La calebasse de l'excision en pays gourmantché

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Michel Cartry La calebasse de l'excision en pays gourmantché In: Journal de la Société des Africanistes. 1968, tome 38 fascicule 2. pp. 189-226. Citer ce document / Cite this document : Cartry Michel. La calebasse de l'excision en pays gourmantché. In: Journal de la Société des Africanistes. 1968, tome 38 fascicule 2. pp. 189-226. doi : 10.3406/jafr.1968.1437 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1968_num_38_2_1437

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Michel Cartry

La calebasse de l'excision en pays gourmantchéIn: Journal de la Société des Africanistes. 1968, tome 38 fascicule 2. pp. 189-226.

Citer ce document / Cite this document :

Cartry Michel. La calebasse de l'excision en pays gourmantché. In: Journal de la Société des Africanistes. 1968, tome 38fascicule 2. pp. 189-226.

doi : 10.3406/jafr.1968.1437

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1968_num_38_2_1437

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J de la Soc. des Africanistes XXXVIII, 2, 1968, p. 189-225

LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ

PAR

M. CARTRY

« C'est en effet chez ces hommes qu'est apparue une sorte de primauté, sinon de souveraineté du signe. »

Marcel Griaule.

Dans certains clans gourmantché de la région de Diapaga (Haute- Volta), les jeunes filles nubiles qui sont sur le point de se marier doivent subir une initiation avant de rejoindre la maison de leur mari x. Cette initiation, qui se déroule sur une période de cinq semaines, comporte comme moment principal l'opération connue sous le nom de clitoridectomie a.

1. Pour la transcription des nombreux termes gourmantché cités dans cet article, nous avons suivi les règles de l'Alphabet phonétique international. Nous remercious vivement Mme Suzanne Platiel, linguiste du Centre national de la Recherche scientifique (C. N. R. S.), grâce à qui nous avons pu effectuer ce travail de transcription. Nous nous sommes tenus ici à une transcription simplement phonétique, la phonologie du gourmantché de la région de Diapaga étant encore incertaine. Il existe en gourmantché un son pour lequel Г A. P. I. n'a pas prévu de signe distinctif ; il s'agit d'une vibrante alvéolaire à un seul battement qu'on entend tantôt comme un r roulé, tantôt comme un d, tantôt comme un /. Nous l'avons écrit : r. L'on remarquera, en outre, que si dans une succession de deux voyelles, la première est un и ou un 0, les Gourmantché labialisant la consonne qui précède la prononcent : w ; c'est ce que nous avons voulu marquer par un w rehaussé (ainsi : ]iwo). Pour marquer l'allongement d'une voyelle, nous l'avons redoublée. En ce qui concerne la voyelle épenthétique, nous avons suivi l'usage en la signalant par un point. Pour séparer les éléments d'un mot composé, nous avons eu recours/à l'apostrophe. Le gourmantché étant une langue à classes nominales, l'appartenance à une classe est marquée pour le singulier et le pluriel par un préfixe (ou pronom représentatif de classe) et un suffixe. Pour marquer les séparations entre les radicaux et les affixes de classe, nous avons utilisé le tiret.

2. Dans certaines régions du pays gourmantché, toutes les jeunes filles sont excisées, mais dans le Gobnangou cela dépend de l'appartenance clanique. Sur les 50 clans que nous avons dénombrés dans le Gobnangou, 22, donc moins de la moitié, pratiquent l'excision, certains clans, qui ne la pratiquent plus aujourd'hui, disent l'avoir autrefois pratiquée. Quand on leur demande la raison d'être d'une telle institution, les Gourmantché proposent généralement un type d'explication qui n'est pas sans rappeler celui des Dogon. Le clitoris est assimilé à un petit pénis. La femme, avant l'opération, est un être androgyne et cette ambivalence nuit à sa fécondité. Pour fixer la femme dans son véritable sexe, il faut donc l'exciser. De fait, les femmes des clans qui excisent sont réputées plus prolifiques que les autres et, pour cette raison, sont recherchées comme épouses de façon préférentielle. Un problème se pose auquel il est difficile de répondre : pourquoi des clans ont-ils abandonné une pratique institutionnelle dont ils savaient qu'elle augmentait la fécondité de leurs filles ? Dans le Gobnangou, l'excision revêt deux formes institutionnelles : ti-dzoo' pien-di (lit. « l'excision blanche ») et ti-dzoo' Vàn-di (lit. « l'excision noire »). Dans cet article, il ne sera question que de ti-dzoo' pi€n-di qui seule correspond à ce qu'on entend généralement par initiation. Ti-dzoo 'bwân-di ne concerne que des fillettes à peine sorties de l'enfance et ne comporte aucune phase qui puisse être considérée comme une période de réclusion à fin d'enseignement. Il en va différemment de

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SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

Les jeunes filles d'un même patrilignage se regroupent dans la maison du doyen du Hgnage г, celui qui possède l'autel lié à l'excision (li-dzo' bu' dzoa-ri 2). L'initiation commence généralement un samedi — jour cérémoniel pour les Gourmantché — et c'est dans la soirée du premier samedi, après l'exécution d'une série de rites que nous ne pourrons décrire ici, qu'on procède à l'opération proprement dite. Le soir du second samedi, une calebasse hémisphérique de moyenne dimension appelée ki-dzo'yie-ga («la calebasse de l'excision »), ornée de nombreux motifs gravés, qui ont tous une signification liée à la fécondité des femmes et plus généralement au phénomène de la procréation, est remise à chaque initiée pour une période d'environ quarante-huit heures (pi. I, 1). Reprise par une parente qui la cache dans un grenier de sa propre case pendant le reste du temps de l'initiation, cette calebasse est rendue à la jeune fille le dernier jour et pour la seule durée de ce jour. Au terme de cette journée, au moment où la nouvelle initiée s'apprête à rejoindre le lit de son mari, elle lui est à nouveau retirée mais cette fois définitivement. Ou plutôt elle ne lui sera rendue — nous verrons à quelles conditions — que le jour de sa mort. C'est ce jour, en effet, qu'on ira retirer la calebasse du grenier où on l'avait cachée, pour aller l'introduire dans la tombe, la faisant reposer sur la terre, à côté du visage même de la défunte s.

Que représente cette calebasse ? La façon dont elle est préparée avant d'être gravée, l'opération du graveur, la signification des motifs gravés, les manipulations qui en sont faites au cours des rites de l'initiation, les précautions prises pour la dissimuler après le mariage de l'initiée, tout nous indique qu'il s'agit d'un objet investi d'un pouvoir considérable. A n'en pas douter, elle n'est pas un simple emblème de l'initiée considérée dans sa fonction de future mère, mais un auxiliaire indispensable de son « pouvoir procréateur » (ce que les Gourmantché appellent son mi-tay-ma). Les signes qui y sont gravés sont efficaces, d'une efficacité telle que sans eux la femme ne pourrait engendrer, ou ne pourrait avoir que des maternités précaires. C'est ce que nous allons essayer de montrer en décrivant,

ti-dzoo'pien-di qui répond aux critères de l'initiation : épreuves, enseignement, mise en relation avec le « surnaturel », naissance à une autre vie après réalisation d'une mort symbolique. L'opposition « excision blanche »/« excision noire » semble se référer au fait que dans la première la jeune fille, après sa renaissance, est ceinte d'une ceinture de fibres blanches et tout entière revêtue de parures de cauris (bonnet, collier, jupe, bracelets, chevillères). Le blanc symbolise ici que la jeune fille qui vient de renaître est maintenant purifiée. Le fait d'avoir à subir l'une ou l'autre forme d'excision dépend également de l'appartenance clanique (sur les 22 clans gourmantché du Gobnangou, la moitié pratique « l'excision noire », l'autre moitié « l'excision blanche »). A propos de « l'excision blanche », ce qu'il nous importe ici de souligner c'est, qu'au terme de cette initiation, la jeune fille est mariée ; « l'excision blanche » est donc essentiellement une initiation au mariage. La finalité du mariage étant la procréation, l'initiation vise ici à donner à la jeune fille la plus grande fécondité possible. Le lignage du mari étant le premier intéressé, les frais considérables qu'entraîne la cérémonie sont principalement à sa charge.

1. Le nombre de jeunes filles du même lignage que regroupe « l'excision blanche » est variable selon les années. Cela peut aller de 4 à 10. C'est la veille de l'opération que les jeunes filles vont s'installer dans la maison du doyen de leur lignage, appelée pour la circonstance « la maison de l'excision ». Viennent les y rejoindre leur doyenne de lignage ainsi que leur propre mère. Durant toute l'initiation, les jeunes filles sont commandées par l'une d'entre elles, appelée dzoo'bar-o (lit. « chef des excisées »). Comme yuamia (le premier des circoncis) dont elle est l'équivalent féminin, dzoo'bar-o est choisie par la divination. Notons enfin que si, dans un même village, il existe deux clans qui pratiquent « l'excision blanche », il leur est interdit de tenir leur cérémonie d'initiation la même année.

2. Li-dzo' bu'dzoa-ri (lit. « \'o-bul-o de montagne pour l'excision ») est une catégorie d'o-bul-o (terme difficilement traduisible sinon par l'expression de « divinité secondaire » ou de « puissance ») eu même temps que l'objet qui lui sert de support. C'est sur le li-dzoo'bu'dzoa-rio que le doyen de lignage offre des sacrifices pour les jeunes excisées.

3. C'est un peu par hasard que nous avons appris l'existence de cette calebasse de l'excision. Voici dans quelles circonstances. Comme l'archéologue Guy de Beauchêne, lors de la tournée qu'il effectua avec nous dans le Gobnangou (avril 1967), venait d'enquêter sur la poterie gourmantché dans le village de Yobri, nos informateurs, voyant l'intérêt que nous portions aux motifs qui figuraient sur certaines de ces poteries, nous présentèrent spontanément une calebasse sur laquelle avaient été gravés des dessins très réalistes. Ayant alors demandé s'il existait d'autres calebasses gravées ou pyrogravées, l'on finit par nous parler de la calebasse de l'excision. Quelques jours plus tard, cette calebasse nous fut montrée à Mahadaga, un autre village du Gobnangou. Une première enquête suffit pour nous convaincre de la richesse des représentations associées à cet objet.

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et en tentant d'élucider, les liens complexes qui rattachent cette calebasse aux croyances et aux rites relatifs à la procréation 4

C'est bien avant le début de l'initiation qu'on choisit les spécialistes chargés de graver les calebasses et qu'on s'occupe de la culture, de la récolte et de la préparation des fruits du calebassier. Deux ou trois jours après que les jeunes filles aient été opérées, les graveurs peuvent alors se livrer à leur travail. Ce sont ces diverses opérations que nous allons d'abord nous attacher à décrire. Dans une seconde partie, nous présenterons et commenterons l'ensemble des motifs gravés dont la calebasse est ornée. Nous verrons en troisième lieu ce qu'il advient de cet objet depuis le moment où il est gravé jusqu'au jour de la mort de sa propriétaire. Enfin, nous tenterons de dégager l'idée directrice autour de laquelle s'ordonnent les différents aspects de cette institution 2.

Choix du graveur et préparation de la calebasse.

C'est au futur mari que revient le soin de choisir la personne qui devra graver la calebasse de sa fiancée. Ce choix est une affaire grave et les démarches qu'il implique doivent être entreprises plusieurs mois avant le début de l'initiation. Trois conditions y président : il faut que le graveur appartienne au même clan que les jeunes filles qui doivent être initiées ; il faut, en outre, qu'il soit circoncis 3 ; il faut, enfin, qu'il n'ait pas déjà été sollicité pour graver la calebasse d'une autre jeune fille du même village et du même clan devant être initiée en même temps. Pour comprendre la première condition, il faut savoir qu'aux yeux des Gourmantché, la part qui revient à la femme dans la création de l'enfant n'est pas réductible à une aptitude qu'elle détiendrait en propre en raison de sa constitution physiologique. Ce pouvoir de procréer qui est le sien, elle le tient en partie de son clan, en partie du clan de sa mère, mais c'est son clan qui en est le véritable dépositaire. Pour que ce pouvoir

1. La calebasse de l'excision est mi objet qui est dissimulé pendant toute la vie de l'initiée et dont la destination finale est soit la destruction, soit l'inhumation. Pour des raisons non complètement claires à nos yeux, nous réussîmes, grâce à Kpana Lômpo, l'un de nos informateurs de Mahadaga et en même temps notre hôte, à nous en procurer une ; nous savous qu'il ne s'agit pas d'une copie. Selon УеНргу.Ьл Lômpo, le fils de Kpana, cette calebasse était la propre calebasse de Nano Wooba (du clan des bi-suf.lv-b/i), village de Mahadaga. En qualité de doyenne de lignage d'un clan pratiquant « l'excision blanche », cette femme âgée était la gardienne de toutes les calebasses des excisées de son lignage, y compris de la sienne propre. Elle n'aurait jamais accepté de se dessaisir d'une calebasse ne lui appartenant pas, mais à la demande pressante de Kpana, dont l'influence dans toute la région est considérable, et compte tenu du fait qu'elle était trop vieille pour avoir encore des enfants, elle aurait consenti, après accord de ses enfants, à abandonner sa propre calebasse à notre hôte Kpana, qui lui-même voulut bien nous la donner.

2. En 1968, il y eut une « excision blanche » dans le village de Mahadaga. Retenu par d'autres occupations, nous ne pûmes y assister. Nous n'avons donc pu observer le travail du graveur. Ce travail étant un rite, il était hors de question qu'il l'exécute en dehors du contexte habituel et à seule fin de nous montrer comment il procédait. A défaut de possibilité d'observation directe nous avons questionné de la façon la plus minutieuse possible, et comme nous avons travaillé avec un graveur de calebasse, nous ne pensons pas avoir commis beaucoup d'erreurs. Les informateurs principaux dont les renseignements font la matière de cet article appartiennent tous au village de Mahadaga : Kpana Lômpo, Yeripay.ba Lômpo, fils du précédent, maintenant enquêteur du С V. R. S. et à qui nous devons l'essentiel de nos connaissances sur le système religieux des Gourmantché, Moali Wooba (du clan des bi-dyab.-ba), graveur de calebasse et doyen du lignage de ce clan qui est installé à Mahadaga, Malpwa Wooba, doyenne du même lignage. L'on nous permettra d'indiquer que lors de l'un de ses passages à Ouagadougou, Mme Germaine Dieterlen, notre Directeur de Recherches au С N. R. S., voulut bien travailler quelques heures avec nous sur cette calebasse, eu présence de Yeripay.bz Lômpo. La pertinence de ses questions nous a beaucoup aidé pour orienter notre enquête.

3. Eutre ю et 15 ans, tous les jeunes gens du Gobnangou sont en principe circoncis. Bien que cela soit exceptionnel, il arrive néanmoins de rencontrer certains adultes non circoncis. Plusieurs années séparent deux camps de circoncision dans le même village et il peut se faire que pour telle ou telle raison, un jeune homme n'ait pu se rendre au camp en même temps que ses camarades de la même classe d'âge, non plus qu'au camp suivant. Il peut aussi arriver que le devin déconseille la circoncision pour tel ou tel individu.

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puisse se réaliser, il est indispensable que certains membres (hommes ou femmes) de son clan, agissant comme représentants du clan, effectuent un certain nombre de rites. L'inscription sur une calebasse des signes de la procréation est l'un de ces rites et l'un des plus importants. Cela n'aurait aucun sens qu'un tel rite fût accompli par quelqu'un d'étranger au clan car les signes tracés seraient vidés de leur substance. Quant à la seconde condition, nos informateurs l'expliquaient ainsi : même adulte, un non-circoncis est un enfant et toute opération effectuée par un enfant comporte une part de jeu. Or on ne peut jouer impunément avec la procréation. Et pour illustrer cette affirmation, l'un de nos informateurs nous donnait l'exemple d'un enfant qui s'emparant d'un œuf (symbole de la vie) pour s'en servir comme d'un jouet, finissait toujours par le briser en le laissant tomber. En d'autres termes, exiger du graveur qu'il soit circoncis revient à exiger qu'une opération liée à la procréation soit accomplie par une personne elle-même capable de procréer. La troisième condition implique qu'il y ait autant de graveurs que de calebasses à graver et donc que de jeunes filles à exciser en même temps, dans le même clan et dans le même village x. Pour une même initiation, le graveur ne peut refaire deux fois le même travail. Kpana Lômpo, de qui nous tenons l'énoncé de cette condition, la commentait ainsi : le processus de la procréation est toujours strictement individualisé ; ce n'est pas n'importe quelle femme, simple représentante de l'espèce qui procrée ; c'est telle femme, fille d'une femme et d'un homme déterminés et épouse d'un individu qui lui-même occupe une place unique au sein d'une famille déterminée. Si un même « ouvrier » gravait les calebasses de plusieurs jeunes filles, il risquerait de « mélanger les chemins de la procréation ». Tout d'abord, il pourrait se faire qu'en dessinant les calebasses de deux jeunes filles devant épouser deux individus appartenant à deux clans différents, il intervertisse la position des deux maris. Devant graver le chemin de la procréation se rapportant à l'union d'une femme d'un clan x et d'un homme d'un clan y, il dessinerait le chemin de la procréation se rapportant à l'union d'une femme d'un clan x et d'un homme d'un clan z. Cette erreur pourrait avoir des conséquences funestes puisque la jeune femme risquerait de mettre au monde un enfant qui n'appartiendrait pas au clan de son mari 2.

