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JEAN CAYROL L 1 HOMME ET L'OEUVRE SISTER MARIE IMMACULEE DANA, R.S .M. A THESIS SUBMITTED TO THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES AND RESEARCH IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF MASTER OF ARTS McGILL UNIVERSITY AUGUST 1962

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JEAN CAYROL

L 1 HOMME ET L'OEUVRE

SISTER MARIE IMMACULEE DANA, R.S .M.

A THESIS SUBMITTED TO

THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES AND RESEARCH

IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS

FOR THE DEGREE OF

MASTER OF ARTS

McGILL UNIVERSITY

AUGUST 1962

TABLE DES MA TIERES

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . .

Chapitre

Quel est le visage de l'Europe? Le roman en France aujourd'hui Quelle est l'obligation d'un écrivain? Jean Cayrol parmi les écrivains

I. BIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . Famille et jeunesse Les débuts littéraires La guerre L 1 écrivain arrivé Guide des jeunes L 1 intérêt pour 1 1 art du cinéma

II. JEAN CAYROL, POETE . . . . . . . . . . On est spontanément poète - la forme Que serait la charité sans la vision

du mal et du pardon - le fond

Page

2

9

22

III. L'OEUVRE ROMANESQUE ET SES THEMES 48

La question La réponse

IV. L'OEUVRE ROMANESQUE DE 1949 A 1959

L'homme qui se retrouve La femme qui se retrouve

84

V. L 1 OEUVRE D 1 UN HOMME DE CHARITE

L'homme cherche Dieu La fraternité et la charité Le manque de Dieu, c 1est la soif de Dieu

VI. QUELQUES ASPECTS DE LA TECHNIQUE

Page

115

CAYROLIENNE . • . . . . • . . . • . . . . 130

L 1 atmosphère lazaréenne La solitude lazaréenne L'objet Le personnage lazaréen Le monologue

CON CL US ION . • . . . .

Cayrol parmi les écrivains La vision du poète La littérature d 1 empêchement

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

143

149

. . . nous essayons d'étudier, de mettre à jour la corruption mystérieuse de notre monde par l'élément concentrationnaire ou lazaréen et nous nous efforçons de tracer la figure, peut-être épouvantable mais juste, de cet homme qui semble atteint dans les forces vives de son âme, de sa spiritualité. Sous cette étreinte lazaréenne il se débat et demande aide et assistance. n n'a de témérité que dans sa maladie, d 1 audace que d.ans son infirmité. n ne prête le flanc qu 1 à la lance. Ge héros décharné et souffrant, ce peut être vous, demain; ce coeur paralysé et insensible, ce peut être le vôtre d.ans quelques instants, si nous ne savons pas être des héros solitaires et patients. Jusqu 1 à présent la vie a triomphé, mais méfions -nous du jour où nous ne nous apercevrons plus que nous vivons, où nous trouverons inqualifiable notre espérance, ce jour inoffensif où nous ne serons plus en garde contre les assauts d 1un regard "vidé du pouvoir d'aimer".

Jean Cayrol "Préface" Lazare parmi nous

INTRODUCTION

"Je circule comme un clochard, mais tout cet univers,

n 1 est-il pas clochardien? Le temps est en loques; la notion d'amour

est ignorée. On ne vit plus que 11 amour des autres." 1

Jean Cayrol, enfant sensible pendant la première guerre

mondiale et homme mûr pendant la deuxième guerre mondiale a bien

compris la désolation de l'homme européen, sa peur mortelle en

face des cruautés de la guerre et un certain isolement qu 1 on garde

dans un monde en ruine .

Quel est le visage de 1 1 Europe après la deuxième guerre

mondiale? Les foyers vidés par la destruction, les familles hantées

par la terreur dont elles ont été témoins et les morts qu 1 elles ont

souffertes commencent à reprendre l'apparence d'une vie normale.

Mais ce n 1 est plus qu 1 une apparence. Qui peut oublier quand on voit

partout la destruction, quand on sent la pourriture et quand on

entend sangloter les enfants? Tous essaient de retrouver une vie

normale, mais la pauvreté reste aussi bien que l'ombre de la

grande destruction. "Nous sommes sinistrés de la guerre. Nous

sommes sonnés et vivons dans le monde de 1 1 improvisation. La

jeunesse en particulier parce qu'elle est amputée d.e son avenir,

1 Jean Cayrol cité d.ans André Bourin, "Les Enfants du demi­siècle: Jean Cayrol11

, Les Nouvelles Littéraires, 25 juillet, 1957, p. 2.

- 3 -

improvise jour après jour sa vie. 111 C 1 est cette jeunesse déracinée

qui va donner jour à un art nouveau, une littérature frappante.

Si la guerre, 1 'occupation et la résistance ont marqué la

littérature française entre 1940 et 1960, on peut noter aussi les

influences littéraires françaises aussi bien qu'étrangères qui se

montrent parmi les écrivains de cette période. La richesse du

roman traditionnel en France a préparé indirectement ce qu 1on peut

appeler une austérité ascétique. On ne cherche plus dans le roman

les personnages exemples d'un vice ou d'une vertu, d'une telle

classe sociale ou d 1une province ou d'un pays. On ne trouve pas les

crises conventionnelles, l'action qui se dirige vers un dénouement

anticipé. Cayrol explique que "l'écriture aujourd'hui est complète-

ment changée. Changée comme notre monde auquel ne s'accorde

plus la psychologie classique. On n'aurait plus l'idée de peindre à

présent, l'Avare, le Jaloux, le Timide: on est tout cela à la fois.

Ce que 1 'on peut tenter de faire, c 1est de saisir un individu à un

instant psychologique particulier. 112 Dans cette littérature

d 1aujourd. 'hui on peut voir les traces, bien qu'elles soient diminuées,

de la profondeur d'un Proust qui, d'après un admirateur anglais,

1rbid. p. 2

2 Jean Cayrol cité dans André Bourin, "Techniciens du roman: Jean Cayrol11 , Les Nouvelles Littéraires, 2 avril, 1959, p. 2.

- 4 -

a poussé l'analyse jusqu'au point d'être créateur. 1 De l'influence de

Kafka, on garde l'intérêt pour le monde existentiel des hommes et

des objets par contraste avec le monde spirituel proprement dit.

Joyce a introduit le dialogue intérieur par lequel le monologueur se

découvre dans un perpétuel présent en face de son lecteur. 2. La

violence amorale et le pessimisme d.e Faulkner sont un aspect d.e la

pensée qu 1on peut appliquer à une civilisation désolée par des années

d.e guerre. Dans un interview en janvier 1945 pour Horizon,

Malraux a déclaré que la caractéristique essentielle d.e la littérature

américaine était que ses créateurs n'étaient pas des intellectuels

mais des hommes obsédés par "1 'homme fondamental". En général,

les écrivains du nouveau monde ont encouragé une indifférence à

l'égard. d.e la composition et des règles de 1 'unité quoiqu'ils propo-

sent une liberté totale d.u style dans laquelle l'écrivain peut

s'exprimer sans contrainte. Ces influences sociales et littéraires

se montrent bien dans la littérature française d 1aujourd 'hui.

On peut demander à l'écrivain, "Quel est le but de cette

nouvelle génération dans la littérature?" D'abord, l'écrivain fran-

çais veut être 1 'interprète de son temps et de son pays. Au lieu de

créer une beauté dans les descriptions ou dans l'action, il cherche

une synthèse des sensations fortes, jamais les recherches

1Henri Peyre, The Contemporary French Novel.(New York, 1959}, p.82.

2. Marcel Thiébaut, "Le nouveau roman", La Revue de Paris. No. 10, (octobre, 1958}, p. 145.

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minutieuses des motifs cachés. n peint !lhomme en action, !lhomme

qui se fait. n met en question un monde démodé; il détruit 1 •ancienne

suffisance du monde statique pour la remplacer par un monde en train

d 1être construit. C 1e st là une indication véritable de la vie.

Thiébaut explique qu 1il y a dans ce "nouveau roman" une double re-

cherche: ''celle du lecteur tentant de reconstituer la trame de

l'aventure, celle du lhéros 1 qui ne faisant rien connaître de ce qu'il

est et paraissant presque llignorer, découvre lentement par ses actes

ou au hasard des rencontres quelques éléments de son passé, de son

état civil et le principal de ses aspirations." 1

Ce qui compte,

d'après Boisdeffre, c 1est le "poids d ~humanité, le courage, l'amour,

la communion humaine, le sacrifice, voilà les valeurs que tous les

hommes peuvent comprendre. 112 Ces écrivains contemporains éta-

blis sent un rapport réel entre le lecteur et l'écrivain. Ce rapport

même dans la poésie, qui, libérée d.ans la forme et dans le fond,

exprime la solitude de !lhomme qui cherche sa place dans ce monde

et qui cherche en plus 1 1explication de cette solitude dans une ère de

communication extraordinaire. Voici que se dégage sous une forme

frappante, l'expression de l'homme qui a survécu aux horreurs de

nos jours et cherche une certaine communauté dans la charité

positive ou même négative.

1Thiébaut, p.143.

2Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature. tome II, {Paris, 1953), pp. 401-02.

- 6 -

Dans un monde tourmenté, dans une civilisation encore

bouleversée, quelle est l'obligation d'un écrivain? C 1est à lui

d 1exprimer la teneur de sa génération aux contemporains aussi bien

qu'à sa postérité. n devient le porte-parole de tous ceux qui souf­

frent, qui errent, de tous ceux qui travaillent dans cette société, des

riches, des pauvres. il peut bien en être un critique, mais un cri­

tique qui est juste, qui offre ou explication ou solution ou espoir au

mal qui existe. Ses contemporains peuvent bien le critiquer, lui

demander des explications, et même ne pas le comprendre

jusqu 'au point d'être tout à fait en désaccord avec ses idées.

Quelquefois ce n'est que sa postérité qui peut comprendre la vérité

de ce qu 1il a compris pendant sa vie. Et voici une autre et peut-

être la plus importante de ses obligations: l'écrivain doit être hon­

nête vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de son art. Ses principes,

sa philosophie de la vie doivent être bien définis; il lui faut les

exprimer dans un style convenable. Puis, mal compris ou non, il

est justifié dans ce qu'il écrit et c'est au lecteur qui "dénoue des

tas de choses ... achève conclut111 de faire jugement sur son

oeuvre.

La littérature française d 1aujourd 'hui est encore au stade

de la recherche. Bernard Pingaud la caractérise comme une

1Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril 1959, p. 2.

- 7 -

"littérature d'expérience" 1 et Marcel Thiébaut l'explique comme

1 'expression du "naufrage de 1 'ordre social, la rupture entre les

'exigences de l'individu 1 et le maintien d'un certain ordre naguère

assuré par la triomphante bourgeoisie . 112

Dans cette nouvelle littérature, Jean Cayrol se sent assez

' pres du groupe d'Alain Robbe-Grillet, Claude Simon et Michel

Butor; mais il y a des différences. Pour Cayrol, le monde est in-

cohérent, pas absurde et "voir c 1est imaginer"; d'après lui, Kafka

est un théologien, un homme de paraboles. 3 La foi de beaucoup de

ces écrivains est évidente d.ans leur oeuvre; ce n 1est pas une foi né-

cessairement traditionnelle, mais plus souvent, une foi qui

condamne le chrétien qui s'isole dans sa piété personnelle, le

chrétien qui ne tient aucun compte des souffrances de ses frères

égarés. En plus, c'est une foi qui reconnaît l'importance de toute

âme dans les conséquences du grand acte rédempteur du Christ.

Cette foi s'exprime d'une manière à la fois frappante et difficile à

comprendre dans les personnages des romans, personnages qui

cherchent la signification de leurs vies dans ce monde. Boisd.effre

dit qu 1 "exemplaire ou non, le héros du roman était appelé, sinon à

la sainteté, à l'amour ou au génie, du moins à goûter aux

1 Bernard Pingaud, "Dix romanciers face au roman", Pensée Française {janvier 1957), p. 58.

z Thiébaut, pp. 141-42.

3Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril 1959, p. 2.

- 8 -

richesses du monde, aux plaisirs de l'action et aux joies de la

pensée, à communier avec les hommes, avec leurs souffrances et

leurs espoirs. 1 Les écrivains de ce nouvel art veulent faire des

rapports entre le romanesque et le réel, entre la société actuelle

et leurs 11héros 11 par des montages inhabituels, exprimés assez

souvent dans un langage poétisé. "Ce romanesque nouveau, Jean

Cayrol lui-même le qualifia de 'lazaréen 1, car Lazare est ce

mort, cet emmuré que la Parabole arracha du tombeau, à qui le

Verbe rendit la vie. Pareillement, c'est à la parole, à la cha-

leur des mots échangés que nombre d'hommes jetés d.ans 1 'univers

concentrationnaire durent le salut. Jean Cayrol fut de ceux-là: il

ne l'a pas oublié et tous ses livres en portent l'empreinte. 112

1Pierre de Boisdeffre, Une Histoire vivante de la

littérature d'aujourd'hui, 1938-1958, (Paris, 1958), p. 368.

2Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril, 1959, p. 1.

- 10 -

descriptions du lac et des Landes parlent elles -mêmes d'une

familiarité lentement acquise et encore gardée dans son esprit. "Je

suis un homme de l'Atlantique • donc je prends le rêve pour la réa-

lité. Chez nous les eaux ne sont pas claires, et le ciel n'a jamais

un instant de répit; il est tourmenté et aggressif . Nous som-

mes instables et remuants . . . Nous sommes loin de la sérénité,

des toits tranquilles oÙ picoraient les focs. La brume et la pluie

sont des compagnes mélancoliques avec lesquelles toute voix

d'homme n'est plus qu 1un lancinant appel." 1

Cayrol se caractérise,

lui-même et caractérise ses voisins. dans le fond sombre de cette

région atlantique par un vocabulaire qui se réflète dans les termes

géographiques et sociologiques ce qu'il trouve un résultat des années

de la guerre et de l'occupation.

Depuis 1 1âge de quinze ans il écrit de la poésie qu'il

continue toujours aussi bien que d'autres formes littéraires, surtout

le roman. Donc, dès sa jeunesse il commence ce qui, pour le

Cayrol d 1aujourd 1hui, est devenu une vraie vocation. "L'écriture,

pour moi, ce n 1est pas un moyen de s'exprimer, mais d'exister.

Un art pulmonaire. 112 La littérature, et la poésie et la prose, a

toujours attiré le talent de cet homme dont la compréhension de la

1 Jean Cayrol. "Albert Camus: Une oeuvre en débat",

Le Figaro Littéraire, 26 octobre, 19 57, p. 7.

2Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril, 1959, p. 2.

- 11 -

vie, même de l'âme de 1 'homme, a bientôt trouvé une expression

extraordinaire. Il me semble que sa puissance littéraire est le

résultat du fait qu 1il s'intéresse sincèrement à autrui et qu'il

éprouve pour son prochain une vraie sympathie. Dans l'interview

avec André Bourin, il décrit en quelques mots la banlieue où il

habite à 45 kilomètres de Paris. "Le village où je me suis fixé

est un village dortoir. Ses habitants travaillent à Paris et je les

rencontre chaque jour dans le train. Les trains de banlieue! Les

gens s'y marient, y meurent. Je les vois harassés, et je les

écoute. Car j'aime entendre parler et je recueille parfois d 'admi­

rables phrases. La voix humaine rn 1est indispensable: 1 'homme

est par la parole. Je dirais volontiers: je parle donc je suis. 111

A ce qu 1il dit dans sa correspondance et dans ses interviews, Jean

Cayrol a toujours voulu être écrivain, témoin de la vie.

Même à 1 'âge de dix-huit ans, en 1929, il fait paraftre

Abeilles et Pensées. Dans les quatorze numéros de cette revue

littéraire. collaborent les jeunes poètes du jour. On trouve dans

les cahiers et les revues d 1aujourd 'hui l'oeuvre mûre de quelques­

uns de ces po'ètes. Cinq années plus tard, en 1934, Les Cahiers du

Fleuve publie en deux numéros d'autres oeuvres littéraires. Max

Jacob et Daniel-Rops ont tous les deux contribué à cette revue.

Pendant tout ce temps, Jean Cayrol continue ses propres efforts

1Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 25juillet, 1957, p. 2.

- 12 -

littéraires qui nous montrent la profondeur de ses pensées

religieuses et philosophiques. C 1est en 1936 aux Editions de

Cahiers du Sud qu 1il publie son premier recueil de poèmes: Le

Hollandais Volant. On y voit déjà sa prédilection pour l'image de la

mer, son habileté d.ans la description, et sa sensibilité au rythme.

ll emploie les trois d.ans ce long poème "qui essaie à travers une

profusion d'images de retrouver la singularité, la discontinuité des

êtres et leur participation profonde à l'univers. 111 Plus philoso-

phique encore est le recueil Les Phénomènes Célestes publié en

1939 aux Cahiers du Sud. Son expression par thèmes stélargit.

On y voit la nuit et le vent aussi bien que la mer. Ces trois images

conviennent bien à ses pensées, à ses considérations turbulentes

où il présente déjà les liens qu 1il envisage entre les individus et

aussi entre les hommes et les objets. "Le poème vous permet de

voir des rapports, des signes, des liens invisibles entre les êtres,

entre les paysages. La poésie, c 1est la surprise. Et cette surprise

peut, bien entendu, être bien utilisée dans le roman, car poème et

roman procèdent de la même démarche. Si dans mes débuts, j •ai

cédé d 1abord au poème, c 1est que je devais me servir de l'instrument

que j'avais entre les mains. 112 Pendant la période où il prépare

1 Jean Cayrol dans sa notice biographique envoyée des Editions du Seuil.

2B . our1n, Les Nouvelles Lit,téraires, 25 juillet, 1957, p. 2.

- 13 -

Les Phénomènes Célestes, il était bibliothécaire à Bordeaux, encore

une autre étape dans la préparation de sa carrière littéraire.

Mais les ombres de la guerre devenaient de plus en plus

inquiétantes; les "incidents" devenaient de plus en plus fréquents

jusqu •à 1 'éclat officiel de la guerre. Jean Cayrol a déjà fait son

service militaire dans la marine. Sa loyauté entre 19 39 et 1940 se

montre d.ans un service secret et dès 1941 il s'engage dans un

réseau clandestin d'espionnage sous 1 'autorité du Colonel Rémy. il

continue cette vie dangereuse mais si nécessaire à la guerre

jusqu •à son arrêt en 1942. L'expérience de 1942 jusqu tà 1945 colore

ineffaçablement sa pensée, sa vie même. Pour ceux qui n'ont pas

vécu la terreur de ces camps, les exposés présentés par ces an­

ciens prisonniers sont difficiles à comprendre. Ou est-ce qu'on ne

veut pas les comprendre? Il passe un an à Fresnes et puis presque

trois ans au camp de Gusen près de Matthausen sous le régime de

Nacht et Ne bel. Cayrol ne veut jamais en parler. Dans une lettre

personnelle qu'il rn 'a écrite, il dit, "Vous avez; raison je n'aime

pas parler de cette période. J'en rêve trop encore et pour essayer

de vivre ou de survivre à cette expérience, il faut totalement 1 'oublier

l'ignorer ou, sans cela, on est définitivement mort. 111 Sans en

parler directement, il en parle toujours d.ans tout ce qu'il écrit,

tant il en est marqué.

