsquoagir de maniegravere agrave ce que ce choix qui est notre veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique
premiegravere soit ce qui triomphe agrave terme mais que ce triomphe doit rester un espoir aussi
longtemps que nous vivons sur terre sous peine de prendre le risque drsquoecirctre coupables
drsquoὕϐρις la reacutevolte nrsquoest pas totalement illeacutegitime en tant qursquoelle est ce par quoi nous eacutevi-
tons de reacutesumer notre agir agrave la satisfaction des besoins mateacuteriels mais elle doit rester
sinon larveacutee en tout cas non-promeacutetheacuteenne elle doit srsquoen tenir agrave ce que lrsquohomme est ca-
pable de vaincre ici-bas agrave savoir reacutefreacutener ses appeacutetits grossiers pour laisser srsquoeacutepanouir la
reacuteflexion logique ce qui est deacutejagrave une reacuteussite et non des moindres Mecircme sans lrsquointerdit
quasi-religieux (avant la lettre) dont eacutetait frappeacutee lὕϐρις dans le monde grec cette mise en
garde implicite de Platon reste drsquoactualiteacute en tant qursquoelle nous preacutemunirait contre une co-
legravere contre-productive si elle eacutetait suffisamment eacutecouteacutee loin drsquoecirctre la manifestation drsquoun
orgueil humain ces mythes au contraire rappellent agrave lrsquohomme quelle est sa juste place sur
terre et lrsquoinvitent agrave accepter la vie telle qursquoelle est En somme loin drsquoecirctre une reacuteponse agrave
une quelconque peur de la mort la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut au contraire
apparaicirctre comme une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la vie
219
Chapitre 3 La peur de la vie
En concluant avec un exposeacute de cette ideacutee nous en arrivons au terme de nos reacute-
flexions agrave retourner complegravetement le preacutejugeacute eacutevoqueacute en introduction suivant lequel la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la mort
si cette hypothegravese se confirmait ce serait donc en fait tout le contraire Cette notion de
laquo peur de la vie raquo peut surprendre il est vrai qursquoil est plutocirct inhabituel drsquoenvisager la vie
comme pouvant inspirer la peur tant il semble eacutevident que crsquoest la mort qui doit inspirer la
terreur et que la vie ne saurait ecirctre qursquoun bien inestimable mais il faut se meacutefier des
fausses eacutevidences si lrsquoon demande agrave un individu quelconque srsquoil a peur de la mort il nrsquoest
pas si eacutevident qursquoil nrsquoy paraicirct que sa reacuteponse sera positive il reacutepondra laquo oui raquo ou laquo non raquo
suivant ce que lui inspirent ses convictions religieuses philosophiques eacutethiques ou meacuteta-
physiques Concernant lrsquoideacutee drsquoune peur de la vie le mirage de lrsquoeacutevidence est encore plus
puissant si lrsquoon demande agrave un individu pris au hasard srsquoil a peur de la vie il y a de fortes
chances pour qursquoil nous reacuteponde laquo non raquo en ouvrant des yeux ronds drsquoeacutetonnement devant
une question aussi insolite et finisse par nous rire au nez pourtant si on lui demande srsquoil
craint la souffrance la maladie et le vieillissement il y a de plus grandes chances pour que
la reacuteponse soit positive si on lui demande srsquoil redoute aussi la faim la fatigue et cherche agrave
les eacuteviter il est plus que probable que la reacuteponse sera eacutegalement positive or ces maux
font partie de la vie ils lui sont mecircme intrinsegravequement lieacutes ils sont ineacutevitables pour tout
ecirctre vivant font partie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee aux hommes
sur terre mecircme la mort fait partie de la vie Le fait est donc lagrave la vie nrsquoest pas tout entiegravere
aimable du moins elle nrsquoest pas toute entiegravere aimeacutee elle nrsquoest pas pure elle comporte tout
un pan de faits non-choisis que lrsquohomme ne tolegravere pas et dont lrsquoeacutelimination ne pourrait ecirctre
assureacutee que dans la mort en somme lrsquohomme craint la mort sans aimer veacuteritablement la
vie attitude que Kant lui-mecircme a deacutenonceacutee non sans sarcasme dans ses laquo conjectures sur
les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo
laquo Certes on ne doit pas savoir tregraves bien appreacutecier la valeur de [la vie] si on peut encore souhai-ter qursquoelle dure plus longtemps qursquoelle ne le fait reacuteellement car ce ne serait lagrave que le prolongement drsquoun jeu qui nous met continuellement aux prises avec mille difficulteacutes Mais agrave la limite on peut ne pas tenir rigueur agrave une faculteacute de juger enfantine de craindre la mort sans
220
aimer la vie et de consideacuterer bien qursquoelle ait du mal agrave tirer de chaque jour de son existence une satisfaction passable qursquoelle ne dispose pas drsquoassez de jours pour recommencer son cal-vaire raquo291
Drsquoune certaine faccedilon nous sommes tous dans le cas du bucirccheron de La Fontaine (Fables
I XVI) qui malgreacute sa vie miseacutereuse et toutes les souffrances qursquoil endure preacutefegravere encore
continuer agrave vivre ainsi plutocirct que reacutepondre agrave lrsquoappel de la mort alors mecircme qursquoil est le
premier agrave se lamenter sur son sort
laquo Le treacutepas vient tout gueacuterir Mais ne bougeons drsquoougrave nous sommes Plutocirct souffrir que mourir Crsquoest la devise des hommes raquo
Cette attitude a aussi eacuteteacute mise en scegravene par Camus dans une scegravene de Caligula ougrave un patri-
cien deacuteclare voyant son prince malade laquo Jupiter prends ma vie en eacutechange de la
sienne raquo292 Caligula reacutetabli le prend au mot et donne lrsquoordre qursquoon lrsquoexeacutecute non pas par
cruauteacute mais par volonteacute de profiter de son pouvoir quasi-illimiteacute sur les hommes qui
lrsquoentourent pour les forcer agrave ecirctre logiques avec eux-mecircmes et agrave assumer pleinement leurs
actes et leurs paroles laquo la vie mon ami si tu lrsquoavais assez aimeacutee tu ne lrsquoaurais pas joueacutee
avec tant drsquoimprudence raquo293 conclut le princeps agrave lrsquoadresse du patricien qursquoil envoie agrave la
mort reacutesumant drsquoune maniegravere saisissante lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme craint la mort
mais nrsquoaime pas assez la vie pour en supporter toutes les vicissitudes et nrsquoen fait mecircme pas
obligatoirement un bien absolu agrave sauvegarder au meacutepris de toute autre consideacuteration Il est
donc probable que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave la survie de lrsquoacircme
doit se traduire par un apregraves-mourir caracteacuteriseacute par lrsquoabolition de tout ce qui rend la vie in-
supportable est moins motiveacutee par la peur de la mort que par la peur de la vie du moins la
peur de la vie telle qursquoelle est crsquoest-agrave-dire partiellement non-choisie
1 Une vie formidable
Quelques-unes des causes de ce qui rend la vie effrayante (tel est le sens premier de
lrsquoadjectif laquo formidable raquo) ont eacuteteacute cerneacutees par la philosophie politique moderne notamment
dans le cadre de la conception du contrat social cette notion eacutetait eacutetrangegravere agrave lrsquoAntiquiteacute
pour qui la vie politique eacutetait lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme mecircme si Platon lui-mecircme bien
291 KANT Emmanuel laquo Conjectures sur les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo [VII 122] cf Œuvres philoso-phiques II p 518 Traduction de Luc Ferry et Hans Wismann 292 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 92 293 Opcit p 93
221
que ce fut dans le cadre de ce que nous appelons une hypothegravese de laboratoire a reconnu
que le regroupement au sein des citeacutes eacutetait une condition sine qua non de la survie de
lrsquohomme la moderniteacute notamment sous lrsquoinfluence de Hobbes a radicaliseacute cette ideacutee
avec la fiction de lrsquoeacutetat de nature qui situe artificiellement aux premiers acircges de lrsquohumaniteacute
un eacutetat premier ougrave la peur est pour ainsi dire lrsquoeacutetat permanent de la vie humaine Ce qui
rend le pacte social neacutecessaire nrsquoest pas tant le besoin de srsquoassocier pour pouvoir subvenir
aux besoins vitaux mais plutocirct la peur de mourir de mort violente en succombant sous les
coups drsquoautrui lrsquohomme est par nature formidable agrave lui-mecircme au sens ougrave tous les hommes
sont en concurrence les uns contre les autres ayant agrave peu pregraves tous les mecircmes deacutesirs et la
mecircme quantiteacute de force disponible pour les assouvir LrsquoEacutetat le Leacuteviathan ce monstre
froid est un mal neacutecessaire qui sauve lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature le Beacuteheacutemoth un
monstre au sang chaud plus terrible encore En somme la veacuteriteacute premiegravere de la philosophie
politique moderne reacuteside dans lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme
lrsquoideacutee objectera-t-on nrsquoest pas si moderne qursquoelle en a lrsquoair puisque crsquoest la citation drsquoune
comeacutedie de Plaute mais il nrsquoest pas inutile de resituer dans son contexte cette phrase que
lrsquoon cite aujourdrsquohui agrave tout propos elle est tireacutee de lrsquoAsinaria une piegravece mecirclant intrigues
amoureuses et histoires drsquoargent et constitue une reacuteplique attribueacutee agrave un mercator un mar-
chand un homme drsquoaffaires un personnage que lrsquoon peut donc srsquoattendre dans le cadre
drsquoune comeacutedie agrave ecirctre preacutesenteacute comme un individu quelque peu rapace et precirct agrave deacuteployer
toute une seacuterie drsquoastuces plus ou moins honnecirctes pour srsquoenrichir aux deacutepends drsquoautrui ce
qui implique qursquoen supposant une guerre des uns contre les autres parmi les hommes il ne
fait qursquoavouer la vraie nature de son mode de vie baseacute sur la preacutedation De surcroicirct
laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ne traduit qursquoune partie du vers de Plaute qui plus
est moins de la moitieacute Lupus est homo homini non homo quom qualis sit non nouit294 En
drsquoautres termes lrsquohomme ne serait dangereux que pour lrsquohomme qui ne le connaicirctrait pas
assez pour savoir qursquoil est fondamentalement impreacutevisible qursquoil est capable de violence ou
de malveillance agrave lrsquoeacutegard de ses semblables et qursquoil est donc leacutegitime de srsquoen meacutefier Pour
lrsquoAntiquiteacute la peur que lrsquohomme peut inspirer agrave lrsquohomme nrsquoest pas une fataliteacute elle nrsquoest
en tout cas pas veacutecue comme absolument originelle la nouveauteacute qursquointroduit la moderni-
teacute nrsquoest cependant pas radicale dans la mesure ougrave le simple fait que la constitution de lrsquoEacutetat
soit possible suffit agrave prouver que cette peur nrsquoest pas irreacutemeacutediable elle nrsquoen existe pas
moins et peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause de ce que nous appelons la peur de la vie
294
Plaut Asin 495 laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme et non un homme quand on sait pas ce qursquoil est raquo
222
Il eacutetait inteacuteressant de prendre pour point de deacutepart le caractegravere laquo formidable raquo re-
connu agrave lrsquohomme par la philosophie du contrat social dans la mesure ougrave cela nous a permis
de mettre lrsquoaccent sur le caractegravere impreacutevisible de lrsquohomme et tel est peut-ecirctre ce qui peut
rendre la vie effrayante pour lrsquohomme En effet pour lrsquohomme creacuteature ouverte agrave tous les
possibles dont la vie ne saurait se reacuteduire agrave lrsquoexeacutecution automatique et quotidienne des
mecircmes gestes ayant pour seule finaliteacute la survie dont les actes ne sauraient avoir pour
cause unique un instinct sur lequel il pourrait se reposer son avenir est incommensurable-
ment plus incertain qursquoil ne lrsquoest pour tout autre animal il nrsquoen a pas moins en commun
avec les animaux drsquoecirctre contraint de composer avec toute une seacuterie drsquoeacuteveacutenements qui cons-
truisent son devenir et sur lesquels il a drsquoautant moins de prise qursquoils sont rarement le fait
de lrsquointervention deacutelibeacutereacutee drsquoautres hommes et ne sont donc pas le fruit de lrsquoaction drsquoun
ecirctre doteacute de libre arbitre pouvant rendre des comptes et lrsquohomme est seul agrave ne jamais
srsquoaccommoder de cet eacutetat de faits On en revient en fait agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccepter ce qui
vient contredire le choix lrsquohomme nrsquoest pas seul maicirctre de son destin qui deacutepend de di-
verses causes adventices incontrocirclables personne ne choisit drsquoavoir un grave accident
personne ne choisit drsquoecirctre atteint drsquoune grave maladie personne ne choisit lrsquoheure et le jour
de sa mort et pourtant tous ces eacuteveacutenements contribuent directement agrave deacutefinir notre vie on
peut certes leur accorder une plus ou moins grande importance mais on ne peut jamais
faire comme srsquoils nrsquoeacutetaient pas Vivre crsquoest fondamentalement prendre le risque que tout