Mais le risque de confusion ne serait pas éliminé pour autant si le graveur dessinait les calebasses de deux jeunes filles devant épouser des hommes d'un même clan. Dans ce cas, le graveur pourrait intervertir Y v-ya-ri des enfants à naître. Qu'est-ce que Y v-ya-ri ? Sans entrer dans un long commentaire de cette notion difficile, indiquons que Vv-ya-ri est ce qui, d'un ancêtre, homme ou femme, s'est « réincarné » ou plutôt s'est présentifié dans l'un de ses descendants. On dira de x qu'il a pour v-ya-ri tel ou tel ancêtre et qu'il est Y v-ya-ri de cet ancêtre. Chacun a son v-ya-ri mais il peut arriver qu'on ait pour v-ya-ri un ancêtre ayant appartenu à un autre clan que le sien 3. On peut donc dire que Y v-ya-ri est ce qui contribue à constituer l'individualité d'une personne par rapport à une autre personne de même clan. A supposer donc que le graveur ait à dessiner les calebasses de deux jeunes filles appartenant au même clan paternel et qui auraient un même clan maternel, et un même clan d'alliés

1. Il est par contre possible pour le même graveur de graver les calebasses de deux jeunes filles du même clan qui bien qu'initiées à la même époque le sont dans des villages différents.

2. Nous devons indiquer à ce propos qu'aux yeux des Gourmantché, il y a une différence essentielle dans la façon dont est perçu un enfant adultérin selon qu'il est issu d'un amant appartenant ou non au clan du mari. Si l'identité du géniteur vient à être connu, un enfant adultérin, issu d'un homme étranger au clan du mari, est perçu comme un véritable « bâtard ».

3. Uv-qa-ri d'un enfant est déterminé par le devin géomancien. Un individu, homme ou femme, peut avoir pour v-ya-ri la mère de son père ou la mère de son grand-père paternel. Dans ce cas, il prendra les interdits « toté- miques » propres au clan de la mère de son père ou à celui de la mère de son grand-père ; en outre, il ne pourra épouser un homme ou une femme de ces clans ; enfin, s'il s'agit d'une femme, elle ne pourra être donnée en mariage par son pèie, ce dernier ne pouvant disposer de « sa mère » ou « sa grand-mère ».

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(le clan des futurs maris) , il y aurait encore un risque d'erreur dont les conséquences seraient aussi funestes que dans le cas précédent.

Les graveurs sont donc choisis par les différents maris parmi les frères cadets (réels ou classificatoires) du doyen du lignage des initiées. Au doyen lui-même revient la charge de graver la calebasse de dzoo'bar-o (la première excisée).

Comme le nombre, la forme et l'agencement des motifs gravés se répètent identiques sur toutes les calebasses de l'excision, on peut se demander comment le graveur peut faire advenir « un chemin de la procréation » tel qu'il ne soit semblable à aucun autre. Nous ne pouvons répondre à cette question autrement qu'en supposant que la valeur des signes n'est pas réductible à leur graphie mais qu'elle est également fonction de l'intention signifiante qui préside à leur naissance. A cette étape de notre description, nous voyons déjà s'esquisser l'image du graveur et de l'opération qu'il accomplit. Elle apparaîtra plus clairement dans la suite de cette analyse. Loin de dessiner ses figures de façon mécanique, le graveur, véritable démiurge, fait venir à l'existence le processus de la procréation, au moins autant par la pensée que par le mouvement même de sa main. Tout en gravant, il doit considérer toutes les déterminations de l'enfant à naître, son ascendance paternelle, son ascendance maternelle, son v-tja-ri, en un mot tous les éléments qui entrent dans la constitution de son destin singulier. Mais tout se passe comme s'il ne pouvait reproduire deux fois cet acte de création. Un lien intime rattache le graveur à la calebasse gravée ou le créateur à sa création. Pour nous faire sentir l'intimité de ce lien, Kpana Lômpo le comparait à celui de l'enfant à sa mère.

C'est l'o-f>woli'ni'kpel-o, la doyenne de lignage, ici la doyenne du lignage du mari x, qui est chargée de la culture du calebassier [ku-yie'tun-gu) dont sortira la calebasse de l'excision. Avant de décrire la façon dont elle procède, arrêtons-nous un moment sur le symbolisme de la calebasse. Comme dans de nombreuses populations africaines, la calebasse chez les Gourmantché n'est pas seulement l'attribut féminin par excellence, elle est symboliquement la matrice de la femme. Qu'elle soit perçue comme telle, on peut en trouver notamment confirmation dans l'obligation qui est faite à la femme enceinte de ne jamais sortir du village sans se munir d'une calebasse et ceci, dit-on, afin de lui permettre de déposer son enfant dans la calebasse et le ramener au village, au cas où elle accoucherait prématurément en brousse.

Une telle association matrice /calebasse s'explique par la forme de cette dernière mais tient également au fait qu'une relation est probablement perçue entre le liquide que contient le fruit du calebassier, ou que va recevoir la calebasse récipient, et le liquide amniotique dans lequel baigne le fœtus. Mais il y a davantage, car par sa forme et sa fonction de récipient, une poterie hémisphérique pourrait avoir une signification équivalente. Selon Kpana Lômpo, si la calebasse se prête mieux que la poterie à jouer le rôle de substitut symbolique de la matrice, c'est qu'elle est un objet naturel, un objet organique, directement créé par Dieu, alors que la poterie est un objet fabriqué par les hommes. La calebasse est de « la vie » et c'est parce qu'elle est comme la vie, nous disait Kpana, qu'on peut et qu'on doit la raccommoder lorsqu'elle s'est brisée 2. C'est également la raison pour laquelle lors-

1. Vo-jFoli-ni-kpel-o est la femme la plus âgée de la plus ancienne génération du lignage d'Ego; elle joue un rôle très important dans toutes les cérémonies qui marquent les étapes importantes du cycle de vie.

2. Nous voyons là s'exprimer pour la première fois un mode de pensée que nous retrouverons constamment dans les commentaires de nos informateurs sur la calebasse de l'excision et qui consiste à toujours chercher l'explication symbolique d'une pratique qui peut parfaitement s'expliquer par des considérations d'ordre pratique. Avec une alêne et du fil de coton, les Gourmantché savent raccommoder une calebasse ; ils ne savent pas recoller une poterie brisée. Mais cette différence n'est pas seulement interprétée en termes de savoir-faire technique.

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qu'elle n'est plus raccommodable, on en récupère les morceaux pour s'en servir comme de petites tablettes d'écriture 4

Au début de l'hivernage, Yo-fwoli'ni'kpel-o sème les calebassiers dont sortira la calebasse de l'excision, dans un champ d'arachides ou de coton appartenant à son lignage. Elle n'utilise que des graines provenant de ce même lignage. En outre, elle doit associer aux semences du calebassier, les graines d'une plante grimpante appelée ku-toam' pien-gu (plante ressemblant au haricot que nous n'avons pu identifier). Pour cette dernière plante, elle n'utilisera que des graines provenant du lignage des excisées. C'est avec les branches de cette plante grimpante qu'on fera les fibres blanches dont sera tressée la ceinture de l'initiation (ku-dzo'gba' pien-gu), qui sera remise à la nouvelle initiée en même temps que la calebasse de l'excision et qui indiquera qu'elle est maintenant « blanchie », c'est-à-dire purifiée 2. L'association des deux plantes répond à un dessein symbolique. Semées l'une à côté de l'autre, ces deux plantes grimpantes vont croître en entrecroisant leurs ramures et cela préfigurera une union durable entre le futur mari et sa future épouse ; si les deux plantes ne devaient pas s'entrecroiser, l'on renoncerait à les utiliser pour l'initiation, car cela serait le signe d'une rupture inéluctable du couple (soit par divorce, soit par mort de l'épouse) 3.

Pendant toute la saison des cultures, Yo-f>woli'ni'kpel-o se rend fréquemment dans le champ de calebassiers pour surveiller la croissance des fruits et les entourer de divers soins. Quand le mil aura été coupé, elle recouvrira ces fruits avec des tiges de cette céréale. Cette opération est elle-même un rite car les fruits de calebassier ordinaire sont protégés des dépra- dations des animaux par une couverture d'épines. Si l'on ne peut faire de même ici, c'est parce que les épines servent également à recouvrir les tombes des enfants et des adolescents des deux sexes. Recouvrir le fruit du calebassier de l'excision avec des épines, cela reviendrait à souhaiter le décès des futurs enfants de la future initiée. Par l'utilisation du mil, l'on veut au contraire signifier que l'initiée mettra au monde des enfants qui mangeront du mil pendant une longue période de vie.

Au moment de la cueillette du fruit, Yo-f>woli'ni'kpel-o doit encore prendre toute une série de précautions. Elle doit d'abord s'assurer que le fruit qu'elle s'apprête à cueillir ne soit pas jumelé avec un autre. L'on croit, en effet, que la jeune fille qui recevrait une calebasse de l'excision faite à partir d'un fruit de calebassier né jumeau (li-yie'poo-li), lit. («la calebasse jumelée »), mettrait au monde des jumeaux qui « gâteraient » son ventre et qui ne manqueraient pas de s'enfuir dans la brousse dès après leur naissance 4.

1. C'est, en effet, sur de petits fragments de calebasse appelés yie'dza-tnu que le devin gourmantché grave les signes qui indiquent au client consultant quels sacrifices il doit offrir et à quels ancêtres il doit les offrir. Sur ces signes, voir notre étude : « Notes sur les signes graphiques du géomancien gourmantché », Journal de la Société des Africanistes, 3 (2), 1963, p. 275-306.

2. La ceinture de fibres blanches (dzo' gba'pien-gu) remplace la ceinture de fibres noires (ku-dzo'gba' bwà-gu) qui est donnée le premier jour de l'initiation. Symbolisant l'impureté, elle est jetée aux ordures le 7e jour, c'est-à- dire quand l'initiée « s'est débarrassée de ses saletés ». Elle n'est pas faite comme ku-dzo' gba'pien-gu avec des fibres de la plante ku-toam-pien~gu, mais avec de simples fibres de da.

3. Si l'on ceint les jeunes filles de ceintures de fibres blanches, ce n'est pas seulement pour symboliser la blancheur ou la pureté de leur état. Comme ces ceintures sont faites avec les branches d'une plante qui croît « en s'élargissant », on pense qu'en en ceignant les jeunes filles, cela aura pour effet « d'élargir » (sic) leur pouvoir de procréation. Comme pour la calebasse, toutes sortes de précautions sont prises tant pour couper les branches de la plante que pour préparer les ceintures. C'est le doyen du lignage des initiées (et non plus les doyennes des lignages des maris) qui ira de nuit couper les branches. Les branches, une fois coupées, il les cachera dans un sac spécial que personne ne pourra toucher. A l'approche de l'initiation, il fera tresser les ceintures par des hommes de son lignage déjà circoncis, puis les dissimulera dans sa maison jusqu'au jour où elles devront être remises aux jeunes initiées.

4. La conception que les Gourmautché se font des jumeaux reste encore obscure à nos yeux. Contentons-nous d'indiquer que le même nom à'a-po-la sert à désigner les jumeaux et certains génies de brousse. Une relation est établie entre eux. Il s'agit de génies qui ont, entre autres, les caractéristiques suivantes : ce sont des nains à forme humaine ;ils vivent en brousse avec les animaux sauvages dont ils sont les gardiens ; ils se déplacent toujours par

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ

Une autre précaution à prendre est de veiller à ce que la « vie » (li-mia-H) du fruit — c'est ainsi que les Gourmantché appellent celle des deux extrémités du fruit où s'enfonce le pédoncule x — ne soit pas tournée vers l'ouest. L'initiée qui hériterait d'une calebasse faite à partir d'un tel fruit avorterait dès sa première grossesse. Selon l'expression de Kpana Lômpo « son ventre se révolterait ». Il faut donc cueillir une calebasse dont la « vie » soit tournée vers l'est. Cette prescription doit être mise en rapport avec la façon dont les Gourmantché structurent leur espace vécu. Pour eux, en effet, l'est est le lieu de la vie, l'ouest le lieu de la mort ou des « saletés ». Cette croyance se reflète entre autres dans le fait que la tête tournée vers l'ouest est la position qu'on réserve aux morts. Le fruit du cale- bassier est symbole de vie et de fécondité. La vie pénètre en lui par le pédoncule. Cueillir un fruit de calebâiiier dont la~« vie » serait tournée vers l'ouest, reviendrait à cueillir un fruit dont le principe de vie a pris la direction de la mort. Choisir un tel fruit pour la calebasse de l'excision condamnerait la future initiée à ne mettre au monde que des enfants morts avant même qu'ils ne soient nés. En d'autres termes, cela reviendrait à la faire avorter.

Après avoir cueilli le fruit du calebassier, Yo-fťoWnťkpel-o prend du sable et en frotte le fruit de tous côtés en commençant par la « vie ». En agissant ainsi, elle procède de la même façon que la sage-femme avec l'enfant qu'elle vient de mettre au monde. Dès après la naissance, en effet, la sage-femme, avant même de laver l'enfant à l'eau, le frotte avec du sable.

Puis Yo-fťoWnťkpél-o va déposer le fruit dans un ku-sembu-gu, le grenier à mil dressé à l'extérieur de la maison ou sur le champ 2. Elle choisira un grenier appartenant à la maison du mari et y laissera le fruit pendant une période de 15 jours. Lorsque les Gourmantché cueillent des fruits de calebassier qui ne sont pas encore complètement parvenus à maturité, ils les laissent en général reposer un certain temps avant de les couper et de les évider. De cette façon, l'écorce se durcit et on a ainsi plus de chances d'obtenir une calebasse hémisphérique. Mais ces précautions à fin utilitaire n'expliquent pas pourquoi, lorsqu'il s'agit de préparer la calebasse de l'excision, on laisse le fruit du calebassier reposer dans un grenier et ceci pour une période de 15 jours. Pour expliquer cet usage, deux interprétations furent mises en avant. Pour Kpana Lômpo, ces 15 jours dans un grenier indiqueraient symboliquement le temps d'une grossesse ; pour un autre informateur, le chiffre 15 représenterait les 15 années que dure la croissance d'une fille avant qu'elle ne soit en âge de se marier et de procréer, le séjour dans le grenier à mil montrant la nécessité de s'alimenter qu'implique toute croissance. Cette dernière interprétation nous paraît la plus plausible car elle s'accorde davantage avec l'ensemble des représentations dont la calebasse est l'objet. Le fruit du calebassier est comme la matrice ; lorsqu'il vient d'être cueilli, c'est la matrice qui est au début de sa formation et il lui faut 15 années pour remplir sa fonction.

deux ; ils connaissent d'importants secrets que les humains peuvent leur arracher à certaines conditions ; ils s'approchent, le soir, des maisons des hommes et cherchent à leur ravir leur nourriture, voire quelquefois à s'emparer de leur vie afin d'insuffler une vie nouvelle à leurs propres malades. Lorsqu'une femme met au monde des jumeaux, divers rites sont accomplis afin de déterminer si ce sont de véritables enfants ou si ce sont des génies venus de la brousse qui ont pris forme humaine pour venir ravir la nourriture des hommes. Ces derniers jumeaux sont objet de crainte. On pense notamment qu'avant de repartir dans la brousse, ils peuvent tuer leur père ou leur mère. Ce sont de semblables jumeaux (génies de brousse) que mettrait au monde la femme qui aurait reçu une calebasse de l'excision provenant d'un fruit de calebassier né jumeau.

1. Plusieurs populations « voltaïques » donnent également le nom de « vie » (ou de « début de la vie ») à cette partie du fruit.

2. Les Gourmantché distinguent deux sortes de greniers li-bwabwaa-li, grenier en pisé, destiné à recevoir le grain et qui est toujours dressé à l'intérieur de la maison ; ku-sçmbu-gu, grenier en paille, destiné à recevoir les épis et qui est situé soit sur la cour extérieure de la maison, soit sur le champ de mil lui-même.