1Jean Cayrol, Lettre du 9 mai, 1962.

- 14 -

Aussi comment ne pas souligner l'extraordinaire laisser­aller de cet univers démoniaque où, justement rien n 1est tenu où tout est dispersé, pulvérisé, où les journées ont un aspect provisoire, inachevé, où les nuits ne tiennent pas au sommeil, oÙ les parties sexuelles de 1 'homme sont monstrueuses, énormes sur un corps squelettique, où le pain s'émiette, oÙ les consciences se relâchent, oÙ les amitiés se dénouent, où tout se morcelle, où les sou­venirs d 1hier se défont, où le présent ne tient qu •à une lubie de quelque personnage supérieur ...

Du fait du relâchement perpétuel d.ans lequel vit le prisonnier, celui-ci subit les exceptions comme les abus . . . Toute création devient imprévisible, in­humaine, car elle se défait sans raison apparente. Rien ne sera plus surprenant; chaque situation peut apparaître ou disparaître, se réformer ou se déformer en dehors de l'être qui les vit dans une sorte d'incantation qui est le propre de cette magie lazaréenne diffuse. 1

Chacun de ses romans, ses essais, sa poésie, tous portent les plaies

de sa déportation. Pendant sa détention, Le Miroir de la

Rédemption, poésie fondamentalement religieuse mais colorée par

les souffrances du camp, fut publié à son insu par Albert Béguin.

Un tout petit recueil de sept poèmes qui le précède est fortement

chrétien et patriotique.

J'appartiens au silence à l'ombre de ma voix aux murs nus de la Foi au pain dur de la France (Ecrit sur le mur) 2

Poèmes de la Nuit et du Brouillard, écrit dans sa cellule, a été

1 Jean Cayrol, "D'Un romanesque concentrationnaire", Esprit, vol. X VII, no . 9 (septembre, 1 9 4 9) , p. 3 4 6 .

2 Jean Cayrol, Et Nunc, (Neuchâtel, Editions de la Baconnière, 1944), p. 9.

- 15 -

publié après son retour en 1945; ces poèmes nous donnent une idée

assez vive de cette expérience. Dans Lazare Parmi Nous, publié

en 1950, en parlant de ces jours, Cayrol note que 11L 1image du

monde réel que gardait en lui le concentrationnaire se trouvait être

une image suspecte, mais ennoblie, décantée, spiritualisée, qui ne

pouvait que fausser son retour au monde réel et accroître son ma-

laise du fait qu'elle devait être continuellement 1dépas sée 1 devant

l'image même du Camp redorée sans cesse et amoureusement

créée. "l Le message du camp et le besoin de tous ceux qui y

étaient deviennent, à ce moment du retour, l'essentiel de sa vie.

11 Tous ceux qui reviennent portent le poids de cette terrible

méditation et rares sont ceux qui ont pu s 1en sortir sans le meilleur

d 1eux-mêmes: comment arriver à vivre ce qui nous était apparu

pendant des années sous une forme hallucinante? ... Le message

noir des camps n'est pas près de s'éteindre et quelques-uns en de-

vront vivre le mensonge et déchiffrer la signature sans cesse illisi-

ble pour tous ceux qui ne veulent plus être bourreau ou victime. 112

Jean Cayrol a survécu au camp de Gusen à l'aide de deux prêtres

qui ont apporté des consolations spirituelles à un grand nombre de

prisonniers, surtout ceux destinés à la mort. Le Père Gruber

1Jean Cayrol, Lazare parmi nous. (Paris: Editions du Seuil, 1950), p. 26.

2 Jean Cayrol, Lazare parmi nous. p. 66.

- 16 -

était Autrichien et le Père Jacques, Français. Tous deux sont morts

en déportation. Acta Sanctorum célèbre la mort de ces prêtres et

de son frère Pierre, mort au camp d'Ellrich le 19 mars 1945.

Quoique 1 'année 1945 marque la fin de la guerre, la mémoire

de ces événements reste vive dans la vie quotidienne des Français,

d.ans la vie de Jean Cayrol. C'était 1 'espérance plus que tout qui

soutenait les Français. "Je vous as sure qu'en juin 1945, 1 'Espérance

était violente, comme disait Apollinaire. Une espérance que nous

n'avions pas besoin de laisser 'infuser 1 car elle n'est pas comme

une boisson, à servir glacée. L'espérance se prend brûlante. 111

C'était le "temps du Samedi Saint" d.ans la vie de Cayrol. "Le

langage s'enracine de plus en plus d.ans les choses. Seuls émergent

quelques mots symboliques où se polarise 1 'attraction du Corps

Mystique. 112 C'est dans cette période qu'il p;répare les deux premiers

volumes de la trilogie Je vivrai l'amour des autres qui lui a gagné

le prix Théophraste Renaudot en 194 7. il s'y intéresse au monde

des objets et des choses. Dans Passe- Temps de 1 'Homme et des

Oiseaux, on peut discerner ce double rôle du langage auquel il se

donne. C'est-à-dire, il nomme des choses et en fait des

11demeures 11 . De 1947 jusqu'à présent il produit une abondance

1Jean Cayrol, Les Mille et une Nuits d'un Chrétien. (Paris: Editions Téqui, 1952}, p. 12.

2Jean Cayrol, notice biographique.

- 17 -

d'oeuvres en prose et en poésie. "Ecrire, c 1est mettre à jour. Un

livre est le bilan de ce qu 1on a écrit pendant un ou deux ans. En

réalité j'écris tout le temps: n'importe où, n'importe quand. Des

notes? Non. Cela, c 1est inutile. Car sur le moment, on a l'impres­

sion d'avoir perdu beaucoup, mais tout resurgit plus tard. Et en

définitive je ne laisse rien m'échapper. Je remplis mes magasins

intérieurs. J'engrange. Un livre se fait toujours à notre insu. 111

Jean Cayrol étudie toujours ce monde, l'individu d.ans ses rapports

avec ce monde et avec autrui. Il contemple la vie et puis il arrive

à ces résolutions qui le mènent à l'action. "J'écris pour témoigner.

C'est idiot de dire cela. Enfin, mettons: pour témoigner de façon

clandestine. Et puis pour moi, écrire, c'est aussi, c'est surtout

mener une quête acharnée pour vivre. 112 Il peint la vie comme il

la voit. Pour quelques-uns de ses critiques, sa vision assez tragi­

que de notre temps le rend. pessimiste. En réalité, il croit à

l'espérance, à une joie à venir, si nous menons notre vie de tous

les jours en toute honnêteté et d.ans le sentiment sincère de notre

responsabilité vis-à-vis de notre voisin. "Mais il est de plus en

plus difficile de traduire la simplicité de cette vie actuelle et 1 'on

risque de devenir inquiétant, monstrueux, si 1•on veut la rendre

1Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 25 juillet, 1957, p. 2.

2Ibid.. p. 2.

- 18 -

dans son naturel. 111 Dans un interview avec Mlle Marie- Yvonne

Kendergi pour Radio-Canada, Cayrol parle de la disponibilité de

l'écrivain, d.e son obligation d.e retrouver la joie. Pour y arriver,

il faut que l'écrivain, en exil dans ce monde, retrouve sa place.

Tout ce qu til produit aujourd.lb.ui est marqué par cette hantise d. 1une

présence aux autres, ce souci de communication.

Jean Cayrols 'occupe aussi d.e jeunes écrivains. Dans ce

même interview avec Mlle Kendergi, il leur conseille de former une

vision personnelle et d'essayer de la communiquer au grand public;

de faire un langage à eux, c'est-à-dire un vocabulaire tout à fait

personnel. Il y a quelques années 1 1956, il a fait paraître les ca-

hiers Ecrire. 11En créant Ecrire j'ai voulu que les jeunes puissent

publier d.e longs textes: quatre-vingt pages environ ... lls me

semblent qu'ils vont vers un art de dénuement, d.u dépouillement

dans l'écriture. lls ont le respect d.es mots et ne tiennent plus les

mots en respect. 112 Parce qu'il y a une certaine spontanéité dans

la poésie, Cayrol trouve les poèmes présentés à Ecrire meilleurs

que les textes en prose. Néanmoins, il constate qu'il est toujours

prêt à accorder tout à chaque manuscrit. C'est encore le résultat

de sa compréhension de ce jeune écrivain. 11Le jeune auteur est

seul, en transit dans une effervescence mondiale à laquelle il

1 Ibid.. p. 2.

2 Ibid.. p. 2.

- 19 -

rattache plus ou moins difficilement sa révolte et ses rancunes. OÙ

trouver accueil? A quelle porte frapper? A qui confier ses fiers

écrits? ... ils n 1ont pas eu encore le temps de vieillir, de se re­

trouver dans le souvenir, ils sont à vif. L'âge ne leur a pas donné

une patine naturelle, une poésie encore plus singulière; ils sont

humides d. 1inspiration. 111 n cherche les jeunes écrivains qui, dans

une société trop souvent irrésolue, ont le courage de leurs opinions,

qui n'ont même pas la peur de rater. 11 Nous attendons aujourd'hui

des écrivains conquérants qui n'ont pas honte d'enjamber les cada­

vres ou la pourriture, et dont, je suis sûr, la porte s'ouvrira sur

le grand. royaume de Dieu; nous avons plus que jamais besoin

d 'écrivains de salut public, de ceux qui n'ont pas peur de se salir

les doigts, de descendre dans les âmes même les plus dévoyées:

l'illustre maison de 1 'homme. 112

Entre 194 7 et 1960 Cayrol a fait paraître quatre recueils

de poèmes, six romans et deux volumes d'essais. En même temps

il dirige Les Editions du Seuil et encourage les jeunes écrivains.

C'est un travail assez formidable. Néanmoins, il croit qu 1il faut

à tout homme admettre un second intérêt. Pour Jean Cayrol, un

second intérêt ne veut pas dire un tout petit divertissement. A

présent il est enthousiaste pour le cinéma où il dirige les films de

lJean Cayrol, Le Coin de table. Ecrire vol. I, pp. 6-7, 9.

2Jean Cayrol, D'Un romanesque concentrationnaire. p. 342.

- 20 -

l'avant-garde. Spécialité de la Mer met ensemble de belles images,

des bruits et de la musique. Il y' a aussi un commentaire qui ne suit

pas les images. Dans cet art du cinéma, 1 'histoire n 1a pas grande

importance; on veut que 1 'auditoire se perde dans la beauté de ces

images pour retourner d.ans la vie primitive. Malgré son grand inté­

rêt pour le cinéma, il semble que Cayrol va continuer à le considé-

rer son "second intérêt".

La vie de Jean Cayrol jusqu 'ici a été une vie d'aventure, de

courage, de service. On le caractérise comme ferme dans ses con­

victions, sincère, idéaliste en même temps que réaliste, un homme

qui comprend bien la loi de la Charité. "Nous avons ainsi à vivre

dans le temps présent et à venir, un héroïsme sous une forme moins

attirante." 1 "Le message noir des camps n 1est pas près de

s 1éteindre et quelques-uns devront vivre le mensonge et déchiffrer

la signature sans cesse illisible pour tous ceux qui ne veulent plus

être bourreau ou victime . 112 Homme chrétien qui prêche la

Charité, 1 'homme d.u peuple qui sait bien les difficultés de la vie

quotidienne, il s •analyse bien .. "Vous vous apercevrez qu'il n 1y a

pas seulement chez moi un côté spirituel mais qu 1il y a autre chose

1 Jean Cayrol, Les Mille et une Nuits d 1un Chrétien. p. 32.

2 Jean Cayrol, Lazare parmi nous. p. 60.

- 21 -

et que je prends conscience le plus possible de l'inconscience du

é ' 1 monde; 1 1e sp rance est apre s. 11

1Jean Cayrol, Lettre, le 9 mai 1962.

CHAPITRE II

JEAN CAYROL, POETE

Jean Cayrol est poète. Même dans ses ro:rnans, il parle

d'une voix de poète. Ce fut au moyen de la poésie, comme nous

avons noté ci-dessus, qu •à 1 'âge de quinze ans il a débuté dans le

monde littéraire; mais ce ne fut qu'en 1936, dix ans plus tard,

qu'il publia son premier recueil de poèmes, Le Hollandais Volant.

La forme de sa poésie, qui est plutôt "une poésie sans forme",

établit un rapport entre le poète et le lecteur. Ce rapport bien

personnel devient le moyen par lequel il mène son lecteur à une

meilleure compréhension de ce monde qu'il habite, un monde des

objets aussi bien que des personnes. il lui montre sa place et ses

responsabilités dans ce monde. André Rousseaux note qu 1 "il est

toujours le poète qui tend à rouvrir la vie à l'amour, à faire ren-

trer la chaleur humaine dans les maisons de 1 'homme. 111

"Les mots sont aussi des demeures. Des demeures

ouvertes, hospitalières, dont l'accueil n'est pas réservé aux

notables d'une poésie secrète, froide aux aguets. Tout est

1 André Rousseaux, "Jean Cayrol, Luc Estang, Loys Masson",

Le Figaro Littéraire, March 24, 19 56.

- 23 -

demeure quand on répond. 111 Quels sont les procédés littéraires

par lesquels Cayrol arrive à rendre "demeures ouvertes et hospi-

talières" ces mots de sa poésie? Il y a d'abord une certaine

liberté dans la forme extérieure. Beaucoup de ces poèmes, après

Miroir de la Rédemption qui les garde, ne demandent aucune ponc-

tuation ni aucun emploi de majuscules à l'intérieur d 1un vers. li

ne se limite pas par les mètres fixes, les rythmes rigides.

un jour où le pas nu des enfants sera dur dans l'argile

un jour fidèle et son anneau d •argent usé par le vent

réveillez-vous vous m'entendez pâle nuit d 1avant le beau temps

la mort de la paix est libre désormais. 2

Ce mégard du rythme produit un effet bien intéressant quand on lit

cette poésie à haute voix.

Terre décapitée, 0 mon sol débité comme tronc dans la forêt comme pois son de la marée !3

Ce dessin se répète par ci et par là dans le poème.

1 Jean Cayrol, Les Mots sont aussi des demeures. {Paris:

Editions du Seuil, 19 52), pp. 9-10.

2 . Jean Cayrol, Passe-Temps de l'Homme et d:es Oiseaux.

(Paris: Editions du Seuil, 1947), pp. 53-54.

3 Jean Cayrol, Pour tous les temps. (Paris: Editions du Seuil, 1955), p. 88.

- 24 -

Quoique les poèmes de Cayrol ne dépendent pas de la rime,

il sait bien l'employer d 1une manière effective.

Le ciel e,t son fermoir la terre et l'abreuvoir 1

1 iamour et son parloir la belle et son mouchoir,

La clef et sa mémoire la guerre et son saloir,

La vie et son bonsoir la mort et son espoir

le soleil et son noir la pluie et son miroir

voilà tout ce qui fait le monde et ses secrets. 1

Il y a aussi une certaine richesse de la rime, pas seulement à la fin

d 1un vers mais répétée à l'intérieur.

Voici que tout se taJt à 1 1orée du silence et que d 1un doigt léger que glace 1 'horizon un dieu qui conna!t ni beauté ni pardon choisit le lustre ancien d 1une terre de France. 2

Il faut remarquer aussi les sonorités de cette poésie qui expriment

quelquefois les ombres et d'autrefois la fluidité d 1une image. Les

sons "r" et "i" prédominent le long de ce poème qui introduit

Miroir de la Rédemption:

1 Jean Cayrol, Les Mots sont aussi des demeures. pp. 21-22.

2Jean Cayrol, Miroir de la Rédemption. (Neuchâtel: Editions de la Baconnière, 1944), p. 13.

- 25 -

La mer calme endort la terre au rire pur, la terre encore fraîche où 1 'Eternité s'attendrit; à peine la légère nuit de 1 1au-delà s'approche et se retire comme une bête sauvage qui épie. 1

Jean Cayrol trouve la répétition un procédé bien frappant.

C 1est souvent un mot qui domine un poème ou une série de poèmes.

Dans Et Nunc, nous trouvons le saint nom de "Jésus" ou "Jésus de

France" (Dieu et Français); le "réveillez-vous" qui commence

chaque distique dans "Dormez-vous". C 1est quelquefois 1 tarticle

ou une conjonction qui se répète, comme, par exemple, le poème

2 "Visage" où les vers commencent par "quand". Dans le recueil

Les Mots Sont Aussi Des Demeures, "Le Convive de Pierre" sou-

ligne le mot "bon".

Le bon jour, les bons apôtres, le bon pain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Le bon esprit, les bonnes excuses, le bon repas,

"Ecce Homo" présente une combinaison de la répétition et de la

rime par laquelle il achève un effet un peu différent.

le Péché-Roi le Péché droit le Péché ploie le Péché-Moi. 4

1Ibid.. p. 25

2 Cayrol, Miroir de la Rédemption. pp. 13-14, 18, 21.

3 cayrol, Les Mots Sont Aussi Des Demeures. p. 61.

4Ibid. p. 80.

- 26 -

Cayrol arrive à une puissance insistante par la répétition d'un vers

complet. "L 1oiseau a vu tout cela111 répété tout le long du poème

devient presque un refrain, un refrain qui hante le lecteur et le

rend bien disposé au sentiment que le poète veut exprimer. Un

autre exemple, "Je vais à la mort112 se répète au commencement

de chaque strophe de poème. En ne variant que les quelques

derniers mots d 1un vers, le poète donne une unité et une puissance

verbale qui monte de strophe en strophe.

C 1est la nuit qui vient

C'est la nuit qui tient

~ 1~ ~t ia' n~i~ ~u~ ~l~i~t3

ou, bien

Je cherche à te porter

Je cherche à te manger

Je cherche à te coucher

. ... . . . . ~ " . . . . 4 Je cherche a te blesser

Dans un poème pour Fédérico Lorca, "Espagne 115 il développe son

cri plaintif ''Espagne, Espagne ce n'est pas le temps de

lcayrol, Passe-Temps de l'Homme et des Oiseaux. p. 11-

2 Ibid. p. 65.

3 Cayrol, Pour tous les temps. p. 19.

4 ~.p.l6·

5 Cayrol, Passe- Temps de l 1homme et des Oiseaux. p. 49.

- 27 -

coquelicots". Remarquez aussi le changement intérieur de ce

distique

tout ce qui naît de l'amour tout ce qui n'est que l 1amour 1

' Ce ne sont que quelques exemples tirés au hasard de ces poemes

riches dans ces procédés verbaux.

Parmi les mots-clé de cette poésie se trouvent ceux de la

déportation et ceux de sa compréhension de 1 'homme: feu, flamme,

bûcher, sang, cendres; amour, pain, oiseau, nuit. Poèmes de la

Nuit et du Brouillard. commence "A feu et à sang112 vers qui se

répète à chaque strophe, vers qui souligne l'antithèse de notre vie.