ne se passe pas exactement comme preacutevu ce nrsquoest qursquoapregraves la mort drsquoun individu donc a
posteriori que sa vie ne peut plus avoir eacuteteacute autre que ce qursquoelle a effectivement eacuteteacute La
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme permettrait donc de pallier non pas la peur de la mort
en tant qursquoelle est inconnue mais bien la peur de la vie en tant qursquoelle est trop bien connue
crsquoest-agrave-dire caracteacuteriseacutee par le devenir plutocirct que par lrsquoecirctre par lrsquoouverture plutocirct que par
la clocircture sur elle-mecircme La vie fait donc peur dans la mesure ougrave elle est irreacutemeacutediablement
impreacutevisible crsquoest-agrave-dire pleine de risques impreacutevisibles sans lesquels elle ne serait mecircme
pas la vie le ceacutelegravebre humoriste Pierre Desproges ne srsquoy est pas trompeacute en assimilant la vie
agrave une maladie incurable dans un de ses ceacutelegravebres Reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacute-
lires - lrsquohumoriste atteint drsquoun cancer tentait en fait de relativiser la graviteacute de sa maladie
en deacutemontrant sur un ton sarcastique que son sort nrsquoeacutetait guegravere moins enviable que celui
de tout autre homme qui sans souffrir du mecircme mal que lui nrsquoen eacutetait pas moins en tant
qursquohomme voueacute au vieillissement agrave la deacutecreacutepitude agrave la souffrance et agrave la mort
laquo De toute eacutevidence vous ecirctes atteint drsquounehellip drsquounhellip drsquoune maladie agrave eacutevolution lente carac-teacuteriseacutee parhellip par une deacutegeacuteneacuterescence irreacuteversible des cellules ethellip (hellip) Vos jours sont
223
compteacutes agrave mon avis dans le meilleur des cas vous en avez encore pour trente agrave quarante ans Maximum - Mais si ce nrsquoest pas un cancer comment srsquoappelle cette maladie docteur - Crsquoest la vie raquo295
La peur de la mort nrsquoest en fait qursquoune peur de la vie refouleacutee comme nous invite agrave le pen-
ser plus seacuterieusement que Pierre Desproges Jankeacuteleacutevitch
laquo Celui qui ne veut pas avouer son manque de courage devant la mauvaise seconde agrave passer celui que ne veut pas avoir lrsquoair de redouter lrsquoinexistante seconde drsquoangoisse peut fort deacutecem-ment manifester la plus grande inquieacutetude sur sa destineacutee posthume Une telle sollicitude lui fait honneur raquo296
La peur de la mort nrsquoest pas la peur de lrsquoecirctre-mort comme lrsquoexprimait amplement Eacutepi-
cure on ne peut redouter ce qui est inconnu ou ce qui est tenu pour du neacuteant ne peut
eacuteveiller veacuteritablement de lrsquoangoisse que le seul aspect de la mort dont nous avons une rela-
tive connaissance pour avoir neacutecessairement connu des individus qui en ont fait
directement ou indirectement lrsquoexpeacuterience agrave savoir lrsquoensemble des signes avant-coureurs
depuis les plus subtils qui caracteacuterisent la seacutenescence jusqursquoau plus extrecircme qursquoest
lrsquoagonie De telles situations peuvent leacutegitimement susciter lrsquoinquieacutetude mais srsquoils sont
connus crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font partie de la vie le vieillard est un bientocirct-mort
lrsquoagonisant est un presque-mort mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne sont deacutejagrave morts Craindre
lrsquoinstant mortel crsquoest donc craindre un presque-rien et craindre la mort permet donc de
chasser cette peur inavouable drsquoun presque-rien par une autre peur bien plus grande une
peur de mecircme qursquoun clou chasse lrsquoautre nous parlons pudiquement de peur de la mort
pour ne pas devoir reacuteveacuteler un non-dit celui de la peur de la vie au sens de la vie telle
qursquoelle est et non telle qursquoon la souhaiterait cette peur est inavouable dans la mesure ougrave
elle remet en cause jusqursquoagrave la leacutegitimiteacute de notre existence terrestre avoir peur de la vie
crsquoest avoir peur de tout notre ecirctre de ce que Georges Brassens appelait notre laquo seul luxe
ici-bas raquo297 la mort est donc en quelque sorte hypostasieacutee pour ne pas avoir agrave avouer la
peur de la vie agrave laquelle srsquoajoute la honte drsquoavoir peur de la vie libre agrave nous de nous deacute-
charger de cette peur honteuse et inavouable sur un domaine dont nous nrsquoavons aucune
ideacutee preacutecise il est apparemment moins honteux de craindre une virtualiteacute qursquoune veacuteriteacute
preacutesente de craindre ce qui pourrait arriver plutocirct que notre eacutetat preacutesent mais cette distinc-
tion est artificielle notre eacutetat preacutesent eacutetant justement caracteacuteriseacute par une multitude de
virtualiteacutes la mort nrsquoen eacutetant qursquoune parmi les autres
295 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 p89 296 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p341 297 BRASSENS Georges laquo Mourir pour des ideacutees raquo Cf Poegravemes et chansons p374
224
La peur de la mort nrsquoest donc qursquoune expression parmi drsquoautres de la peur de la
vie qui peut eacutegalement prendre la forme de la haine de la matiegravere en geacuteneacuteral et du corps en
particulier cette haine apparait quand nous rejetons sur la matiegravere la responsabiliteacute de qui
vient contrecarrer lrsquoaccomplissement du choix Eacutetienne Gilson avait drsquoailleurs eu
lrsquooccasion drsquoeacutevoquer lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute un courant de penseacutee
meacutedieacuteval effectivement caracteacuteriseacute par une haine du corps et de la nature une laquo misophy-
sie raquo298 et une laquo misosomatie raquo299 prenant de telles proportions que ses deacutefenseurs en
arrivaient agrave meacutepriser les anciens
laquo Preacuteoccupeacutes de souligner la neacutecessiteacute de la gracircce certains en arrivent agrave refuser agrave la nature toute existence leacutegitime en dehors de la gracircce qui sauve Ce sont les apocirctres du contemptus saeculi dont Pierre Damien est un frappant exemple Ennemis de la philosophie ils le sont aus-si des lettres antiques au point de condamner jusqursquoagrave lrsquoeacutetude de la grammaire la nature leur est toujours suspecte et nrsquoa pour eux drsquoautre droit que celui drsquoecirctre mortifieacutee le corps leur est en horreur et ils nrsquoont pas assez drsquoinsultes ni drsquoassez outrageantes agrave lui adresser crsquoest du pus de la sanie un sac drsquoimmondices raquo300
De tels hommes sont loin de repreacutesenter lrsquoensemble de la philosophie du Moyen-Acircge leur
attitude eacutetait plutocirct le fait drsquoune reacuteaction contre un autre courant de penseacutee qui deacutemontrait
au contraire que le christianisme ne se reacuteduisait pas agrave la reacuteveacutelation et affirmait que celle-ci
devait srsquoajouter au respect de la nature Cette attitude de mortification ce laquo coup drsquoeacutetat
contre le corps raquo301 comme Manuel Garcia Cartagena a appeleacute le mysticisme nrsquoa rien agrave
voir avec lrsquoascegravese platonicienne dont elle ne pourrait ecirctre agrave la rigueur qursquoune version deacute-
voyeacutee pour ne pas dire deacutegeacuteneacutereacutee Il nrsquoempecircche que le caractegravere non-choisi des affections
corporelles fait de la neacutegation du corps une tentation agrave laquelle on ne peut manquer drsquoecirctre
sensible quand lrsquoentrave que ces affections opposent agrave notre puissance drsquoagir devient trop
grande par exemple quand notre volonteacute de poursuivre la lecture voire la reacutedaction drsquoun
ouvrage est contrecarreacutee par une faim qui nous paralyse ou par toute autre neacutecessiteacute vitale
ayant le mecircme effet Il serait plus raisonnable dans ce genre de situation de faire une
pause pour mieux reprendre notre effort agrave nouveaux frais et dans de bonnes conditions une
fois les besoins vitaux satisfaits en reacutealiteacute cette attitude que devrait nous dicter le bon
sens pratique nous ne la suivons pas automatiquement nous ne sommes pas suffisamment
maicirctres de notre destin pour deacutecider ou non drsquoavoir faim mais nous le sommes cependant
encore assez pour deacutecider de diffeacuterer la satisfaction du besoin de nourriture fucirct-ce au
298 Cf supra 299 Contrairement agrave la laquo misophysie raquo nous assumons la paterniteacute de ce neacuteologisme 300 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p343 301 GARCIA CARTAGENA Manuel laquo Lrsquoacircme chez Oscar Wilde raquo in Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 p97
225
risque de diffeacuterer eacutegalement la reacuteussite de notre entreprise en nous privant du carburant
naturel sans lequel nous serions incapables de toute activiteacute Lrsquoideacutee tregraves reacutepandue suivant
laquelle la souffrance serait beacuteneacutefique pour lrsquoeffort est trompeuse il nrsquoy a certes pas
drsquoeffort sans une souffrance mecircme minime mais ne pas srsquoalimenter quand le besoin srsquoen
fait sentir loin drsquoecirctre beacuteneacutefique pour lrsquoeffort que nous cherchons ainsi agrave poursuivre ne fait
qursquoajouter une souffrance agrave celle que suppose deacutejagrave lrsquoeffort meneacute qui nrsquoen est que drsquoautant
plus difficile agrave faire et y perd donc ineacutevitablement en efficaciteacute de telle sorte que le travail
loin drsquoavancer plus vite peut mecircme prendre du retard La haine du corps peut alimenter la
foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave il est bien eacutevident que celui qui eacuteprouve
cette haine ne saurait regretter drsquoecirctre deacutebarrasseacute du corps mais un tel lien de cause agrave effet
nrsquoest pas automatique Platon nous donne justement lrsquoexemple drsquoune penseacutee qui croit sin-
cegraverement en la survie de lrsquoacircme sans pour autant affirmer que le corps ne meacuterite que
mortification Si la peur de la mort nrsquoeacutetait qursquoune peur de la vie refouleacutee la haine de la ma-
tiegravere elle est une peur de la vie non-refouleacutee qui peut srsquoexprimer de faccedilon violente agrave
lrsquoencontre non seulement du corps mais aussi de toute la matiegravere qui peut ecirctre repreacutesenteacutee
comme un deacutemon tentateur semblable au serpent de la Genegravese biblique Nous opposons
lrsquoattitude conciliatrice de Platon agrave la laquo misosomatie raquo de certains meacutedieacutevaux mais comme
le deacutenonce le Philegravebe lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoest pas totalement exempte de charlatans qui
preacutetendent mener degraves ici-bas une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee au point de pouvoir se passer de la
connaissance mateacuterielle pourtant indispensable dans lrsquoapprentissage de la philosophie au
moins en tant qursquoeacutetape de la formation La meacutefiance envers la matiegravere et par voie de con-
seacutequence envers le corps que nous envisageons comme une manifestation de la peur de la
vie nrsquoest donc pas lrsquoapanage de la moderniteacute comme le fait voir la paraphrase du mythe
du Phegravedre par Louis Rougier
laquo Drsquoabord faisant partie du cortegravege des dieux et contemplant sur la sphegravere des eacutetoiles fixes les archeacutetypes de toutes choses les Ideacutees platoniciennes certaines acircmes ont subi le mirage de la matiegravere changeante et bigarreacutee Elles ont ressenti le deacutesir furieux de la geacuteneacuteration qui leur a fait perdre leurs ailes et les a preacutecipiteacutees du ciel eacutetoileacute dans le cercle du devenir et de la corrup-tion raquo302
Ce mythe certes ne cherche pas agrave laisser entendre qursquoil faudrait se deacutesinteacuteresser totale-
ment de la matiegravere qursquoil faudrait eacuteviter drsquoentrer en contact avec elle au contraire Platon
situe dans un passeacute tregraves lointain et dans un avenir incertain la possibiliteacute drsquoune vision di-
recte des formes intelligibles ce qui signifie bien qursquoil serait vain drsquoespeacuterer pouvoir
302 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p91
226
preacutetendre agrave une telle vision de lrsquointelligible hic et nunc Mecircme si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que le
mythe situe dans le passeacute ce qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que la chute narreacutee se re-
produit en fait chaque jour alors le mythe nous dit qursquoil est ineacutevitable que lrsquoacircme soit
seacuteduite par laquo ce mirage fatal de la matiegravere raquo303 et doit donc faire avec le simple fait que
Platon ait pu eacutecrire ce mythe pour se preacutemunir contre la tentation drsquoun laquo misohyleacuteisme raquo304
montre agrave quel point une telle tentation devait deacutejagrave ecirctre puissante agrave lrsquoeacutepoque En fait preacute-
senter la matiegravere comme un deacutemon tentateur revient agrave ceacuteder agrave une autre tentation eacuteveilleacutee
par la peur de la vie on peut mecircme parler de solution de faciliteacute dans la mesure ougrave cela
revient agrave disqualifier ontologiquement ce sur quoi nous nrsquoavons pas de prise ce sur quoi il