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Après 15 jours, on procède à peu près de la même façon que si l'on devait préparer une calebasse récipient ordinaire. Un jeune homme ou un homme adulte de la maison du mari scie le fruit en deux hémisphères à partir de l'attache du pédoncule et évide la calebasse de sa pulpe en prenant soin de recueillir les graines pour les semailles prochaines. Ce travail achevé, l'o-p^oli'ni'kpel-o, au moyen d'une pierre, gratte et ponce la face externe et interne des deux calebasses ; puis elle introduit un peu d'eau dans chacune d'elles et en boit une gorgée. Les premiers préparatifs sont maintenant terminés. L'une des calebasses est conservée comme récipient, l'autre doit être remise au graveur. Pour ce faire, Y o-f>woH'ni' kpel-o attendra que la cérémonie de l'initiation soit commencée car le graveur ne peut exécuter son travail avant que les jeunes filles aient été opérées. En confiant la calebasse au graveur, Yo-fťoWnťkpel-o lui remettra la somme de 50 F à titre de rémunération symbolique du travail qu'il doit accomplir.

Les gravures sont faites avec une pointe de flèche que, selon la terminologie de Leroi- Gourhan, nous appellerons pointe de flèche à deux ergots symétriques x. Cette pointe est uniquement réservée pour cet usage et ne peut être utilisée pour la chasse. Arrêtons-nous un instant sur le symbolisme sexuel de cette pointe de flèche. Contrairement à ce que nous avions cru d'abord, cette pointe de flèche ne représente pas le pénis mais le pénis pénétrant dans le sexe de la femme. Les deux ergots disposés symétriquement autour de l'axe de la pointe représentent l'ouverture du vagin alors que l'axe lui-même représente le pénis. Le trait dans la calebasse, ce n'est pas le sillon tracé dans le sexe de la femme mais le produit de l'union sexuelle. Plus qu'une création, le travail du graveur dont la finalité est la procréation est lui-même une procréation.

Avant de commencer son travail, le graveur doit orienter la calebasse de telle façon que la petite cicatrice qu'on aperçoit sur le rebord et qui provient du sectionnement du pédoncule (la « vie ») soit orientée vers l'est ; l'autre petite cicatrice, appelée H-mu-H (« l'anus ») , se trouve donc automatiquement à l'ouest. Comme pour s'orienter, les Gourmantché font toujours face à l'ouest, il en résulte que le graveur a la « vie » de la calebasse contre lui et « l'anus » devant lui. La calebasse repose sur la terre et durant tout le temps de l'exécution ne peut jamais être déplacée.

Le graveur procède en deux temps. Dans la matinée, il dessine le motif appelé mi-tay- mi'san-i, la grande croix grecque centrale (pour l'explication de ce motif, voir p. 200, 201, 202 et 203). Il ne reprend son travail qu'en fin de journée et ne l'interrompt qu'après avoir dessiné la totalité des motifs. Il doit faire en sorte que le tracé des derniers motifs soit exécuté après la tombée de la nuit, car la procréation, disent les Gourmantché, « vient de la nuit ». Interrogés sur la signification de cette dernière croyance, nos informateurs se contentèrent de nous indiquer que, chez les Gourmantché, les relations sexuelles ne pouvaient se dérouler que la nuit.

La Ы'паа'уи-Н, une mère classificatoire de la jeune fille à qui doit revenir la calebasse 2

1. Leroi-Gourhan, A. Milieu et techniques. Paris, Albin Michel, 1945 (voir fig. 745, p. 63 et 480). 2. La bi'naa'yu-li (lit. « enfant/mère /tête ») est une femme du même clan et du même village (qu'elle y soit née

ou qu'elle y soit venue après son mariage) que la mère d'Ego (homme ou femme), choisie par la propre mère de ce dernier pour assister son enfant dans toutes les grandes cérémonies qui marquent les grandes étapes du cycle de vie (dation du nom, circoncision, excision, fiançailles, mariage). Un double critère préside généralement à ce choix : l'existence de liens d'amitié, d'une part, une certaine aisance matérielle, d'autre part. Ce dernier critère s'explique par le fait que la bi'naa'yu-li, à l'occasion de ces diverses cérémonies, est tenue d'offrir un grand nombre de cadeaux à son fils ou à sa fille classificatoire. Lors de ces cérémonies, c'est la bi'naa'yu-li qui « dirigera » les autres mères clas- sificatoires d'Ego dont la présence est également requise (sœurs germaines ou cousines patrilatérales de la mère d'Ego). La bi'naa'yu-li et Vo-foli'ni'kpe-lo sont les deux principaux protagonistes de ce « drame social » qui est joué à l'occasion de tous ces rites de passage. Elles y jouent un rôle complémentaire. Remarquons que l'âge ne joue aucun rôle dans le choix de la bi'naa'yu-li.

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ I97

doit se trouver à côté du graveur. C'est elle qui lui indique le moment où il doit commencer ses dessins, en prononçant les paroles rituelles suivantes :

o-dzo'tyetyel li'tyl'mpo taygn'mpo gm'bi-gd'ni excision graveur graver moi pour tracer moi pour mon enfant

0 yaa baâ kwa o-tfal'gm'kpe'die-gu'ni elle quand aller entrer son mari mariée maison dans

ooma bi-frjDo-Ы yëm bi-dza-ba elle procréer filles et garçons

ti-mar'san-u procréation chemin

maa'ku-mi procréation mort

maa'nofan-u procréation malheur

n'da'war-o ne pas suivre elle

n'da'war-o ne pas suivre elle

o-tyetyel-o graveur

tyë'mpo graver moi pour

que

0 elle

ta prendre

yaa quand

mi-taya-mi procréation

mon enfant

taygn-o tracer elle

yie-gi no calebasse cette

ooma elle procréer

maa'ku-mi procréation mort

hd po'o que donner elle

baâ aller

bi-dza-ba garçons

kwa o-tfal'ffm'kpe' e die-gu'ni entrer son mari marier maison dans

kg'maa elle procréer

bi-fiwo-ba filles

nofân malheur

kuli tout

n'da'war-o ne pas suivre elle

ti-maa' kyaâ-di procréation abondante

n'da'war-o ne pas suivre elle

« Graveur de l'excision ! Je t'en prie, grave pour moi, trace pour moi le chemin de la procréation de mon enfant. Quand elle entrera avec le statut d'épouse dans la maison de son mari, qu'elle procrée des filles et des garçons ; que la mort ne suive pas sa procréation, que le malheur ne suive pas sa procréation. Graveur ! grave pour moi cette calebasse de mon enfant, fais le tracé de la procréation. Quand elle entrera avec le statut d'épouse dans la maison de son mari, qu'elle procrée des garçons, qu'elle procrée des filles ; que la mort ne suive pas sa procréation, donne-lui une procréation nombreuse, qu'aucun malheur ne la suive. »

Ses dessins achevés, le graveur prendra des graines d'arachides grillées et en frottera énergiquement la surface gravée de sa calebasse de façon à ce que l'arachide s'incruste profondément dans les fentes. Le but de cette opération n'est pas seulement de faire ressortir

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chacune des figures en leur donnant une couleur brun foncé ; d'après tous nos informateurs, à ce souci esthétique s'ajoute l'intention de représenter symboliquement l'écoulement de sang provoqué par la défloration, l'une des étapes sur le chemin de la procréation \

Les signes de la procréation.

Nous allons maintenant décrire et commenter les différents motifs que le graveur trace sur la calebasse de l'excision (fig. 1). Ces motifs, nous l'avons vu, ont une signification. Ils représentent les différents stades de la maturation sexuelle de la femme, de l'âge prépuber- tairèf ЗГТа première maternité, ainsi que les rites qui sont accomplis à l'époque où elle accède à chacun de ces stades. D'après tous nos informateurs, l'ensemble de la composition comprend 12 unités graphiques. Par unité graphique, nous entendons ici soit un seul motif, soit un groupe de motifs identiques ou différents, qui se rapportent à un même signifié global, soit qu'il s'agisse d'exprimer une même idée, soit qu'il s'agisse de connoter un même rite ou

О

Fig. i.

i. L'arachide symbolise aussi les menstrues et c'est pourquoi l'on interdit aux jeunes femmes initiées d'en manger pendant toute l'année qui suit l'excision. Manger de l'arachide, en effet, signifierait qu'on souhaite le retour des règles et donc qu'on refuse la grossesse.

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ I99

un même groupe de rites. Pour la commodité de l'exposition, et faute d'un meilleur terme, nous appellerons chacune de ces unités un idéogramme x.

Certains motifs se répètent, identiques. Le plus souvent, ils ne se répètent qu'une fois. Nous avons ainsi plusieurs couples de motifs identiques et parfois disposés de façon symétrique : tortues, colonnes de points, triangles aux sommets opposés, figures aux surfaces hachurées au sommet de la calebasse 2. La duplication d'un même motif et la disposition symétrique ne répondent pas qu'à un simple souci esthétique mais jouent parfois un rôle dans l'interprétation de l'idéogramme.

La plupart des motifs ont un aspect géométrique : lignes droites, lignes de points, cercles, triangles, quadrilatères. Selon le point de vue d'où on les considère, on peut les qualifier d'abstraits ou, au contraire, de figuratifs. Ainsi le dessin très figuratif qui représente la tortue peut être considéré comme un signe abstrait dans la mesure où le véritable signifié n'est pas ici la tortue mais l'idée que cet animal symbolise dans les croyances des Gour- mantché. Inversement, les motifs en forme de triangle dont on pourrait penser qu'ils sont des signes abstraits apparaissent comme figuratifs dès lors que l'on sait qu'ils ne connotent pas seulement une idée mais qu'ils représentent les coiffures en triangles des jeunes filles gourmantché. Dans une remarquable étude sur l'essence du langage, R. Jakobson démontre de façon convaincante que l'icône, l'indice et le symbole, les trois classes fondamentales de signes qu'on peut distinguer lorsqu'on considère les variations qui s'y manifestent dans la relation entre le signifiant et le signifié, ne présentent entre eux que des différences relatives 8. Ce point de vue de Jakobson s'applique parfaitement au cas qui nous occupe. Tel ou tel des motifs de la calebasse nous apparaîtra d'abord comme un icône, un indice, ou un symbole. En l'examinant de plus près, l'on s'apercevra qu'U participe également des deux autres classes de signes.

Selon tous nos informateurs, le graveur est astreint à suivre un ordre déterminé pour l'inscription successive de ses idéogrammes. N'ayant pu observer le travail du graveur et ayant noté certaines contradictions entre les différents témoignages reçus quant à l'ordre suivi, il n'est pas certain que celui que nous avons retenu dans cet article pour la présentation des idéogrammes soit entièrement conforme à l'ordre réel d'inscription suivi par le graveur ; il est cependant celui qui nous semble convenir le mieux pour faire comprendre aux lecteurs le sens et la finalité des idéogrammes.

Comme nous allons le voir, ce ne sont pas seulement les motifs ou tel détail de composition de ces motifs considérés dans leur état d'achèvement qui ont un sens ; pour interpréter correctement certains idéogrammes, nous verrons qu'il faut parfois considérer la genèse de leur exécution. Nous verrons également que pour le tracé de certains motifs, le graveur n'est pas libre de commencer indifféremment par le haut ou par le bas, par la droite ou par la gauche, mais qu'il est obligé de suivre certaines directions. Les graveurs travaillent en groupe mais suffisamment loin les uns des autres pour ne pas risquer d'intervertir « les chemins de la procréation ». Tout en gravant la calebasse de dzoo'bar-o, le graveur doyen de lignage surveille le travail de ses cadets. Si une erreur devait être commise, le travail serait intégralement recommencé sur une autre calebasse.

Tous les idéogrammes nous furent expliqués. Parmi les interprétations proposées, certaines restent obscures à nos yeux et nous avons l'impression que leur obscurité tient

1. On sait que la distinction qui est souvent faite entre le monogramme, le pictogramme et l'idéogramme n'est pas conceptuellement satisfaisante.

2. Sur la photo (pi. I, 1) la symétrie n'apparaît pas toujours nettement. 3. Jakobson, R. « A la recherche de l'essence du langage », p. 22-38, in Problèmes du langage. Paris, Gallimard,

1966.

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essentiellement à leur caractère incomplet, c'est-à-dire au fait qu'elles laissent un résidu non expliqué. Aussi la tentation est grande de supposer que derrière ces symboles, se dissimule un mythe qui aurait été oublié ou dont on voudrait garder le secret ; aucun indice ne nous permet cependant de tenir pour probable l'existence d'un tel mythe.

i. Le premier idéogramme tracé par le graveur est la croix grecque centrale dont les quatre bras, la calebasse une fois orientée, indiquent la direction des quatre points cardinaux (fig. 2 A). Le sommet de la calebasse (sur notre figure, le centre de la circonférence),

Erratum. В : le cercle 3 est celui du milieu. Fig. 2.

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ 201

s'appelle l'ombilic (bu-mul.-bu) ; les quatre bras représentent mi-tayemi'san-i, « les chemins de la procréation ». Nous avons ainsi quatre chemins de la procréation qui se rencontrent à l'ombilic.

Pour interpréter ce dessin, il nous faut d'abord rappeler que dans toutes les circonstances où il a une prière à adresser ou une invocation à formuler, pour obtenir un bien précieux dont il ignore la provenance, comme par exemple la fortune, le Gourmantché se place souvent au carrefour de quatre chemins, orientés approximativement vers les quatre points cardinaux et se réfère à ces quatre directions de l'espace pour demander ce qu'il désire. Dans les mêmes circonstances, il peut également marquer les quatre points cardinaux par un signe. En substituant un espace orienté à un espace indéterminé, en se plaçant au point de rencontre de ses quatre directions privilégiées et en invoquant chacune d'elles tour à tour, il pense qu'il aura prise sur le cosmos et qu'il multipliera ses chances de voir exaucer sa demande. Il en va de même pour la procréation. Dans l'état d'ignorance où se trouve le graveur de la provenance de la procréation conçue à la fois comme entité cosmique et comme réalité biologique x, la toute première préoccupation qui s'impose à lui, dès lors qu'il se propose de contribuer à la faire venir à l'existence, est de prévoir toutes les directions qu'elle pourrait suivre et de lui ouvrir la route jusqu'à l'ombilic 2, autant de routes que de directions possibles 8. Que l'intention soit bien « d'ouvrir la route », nous en trouvons confirmation dans l'obligation qui lui est faite de ne marquer aucun temps d'arrêt dans le tracé de chacun des « chemins de la procréation ». Le ferait-il qu'il risquerait de « couper » ces mêmes chemins. •

Mais l'interprétation que nous venons de donner ne concerne que « les chemins de la procréation » considérés dans leur état d'achèvement. Elle n'épuise pas le sens de cet idéogramme qu'il faut également déchiffrer dans le mouvement même de son apparition. Comme le dit Marcel Griaule à propos des signes graphiques soudanais, nous sommes là en présence d'un « symbolisme dynamique 4 ». Examinons donc maintenant dans sa genèse l'opération du graveur.

Posant sa pointe de flèche à li-mu-li (l'ouest), il commence par prononcer les paroles rituelles suivantes :

mim baa kili ki-dzo-gi'n yie-gv moi je aller commencer excisée cette calebasse

maamim gm'bwaa kil'o'po li-miaa'fwayg-H ye o-yabû-gu de la même façon je vouloir commencer elle pour vie longue et acquisition

po i-san-i wô kwa mi-tayg-mi'n bôkyaa-la que prendre elle pour chemins elle entrer procréation dans beaucoup

ga yk gyenu nmtfoali ye fťoh sud et nord ouest et est

1. Il va de soi que dans la pensée des Gourmantché les conditions cosmologiques et biologiques de la procréation ne sont ni séparées ni séparables.

2. Cette appellation d'ombilic donnée au sommet de la calebasse est une métaphore qui doit ici être entendue dans le sens de t point de rencontre » des chemins de la procréation.

3. Chacun des quatre points cardinaux est appelé « l'ouverture » du monde. C'est par l'une de ces quatre ouvertures que s'introduit tout ce qui peut parvenir à l'homme en bien ou en mal.

4. Griaule, M. « Systèmes graphiques des Dogon », p. 7-30, in Griaule, M. et Dieterlen, G. Signes graphiques soudanais. Paris, Hermann et CIe, 1951 (L'homme. Cahiers d'ethnologie, de géographie et de linguistique; 3). '■

Société des Africanistes. 14

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« De la même façon que je vais commencer moi-même cette calebasse de l'excision, de la même façon je veux faire advenir pour elle (il s'agit de l'excisée) une vie longue et une acquisition constante (il s'agit de sa progéniture) ; je veux prendre pour elle les chemins afin qu'elle entre dans une procréation multiple, dans la procréation du sud et du nord, dans la procréation de l'ouest et de l'est ».

Partant de l'ouest et s'arrêtant au centre, il commence alors par graver celui qu'on appelle le « chemin de l'ouest » en dessinant successivement les trois traits dont il est composé. Allant du centre vers h-mia-li (l'est), il dessine ensuite les trois traits du « chemin de l'est ». Partant du sud, il trace enfin le « chemin du sud » et le « chemin du nord », mais cette fois sans marquer de temps d'arrêt au centre.