Le feu, c 1est l'espoir, la foi, la grâce purifiante et salvatrice,

enfin, c'est l'Esprit Saint. Mais pour gagner tout cela il faut

d'abord. le sang, c'est-à-dire, la souffrance qui, à son sommet,

devient le symbole du Christ. Les flammes et le bûcher, signes

de la mort bien connus chez les anciens déportés, deviennent les

épreuves majeures de la vie de nos jours. Les cendres, tout sim-

plement, veulent dire le passé que 1 'homme ne peut pas garder dans

sa mémoire, le passé qu'il ne veut pas y garder. C'est quelquefois

la source d 1une nouvelle vie, d'un nouvel effort pour une

1Ibid.. p. 55.

2 Cayrol, Poèmes de la Nuit et du Brouillard.. {Paris:

Seghers, 1947), p. 9.

- 28 -

communauté chrétienne. L'amour réflète la Charité qui est Dieu; il

faut qu 1on s 1en nourrisse de la même manière qu ton se nourrit du

pain. Et le pain, c 1est la nourriture de base, la nourriture que

tous à la table partagent ensemble. L'oiseau symbolise la durée

courte de cette vie; 11oiseau est témoin de tout ce qui se passe dans

cette vie. Quant à la nuit, il y a en elle beaucoup de significations.

C'est la solitude ou la sérénité; c 1est la détresse ou la paix. Tout

ce que fait la nuit il le décrit dans la "Folle Nuit". 1

De ces mots-clé, du procédé de la répétition, Jean Cayrol

produit une poésie fort imagée. Remarquez cette strophe de

"Cantiques de Feu":

"Esprit-Saint de vos morts qui brûlez sur vos fronts âmes votives qui éclairez votre route vers le Sépulchre vers votre tombe qui gronde encore à 1 'horizon dans le soulèvement des palmes de la paix c'est nous qui sommes enfin l'écho de Votre Cri c'est nous qui sommes la flamme de vos regards vos nuits en fuit dans la Nuit avec notre main prête pour saisir la première branche venue112

Encore, remarquez cette strophe dans Pour tous les temps:

La nuit, la porte cochère, ce qui fume avant le feu, 1 'auréole sur la chair,

•t f '11 h •t l'' 3 ma nu1 eu1 ue, osp1 a 1ere ...

1cayrol, Les Mots Sont Aussi Des Demeures. pp. 54-60.

2Cayrol, Poèmes de la Nuit et du Brouillard. p. 69.

3 Cayrol, Pour tous les temps. p. 36.

- 29 -

A travers ces vers imagés il y a des 11méditations 11 assez

profondes où il étudie le sens d 1un mot, toute sa signification.

11La Folle Nuit" devient "la nuit faite pour nos mères • . . pour

l'amour pour dormir . . . pour le sang . . . la nuit luisante

et lisse . . . mangée à demi . . toute rouge de bout . . . qui

tombe sur l'aurore qui vient danser sur un mort''. 1 Dans

un poème beaucoup plus court mais d'un style pareil, il parle de la

vérité.

Je dirai la vérité la vérité qui tremble au feu des mares dans la paille inhabitée dans la branche il se fait tard.

je dirai la vérité la vérité du jour et de la nuit la vérité des feuilles dans le puits la vérité de 1 'homme qui tient le plus au coeur de l'oiseau

printemps de la vérité2

Dans ses études détaillées, il y a aussi des poèmes qui ressemblent

aux litanies. Le tout dè Miroir de la Rédemption évoque par sa ma-

jesté de forme aussi bien que par une richesse verbale 1 'histoire de

la Chute. ll y en a cinq nmiroirs 11 , celui d.u Serpent, celui de l'Arbre,

celui de l'Homme, celui d 1Eve, celui du Fruit. Un autre poème

tt Terre Difficile et Présente", qui se trouve dans Pour tous les temps,

1cayrol, Les Mots Sont Aussi Des Demeures. pp. 58.,.60.

2 Cayrol, Passe-Temps de l'Homme et des Oiseaux. p. 14.

- 30 -

parle d'abord au "monde qui n'obéis pas à la voix, au silence"

et puis à "terre toujours entière et jamais partagée. 111 "Les mots

tout ronds de ses poèmes jaillissent sans fin comme des bulles ou

des balles d.ans un jet d'eau. ils suggèrent un humble consentement

à tout. La poésie de Cayrol, c'est vraiment La Joie ... par les

mots . 112 Mais Pierre Emmanuel note que c'est toujours une

"richesse qui ne va pas sans excès, l'image emporte souvent sur le

mouvement du rythme, le verbe empiétant sur lui-même sous le

flux des énumérations. Cela vient assez généralement d'une syntaxe

trop pauvre encore pour soutenir la pression d'une surprenante

imagination créatrice. Jean Cayrol affectionne la litanie, forme

qui se prète au caractère solennel de ses poèmes, mais se rend

complice de leur défaut principal, la surabondance des symboles

mal liés. " 3

' On a l'impression que, dans la plupart de ses poemes,

Jean Cayrol parle à quelqu'un- et ce"quelqu'un11, c'est le lee-

teur. Quelquefois il parle aux objets, aux objets, qui, pour lui

prennent vie, le comprennent, et même lui répondent. Le ton de

cette poésie est toujours personnel et même intime. Ce qu 1il a à

lcayrol, Pourtouslestemps. pp. 81, 87.

2 André Blanchet cité dans R.-N. Desnues, "Jean Cayrol,

Etude d 1un Auteur", Livres et Lectures. octobre, 1959, p. 520.

3Pierre Emmanuel, "D 1un Poète chrétien", Poésie. Vol. XL VI, mai 194t:>, p. 136.

- 31 -

dire, ce n'est pas toujours une idée, mais plutôt un sentiment qu'il

cherche à partager avec son lecteur. Assez souvent, le lecteur est

captivé par 1 'atmosphère créée par ce poète. On peut bien le voir

dans "Dernier Communiqué"

Un dieu qui rit de bon coeur une ville trop amaigrie qui trouve 1 'arme de sa peur une vie mince comme un cri

déjà 1 'ancienne mort est libre on ne court plus à son âge à d'autres de se sentir ivre à d'autres le soin de la rage

beau temps pour les âmes beau temps pour 1 'orage 1

La puissance de 1 'atmosphère créée là met en bon relief la force du

distique à la fin. Plusieurs poèmes de ce recueil présentent ce

même développement d'atmosphère.

On dit que la poésie de Jean Cayrol est une poésie "sans

forme". Si "sans forme" veut dire sans forme fixe, convention-

nelle ou classique, on a raison. Mais d.ans une liberté d'expression,

Jean Cayrol a vraiment créé une "poésie pour tous les temps, pour

' 2 toutes les rumeurs, pour toutes les lev res." Le langage a une

force, un pouvoir d'exprimer tout ce qui se pas se d.ans 1 'esprit de

1 'homme, et, d'après ce poète, "c'est même la mission de la

1 Cayrol, Poèmes de la Nuit et du Brouillard. p. 42.

2 Cayrol, Pour tous les temps. p. 7.

- 32 -

poésie que de desceller les mots du langage inerte pour y faire cir-

culer cette force d'échange. 111 On ne doit jamais chercher plus

loin que le mot lui-même; on ne doit jamais analyser un poème. Ce

que le poète veut dire, il l'a écrit. il faut au lecteur se laisser

ouvert à sa signification, entendre la beauté de ce qu'il a dit.

Dans la préface de Pour tous les temps, Cayrol se plaint du fait

qu'il trouve toujours que 11 certaines personnes se chargent de faire

parler la poésie. il y a aussi des bourreaux en chambre, des tor-

tionnaires en styles, mais la poésie n ta rien à avouer: elle est ce

qu'elle est. 112 Au contraire, si les mots sont ces "demeures ha-

bitables", ils sont riches, pleins de signification, de chaleur même.

Ces mots restent disponibles à tout lecteur. Encore dans cette

préface, Cayrol continue, nous redemandons qu'on fasse con-

fiance au langage dans llbumilité de ses apparentes contradictions,

une poésie ménagère qui manque de 'garde-robes 1 qui s !babille

dans la souveraine liquidation de notre langue écrite et parle

comme on vit, comme on rêve de vivre •113

Un grand poète a vaincu la mort, il ressuscite au jour de Pâques, image fidèle de l'éternel Ressuscité; je rn 'incline devant son expérience totale, qui 1 1a porté aux frontières oÙ 1 'humanité capitule, quand elle ne pos­sède plus ces derniers signes de sa grandeur; la

1Rousseaux, Le Figaro Littéraire, 24 mars, 1956.

2 cayrol, Pour t_?us les temps. p. 57.

3Ibid.. p. 8.

- 33 -

flamme des yeux, le sourire, la parole fraternelle, née d 1un coeur qui dans l'extrême misère trouve la force de s'oublier pour autrui ... l'art ... est capable de transsubstantier la déréliction la plus immonde, dans l'instant même où elle est vécue, où toute littérature, donc est inimaginable et blasphématoire, voilà de quoi bousculer les vaines distinctions entre poésie engagée et poésie détachée: chez un artiste vraiment grand, l'art ne fait qu 1un avec la totalité de 1 'expérience. 1

Ainsi parle Pierre Emmanuel, ami de Jean Cayrol et critique de son

oeuvre poétique. Le langage de Jean Cayrol poète réflète 1 1expé-

rience et le monde d.e Jean Cayrol penseur. Dans les deux premiers

recueils, Le Hollandais Volant et Les Phénomènes Célestes, il se

montre un peu philosophe et on y voit déjà la graine de la Charité

qui va marquer toute oeuvre de l'après- guerre. On y voit aussi

les débuts de son intérêt pour les objets et une certaine éloquence

dans ses images.

Méditer sur un mystère, c'est le rendre plus réel sinon

plus compréhensible. Le Miroir de la Rédemption est une médita-

tion sur la création et la chute où Jean Cayrol se met à découvrir

l'origine du mal. Pour montrer les éléments de destruction aussi

bien que les matériaux de construction dans cette grande oeuvre de

création, il se sert de l'antithèse. Pierre Emmanuel, à qui ce

long poème est dédié, donne cette pensée. ' 111 n'y a pas de création

sans descente préalable aux Enfers, et descendre aux Enfers,

1Pierre Emmanuel, Postface, Cayrol, Passe-Temps de

l'Homme et des Oiseaux. pp. 103-04.

- 34 -

1 c'est maîtriser la vie ténébreuse des symboles." Par ces symboles

il évoque le serpent et puis plus en détail, l'arbre. L'arbre devient

vol lumineux de la nuit, aurore aux mains croisées,

' cypre s cria rd, tilleul d'agonie,

bois souffrant, feuillage bondissant

arbre en larmes, feuillage sans appui

arbre enchaîné à la terre, tronc Hé au rocher de nos pleurs

... et l'Arbre présente à Dieu le Fruit dans toute sa Vérité. 2

Un peu plus loin il nous donne une idée-clé dans sa recherche.

Déjà les rayons de Dieu traversent le Fruit mais dans nos mains comme une tombe encore fraîche le Fruit est notre propre ténèbre, le Fruit d'angais se, le Fruit noir de la Vie, 3

A 1 'entrée de 1 'homme "adoré par le soleil et la nuit", 4

le serpent

et 1 'arbre deviennent des personnages secondaires vus des yeux de

1 'homme et on voit et parle plus du Fruit qui devient de plus en

plus une hantise. Maintenant, entre Eve.

1Pierre Emmanuel cité dans M. -L. Dufrenoy, "Jean Cayrol

et la Littérature lazaréenne 11 , Revue Trimestrielle Canadienne, Vol. XXXVI 1950, p. 57.

2 Cayrol, Miroir de la Rédemption. pp. 38-40.

3 Ibid. p. 42.

4Ibid. p. 51 .

- 35 -

Eve si belle dans le miroir du péché . • • • • . • • . • . . . . . . . . • . 1 Eve si blanche dans sa faim à demi nue

Eve parle de la présence de ce Fruit, de son effet chez 1 'homme et

ce qui lui arrive sur la terre. Dans une apostrophe à la terre, elle

continue:

Terre couchée au soleil, sans abri, Miroir de ma rédemption, Terre, mon sang éteint, ma rage, ma douleur, Terre, mon unique enfant ne peut mourir si tu le gardes comme moi, tu pourras le retrouver dans le feu de ma mort, dans le jour qui me prend à ma gorge, dans l'amour

1 tnf . l'/ .2 que e serpen e u1 a a1sse comme pro1e

Terre, ma mère, reconnais-moi quand je te prie.

Mais à la fin de la dernière partie, "Miroir du Fruit", on arrive à

une meilleure compréhension de la providence d.u Dieu et du rôle

que joue le mal dans la vie de l'homme racheté grâce à la bonté de

ce Dieu.

La bannière du serpent flotte au ciel de désespoir, le serpent claque comme un fouet vengeur; il déroule ses anneaux de lune et de soleil et sa tête haletante d'écume s'élève au-dessus des eaux perdu dans l'ouragan du Fruit qui l'émerveille.

Son corps est la seule route qui flamboie au matin déjà défoncée dans ses ornières pourrissantes, il ne peut nous accabler de son étreinte errante Serpent taillé dans un dieu qui s'éteint. 3

1Ibid. p. 63.

Zrbid. p. 66.

3Ibid. p. 84.

- 3b -

Qu'il faut à tout homme la souffrance, les épreuves, Jean

Cayrol le sait bien. L lhomme créé à l'image de Dieu doit souffrir

d'après l'exemple du Christ. Sans le Vendredi Saint il n 1y aurait

pas de jour de la Résurrection. "Tout sacrifice porte en soi pro-

messe de résurrection; de même que Christ ressuscitant est le

gage de la résurrection des morts, de même 1 'homme qui se sa­

crifie est le gage de la résurrection de 1 'homme. ,,l De l'accepta-

tion de ce principe, dépend la grâce dont 1 'homme éprouve un si

grand besoin pour comprendre la déréliction immonde de la vie

concentrationnaire. Le ton de ces poèmes réflète dans une sura-

bondance de symboles la "passion sainteu que ces déportés ont

vécue. Ce qu'il décrit n'est pas beau:

comme un fagot presqu'en cendre son visage ne rappelle rien. 2

mais, plutôt, il porte l'emphase sur la solitude de llhomme marqué

par cette expérience qu 1on ne peut - qu'on ne veut - partager.

Voici les mains vides et tant de bonnes raisons le grand calme sur la mort les vaisseaux qui rentrent au port voici les mains vides et vide l 1horizon3

1Emmanuel, Poésie. pp. 130-31.

2cayrol, Poèmes de la Nuit et du Brouillard.. p. 21.

3Ibl'd. 30 p. .

- 37 -

A la manière de La Fontaine, le poète présente "Fable 11 qui

s'explique bien:

la nuit a chanté tout l'été hé bien dansez aux sons aigres de la mort la nuit a chanté c'est la paix qui découvre tous ses ports

La nuit a pleuré tout l'été 1

hé bien mourez aux sons ravissants de l'amour.

Toute cette série de poèmes apparatt comme une progression d.ans

le renouvellement de la passion soufferte jusqu'ici dans le Jardin de

Gethsémanie, la conquête de soi, la montée progressive de 1 •espé-

rance. Le dernier poème, "Camp de Gusen", est "le bilan du re-

noncement total, la sortie du Jardin de Gethsémanie: d'admirables

alexandrins y expriment l'acceptation définitive, l'assurance que

tout fut bon et nécessaire, même la solitude infinie que seule peut

traverser la mort. rr2

E d d ' .. . ; ncore un peu .e cen .re ou nos pas epu1ses ont reconnu les ruines à leurs herbes sévères encore un peu de cendre au fond. d'une prière

' . . d" ·' d é 3 ou Je me trouve errant ma1s eJa par .onn •

L'homme incapable de tout par son propre pouvoir devient

l'âme préférée de Dieu. "Les Larmes Publiques", poèmes funèbres

à la mémoire de son frère Pierre, du Père Jean Gruber et du

1 Ibid. p. 34 •

2 Emmanuel, Poésie. p. 134.

3 Cayrol, Poèmes de la Nuit et du Brouillard. p. 60.

- 38 -

Révérend Père Jacques sont d 1une grandeur qui ne doit être inspirée

que par la foi ardente d'un homme qui a, lui-même, beaucoup

souffert. A la tête de "Cantiques du Feu", il a écrit "Pour tous nos

morts brûlés dans les camps, ce chant de vie." 1 Un chant de furie

commence dans ces vers si longs, si riches. On note la grande

compassion de Jean Cayrol d.ans ces vers forts d 1images d'une

signification profonde.

Chaque ville est une flamme tordue chaque jardin un incendie suspendu chaque maison une flambée interrompue chaque rue comme un cadavre qui remue c 1est le feu à vif nu penche-toi vers cette immense Rougeur qui rue mais c'est ta mère qui brûle et non les vieilles forêts mais c 1est ton frère sur le bûcher et non des saints méconnus mais c 1est ton fils en cendre et non l'oiseau des Temps blessés et cette ville hurlante dans cette poignée d'étincelles c 1est ton ami tes amis en fagots tes amis en copeaux ce sont tes compagnons si pâles comme du bois coupé encore un mort le feu va s'éteindre encore un mort pour que le feu reprenne il ne faut pas laisser mourir le feu qui rit le feu qui éclate de santé le feu en verve2

Dans toute cette souffrance, il peut contempler

le porche de la grâce qui ne sera point otée au monde le temps approche où Christ ne montera plus sur nos croix3

Dans "Chant funèbre à la mémoire de Jean Gruber 11 , il nous montre

la joie de la souffrance de ce prêtre qui a mené sa vie pour son Dieu

1Ibid. p. 63.

2Ibid. p. 66.

3Ibid. p. 68.

- 39 -

et peut, à ce point, le remercier de l'occasion de souffrir et de

mourir pour lui et d'après sa Sainte Passion.

"ll est une heure, j'arriverai avant Jésus au ciel Ecce Venio, Mon Dieu, j 1ai devancé votre Fils J'ai les pieds boueux mais les lèvres blanches de miel Ai-je assez de plaies sur moi pour qu 'll me voie, ai-je assez de larmes pour faire étinceler votre joie plus vite, soldats paresseux, ne ralentissez pas encore votre genou sur ma gorge, encore votre fusil dans mes côtes, je n'ai pas le temps de vivre, encore une bonne gorgée de mon sang, mes doux agneaux. 111

Ce recueil de poèmes, écrit dans l'ombre de cette expérience,

me semble l'expression la plus forte de l'âme sympathique et de la

foi ardente de cet homme. C'est une foi personnelle et ardente,

une foi dont il ne se vante jamais, mais une foi qu'il doit vivre dans

la charité vis-à-vis de tout homme.

Passe-Temps d.e l'Homme et des Oiseaux se divise en

deux parties. Surtout d.ans la première partie qui donne au recueil

son titre, Jean Cayrol s'occupe encore de ce double rôle du langage

qui est de prendre les choses et d'en faire des demeures. n faut

que l'esprit rayonne dans cette matière afin de la transfigurer.