nrsquoy pas de controcircle possible de notre part comme le ferait un mauvais eacutelegraveve se complaisant
dans lrsquoignorance qui deacuteclarerait incompreacutehensible une leccedilon qursquoil nrsquoessaie mecircme pas de
comprendre Si la vie droite pouvait se reacutesumer au fait de ne pas ceacuteder agrave la tentation de la
matiegravere ce serait trop simple le simple fait de vivre implique de ceacuteder agrave la tentation de la
matiegravere et la tentation agrave laquelle il faut eacutechapper est double plutocirct que drsquoune tentation de
la matiegravere il vaut mieux parler drsquoune tentation drsquoun commerce outrancier avec la matiegravere
qui ne se donnerait pas pour fin derniegravere la deacutecouverte du pur intelligible et du reflet in-
verseacute de cette tentation celle de la haine de la matiegravere qui est tout aussi neacutefaste car contre
nature De toute maniegravere quand bien mecircme la matiegravere serait effectivement tentatrice elle
ne serait que ccedila le tentateur de la Genegravese biblique le serpent nrsquoest que tentateur il ne
peut ecirctre tenu pour responsable du peacutecheacute originel dont la culpabiliteacute incombe agrave lrsquohomme
seul de mecircme crsquoest ceacuteder agrave la faciliteacute que de rejeter sur le corps la responsabiliteacute de maux
concernant lesquels lrsquoacircme ne peut srsquoen prendre qursquoagrave elle-mecircme et devrait plutocirct que mau-
dire le fait drsquoecirctre unie agrave un corps se reprocher sa trop grande complaisance agrave lrsquoeacutegard de
lrsquoattrait de la matiegravere Mecircme Thomas drsquoAquin bien que repreacutesentant drsquoune eacutepoque ougrave ma-
tiegravere et esprit ne communiquent plus aussi eacutetroitement qursquoautrefois ne croit pas sans
reacuteserve au mythe de lrsquoacircme exileacutee dans le corps et ne cherche nulle part ailleurs que dans le
composeacute drsquoacircme et de corps la deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre divin repreacutesenteacutee dans la Genegravese par
le fait de ceacuteder agrave la tentation eacuteveilleacutee par le serpent Lrsquoirascible et le concupiscible ne sont
mecircme pas dans le thomisme mauvais en tant que tels pourvu qursquoils obeacuteissent agrave la raison
en deacutepit de leur capaciteacute de lui reacutesister ndash de mecircme que le θυμός et lrsquoἐπιθυμία pour Platon
que Thomas drsquoAquin a neacutecessairement lu ne sont pas intrinsegravequement mauvais pour peu
qursquoils soient controcircleacutes par le λογιστικόν Irascibilis autem et concupiscibilis magis nomi-
303 Ibid 304 Autre neacuteologisme (Cf supra)
227
nant sensitivum appetitum ex parte actus ad quem inducuntur ex ratione305 Lrsquoacircme a beau
jeu de se preacutetendre victime de son union avec le corps lrsquoennemi est inteacuterieur agrave lrsquoacircme qui
doit assumer seule la responsabiliteacute de sa complaisance envers les affaires bassement cor-
porelles La difficulteacute est donc de se tenir agrave eacutegale distance entre deux types opposeacutes
drsquoὕϐρις celle consistant agrave rejeter tout contact mecircme utile avec la matiegravere comme le ferait
un mystique et celle consistant agrave reacutesumer tout lrsquoecirctre agrave la matiegravere comme le ferait un heacutedo-
niste de bas eacutetage en drsquoautres termes il convient drsquoaccepter que notre ecirctre ne se reacutesume
pas agrave notre choix mais il ne faut pas non plus se cacher derriegravere la reacutealiteacute du non-choix
pour justifier une neacutegation totale du choix ce qui reviendrait agrave basculer dans la laquo mauvaise
foi raquo au sens sartrien du terme et agrave se justifier en affirmant laquo crsquoest plus fort que moi raquo Cet
eacutequilibre est difficile agrave trouver tant du point de vue de lrsquoeacutethique que de la connaissance
preacuteciseacutement parce que le non-choix est ineacutevitable et qursquoil est donc difficile de savoir ougrave
srsquoarrecircte lrsquoobeacuteissance leacutegitime agrave la nature et la complaisance envers ses appeacutetits grossiers
lrsquohomme se croyant libre eacutelimine ontologiquement tout ce qui entrave sa liberteacute agrave com-
mencer par lui-mecircme il en arrive agrave se penser comme son propre organe-obstacle et la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme propose justement un eacutetat futur dans lequel lrsquoorgane
ne serait plus qursquoorgane Crsquoest en ce sens que nous comprenons cette conception comme
une reacuteponse possible agrave la peur qursquoinspire la vie telle qursquoelle est par lrsquoexpression volontai-
rement saisissante laquo peur de la vie raquo nous avons syntheacutetiseacute la conseacutequence de
lrsquoimpossibiliteacute logique drsquoadmettre la part non-choisie de notre ecirctre impossibiliteacute sous la-
quelle se regroupent toutes les causes identifieacutees nous avons eacutegalement montreacute quelles
formes plus ou moins violentes peut prendre cette peur mais ce nrsquoen sont que des formes
possibles voire dans le meilleur des cas des exemples particuliers qui ne suffisent pas agrave
dresser une typologie geacuteneacuterale de la peur de la vie ou plutocirct des peurs de la vie
2 Typologie les deux grandes peurs de la vie
La vie effraie lrsquohomme dans la mesure ougrave elle eacutechappe agrave son controcircle et contre-
carre donc le choix qursquoil reconnait spontaneacutement comme eacutetant sa veacuteriteacute premiegravere la peur
de la vie agrave cet eacutegard peut ecirctre rameneacutee agrave la peur de la contingence dont la responsabiliteacute
est souvent rejeteacutee abusivement sur le corps et sur la matiegravere La vie nrsquoest pas un long
fleuve tranquille et se caracteacuterise au contraire par sa diversiteacute et son ouverture agrave tous les
305
THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique Ia q813 laquo Irascible et concupiscible deacutesignent donc plutocirct la sensibiliteacute agrave partir de son activiteacute qui est commandeacutee par la raison raquo
228
possibles les meilleurs comme les pires il y a plusieurs types de vie possibles et donc
plusieurs types de peur de la vie mais en syntheacutetisant nous parvenons agrave en distinguer deux
sous lesquels tous les autres types viennent se regrouper Ces deux grandes cateacutegories de
peurs de la vie ne sont pas simplement juxtaposeacutees et entretiennent entre elles des rapports
eacutetroits qui ne les mettent pas sur un pied drsquoeacutegaliteacute
La deacutefinition de la premiegravere permettrait de reformuler les termes dans lesquels sont
poseacutes les questions donnant lieu aux deacutebats contemporains en eacutethique meacutedicale il est
monnaie courante de se demander agrave partir de quel moment la vie devient un fardeau mais
en reacutealiteacute la vie est deacutejagrave un fardeau par elle-mecircme dans la mesure ougrave elle suppose une res-
ponsabiliteacute et est voueacutee agrave lrsquoincertitude la vieille morale qui affirme que la vie est un
combat et le Pheacutedon qui compare le corps agrave un poste de garde ont ceci en commun qursquoils
disent sans fard que la vie mecircme deacutelesteacutee gracircce agrave la citeacute de la peur de mourir de mort vio-
lente nrsquoest pas une partie de plaisir qursquoil est neacutecessaire de travailler pour survivre et que
nous sommes dans lrsquoobligation permanente de prendre des deacutecisions qui engagent notre
responsabiliteacute et dont nous devrons assumer les conseacutequences sans pouvoir nous cacher
derriegravere lrsquoautoriteacute drsquoun instinct Pour cette raison la question eacutethique ne devrait pas ecirctre
laquo quand la vie devient-elle un fardeau raquo mais plutocirct laquo quand lrsquohomme ne dispose-t-il plus
des moyens physiques et mentaux neacutecessaires pour assumer la charge que repreacutesente la
vie raquo question plus preacutecise mais non moins difficile
Crsquoest un fait dans la mesure ougrave elle est vulneacuterable ougrave elle peut ecirctre alteacutereacutee par la
maladie par un accident par la seacutenescence la vie peut devenir insupportable au sens fort
du terme et deacutepasser les forces dont le sujet dispose pour en assumer la charge La souf-
france est ineacutevitable au cours de la vie mais elle peut atteindre un degreacute plus ou moins
important et elle est donc susceptible de prendre une telle proportion qursquoelle ne laisse plus
aucune marge de manœuvre au patient Mecircme sans aller jusqursquoagrave imaginer un tel niveau de
souffrance on peut reacutesumer le premier type de peur de la vie agrave la peur de la souffrance il
est tout agrave fait leacutegitime et mecircme parfaitement sain de craindre la souffrance et de chercher agrave
lrsquoeacuteviter dans la mesure du possible mais on peut parler de peur de la vie quand on en ar-
rive agrave souhaiter ne plus souffrir du tout et eacuteliminer jusqursquoagrave la possibiliteacute mecircme de souffrir
autant dire eacuteliminer la vie elle-mecircme dans un cas de souffrance extrecircme un tel souhait
peut sembler leacutegitime et peut justifier que lrsquoon preacutefegravere la mort agrave la continuation drsquoune vie
devenue insupportable crsquoest en tout cas lrsquoargument cleacute des deacutefenseurs de lrsquoeuthanasie
mais quand la souffrance en demeure au niveau quotidien drsquoun mal relatif qui nrsquoempecircche
pas le sujet du moins pas de faccedilon durable de faire face aux neacutecessiteacutes vitales on peut agrave
229
bon droit parler de peacutecheacute drsquoangeacutelisme de deacutemon de perfection chercher agrave eacuteviter la souf-
france est une chose chercher agrave eacuteliminer totalement la souffrance en est une autre Preacutefeacuterer
la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance nrsquoest pas une preuve de courage une telle atti-
tude deacutenoncerait plutocirct chez qui en fait montre une absence de courage pour affronter les
reacutealiteacutes de la vie dans le cas drsquoun malade incurable que la maladie rend incapable du
moindre geste et qui est deacutejagrave en eacutetat de mort ceacutereacutebrale mourir nrsquoest pas une question de
courage mais une eacutevidence ou plutocirct un moindre mal en comparaison drsquoune vie objecti-
vement insupportable dans le cas drsquoune souffrance reacuteelle mais moins grande qui en tout
cas nrsquoempecircche pas le souffrant de vivre cela risque plutocirct drsquoecirctre une solution de faciliteacute
un refus de faire suffisamment preuve de courage pour continuer agrave vivre malgreacute tout Aris-
tote lui-mecircme affirmait explicitement dans lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme que preacutefeacuterer la mort agrave la
souffrance nrsquoeacutetait pas un signe de courage
ἀλλ᾽ ὅμως οὔτ᾽ εἰ διὰ ταύτην οὔτ᾽ εἰ δι᾽ ἄλλην ἡδονὴν ὑπομένει τις τὸν θάνατον ἢ
φυγὴν μειζόνων λυπῶν οὐδεὶς δικαίως ἂν ἀνδρεῖος λέγοιτο τούτων εἰ γὰρ ἦν ἡδὺ τὸ
ἀποθνήσκειν πολλάκις ἂν δι᾽ ἀκρασίαν ἀπέθνησκον οἱ ἀκόλαστοι ὥσπερ καὶ νῦν
αὐτοῦ μὲν τοῦ ἀποθνήσκειν οὐκ ὄντος ἡδέος τῶν ποιητικῶν δ᾽ αὐτοῦ πολλοὶ δι᾽ ἀκρασίαν περιπίπτουσιν εἰδότες ὧν οὐθεὶς ἂν ἀνδρεῖος εἶναι δόξειεν εἰ καὶ πάνυ
ἑτοίμως ἀποθνήσκειν306
Lrsquoideacutee suivant laquelle il est envisageable que lrsquohomme recherche des plaisirs qursquoil sait lui
ecirctre neacutefastes agrave plus ou moins long terme a deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee on pourrait cependant preacuteci-
ser dans le sillage du Stagirite que mecircme si lrsquointempeacuterant est le premier agrave savoir que ses
excegraves vont le tuer il diffegravere cependant du souffrant en ceci qursquoil ne deacutesire pas directement
la mort et ne srsquoy reacutesigne drsquoailleurs mecircme pas aveugleacute par lrsquoenivrement que lui procurent
ses plaisirs il en oublie qursquoil va mourir le risque de mourir nrsquoest pour lui qursquoun effet heacuteteacute-
roteacutelique pour tout dire secondaire des plaisirs dont la jouissance est pour lui le but
premier tandis que la perspective de la mort ne devient le but premier que pour celui dont
la vie devient insupportable agrave cause de la souffrance ce dernier nrsquoattend plus rien de la
vie agrave la diffeacuterence de lrsquointempeacuterant qui en attend encore tout Il est cependant exact que ni
lrsquoun ni lrsquoautre ne font preuve de courage ce qui ne veut pas dire qursquoils doivent neacutecessaire-
ment ecirctre condamneacutes eacutethiquement srsquoil semble difficile de prendre la deacutefense drsquoun
individu recherchant le plaisir au meacutepris de toute autre consideacuteration il est en revanche
306 Aristot Eth Eud III 1 [1229 b] laquo Mais cependant si par ce plaisir ou un autre quelqursquoun supportait la mort ou fuyait des peines plus grandes personne ne le dirait agrave bon droit courageux En effet srsquoil eacutetait agreacuteable de mourir souvent par manque de maicirctrise de soi mourraient les intempeacuterants comme crsquoest le cas maintenant mecircme non pas que la mort soit agreacuteable mais que ce qui la provoque lrsquoest et beaucoup par manque de maicirctrise de soi se jettent sur elle en connaissance de cause et aucun drsquoeux ne paraicirctrait courageux mecircme srsquoil eacutetait parfaitement disposeacute agrave mourir raquo