Pour comprendre la signification de ce que fait et dit le graveur dans le mouvement même où il fait apparaître les différents signes de cet idéogramme, il faut nous référer à la position du couple dans les relations sexuelles. Chez les Gourmantché, cette position est ventro-ventrale ; l'homme repose sur le côté droit, la tête à l'est, les pieds à l'ouest et le visage tourné vers le nord. C'est de sa main gauche qu'il étreint sa femme. Sur notre calebasse, l'axe est-ouest reproduit cette position du couple. Après nous avoir donné ces indications générales, voici en quels termes nos informateurs nous expliquèrent l'ordre de succession et l'orientation des différents traits.

Les traits i, 2, 3 (fig. 2 A) qui vont de l'ouest au centre se rapportent à la croyance selon laquelle le liquide séminal (mi-pun'jiâm-a) prend sa source dans les genoux où il existe sous la forme d'un liquide qui a la fluidité de l'huile et qui porte le nom de ku-pï'yan-gu \ C'est le mouvement de remontée de ce liquide, des genoux de l'homme jusqu'à ses testicules, que veut évoquer le graveur en traçant 1, 2 et 3. Voulant ensuite indiquer que le liquide séminal doit avoir ici un pouvoir fécondant, il va donc, par les traits 4, 5 et 6, représenter le fœtus dans la position qu'il prend dans le sein de la femme. Les Gourmantché savent, en effet, qu'avant l'accouchement, l'enfant dans le sein de la femme a une position inverse à celle qu'il prendra au moment de l'accouchement. Le graveur représente donc le fœtus la tête en haut (vers l'est). C'est ce qu'indique la direction des flèches.

Quant aux traits sud-nord (7, 8 et 9) qui coupent l'axe ouest-est et qui, rappelons-le, sont tracés d'un mouvement continu, ils indiquent le sens de la pénétration de la femme par l'homme. Comme nous marquions notre étonnement devant le fait que ce dernier dessin fût effectué après celui qui symbolise le fœtus orienté, nos informateurs nous expliquèrent que si l'on représentait l'accouplement avant le fœtus, cela signifierait que l'homme qui s'accouple est stérile. L'ordre suivi par le graveur n'implique nullement que les Gourmantché s'imaginent que le fœtus est déjà formé avant que l'homme et la femme ne s'unissent. Il marque simplement le souci du graveur de représenter une union féconde.

Résumons donc les intentions du graveur lorsqu'il trace ce premier idéogramme. La notion de chemin est une catégorie fondamentale du système de pensée gourmantché. Rien n'arrive jamais qui n'ait son propre chemin. Le but de l'excision et de la calebasse de l'excision en particulier est d'assurer à la femme une procréation. Par le tracé de la croix grecque centrale, il s'agit donc pour le graveur d'ouvrir les chemins par où la procréation doit venir. Il est donc essentiel que cet idéogramme soit parfaitement réalisé car le tracé d'un bon chemin est la condition sine qua non de toute opération « magique » de ce genre.

1. Ku-jlVfjan-gu vient de mi-fli-ma, « l'eau », et de fjan-gu, terme difficilement traduisible qui désigne l'aspect d'un liquide qui a la fluidité de l'huile.

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Nous avons vu que les idéogrammes de la calebasse étaient parfois les reproductions de symboles déjà matérialisés par ailleurs. Il en est ainsi de celui que nous venons d'examiner puisqu'on le retrouve identique, c'est-à-dire sous forme de croix dont les bras indiquent les quatre points cardinaux, d'une part dans la coiffure qui est faite à la jeune initiée juste après l'opération, d'autre part dans le dessin qui sera tracé sur le sol à l'endroit de son foyer lorsque la jeune fille devenue épouse aura rejoint la maison de son mari.

2. Le deuxième idéogramme qu'il nous faut maintenant considérer est constitué par les trois cercles concentriques qui limitent les chemins de la procréation (fig. 2 В) ; il porte le nom de ku-die-gu qui signifie la « maison » et comprend trois éléments qui ont eux-mêmes valeur de signes : le cercle i (le premier gravé) représente l'épouse ; le cercle 2 se rapporte au mari ; enfin le cercle intermédiaire (le cercle 3) représente l'enfant. L'idée ici exprimée est simple : la femme en procréant va donner naissance à une maison et une maison comprend nécessairement trois personnes : l'épouse, le mari et l'enfant mâle. La présence d'un enfant mâle est indispensable car seuls les mâles dans une société patrilinéaire peuvent perpétuer la maison.

3. Le troisième idéogramme (fig. 2 С) qu'il nous faut lire ensuite est la double série de 6 traits parallèles qui se rencontrent au centre et qui, si l'on considère le sens dans lequel le graveur les dessine, partent respectivement du sud-est et du nord-ouest. Ce couple de signes représente ti-ma-ri, terme qui signifie également « procréation » mais qui, à la différence de celui de mi-taye-ma qui a aussi un sens cosmique, semble se rapporter exclusivement à la part de pouvoir créateur qui revient à l'homme et à la femme. Ti-ma-ri peut ici être interprété comme le souhait formulé par le graveur que l'excisée mette au monde des enfants mâles qui eux-mêmes engendreront des enfants mâles. En d'autres termes, après avoir représenté la maison, le graveur représente le patrilignage.

En ce qui concerne la signification à donner au mouvement de la pointe du graveur, l'explication qui nous fut proposée est la suivante : en faisant converger vers le centre les deux séries de traits parallèles, il s'agirait d'exorciser le risque que la progéniture ne sorte de la maison où elle est née. Quant au nombre de 6 traits dont est faite chaque série, il ne semble pas qu'il ait ici valeur de symbole.

Par ces trois premiers idéogrammes, le graveur a successivement représenté la procréation et son résultat, la progéniture. Après avoir posé le résultat souhaité, tout se passe comme si avec les idéogrammes suivants, ceux que nous allons maintement considérer, il voulait désormais montrer les différents stades que la femme doit parcourir, et les différents rites qu'elle doit subir, pour mettre des enfants au monde. Nous verrons ainsi successivement représentés : a) la période de pré-puberté, avec ses rites de coiffure ; b) la puberté, également avec ses rites de coiffure ; c) la période pré-maritale avec les différents rites de l'excision ; d) le mariage avec, de nouveau, ses rites de coiffure ; e) la parturition et les rites qui l'accompagnent.

4. Le quatrième idéogramme évoque la période de la pré-puberté. Il est constitué par les 5 séries de colonnes de points qui, à partir du centre, descendent jusqu'au tiers de la hauteur de la calebasse et dont trois d'entre elles sont coupées à angle droit par des traits transversaux (fig. 3 A). Ces colonnes de points représentent mi-taydmi' dzen-a (lit. «les œufs de la procréation »), c'est-à-dire les ovules destinées à être fécondées x. Mais contrairement à ce qui sera représenté ultérieurement (fig. 4 В), il ne s'agit encore ici que des ovules de la petite fille impubère ou selon l'expression de nos informateurs, des « œufs non encore descendus ».

1. Lorsqu'un homme va consulter un devin pour savoir si son épouse lui donnera prochainement un enfant, sa question prend la forme suivante : « Ma femme aura-t-elle des œufs fécondés ? ».

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Fig. 3.

Et c'est pour marquer cette nuance que les colonnes de points 1, 2 et 5 sont « fermées », c'est-à-dire coupées à angle droit par des traits transversaux. Les deux autres colonnes (3 et 4) seront elles-mêmes « fermées » ultérieurement, chacune d'entre elles par un trait qui sera en même temps l'un des éléments d'un autre idéogramme (fig. 4 A).

Ce dessin nous révèle que les Gourmantché ont une idée assez précise de la fonction de reproduction chez la femme. Sans qu'il soit possible d'indiquer d'où leur vient un tel savoir, il semble bien, en effet, qu'ils n'ignorent pas que contrairement à ce qui existe chez le garçon où la genèse des produits sexuels ne commence qu'à partir de la puberté, des ovocystes (ou préovules) se forment dans les ovaires de la femme dès les premiers stades de son déve

loppement \ Nous ne pensons pas qu'il faille voir de signification particulière dans le couplage et dans

la position symétrique des dessins 2 et 5, d'une part, 3 et 4, d'autre part. Le signe isolé (signe 1) se distingue des quatre autres par le fait que les deux colonnes de points y sont enfermées dans deux petits canaux (canaux qu'on retrouvera dans la figure 4 B). Interrogés sur la signification de ces petits canaux, nos informateurs nous déclarèrent que les organes de la femme comprenaient effectivement de petits canaux par où les « œufs » descendaient. S'agit-il des oviductes ?

Les points sont toujours gravés dans le sens indiqué par la flèche de la figure 3 A, c'est-à- dire de la périphérie vers le centre. Comme nous évoquions la possibilité de les graver dans l'autre sens, notre remarque fut accueillie par des rires. Dans cet impératif fixé au graveur, faut-il voir se refléter la crainte que les ovules descendent pour être fécondées sans être encore parvenues à maturité ?

5. Le cinquième idéogramme (fig. 3 В) se rapporte aux rites de la période pré-pubertaire.

1. Cf. « Les cinq étapes de la vie humaine », p. 612-16, in Vètre humain. Encyclopédie française (6). Paris, Larousse, 1936. ...

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ 205

Fig. 4.

Il comprend, d'une part, les deux triangles aux surfaces hachurées, aux sommets dirigés vers le centre (signe 1), d'autre part, les deux dessins symétriques des quartiers ouest-sud et est-nord qui ont chacun la forme de deux sabliers superposés (signes 2 et 3). Ces dessins représentent a-bôwaa'tfor-a, c'est-à-dire les marques caractéristiques de la coiffure qu'on fait aux jeunes filles encore impubères. Cette coiffure, que nous appellerons « en dents de scie », consiste à raser les cheveux tout autour de la tête de façon à faire apparaître une série de quatre triangles aux pointes tournées vers le bas et qui, étalée sur un plan, aurait la forme d'une étoile à quatre pointes ; elle ressemble d'ailleurs largement à celle que nous voyons sur la PI. XI, n° 2 (p 216) et qui, sous le nom à'a-dzafâ'tfor-a, est faite à la jeune fille pubère non encore mariée. Il y a cependant une différence car a-bôwaa'tfor-a ne comporte pas la mince bande que nous voyons sur la PL XI, n° 2.

Comme on peut aisément le constater, le graveur, par les dessins 2 et 3, a habilement transposé la réalité. Si l'on considère successivement la partie non rasée et la partie rasée de cette coiffure en dents de scie, on aperçoit, en effet, une succession alternée d'un triangle pointe en bas et d'un triangle pointe en haut. Or, en disposant selon un plan vertical cette succession alternée, on aboutit exactement au dessin de la calebasse, à savoir à deux sabliers superposés.

La coiffure a-bôwaa'tfor-a est faite à la jeune fille dès l'âge de 10 ou 12 ans, c'est-à-dire à quelqu'un qui est sorti de l'enfance mais qui n'a pas encore atteint l'âge de la puberté. Elle fait suite à deux autres coiffures, l'une faite entre 1 et 3 ans et qui indique que l'être humain à cet âge « ne pense à rien », l'autre faite entre 5 et 10 ans et qui signifie que la personne se trouve dans une période de la vie où « l'on ne pense qu'à manger la boule de mil ». Quant à la coiffure a-bôwaa'tfor-a, elle signifie que la jeune fille, ayant maintenant d'autres préoccupations que celle de manger, a déjà un intellect et qu'elle va bientôt entrer dans l'adolescence.

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20б SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

A-bôwaa'tfor-a, comme d'ailleurs d'autres coiffures, n'est pas seulement représentée sur la calebasse de l'excision ; on la retrouve notamment sur certaines bandes de coton et sur certaines poteries. Il existe chez les Gourmantché tout un langage des coiffures qui, comme d'autres systèmes de signes, n'a pas seulement pour fin de représenter un stade de la vie, mais aussi de le fixer.

6. L'idéogramme suivant représente le rite de coiffure de la période de puberté. Il est constitué par les deux sabliers surmontés de trois traits verticaux ainsi que par la bordure en dents de scie aux pointes tournées vers le bas (fig. 4 A). Le graveur dessine successivement le sablier et les trois traits verticaux du quartier sud-est (signe 1), le sablier et les trois traits verticaux du quartier nord-ouest (signe 2), enfin la bordure en dents de scie (motif 3). Pour graver 1 et 2, il va du centre à la périphérie ; pour graver 3, il va d'abord d'ouest en est, puis repart à l'ouest, passe par le nord et termine à l'est. Les sabliers et la bordure en dents de scie représentent a-dzafâ'tfor-a, la coiffure de la jeune fille pubère, coiffure que nous avons déjà mentionnée et qu'on voit sur notre cliché (PI. XI, n° 2). Cette coiffure indique que la jeune fille a maintenant ses menstrues et peut avoir des relations sexuelles. Selon l'expression de l'un de nos informateurs, elle signifie que « ses œufs vont tomber ». Les trois traits verticaux représentent l'enfant mâle que toute jeune fille souhaite mettre au monde.

7. L'idéogramme suivant (fig. 4 В) se rapporte à la même période que le précédent. Les colonnes de points dans les petits canaux représentent les « œufs descendus » et indiquent que le mécanisme de l'ovulation s'est maintenant déclenché chez la jeune fille.

Fig. 5.

8. Dans le prolongement des deux figures en forme de double sablier, on aperçoit, disposés de façon à peu près symétrique par rapport au centre, deux petites surfaces hachurées (fig. 5 A). C'est l'idéogramme qu'il nous faut maintenant considérer et, comme c'est l'un des plus riches de sens, il faut nous y arrêter longuement. Chacun des deux dessins représente

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ 207

ti-tâkal.'pen-di, c'est-à-dire la nageoire dorsale ou « rasoir x » de Yo-tâkal-o, une espèce de poisson connue par les ichtyologistes sous le nom de Polyptems endlicheri (Heckel, 1849), du genre Polypterus, de la famille des Polypteridae, de la sous-classe des Brachioptéry- giens 2. Mais la nageoire dorsale du Polypterus endlicheri n'est pas ici représentée pour elle- même ; elle symbolise pour les Gourmantché le rasoir de l'excision. C'est donc l'excision qui nous est ici donnée à voir.

Pourquoi cette association entre le rasoir de l'excision et la nageoire dorsale du Polypterus endlicheri ? Des premiers commentaires de nos informateurs, il ressort que tous les pêcheurs gourmantché savent que la nageoire dorsale de Yo-tâkal-э est aussi coupante qu'un rasoir et que les plaies provoquées par cette espèce de poisson sont des plaies béantes dont s'échappe beaucoup de sang, comparables à celle que provoque l'ablation du clitoris. La véracité de ce témoignage ne fait aucun doute car la nageoire dorsale du Polypterus comprend sur sa partie antérieure, comme autant d'aiguilles acérées, une suite de pinnules (le nombre de pinnules varie selon les espèces et c'est l'un des critères qui sert à leur identification 3). Contrairement à d'autres poissons également réputés dangereux [li-kpakpaa-li, o-naar-o, dza'kpe'yu'ta-li*, Yo-tâkal-o, nous fut-il précisé, provoque des blessures non en piquant mais en tranchant : passant d'un mouvement rapide près des jambes des pêcheurs, ses pinnules pénètrent à la manière d'un couteau qu'on déplace, c'est-à-dire à la manière du couteau de l'opératrice lorsqu'elle procède à la clitoridectomie.

Mais la correspondance établie entre les pinnules tranchantes du Polypterus et le couteau de l'excision n'épuise pas la relation qui est faite entre cette espèce de poisson et l'excision. Les Gourmantché, en effet, pensent que Yo-tâkal-o est le plus ancien « exciseur » et qu'il enseigna aux hommes la clitoridectomie. Ils l'appellent d'ailleurs o-dzoo'm'kpe-lo, le « doyen de l'excision » et lorsque l'opératrice, avant de procéder à l'opération de dzoo'bar-o, récite la liste de ceux de qui elle a reçu la connaissance de cette pratique 6, elle ne manque pas d'invoquer Yo-tâkal-o :

m'bâd je invoquer

m'bâd je invoquer

aa toi

kwa entrer

u-tien-u Dieu

o-tâkal-o le tâkal-o

gn'liiga moi devant

yua qui

fin toi

tay9 o-tâkal-o créer le tâkal-o

yua qui

tie être

ti-dzor'ni'kpel-o excision doyen

m'bâdi je invoquer

sn'yaadza mon aïeul

aa toi

kwa entrer

on'liiga moi devant

m'bâdi je invoquer

m'bâdi je invoquer

эпуа mon aïeule

aâ toi

kwa entrer

m'Uiga moi devant

yua qui

gn'tenin moi donner

ti-pen-di les rasoirs

1. Le rasoir se dit ti-pen-di. 2. Nous devons à l'obligeance de M. Benigno Roman, auteur d'une thèse remarquable sur les poissons des bassins

des Volta, d'avoir bien voulu identifier pour nous cette espèce de poisson. 3. Pour le Potypterus endlicheri, voir : Roman, B. La fauna ictiologica del Rio Volta (Africa Tropical). 4. Poissons non identifiés. 5. Chez les Gourmantché, chaque fois qu'un secret (secret de métier ou secret de fabrication, s'il s'agit d'un

médicament) vous a été transmis, vous ne manquez jamais, avant de le mettre à l'épreuve, d'invoquer tous les ancêtres de qui vous le tenez.