Tout semble prendre vie. Francis Poulenc, compositeur de la musi-

que moderne, a mis en musique ce premier poème "Un homme en

ruine". n a bien transposé la hantise de ce poème dans les

dissonances plaintives de sa musique où règne le vers refrain,

1 Ibid. p . 84 .

- 40 -

"l'oiseau a vu tout cela". 1

Cette figure d'un oiseau parait dans

chaque poème du recueil, plus homme que 1 'homme.

tant d'oiseaux vivant avec les morts et qui ont fini le pain sur leurs lèvres mais étaient-ce des oiseaux? 2

n nous montre l'oiseau qui cherche, comme 1 'homme, une signifi-

cation de la vie, qui accepte les petites épreuves quotidiennes. n

nous montre même l'oiseau, sauveur d.u monde.

Nous avons aussi un oiseau mort pour les oiseaux cloué sur le bois

il savait tout du ciel et de la terre son chant brillait comme le froid

mais les hommes comprennent-ils le silence quand l'arbre est plein d'oiseaux?

n y a du pain pour les oiseaux dans certains coeurs 3

La deuxième partie de ce recueil s'intitule 11Dans le meilleur des

mondes 11 • Ces poèmes descendent profondément au pessimisme

d'oÙ ils essaient de parvenir à une espérance qui me semble assez

voilée.

lcayrol, Passe-Temps de l'Homme et des Oiseaux. p. 9.

2Ibid. p. 22.

3 Ibid. p. 39.

ne parlez pas encore nul ne pourra saisir le vieux mot qui s'endort oÙ tu joues l 1avenir1

- 41 -

Est-ce que c'est l'espérance qu'il veut dire par "l'avenir"? Encore

une fois il l'emploie dans "Poème dans le goût de la nuit"

Le vent ne chante plus dans les morts la terre est frêle à 1 'horizon tout est passé dans l 1avenir2

Le vent est un symbole riche de l'inconstance de 1 'homme.

Le vent ne chante plus dans nos morts le vent est maintenant de la mer et du ciel

Et le massacre de nos morts commence entre deux baisers qui ne peuvent se joindre entre deux silences où il fait si bon de vivre entre deux visages qui se perdent de vue entre deux mains qui s 'éloignent à jamais entre deux champs de blés dont les graines se ha'issent entre deux justiciers qui mettent bas les armes. 3

On peut reconnaître mieux la figure de l'espérance quand. on arrive

à la dernière strophe, mais c 1est certainement une expression de

l'espérance .inattendue.

Elle neige la vie sur eux il neige le bonheur sur eux elle neige la pâle liberté sur eux nos morts ensevelis dans la nuit de nos joies. 4

1Ibid.. p. 75.

2 Ibid.. p. 94.

3Ibid. pp. 96-97.

4 Ibid.. pp. 99-100.

- 42 -

Dans son étude de l'auteur, R.-N. Desnues remarque que la poésie

de Jean Cayrol fait penser à celle de Pierre Emmanuel avec la d.if-

férence que chez Emmanuel, il y a un contenu idéologique alors que

Cayrol n 1est que visionnaire. Pierre Emmanuel lui-même note que

"dans le dialogue entre la mort et la vie, entre la destruction et

l'amour, vous (Cayrol) ne cessez pas d'être vous-même". 1

Les trois recueils précédents, publiés entre 1944 et 194 7

sont une effusion des sentiments naturels à Cayrol. Avant de pu-

blier son prochain recueil, Les Mots Sont Aussi Des Demeures, il a

préparé une préface dans laquelle il explique ses recherches poéti-

ques. "Les mots sont aussi des demeures. il faut les rendre habi-

tables, les restaurer dans leur splendeur première, imposer leur

innocence sans prix .... Chaque terme a sa paix comme son espé-

rance, loin des hommes qui voudraient 'gracier' la parole alors

qu 1elle n'est que grâce, la chair même de la grâce. rr2 La poésie

de ce recueil, quoique consciente encore de la mission d 1un poète,

n'est pas aussi sombre que celle des recueils précédents. L 1espé-

rance, la possibilité d'attendre la joie, se montre beaucoup plus

souvent dans ces vers. On y trouve assez souvent les images tout

à fait imprévues et on y découvre une poésie destinée à être lue à

1 Emmanuel, Postface, Passe-Temps de l'Homme et des

Oiseaux. p. 106.

2cayrol, Les Mots Sont Aussi des Demeures. p. 9.

- 43 -

haute voix. Même les vers les plus courts suggèrent le changement

du ton. A ce point, les rapports plus simples et plus directs et

raffinés ont été établis entre poète et le monde. Une certaine pudeur

et une mélancolie marquent encore la dignité de 1 'homme, une

dignité qui est basée sur l'espoir.

Froide comme une idée mais chaude comme un dé

la mort ses lampes rebelles la peur qui s'endort dans un bruit de pelle

et la douce pomme oubliée et l'avenir en espaliers

et l'amour qui reste à faire et le gué et la clairière et le passé qu'on dit tout bas et la pause du verger devant l'hiver qui met bas

La vie ses lampes sont belles la peur qui se dore et le sang fidèle

Froide comme une idée mais chaude comme un dé. 1

D 1après Bourniquet, "le signe reconnaissable de cette dignité sera

d'avoir traversé les tourments et d'avoir su jusqu 1à un certain

point s'en libérer. Cette nécessité de redécouvrir la vie et le

langage, de signer un nouveau pacte, c'est bien celle que 1 'homme,

1Ib1.d.. 23 24 pp. - .

- 44 -

que l'artiste, en franchissant le seuil de la quarantaine, doit

~ ~ 1 ... ' assumer, coute que coute ." Jean Cayrol est arrive a cette quaran-

taine. C 1est donc à lui de se libérer aussi bien que possible d'une

mémoire surchargée d'événements et de visages pour qu 1il puisse

recevoir la joie qu'il attend.

J'ai ouvert ma mort plus que de raison, je suis pris de mort comme de boisson 0 mon Dieu J'ai soulevé le Voile, 2

Un des poèmes les plus profonds de ce recueil est 11 Ecce

Homo11 qui se termine:

Mon Dieu pitié pour mes deux mains qui n'ont pu encore défaire Demain et les noeuds gelés de l'Aurore3

Un autre de ces poèmes, "Hommage à Rouault", me semble d'une

double beauté. li faut y remarquer la simplicité frappante du fond:

- Jésus, cela s'écrit comme ça se prononce Avec des lettres en sang, deux syllables, un silence 4

li y a aussi une puissance verbale qui étouffe cette même simplicité,

la forme plus claire dans l'esprit du lecteur.

1camille Bourniquel, "Jean Cayrol: Les Mots sont aussi les demeures", Esprit. avril 1953, p. 651.

2Cayrol, Les Mots Sont Aussi des Demeures. p. 64.

3Ibid. pp. 83-84.

4 Ibid. p . 12 1 .

- 45 -

Seigneur arrêté, Seigneur condamné Sur le mamelon de la Paix Seigneur attaché, Seigneur arraché Seigneur moissonné 1

Ce recueil marque une division dans l'oeuvre de Cayrol,

une étape bien avancée dans l'art poétique, l'oeuvre mûre du poète.

De cette même maturité, il produit Pour tous les temps

dans lequel se trouve la suite de ses recherches poétiques. 11 Un

poème ne reste pas les 'yeux ouverts'· ll est aveugle quand le

poète le quitte. ll a besoin des autres; il se soumet à leurs habitu-

des, à leur intransigeance, à leur espérance aussi. Adieu poète!

ll faut que les mots enterrent les mots . 112 En même temps que

Jean Cayrol comprend bien qu'il faut lecteur aussi bien que poète

pour achever son but, il s'intéresse de plus en plus au mot lui-

même, "mots, mes ustensils ... les mots ont leur d.oublure leur

sosie. Le jeu continue avec les mots qu'on arrache au poème,

ces mots qui s'accumulent: trésor perdu, pot de terre à peine

ébréché, petite pioche insistante ... Voir enfin le jour au bout du

poème! 113 On remarque aussi le ton encore plus personnel de ces

poèmes où on comprend mieux le but du poète.

1Ibid .. p. 124

2 Cayrol, Pour tous les temps . p. 51 .

3Ibid. p. 52.

- 46-

J 1attends toujours ma vie de la vie comme un vin dont on connut la grappe de raisin. Elle se fait avec mon silence et l'envie que j'ai de retourner à son premier dessin

J'ai dans chaque regard de quoi vivre un peu plus~ j'ai dans chaque regard un pays qui s'est tu. 1

Rien ne m'est étranger hors l'étrange projet de vouloir me donner ce que j 1ai refusé; j 1ai laissé après moi toute une ville aisée dont j'ai tué le froid avec mes orangers.z

Dans "Les Fragments d'insomnie" qui commence le recueil parais-

sent plusieurs images déjà connues d.ans la poésie de Cayrol. On y

voit la pluie~ l'eau, le pain, et surtout la nuit.

Ma nuit porte-aurore, ma nuit hoche-tête prends sur mon trésor pour payer la Fête,

Dans la poterie du temps poreuse la vie est conservée comme l'eau de la pluie,

une vie limpide et toute bleue d.ans son fond; pas une ride . 3

Les sentiments du poète restent frais; ils sont les sentiments que

tout le monde peut comprendre, auxquels tout le monde peut être

attiré. A la fin de ce recueil se trouve "Fruitier pour Isabelle" et

"Potager de Philippe", deux petits groupes de poèmes bien

1rbid. p. 43.

2 Ibid. p.4l.

3Ibid. p. 34.

- 47 -

intéressants à cause de leurs descriptions minutieuses et d. 'une cer-

taine personnification assez charmante.

Chevard'ès explique que la poésie est 11llhistoire sans fin

récente de nos préférences et de nos liens communs". Et, ajoute ce

critique, 11 que le po'ème se refuse à être cette pierre de sacrifice

où les mots furent égorgés, devant laquelle les notables traduisent

en langage défunt nos initiations et nos louanges .111

Quand on parle de l'oeuvre littéraire de Jean Cayrol, on

pense tout de suite à sa hantise d'une communion humaine, vraie

signification de la Charité, et à ses recherches dans le langage

poétique et le monde poétique des objets. Peut-être cette considéra-

tion de sa poésie expliquera en quelque sorte ce qu'il a fait pour

créer son art à lui et donnera raison à Pierre Emmanuel qui dit:

"En vous ne font qu'un l'être et le langage, vous assumez notre

nature dans sa pesanteur et son élan; si votre poésie rejoint si sou-

vent la pri'ère, s'il y a dans votre chant une liturgie, une oblation,

c'est que le verbe est pour vous le sacrement de la Charité même;

et que serait la charité sans la vision du mal et du pardon? 112

1 M. Chevardès, 11Pour Tous les Temps 11 , La Vie Intellectuelle, mai 1955, p. 122.

2Pierre Emmanuel, Postface, Cayrol, Passe-Temps

de l'Homme et des Oiseaux. p. 106.

CHAPITRE 1 11

L 1 OEUVRE ROMANESQUE ET SES THEMES

"J 1écris comme on marche. J'invente ma psychologie au

fur et à mesure que j'avance dans un monde distrait. Je ne sais

rien de plus que les habitants de mes livres, je ne les devance pas. 111

Ces mots de Jean Cayrol forment la base d'une accusation souvent

portée contre l'auteur. Quelques-uns de ses critiques prétendent

que ses romans ne sont pas du tout des 11 romans 11 • A ce qu'ils di-

sent, il n'y a pas de vraie action, ni à l'intérieur ni à l'extérieur;

il n'y a pas de personnages dans l'acception propre du terme. D'un

point de vue, c'est vrai. Les romans de Jean Cayrol ne sont pas de

petites histoires nettes qui suivent un plan et arrivent par le moyen

de l'action à un dénouement prévu. Ces personnages n'admettent pas

de catégories traditionnelles, mais restent l'incarnation des traits

tout à fait humains. Néanmoins, ces romans sont des romans. On

peut bien affirmer que leur valeur réside précisément dans ces dif-

férences. A cause de ses expériences et de ses propres talents,

Jean Cayrol a un devoir vis -à-vis de chaque homme. Il a une vision

profonde de la condition de l'homme dans un monde distrait et

1 Jean Cayrol, cité dans B. Pingaud, "Jean Cayrol et le trésor", Les lettres Nouvelles, No. LIV, p. 620.

- 49 -

confus: une vision poétique qui dégage la situation turbulente de

l'homme beaucoup mieux que les oeuvres documentaires. C'est

une vision qui, à première vue, apparaît pessimiste, mais qui est,

au fond chargée d'espoir. C 1est une combinaison de cette compré-

hension extraordinaire d.e l'homme de nos jours et de cette vision

poétique qui produit une sympathie bouleversante pour autrui, une

sympathie qu'il sait partager avec son lecteur.

"Ecrire est pour Jean Cayrol un acte originel. Chacun de

ses romans est une recherche, le produit d 1un besoin d'expression

surgi de rien: désir de parler pour soi et en parlant de retrouver le

monde et dans ce monde une patrie. 111 La compassion pénétrante

qu'il éprouve pour 1 'homme s'exprime dans chacun de ses romans.

L'homme dans ce monde est "en voyage" et pas chez lui. C'est

pourquoi il lui faut toujours chercher sa place.

Je vivrai l'amour des autres est une trilogie dans laquelle

h " d d 1 Il,. ... Il " . d . " un omme proce e . un etat zero a une conna1ssance .e so1 et a

une réalisation de sa propre dignité. Pour y arriver il lui faut un

rapprochement avec son prochain. Dans le premier roman, On

vous parle, le problème se présente. "Qui suis-je? 11 "Qui sont

ces autres êtres? Il n voit autour de lui des personnes et des

choses et tous les deux auront leur propre valeur dans sa vie.

1 " Bernard Dort, "Jean Cayrol ou l'avenement d 1un roman", Cahiers d.uSud, Vol. XL (décembre, 1954), p. 132.

- 50 -

A partir de la première page, l'auteur suscite l'intérêt et même la

compassion du lecteur. "Laissez-le parler .. On n'entend pas

sa voix dans les rues; elle n'entre pas dans les maisons; elle ne

touche pas les coeurs. Il vous a frôlé sur le trottoir; il vous a peut-

être demandé du feu. Vous n'aimez pas son visage, sa façon d 1allu-

mer longuement sa cigarette à la vôtre. Peut-être avez-vous eu

peur qu'il vous demande autre chose? Vous ne vous souvenez plus

de lui car il n'est pas le seul à avoir ce visage au crépuscule, cette

démarche sombre, ce costume. 111 Après avoir impliqué le lecteur

dans la cause du malheur de cet homme l'auteur lui fait prendre sur

soi le problème de tout homme, le problème de notre monde.

Quoiqu'il dise que "vous ne pouvez le rejoindre, partager votre

chambre ou votre pain avec lui, ce pain qui met Dieu sur toutes les

tables", 2 néanmoins, il reproche au lecteur le fait "qu'il est dans

l'ombre de votre vie à attendre les miettes qui tombent, mais par-

fois, il sort de l'ombre et Dieu sait ce qu'il devient en pleine

lumière. 113 Ce "il" ou "on" qui est le personnage principal, est un

inconnu sans nom, incertain même de son existence et de son destin,

un inconnu qui doit se découvrir. 11 !1 mange furtivement, il dort

1 Jean Cayrol, On vous parle, (Paris, Editions du Seuil,

194 7) ' p. 11.

2 Ibid. p. 12.

3rbid. pp. 12-13.

- 51 -

furtivement; il recherche la vie un peu partout, au hasard. de ses

rencontres, de ses habitudes, de ses peurs, la vie qui semble être

la Vie. nl Voici que Jean Cayrol présente ce clochard. qui est un

"clochard. intégral, intellectuellement et spirituellement aussi bien

que matériellement. 112 S 1il y a une trame, ou peut-être mieux, un

fil conducteur, de ce roman, c'est la recherche et l'effort réalisé

chez le clochard. pour connaître et comprendre sa propre existence,

pour étudier sa position vis -à-vis d'autrui et des objets dont il se

sert. Et, c'est justement là, une déclaration du problème proposé

par Jean Cayrol au commencement de la trilogie.

Comment arrive-t-elle, cette découverte de soi? ll lui

faut des rencontres par hasard qui lui présentent les personnes et

les objets. Ce "on" raconte ces rencontres assez détachées 1 'une

de 1 'autre. Les rencontres imprévues soulignent sa solitude que

personne jusqu 'ici n 1a réussi à percer. Même quand il entre dans

sa chambre à l'hôtel, en passant par les trois premières chambres

toujours occupées, i1 ne réalise qu'une hostilité bien conçue chez

chacun de ces locataires. "il fait exprès d'être toujours en chemise

pour que ça me gêne; je suis sûr, lorsqu 'il m'entend arriver, il re-

met la poupée sur le lit et étale sa robe brillante pour que sa vie

l Ibid. pp . 13- 14 .

2 M. -L. Dufrenoy, "Jean Cayrol et la littérature lazaréenne11 ,

Revue Trimestrielle Canadienne. Vol. XXXVL {printemps, 1950), p. 58.

- 52 -

devienne louche à mes yeux; il sait que cette poupée me fait rougir

quand je passe; il devine tout. 111 A l'entrée de la prochaine chambre,

c 1est la même irritation. "Je suis sûr que c 1est au fond la grande

joie de sa journée que cette minute oÙ elle me fait attendre à la

porte. J'attends parfois plusieurs minutes devant sa porte

après sa permission d'entrer pour la faire maronner. 112 Cet hom-

me, qui n'est pas encore un homme, reste seul même en la présence

d'autrui.

Ses monologues se prêtent bien aux objets, des objets qui

prennent vie en face du monologueur. "Quand on porte un veston

neuf, on est soudain comme une maison abandonnée qu'on ouvre

mon veston parle pour moi, s'exprime pour moi; . il

attire la sympathie, la bienveillance; . . . il me défend, me ras-

sure. 113 Le veston devient humain jusqu 'au point où il peut diriger

les actions de celui qui le porte, lui fait des demandes. Même

"la poussière de pauvre" et les chaussettes trouées vivent dans

cette chambre qui doit être son refuge. La chambre devient

quelquefois insupportable, plus une prison que ce refuge naturel.

Mais, si la chambre n'a pas l'air assuré de stabilité

qu'elle doit avoir, les rues oÙ il s'égare presque toujours sont les

1 Cayrol, On vous parle, p. 18.

z Ibid.. p . 19 .

3rbid. pp. 25-26.

- 53 -

vrais lieux d'errance, d'exil. Ici, il rencontre d'autres clochards et

mène la vie d. 'un clochard. ' Pingaud. suggere que cette vie nous donne

une littérature de regard. où l'homme qui ne peut pas dépasser son

isolement, contemple les choses, les êtres. Dans chaque rencontre,

il se compare à ce qu'il voit dans son prochain; mais il ne note que

l'extérieur, les gestes, les apparences, l'intonation d'une phrase.