230
envisageable drsquoadmettre qursquoun niveau de souffrance intoleacuterable rende la mort preacutefeacuterable agrave
la continuation de la vie Un intempeacuterant se parant des plumes de la sagesse pourrait certes
reacutepondre qursquoil preacutefegravere la mort causeacutee par les plaisirs agrave une vie de souffrances arguant
qursquoune vie sans plaisirs ne serait que souffrance il serait aiseacute de lui reacutepondre quand bien
mecircme il nrsquoexisterait aucun moyen terme entre le plaisir et la souffrance (ce qui relegraveve du
sophisme) que la souffrance de lrsquohomme priveacute de plaisirs nrsquoaurait aucune commune me-
sure avec celle par exemple drsquoun individu souffrant de maladie incurable mais surtout
contrairement au souffrant pour qui la mort devient la seule issue envisageable
lrsquointempeacuterant est encore capable tant que ses excegraves nrsquoont pas deacutejagrave eu deacutefinitivement raison
de sa santeacute de changer de vie Osons le dire lrsquohomme en eacutetat de souffrance extrecircme deacutesire
la mort parce qursquoil nrsquoa plus drsquoautre choix et il ne saurait alors ecirctre question de courage
mais simplement de luciditeacute tout le problegraveme eacutetant de savoir agrave partir de quel degreacute de
souffrance il devient objectivement logique drsquoaccorder au souffrant le droit agrave la mort ques-
tion drsquoautant plus deacutelicate qursquoil nrsquoy a rien de plus subjectif que la douleur mecircme et surtout
dans le cas drsquoune personne affaiblie au point de ne mecircme plus pouvoir communiquer ses
penseacutees et dont la souffrance nrsquoest vraiment connue que drsquoelle seule Dans tous les cas
comme la souffrance est de toute faccedilon ontologiquement lieacutee agrave la vie mecircme si elle peut se
manifester agrave des degreacutes divers srsquoil eacutetait dans tous les cas (et non pas seulement dans cer-
tains cas) leacutegitime de preacutefeacuterer la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance alors lrsquohumaniteacute
nrsquoaurait plus qursquoagrave organiser un suicide collectif geacuteant Crsquoest pour cette raison qursquoil est sans
doute plus meacuteritoire de savoir jouir de la vie plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter comme le recon-
naissait aussi Montaigne qui nrsquoen fut pas moins lrsquoun des premiers de lrsquoeacutepoque moderne agrave
reconnaicirctre que lrsquoon peut en arriver agrave ne plus ecirctre en mesure de faire face agrave la vie justifiant
ainsi le suicide laquo Dieu nous donne assez de congeacute quand il nous met en tel eacutetat que le
vivre est pire que le mourir Crsquoest faiblesse de ceacuteder aux maux mais crsquoest folie de les nour-
rir raquo307 En bon ennemi de tout dogmatisme et revendiquant lrsquoheacuteritage des stoiumlciens
Montaigne adopte malgreacute sa foi chreacutetienne une position qui tranche avec la seacuteveacuteriteacute de
lrsquoEacuteglise envers le suicide un tel eacutenonceacute ne contredit absolument pas avec lrsquoideacutee suivant
laquelle preacutefeacuterer la mort agrave une vie imparfaite nrsquoest pas une preuve de courage puisque la
vie est imparfaite par deacutefinition et que le vrai courage consiste donc agrave lrsquoaccepter telle
quelle ce qui ne signifie pas se reacutesigner agrave la souffrance et srsquoy complaire mais bien tout
mettre en œuvre pour lrsquoeacuteviter agrave commencer par meacutenager sa monture
307
MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre III
231
laquo Quand je vois et Caeligesar et Alexandre au plus eacutepais de sa grande besogne jouir si pleine-ment des plaisirs humains et corporels je ne dis pas que ce soit relacirccher son acircme je dis que crsquoest la roidir soumettant par vigueur de courage agrave lrsquousage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses penseacutees (hellip) Avez-vous su prendre du repos vous avez plus fait que celui qui a pris des Empires et des villes Le glorieux chef-drsquoœuvre de lrsquohomme crsquoest vivre agrave propos raquo308
Contenter le corps sans srsquoy complaire crsquoest rendre lrsquoacircme moins vulneacuterable ici-bas crsquoest
laquo vivre agrave propos raquo crsquoest-agrave-dire vivre en respectant les limites de notre nature sans chercher
agrave se surpasser au-delagrave du raisonnable En somme la souffrance physique eacutetant ineacutevitable
aussi longtemps que lrsquoon vit il y aurait en ce qui la concerne un seuil que lrsquoeacutethique meacutedi-
cale pourrait chercher agrave deacutefinir en-deccedilagrave duquel preacutefeacuterer la mort agrave la continuation de la vie
ne serait que lacirccheteacute et au-delagrave duquel ce ne serait que luciditeacute il faudrait bien sucircr modu-
ler ce seuil en tenant compte de la capaciteacute de reacutesistance de chaque individu (ce qui nrsquoest
pas irreacutemeacutediablement impossible pour peu que le soignant et le soigneacute aient la volonteacute
commune de faire de la relation de soin une relation agrave part entiegravere) mais qursquoil se situe en-
deccedilagrave ou au-delagrave de ce seuil le sujet deacutesirant la mort ne fait agrave aucun moment preuve de cou-
rage crsquoest pourquoi il est fondeacute de parler de laquo peur de la vie raquo quand lrsquoimmortaliteacute de
lrsquoacircme est conccedilue comme un refuge pour qui ne saurait accepter que la souffrance soit in-
trinsegravequement lieacutee agrave la vie
Nous nrsquoavons parleacute jusqursquoagrave preacutesent que de la souffrance physique mais lrsquoexposeacute
serait incomplet srsquoil nrsquoy eacutetait question aussi de la souffrance morale concernant laquelle il
est encore plus difficile drsquoeacutetablir des critegraveres objectifs de toleacuterance On croit trop souvent
bien connaicirctre les cas dont la presse eacutecrite se fait souvent lrsquoeacutecho drsquoindividus se suicidant
parce que la perte de lrsquoecirctre aimeacute ou le harcegravelement dont ils sont victimes sur leur lieu de
travail leur rendent la vie insupportable il est cependant difficile drsquoexprimer un jugement
agrave leur sujet (la question rheacutetorique laquo qui sommes-nous pour juger raquo illustre davantage une
impossibiliteacute pratique qursquoun interdit eacutethique) le caractegravere subjectif de toute souffrance
eacutetant alors litteacuteralement exacerbeacute et lrsquoobjectiviteacute ne pouvant intervenir agrave la rigueur que
lorsque des manifestations exteacuterieures ne laissent aucun doute sur lrsquoeacutetat du souffrant et
encore ces manifestations ne sont-elles pas neacutecessairement des indices fiables dans la me-
sure ougrave elles deacutependent moins du degreacute reacuteel de souffrance morale que de la capaciteacute de
lrsquoindividu agrave lrsquoexteacuterioriser comme le montrerait le cas drsquoun adolescent introverti qui souf-
frirait en silence et dont les tendances suicidaires ne seraient connues que de lui seul De
toute faccedilon quand bien mecircme nous jouirions de critegraveres objectifs fiables pour eacutevaluer le
degreacute de souffrance morale drsquoun sujet (cette carence peut leacutegitimer que la psychologie ne 308
Opcit Livre III chapitre XIII
232
soit pas compteacutee parmi les sciences dites laquo exactes raquo) nous serions tout de mecircme confron-
teacutes agrave une alternative analogue (quoique plus moduleacutee) agrave celle que pose la souffrance
physique le sujet preacutefeacuterant la mort agrave la souffrance morale fait preuve de manque de cou-
rage par son refus drsquoaffronter ses problegravemes ou bien deacutenonce lrsquoabsence de secours venant
drsquoautrui qui lrsquoont conduit agrave cette extreacutemiteacute au caractegravere insurmontable du mal physique
incurable se substitue lrsquoincompeacutetence ou lrsquoindiffeacuterence (les deux peuvent aller de pair) de
lrsquoentourage un tel obstacle dans lrsquoabsolu pourrait ecirctre surmonteacute mais le sujet le juge agrave
tort ou agrave raison irreacutemeacutediable ndash il pense alors faire preuve de la mecircme luciditeacute que le ma-
lade incurable qui reacuteclamerait309 lrsquoeuthanasie mais il peut ecirctre victime de son ignorance
quant aux pouvoirs de son entourage ou de son manque de volonteacute pour aller chercher du
secours En fait preacutefeacuterer la mort agrave la souffrance morale est si peu preuve de courage que
cela met en accusation une notion solidement ancreacutee dans bon nombre de cultures
lrsquohonneur La remise en question de cette notion est pertinente pour peu que lrsquoon compte
comme une souffrance morale envisageable le deacuteshonneur la souffrance de lrsquohomme ayant
manqueacute agrave un code de conduite tenu sinon pour sacreacute au moins pour intransgressible De lagrave
deacutecoulerait la formule laquo plutocirct la mort au deacuteshonneur raquo que lrsquoon peut consideacuterer comme
une manifestation possible du laquo deacutemon de la pureteacute raquo dont il a eacuteteacute question preacuteceacutedemment
Une telle attitude ne saurait ecirctre une preuve de courage dans le cas de lrsquohomme dont le
deacuteshonneur viendrait drsquoune condamnation par la justice de la citeacute si lrsquoaccusation est fon-
deacutee il serait plus courageux drsquoassumer les conseacutequences de son acte et de chercher agrave
srsquoamender dans le cas contraire il serait plus courageux de tout mettre en œuvre pour
prouver son innocence Cela dit dans le domaine eacutethique et judiciaire les notions
drsquohonneur et de deacuteshonneur comptent parmi les plus floues et les plus meubles qui soient
pour srsquoen convaincre il suffit de constater que ce qui eacutetait encore consideacutereacute comme deacutesho-
norant il y a moins drsquoun siegravecle est aujourdrsquohui totalement banaliseacute qui en France encore
aujourdrsquohui considegravere comme deacuteshonoreacutee une jeune femme qui vivrait en eacutetat de concubi-
nage aurait des enfants hors mariage ou eacutepouserait un divorceacute Ce caractegravere eacutevolutif de la
notion drsquohonneur deacutenonce le flou dans lequel elle demeure pour tout dire chacun est fon-
deacute agrave la deacutefinir comme ccedila lrsquoarrange ce qui nous interdit drsquoen faire une raison suffisante
pouvant justifier objectivement un deacutesir de mort En va-t-il de mecircme dans le domaine
drsquoactiviteacute ougrave cette notion est perccedilue comme absolument centrale agrave savoir le domaine guer-
309 Nous mettons ce verbe au conditionnel pour tenir compte du fait que les malades incurables ne sont pas tous lucides et que de toute faccedilon la luciditeacute drsquoun patient incurable sur son eacutetat nrsquoentraicircne pas neacutecessaire-ment la formulation drsquoune telle demande
233
rier Dans un sens oui il est eacutevident que le courage ne consiste pas agrave foncer tecircte baisseacutee
vers le danger mais bien agrave eacutevaluer de faccedilon pertinente ce qursquoil est judicieux ou non de re-
douter ce qui drsquoapregraves Kantorowicz leacutegitimait Henri de Gand tout en deacutefendant le
sacrifice de la mort temporelle pour la patrie agrave mettre en garde contre la teacutemeacuteriteacute qui
nrsquoeacutetait qursquoune deacuterive pouvant mettre en peacuteril le salut de lrsquoacircme ne serait-ce que parce
qursquoelle se rapprochait du peacutecheacute drsquoorgueil
laquo Henri met en garde contre une fausse mort pro republica par exemple si un homme choisit de mourir au combat non pour sa patrie mais pour satisfaire sa propre teacutemeacuteriteacute ou si au lieu de deacutefendre la justice et lrsquoinnocence de son pays il ne cherche qursquoagrave acqueacuterir honneur et gloire pour son pays en deacutefiant toute justice raquo310
Si le philosophe du XIIIe siegravecle condamne la teacutemeacuteriteacute au nom du salut de lrsquoacircme il est envi-
sageable de formuler la mecircme condamnation en raisonnant en termes drsquoefficaciteacute sur le
champ de bataille le soldat le plus meacuteritant nrsquoest pas neacutecessairement celui qui se sacrifie
mais bien celui qui gagne la bataille ndash mecircme si le sacrifice peut contribuer agrave plus ou moins
long terme agrave la victoire il nrsquoest qursquoun moyen en vue drsquoune fin abandonner le combat
quand celui-ci est bel et bien perdu nrsquoest pas neacutecessairement une preuve de lacirccheteacute dans la
mesure ougrave le combattant qui srsquoavoue vaincu se reacuteserve ainsi la possibiliteacute de reconstituer
ses forces en vue de lrsquoassaut suivant et ainsi accroicirctre ses chances drsquoecirctre victorieux agrave
terme il fait ainsi preuve de luciditeacute agrave lrsquoopposeacutee par exemple de Don Quichotte dont les
initiatives nrsquoont aucune chance drsquoaboutir et qui peut donc agrave ce titre ecirctre consideacutereacute comme
un deacuteseacutequilibreacute Drsquoaucuns ne manquent pas de deacutenoncer ce qursquoil y aurait de contradictoire
agrave deacutecorer ceux qui reviennent vivants drsquoune guerre crsquoest pourtant bien agrave eux que revient le
meacuterite de la victoire les morts eacutetant plutocirct les victimes de lrsquoennemi ceux qui nrsquoont pas su
se conserver pour pouvoir continuer agrave lutter et participer agrave la victoire et dont la perte est