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2O8 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

aâ kwa gn'liiga gn'mia a'fio laafia toi entrer moi devant je demander toi pour santé

gn'mia a'po ti-dur-i gn'mia a'po ti-gâgân-di je demander toi pour bonne réputation je demander toi pour démarche joyeuse

« J'invoque Dieu qui a créé le tàkal-o, je t'invoque 6 tàkal-э, toi qui es le doyen de l'excision, passe devant moi pour me montrer le chemin ; je t'invoque ô mon aïeul, passe devant moi pour me montrer le chemin ; je t'invoque ô mon aïeule, passe devant moi pour me montrer le chemin ; je t'invoque ô toi qui m'as donné les rasoirs de l'excision г, passe devant moi pour me montrer le chemin ; je demande pour toi (Д s'agit ici de la jeune fille qui va être excisée) la santé, je demande pour toi une bonne réputation, je demande pour toi la démarche joyeuse a ».

Mais Yo-tàkal-o n'est pas seulement le doyen de l'excision ; il est également l'un des tout premiers poissons créés par Dieu 3 (ou, selon l'expression de l'un de nos informateurs, n l'une des premières viandes de l'eau»). Il y a, dans cette croyance des Gourmantché, une prescience assez singulière en matière de phylogénie car les ichtyologistes sont unanimes à reconnaître que la grande originalité anatomique et morphologique des Polypteridae en font de « véritables fossiles vivants ayant survécu et lentement évolué depuis la fin du Primaire dans le refuge formé par la plate-forme africaine 4 ». Les Polypteridae, en effet, présentent de nombreuses affinités avec les Actinoptérygiens qui auraient déjà fait leur apparition au Dévonien moyen et peut-être même aux époques immédiatement antérieures 8.

Outre la présence de pinnules sur la nageoire dorsale et d'écaillés osseuses très épaisses sur le corps, l'un des caractères distinctifs de ce poisson qui semble avoir le plus frappé les Gourmantché est que bien souvent il demeure immobile sur la vase, « la tête levée et appuyé sur ses nageoires lobées • ». Pour des raisons qui restent obscures à nos yeux, c'est cette caractéristique et son corollaire, à savoir le fait de séjourner au-dessous de toutes les autres espèces de poissons, qui font qu'il est également considéré comme le maître de tous les poissons 7.

Doyen de l'excision, poisson fossile, maître de tous les poissons, le tàkal-o est encore pourvu d'un autre attribut, d'ailleurs lié aux précédents : il joue un rôle essentiel dans la reproduction, qu'il s'agisse de la reproduction dans l'agriculture, ou de la gestation humaine. En tant qu'il est l'une des « premières viandes de l'eau », il intervient pour assurer le succès de la culture du mil. Quelle que soit, en effet, l'époque où on Га capturé, on attend toujours pour le consommer la période des semailles. Quand cette époque est arrivée, on le consomme en le mélangeant avec la sauce qui accompagne la boule de mil. Par ce rite d'absorption d'un mélange de mil et de « première viande de l'eau », l'on pense qu'on provoquera une

1. Le toi se rapporte à la femme à qui l'opératrice doit directement l'apprentissage de son métier. 2. Chez les Gourmantché, celui qui vient d'accéder à un statut supérieur manifeste sa joie et sa fierté par une

démarche particulière qui consiste à balancer les bras. 3. Le tout premier poisson créé, aux yeux des Gourmantché, est le Protopterus annectens (ku-dzà'swa-gu). 4. Cf. Blache, J. Les poissons du bassin du Tchad et du bassin adjacent du Mayo Kebbi. Étude systématique et

biologique. Paris, O. R. S. T. O. M., 1964, 483 p. (citation : 264). . 5. Nous empruntons ces renseignements sur les Polypteridae aux auteurs suivants : Blache, J.f op. cit. Daget, J. Révision des affinités phylo génétiques des Polyptéridés. Dakar, IFAN, 1950, 178 p. (Mémoire de l'Institut français d'Afrique Noire, H). Daget, J. Les poissons du Niger supérieur. Dakar, IFAN, 1954, 391 p. (Mémoire de l'Institut français d'Afrique Noire, 36). Le Danois, E. Poissons. Paris, Horizons de France, 1956.

6. Le Danois, E., op. cit., (citation, p. 135). ■ 7. o-tàkal-o viendrait de o-tam-o « cheval » et de kuli, « s'asseoir », « se poser ». D'après cette etymologie, l'o-tâkal-э serait donc le cheval sur lequel tous les autres poissons viendraient « se poser ».

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ 209

pluie abondante et surtout qu'on favorisera l'alliance de l'eau et des nouvelles semences de mil. Quant au rôle que joue ce poisson dans la gestation humaine, il ressort nettement des paroles rituelles que répète l'opératrice à chaque fois qu'elle s'apprête à opérer une nouvelle jeune fille :

m'bwaa y a' lin ye mi-jiim'ïni je vouloir ce qui être eau dans

laà jiaa u-gbam'po kd gwar-i cela sortir terre sur que promener

nul'kulm le homme tout voir

m'bàd o-dzo'ni'kpel-o o-takal-o je invoquer excision doyen le tàkal-o

m'bwaa y a jiani mi-tay.-ma mi-pim-ïni fn'po je vouloir tu sortir procréation. eau dans moi pour « Je veux que ce qui est dans l'eau sorte sur la terre pour que tout le monde puisse le voir marcher; j'invoque le doyen de l'excision, le takal-o, je veux que pour moi tu sortes la procréation de l'eau ».

Le sens de ces paroles nous apparaîtra plus clairement lorsque nous aurons analysé quel est le rôle que joue un autre poisson, le silure, dans la procréation. Retenons dès maintenant que c'est grâce au tâkal-o, considéré comme « maître de tous les poissons », que le silure va pouvoir sortir de l'eau et ainsi assurer la fécondation de la femme.

Le symbolisme du Polypterus étant maintenant connu, il nous faut revenir à notre idéogramme. Comme nous pouvons le constater, le signe qui connote le rasoir de l'excision est représenté deux fois. Cette duplication n'est pas un fait contingent mais répond à l'intention de montrer le même objet (le rasoir de l'excision) à deux des moments où il intervient, en l'occurrence pendant deux des rites de la cérémonie de l'initiation, l'un qui l'inaugure, l'autre qui la clôture *. Ce qui est donné à voir par le signe qui est situé dans le quartier ouest-sud de la calebasse (signe 1, fig. 5 A), c'est le rasoir de l'excision en tant qu'instrument opératoire au moyen duquel est faite l'ablation du clitoris, le premier jour de l'initiation. Ce signe qui est le premier gravé évoque la blessure et le sang versé par la jeune opérée ainsi que les souffrances qu'elle doit endurer pour devenir une gestatrice. L'autre signe (signe 2, fig. 5 A) est le rasoir de l'excision en tant qu'objet rituel sur lequel, le dernier jour de l'initiation, on dépose des morceaux de silures cuits. Il indique que la jeune fille est maintenant guérie et qu'elle va entrer dans le chemin de la procréation. Comme ce rite de clôture qui est ainsi donné à voir a un rapport direct avec les croyances gourmantché relatives à la procréation, il nous faut en décrire le déroulement de façon précise et essayer d'en dégager la signification.

Le matin du sixième samedi, les excisées, avec leur calebasse de l'excision, sont groupées autour de « l'autel » de l'excision situé sur la cour extérieure de la maison (la maison de l'excision), en présence de leur doyen et de leur doyenne de lignage ainsi que de nombreux

1. Comme on nous le fit remarquer lors d'un exposé que nous fîmes sur la calebasse de l'excision, il y a là UDe indication utile sur la façon de représenter le temps au moyen des signes.

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parents (tantes paternelles directes ou classificatoires, frères et sœurs aînés des maris). Les jeunes filles sont à genoux près de l'autel, leur calebasse posée à terre à côté d'elles. Auprès de l'autel se trouve le rasoir de l'excision, un couteau sacrificiel ordinaire et un nombre déterminé d'animaux rituels, à savoir des silures et des chèvres. Silures et chèvres ont été apportés par les familles des maris (plus précisément par les doyens des lignages des maris), chaque famille devant fournir quatre silures et une chèvre. Les chèvres ont été amenées vivantes ; les silures sont morts et cuits par ebullition, prêts à être consommés. En outre, ils se présentent enroulés sur eux-mêmes, la queue introduite dans la bouche.

Pour chacune des excisées, en commençant par dzoo'bar-o, le doyen de lignage devra sacrifier une chèvre. Il offrira ces sacrifices au li-dzo'bu'dzoa-ri tout en lui demandant d'assurer la procréation des excisées 4 Chacune des jeunes filles concernée, tout en saisissant sa calebasse avec la main droite, écoutera attentivement les paroles prononcées à son intention. Les chèvres une fois immolées seront remises à des enfants qui se chargeront de les dépecer.

Ensuite, le doyen du lignage procédera avec les silures à l'exécution du rite connu sous le nom de mwal-i. Se saisissant du premier silure, il le déploiera et lui arrachera la tête ; puis, après avoir mis le corps de côté, il prélèvera de la tête de ce poisson quelques morceaux de chair qu'il déposera sur le rasoir de l'excision, abandonnant le reste de la tête dans une calebasse. Il fera de même pour les trois autres silures et recommencera l'ensemble de l'opération autant de fois qu'il y a de jeunes initiées.

Les corps des silures seront alors répartis entre différents parents : le premier silure revient au sacrificateur, en l'occurrence au doyen du lignage des excisées ; le second est donné à la jeune initiée ; le troisième est attribué à ses tantes paternelles ; quant au dernier, il est partagé entre différents membres de la parenté du mari. Ainsi répartis, on les consommera sur place sous forme d'un mets également composé de petits morceaux de la tête de la chèvre offerte en sacrifice, qu'accompagnera une boule de mil spécialement préparée (bu-mwâ- li'saa-bu). L'absorption du silure marquera la fin du rite. Il ne restera plus au doyen du lignage qu'à attendre la tombée de la nuit pour aller enterrer dans la principale fourmilière du village le reste des têtes de silure.

i. Voici le texte de la prière adressée au li-dzo'bu'dzoa-ri : < Dieu roi, Dieu unique roi, arrête-toi pour m'aider. J'invoque ceux qui les premiers ont commencé (à exercer ma fonction). J'invoque ceux qui m'ont précédé. J'invoque mon premier aïeul, j'invoque mon second aïeul. J'invoque mon père qui m'a mis au monde. О toi mon bu'dzoa-ri, je viens te demander aujourd'hui la beauté pour ces enfants. Je veux que tu leur donnes (aux excisées) la procréation masculine. Qu'elles soient dix ou vingt, je veux que tu leur donnes la procréation masculine. Donne-leur également la procréation féminine. Évite-leur une procréation telle qu'elles soient obligées de lui mettre (à l'enfant) des pagnes déchirés (a). Évite-leur une procréation qui soit suivie de malheur. Évite-leur d'entendre le « hélas ! » (6). Fais en sorte d'éviter que sur la cour extérieure, il n'y ait pas de cadavre d'excisée parmi elles. Si un ennemi passe dans l'entourage, toi mon bu'dzoa-ri, fais retomber sur sa tête la noirceur. Évite-leur d'avoir à s'agenouiller à un carrefour quand elles entreront, avec le statut d'épouses, dans la maison de

leur mari (c). Qu'elles soient dix ou vingt, surveille-les toutes. Donne-leur la procréation masculine, donne-leur la procréation féminine ».

(a) Quand une femme a perdu son nouveau-né, elle l'habille avec ses propres pagnes usagés. (b) Allusion à ce que disent les proches à l'annonce du décès d'un nouveau-né, surtout quand ce décès suit

d'autres décès identiques. (c) La femme qui a perdu son nouveau-né doit s'agenouiller à un carrefour et s'y faire raser les cheveux.

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Pour comprendre la signification de ce rite dit mwal-i, il faut savoir que les Gourmantché, à l'instar de nombreuses populations de l'Afrique de l'Ouest, et notamment des Dogon et des Bambara, assimilent, de la façon la plus explicite, le silure à l'enfant au stade fœtal. La principale raison de cette assimilation tient à une commune situation aquatique : comme le silure vit et se développe dans l'eau des marigots, le fœtus vit et se développe dans le liquide amniotique. Ce dernier rapprochement est poussé fort loin puisque l'on dit que le fœtus a un mode de respiration semblable à celui des poissons ; il est censé respirer dans les eaux matricielles grâce à sa fontanelle (appelée d'ailleurs « poisson de la tête ») comme le poisson respire dans l'eau grâce à ses branchies et à ses ouies l. C'est pourquoi l'on interprète l'ossification progressive de la fontanelle comme l'indice d'une atrophie progressive d'un organe de respiration aquatique qui n'a plus de fonction à remplir ; tant que la fontanelle n'est pas fermée, l'enfant participe encore de la nature du silure 2 et c'est la raison pour laquelle la mère qui porte son enfant au dos place parfois une arête de silure à côté de lui.

Pourquoi est-ce le silure et plus précisément le Clarias anguittaris qui a été retenu comme terme de comparaison plutôt que n'importe quel autre poisson ? Trois particularités du Clarias anguillaris ont particulièrement frappé les Gourmantché : la possibilité pour ce poisson de vivre assez longtemps hors de l'eau et de se déplacer sur la terre ferme 3 ; l'absence d'écaillés sur le corps ; l'aspect adipeux et huileux de ce même corps. La première particularité permet de faire un rapprochement entre le Clarias et l'homme qui peut s'énoncer ainsi : de même que l'être humain aux premiers stades de sa vie a un mode de vie aquatique, de même le Clarias peut avoir un mode de vie terrestre. La seconde particularité (l'absence d'écaillés) donne au corps de ce poisson un aspect lisse et nu qui évoque le corps humain *. Quant à l'aspect huileux, il n'est pas véritablement retenu comme point de ressemblance mais comme expression d'un souhait formulé au moment de l'accouchement : pour que l'enfant sorte plus facilement, l'on voudrait que son corps prenne un aspect huileux comparable à celui du Clarias 5.

L'assimilation du silure à l'être humain ne se réduit pas à une simple comparaison. Entre ces deux créatures, une identité est posée puisque l'on considère que le fœtus (li-tuyubi-li, « petit ventre ») provient de la métamorphose du silure une fois introduit dans le corps de la femme. Pour qu'une femme puisse engendrer, il faut donc comme condition préalable qu'un Clarias prenne réellement position dans son sein. A la fin de l'excision, il faut demander au silure de sortir de la mare et de pénétrer dans le sein de la femme qui est comme une seconde mare e. C'est la principale raison d'être du rite dit mwàl-i que nous venons de décrire et dont nous allons maintenant réexaminer certaines séquences.

— Les silures doivent être fournis par les lignages des maris : cette obligation se com-

1. Le battement de la fontanelle est comparé aux vibrations des ouies du poisson. 2. Le fait qu'un enfant dans les premiers mois de sa vie ne se nourrisse que de liquide (lait et bouillie, autrement

dit d'eau) est interprété comme une preuve supplémentaire de sa nature de poisson. Inversement, le fait que le silure puisse occasionnellement t se nourrir de mil » montrerait qu'il participe de la nature de l'être humain.

3. Les Gourmantché disent qu'il se déplace sur la terre ferme de préférence la nuit. Daget (pp. cit., 1954, p. 222) évoque également cette croyance.

4. Geneviève Calame-Griaule explique en termes semblables le rapprochement fait par les Dogon entre le Clarias senegalensis et l'être humain. Cf. Calame-Griaule, G. Ethnologie et langage. La parole chez les Dogon. Paris, P. U. F., 1966, p. 95 (Bibliothèque des Sciences humaines).

5. Avant l'accouchement, la sage-femme prononce à peu près les paroles suivantes : «Je veux que, comme le silure, il sorte le corps huilé. »

6. Pour le rôle du silure chez les Dogon, cf. Griaule, M. « Rôle du silure Clarias senegalensis dans la procréation au Soudan » (Afrikonistische Studien, Akademie- Verlag. Berlin, 1955, p. 299-311). Il serait passionnant d'essayer d'interpréter ces croyances africaines relatives au silure (assimilant le foetus au poisson et le sein de la femme à une mare ou un océan) à la lumière des travaux du psychanaliste hongrois Ferenczi. Cf. Ferenczi, S. Thalassa. Psychanalyse des origines de la vie sexuelle. Paris, Petite Bibliothèque Payot, n° 28.

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prend aisément car nous sommes dans une société patrilinéaire. Avant même qu'il y ait union sexuelle, il faut donc que ce qui va devenir l'enfant soit marqué du sceau du lignage de celui qui va devenir le père.