De cette évidence, il juge 1 'homme qui reste toujours son supérieur

et qui le plonge plus loin dans sa solitude. A cette intention, on

peut remarquer Gérard. qui s'éloigne de lui et "commence à mettre

la discrétion dans ses souv~nirs anciens où j'étais à côté de lui," 1

Yves qui a "disparu dans la nuit, sans se retourner; peu importe si

les rues sont désertes, s 1il pleut; il a toujours le pied. dans

demain. " 2 ll y a Guillaume qui sourit toujours pour déguiser ce

qu'il sait être une vie vide, sans but et aussi l'Espagnol qui lui

apporte le savon, l'Espagnol dont la vie est "un morceau de savon

qui s'use, qui traîne un peu partout, qu'on perd., qu'on retrouve

sous une table, au pied d'une chaise''. 3

Le personnage d'Yves présente un autre élément dans

cette recherche, le mouvement incessant. ll n'y a jamais de repos,

de relâche. "Yves a beaucoup voyagé; je suis sûr que sur le

11bid. p. 38.

2Ibid. p. 58.

3Ibid. p. 88.

- 54 -

moment, il ne savait pas qu'il voyageait; il ne peut rester en place;

n'importe où est sa place. 111 Même quand on croit qu'il a trouvé quel­

que soutien dans son prochain, quelque soulagement dans un objet, on

découvre qu'il se trompe. Que c'était l'expérience passée de cet

homme en train de devenir un homme, se montre quand il se met à

écrire.. il va y mettre 11 un enfant silencieux comme moi qui a toujours

les yeux ouverts pour rien, 112 dans une situation oÙ "chacun me rap­

pelle ce que je n'ai jamais eu. 113

Si cette vie en recherche est une vie sans relâche, c'est

aussi une vie réglée où chaque objet rencontré, même chaque jour de

la semaine a une signification à elle. Son lit défait représente sa vie

défaite; le billet de cent francs lui parait la source de tout ce qu'il

peut acheter, même la vie; la cigarette est la source d'une force de

vivre à nouveau. Quant aux jours de la semaine, chacun a son im­

portance dans sa vie, chacun ses exigences à satisfaire. Pour le

mendigot, samedi devient un jour charmant qui finit par un soir

assez agréable: il y a les bains-douches, le coiffeur et parfois, le

cinéma. Dimanche est affreux pour ce pauvre type qui ne trouve

aucun refuge que les rues. "Le mendiant est 1 'homme du lundi, le

beau lundi où les vêtements de travail ont été lavés, où les gens de

1Ibid. p. 51.

2 60. Ibid. p.

3Ibid. p. 60.

- 55 -

la campagne mangent dehors, d.ans les squares, avec des pneus

autour d'eux, des sacs noirs, des chiens; ils attendent 11ouverture

des magasins. On passe bien entre les gouttes de lundi. 111 Le mar-

di, jour de sommeil, on le voit dormir un peu partout. Mais le mer-

credi, jour embêtant, il faut qu'il soit alerte, actif, pressé; 11 c 'est

le jour le plus aigu de la semaine, le tranchant, 112 Jeudi et vendredi

ne sont que "les dernières portes avant samedi, les plus dures à ouvrir,

' rr3 mais apres

Quelle est la vie elle-même aux yeux de ce clochard. tou-

jours en marche? Que fait-il derrière ces rencontres, au fond. de

son esprit enchevêtré? Même dès le début de cette démarche, il

croit qu'il a une vie à lui, mais c 1est une vie qui se cache de la lu-

mière des autres, une vie secrète qui n 1est peut-être la même que

celle d'autrui, une vie qui se fait de jour en jour, 11une vie de der-

rière les fagots, de derrière les passants, de derrière la vie des

autres où il faut savoir tenir peu de place; bien souvent on vous

marche sur le pied parce qu'on ne vous voit pas et il ne faut rien

d.ire, ne pas bouger, . . . parce que, bien vite, ceux qui sont dans

la vraie vie empiètent sur vous, vous poussent de plus en plus d.ans

1Ibid. p. 71.

2Ibid. p. 71.

3Ibid. p. 72.

- 56 -

l'ombre, cette ombre qui fait que votre visage est sans nom. 111 Plus

loin, rtLa vie ne nous donnait encore que ses pelures. 112 Ce monolo-

gue sans fin est le témoin de sa vie. n n'y a pas beaucoup de dialogue,

parce que pour l'achever, il faut des rapports entre les êtres, des

rapports qui, pour lui, n'existent pas. 11Personne ne répond quand.

j'appelle, ... personne n'a répondu au moment où j'avais besoin

de quelqu'un . . . c'est l'image de ma vie; personne ne m 1entend. 113

C 1est pourquoi il préfère monologuer. Cela lui donne l'occasion de

refaire une conversation à son avantage pour qu'on l'écoute. Dans

cette solitude assez noire, il éprouve le besoin d'une autre personne

qui puisse s'intéresser à lui, même si c'est pour le maltraiter.

Cet homme, toujours sans nom, sans identité, sait bien qu'il vit à

perte, mais il ne se demande pas pardon de ce qu'il a fait, car il ne

se croit pas "plus nuisible qu'une mouche ou un lézard"; on l'ignore.

C 1est le début de la nuit qu'il préfère, parce qu'une nuit symbolise

la naissance d'une vie. "Moi, j'aime le début de la nuit; les repas

sont encore loin comme des trésors imprévisibles; le pain est beau

dans le lointain, un pain d. 1e spérance. 114

1Ibid.. p. 70.

2Ibid. p. 146.

3Ibid. p. 97.

4 Ibid. p. 85.

- 57 -

Toutes ces idées de la vie qu'il considère au coeur meme

de cette solitude lui sont nécessaires. Il lui faut étudier la vie en

général et puis, peu à peu sa propre vie. A mesure qu'il s 'enten­

dra lui-même, il pourra trouver sa place et se mettre, par degrés

dans la communion avec autrui. Et, il se découvre dans sa matu­

rité de la même manière que le fait un enfant, son corps et puis sa

vie affective. Ensuite, il fait la découverte du monde, d'abord à

l'aide des objets étudiés jusqu 'aux limites de leur existence, et puis

à l'aide de ces 11drôles de types" qui lui présentent toute forme de

la misère humaine.

Bernard Pingaud explique que parmi ces objets et ces

personnes qu'il rencontre, il n'y a que "deux personnages fondamen­

taux dont l'un pourrait s 1appeler peur, mensonge, misère, froid,

exil, et l'autre sécurité, confiance, opulance, chaleur, partici­

pation. Un inventaire méthodique des thèmes du romanesque

cayrolien devrait se construire autour de ces deux figures qui sym­

bolisent la rue, lieu de l'errance et du vide et la chambre (ou le

bistrot) lieu du repos et de la familiarité. 111 Dans ce roman,

néanmoins, oÙ !lhomme est encore en train de 11devenir11 , même

ses activités dans sa chambre contribuent à une plus profonde

réalisation de sa solitude. De même qu 1il n 1est pas encore

1 Pingaud, Les Lettres Nouvelles, p. 622.

- 58 -

11 personne 11, de même il est encore incapable de 1 'amour, d'aucune

intimité. li n 1est pas prêt.

A partir de son consentement à raconter sa jeunesse, il se

presse de plus en plus à cette reconnaissance de soi. L'influence

principale et formative de cette période a été sa grand •mère qui se

cachait les yeux "pour ne pas montrer ce gros trou intérieur 1 cette

cavité secrète oÙ battait un coeur mince rongé par 1 'envie, un

coeur de souris. 111 Elle était une infirme vénérable du quartier

dont le passé devait être un peu déréglé à ce qu 1on disait, mais qui,

aujourd'hui, 11 était bonne, charitable, une infirme sur mesure, pas

trop salissante, à la portée de toutes les pitiés populaires, surtout

le dimanche. 112 Elle est devenue le seul compagnon de ce petit gar-

çon pendant sept ans, une période de sa vie qu'elle a bien dirigée.

C 1e s t avec un parapluie, qu'elle lui montre toujours la route de

l'au-delà. Les traces des pneus de sa voiture ne s'effaceront jamais

pour ce garçon, qui après sa mort se sent tout seul, tant elle a

"sucé" sa famille comme ses gaufrettes.

Toute la fin du roman est livrée à œ. hantise du camp, car,

le personnage principal, déporté comme Cayrol, reste dans un

camp. Après son retour en juin 1945, lui aussi est marqué par

cette expérience. "Je ne reconnaissais aucune maison mais je

1Cayrol, On vous parle, p. 104.

2 Ib1'd. 106 p. .

- 59 -

reconnaissais bien la pluie; la pluie insistante, personnelle, car elle

est votre pluie, qui ne vous quitte pas, si froide quand vos poignets

sont mouillés." 1 Ainsi commence une "tirade du retour 11, mais un

retour qui lui est un profit pendant quelques jours où, à cause de la

compas sion des gens, il peut gagner de l'argent et des cadeaux.

Puis, tout d'un coup, c'est fini. n ne voit que 11la rue, saleté de

rue; la rue partout, à droite, à gauche, devant, derrière, sous les

jambes, sur les yeux; la rue vide, la rue pleine, la rue qui me fait

enfler les chevilles, la rue qui semble une autre rue . 112 Oui, une

autre rue parce qu'il n'a pas encore senti l'effet d 1un amour sincère

et désintéressé qui, seul, peut le tirer de cette solitude. Ce n'est

qu'après avoir perdu sa chambre, symbole de sa sécurité, qu'il

trouve ce qu'il cherche. "Ce n'était pas seulement du feu que je

demandais, mais du secours, oui du secours. Je demandais du

feu peut-être non seulement pour ranimer ma cigarette mais aussi

moi-même comme une cendre froide, voir un visage qui ne serait

pas un ennemi dans la nuit, un visage qui ne se détournerait pas .. n3

Maintenant il est prêt, prêt à recevoir cet amour sincère et d.ésin-

téressé d'un autre. Dans le café, à deux heures du matin, le patron

remarque son malaise, s 'approche de lui et lui offre du travail et.

1 Ibid. p. 132..

2. Ibid. p. 138.

3 . 176. Ib1d.. p.

- 60 -

une chambre. 11 Je n'ai pas dit une parole; je ne me rappelle plus si

je lui ai dit merci; il me semble que je suis étendu depuis des années

dans cette pièce sombre comme un placard; je mords la couverture

pour ne pas pleurer. J'entends encore la voix d.e ce vieil homme,

une bonne voix quotidienne; ,'A demain. 1 ll y a un demain, ce soir,

vous entendez, il y a un demain ... 111

Et voici l'exposé du problème qui finit par la promesse

d'une solution, par l'espérance la plus forte. A travers toutes ces

rencontres, on reconnaît la voix pénétrante de cet homme qui veut

de tout son coeur 11d.evenir homme 11• On descend. jusqu 'au fond. d.e sa

détresse, de sa solitude, pour trouver dans la charité la route vers

une communion des hommes. C 1est à lui maintenant de suivre la

route, d'éviter les mauvais tours et d'y arriver.

ll s 'appelle Armand.. ll a atteint son individualité et

' maintenant nous permet de participer dans Les Premiers Jours, ou

il continue à dégager de l'ombre confuse du monde 1 'homme qu'il est.

Pendant ces premiers jours, il va monter l'échelle de la connais-

sance d.e soi; la montée ne sera pas sans reculs. A mesure qu'il

avance dans cette connaissance de soi, il se préparera pour

"l'amour des autres". D'après Cayrol, on n'atteint à l'amour de

Dieu qu 1en passant par cet "amour des autres''· Pendant ces jours,

il reste clochard, mais il voit plus clairement ce que fait et ce qui

1Ibid.. p.l79.

- 61 -

est son prochain. Le milieu de ce roman est la gare et ses environs

dans une ville qui peut bien être Marseille. "ll était si 1 1on peut

dire du voyage, mais il ne traversait pas le portillon pour prendre le

train; on prenait le train pour lui. 111 La gare étale tout un monde

spécial pour Armand. il connaît bien ce monde et ses habitants.

Parmi les bancs, il sait choisir le plus confortable; parmi les em-

ployés aux guichets, il indique aux voyageurs qui lui paraissent sym-

pathiques ceux qui travaillent le mieux. il connaît les vieilles qui

cherchent toujours un bout de quelque chose qui pourrait tomber en-

tre les jambes des voyageurs, les jeunes filles qui viennent voir

passer les trains par plaisir, les femmes de la campagne, les

gosses, la femme qui vend des billets pour la Loterie nationale.

En dépit de toute cette foule, Armand, d'habitude, ne fait plus que

regarder. Il ne parle pas souvent. Regarder, c 1est sa vie. ll est

seul. "C 1e st vrai, on ne reste pas longtemps avec lui mais ce soir

il est seul avec tout le monde; on lui parle, on ne l'écoute jamais. 112

Voilà ce qui nous montre la faiblesse de cet homme qui se sent de

trop partout, qui est encore l'inférieur à tout homme avec qui il se

met en contact, même s'il se reconnaît comme individu.

1 Jean Cayrol, Les Premiers Jours, (Paris, Editions du

Seuil, 1947) p. 13.

2 Ibid. p. 41.

- 62 -

Oui, la faiblesse est cause de la solitude et la solitude est

cause de la faiblesse. Armand reste un homme en proie aux choses

et aux mots. 11Sa vie va ainsi de foire en foire avec des trous noirs,

des places désertes oÙ souffle le vent du nord, puis on arrive à une

vitrine allumée, à un manège coloré, à une musique vivante, et 1 1on

entre à nouveau dans le noir, dans le froid, dans la plus tenace des

pluies. 111 Néanmoins, il fait des progrès dans sa recherche pour sa

vie; il travaille; il charge et décharge des wagonnets de charbon dans

une verrerie. C 1est un travail dur qui demande toute son attention.

n attend toujours la nuit, quand il n'y a rien à pousser devant lui et

il peut courir le long du trottoir dans un élan de liberté. Quoiqu'il

ait des copains, Hi1 songe que depuis qu'il travaille à cette usine, il

n'a jamais été deux; il est seul, toujours seul, c 1est pourquoi il court;

ça donne plus d'importance à sa solitude, ça la remplit, ça lui donne

un visage, . . . ll continue à être seul mais plus de la même façon;

ce n'est plus une solitude pesante, morne, mais une solitude

vivante . 112

ll y a deux personnages dans ce roman dont on ne peut

jamais nier l'importance, Lucette et Albert. Ce couple, qui s'est

rencontré par hasard dans un bal il y a quelques mois, est ce

qu'Armand appelle "mon couple à moi". ll partage non seulement

1Ibid. p. 79.

2Ibid.. pp. 80-81.

- 63 -

leur appartement mais aussi leur amour. "ll les regarde émerveillé,

comme un couple prodigieux, à cent coudées des autres; il veille sur

eux; il les protège . • . 1c 'est mon couple à moi; ils m 'appartien­

nent. 1 Car c'est sa vie maintenant que leur amour; il a besoin qu'ils

se tiennent enlacés pour que rien ne soit détruit; il ne peut vivre que

de leur enlacement; il ne peut exister que dans leur silence et d.ans

leur immobilité. 111 Armand a connu Lucette autrefois, mais depuis

qu'il habite leur appartement, il ne lui adresse plus la parole que

deux ou trois fois. Néanmoins, il a découvert qu 1 il ne peut plus

se passer de sa présence, son regard, ses mots. Le soir, quand

Albert va la chercher après son travail, il les suit de loin; il partage

à sa manière leur plaisir; leur amour commence en lui et il va en

rester le gardien. il continue à vivre leur amour 1 à en tirer une

certaine satisfaction. n lui suffit pendant quelque temps de les gui­

der, de les pousser plus loin dans cet amour; lui, il n 1 a rien à

partager que "sa misère, son ignorance, sa gravité devant toutes

choses."2

A mesure qu 1il étudie Albert et Lucette, Armand commence

à comprendre leur amour. "Ce n 1est pas simple de s'aimer, il faut

toujours se battre, se détester, c 1est cela aimer ." 3 Au moment oÙ

1Ibid. pp. 102-03.

2Ibid. p. 104.

3Ibid. p. 114.

- 64 -

il voit Lucette insultée par Albert, il sait qu'il lui faut s'opposer à

Albert. Mais, que peut-il faire? Est-il vraiment prêt à une telle

action positive dans la communauté des hommes? A vrai dire, non.

Armand se trouve dans une situation tout à fait insoutenable. Il

"tremble comme un arbre, un tremblement étrange qu'il ne peut cal-

mer; il n'a jamais tremblé comme cela quand il était dehors tout la

nuit, quand il avait froid, quand il avait faim; . . . Il voudrait

prendre une bouchée de pain mais sa mains 'y refuse; sa main tâ-

tonne autour du morceau de pain; il tremble sans fin. 111 Après

cette mêlée et après qu'ils ont fait semblant de finir leur repas,

Albert et Armand partent en pleine nuit. Ils font une longue course,

prennent du vin et parlent. A la fin de cette soirée, Armand se sent

contraint à expliquer à Albert, et peut-être à soi-même, ce qu'il a

fait.

Dis, Albert, c'est très important Lucette, tu sais, oui très important, pour toi comme pour moi; il faut que tu l'aimes car tu ne peux pas rn 'abandonner en ne l'aimant plus; c'est toi qu'elle a choisi, et c'est moi qui t'ai choisi pour l'aimer à ce point car j'aime avec toi. .. ça ne s 1est pas fait tout seul, tu sais, ton amour; j'y ai mis du mien plus que tu ne crois ... c 1est la première fois que j'aime grâce à toi, que j •aime comme jamais je n'aimerai une femme, une femme à moi et tu as cette veine, Albert, c'est que je t'aide à ai­mer par mon amour; tu n'es pas seul, Albert, je suis con­tinuellement près de toi; que tu le veuilles ou non, nous sommes ensemble, nous vivons la même journée... Tu vois, Lucette est bien autre chose que ce qu'elle est; je sais

1 Ibid. pp. 116- 1 7.

- 65 -

qu 1un jour on ne sera plus ensemble, c'est fatal, mais tu ne dois pas me laisser en laissant Lucette; j 1ai besoin de votre amour, de notre amour. 1

Mais il faut bien remarquer que ce n'est pas encore Lucette

dont il a besoin, mais Albert et Lucette. En parlant à Albert, il se

rend. compte de ses propres sentiments, sentiments qu 1il n 1a jamais

jusqu 'ici connus ou admis. Il atteint une autre étape dans la libéra-

tian de son moi. Leur vie "à trois" continue. Armand se trouve de

plus en plus détenu dans la présence de Lucette. "Il ne peut que

l'écouter, que la regarder; il n'arrive pas à réaliser qu'elle puisse

s'adresser à lui, l'entraîner dans ses mouvements ou d.ans sa con-

versation; il est toujours à la porte et il lui semble que ce n 1est ja-

mais lui qu 1on attend ... ah, cette terrible peur brusquement de ne

plus être reconnu!112 Néanmoins, ce n'est pas Armand mais

Lucette qui remarque leur amour à deux, Lucette le tire jusqu •à le

prendre d.ans ses bras et quand il reste encore stupéfait, c 1est

Lucette qui dit, "Dépêche-toi, Armand, car il est peut-être trop

tard pour toi de vivre, trop tard ... tu ne sers plus à grand-chose . 113

Jusqu 'au sommet de cette passion, au moment où Armand semble se

rendre compte de ce que c 1est que l'amour, Jean Cayrol le quitte et

introduit la rencontre dans le monoprix et celle avec la Norvégien.

1Ibid. p. 131.

2Ibid. p. 149.

3Ibid. p. 159.