deacutejagrave un petit deacutebut de deacutefaite que seuls les survivants peuvent espeacuterer compenser La peur
de devoir affronter la honte drsquoecirctre un soldat vaincu loin drsquoecirctre une marque de courage est
un exemple parmi drsquoautres de peur de la souffrance morale et par voie de conseacutequence de
peur de la vie on objectera agrave cela le caractegravere typiquement occidental et moderne drsquoune
telle conception mais mecircme dans le cas ougrave un code drsquohonneur commanderait agrave un combat-
tant vaincu de se donner la mort plutocirct que devoir supporter la honte de la deacutefaite ce
suicide nrsquoest pas perccedilu comme une preuve de courage mais simplement ce face agrave quoi il
nrsquoy a pas drsquoalternative pour tout dire la honte de la deacutefaite est alors perccedilue comme un
mal suffisamment grand pour justifier que le vaincu se donne la mort il serait probable- 310
KANTOROWICZ Ernst H laquo Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la penseacutee politique meacutedieacute-vale raquo in Mourir pour la patrie et autres textes p161-163
234
ment lacircche qursquoil ne le fasse pas mais il nrsquoest pas pour autant courageux qursquoil le fasse ce
passage agrave lrsquoacte nrsquoeacutetant que lrsquoexeacutecution drsquoune consigne qui nrsquoadmet pas la possibiliteacute de la
deacutesobeacuteissance un tel suicide est moins une preuve de courage qursquoune preuve de droiture et
il nrsquoenlegraveve rien au fait que le combattant a pour but premier la victoire et non son sacrifice
La souffrance donc peut prendre des formes diverses et varieacutees et ecirctre plus ou
moins intense mais elle est intrinsegravequement lieacutee agrave la vie quoi qursquoil arrive et preacutefeacuterer agrave cette
vie un eacutetat exempt de toute souffrance trahit le plus souvent un manque de courage pour
affronter les reacutealiteacutes de la vie il peut certes arriver que la souffrance atteigne un tel niveau
drsquointensiteacute que la vie en devient insupportable mais il ne saurait ecirctre alors question de cou-
rage et lui preacutefeacuterer la mort peut ecirctre preuve de luciditeacute plutocirct que de courage Si la peur de
la vie comprise comme un fardeau peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause envisageable de
la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce nrsquoest donc pas un hasard si un philosophe pour
qui cette immortaliteacute est affaire de foi plutocirct que de raison agrave savoir Hume ait preacuteciseacutement
eacuteteacute un penseur pour qui la vie nrsquoest pas par deacutefinition un fardeau mais peut seulement le
devenir comme il lrsquoeacutecrit en conclusion de Du suicide If suicide be supposed a crime lsquotis
only cowardice can impel us to him If it be no crime both prudence and courage should
engage us to rid ourselves at once of existence when it becomes a burthen311 Il est agrave noter
que Hume ne mentionne le courage qursquoen second lieu apregraves la prudence (que lrsquoon peut
comprendre comme la sagesse pratique au sens de phronesis) parmi les facteurs pouvant
conduire au suicide comme si la peur de la mort eacutetait un moindre frein au suicide que le
manque de luciditeacute quant agrave la valeur reacuteelle de lrsquoexistence Il eacutetait drsquoautant plus inteacuteressant
de faire une allusion agrave cet eacutecrit de Hume qursquoil permet drsquointroduire une autre notion capi-
tale pour deacutefinir la seconde peur de la vie agrave savoir la notion de devenir ndash Hume emploie
sans ambiguiumlteacute le verbe become Comme lrsquoa dit Montaigne laquo le monde nrsquoest qursquoun bran-
loire peacuterenne raquo312 la veacuteriteacute premiegravere de la vie et agrave plus forte raison la vie de lrsquohomme que
sa capaciteacute drsquoinnovation ouvre agrave tous les possibles est dans le devenir plutocirct que dans
lrsquoecirctre la vie est un perpeacutetuel devenir qui ne peut preacutetendre acceacuteder agrave lrsquoecirctre stable que dans
la mort mais si le devenir existe et constitue la veacuteriteacute premiegravere de la vie lrsquoecirctre aussi existe
il existe en tout cas suffisamment pour qursquoil soit possible de produire une deacutefinition drsquoun
ecirctre pour qursquoil soit possible drsquoidentifier Socrate comme eacutetant Socrate malgreacute tous les
311
HUME David Essays on Suicide and the Immortality of Soul p21 (Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992) laquo Si lrsquoon considegravere le suicide comme un crime alors seule la lacirccheteacute peut nous y pousser Si lrsquoon considegravere que ce nrsquoest pas un crime la sagesse et le courage devraient tous deux nous engager agrave nous deacutebarrasser immeacutediatement de lrsquoexistence quand elle devient un fardeau raquo 312
MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II
235
changements qursquoil subit au fur et agrave mesure qursquoil vieillit Le devenir ne constitue donc pas le
tout de lrsquohomme qui peut aussi compter sur un ecirctre-stable lrsquohomme change tout le temps
le plus souvent agrave son insu et preacutesente pourtant suffisamment drsquoapparences de stabiliteacute pour
ecirctre toujours jugeacute eacutegal agrave lui-mecircme crsquoest cette ambivalence qui a rendu neacutecessaire la con-
ception drsquoun principe de stabiliteacute au sein drsquoun ecirctre perpeacutetuellement changeant et crsquoest bien
en ces termes que Marsile Ficin deacutemontrait lrsquoexistence de lrsquoacircme
Respondemus neque eadem prorsus manere figuram neque penitus similem sed priorem fre-quenter abeunte carne abire et in carne recente novam priori quodammodo similem refici Idque fieri a quodam artifice stabilissimo interius fabricante qui cum maneat semper idem ha-beatque in se membrorum familiaris corporis disponendorum rationes et semina potest novis humoribus quotidie influentibus complexionem similem ac prioribus tradere et recenti carni similem ac veteri praebere figuram313
Lrsquoecirctre existe et cela suffit agrave rendre le devenir insupportable agrave justifier que ce dernier ins-
pire la peur nous parlions tout agrave lrsquoheure de la peur de la vie comme drsquoune peur de voir la
vie devenir un fardeau mais il est envisageable drsquoabreacuteger cette expression la promesse
eschatologique de la vie apregraves la mort promet bien plus qursquoune vie qui ne deviendrait pas
un fardeau elle promet une vie qui ne deviendrait plus du tout ougrave le devenir
nrsquointerviendrait mecircme plus et nrsquoopposerait plus drsquoobstacle agrave notre connaissance de lrsquoecirctre
des choses La deacutefinition de la mort comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps offre un espoir
bien plus important que celui de la continuation perpeacutetuelle de la vie agrave savoir celui drsquoecirctre
sans devenir eacutetat dont il faut bien le dire aucune theacuteorie nrsquoarrive agrave proposer de repreacutesen-
tation adeacutequate en effet si lrsquoacircme nrsquoest plus concerneacutee par le devenir elle ne peut plus
aller nulle part les notions de temps et drsquoespace ne la concernent plus les questions Quis
quid ubi quibus auxililiis cur quomodo quando ne la concernent plus On objectera
peut-ecirctre que tout devenir nrsquoest pas neacutecessairement effrayant et que le devenir peut ecirctre
positif le devenir peut certes ecirctre une occasion drsquoameacutelioration mais il ne saurait srsquoy reacute-
duire et il est mecircme plutocirct consideacutereacute la plupart du temps comme lrsquoalteacuteration drsquoune base
stable sur laquelle reposaient nos repegraveres Sans mecircme envisager forceacutement le vieillisse-
ment il suffit de prendre comme exemple la sortie de lrsquoenfance lrsquoenfant prend tregraves tocirct des
habitudes gracircce auxquelles il se constitue un monde dans lequel il eacutevolue agrave son aise un
univers partageacute entre lrsquoeacutecole la maison de ses parents et ses camarades un monde dont
313 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VI 13 laquo Nous reacutepondons que lrsquoaspect exteacuterieur ne reste pas absolument le mecircme nrsquoest pas tout agrave fait semblable mais qursquoun premier aspect change souvent quand la chair deacutepeacuterit et que quand la chair se renouvelle un nouvel aspect en quelque faccedilon sem-blable au premier se recompose Cela se produit gracircce agrave quelque artisan tregraves stable travaillant agrave lrsquointeacuterieur et qui parce qursquoil demeure toujours le mecircme et possegravede en lui-mecircme les raisons et les germes de la disposition des membres du corps qui lui est familier peut transmettre aux nouvelles humeurs qui affluent chaque jour la mecircme ordonnance qursquoaux preacuteceacutedentes et fournir agrave la nouvelle chair le mecircme aspect qursquoagrave lrsquoancienne raquo
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lrsquoenfant ne perccediloit pas immeacutediatement la preacutecariteacute lrsquoideacutee mecircme qursquoil deviendra adulte et
que son quotidien sera un jour bouleverseacute ne lui viendra pas agrave lrsquoesprit tant qursquoil nrsquoen aura
pas eu la reacuteveacutelation ses projets professionnels forgeacutes en vue du temps laquo ougrave il sera grand raquo
ne sont pas agrave prendre au seacuterieux dans la mesure ougrave il nrsquoest pas reacuteellement capable de se re-
preacutesenter tel qursquoil sera agrave lrsquoacircge adulte Aussi longtemps qursquoon est enfant la question du
laquo que faire raquo ne se pose pas lrsquoenfant ne conccediloit pas qursquoil pourrait mener une vie autre que
celle qui est la sienne lrsquoentreacutee dans lrsquoacircge adulte coiumlncide preacuteciseacutement avec lrsquoinstant ougrave
cette question nrsquoest plus deacutejagrave reacutesolue par les aicircneacutes et ougrave le monde jusqursquoalors clos sur lui-
mecircme de lrsquoenfant eacuteclate litteacuteralement et devient ouvert agrave tous les possibles Tous les chan-
gements que connaicirctra deacutesormais sa situation par rapport agrave cette base stable ne sauraient
ecirctre perccedilus que comme des perturbations illeacutegitimes qursquoil combattra ou dont il
srsquoaccommodera mais qui ne supplanteront jamais dans son statut de reacutefeacuterence la base
stable qui reste drsquoautant plus premiegravere que la grande majoriteacute des faits qui adviennent en-
suite sont non-choisis et agrave ce titre susceptibles de diminuer sa puissance drsquoagir Crsquoest en
effet en fonction de son effet sur notre puissance drsquoagir selon qursquoil lrsquoaugmente ou la dimi-
nue que nous jugeons positivement ou neacutegativement un fait quelconque nous affectant
quand bien mecircme il serait drsquoun point de vue strictement pheacutenomeacutenologique absolument
neutre car indeacutependant de toute volonteacute humaine et ne pourrait donc en aucun cas ecirctre tenu
pour lrsquoeffet drsquoun libre arbitre bienveillant ou malveillant comme lrsquoa theacuteoriseacute Spinoza dans
lrsquoEacutethique Mens ea tantum imaginari conatur quaelige ipsius agendi potentiam ponunt (hellip)
Cum mens suam impotentiam imaginatur eo ipso contristatur314 La peur du devenir peut
donc ecirctre deacutefinie comme la peur de la diminution de la puissance drsquoagir lrsquoimpossibiliteacute de
maicirctriser le devenir le rendant par deacutefinition susceptible drsquoopposer une entrave agrave notre
puissance drsquoagir Il en va de mecircme dans le domaine de la connaissance puisque lrsquoalteacuteration
drsquoun objet que nous pensions connaicirctre entrave notre puissance drsquoagir telle qursquoelle se mani-
feste en termes de connaissance ndash le connaicirctre nrsquoeacutetant jamais qursquoune modaliteacute parmi
drsquoautres de lrsquoagir Cette entrave nrsquoest pas neacutecessairement causeacutee par un grand malheur un
plaisir particuliegraverement intense en effet est tout aussi laquo formidable raquo au sens plein du
terme qursquoun grand malheur il paralyse lrsquoacircme aussi efficacement qursquoune extrecircme tristesse
lorsqursquoil atteint un degreacute drsquointensiteacute supeacuterieur agrave celui auquel nous sommes accoutumeacutes le
plaisir entrave notre puissance drsquoagir en tant que nous nous y laissons complegravetement aller
jusqursquoagrave y laquo perdre la raison raquo et agrave meacutepriser toute autre consideacuteration goucirctant un plaisir
314 SPINOZA Baruch Eacutethique III prop LIV-LV laquo LrsquoAcircme entreprend drsquoimaginer cela seulement qui pose sa propre puissance drsquoagir (hellip) Quand lrsquoAcircme imagine son impuissance elle est contristeacutee par cela mecircme raquo
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drsquoune telle intensiteacute lrsquohomme perd la maicirctrise de soi et en arrive agrave dire qursquoil ne peut plus
srsquoen passer que crsquoest laquo plus fort que lui raquo crsquoest ce qui arrive effectivement aux individus
qui deviennent deacutependants drsquoune drogue apregraves y avoir goucircteacute Ce plaisir drsquoune intensiteacute ex-
cessive monopolise litteacuteralement lrsquoentendement et le paralyse aussi efficacement que la
tristesse qui selon Montaigne parvient agrave laquo eacutetonner toute lrsquoacircme et lui empecirccher la liberteacute de