— Les silures sont bouillis : ce détail renvoie à la croyance gourmantché selon laquelle la maturation du fœtus dans le sein de la mère est conçu comme une cuisson par ebullition. D'un enfant qui vient de naître, l'on dit qu'il « a bouilli dans le ventre de sa mère » (o ben v-naa' tuguni) et d'un enfant né avant terme, qu'il « n'est pas cuit ». La matrice de la femme enceinte est censée dégager et entretenir une chaleur qui permet cette ebullition. Après l'accouchement, cette chaleur se dissipe et nous verrons que certains des rites accomplis pendant cette période sont précisément destinés à la reproduire x.

— D'abord enroulés sur eux-mêmes, la queue introduite dans la bouche, les silures sont ensuite déployés : l'enroulement du silure est destiné à montrer la position que prend le fœtus dans le sein de la mère, à un certain stade de son développement, c'est-à-dire au moment où ses articulations sont encore souples. On pense qu'à ce stade le fœtus est replié sur lui-même, en spirale, de telle façon que les doigts de son pied pénètrent dans la bouche (position que chercherait à retrouver l'enfant en suçant son pouce). Parvenu à maturité, le fœtus se déploie et ce déploiement est indispensable pour que l'enfant vienne au monde vivant. S'il ne se produisait pas, « l'enfant sortirait comme une sacoche », c'est-à-dire qu'il resterait enfermé dans son placenta. Déployer le silure est donc de la part de l'officiant un geste symbolique qui préfigure le mouvement qu'effectuera le fœtus ; c'est aussi un geste magique destiné à écarter le risque qu'un tel déploiement ne se produise pas.

— L'officiant arrache la tête du silure, en prélève quelques fragments qu'il dépose sur le rasoir de l'excision : ces gestes rappellent ceux du sacrifice. Ce rite n'est pourtant pas un sacrifice et le couteau de l'excision n'est ni un autel ni le support d'une puissance. Nos informateurs étaient sur ce point catégoriques. Comment donc interpréter un tel rite ? La présence du rasoir sur le lieu du sacrifice, nous a-t-on dit, se justifierait par la nécessité de montrer à l'assistance que les jeunes filles ont bien été opérées et qu'elles le seront encore ultérieurement lorsqu'on tranchera le cordon les rattachant à leur enfant. Le dépôt sur le rasoir de quelques fragments de silure indiquerait que les plaies des jeunes filles ont pris la couleur noire du silure, autrement dit qu'elles sont cicatrisées ; en même temps ce dernier geste montrerait que les jeunes filles maintenant guéries sont aptes à concevoir, c'est-à- dire, dans un premier temps, à recevoir en elles le silure. Bien qu'elle ne nous fût jamais proposée explicitement, une autre interprétation se laisse pressentir. Le rasoir de l'excision évoque le Polypterus endlicheri qui est le maître du silure (comme de tous les autres poissons) et qui en tant que tel peut l'autoriser ou non à sortir de l'eau. On peut donc se deman- d r si l'on ne vise pas par ce rite à prier le tâkal-э de bien vouloir faire sortir les silures de l'eau afin qu'ils puissent s'introduire dans le corps des initiées. Il s'agirait en quelque sorte d'un rappel de l'invocation précédemment citée prononcée par l'opératrice. Si cette dernière interprétation était la bonne, elle n'infirmerait pas pour autant la précédente. Comme nous avons pu déjà nous en apercevoir, la pensée symbolique des Gourmantché se meut sur plusieurs plans qui se superposent et se complètent.

— L'officiant va enterrer les têtes des silures dans la principale fourmilière du village : cette action serait restée incompréhensible si nous ne nous étions souvenu d'un mythe où la fourmi, propriétaire de la terre, et « maître de la procréation 2 » scelle une alliance avec le silure. Aux termes de cette alliance, le silure promet d'aller demeurer dans l'eau et de lui

1. On retrouve des croyances et des rites semblables chez de nombreuses populations de l'Afrique de l'Ouest. 2. La fourmi est connue par les Gourmantché pour son caractère prolifique.

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LA CALEBASSE DE L'EXCISION EN PAYS GOURMANTCHÉ 213

laisser la terre ; en contrepartie, la fourmi garantit au silure une descendance prolifique. Le but de l'action rapportée plus haut consiste donc probablement à rappeler sa promesse à la fourmi. Demander à la fourmi de multiplier la descendance du silure revient ici à demander une nombreuse descendance pour les initiées.

L'idéogramme que nous venons de commenter est d'une grande richesse évocatrice puisqu'il donne à voir les trois principales étapes de la cérémonie de l'initiation : l'opération, la guérison et l'absorption du silure.

9. Avec les dessins des deux tortues (fig. 5 В), nous avons le neuvième idéogramme. Il ne s'agit pas de n'importe quelle tortue mais d'une espèce que les Gourmantché appellent li-kuHku'bwâ-li, « la tortue d'eau noire » et que les naturalistes désignent sous le nom de Cyclanorbis senegalensis (Duméril et Bibron, 1835), du genre Cyclanorbis, de la famille des Trionychidae, sous-ordre des Cryptodera x. D'après Villiers a, le Cyclanorbis senegalensis, comme d'ailleurs presque toutes les espèces de la famille des Trionychidae, est une tortue presque exclusivement aquatique, fréquentant essentiellement les eaux douces. Les Trionychidae, dit cet auteur, « ne sortent pratiquement pas de l'eau, sauf pour la ponte ; lorsqu'ils se trouvent dans une mare qui se dessèche, ils s'enfouissent dans la vase en attendant le retour de la saison des pluies. La ponte s'effectue dans le sable de la berge du cours d'eau ». Ces observations correspondent à celles de nos informateurs gourmantché à cette différence près que ces derniers, tout en mettant l'accent sur son caractère aquatique (ils l'appellent tortue d'eau et l'opposent à h-balinkândi-H, la tortue de terre) insistent davantage que Villiers sur la fréquence de ses déplacements sur la terre.

Comme Xo.dzàm'b^an-v (le Clarias), le li-ky^ku'b^â-li {Cyclanorbis senegalensis) doit également être rapporté à l'être humain au stade fœtal. Pour justifier ce rapprochement, nos informateurs invoquaient une ressemblance entre la position du corps du Cyclanorbis, lorsque ayant retourné l'animal, on considère sa face ventrale, et la position du fœtus dans le sein de la femme lorsque les membres commencent à se dessiner. Mais comme pour le silure, le rapprochement tient également dans la possibilité d'une adaptation à un double milieu, aquatique et terrestre. Comme nous demandions à nos informateurs pourquoi le fœtus était assimilé tantôt au silure tantôt à la tortue, il nous fut répondu que le fœtus était un silure dans les premiers mois de sa formation et une tortue aux stades ultérieurs. Par sa manière de se mouvoir, la tortue, nous précisa-t-on en outre, évoque l'enfant se déplaçant à quatre pattes que le fœtus est appelé à devenir 8.

Bien qu'il ne fût pas possible d'obtenir de précisions sur ce point, nous pensons que l'assimilation du fœtus au silure n'est pas de même nature que l'assimilation de ce même fœtus à la tortue d'eau. Dans le premier cas, rappelons-le, Д y a identité : le fœtus est d'abord un silure. Dans le second cas, il s'agit plutôt d'une comparaison destinée à rappeler que le destin de l'être humain n'est pas différent de celui de la tortue. La vie terrestre de l'être humain est comparée à la « promenade » sur la terre ferme qu'effectue périodiquement la tortue.

1. Détermination de Benigno Roman. 2. Villiers, A. Tortues et Crocodiles de V Afrique noire française. Dakar, I. F. A. N., 1958 (Initiations afr

icaines 15). 3. L'un de nos informateurs considérait pour sa part que la tortue devait être rapprochée non de l'être humain en

tant que tel mais de son placenta. Pour comprendre cette interprétation, il faut rappeler que pour les Gourmantché le rapport de l'être humain à son placenta est conçu comme un rapport de l'un au double, voire même comme un rapport de gémélHparité : le placenta ne cesse pas de vivre après la naissance de l'enfant et sa mort entraînerait celle de ce dernier. C'est d'ailleurs pour assurer la survie du placenta qu'après l'accouchement un rite est accompli qui consiste à l'introduire dans une petite poterie remplie d'eau, poterie qui est ensuite fermée, puis enterrée près de la case de la femme qui vient d'accoucher. Ceci rappelé, on peut comprendre la position de notre informateur : le placenta et la tortue d'eau sont des doubles de l'être humain et ils ont tous deux en commun de ne pouvoir vraiment survivre que dans l'eau. . ' " . .

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Dans les deux cas ce passage sur la terre est de courte durée : nées dans l'eau, les deux créatures retournent dans l'eau *.

La première des deux tortues qui est dessinée par le graveur est celle que l'on voit dans le quartier ouest-nord de la calebasse ; elle a la tête dirigée vers le centre et porte le nom de nmtfuaaWk^kríb^a-li, « la tortue du quartier de l'ouest » (signe i). La seconde tortue qui est disposée de façon symétrique est appelée fťoWkunkiťWa-H, « la tortue du quartier de l'est » (signe 2). Selon l'un de nos informateurs, l'intention du graveur serait de faire suivre à la tortue, ici symbole de la procréation, un mouvement inverse à celui du soleil, c'est-à-dire un mouvement semblable à celui de la « marche de la nuit ». On retrouve ici la croyance déjà mentionnée selon laquelle la procréation vient de la nuit 2.

FlG. 6.

10. L'idéogramme suivant est l'un des deux cercles concentriques à la bordure de la calebasse (fig. 6). Il représente u-pwo'kiaà'yunian-v (lit. «le trait des cheveux de la femme étrangère »). Il s'agit de la coiffure qui fait suite à la coiffure de l'excision et qui est faite à la femme quelque temps après qu'elle soit entrée dans la maison de son mari, avec le plein statut d'épouse. Cette coiffure consite à raser le sommet de la calotte crânienne et à laisser tout autour de la tête une mince bande de cheveux. Selon nos informateurs, une telle coiffure ferait ressembler la boîte crânienne à la couronne du gland du pénis lorsque l'ablation

1. Il semble bien que la croyance, très répandue chez les Gourmantché, selon laquelle les hommes, après avoir accompli leur destin terrestre, retournent dans l'eau, n'ait pas fait l'objet d'une élaboration très poussée.

2. Le kûnkû' bwà-li joue également un rôle symbolique en rapport avec la fertilité de la terre. Lorsque dans un village, il y a eu une rupture d'interdit qui menace la fertilité de la terre, quelqu'un est chargé d'aller enterrer dans un champ une telle tortue d'eau. Rappelons que chez les Dogon, la tortue d'eau (kiru) joue également un rôle important pour les rites cathartiques exécutés dans les champs. Mais ici la signification de tels rites apparaît nettement puisque, d'après le mythe, la tortue d'eau (kiru) fut créée par le dieu Amma du reste du placenta du Nommo sacrifié et que la terre est elle-même faite du placenta d'Ogo, le renard pâle. Cf. Griaule, M. et Dieterlen, G. Le Renard pâle. Tome I, fasc. I, Paris, Institut d'Ethnologie, 1965 (voir p. 383-384).

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LA CALEBASSE DE L EXCISION EN PAYS GOURMANTCHE 215

du prépuce en a permis le découvrement. La femme ayant eu désormais des relations sexuelles avec son mari, il faut donc montrer à tous qu'elle vient pour la première fois de connaître le pénis.

Fig. 7.

11. Avec l'autre cercle concentrique (fig. 7 A), nous avons le onzième idéogramme. Il représente la coiffure dite u-mari'yunian-u (lit. «le trait des cheveux de la gestatrice»). Ici, l'on rase le sommet de la calotte crânienne de façon à faire apparaître une large tonsure, on laisse une couronne de cheveux, puis l'on rase à nouveau à la base de la calotte crânienne et tout autour de celle-ci. De cette coiffure, il y a cependant plusieurs variantes et c'est l'une de ces variantes qu'on aperçoit sur notre cliché (PI. XI, n° 3). U-mari'yunian-u est faite à la femme qui vient d'engendrer au cours d'une importante cérémonie qui a lieu 14 jours après la naissance si son enfant est un garçon, 21 jours après, s'il s'agit d'une fille (14 jours, c'est-à-dire la troisième fois que revient le jour de la naissance ; 21 jours, c'est-à-dire la quatrième fois que réapparaît ce jour). Envoyant une femme avec une telle coiffure, chacun sait qu'elle vient d'être mère \

12. Le douzième et dernier idéogramme se rapporte principalement à la parturition et à la série des rites qui la suit. Il se compose (fig. 7 B) de quatre groupes de petits traits parallèles qui se répartissent en deux couples : un couple fait d'un groupe de quatre traits et d'un groupe de deux traits (signes 1 et 2), un autre couple fait de deux groupes de six traits (signes 3 et 4). Le premier couple renvoie à l'accouchement et aux rites d'enterrement du délivre ; le second couple se rapporte à la cérémonie connue sous le nom de mimaripïtôm-a (lit. « aspersion de la gestatrice avec de l'eau chaude ») dont le rite principal, effectué trois ou quatre jours après l'accouchement, est un rite de purification qui consiste bien à asperger d'eau chaude la nouvelle accouchée ainsi d'ailleurs que son mari.

x. Ce jour-là, le bébé et divers parents du mari de la mère sont également coiffés.

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2l6 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

II semble bien que chacun des traits des deux couples corresponde à un signifié précis (le plus souvent un objet qui intervient pendant ou après l'accouchement). Nous examinerons tout d'abord quels sont ces signifiés, mais comme nos informateurs ne purent nous indiquer exactement la correspondance entre tel trait et tel signifié, nous nous contenterons de les énumérer.

Pour le premier couple (signe i et 2) nous avons :

— o-mar-o, lit. « la procréatrice ». — a-dîigbaan-a, lit. « les genoux plies ». Il est fait ici allusion au fait que chez les Gour-

mantché la femme accouche à genoux. — li-mar .tfaard-li, lit. le « couteau de la procréatrice ». Il s'agit ici tant du rasoir au moyen

duquel le cordon ombilical est tranché, que du couteau que pendant les huit jours qui suivent son accouchement, la nouvelle mère doit tenir à la main dans tous ses dépla-

. cements. Ce couteau est le symbole de la séparation d'avec l'enfant. — li- bal- 1, lit. « à côté ». Il s'agit de l'endroit qui est situé à côté de la case de la nouvelle

mère où, le soir du jour de l'accouchement, l'on enterre la poterie remplie d'eau et munie d'un couvercle où l'on a introduit le placenta.

— U-dzaa-li, lit. « le sommet ». C'est un endroit situé à l'extérieur de la maison où l'on enterre le reste du délivre. Ce rite est effectué de nuit, trois ou quatre jours après l'accouchement x.

— bu-jia-bv, lit. « le cordon ombilical ». On évoque ici le rite qui consiste pour la nouvelle mère à introduire le cordon ombilical dans l'un des murs de sa case, sitôt après sa chute.

Pour le deuxième couple (signes 3 et 4) nous avons :

— li-marg'bwob.-li, lit. « la poterie de la procréatrice». Il s'agit de la poterie (poterie analogue à la marmite dans laquelle on fait cuire la pâte de mil) qui contiendra la décoction

• avec laquelle l'on effectuera le rite de lustration et d'aspersion de la nouvelle mère et de son mari.

— kg-marg'yie-ga, lit. « la calebasse de la procréatrice ». Cette calebasse sert à prélever l'eau contenue dans la « poterie de la procréatrice ».

— a-kay.-taar-a, lit. « les trois tiges de mil ». Il s'agit de trois tiges de mil prélevées à la clôture de la maison qu'on introduit dans la « poterie de la procréatrice » lorsque le nouveau-né est un garçon.

— a-kay.-naar-a, lit. « les quatre tiges de mil ». Il s'agit du même rite que ci-dessus mais cette fois le nouveau-né est une fille.

— ku-marïfjag-u, lit. «le médicament de bain de la gestatrice » 2. Il s'agit du médicament de bain à base végétale qui sert à la préparation de la décoction contenue dans la « poterie de la procréatrice ».

— v-fatcLm'bwan-u, lit. « le noir du feu ». C'est la cendre qu'on va utiliser pour dessiner sur le dos et sur la poitrine de la nouvelle mère un enfant mâle ou femelle.

1. Quand dans la suite du texte les chiffres 3 et 4 réapparaîtront, nous ne préciserons plus qu'ils se réfèrent à l'opposition masculinité/féminité.

2. Les Gourmantché ont deux termes pour désigner1 la notion de médicament : и-роя-gu et ku-rja-gu. Tous deux sont des médicaments à base végétale mais alors que l'u-jioa-gu est un médicament qu'on avale, Vku-rja-gu sert uniquement pour entrer dans la préparation d'un bain. Nous l'appelons « médicament de bain ».

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Planche XI.

i. La calebasse de l'excision. 2. Jeune fille du village de Yobri (canton de Gobnangou) portant la coiffure dite a-dzafà'tfoz-a.