- 66 -

Par le monoprix. il montre que la solitude existe même dans ce grand

magasin, qu'il trouve que le magasin est témoin fort de cette solitude

et de cette pauvreté, pas seulement les siennes, mais celles de tout

le monde et que tout homme garde en lui une image, même déréglée

de sa propre dignité, une image dont il voudrait faire la réalité.

C 1est après cette petite trêve dans 1 'histoire de son amour

que la montée de la pas sion dans le coeur d. 'Armand. est tout à sa

découverte. "il le sait; il sait le prix d.e sa crasse, la valeur de

son corps nu, car il est à nu maintenant à jamais; aucun manteau ne

pourra plus le dérober. Son corps étincelle comme un lustre, d.e

mille cristaux, un corps qui tinte dans le vent, un corps emporté

j'ai délivré ma boue, ma sueur, mon sang; je me suis délivré

de ma vie pour vivre ... aimer, ce n 1est que vivre." 1 Armand. se

hâte sur la route. Ce soir il peut s'exprimer; il est homme; il sait

aimer. Ce soir, il comprend. ce qu'était sa vie jusqu 1ici. "li fallait

qu 1il commence à connaître cette immense solitude pour arriver

jusqu'aux hommes; on doit d'abords 'entendre soi-même pour écou-

ter les autres, et avant de les comprendre, on doit tout apprendre

de soi-même jusqu 1à en mourir . . . On avait peut-être besoin d.e

lui maintenant. Non, il ne pouvait toujours rester sur le seuil;

peut-être depuis longtemps lui avait-on dit: entrez, mais il n'avait

pas entendu • . . En ce moment il va connaître les racines mêmes

1rb1'd. 245 246 PP· • ·

- 67 -

de ce jour qu'il a vécu jusqu 1à 1 1espoir. 111 Oui, Armand sait qu 1il

est Armand et il sait ce qui lui manque - Lucette. Albert com­

prend peut-être mieux qu'Albert. li la cède à Armand.. "Voilà; tu

es libre; elle est à toi; c 1est tellement plus important pour toi de

l'aimer que pour moi; ma vie, ce n'est pas encore elle; • . • c 1est

fou ce que tu as changé depuis un mois que tu vis avec nous, tu

marques maintenant ton âge; avant on ne savait plus ... 112

Dire que la route d'Armand est achevée serait faux. ll lui

faut mûrir. li a trouvé un moyen d'arriver à cette communion qu'il

cherche, mais il lui faudra des expériences plus étendues. Jean

Cayrol sait bien ce qui est nécessaire à cet homme et ce qui est né­

cessaire au monde. Il leur faut se nourrir du pain vivant qui seul

peut unir l'homme à l'homme. Dans le milieu de cette gare qui

symbolise bien le monde, qui est témoin de toute la misère humaine

aussi bien que de son bonheur, il fait parler Armand de la faim.

"On a faim autour des gares, une faim errante qui n'est pas

appuyée sur un repas ordinaire, une faim misérable; la gare est un

endroit où 1 1on peut mourir de faim ou plutôt se laisser mourir de

faim; les gens s'attachent à un morceau de pain avec une telle hâte,

une telle disproportion dans le désir; la vie ne tient qu'à une bou­

chée de pain; il n 1y a plus riches ni pauvres dans les cafés des gares;

1Ibid.. pp. 290' 291, 298.

2rbid.. pp. 307-308.

- 68 -

l'appétit est le même sur le même pain. 111 La nourriture, surtout le

pain apparaît partout d.ans Les Premiers Jours. Un autre refuge où

on reconnaît bien une certaine communauté est le café. "La chaleur

humaine se dépose doucement, s'égalise un peu partout; tout le mon-

de a la même chaleur; chaque minute peut être vécue; on n 1avale pas

sa vie comme une purge; elle vaut jusqu 'au bout .''2

Le café, ou

même la table. accueille tous. Là, on partage le pain de la vie.

C'était une des premières conquêtes d'Armand. Chez La Bricole il

est entré pour la première fois dans une petite communauté oÙ per-

sonne ne 11a rejeté. TI lui a fallu du temps avant d'être vraiment

accepté comme égal à cette table. "Pour le pain les premiers jours,

il avait une soucoupe à part avec trois morceaux; aujourd'hui il se

sert comme tout le monde au même pain; il peut le couper quand il

le veut, on ne lui demande rien, c'est aussi son pain. . .. Le bon-

heur c 1est de pouvoir manger franchement, couper net son pain,

trancher en deux son oeuf. Le pain de tout le monde, c 1e st

mon pain. Le pain vivant. 113 Ce pain et la liberté de s'attacher à

un groupe pour le partager est de toute importance d.ans la vie; ce

ne sont plus que les relations humaines qui expriment d'un sens

tout à fait pratique la Charité. La signification de cette nourriture

!Ibid. p. 43.

2Ibid. p. sz.

3Ibid. pp. llO, 124-125,271.

- 69 -

était claire même au commencement de ces "premiers jours"

d'Armand.. 11 Le poulet est le symbole d'une vie espérée mais toujours

fuyante; la première cuisse de poulet a été pour lui le signal qu'une

autre vie pouvait commencer d'un moment à 1 'autre . 111

Maintenant, cet homme qui se fait est arrivé à la fin de ses

"premiers jours". Le lecteur voit en lui un homme qui a vécu l'a-

mour des autres, un homme qui se sent prêt à vivre son propre

amour, un homme qui doit partager avec son prochain ce qu'il a déjà

découvert dans cette vie, mais surtout, un homme qui doit arriver

à sa maturité.

_ Qui est là?

- C 1e st moi Armand, votre fils Armand.. Enfin la porte s 'ouvrit - Dépêche-toi, tu vas nous faire attraper froid. 2

Ainsi commence Le Feu Qui Prend, troisième partie de la

trilogie. On voit le retour en famille d'Armand, ce fils qui doit

s'efforcer de refaire sa vie, une vie normale. Il lui faut la refaire

vis-à-vis d'autres personnes et vis-à-vis de soi, tentative qui de-

mandera toute sa force. Bernard Dort note que "pour Cayrol, le

groupe humain est animé d'une force de pourrissement; ses liens

1 Ibid. p . 46 •

2 Jean Cayrol, Le Feu Qui Prend. (Paris, Editions du Seuil, 1950), p. 9.

- 70 -

sont terriblement illusoires; 1 'homme a un besoin fou d'amour; la

famille d'Armand, ses amis, ses rencontres, tout avorte, se dis-

sout, se dégrade ou se dégonfle. 111 Ainsi, on comprend que ce 11feu

qui prend'' devient le seul feu de la vie, l'amour. Une flammèche

de cet amour couve déjà dans le coeur d'Armand; il lui faut l'aviver.

C'était Lucette qui lui a appris ce qu'était l'amour. Mais

Lucette est devenue une toute autre personne; elle l'a méprisé; lui,

il a fini par tenter de la tuer. Et maintenant, traqué et rejeté de

toute son ancienne activité du traffic, il a pensé à sa famille, aux

bras de sa mère, l'ultime refuge. Comment est cette famille?

IJaccueil de sa mère indique la teneur de la famille. Chacun, com-

me Armand lui-même, reflète le désordre du monde, la souffrance,

une solitude dure. Tom, le fils de son beau-père, a dix-sept ans,

un "gosse précoce et astucieux" qui offre de garder l'argent d'Armand.

"Je te prendrai dix sous seulement. Je suis de parole; je ne me

fie qu •à l'ombre, qu'au secret, comme toi. ,.Z La première persan-

ne qu'il rencontre chez lui est sa mère, 11une ombre énorme qui

tournait comme une toupie113 et qui accueille son fils "Eh bien, dépê-

che-toi, Armand; prends ce balai et va nettoyer ta nouvelle chambre;

après, tu m'embrasseras; les embrassades après le boulot •.•.

1Dort, Cahiers du Sud, p. 138.

2cayrol, Le Feu Qui Prend., p. 39.

3 . lbld. p. 40.

- 71 -

Il (l'ancien locataire) payait toutes les semaines; c 1est préférable que

tu fasses pareil; comme cela je sais où je vais. 111 Au premier repas 1

il fait la connaissance de M. Flouche, son beau-père. 11 Mon jeune

Armand, tu me permets de t'appeler ainsi? Sois le bienvenu.

Prends exemple sur moi et tout ira bien. Je remplacerai ton père,

si tu veux bien accepter d'être un fils. J'espère que tu me compren-

dr as mieux que ta sainte famille qui se complaît aux sous-

entendus . 112 M. Flouche peint la famille.

on croit que c'est facile d'avoir une famille, un foyer res­pectable et puis on s'aperçoit soudain qu 1on est seul. La famille ne tient pas à souvenirs; les souvenirs, ça se fait comme du bon vin. Ce que nous avons de commun, c 1est le silence •.. Moi qui ai tout fait pour n'importe quel visi­teur se sente chez moi comme chez lui. .. eh bien, je ne suis jamais chez moi... Je suis chez ma femme ou chez mes enfants; ici, c 1est ma famille qui dépend seulement de sa dernière bouchée. Ce que tu vois maintenant, c'est la reconstitution d 1une famille telle qu 1elle aurait pu être. Silence, je mange. 3

Il n'y a que Francine qui reste, Francine, jeune, belle, fraîche et

lumineuse. C 1e st la famille proprement-dite, mais il faut y inclure

Madame Narin, "la veuve extra-lucide, le souffre-douleur'' pour

qui son mari vit encore. "Il ne faut pas contrarier son mari; il vit

toujours et s'il est mort ce n'est pas une rai.s.on pour qu 1il ne vive

pas pour moi. Evidemment la mort ne lui vaut rien; il est d. 1une

1Ibid. pp. 40. 44.

2 Ibid. p. 46.

3 p. 46. Ibid.

- 72 -

fragilité dont rien n'approche; je suis obligée de manger aussi pour

1 . Il 1 Ul. C 1e st une famille qui ne connaît point le bonheur, une famille

toute privée de l'amour: c 1est donc, toute une famille qui est en

quête d'amour. M. Flouche le reconnaît le premier quand., à table,

il remercie Armand d'avoir apporté le gâteau. "Grâce à toi, Armand,

et je ne sais qui t'envoie, nous allons pouvoir savourer non plus un

repas mais le plaisir d'être ensemble. 112

Parmi les membres de cette famille peu sympathique,

Francine seule comprend du commencement le coeur d'Armand.,

Francine qui, elle-même, cherche cet amour. "J'ai peur Armand.;

ne détruis rien encore. Je suis comme toi: j'ai la triste manie de

vouloir plus que les autres, de n'être jamais satisfaite, d'aimer au-

delà, tu comprends? On ne pardonne jamais à ces êtres. Il n'y a

pas de pardon prévu pour eux, souviens-toi. Personne n'acceptera

ce que tu crois pourtant si facile. rr 3

Parmi les solutions qu 1on offre aux maux de nos jours se

trouve la "religion", pas une vraie religion sincère, mais celle des

hypocrites dont les prières sont faites de mots vides et où le sourire

n 1est que sur les lèvres. Ce n'est pas une telle solution que cher-

chent Armand et Francine, mais plutôt la lumière, la chaleur de

1 Ibid.. p. 48.

2Ibid. p. 50.

3Ibid. p. 53.

- 73 -

1 'amour. Il y aura un combat farouche pour y arriver, mais

Armand l'acceptera "sans réserve, dans la pauvreté absolue".

Armand et Francine devront s'agrandir en confiance et en force,

ils devront connaitre des expériences affreuses dans ce monde bou-

leversé et puis, chauffés au feu de cet amour, faire face à l'avenir.

Ce roman qui fut bien préparé par l'élaboration longue et profonde

de ces deux premiers volumes, lie la plupart de ses personnages

aussi bien que le lecteur dans ce drame intense du dénouement. Ici,

11 l 1amour des autres" qui, d'abord a signifié la passion d'un couple à

travers laquelle Armand. a appris à vivre, s'élargit; maintenant cet

"amour des autres" est le règne d'amour entre tous les hommes,

l'unique raison d. 'être pour 1 'homme.

Il y a dans Le Feu Qui Prend. plus de mouvement, plus

d'une suite dans les rencontres, même si elles gardent un certain

inattendu, plus d'un sens de la crise. André Rousseaux remarque

que 11ce qui éclate, au tournant d'une page, c 1e st une de ces choses

ou une de ces paroles comme la vie elle-même nous en donne l 1illu-

mination, les jours où elle se charge de nous révéler ses plus secrè-

tes perspectives. C 1e st en quoi le roman n 1a rien d'une fabrication

littéraire mais atteint à la puissance d'une livre inspiré. 11 1 A travers

les mots et objets bien étudiés, les pensées et les actions, même

1 André Rousseaux, "Le Feu qui prend", Le Figaro Littéraire, 11 novembre, 1950, p. 2.

- 74-

les descriptions, on comprend l'idéal de Jean Cayrol lui-même,

llidéal de la Charité. Mais c'est un idéal pratique qui admet des

faiblesses humaines, les besoins de 1 'homme qui s'égare souvent

d.ans les voies d'un amour trop naturel. OÙ étudier mieux cet

amour que dans le siège de l'amour, la famille? C'est pourquoi

Le Feu Qui Prend est centré sur la famille d'Armand; chaque ren-

contre en dehors de cette famille nous laisse, à la fin, encore de-

vant la famille.

"Nous pouvons vivre ensemble; bien entendu, se taire est

préférable. Tu assisteras à des repas un peu glacés. Mais il vaut

mieux ainsi; le silence peut cimenter, comme 1 'affection, les mem-

bres d'une famille chancelante. On a chacun ses défauts. La seule

qualité que nous ayons, c 1est de connaître à fond nos fautes; on les

tient bien en mains. 111 Voici, dans son ensemble, la famille comme

Mm.e Flouche la voit; Tom et un autre locataire, tous les deux, ont

averti Armand de cette famille. A vrai dire, personne ne s 1inté-

resse à son prochain et, au contraire, chacun vit entièrement pour

soi... Au lieu de trouver ici une inspiration et le secours dont il

a besoin, Armand se trouve en face d'une famille qui personnifie

la solitude et la misère contre lesquelles il a longtemps lutté, une

famille qui va mettre en relief encore une fois sa propre solitude.

Néanmoins, Armand sent qu 1il a bien fermé la porte sur sa

1 . . Cayrol, Le Feu Qu1 Prend, p. 13.

- 75 -

première existence et qu'il aborde dans cette maison une nouvelle

vie, difficile peut-être mais compréhensible. Au sein d.e cette fa­

mille il va éprouver des douleurs qui le mèneront jusqu 'au seuil de

sa réussite. Ici et là étincelleront d.es moments de répit avec

Francine ou dans le discernement d.e son propre esprit. C'est dans

ce milieu que Cayrol laisse agir et choisir son Armand. pour qu'il se

détermine vis-à-vis d'autrui et d.e soi. L'auteur s 'approche à cha­

que rencontre en même temps que ses personnages et que son lec­

teur; tous subissent les mêmes chocs; tous arrivent à la même

espérance.

Pour bien comprendre la route que suit Armand, il faut

considérer quelques épisodes qui nous aideront à voir plus claire­

ment encore sa famille, quelques rencontres extérieures à la fa­

mille, ses rapports avec Francine et surtout la mort de sa mère.

Le chat se meurt. Toute la famille se réunit, s~ charge

de la souffrance d.e cette petite bête qui meurt du typhus... "Une

maison qui a cette maladie, la garde; c'est une demeure maudite

pour un chat; elle nous les tuera tous infailliblement. 111 Mm.e

Flouche parle. Ce qu'elle dit, Armand le ressent "au plus profond

d.e lui-même; une demeure maudite pour un chat, une demeure

maudite pour un être vivant. Pour nous aussi, c'est pareil, pense

Armand; on porte en soi ce qui tue les autres et malheur à celui

1Ibid.. p. 86.

- 76 -

qui nous approchera. Nous pouvons vivre avec ce mal en nous long­

temps sans nous en apercevoir; nous sommes immunisés contre sa

violence mais jamais plus, dans un coeur malade, la solitude ne ces­

sera.111 La mort de ce chat qui fait partie de la famille raffermit sa

solidarité qui, d'habitude, est peu évidente. En même temps, elle

souligne cette solitude pressante dans laquelle vit chacun. La famille

subit un deuxième choc. Tom est arrêté. Cette fois, tout le monde

s'appuie sur Armand. Que faire? Dans la chambre de Tom, Armand

découvre quelques petits indices sur la vie confidentielle de Tom,

quelques adresses, quelques noms, même un petit carnet écrit avec

du sang dans un code secret. Et que font les parents de Tom? Mme

Flouche verse des larmes; M. Flouche se contredit au sujet du destin

de son fils tout en préférant sa bouteille; ni l'un ni l'autre ne s'occupe

du problème actuel de Tom. ll n'y a qu'Armand qui s'intéresse à ce

gosse. C'est lui qui va chercher plus de renseignements chez Fred.

Dans la cave qui sert de maison à Fred. il est joué par Rodrigue; il

reste encore une fois l'inférieur devant 1 'homme qu'il rencontre.

ll y a encore deux épisodes à voir en dehors de la maison

maternelle. L'Ombrageux réflète son nom; il est toujours seul; il

parle peu. n reparait partout dans le roman, symbole d'une solitude

impitoyable de laquelle Armand n 1a pas encore réussi à sortir,

Armand. qui "se sentait subitement seul comme jamais il ne l'avait

1rbid. PP· 86-87.

- 77 -

été depuis des mois. Une solitude à crier, qui prenait comme un

coup de trique. 111 Il est toujours là quand Armand quitte la maison;

il hante ses sorties. Une deuxième rencontre est celle avec la Police.

Une lettre arrive de la part du Ministère de l'intérieur, Direction

Générale de la Sûreté Nationale. Armand a si grand peur. qu'il faut

que Francine l'ouvre. André Rousseaux note qu'il a fallu à Armand

"s'arracher d'abord à une obsession d'homme traqué. Dans son

drame la Police tient le rôle du spectre. Cela est justifié par le sou­

venir des affaires scabreuses auxquelles il a été mêlé dans le temps

où il a vécu comme une épave. 112 Cayrol sent bien"l'horreur d'un

monde où le vide laissé par 1 'amour cède à la présence de la Police. 11 3

Armand n'est pas encore libre; il lui faut toujours demeurer d.ans

1 'ombre de la peur.

La mort de Mm.e Flouche reste une crise effrayante d.ans la

vie d'Armand. Il l'a trouvée une femme privée d'amour mais en

même temps tout à fait incapable d'aimer, la mère qui lui a murmu­

ré. "Je te défends de m'aimer, tu entends, je te défends de

m'aimer. 114 Après sa nuit chez Fred à la recherche de quelque aide

pour Tom, il est rentré à la maison. Personne n'était là; les volets

1Ibid. p. 62.

2 Rousseaux, Le Figaro Littéraire, 11 novembre, 19 50, p. 2.

3Ibid. p. 2.

4 cayrol, Le Feu Qui Prend, p. 124.