ses actions raquo315 ce qui est aussi le cas de lrsquoenivrement que procure une nourriture savou-
reuse un orgasme voire tout simplement une contemplation artistique ndash on parle volontiers
du laquo syndrome de Stendhal raquo pour nommer le malaise qui peut nous saisir agrave la vue drsquoun
chef-drsquoœuvre Tous ces plaisirs de mecircme que la tristesse et tout eacuteveacutenement adventice sont
censeacutes ne plus entrer dans le champ du possible pour lrsquoacircme libeacutereacutee du corps la promesse
de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en tant que promesse de la victoire du choix sur le non-choix
est eacutegalement promesse de la victoire de la stabiliteacute sur le devenir la peur du devenir eacutetant
comprise comme la forme dominante de la peur de la vie en tant qursquoelle englobe la peur de
la souffrance plus qursquoelle ne la cocirctoie le devenir-souffrant nrsquoeacutetant jamais qursquoune forme de
devenir parmi drsquoautres
3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie
Le lecteur qui sait lire entre les lignes lrsquoaura compris ce nrsquoest pas par peur de la vie
que Platon a deacuteveloppeacute sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais plutocirct pour se preacute-
munir de cette tentation Pour reprendre la typologie qui vient drsquoecirctre deacutetailleacutee la peur de la
souffrance ne concerne ni le philosophe en geacuteneacuteral ni Socrate en particulier sous quelque
forme que ce soit Du point de vue de la souffrance physique non seulement son ascegravese
consiste en un entraicircnement agrave faire abstraction des affections corporelles mais de surcroicirct
le souci drsquoecirctre toujours precirct agrave mener une reacuteflexion logique lrsquoamegravene agrave tout mettre en œuvre
pour eacuteviter la douleur agrave commencer par satisfaire les besoins corporels ni au-delagrave ni en-
deccedilagrave du neacutecessaire crsquoest pourquoi il lacircchait la bride agrave lrsquoaspect le plus voluptueux de son
ecirctre pour mieux faire montre de tempeacuterance dans lrsquoexercice de la reacuteflexion tempeacuterance qui
lui fut eacutegalement utile sur le champ de bataille La souffrance morale ne concerne pas non
plus Socrate en tout cas pas au point de lrsquoamener agrave se suicider en buvant la cigueuml il ne se
suicide pas il est bel et bien exeacutecuteacute il accepte la mort sans la deacutesirer eacutetant precirct agrave assumer
toutes les conseacutequences de la vie philosophique sa condamnation ne geacutenegravere en lui aucune
315
MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II
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culpabiliteacute il sait qursquoil est irreacuteprochable eacutethiquement et nrsquoa commis aucune faute suscep-
tible de le deacuteshonorer Mourir nrsquoest pas pour lui une question de courage mais de fataliteacute
si Socrate se reacutesigne agrave son sort dans le Criton ce nrsquoest pas par souci drsquohonneur mais bien
parce qursquoil ne peut plus faire autrement agrave moins de mener une vie de becircte traqueacutee qui serait
encore plus insupportable que la mort et ne ferait que diffeacuterer cette derniegravere qui au lieu de
se passer dans la douceur et le confort relatifs qursquoil trouve accompagneacute de ses amis dans
le Pheacutedon risquerait drsquoecirctre violente inconfortable et donneacutee par des ecirctres hostiles Socrate
sait qursquoil ne peut pas ecirctre deacuteshonoreacute puisqursquoil a su rester fidegravele au parti pris suivant lequel
il a dirigeacute toute sa vie il sait que sa condamnation ne deacuteshonore que ceux qui lrsquoont pro-
nonceacutee Mecircme la souffrance morale que pourrait constituer le deacuteshonneur au sens militaire
du terme ne peut pas le concerner la gloire militaire le laisse indiffeacuterent il est un bon sol-
dat non pas parce qursquoil est precirct agrave se sacrifier pour sa citeacute mais parce qursquoil va sur le champ
de bataille pour gagner Drsquoailleurs lrsquoincipit de la Reacutepublique316 est teinteacute drsquoune certaine
nostalgie non seulement vis-agrave-vis du passeacute brillant et reacutevolu drsquoAthegravenes mais aussi de la vie
preacutematureacutement interrompue de ces jeunes gens dont le sacrifice nrsquoest valoriseacute agrave aucun
moment ne serait-ce que parce qursquoil est resteacute sans effet lrsquoennemi ayant gagneacute mecircme les
deacutebats qui suivent indiquent qursquoaux yeux du philosophe la victoire est un bien plus grand
que le sacrifice qui ne saurait ecirctre une fin en soi De faccedilon geacuteneacuterale agrave aucun moment le
philosophe nrsquoenvisage la vie comme pouvant devenir un fardeau si on recherche une telle
ideacutee dans les dialogues on la trouvera plutocirct dans lrsquoeacutevocation par Pausanias du mythe
drsquoAlceste cette femme qui srsquoest montreacutee precircte agrave se sacrifier pour son mari la mort eacutetant
pour elle un moindre mal en comparaison drsquoune vie sans son eacutepoux le simple fait que les
mythes philosophiques cessent de preacutesenter les Enfers comme un lieu horrifique suffit agrave ce
que deacutesirer la mort ne soit plus perccedilu comme un sublime sacrifice si lrsquoapregraves-mourir nrsquoest
pas terrifiant Alceste nrsquoa pour ainsi dire plus aucun meacuterite De toute maniegravere lrsquoideacutee sui-
vant laquelle la vie pourrait ecirctre un fardeau est plutocirct le fait des Romains on en trouve
notamment une trace chez Ciceacuteron qui parle en rheacuteteur plutocirct qursquoen philosophe Illud an-
git uel potius excruciat discessus ab omnibus iis quae sunt bona in uita Vide ne laquo a
malis raquo dici uerius possit317 Cette ideacutee nrsquoest pas platonicienne toutes ces misegraveres hu-
maines qui sont autant de corollaires directs de la vie en tant qursquoelle est la condition sine
qua non de leur possibiliteacute le philosophe platonicien ne saurait leur preacutefeacuterer la mort ni en
316 Cf Annexe 7 317
Cic Tusc I XXXIV-82 laquo Ceci tourmente ou plutocirct torture la seacuteparation de tous les biens de la vie Pre-nez garde qursquoon ne puisse dire plus justement laquo de tous les maux raquo raquo
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tant qursquoaneacuteantissement ni en tant que deacutelivrance du corps dans la mesure ougrave il ne craint
pas ces vicissitudes sa formation lrsquoayant entraicircneacute agrave ce qursquoelles ne lrsquoatteignent pas et
qursquoelles ne troublent pas sa praxis reacuteflexion
Quant agrave la peur du devenir au sens large du terme il serait tentant de penser qursquoelle
concerne aussi Platon en reacutealiteacute il ne faisait que srsquoen meacutefier drsquoun point de vue gnoseacuteolo-
gique il ne preacuteconisait pas de lrsquoeacuteliminer mais simplement de le surmonter pour pouvoir
saisir le fondement de lrsquoecirctre des choses La genesis nrsquoest qursquoun obstacle agrave surmonter pour
pouvoir connaicirctre lrsquoousia mais encore faut-il oser lrsquoappreacutehender avant de la surmonter la
stabiliteacute absolue ne saurait ecirctre que lrsquoaffaire de mythes ces mythes eschatologiques que
Platon a forgeacutes preacuteciseacutement pour aider ses concitoyens agrave faire face agrave une peur du devenir
qui eacutetait sans doute exacerbeacutee dans le monde grec ougrave lrsquohomme se croyait seul agrave ecirctre soumis
au devenir dans un monde perccedilu comme immuable ce dont on trouve une trace jusque
dans le discours de Pausanias dans le Banquet ougrave lrsquoun des avantages attribueacutes agrave lrsquoamour
noble non-pandeacutemien et srsquoattachant agrave lrsquoacircme plutocirct qursquoau corps est drsquoecirctre μόνιμός318 crsquoest-
agrave-dire stable ce qui indique que la capaciteacute des ecirctres et des choses agrave durer est perccedilu comme
un eacutetalon fiable pour juger de leur valeur Le triomphe du choix et de la stabiliteacute que de-
vrait permettre la survie post corporis mortem de lrsquoacircme reste chez Platon affaire de
muthos ce qui ne le rend pas contraire au logos mais le maintient agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir le phi-
losophe ne craint ni le non-choix ni le devenir mais fait tout son possible pour vivre avec
ces aspects de la vie il prend acte du fait que ses semblables ont peur du devenir Socrate
en a eu sous les yeux des exemples parlants comme Pheacutedon qui insiste sur le caractegravere in-
habituel de ses sentiments comme si crsquoeacutetait lagrave une raison suffisante pour srsquoen deacutefier319 ou
Pausanias qui eacuterige la stabiliteacute comme criteacuterium absolu mais le philosophe eacutetant celui qui
connait le mieux lrsquoordre du monde et la place que lrsquohomme y occupe il respecte cet ordre
et reste agrave sa place lrsquoaccepte tel quel mecircme avec la mutabiliteacute qursquoil comporte Le vrai cou-
rage nrsquoest donc pas de preacutefeacuterer la mort agrave une vie difficile Socrate fait la diffeacuterence entre
une vie difficile par deacutefinition mecircme de ce qursquoest la vie et une vie rendue impossible par
des circonstances faisant eacutemerger des difficulteacutes objectivement insupportables et le vrai
courage ne consiste pas agrave deacutesirer la mort pour eacuteviter la souffrance constitutive de la vie ter-
restre mais bien agrave affronter cette souffrance et agrave accepter la mort quand il nrsquoy a plus
drsquoalternative agrave cette derniegravere Les mythes eschatologiques sont ironiques pour la bonne rai-
son que le vrai philosophe nrsquoen a pas besoin pour apaiser une peur de la vie qursquoil
318
Plat Banquet [183d] Cf supra 319 Plat Pheacutedon [59a] Cf supra
240
nrsquoeacuteprouve pas srsquoil est exact comme le dit Rougier que le Phegravedre preacutesente la matiegravere
comme une dangereuse tentatrice il est tout aussi exact comme le dit Brague que le
mecircme dialogue par sa mise en scegravene montre que le philosophe nrsquoa pas besoin de la pro-
tection de la citeacute pour eacutechapper agrave cette tentation et que mecircme hors des murs de la polis lagrave
ougrave les charmes de la nature sont plus susceptibles que jamais de procurer un plaisir sensuel
pouvant paralyser lrsquointellect aussi efficacement que le ferait la plus profonde des tristesses
il trouve toujours le moyen de se proteacuteger contre cette tentation et ainsi sauvegarder son
activiteacute logique Si le contenu des mythes eschatologiques devait ecirctre pris au pied de la
lettre alors il serait trop facile pour lrsquoapprenti philosophe de se suicider pour acceacuteder direc-
tement agrave lrsquointelligible stable il est plus meacuteritoire lui reacutetorquerait Platon de persister dans
lrsquoactiviteacute philosophique malgreacute lrsquoobstacle que peut opposer le simple fait de vivre ici-bas
crsquoest preacuteciseacutement agrave cette constance que lrsquoon reconnait le vrai philosophe qui malgreacute les
difficulteacutes ne se laisse aller ni agrave la misologie ni mecircme simplement au pessimisme (crsquoest
drsquoailleurs bien autour de la lutte contre cette double tentation qursquoest construit le Pheacutedon)
laquo En fait crsquoest plutocirct en allant jusqursquoau fond du pessimisme vulgaire que Platon y reconquiert un optimisme (hellip) Tregraves nettement la conviction de Platon est que cultiver le pessimisme vul-gaire est inconvenant car crsquoest accorder trop drsquoimportance agrave des choses qui nrsquoen meacuteritent pas raquo320
Loin de manifester une quelconque peur de la vie ou une pulsion de mort Platon reconnaicirct
agrave la vie une valeur relative mais authentique mecircme le corps ne saurait ecirctre ontologique-
ment mauvais tout au plus les jouissances qursquoil procure peuvent-elles ecirctre consideacutereacutees
comme deacuterisoires en comparaison de ce que le philosophe gagne par sa praxis laquo Pourtant
le corps nrsquoest pas mauvais en soi le Monde qui possegravede une acircme et un corps est un vi-
vant eacuteternel parfait dont la beauteacute reacutejouit son auteur les dieux et les deacutemons qui ne
peuvent ecirctre que bons ont un corps visible et resplendissant raquo321 Le donneacute initial pour Pla-
ton est lrsquounion et non la distinction substantielle la seacuteparation restant un effort toujours
inabouti que mecircme le philosophe le plus expeacuterimenteacute ne saurait achever aussi longtemps
qursquoil vit sur terre le corps nrsquoest pas mauvais en soi il se trouve simplement qursquoil nrsquoest pas
autosuffisant les plaisirs qursquoil procure ne sont pas non plus neacutecessairement condamnables
drsquoun point de vue eacutethique ils sont simplement deacuterisoires si on les compare agrave ceux que pro-
cure la satisfaction du deacutesir de connaicirctre ce qui est il nrsquoest donc pas judicieux de haiumlr le
corps il nrsquoy aurait aucun sens agrave essayer de lrsquoannuler ontologiquement le but du philosophe
nrsquoest pas de le supprimer mais de le dominer afin qursquoil nrsquoimpose plus agrave lrsquoacircme ses valeurs et 320 GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon p97 321 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p186
241
ses fausses eacutevidences qui vont agrave rebours de lrsquoeacuteconomie de lrsquointelligence cherchant agrave tirer