3. Jeune mère du village de Yobri (canton de Gobnangou) portant la coiffure dite : u-mazi'yunian-u.

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II n'est pas indispensable pour notre propos de revenir plus en détail sur les séquences auxquelles renvoie le premier couple, à savoir l'accouchement, le rite de tenue d'un couteau, les rites d'enterrement du délivre et le rite de dissimulation du cordon ombilical. Pour préciser l'idée que les Gourmantché se font de la « physiologie » de la procréation, il nous paraît en revanche essentiel de restituer le déroulement de la cérémonie dite mimarijiït5m-a et d'en dégager le sens général.

Sitôt après l'accouchement, les épouses de la maison du mari, qui sont encore fécondes, prendront trois ou quatre jarres, iront les remplir au puits du village et, de retour à la maison, transvaseront l'eau des jarres dans le li-marg'bwob.-U. Elles répéteront l'opération trois ou quatre fois. De leur côté, les épouses âgées, celles qui ne peuvent plus avoir d'enfants, iront arracher de la clôture de la maison trois ou quatre morceaux de tiges de mil (a-kay.- taar-a ou a-kay.-naar-a) et les introduiront dans la « poterie de la procréatrice », laquelle sera ensuite placée dans la case de la nouvelle mère. Entre-temps, un jeune garçon aura été couper une branche de bu-puyu-bu (tamarinier) et une branche de l'arbre ku-kakàlu5kaa-gu (espèce de figuier non identifié), les aura coupées en petits morceaux, puis les aura déposées devant la case de la nouvelle mère. Se saisissant d'une calebasse, appelée pour la circonstance ya'yie-ga (lit. «la calebasse du médicament de bain »), celle-ci y mettra les morceaux de branche qu'elle versera ensuite dans le li-mcira'bwob.-li, entre-temps posé sur le feu (la poterie s'appelle désormais U-fjajiïm'bwob.-H, lit. « la poterie de l'eau du médicament de bain »). Ces opérations terminées, on laissera bouillir le liquide trois ou quatre jours. •

Trois ou quatre jours après l'accouchement, la nouvelle mère, dans la soirée, se rendra dans le petit réduit, qui sert de salle d'eau près de sa case. Son mari l'y accompagnera s'il est père pour la première fois. La femme s'agenouillera ; le mari, situé derrière elle, légè-' rement à sa droite, posera alors son pied gauche sur l'épaule gauche de sa femme. Puis une épouse âgée, ayant rempli le ya'yie-ga avec le liquide contenu dans le li-fjapïm'bwob.-li, prendra des branches de néré, les trempera dans le liquide et en tamponnera les principales articulations de l'épouse et de son mari (articulations du cou, des genoux, des poignets). Pendant ce temps, les jeunes épouses (les épouses des frères cadets du mari) se rassembleront dans la cour intérieure, munies de branches de néré, qu'elles auront également trempées dans le liquide. Après avoir été tamponné et massé, le mari sortira en courant de la salle d'eau et cherchera à gagner la porte de sortie de la maison. Les jeunes épouses se précipiteront alors sur lui et tout en criant à la façon du chasseur poursuivant le gibier, l'empêcheront de sortir et, avec leurs branches de néré, l'aspergeront de l'eau du médicament de bain. Complètement aspergé, l'homme réussira finalement à se réfugier sur les genoux du maître de la maison (alors assis dans la cour extérieure) lequel l'étreindra comme il étreindrait son jeune enfant, tout en priant les femmes d'arrêter « leur jeu ». Quelques instants après, le mari pourra réintégrer la maison. Il y sera accueilli par les épouses avec les paroles suivantes : « Maintenant tu as gagné la force ».

Si l'on veut résumer en quelques mots la signification générale de ces rites de massage et d'aspersion, on peut dire qu'ils consistent à remettre dans leur état d'équilibre les graines que tout être humain, homme ou femme, possède dans ses articulations et sans lesquelles il ne pourrait procréer. On retrouve ici un attribut de la personne où l'école de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen a vu l'un des points de convergence les plus remarquables des systèmes de pensées des populations issues du Mandé et notamment des Dogon et des Bambara x. Dans l'état actuel de notre documentation, nous ne sommes pas en mesure, à

1. Les Gourmantché ne figurent pas dans les listes des populations issues du Mandé qui nous sont données par G. Dieterlen et par D. Zahan. Il nous faut donc en conclure que la croyance relative à la présence de graines, comme symboles de nourritures de base, n'est pas une caractéristique spécifique des populations issues du Mandé.

Société des Africanistes. 15

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2l8 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES

propos des Gourmantché, de dégager toutes les implications de cette croyance. Rien ne nous permet encore d'affirmer qu'une telle croyance relative à la personne s'inscrive dans un mythe général de création du monde et reflète l'un des épisodes de ce mythe. Plutôt que de nous livrer au jeu des spéculations, exposons brièvement les quelques renseignements que nos informateurs nous ont livrés à propos de ces graines.

Le siège des graines est localisé dans la poitrine, à peu près à l'endroit du sternum 4 Leur nombre n'est pas précisé. Du sternum, elles sont distribuées dans les principales articulations (celles de la clavicule avec le sternum et l'omoplate, du fémur avec l'os iliaque et le tibia, du radius et du cubitus avec les os du carpe). Quant à la fonction de ces graines, elle est précisément de permettre les mouvements articulatoires. Mais leur rôle ne s'arrête pas là puisqu'on considère qu'elles sont indispensables à la production de la semence. On aurait ainsi le schéma suivant : lorsque l'homme serait saisi du « désir de fécondation », l'huile de ses genoux {ku-jiî'tjan-gu) se mélangerait à la substance des graines contenues dans ces mêmes genoux et c'est grâce à ce mélange que l'huile, devenue sperme après le passage dans les testicules, acquerrait son pouvoir conceptionnel.

A l'état normal, l'homme ou la femme ont un nombre de graines déterminé et placé dans un certain état d'équilibre. Cet état normal est perturbé dans deux circonstances qui d'ailleurs ne sont peut-être pas sans rapport :

i) en cas de rupture d'interdit ; 2) pendant la période qui va du moment où la femme est fécondée jusqu'à l'époque de la naissance de l'enfant. En cas de rupture d'interdit, l'être humain perd une partie de ses graines (l'on croit qu'elles s'échappent par les talons) et l'accomplissement de certains rites peut seul lui en faire retrouver le nombre initial. Pendant la période de la procréation, il se produit non seulement une perte de graines mais aussi une modification de leur état d'équilibre et ceci tant chez l'homme que chez la femme. Chez l'homme, cette perte et ce déséquilibre se manifestent par une impression de fatigue et par une douleur aux articulations du genou qui se ferait sentir dès que la femme aurait été fécondée a.

Pour rétablir le nombre et l'état d'équilibre des graines, modifiés en la circonstance, il faut donc, après cette période, accomplir le rite dit mimarijiïtôm-a. Le temps fort de ce rite est bien, en effet, celui où l'on masse les articulations de la femme et de son mari. Nous avons vu que le massage était effectué avec de l'eau chaude où avaient macéré divers éléments végétaux (des tiges de mil et des petits fragments de branche de tamarinier et de figuier). Nous avons déjà suggéré que l'utilisation de l'eau chaude avait pour but de faire retrouver à la nouvelle accouchée la chaleur perdue. En ce qui concerne les tiges de mil, nos informateurs nous expliquèrent qu'elles entraient dans le rite en tant qu'elles constituaient « la source » d'où sortent les graines de mil elles-mêmes et que les graines de mil sont particulièrement appropriées pour agir sur les graines des articulations des hommes 8. Du tamarinier et du figuier, nous savons qu'ils sont liés à la fécondité et nous pensons que c'est probablement pour en assurer le retour qu'ils sont ici retenus 4. Au terme de ce rite, et par ce

1. Et non dans les clavicules comme chez les Dogon et les Bambara. 2. L'une de nos informatrices nous déclarait à ce propos que si un matin son fils nouvellement marié venait se

plaindre à elle d'une sensation de douleur dans les articulations et d'une impression de fatigue, elle saurait qu'il avait fécondé sa femme au cours de la nuit.

3. Il semble que les graines des articulations soient faites de la même substance que le mil mais nos informations sont sur ce point trop imprécises pour que nous puissions en conclure que comme chez les Dogon, l'homme «est conçu comme consubstanciel aux céréales dont il porte le symbole » dans les articulations. Cf. Griaule, M. ; Die- terlen, G., Le Renard pâle, p. 46.

4. Il va de soi que ce bref commentaire n'épuise pas le sens du rite dit mi-jïWm-a. Pourquoi le mari pose-t-il son pied gauche sur l'épaule gauche de sa femme ? Faut-il dire qu'il y ait passage des graines, de la clavicule de

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rite, la femme a donc retrouvé son pouvoir de fécondité et le mari « ses forces », selon l'expression du maître de la maison \

C'est par cet idéogramme que se termine le travail du graveur. Par ses divers dessins, il a représenté les différents stades de l'évolution sexuelle de la jeune initiée et a conduit celle-ci jusqu'à sa première maternité. L'opération « magique » à laquelle il s'est livré, dont le but était précisément de favoriser la procréation, trouve son achèvement avec le dessin représentant la maternité et les rites qui l'entourent. Mais si le rôle du graveur est terminé, il n'en est pas de même de la calebasse qu'il a gravée. Que devient donc cette calebasse après qu'elle ait été gravée ? C'est ce qu'H nous faut maintenant considérer.

Circulation de la calebasse et protagonistes en présence.

Leur travail achevé (deux ou trois jours après l'opération), les graveurs remettent les calebasses aux doyennes respectives des clans des maris, lesquelles les dissimulent dans l'un des greniers de leur case d'habitation. Le septième jour qui suit le début de l'initiation, les différentes doyennes sortent les calebasses de leurs greniers, puis, accompagnées de jeunes filles de leur lignage, se rendent en délégation auprès des véritables mères des initiées pour leur remettre les calebasses de leur fille 2. Sur le parcours, elles prennent soin de cacher sous leur pagne les précieux objets. Les véritables mères ne gardent les calebasses que quelques heures ; le soir venu, les mères classificatoires des initiées viennent les leur retirer afin de les confier à leurs véritables destinatrices, à savoir les initiées elles-mêmes 8. Voici comment s'effectue le transfert de la calebasse, des mains des mères classificatoires à celles des initiées.

Les jeunes filles qui viennent d'être lavées sont revêtues d'une parure de cauris et ceintes de la ceinture de fibres blanches, dite ku-dzoo'gba'piln-gu. Il fait nuit, et elles sont maintenant devant la case du doyen de leur lignage, assises sur une natte spéciale qu'on vient de leur remettre qui est appelée suampinga et qui est faite de petits roseaux blancs poussant dans l'eau des grands marigots. Les jeunes filles ont les jambes allongées, la tête penchée, dans une position comparable à celle de la jeune mère à qui l'on présente pour la première fois son enfant 4. Chacune des bi'naa'yu-li pose alors la calebasse sur le haut des cuisses de sa fille classificatoire, à l'endroit du sexe, en veillant à ce que l'ouverture de la calebasse soit tournée vers le haut. Pendant ce temps, celle qu'on appelle o-dzoo'yâyin-lo, une femme spécialisée dans les chants de l'excision, entonne l'un de ces chants pour souhaiter aux jeunes filles une nombreuse procréation.

Ce rite accompli, les jeunes filles vont se reposer pour la nuit, leur calebasse posée à côté d'elles. Elles passent la journée suivante dans le hangar du doyen du lignage et le soir se rendent dans la cour extérieure de la maison en maintenant sur leur sexe leur calebasse dont l'ouverture est tournée vers l'avant. Elles s'assoient un moment pour recevoir les cadeaux (noix de kola et argent) que leurs offre leur famille maternelle respective. Puis, chacune

la femme, au pied du mari ? Pourquoi le mari fuit-il pendant le rite d'aspersion et va-t-il se réfugier sur les genoux du maître de la maison ? Autant de questions qui présentement restent pour nous sans réponse.

1. Il faudrait se demander pourquoi seul celui qui est père pour la première fois est soumis à ce rite de massage et d'aspersion. Tout se passe comme si les nouvelles paternités ne modifiaient plus l'état des graines et que le rite s'avérait dès lors inutile pour l'homme.

2. Rappelons que pendant toute l'initiation, les mères des excisées habitent toutes la maison de l'excision. Leur fille vont renaître à une autre vie, et bien qu'elles ne peuvent assister aux rites, elles doivent rester dans leur entourage.

3. S'adressant à la véritable mère, la Ы'паа'уи-li lui demande : « Où est la calebasse de ton enfant ? » 4. Cela ne signifie pas qu'à ce stade la calebasse symboliserait l'enfant.

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à tour de rôle, dzoo'bar-o en tête, se lève et effectue les danses de l'excision, confiant momentanément sa calebasse à sa ki-dzoo'kpaa'bi-ga, la «petite gardienne de l'excisée 1», agissant ainsi comme la mère de famille qui, retenue par quelque occupation, confie son enfant à son Ы'уи'аа-lo 2. Les danses terminées, elles retournent dans la maison pour y passer la nuit, dormant cette fois dans la case même du doyen du lignage, leur calebasse toujours posée à côté d'elles.

. Le lendemain (le 9e jour après le début de l'initiation), portant leur calebasse de la même façon que décrite précédemment, elles se rendent dans la cour extérieure de la maison du chef de village 3. pour y effectuer une nouvelle fois les danses de l'excision. De retour dans la maison de l'excision, elles y reçoivent pour la première fois la visite de leur futur mari mais, dans la soirée, ce sera à leur tour de rendre visite à la famille de ces derniers. Arrêtons-nous un instant sur les modalités de cette dernière visite qui marque un moment important dans le processus d'intégration progressive de la nouvelle initiée dans la maison de son mari.

Pour se rendre dans la maison de son futur mari, chacune des initiées se sépare de ses compagnes et suit son propre chemin, portant toujours sa calebasse de la même façon ; chacune d'elles est accompagnée de ses proches tantes paternelles, de ses mères classifica- toires (dont sa bi'naa'yu-li) et de sa ki-dzoo'kpaa'bi-ga {к dzoo'bar-o revient l'honneur d'être accompagnée de Yofťolťnťkpd-o). Groupés dans la cour extérieure, les parents du mari accueillent la jeune femme puis, après que celle-ci ait effectué pour eux les danses de l'excision, procèdent à une remise de cadeaux : saisissant de l'argent et des noix de kola, ils les jettent dans la calebasse de l'excision voulant signifier par ce geste qu'ils veulent féconder « leur nouvelle épouse 4 ». Après l'exécution d'un rite pour en franchir le seuil 5, la jeune femme pénètre alors dans la maison et se rend jusque devant la case de Yo-die'dan-o (le maître de la maison). Des mains de la première épouse de ce dernier, elle reçoit alors mi- pïm'piem-a, de la farine de mil délayée dans l'eau, qu'on offre à tout visiteur étranger et bu-kyèdi'saa-bu, un gâteau de mil spécial pour souhaiter la bonne arrivée. On lui présente également, mais cette fois à seule fin de lui montrer et non pour qu'elle en goûte, U-bwa- Xi'saa'kwa-li, un autre plat de nourriture, celui-ci chargé de tout un symbolisme sexuel. Il s'agit d'un plat de riz au milieu duquel on a dressé, modelé dans ce même riz, une sorte de boudin en forme de phallus érigé et inversé. Le récipient contenant le riz étant une calebasse, l'ensemble se présente donc comme l'image d'un phallus pénétrant dans l'organe de la femme. Le choix du riz n'est pas contingent. Le riz étant une plante qui ne peut pousser que dans l'eau e, il symbolise ici le milieu liquide du ventre de la femme où, comme le poisson dans la mare, l'enfant naîtra et se développera. Un couvercle (fait d'une demi-calebasse) recouvre le récipient. En ôtant le couvercle, on veut montrer à la jeune femme que le moment est proche où son mari va la déflorer et la féconder 7.

1. On appelle ainsi une petite jeune fille d'une dizaine d'années qui est choisie parmi les sœurs cadettes de l'initiée et qui est chargée de veiller sur elle. Après l'iuitiation, elle hérite de tous les vêtements qui ont appartenu à son aînée, comme on hérite d'un mort.

2. La Ы'уи'аа-lo est la jeune fille de la maison du mari (souvent une sœur cadette de ce dernier) qui garde l'enfant en bas âge.

3. Le chef de village chez les Gourmantché est concerné, même pour des cérémonies à caractère familial. 4. L'épouse n'est pas seulement l'épouse du mari mais l'épouse de tous ses frères. 5. La jeune initiée est montée sur les épaules d'un neveu utérin du mari et une femme tient une natte en secco

au-dessus de la porte du vestibule. Quand la jeune fille sur sa « monture » franchit le seuil, on jette de l'eau sur la natte, qui, en s'écoulant, se répand sur le corps de l'initiée. Ce rite est également effectué lors de la cérémonie de mariage coimue sous le nom de li-fnďpar-li.