- 78 -

n'étaient pas tirés dans la salle à manger; il n'y avait aucune trace

de feu. n met le feu au papier mais le feu ne prend pas! c 1est une

fausse cheminée. "Voilà bien le foyer familial; des fausses chemi-

nées pour faire bien, pour les invités, pour le décor . . . des faus-

ses cheminées qui ne servent à rien. 111 Suivant un son, il trouve sa

mère presque morte d.ans sa chambre. Elle ne lui demande que deux

choses: la présence de son fils et la consolation d'un prêtre.

"Armand, mon petit, écoute-moi bien. Je ne pourrais pas tout te

dire à toi. Tu ne saurais pas m'entendre. . . Tu ne sais pas ce que

c'est où je me trouve maintenant; tu ne sais pas. . . Quand le prêtre

parle, il prie tout le temps. ll vous apprend à mourir, tu cam-

prends, au moins? 112

Armand, incroyant qu 1il est, ne sait point

trouver un prêtre, que dire à un tel homme. Mais il court; il trouve

d'abord un médecin. A leur entrée dans sa chambre, la mère com-

menee à parler à celui qu 1elle croit être le prêtre. Ces mots déli-

rants font que le médecin, pauvre vieillard qui se drogue, va se met-

tre à justifier son incroyance:

Au début, quand je me penchais sur une plaie, je ne pou­vais arriver à oublier l'Autre, vous connaissez au moins, le Christ? Et puis, on s'habitue aux plaies . . . je n 1ai jamais soigné en pensant à autre chose qu 1à un corps. 1 'âme n'est pas belle quand la chair souffre; elle est en pénitence.

1Ibid. p. 172.

2Ibid. p. 176.

- 79 -

- C 1est la valise de mon père qui était lui-même médecin; mais il y avait toujours une Bible à l'intérieur. C'est d'une lecture un peu austère; je l'ai remplacée par un roman policier... Au fond, 1 'histoire du Christ est un roman policier. Personne n'a jamais encore découvert le véritable assassin; c 1est peut-être moi, c 1est peut-être vous; on le cherche, il court encore. 1

Armand se met en route une seconde fois; au lieu d'aller

chercher le prêtre, il va consulter Mine Gilles qui réclame le pou-

voir de guérir les malades, un pouvoir miraculeux qui, d'après ses

clients, vient de Dieu. Dans une trance, elle "entre dans sa mère 11;

là, elle trouve la mort. Le distrait Armand part. Dans la rue

encore une fois, il se rappelle qu'il lui faut aller chercher le prêtre.

Il pleut. 11Le monde lui apparaissait brusquement, en plein désordre,

comme une chambre, dont le lit n'est pas encore fait à cinq heures

du soir. n ne savait plus où se tenir. n n'y avait plus de place,

car tout était retenu depuis longtemps: les tables, les âmes, les

rues, Dieu. 112 Tout ce qui se passe dans cette rue souligne sa soli-

tude, l'hostilité du monde, son besoin d'être aimé: la pluie, la

boue éclaboussée par le camion, les duvets du linge. Puis tout d'un

coup, revenu à sa raison, il se met à courir à la maison. Francine

est déjà rentrée; le prêtre arrive mais il trouve sa mère morte. La

scène entre Armand et le prêtre me semble une des plus puissantes

de ses romans. n n 1en est rien résulté pour la conversion d. 'Armand,

1Ibid. p. 179.

2 Ibid. p . 18 7 .

- 80 -

mais celan 'empêche pas le lecteur de croire qu'il n'y arrivera pas

un jour. Le prêtre lui parle. 11La croix, vous l'avez déjà; la vôtre

suffira. N'ayez pas peur. Je ne vous veux aucun mal. Vous souffrez

beaucoup mais Dieu n'épargne pas ceux qu 'll aime. Il les tient plus

que d'autres sous les offenses, sous les épines. 111 Armand recule

devant ce prêtre dont les mains attirent Dieu, qui touchent la mort,

qui sont toujours prêtes à aider une âme à franchir le seuil... Le

prêtre essaie de parler à Armand, un Armand. qui ne trouve point

l'amour de Dieu dans les événements de tous les jours, pour qui

Dieu est absent depuis vingt-six ans. "Mon fils, il vous faut Dieu

pour vivre et agir simplement. On ne prend pas Dieu à l'occasion,

quand le besoin se fait sentir ou par habitude. n n'offre pas des

avantages sérieux, comme on dit. n n'est pas un remède puisqu 1il

est la Vie, votre vie. uZ La lutte monte dans l'esprit d. 'Armand; il

ne peut pas croire. C'est une prière que le prêtre offre, une prière

qui vient du fond d.e son coeur d.ans l'espoir de gagner cette âme.

- Mon enfant, mon enfant, si vous avez encore un peu d'amour en vous, si vous aimez c'est parce que Dieu n 1est pas mort. n n'y aurait même plus d'amour entre les bêtes si Dieu nous avait quittés comme vous le dites. Tant qu'il y a une révolte comme la vôtre, il y a une pa­tience comme celle de Dieu. Si vous vous plaignez, c'est qu 1il y a une oreille pour vous écouter. Du moment que vous acceptez de vivre, Dieu vit aussi. Rien n 1est con­traire à son amour. La croix du Christ n'est pas sur

1 Ibid. p . 1 91.

z Ibid. p. 19 3 .

- 81 -

un mur ou dans un tiroir; elle est en pleine terre. Votre mère est la Croix; votre amour est la Croix. Je n 1ai plus que vous pour aimer Dieu. Ne me le refusez pas en vous. Je ne vous ai rien volé. 1

Armand ne voit dans ce prêtre qu'un homme qui a peur, peur de per-

dre ce qui est toute sa vie. li reste dans sa désolation; il ne croit

pas. La montée de tension dans ce chapitre laisse le lecteur énervé.

C 1est le personnage de Francine qui reste mystérieux

jusqu •à la fin du roman. A partir du premier moment qu 1ill 1a vue,

Armand a su que c'était elle qu 1il pouvait aimer comme il voudrait.

n découvre qu 1elle fait partie d. 1une secte théophaste et il sait

qu 1elle cherche une vie au-delà de ce monde. Qu 1elle aime Armand.

est évident et c 1est évident aussi qu 1elle a peur de cet amour auquel

elle n •a pas droit, un amour qui peut être un égarement de la route

qui mène à la Vérité. Armand. lui a confié sa vie auprès de Lucette

et cette confidence les a liés malgré tout effort au contraire de la

part de Francine. Après la mort de Mme Flouche, Francine, se

rendant compte que cet amour doit lui rester défendu, disparaît et

se réfugie avec ceux qui sont pour la "Vraie Existence". Dans une

petite note laissée pour Armand, elle s'explique. "Tu sais très

bien que je t'aime. Mais je ne peux plus t 1aimer comme je voudrais

. . . j 1ai pris une autre voie, celle de la Pureté, la voie toute

blanche du Sacrifice et de la Chasteté. . .. L'Appel entraîne la

1Ibl'd. 195 p. .

- 82 -

Vie. Oublie-moi à la façon des hommesl souviens-toi de moi à la

façon de Celui dans le coeur duquel la Vie frémit dans l'Attente. 111

n reconnaît maintenant d.ans la personne de Francine la clef de cet

amour qu 1il cherche; ce n'est pas une passion déréglée; c'est vrai-

ment 1 'amour. Armand. désolé, cherche Francine partout dans le

quartier. n la trouve, la soigne. Juste au moment où elle s'endort

encore une fois chez elle, on frappe à la porte de la m.aison. La

crise finale se prépare. Lucette, blessée, vient mourir auprès

d'Armand. Quoiqu'elle admette q u 1elle ne 1 'a jamais aimé, c 1e st

seulement près de lui qu'elle veut mourir. Pourquoi? C 1est peut-

être pour finir une fois pour toutes les jours sombres de son passé,

pour ind.iquer qu'Armand a enfin trouvé ce qu'il cherche, pour lier

les bords de cet amour. "Lorsque Lucette s'éteint, Francine ayant

dès longtemps pris sa place auprès d'Armand se substitue à elle.

'Merci d'être venue avec nous 1 dit Francine à Lucette. 'Nous ne

faisons plus qu'une. 1 .. z Le visage changeant de Lucette donnera

place au visage srein de Francine; l'amour tourmenté cédera à

l'amour paisible.

C'est le médecin qui l'a dit. "Vous êtes amoureux mais vos

débuts sont difficiles; rien ne vous est épargné. Ce n 1est pas de la

1 Ibid. pp . 210- 11.

2 Marie-Louise Dufrenoy, "Jean Cayrol, Le Feu qui prendH,

French Review, Vol XXIV April 1951, p. 439.

- 83 -

première fraîcheur, ce que vous avez vécu jusqu 1ici, hein? Votre

racine, c 1est elle {Francine) Ne traitez pas votre amour

comme un otage. 111 Armand a abordé la vraie vie. Le feu de son

amour couve dans son coeur; là aussi couve 1 1espérance. C 1est la

réponse à la question posée par Armand dans On vous parle. Armand

arrive à vivre, Jean Cayrol le quitte. HLa jeune femme souriait,

mais ce n'était pas seulement pour elle-même, en pleine confiden-

ce: c 1était aussi pour la fenêtre ouverte dans son dos, pour le

soleil de tous les jours, enfin pour les choses de la terre qui

avaient besoin de son regard pacifié, afin de croire à un sort

meilleur. Tout se jouait dans les yeux rieurs, encore une fois. 112

1Cayrol, Le Feu qui prend., p. 225.

2Ibl·d.. 254 p. •

CHAPITRE IV

L'OEUVRE ROMANESQUE DE 1949 A 19 59

Jean Cayrol a posé les questions "Qui suis-je?" "Qui sont

ces autres êtres?" à chacun de ses personnages principaux. C'est

donc la quête de chacun d'entre eux de trouver la réponse. On peut

dire que tout roman, tout essai de Cayrol à partir de cette trilogie,

reste une réponse à cette question. n faut chercher cette réponse,

la dénicher. Dans Je vivrai l'amour des autres il s 'agit d 1un homme

qui entre dans la vie peu à peu, qui attend de chaque jour quelque

lumière pour sa recherche. La suite de ses romans propose au lec­

teur un homme ou une femme déjà installé dans la vie qui, à cause

d'une circonstance inattendue, est jeté hors de sa complaisance où

il doit mettre en question cette vie qu'il croit avoir acquise. Par des

rencontres variées il arrive enfin au seuil de cette vie cherchée. On

peut diviser la suite de cette oeuvre romanesque en deux parties.

Quatre de ces romans suivent les recherches d. 1un homme; deux ro­

mans s'occupent d'une femme. De chaque roman, on dégage un pro­

blème un peu différent mais on finit toujours par voir dans le lointain

la lumière de 1 'espérance.

n pleut. La nuit vient. Dans cette nuit chemine un homme,

François, qui compte arriver chez son père pour célébrer son

trentième anniversaire. François habite Paris avec sa maîtresse,

- 85 -

Juliette; la campagne où il marche ce soir n 1est plus familière.

Dans sa préoccupation évidente, il s'égare de cette route qui lui est

devenue étrange pour trouver une autre route tout à fait insolite dans

L'Espace d'une nuit; c 1est la route qui lui rendra la vie. n se mon-

tre un "petit homme", hébété par ses propres mensonges, par les

exigences d'une vie qui est trop complexe pour lui. Dès le commen-

cement, il croit qu 1il se méprend de faire ce voyage. "Quelle idée

d'avoir quitté la route et surtout d'avoir quitté Juliette, Paris oÙ les

saisons n 1ont que deux visages atténués, respectables. où la terre

ne colle pas aux semelles! ll s 1en voulait de cette incursion autour

d'une ruine peu recommandable et glacée. 111 Peu à peu le persan-

nage qui est François se dégage de toutes ses pensées, ses réactions

dans la forêt.

Je m'étais trouvé un jour devant un arbre seul qui me barrait le sentier sur lequel j'avançais .•• Je m'étais arrêté et je n'osais plus passer. L'arbre semblait bien défendre l'entrée de la maison paternelle vers laquelle je me dirigeais. Une fourmilière énorme travaillait à son pied. J'enfonçai un morceau de bois dans le tas grouillant et j 'eus peur . . . Je n 1ai jamais pu re ste r longtemps avec quelqu'un, avec quelque chose depuis ce temps. Je vois toujours cet arbre mort et son mon­ticule remuant en filigrane dans chaque être que je rencontre, qui m'interdit 1 'entrée de sa vraie vie. 2

1 Jean Cayrol, L'Espace d'une nuit, (Paris: Editions du

Seuil, 1954), p. 7.

2rbid.. PP. 15:-16

- 86 -

Ainsi entre-t-il dans une sorte de prison de peur et de solitude,

une prison qu'il habite jusqu 1au présent.

.. Cette solitude a été bien nourrie de la main de son pere, un

homme trop juste, vraiment lugubre et pharisaique, un "artiste-né"

dans le funèbre. Comme père il était austère et peu sympathique;

comme mari, il était égoi'ste et jaloux. n y avait des sujets qu 1on ne

discutait jamais en sa présence; rire, ou même sourire, était une

grande faute; 1 'affection était une marque de faiblesse. Dans une

lettre qu'elle a adressée à ses enfants, la mère de François a dé-

chargé 1 'amour étouffé dans son coeur. "Je vous ai donné les soins

les plus doux; mes baisers, vous les avez recherchés; mes bras,

vous vous y êtes blottis; . . . Mais votre père n'a pu supporter que

vos élans ne fussent que pour moi, que vos jeux ne fussent présidés

que par moi. n rn 'a tuée doucement, inexorablement. Il a tout

essayé pour vous détourner de mon amour. Lui, qui a vécu dans la

corruption et dans le mensonge, il rn 'a entourée, enfermée, con-

damnée à n'être plus qu'une sorte de vagabonde dans ma propre

maison. 111 Après la mort de sa femme, il fut défendu aux enfants

de parler d.e celle qui avait été la seule source de bonheur d.e la

maison. Le père irréprochable restait un maitre d.e la maison,

1 'objet et de la peur et de la haine de son fils. A cause de lui,

François cherchait toujours chez autrui une lueur d'amour, de joie;

1Ibl."d. 104 p. .

- 87 -

il cherchait une vie quelconque dans le mensonge qu'il apporte

jusqu 1à sa vie auprès de Juliette. Juliette l'aime; elle voit dans

leur vie ensemble 1 'abri de deux âmes qui n'ont connu que la souffrance

à la place de 1 'amour, deux âmes qui avaient besoin l'une de 1 'autre.

"Aucun de nous deux n'a voulu faire entrer l'autre dans une ancienne

intimité. Motus sur le passé. Comment imposer ce qu 1on ne peut

soi-même supporter? Comment rêver sur d'anciens cauchemars?

Notre passé est devant nous. 111 Elle sera là quand il rentrera après

cette nuit révélatrice et libératrice.

Jean Cayrol parle souvent d'écrire "très au-delà des mots

eux-mêmes". Ce qu'il révèle dans L'Espace d'une nuit ne reste

jamais au niveau intellectuel mais plutôt, il nous perce au fond

d 1un coeur haletant. L'épaisseur de la nature dans cette nuit d.éso-

lée, la pluie "en poudre", les sons étranges, les maisons ouvertes

où rien n'est caché, tous augmentent le mystère d'attente. L'alter-

nance des pronoms 11 jetr et "il", souvent dans le même paragraphe,

souligne 1 'instabilité de François qui retrouve dans cette nuit la

route de sa vie. A chaque rencontre, un incident d.e sa jeunesse

est évoqué, un incident qui lui aide à mieux comprendre cette jeu-

nes se. C 1est encore un roman du "temps". L'alternance des mono-

legues de Juliette et des rencontres assez mystérieuses de François

unit le passé au présent pour en tirer un avenir plus convenable et

1Ibl·d. 36 p. .

- 88 -

plus compréhensible. Le réveil de François dans la maison de

Simon est un v-rai réveil. A partir de ce moment il est un nouvel

homme; il trouve le courage de faire face d 1abord à son père et

puis, à la vie. Au dernier choc, le comble de cette nuit, François

reste 11les yeux fermés sur une image incandescente qui finissait de

brûler et de se changer en cendres . 111 Il a gagné; il est maître de sa

vie; voici l 1e spérance •

Un manuscrit reste sur sa table de travail. C 1est plus

qu 1un manuscrit, c 1est une accusation. Le Vent de la mémoire fa­

rouche et inexorable, soulevé dans ce manuscrit, menace la com­

plaisance de cet homme qui n 1a jusqu 1ici considéré tout homme que

comme l'instrument à utiliser dans son "prochain roman11 • Gérard,

écrivain d'un génie discutable, qui s 1est enfermé dans un isolement

volontaire, a maltraité tous ceux avec qui il a jamais été en contact.

Maintenant, horrifié, il reste en face d'un manuscrit dont il est peut­

être l'auteur. "Ce manuscrit est contre moi. C 1est le pire d.e tout

ce qui pouvait m'arriver, ce manuscrit tentateur, ce manuscrit ob­

sédant, qui ne va plus me laisser une seconde de répit! Je ne suis pas

inconscient; j 1ai toute ma tête. Ce -manus-crit est d 1un autre, que je

suis peut-être. . • . Ce manuscrit posé devant mes yeux est

innocent, comme moi. La Vie Facile. On m'avait même volé

mon titre; on avait usurpé ma personnalité, ces trois mots qui me

11bid. p . 1 7 3

- 89 -

faisaient vivre et espérer; j'étais dépouillé, dépossédé . 111 Presque

mort de peur, il a porté le manuscrit chez un notaire; il attend

l'arrivée d'un ami d'enfance pour lui aider à trouver une solution.

"Pourquoi n'ai-je pas déchiré le manuscrit? Mais pouvons-nous dé-

truire afin que tout soit détruit autour de nous? Trouverai-je un au-

tre moyen que le grotesque suicide pour m'échapper? Y a-t-il un

secours, un remède qui ne soit pas celui de succomber à sa propre

misère, même quand elle est insensée? Moi, aussi, je suis enfermé

d.ans ce coffre. Je veux la paix. Je ne veux pas devenir pareil à

l'autre, à celui qui m'imite, se fait mon visage. Je ne sais plus. 112

Ainsi nous faisons la connais sance de Gérard Potier, orgueilleux

mais bien apeuré. Il pose ici son problème et se prépare à accepter

la solution. Dans L'Espace d 1une nuit, François a fait son voyage

dans le passé au moyen de sa marche dans la forêt; ses guides étaient

les malheureux qu'il a rencontrés au fond de leurs misères. Gérard

va faire son voyage dans le passé au moyen de ce manuscrit écrit de

sa propre main; son guide sera Roger Froment, ami peu sympathique

mais capable de déployer les secrets de cette vie honteuse. Tous les

deux, François et Gérard obtiendront la paix à l'aide d'une femme qui

sait les aimer. Jean Cayrol prend les bases et y construit deux

1 Jean Cayrol, Le-Vent de la mémoire, (Paris: Editions du Seuil, 1952), p. 21.

2rbid. p. 22.