lrsquoecirctre du devenir tandis que seul le devenir existe pour le corps Le philosophe nrsquoa pas la
preacutetention de deacutejagrave vivre agrave lrsquoeacutetat drsquoacircme libeacutereacutee du corps la capaciteacute agrave dominer son corps
peut mecircme agrave ce point ecirctre reconnue comme un eacutetalon fiable pour juger du potentiel drsquoun
individu agrave ecirctre philosophe qursquoil nrsquoest pas incongru de proposer que Platon devait avoir be-
soin du corps pour seacutelectionner et eacutevaluer les eacutelegraveves de lrsquoAcadeacutemie il nrsquoaurait eu que faire
drsquoeacutelegraveves qui nrsquoauraient deacutejagrave eu plus de corps pour la bonne raison que de tels eacutelegraveves au-
raient deacutejagrave deacutepasseacute le maicirctre qui nrsquoaurait rien eu agrave leur apprendre Lrsquoapprentissage de la
philosophie consistant preacuteciseacutement entre autres en un apprentissage agrave ne pas se laisser
dominer par les aventures qursquoentraicircne notre condition corporelle et donc agrave ne pas en avoir
peur le maicirctre en philosophie nrsquoaurait que faire drsquoeacutelegraveves deacutejagrave libeacutereacutes de cette condition
leur conduite en cette vie et non pas en une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee servant justement
drsquoeacutetalon pour eacutevaluer le potentiel et les progregraves de lrsquoapprenti
La boucle est boucleacutee et nous avons reacutepondu agrave ceux qui croient voir une laquo pulsion
de mort raquo dans la philosophie de Platon loin de se laisser aller agrave une haine de la vie qui ne
serait jamais que le deacutebut de la misologie pour une penseacutee qui reconnaicirct agrave la matiegravere le sta-
tut de premiegravere eacutetape vers la deacutecouverte de lrsquointelligible le philosophe platonicien laquo garde
lrsquoinitiative par rapport aux eacuteveacutenements raquo322 et sa connaissance de la vraie nature de la vie le
preacutemunit contre la tentation de se laisser deacuteborder par les eacuteveacutenements qui la constituent y
compris la mort elle-mecircme qui nrsquoest agrave aucun moment deacutesireacutee mais constitue simplement
un donneacute de fait qui ne doit pas plus opposer de reacutesistance agrave lrsquoexercice de la reacuteflexion que
nrsquoimporte quel autre pheacutenomegravene ontologiquement lieacute agrave la vie Le philosophe platonicien se
soucie peu de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour la bonne raison qursquoil reacutealise
deacutejagrave partiellement autant que le lui permettent les moyens dont il dispose le triomphe du
choix et la deacutefaite du devenir que cette survie est censeacutee apporter qui plus est en devant
tout agrave ses propres forces et non pas gracircce agrave une quelconque intervention divine ni mecircme
gracircce agrave la seacuteparation de lrsquoacircme et du corps qursquoil nrsquoest pas illogique de juger possible mais
qursquoil serait illogique de croire deacutejagrave acquise il ne peut avoir peur de la vie puisqursquoil fortifie
suffisamment lrsquoacircme pour empecirccher la naissance drsquoecirctre le deacutebut de la fin Ne deacutesirant ni la
mort ni une vie plus parfaite que celle qursquoil peut obtenir par ses propres forces le philo-
sophe platonicien nrsquoest ni surhumain ni infra-humain il est au contraire bel et bien celui
qui atteint lrsquoἀρετή de lrsquohomme qui pour un Grec ne saurait reacutesider ailleurs que dans la
322
JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p128
242
juste mesure celle qui consiste agrave se tenir agrave eacutegale distance de la diviniteacute (donc de lrsquoὕϐρις
drsquoun roi tel qursquoAlexandre) et de lrsquoanimaliteacute (donc du cynisme au sens moderne du terme
drsquoun sophiste tel que Thrasymaque ou Calliclegraves) Platon ne peut ecirctre perccedilu comme la cons-
cience neacutegative de son temps que srsquoil est tenu compte que son eacutepoque nrsquoest plus celle de
lrsquoapogeacutee drsquoAthegravenes mais bien celle de la deacuteperdition drsquoune tradition agrave laquelle il eacutetait atta-
cheacute notamment en tant qursquoelle procircnait le respect de la juste mesure que le philosophe
deacutefend en des termes que ne reniait pas Pindare lui-mecircme qui tout en chantant la gloire
des athlegravetes victorieux leur rappelait qursquoils ne sauraient preacutetendre pour autant mener une
vie semblable agrave celle des dieux μὴ ματεύσῃ θεὸς γενέσθαι323 dit Pindare agrave la fin drsquoune de
ses Olympiques reacutesumant ainsi un ideacuteal de juste mesure que Platon cherchera lui aussi agrave
restaurer dans le cadre de lrsquoAcadeacutemie le philosophe prenant le relais de ce que le politique
et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoassurer
323 Pind O 5 v 24 laquo Ne cherche pas agrave devenir Dieu raquo
243
Conclusion
Il a eacuteteacute souligneacute que la theacuteorie de la reacuteminiscence par laquelle Platon deacutefinit ou
plus exactement deacutecrit ce en quoi consiste lrsquoacquisition du savoir pour lrsquohomme nrsquoa rien
drsquoeacutetrange dans la mesure ougrave elle met en valeur le fait que toute connaissance est ontologi-
quement posteacuterieure agrave son propre contenu et que connaicirctre pour lrsquoesprit humain consiste agrave
remonter vers ce qui est la cause du savoir en tant qursquoil en est la condition de possibiliteacute
en somme lrsquoacte drsquoapprendre peut ecirctre compareacute au mouvement du saumon remontant le
torrent en amont jusqursquoau lieu de sa naissance Crsquoest fort de ce constat que nous nous per-
mettons de clocircturer ce travail avec une conclusion laquo en amont raquo qui partira de ce qui a eacuteteacute
expliciteacute en dernier lieu dans les pages preacuteceacutedentes pour mieux aboutir agrave ce qui avait eacuteteacute
poseacute comme probleacutematique au deacutepart une telle maniegravere de proceacuteder est assureacutement plus
pertinente qursquoun classique bilan-reacutesumeacute pour retracer partiellement le processus de forma-
tion de la conception qui nous a occupeacute et expliciter ainsi les enjeux de sa revitalisation par
Platon en drsquoautres termes cette conclusion nrsquoest en amont que par rapport au chemine-
ment qui fut le nocirctre agrave lrsquoeacutechelle de cette thegravese mais elle suit le mouvement reacuteel de lrsquoesprit
Dans cette mecircme logique nous nous autorisons agrave partir du disciple pour remonter jusqursquoau
maicirctre crsquoest-agrave-dire depuis Aristote jusqursquoagrave Platon prenant pour point de deacutepart une affir-
mation qui fut elle-mecircme (plus pour la posteacuteriteacute que pour Aristote lui-mecircme il est vrai) le
point de deacutepart drsquoun eacutelan μετά φυσικά crsquoest-agrave-dire venant apregraves lrsquoeacutetude de la nature
Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει disait le Stagirite agrave lrsquoouverture de la
Meacutetaphysique [980a] une phrase que lrsquoon a souvent tendance agrave traduire en franccedilais par
laquo tout homme par nature veut savoir raquo ce qui ne rend pas justice au verbe ὀρέγω qui nrsquoest
pas assimilable agrave βούλομαι (vouloir) et qui signifie premiegraverement laquo tendre raquo Aristote par
cette phrase nrsquoa donc pas la preacutetention de faire eacutetat drsquoune volonteacute humaine au sens ordi-
naire du terme il ne srsquoagit pas drsquoune manifestation du libre arbitre de lrsquohomme drsquoun choix
qui aurait pu ne pas ecirctre fait on ne peut reprocher agrave cette phrase drsquoeacuteriger un fait contingent
au rang de neacutecessiteacute elle doit plutocirct ecirctre envisageacutee comme une deacutefinition relativement ou-
verte de lrsquoἀρετή de lrsquohomme il est plus juste de la traduire par laquo tous les hommes sont de
par leur nature porteacutes vers le savoir raquo faisant ainsi eacutetat drsquoune virtualiteacute humaine que
244
chaque individu est libre drsquoactualiser mais qui ne disparait pas dans sa non-actualisation et
demeure un marqueur de la speacutecificiteacute humaine de surcroicirct le verbe εἰδέναι a beau ecirctre
substantiveacute par lrsquooctroi drsquoun article deacutefini il nrsquoen reste pas moins un verbe auquel le lec-
teur pourrait srsquoattendre agrave voir accoleacute un compleacutement et qui pourtant reste isoleacute comme si
le Stagirite avait tenu agrave laisser agrave chacun la possibiliteacute de deacutefinir agrave sa guise ce en quoi doit
consister ce savoir vers lequel il tend en tant qursquoil est homme Aussi si lrsquoon devait reacutepli-
quer quelque chose agrave Aristote ce ne serait pas la neacutegation drsquoune volonteacute personnelle de
savoir mais plutocirct la revendication drsquoun certain type de savoir vers lequel lrsquoindividu choisit
drsquoorienter ses efforts ce qui nrsquoen fait pas moins un savoir En somme nul ne choisit drsquoecirctre
porteacute vers le savoir mais chacun choisit le type de savoir qui donne sa raison drsquoecirctre agrave son
activiteacute cette ambiguiumlteacute est similaire agrave celle que nous avons attribueacutee agrave la notion de choix
dans lrsquoideacutee que nul ne choisit de choisir et que la liberteacute de lrsquohomme se manifeste non pas
dans le choix lui-mecircme mais dans le type de choix qui est fait Ainsi quels que soient ses
objectifs personnels lrsquohomme ne peut pas ne pas choisir drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de
chercher agrave connaicirctre le monde dans lequel il vit agrave savoir de quelle maniegravere il doit se con-
duire agrave connaicirctre la meilleure organisation possible de lrsquoEacutetat agrave savoir en quoi consiste le
beau en matiegravere drsquoart on pourrait donc compleacuteter la citation aristoteacutelicienne en reprenant
la typologie deacutegageacutee dans notre troisiegraveme partie et en affirmant que tout homme est par
nature porteacute vers le savoir en matiegravere scientifique eacutethique politique et artistique ndash pas tou-
jours au mecircme degreacute dans chaque domaine il est vrai mais ce non-choix nrsquoen est pas
moins ce qui marque la speacutecificiteacute de lrsquohomme au sein du regravegne animal en tant qursquoil donne
sa condition possibiliteacute agrave tout choix dont il constitue le revers la face non-choisie
Cette veacuteriteacute premiegravere du choix reacuteveacuteleacutee par le langage est aussitocirct contrecarreacutee par
une autre veacuteriteacute elle aussi premiegravere drsquoun point de vue ontologique mais secondaire drsquoun
point de vue pheacutenomeacutenologique (et donc exprimeacutee aussi comme secondaire drsquoun point de
vue chronologique) agrave savoir le non-choix absolu de la finitude qui se manifeste par
lrsquoensemble des faits venant freiner lrsquoactiviteacute qui deacutecoule du choix on distingue donc deux
types de non-choix le non-choix laquo ouvert raquo et relatif qui donne sa condition de possibiliteacute
au choix en tant qursquousage du libre arbitre et le non-choix laquo fermeacute raquo et absolu de la finitude
qui vient falsifier lrsquoouverture promise par le premier Crsquoest dans le mecircme acte de langage
que se font jour le choix et la finitude lrsquoun nrsquoallant pas sans lrsquoautre bien que le choix soit
toujours plus eacutevident que la finitude qursquoelle preacutecegravede toujours pheacutenomeacutenologiquement ndash
ontologiquement le rapport srsquoinverse ce qui rend indeacutepassable la contradiction entre ces
deux veacuteriteacutes pourtant compleacutementaires Il y a un indeacutepassable hiatus entre ces veacuteriteacutes
245
toutes deux fondatrices de la speacutecificiteacute humaine et entre lesquelles il nrsquoy a pas de rapport
drsquoeacutegaliteacute possible lrsquoesprit humain nrsquoayant de cesse drsquoessayer de retirer toute leacutegitimiteacute on-
tologique agrave la finitude ce qursquoil ne fait pas de gaicircteacute de cœur puisque la neacutecessiteacute de choisir
est aussi indeacutepassable qursquoinconfortable mais tout simplement parce que le triomphe du
choix sur le non-choix est ce qursquoil y a de plus logique ce qursquoil y a de plus conforme agrave
lrsquoideacutee premiegravere que lrsquohomme se fait de lui-mecircme sa veacuteriteacute ontologique premiegravere de ce
fait il peut aussi invalider jusqursquoau plaisir lui-mecircme mecircme srsquoil est conforme agrave la nature
son tort eacutetant preacuteciseacutement de deacutetourner lrsquohomme drsquoune activiteacute conforme au choix et de le
renvoyer agrave la part absolument non-choisie de son ecirctre La finitude nrsquoest pas toujours un
obstacle pour le choix elle peut mecircme lui ecirctre une aide par exemple lorsque la connais-
sance mateacuterielle est envisageacutee comme un tremplin vers la connaissance des reacutealiteacutes
intelligibles mais crsquoest justement le laquo pas toujours raquo qui fait toute la diffeacuterence lrsquoesprit
humain ne srsquoaccommode pas spontaneacutement des demi-mesures dont lrsquoacceptation neacutecessite
un effort et il suffit agrave la finitude de ne pas toujours ecirctre une aide pour constituer un obstacle
permanent aux yeux de lrsquohomme qui est cependant contraint de srsquoen contenter Vivre crsquoest