6. Pour ,ce rite, 011 n'utilise exclusivement qu'une variété de riz africaine. 7. Plus tard ce plat sera consommé par les épouses de la maison de l'excision.

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Après l'accomplissement de ces rites qui sont comme la répétition générale de ceux qui seront effectués le jour où l'initiée viendra s'installer définitivement dans la maison de son mari, la jeune fille retourne dans la maison de l'excision où elle retrouve ses camarades. Là, elle se débarrasse de ses parures de cauris et confie sa calebasse ainsi que sa ceinture de fibres blanches à la doyenne de son lignage, laquelle, quand toutes les initiées auront fait de même, emportera toutes les calebasses et toutes les ceintures de fibres blanches pour les dissimuler dans les greniers de sa case d'habitation. Mais en échange de la calebasse ainsi rendue, chacune des initiées reçoit le soir même des mains du doyen de son lignage l'objet connu sous le nom de ki-bi-ga (lit. «l'enfant»), simulacre d'enfant constitué d'un ensemble de trois petits bouts de bois attachés les uns aux autres en trois endroits au moyen de trois petites ficelles. Désormais et jusqu'à la naissance de leur premier enfant, les initiées devront porter ce simulacre, exactement de la même façon qu'elles porteront plus tard leur véritable enfant, c'est-à-dire en le maintenant sur le dos.

Pendant environ quatre semaines, la calebasse n'intervient plus. Elle intervient à nouveau le dernier jour de l'initiation (le cinquième samedi après l'opération), qui est officiellement le jour de la guérison en même temps que celui où les initiées quitteront définitivement la maison de l'excision pour aller habiter, avec désormais le plein statut d'épouse, dans la maison de leur mari. Voici parmi les moments marquants de cette dernière journée, ceux qui intéressent directement notre propos.

Le matin, avant l'exécution du sacrifice et du rite dit mwàl-i déjà décrits, la doyenne du lignage sort les calebasses ainsi que les ceintures de fibres blanches et charge les différentes tantes paternelles de les remettre à leur nièce respective. Après le sacrifice, les jeunes femmes passeront encore toute la journée dans la maison de l'excision, ceintes de leur ceinture de fibres blanches, avec leur calebasse et leur simulacre d'enfant. Le soir, les frères et les sœurs des maris se rendront sur la cour extérieure de la maison de l'excision et demanderont au doyen du lignage de leurs remettre « leur épouse » (les frères et les sœurs du mari de dzoo' bar-o viendront les premiers *). Après une série de rites où les parents des jeunes femmes feront semblant de se dérober, chacune des initiées, tenant sa calebasse de la même façon que lors de la première visite, et accompagnée des mêmes parents, finira par s'engager sur le chemin de la maison de son mari. Pour lui en faire franchir le seuil, l'on effectuera les mêmes rites que ceux que nous avons précédemment décrits. Puis, la jeune femme ira s'installer devant la case du maître de la maison où elle finira par s'endormir, couchée sur la natte blanche de l'excision {suàmpinga) et la calebasse posée à côté d'elle. Vers minuit, lorsque tout le monde sera endormi, à l'exception des jeunes gens qui à cette heure continuent à danser sur la cour extérieure, la tante paternelle de l'initiée réveillera sa nièce et lui demandera si elle a bien sa calebasse, sa ceinture de fibres blanches et son simulacre d'enfant. Puis laissant pour un instant la jeune femme, elle pénétrera dans la case du mari et engagera avec ce dernier un dialogue fixé d'avance où en substance elle lui demandera s'il lui reste de la place sur sa couche, pour son enfant. Pendant ce temps, la jeune fille s'approchera de la porte de la case de son mari, précédée par sa petite gardienne (ki-dzoo-kpaa'bi-ga), laquelle portera sur sa tête la natte blanche de l'excision. Alors la tante ressortira, se saisira de la natte et la placera sur la couche du mari. Sur un signe de sa tante, l'initiée entrera à son tour, retirera sa ceinture de fibres blanches et la déposera dans la calebasse de l'excision. Puis elle confiera la calebasse et le simulacre d'enfant à sa tante en la priant de les lui bien garder. Ce dernier rite accompli, elle pourra alors s'allonger auprès de son mari sur la natte blanche de l'excision.

i. Pour réclamer leur épouse, ils s'exprimeront en ces termes : « Maintenant nous avons faim et soif ».

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La cérémonie d'initiation est maintenant terminée. Les différentes calebasses et ceintures seront rendues à la doyenne du lignage. Celle-ci, pour les cacher, les répartira dans les différents greniers de sa case d'habitation (une calebasse et une ceinture par grenier) ; elle le fera en présence de sa fille aînée (ou de son fils aîné) pour que celle-ci puisse connaître les cachettes respectives des calebasses et des ceintures des différentes initiées. Après sa mort, c'est en effet sa fille aînée (ou son fils aîné) qui devra déléguer calebasses et ceintures à la femme qui lui succédera comme doyenne de lignage.

Après la mort de l'initiée, le sort de la calebasse sera différent selon que la vie de l'initiée, du point de vue de la procréation, sera, ou non, considérée comme réussie. Elle sera détruite par la doyenne du lignage x si l'initiée, quel que soit son âge, au moment de sa mort, ne laisse au monde aucun enfant (soit qu'elle n'en ait jamais eu, soit que ceux qu'elle ait eus soient morts avant d'avoir eux-mêmes engendré). Il en sera de même si elle ne laisse au monde qu'une fille. Elle sera par contre introduite dans sa tombe par les soins de sa propre fille (ou de son propre fils) si elle a réussi à perpétuer le lignage de son mari, soit qu'elle ait laissé un fils, soit que son fils, avant de mourir, ait lui-même laissé un enfant, fils ou fille 2. La défunte étant couchée sur le côté droit, le visage tourné vers l'ouest et reposant sur la main droite, la première fille placera la calebasse auprès de son visage, en en tournant cette fois l'ouverture vers la terre. C'est un sort en tous points semblable que connaîtra la ceinture de fibres blanches de l'excision.

L'efficience des signes sur la procréation.

Parvenus au terme de la description de ces rites complexes, il nous faut maintenant en récapituler les épisodes les plus significatifs afin de dégager la finalité de toute l'opération.

A la demande des familles de leur futur mari, les jeunes filles sur le point de se marier vont subir la clitoridectomie pour qu'elles aient plus de chances d'avoir des enfants et, si possible, des enfants nombreux, sains et normaux. Au moment d'être opérées, elles sont considérées comme mortes. Après l'opération, elles sont censées renaître progressivement à une nouvelle vie. Assimilées d'abord à des nouveau-nés (c'est ce que symbolise le fait qu'elles subissent l'opération assises sur les genoux de leur doyenne de lignage), puis à des enfants, enfin à des adolescentes, elles ne parviendront de nouveau à l'âge du mariage que lorsqu'elles seront « débarrassées de leurs saletés », c'est-à-dire quand elles auront perdu leur impureté. Cette période de croissance et de purification durera 7 jours.

Mais la clitoridectomie n'est pas une garantie suffisante pour que la jeune initiée apporte au lignage de son futur mari le meilleur pouvoir de procréation possible (le meilleur mi-tay,- ma). Il se peut, en effet, que la matrice de la jeune fille et ses différents organes présentent des anomalies soit en raison d'une mauvaise constitution « physiologique », soit par suite d'imperfections dans l'exécution des rites destinés à assurer normalement la maturation sexuelle. Il se peut aussi que de par sa constitution, la jeune fille soit telle qu'elle reste inféconde avec le mari à qui on la destine. Il faut donc se procurer un objet qui soit le substitut symbolique d'une matrice neuve et d'une matrice qui soit la plus apte possible à remplir sa fonction. L'on choisira donc une calebasse neuve. C'est le lignage du mari qui sera chargé de la préparer, car c'est à ce lignage que doit être transféré le pouvoir de procréation de la jeune fille. Mais la calebasse-matrice, en elle-même, n'est rien ; elle

1. Dans le Gobnangou, elle sera brisée dans la falaise. 2. Si son fils, avant de mourir, n'a laissé au monde qu'une fille, cela n'engage pas sa responsabilité. Ayant

engendré un enfant mâle, on considère qu'elle a fait « son travail de femme ».

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n'est qu'un réceptacle vide. Pour que ce réceptacle reçoive le mi-tay.-ma, il faut que le clan qui en soit le dépositaire délègue l'un de ses membres et le charge de l'y introduire. Pour ce faire, un graveur du clan de la jeune fille attendra le moment où celle-ci sera revenue à l'âge de la vie où le mi-tay.-ma est en voie de formation, puis inscrira les signes de la procréation sur le substitut de la matrice. Par l'inscription de ces signes, il s'agira d'abord pour lui de reprendre au commencement toute l'évolution sexuelle passée de la jeune fille, considérée tant du point de vue des stades « physiologiques » que des rites, de façon à ce qu'elle se déroule conformément à un modèle idéal (l'idéogramme des « chemins de la procréation ») et qu'elle réalise sa fin véritable (les idéogrammes de la maison et du lignage) ; il s'agit d'autre part d'anticiper sur les étapes qu'il reste à parcourir jusqu'à la réalisation de la première maternité. Dans le mouvement même d'inscription de ces signes sur le double idéal de la matrice, le graveur est censé modifier l'état de la jeune fille et introduire en elle, en lieu et place d'un pouvoir de procréation naturel, donc susceptible d'imperfections, le pouvoir de procréation le meilleur possible (au cours de son travail, il ne pourra bouger sa calebasse, de crainte de blesser la matrice).

Cependant il ne peut parvenir tout seul à cette fin. En créant pour la jeune fille un nouveau mi-tay.-ma, il refait symboliquement le ч travail » du père de cette jeune fille. Mais de même que le père n'a engendré sa fille qu'en s'unissant avec une femme, de même le graveur, ici représentant du père, doit s'unir symboliquement avec une femme représentant la mère de la jeune fille, s'il veut que l'inscription de ses signes produise l'effet désiré. C'est l'union avec cette femme que symboliseront la présence auprès de lui de la bi'naa'yu-li ainsi que les paroles qu'elle prononcera à son intention (« graveur de l'excision, je t'en prie, grave pour moi, trace pour moi le chemin de la procréation de mon enfant »). Cette union provoquera un écoulement de sang et c'est pour le montrer qu'on introduira de l'arachide grillée dans tes gravures de la calebasse.

Mais la production des signes n'est pas encore une condition suffisante. Pour que la transformation de la jeune fille soit pleinement effective, il faut en outre que s'opère un contact direct entre le ventre de celle-ci d'une part, la calebasse et les signes inscrits sur elle d'autre part. Autrement dit, il faut que la jeune fille s'imprègne physiquement des signes de la procréation et se les incorpore x. Sept jours après l'excision proprement dite, la jeune fille maintenant purifiée (la purification étant indiquée par la remise de la natte blanche suam- pinga et de la ceinture de fibres blanches) recevra donc la calebasse. On la lui posera à l'endroit de son sexe, les signes entrant en contact direct avec le corps. C'est la bi'naa'yu-li qui se chargera de l'opération car c'est elle qui symboliquement aura « accouché » le nouveau pouvoir de procréation.

Désormais la jeune fille s'est donc incorporé un nouveau mi-tay.-ma. Cela ne se produit pas instantanément, mais durant toute la période où, maintenant la calebasse sur son ventre, elle se rend de la maison de l'excision à la maison du chef de village et de celle-ci à la maison de son mari.

La première visite dans la maison du mari doit être interprétée comme le transfert du nouveau mi-tay.-ma, du lignage de l'initiée au lignage du mari. Sur le plan symbolique, on peut dire qu'à l'issue de cette visite, la jeune fille est non seulement mariée mais aussi fécondée. Le mi-tay.-ma ayant été incorporé, la calebasse a dès lors, pour l'essentiel, achevé de remplir sa fonction. C'est la raison pour laquelle, lorsque la jeune fille retourne dans la

i. Une étrange conception du signe se révèle ici qu'on retrouve d'ailleurs chez plusieurs populations africaines. La signification des idéogrammes n'est jamais enseignée aux jeunes filles durant leur initiation. Le signe agit par son inscription dans le corps. Parmi les femmes ayant été initiées, il n'y a que l'o-f,*oli'nx'kpe-lo qui connaît la valeur des signes de la calebasse.

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maison de l'excision, on la lui retire lui donnant en échange un simulacre d'enfant (ki-bi-ga). Mais l'initiation n'est pas pour autant terminée. Les plaies de la jeune fille ne sont pas encore cicatrisées et il reste encore de nombreux rites à accomplir.

Lorsque les initiées seront guéries et que les sacrifices ainsi que les rites d'absorption des silures auront été effectués, il faudra rejouer la scène du transfert du mi-tay.-ma. On redonnera donc la calebasse à l'initiée pour qu'elle la transporte dans la maison du mari, puis dans la case de ce dernier. Ayant alors définitivement incorporé le nouveau mi-tay.-ma et l'ayant offert à son mari, la jeune femme peut maintenant se séparer pour toujours de sa calebasse. Désormais les jeux sont faits et la calebasse ne peut plus l'aider pour avoir des enfants.

Mais la calebasse de l'excision n'a pas pour autant perdu tout pouvoir puisqu'on prend soin de la dissimuler. Qu'en est-il donc de ce pouvoir ? Comme nous leurs posions cette question, nos informateurs nous répondirent en avançant la notion de ku-dzundzun-gu. Il s'agit d'une notion complexe que nous ne pouvons analyser ici. Retenons seulement que dans le contexte de la sorcellerie, les Gourmantché appellent ainsi ce qui du corps d'un ennemi peut être utilisé pour agir magiquement contre lui (ainsi l'ombre ou la trace du pied). Le mi-tay.-ma est maintenant séparé de la calebasse comme l'est l'homme lui-même par rapport à la trace de son pied. Mais la calebasse conserve encore quelque chose de ce mi-tay.-ma et, par ce quelque chose, on peut par magie agir de façon néfaste sur la procréation de la femme. Elle ne peut donc sans risque être abandonnée ou confiée à n'importe qui. Elle sera confiée à une personne qui ne peut vouloir nuire à la procréation de l'initiée, à savoir la doyenne de son lignage.

Si l'initiée meurt sans laisser de descendance, c'est que la calebasse de l'excision, soit par la faute du graveur, soit pour quelque autre raison, n'aura pu remplir sa fonction. Il faudra donc la détruire. Si au contraire l'initiée a de son vivant « fait son travail », selon l'expression de nos informateurs, il faudra que les vivants lui rendent un dernier hommage en introduisant dans sa dernière demeure ce qui symbolise le travail accompli. Et, de cette calebasse, ils tourneront cette fois l'ouverture vers la terre pour signifier que « le travail est à tout jamais achevé ».

Les rites et les croyances que nous avons décrits posent un ensemble de problèmes théoriques que nous n'avons pu traiter dans le cadre de cet article. La manière dont les Gourmantché conçoivent l'articulation entre le signe, le rite et le corps à propos de la procréation est l'un de ces problèmes. Nous ne ferons ici que l'évoquer. Des faits exposés ci-dessus, il ressort d'abord que le développement sexuel de la femme, depuis l'enfance jusqu'à l'accomplissement de la fonction reproductrice, est conçu comme un processus où « l'évolution physiologique » (ou plutôt ce que nous appellerions ainsi) et l'intervention des hommes au niveau des rites interfèrent si étroitement qu'il est impossible de les penser l'une sans l'autre. Si, au moment où la jeune fille a ses menstrues, on lui fait porter la coiffure dite a-dza- fân'tfor-a, ce n'est pas simplement pour signaler, à son entourage qu'elle a maintenant accédé à un certain stade de son évolution sexuelle. Si l'on procède ainsi, c'est parce que l'on considère comme nécessaire, pour que ce stade soit franchi normalement, de le fixer par un rite, et par un rite imprimant une marque dans le corps. L'inscription d'une marque dans le corps n'a pas seulement ici valeur de message mais est un instrument d'action qui agit sur le corps lui-même. Mais les signes gravés sur la calebasse ont une efficience qui dépasse celle des rites puisque dans les trois dimensions du temps (passé, présent, futur), ils agissent non seulement sur le corps mais aussi sur les rites eux-mêmes. Les signes commandent les « choses » qu'ils signifient et l'artisan des signes, loin d'être un simple

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imitateur, accomplit une œuvre qui rappelle l'œuvre divine. Derrière l'institution de la calebasse de l'excision, nous voyons donc se profiler une théorie qui n'est pas sans rappeler celle des Gnostiques et qui accorde aux signes une sorte de toute-puissance, ou, comme le dit Marcel Griaule, une sorte de souveraineté.

Mais cet objet nous apporte une autre certitude. En écoutant nos informateurs parler des heures entières des signes de la' procréation, nous acquérions progressivement la conviction qu'à la question « d'où vient l'enfant ? » qui, Freud nous l'a enseigné, n'a cessé de hanter l'inconscient des hommes, les Gourmantché avaient donné une réponse dont la profondeur ne le cède en rien à celle des grands mythes d'origine de l'Antiquité.