prendre le risque que tout ne se deacuteroule pas exactement comme notre raison lrsquoavait antici-
peacute et cela est insupportable non pas parce que ce serait eacutethiquement intoleacuterable mais
simplement parce que crsquoest illogique
La neacutegation de la finitude a notamment eacuteteacute opeacutereacutee au travers de trois grandes repreacute-
sentations mythiques dont Platon srsquoest fait lrsquoeacutecho dans la mesure ougrave elles exhortent agrave la
philosophie en laissant entendre que le monde nrsquoest pas irreacutemeacutediablement opaque pour
lrsquoesprit Ces repreacutesentations qui se teacutelescopent souvent se distinguent les unes des autres
en termes drsquoespace mais aussi en termes de temps elles ont cependant en commun de re-
connaicirctre au choix son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquohomme lui accordant un primat
chronologique qui nrsquoest que lrsquoimage de son primat ontologique ndash aussi son triomphe serait
donc un reacutetablissement apregraves lrsquoannulation de la falsification opeacutereacutee par la finitude La pre-
miegravere repreacutesentation celle de la deacutecheacuteance originelle fait de la finitude la conseacutequence
drsquoune faute drsquoune maladresse ou de tout autre eacuteveacutenement adventice le triomphe du choix
sur le non-choix est donc situeacute ici-bas mais dans un passeacute lointain et reacutevolu La deuxiegraveme
reacuteside dans lrsquoideacutee drsquoacircme du monde qui postule que le choix a deacutejagrave triompheacute de la finitude
mais dans un au-delagrave a priori inaccessible agrave lrsquohomme La troisiegraveme enfin celle de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme situe agrave nouveau dans le passeacute la victoire sur la finitude mais ce
passeacute nrsquoest pas deacutefinitivement reacutevolu puisque cette repreacutesentation fait eacutegalement agrave
lrsquohomme la promesse que la falsification par la finitude sera annuleacutee dans lrsquoavenir dans un
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au-delagrave qui nrsquoest donc pas irreacutemeacutediablement inaccessible agrave lrsquohomme puisque crsquoest de lagrave
que vient son acircme et que crsquoest lagrave qursquoelle est appeleacutee agrave revenir Cette troisiegraveme et derniegravere
repreacutesentation est celle qui satisfait le mieux lrsquoesprit humain non seulement parce qursquoelle
ne se contente pas de prendre acte drsquoune beacuteance et fait la promesse drsquoune victoire sur cette
beacuteance mais aussi parce que crsquoest cette repreacutesentation qui tient le mieux compte des con-
seacutequences de la nature ambivalente de lrsquohomme agrave la fois ecirctre de choix et de finitude la
plus deacuteterminante de ces conseacutequences eacutetant le caractegravere absolument ineffaccedilable de
lrsquoavoir-eacuteteacute de lrsquoindividu humain avoir-eacuteteacute qui peut ne se manifester que par un presque-
rien par des empreintes pour ainsi dire imperceptibles agrave lrsquoœil nu mais qui nrsquoen existent pas
moins et ont donc eacuteteacute introduites dans le monde comme une nouveauteacute radicale que nul ne
pouvait anticiper et qui plaide directement en faveur de la capaciteacute du principe spirituel de
lrsquoindividu humain absolument singulier agrave transcender les limites chrono-biologiques de
lrsquohomme Le philosophe en tant qursquoil produit une reacuteflexion qui nrsquoa pas vocation agrave expri-
mer la veacuteriteacute toute entiegravere de faccedilon deacutefinitive mais nrsquoest que la continuation drsquoun effort
intellectuel qui lrsquoa preacuteceacutedeacute et qui devra ecirctre poursuivi apregraves sa mort est mieux au fait que
quiconque de cette capaciteacute agrave srsquoinseacuterer dans un processus transcendant lrsquoindividu qui en est
cependant le producteur exclusif mais la connaissance de cette capaciteacute nrsquoest pas entiegravere-
ment satisfaisante pour un esprit humain en quecircte de triomphe du choix sur la finitude agrave
tout prendre elle est deacutecevante en tant que nous ne jouissons pas nous-mecircmes de la survie
de notre propre principe spirituel ce qui nous satisfait drsquoautant moins que nous
nrsquoengageons jamais une tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais La conception de
lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave cet eacutegard apparaicirct comme le plus haut degreacute envisageable
drsquoactualisation de cette survie potentielle celui qui promet enfin lrsquoachegravevement deacutefinitif de
notre eacutelan vers le savoir (au sens le plus large) et la possibiliteacute drsquoen jouir de faccedilon pleine et
entiegravere en contrepartie de lrsquoeacutetat drsquoinachegravevement permanent qui caracteacuterise notre vie la
conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme promet lrsquoachegravevement complet autant dire le triomphe
complet du choix sur la finitude et crsquoest en promettant un eacutetat ougrave plus rien ne viendrait
contrecarrer lrsquoeacutepanouissement du choix que cette conception preacutemunit contre la tentation
de se reacutevolter ouvertement contre notre condition en la rendant supportable Crsquoest en tout
cas ainsi qursquoil fallait la comprendre dans le monde grec ougrave toute reacutevolte de lrsquohomme contre
sa propre reacutealiteacute aurait releveacute de lrsquoὕϐρις ce contre quoi il fallait se preacutemunir agrave tout prix
drsquoautant que la tentation de cette reacutevolte eacutetait forte pour les Grecs qui se pensaient seuls
soumis au devenir lineacuteaire qui est un aspect parmi drsquoautres de la finitude dans un monde
caracteacuteriseacute par le devenir circulaire ou plutocirct par la stabiliteacute
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Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans un tel cadre nrsquoest donc pas contraire au λόγος elle
est mecircme ce qursquoil y a de plus logique pour un Grec qui ne peut concevoir le neacuteant (il nrsquoest
drsquoailleurs pas certain qursquoil soit moins ineffable pour la moderniteacute) et pour lequel il est deacutejagrave
patent que chacun peut connaicirctre une expeacuterience mecircme minime de sortie du corps elle
nrsquoest pas non plus deacuteraisonnable elle est mecircme drsquoautant plus raisonnable qursquoen maintenant
vivace lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle drsquoune vie caracteacuteriseacutee par le choix ne ren-
contrant aucun obstacle elle constitue une sorte de garde-fou gracircce auquel le monde grec
srsquoest longtemps preacutemuni contre la tentation drsquoune reacutevolte contre la condition humaine lais-
sant la responsabiliteacute de la reacutevolte aux ecirctres surhumains repreacutesenteacutes sur la scegravene de la
trageacutedie comme Promeacutetheacutee Le poegravete et le politique contribuaient au maintien de ce garde-
fou mais agrave lrsquoeacutepoque de Platon le cadre traditionnel de la citeacute a eacuteclateacute entraicircnant notam-
ment une deacuteperdition au sein de la jeunesse des mythes qui assuraient la coheacutesion de la
citeacute agrave commencer par la repreacutesentation de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme ce qui
nrsquoa pas eacuteteacute sans conseacutequences eacutethiques facirccheuses Le politique et le poegravete ayant failli libre
au philosophe drsquoentrer en scegravene et de construire un nouveau garde-fou en lieu et place de
celui qui a craqueacute sous les coups de boutoir des Laceacutedeacutemoniens ce qui neacutecessite une reacute-
forme agrave part entiegravere non pas un retour en arriegravere et encore moins une crispation
reacuteactionnaire sur un passeacute reacutevolu la reacuteforme ne saurait non plusse traduire par une volonteacute
de faire table rase du passeacute Platon prend acte du fait que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme
nrsquoest ni illogique ni deacuteraisonnable son mode de vie philosophique et donc asceacutetique (et
non pas asceacutetique et donc philosophique) lui ayant donneacute la confirmation de ce qui lui en-
seignait la tradition mais puisque cette tradition ne se suffit plus crsquoest donc le mode de vie
philosophique qui distribue deacutesormais les bons et les mauvais points aux repreacutesentations
mythiques et valide ainsi la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave laquelle il nrsquoest pas neacutecessaire
de croire sans reacuteserve mais agrave laquelle il est preacutefeacuterable drsquoadheacuterer afin de maintenir agrave lrsquoeacutetat
drsquoespoir la possibiliteacute drsquoun accegraves immeacutediat aux veacuteriteacutes intelligibles et ainsi accepter que cet
accegraves reste agrave lrsquoeacutetat drsquoobjectif continuellement diffeacutereacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre
Le philosophe entretient avec le domaine mateacuteriel une relation apparemment ambigueuml en
tant qursquoil doit srsquoen abstraire pour mener agrave bien une reacuteflexion mais a aussi besoin de lui
pour penser la reacutealiteacute dans son entiegravereteacute il a donc conscience plus que quiconque du hiatus
qui existe entre ces deux veacuteriteacutes humaines compleacutementaires et cependant irreacuteconciliables
que sont le choix et la finitude et puisque la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest ni
illogique ni deacuteraisonnable elle constitue donc le meilleur compromis qui soit pour rendre
ce hiatus supportable pour lrsquoapprenti philosophe Le reacuteinvestissement par la philosophie de
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cette conception mythique nrsquoa donc rien drsquoartificiel faute de pouvoir deacutemontrer par des
arguments logiques reacuteellement convaincants que lrsquoacircme humaine est immortelle Platon ex-
horte ses eacutelegraveves et ses lecteurs agrave rester fidegraveles au juste milieu dont Socrate lui-mecircme a
fourni une manifestation saisissante non seulement en acceptant sereinement son sort mais
aussi en ayant la modestie de reconnaicirctre qursquoil ne savait pas tout et en ne refusant ni un
confort minimal ni les plaisirs conformes agrave la nature humaine ce qui justifie que Platon
refuse tout statut de pur esprit au philosophe et le met en scegravene dans ses dialogues tel qursquoil
est crsquoest-agrave-dire corporel soumis au devenir et capable de se reacutetracter opposant ainsi une
conception dynamique de la penseacutee perpeacutetuellement occupeacutee agrave poser les bonnes questions
agrave une conception statique plutocirct occupeacutee agrave donner des reacuteponses toutes faites De ce point
de vue en tant qursquoexhortations agrave une sagesse caracteacuteriseacutee par le respect du juste milieu par
le maintien de lrsquoecirctre humain dans ses limites et par le consentement au perpeacutetuel inachegrave-
vement caracteacuterisant la penseacutee les mythes eschatologiques de Platon justifient
implicitement que sa penseacutee se soit exprimeacutee au travers de dialogues ce qui nous renvoie agrave
notre point de deacutepart la boucle est boucleacutee
Notre but eacutetait de chercher agrave cerner telles qursquoelles ont pu trouver agrave se manifester
chez Platon quelles furent parmi les intuitions spontaneacutees de lrsquohomme prenant connais-
sance de lui-mecircme celles qui ont pu conduire ce dernier agrave croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son
acircme nous nrsquoavons pas la preacutetention drsquoavoir eacutepuiseacute le sujet mecircme si nous lrsquoavons au moins
eacuteclaireacute mais nous avons peut-ecirctre fait mieux puisque nous avons deacutesormais de quoi reacute-
pondre agrave ceux qui encore aujourdrsquohui taxent Platon drsquoideacutealisme et de rigorisme eacutethique
voire lui attribuent une laquo pulsion de mort raquo sur la base drsquoune lecture superficielle de
Nietzsche il est sans doute au contraire le philosophe qui srsquoest mieux preacutemuni que tout
autre contre la tentation de la surhumaniteacute et aussi contre celle du deacutegoucirct de la vie Certes
il a situeacute le siegravege de la veacuteriteacute de lrsquoecirctre dans des ideacutees intelligibles auxquelles lrsquohomme ne
saurait avoir un accegraves complet et immeacutediat aussi longtemps qursquoil vit sur terre mais ce
nrsquoeacutetait que pour mieux dire que lrsquoeacutelan vers la connaissance nrsquoest pas irreacutemeacutediablement
voueacute agrave lrsquoeacutechec qursquoil faut savoir accepter aussi longtemps que lrsquoon vit ici-bas que cet eacutelan
ne soit pas deacutefinitivement satisfait et qursquoil ne faut en aucun cas faire lrsquoeacuteconomie du savoir
sensible Certes Platon a eacutetabli comme eacutetat de perfection eacutethique la vie de lrsquoacircme deacutesincar-
neacutee libeacutereacutee de la tentation de la matiegravere mais ce nrsquoeacutetait que pour mieux souligner qursquoun tel
eacutetat nrsquoeacutetait pas accessible agrave lrsquohomme dont lrsquoacircme eacutetait encore mecircleacutee agrave un corps avec lequel
il faut donc composer jusqursquoagrave la mort en lui fournissant tout ce dont il a besoin et seule-
ment cela ce qui implique de se tenir agrave eacutegale distance de la vie de lrsquoascegravete torturant