- 90 -

romans tout à fait différents 1 'un de 1 'autre. Dans Le Vent d.e la

mémoire il nous fait "assister à la montée vers 1 'humain d 1un homme

dont 1 1égoisme et le détachement souverains ont tué toute vie et toute

chaleur humaine autour de lui et ont par ricochet, causé sa stérilité

littéraire. 111

Gérard Potier a atteint la quarantaine; c 1est le temps de

faire un inventaire de ce qui est passé dans la vie et de ce qu'on est

encore capable d'accomplir. Cet inventaire n 1est pas toujours ce

qu 1on voudrait voir, mais on peut bien profiter de ses fautes, même

de ses échecs. Demain est l'espoir. Après avoir trouvé ce manus-

crit accusateur dans son bureau, Gérard a écrit à un ami sympathi-

que; néanmoins, ce n'est pas lui qui arrive, mais un autre ami,

Roger, la pire caricature de son caractère. Au début du roman, on

ne connaît guère de Gérard que son orgueil et son isolement. On

l'imagine d'autre part, un homme assez ordinaire avec des vertus et

des vices com.muns à chacun. Néanmoins, une fois quand Roger a par-

lé à la légère de ce manuscrit, Gérard s 1est mis en grande colère et,

pour la première fois, Roger a vu un Gérard tout différent, un homme

fabuleux, agressif, capable de tout. C'était une petite indication de

ce qu 1il aurait à voir. Ce sera à Roger de dénicher tous les détails

de son caractère et de sa vie vus dans le manuscrit. A ce qu 1on

1Yvonne Guers, "Cayrol, Jean, Le Vent de la Mémoire",

French Review, Vol. XXVI, February 1953, p. 310.

- 91 -

peut comprendre, Gérard a si bien isolé tout ce qu'il ne voulait pas

garder dans son esprit qu 1il a vraiment oublié ce passé.

Roger arrive. U s'installe chez Gérard. "Il entrait partout

sans payer, il lui suffisait d'être chez les autres comme chez lui,

sans jamais s'étonner, s'impatienter ou se scandaliser. n répon-

d.ait toujours aux lettres, fidèle à tous les accessoires de 1 'amitié,

soigneux dans ses mensonges. 111 n est tout à fait chez lui mainte-

nant qu'il est chez Gérard; il prend tout ce qu 1il peut trouver; il boit;

il jouit de tous les conforts de la vie. n s 'approprie tout ce que

Gérard lui donne et plus. "Je ne cueille pas la vie, je l'arrache;

tant pis s 1il y a quelques racines qui viennent avec. Je n'ai pas le

temps d'arranger le terrain, de ratisser. J'aime la vie quand elle

vient facilement aux doigts, qu'elle pois se. Si ce que je désire ne

peut être enlevé~ je n'insiste pas, je passe à un autre sujet. 112 Ce

n 1est pas un caractère à admirer! Enfin arrive le jour où Gérard

lui donne le premier chapitre et lui dit, en même temps, qu'il est

maintenant "le maître 11 de cette situation.

"Tout le monde m'abandonne et ça a commencé depuis mon

enfance. Tous ceux qui m'ont entouré ont fait le vide pour que je

sois un jour incapable d'agir à. ma guise. Tout ce que je touche est

empoisonné, même 1 1amitié. M'a-t-on aidé à réparer ma

1cayrol, Le Vent de la mémoire, p. 35.

2 Ibl'd. 39 p. .

- 92 -

vie quand il était possible de le faire? Maintenant, il faudrait que

je l'abatte entièrement, mais on ne refait pas une vie avec de la

solitude, un génie qui effraie des amours dont l'ombre a mangé

toute la lumière . 111 Gérard s 1est bien réfugié dans sa solitude,

mais il n 1était pas aussi innocent qu'ille dit. Au premier chapitre

du manuscrit, Roger découvre que Gérard a fait mourir sa mère de

chagrin, qu'il 1 1a frappée et qu'il lui a volé ses bijoux. G 1est main­

tenant à Gérard d'aller dans le village de sa jeunesse et d'y véri­

fier ce que le manuscrit lui a révélé de son caractère. Mais il n'y

a pas d'accueil pour lui; toutes les chambres sont déjà retenues à

cause de la foire. Attiré par une photo de soi au temps de sa pre­

mière communion, il entre dans le 'magasin et se trouve en face de

sa première maîtresse. Elle, qui lui a servi comme personnage

dans son premier livre, vérifie ce qu 1il a été pour sa mère et lui

dit en plus que, paradoxalement, sa maison fut la seule détruite par

le bombardement. Elle ne garde que de la haine pour cet homme

qui lui a causé tant de souffrance.

La deuxième découverte dans le manuscrit est que Gérard

a tué sa femme, Irène qui !la tant aimé et qui a souffert jusqu 1à sa

mort, à cause de sa cruauté. Encore un petit voyage. Cette fois

il va chez Marcelle, la soeur de sa femme, qui lui lit la dernière

lettre qu'elle a reçue d'Irène. C'est une plainte et une accusation.

1Ibid. p. 57.

- 93 -

Mais encore une fois il ne peut pas accepter les faits; il les arrange

dans son propre esprit pour qu'il reste innocent de tout crime. De

quoi, il justifie sa déclaration, "Nous prenons la place de tout le

monde, mais jamais la nôtre, ma pauvre Marcelle." 1

Le manuscrit est vraiment une crise de conscience. Au fur

et à mesure que Roger révèle les faits de sa vie passée, Gérard est

pris d'une peur insupportable. il ne peut pas accepter ce qu'il sait

être la vérité. C'était précisément le tourment de sa vie; il n 1a

jamais accepté "aucun des cercles auxquels son mal le condamne.

il fuit: son image, sa condition, ses amours, sa vocation incertaine

d 1écrivain. 112 C'est Jeanne, la mal-aimée, qui l'amènera à une

réconciliation avec le monde de la réalité, qui lui montrera l'espoir.

Dès le commencement il l'a maltraitée. "Crois-tu que je n'ai que

toi, Jeanne? Les autres filles rn 'intéressent, celles qui n'attendent

que je crie au secours. Que vas-tu chercher! Mon oeuvre

suffit à mes peines et à mes joies. Toi, tu es par dessus le marché,

un tirage à part ... 113 Jeanne, les yeux souvent rouges à cause de

ses larmes, reste fidèle, toujours prête à le servir. N'importe quoi

qu'il puisse dire ou faire, elle ne cherche qu'à lui donner les preuves

1Ibid. p. 147.

2Bertrand d'Astorg, "Le vent de la mémoire'', Esprit, Vol. XX (octobre, 1952), p. 561.

3cayrol, Le Vent de la mémoire, p. 64.

- 94 -

de son amour sincère. Elle reconnaît son malheur; elle sait qu'il

n'est point innocent de crime, mais elle l'aime. Ce n 1est qu 1à la

fin du roman que Gérard. commence à voir clair, à savoir qu'elle

est là pour lui. "Jeanne aida Gérard à se relever; il se laisse con­

duire devant la fenêtre, et comme Jeanne regardait le ciel somp­

tueux, que les étoiles rendaient vivant, parfait, Gérard. aussi leva

les yeux. Des volets s'ouvraient lentement sous une poussée peu­

reuse. On allumait un peu partout. Une fenêtre s'éteignit pour

lais se r place à un visage. 111 On sait que maintenant il peut faire

une vie comme il le faut.

"Il m 1est très difficile de dire ce qu 1est ce livre (La Gaffe)

En fait, on ne peut donner de ce livre que des impressions,

des sensations. Tout est lié derrière, mais on n 1en perçoit que les

étincelles, scintillements. Ce que j 1ai voulu exprimer, c 1est que

beaucoup de gens peuvent vivre dans le crime sans s 1en apercevoir.

Et à cela, pas de cause, à moins que cette cause ne soit le péché

originel. Nous sommes dans un monde qui n 1a pas d'explication.

C'est un monde du dénouement. 112 Les deux premiers romans dans

cette partie de l'étude de l'oeuvre romanesque de Jean Cayrol ont

cherché des explications de la vie dans un milieu où se sont passées

les expériences elles-mêmes. Jean, le héros de La Gaffe, essaie

l Ibid. p. 204.

2 Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 25 juillet, 1957.

- 95 -

de se sauver pendant quelques jours dans un petit port breton, Saint-

Pierre. Il ne connaît ni des amis ni la campagne à Saint-Pierre.

On voit depuis le commencement de l'histoire que cette "gaife" n 1est

plus ou moins que toute sa vie jusqu'à ce moment. I1 est arrivé ici

sous le faux prétexte de l'enterrement d'un ami, mais, à vrai dire,

c'était qu'il ne pouvait plus supporter les querelles d'une maîtresse

grondeuse qui le traite en grand enfant. Néanmoins, 1 'hôtel, le

port, les boutiques, les choses, les gens, les mots, tous relancent

le souvenir de cette Sergine. Jean, comme tout héros de Jean

Cayrol, souffre dans son agonie, son isolement dont il essaie tou-

jours de partir pour se mettre en quête de son bonheur. "Il m'arrive

seulement d'avoir peur brutalement, sans cause, peur devant une

chaise vide . . . J 1ai peur à cause de quelqu 1un, certainement.

Je suis un enfant de la guerre . . . J'ai été malheureux trop tôt.

Le bonheur, ça ne se rattrape pas . • • Aujourd'hui je suis libre

comme avant. Je recommence tout, grâce à la mort de mon ami

1 de l'enfance. 11 I1 erre dans les rues de ce port; il espère jouir de

la liberté; mais il y a à chaque coin, dans chaque mot, le spectre

de Sergine qui pouvait découvrir cette joie d'un mensonge. Tout ce

qu'il voit ou entend le lance plus loin dans ce monologue qui fait re-

passer sa vie. Les petits coups de sa vie avec Sergine

1Jean Cayrol, La Gaffe, (Paris: Editions du Seuil, 1957)

p. Z3.

- 96 -

s'entremêlent avec les réalités du jour. Jean paraît assez passif,

même hébété, auprès de Sergine; c 1est elle qui dirige leur vie, leur

amour. Mais Jean peut se montrer bien différent et il se rend compte

lui-même, que ce n 1est que la colère qui lui fait voir la beauté du

monde, ses colères terribles trahissent sa maladresse et sa solitude.

Dans ces colères il est capable de toute violence.

L'image de 1 'enterrement est bien tirée. Est-ce qu'il ne

va pas enterrer ce qu'il déteste de sa vie? "il se retrouvait enfin

dans le monde des vivants. Finie cette image déplaisante d'enterre­

ment, d'océan en deuil, d'espérance en berne. 111 Il projette un

petit voyage à l'île du Doigt. C'est une image de sa nouvelle liberté.

Pour la première fois, il peut oublier son passé, se contenter de la

vie du moment; il est à son aise, il vit. A bord du bateau, Jean

trouve la paix, la joie d •être loin de toute contrainte dans un état

presque féerique. "OÙ étais-je? Mon passé n'existait plus-; le

présent était comme une grande main mouillée sur mon front, et

l'avenir? . . . Bah, sur la mer, 1 'avenir n'a peur que de la nuit.

Voilà ce que je cherchais et que rien ne m'avait donné, ni le som­

meil, ni les jeux de l'amour, que je voulais toujours faire cesser

de ma propre autorité, ni les appareils à sous, ni les disques

1 Ibid. pp . 9 1 - 9 2 .

- 97 -

trop longtemps entendus • 111 Mais ce sentiment ne dure pas

longtemps.

Jean a rencontré Félicien, ancien ami de Paris, qui le

connaît, si on peut dire. trop. Félicien lui rappelle ce qu 1a été sa

vi~; qu'il bat Sergine, qu'il a eu des maîtresses; ille démasque dans

son passé. La colère de Jean se lève. Il y a une lutte sur les ro-

chers; tout d'un coup, Jean est seul; il ne distingue plus Félicien

mais seulement un peu d. 1eau luisante dans le noir d'une entaille. La

peur qu'il éprouve à cause de cet incident l'envoie jusqu •à Christiane .

C'est en cette jeune fille, vraiment le contraire d.e Sergine, qu'il

pourra trouver son secours. "Personne ne pouvait me rejoindre,

sinon Christiane qui furetait avec patience comme si elle cherchait

des moules ou des crabes. 112 Comme toujours d.ans un roman de

Jean Cayrol, il faut une crise. La lutte entre Félicien et Jean pré-

pare cette crise. La nuit, pour le garder des gendarmes,

Christiane installe Jean dans le garage. Elle reste là, près d.e cet

homme qui commence à se libérer de sa peur. Elle aussi a peur.

Le matin, c'est elle qui est arrêtée et, à ce moment, Jean sait

qu'elle est sa vraie vie. "Je suis là, tu entends, enfin je suis là.

Je ne t'abandonnerai pas pour que tu ne m'abandonnes pas. Toi

1 . lbld. p. 100.

2 Ibid. p. 150.

- 98 -

seule a deviné qui j'étais: je l'apprendrai de ta bouche, sur ta

bouche . 111

Jean s'est révélé par trois moyens d'accès. Les descrip­

tions de ses actes, de ses rencontres, ont indiqué ce caractère de

l'intérieur. Partout dans le roman, les passages du "il" au "je"

nous laissent entendre les sentiments plus personnels de cet homme;

mais ce sont les propos de Sergine qui fournissent tout un autre

aspect de Jean. Sergine 1 plus agée que lui de quatre ans, règne d.ans

leur appartement comme dans l'amour. Elle ne cesse jamais de se

plaindre de tout ce qu'il dit et de tout ce qu'il fait. 11 ••• Tu me

prends toujours pour ta confidente; c'est irritant à la fin! . • . Sache

une fois pour toutes que je suis ta maîtresse •.• Finis ton adoles­

cence avec tes études • 112 Elle connaît très bien cet homme et elle

sait aussi que c'est elle qui complète ce qui lui manque. "Et pour­

tant, tu n'aimes que les fruits qui n'ont pas de jus 1 secs ou cachés

d.ans des coques, craquants sous la dent. Tu sais, c'est une image

importante de toi-même. Moi, je suis tout en chair 1 pulpeuse, à

consommer de suite. 113 Sergine est plus qu 1un tyran dans sa vie;

elle essaie de lui faire voir qu'il a part d.ans une communauté et

1Ibid. p. 190.

2 Ibid. p. 51.

3Ibid. p. 119.

- 99 -

qu 1il lui faut aussi reconnattre le droit d'un autre dans cette commu-

nauté. Il lui a fallu longtemps pour comprendre cette leçon.

C'est juste au moment oÙ l'on percevoit l'espoir d'une vie

que Jean Cayrol quitte encore une fois son héros: 11Je suis né hier

matin, vers onze heures, d'une gaffe. 111

Les Corps étrangers est une confidence, ou plus, la confes-

sion d'un raté. Gaspard n 1a jamais réussi à devenir un individu. I1

ne cesse jamais d'inventer ce qui peut faire de lui un individu avec

une existence et une importance à soi. Ce roman n'est pas une suite

de rencontres mais plutôt, un élancement dans le coeur déchiré d'un

raté. Tant il a essayé de se faire remarquer par une parenté et des

faits imaginés, qu'il ne sait plus lui-même ce qui est vrai et ce qui

n'existe que d.ans son imagination. Cette confession lui est néces-

saire et il faut 1 'écouter. Elle n'est ni caustique ni complaisante

mais c•est plutôt le cri d'un homme qui souffre, qui éprouve un be-

soin le plus urgent de faire partie d 1une société quelconque. Dans

ce roman, dit Jacques Howlett, "Cayrol assume le destin d'un

homme sans destin, l'existence d 1un personnage à qui échappe

l'existence, il est le prochain de celui qui n'a pas de prochain. 112

1Ibl'd. 190 p. .

2 Jacques Howlett, "Jean Cayrol: Les Corps étrangers",

Esprit, Vol. XXVII March 1959, p. 534.

- 100 -

Le poème écrit à la tête de ce roman peut bien en servir de

sommaire, pas seulement des rencontres mais surtout de l'état d'âme

de Gaspard..

Alors pourquoi finir ce qui n'a jamais été commencé?

Quand me croira-t-on quand me répondra-t-on

J 1ai bu ce qui restait et j 1ai cassé le verre et ma vie fait une grande tache noire

1 sur la nappe

Il est hanté par l'idée que l'on lui défend de vivre, que son corps

est toujours habité par des êtres, visibles ou invisibles. il nous

montre une jeunesse semblable à celle d'Armand, une jeunesse à

laquelle manque l'amour. Pendant sa jeunesse il a eu des corps

étrangers dans son corps, littéralement. Chaque "corps" qui y

est entré lui a servi d 1une indication assez concrète d'une autre fa-

cette de sa vulnérabilité. Personne n 1a jamais compris son besoin

d'attention à lui, son besoin de tendresse. Pour compenser ce

manque d'affection dans une famille trop occupée des affaires plus

importantes, Gaspard a inventé Souris, une cousine ou peut-être

une soeur ou même une amie; ça change de temps en temps dans son

1 Jean Cayrol, Les Corps étrangers, (Paris: Editions du

Seuil, 19 59). frontispice.

- 101 -

récit. Jusque là, sa mère qui prenait des gosses en nourrice, était

trop occupée des enfants des autres pour s'occuper beaucoup de lui.

Souris lui a prêté des souvenirs d'une jeunesse et même d 1un passé!

11 Tu sais, si tu veux être une grande personne estimée, il faut avoir

un passé: regarde Jésus Christ, Jeanne d 1Arc, Napoléon... Je vais

te confier un secret bien que tu ne saches pas ce qu 1est un bajiru:

nous sommes tous parents puisque nous descendons d. 'Adam et d'Eve. 111

Amusante qu'elle soit, cette présentation de la part de Souris reste

en même temps une expression forte du malheur et de la solitude de

Gaspard.. C'est là une communauté de laquelle il fait partie; il y a

des hommes distingués comm~ le petit Roi de Rome, Pasteur, et

Buffalo Bill. Souris lui a ouvert tout un monde d'enchantement où il

s'est réfugié. Mais de douze ans à dix-sept ans, sa vie n'était qu'un

travail incessant d.ans ces champs qu'il détestait. Dans cette famille

à laquelle rien n 1est plus important que le soin dévoué de la terre

et des animaux de la ferme, la vie humaine a pris la seconde place.

Sa grand. 'mère et la vache sont devenues malades à la fois; le vétéri­

naire est venu voir la grand. 1mère après la vache; c'était trop tard..

Quant aux funérailles, 11Curé, je sais que vous avez besoin d'argent

mais c'est pas la peine. Perdre une matinée quand. on a les foins à

rentrer . . . La mort ne profite à personne, curé; Dieu aura son

1Ibid. p. 19.

- 102 -

âme; c'est tout ce qu'il désire. 111 Ces quelques indications sur la

jeunesse expliquent clairement la cause de l'isolement de Gaspard.

De cet isolement, il fait ce dernier effort de récupération de saper-

sonne. C'est le récit d'une défaite qui n'est pas limitée à un homme

ou à un pays; c'est en même temps l'appel à l'amour, à la Charité.

11 Je parle ou je rêvasse. Comment être toujours prêt à parler? Je

voudrais parler de moi seul, mais quand on parle d.e soi, il faut

toujours parler des autres. On n 1a jamais la vie qu'il faudrait

avoir. Je dois m'approcher de mon voisin pour me re con-

naître et si brusquement, on se prend d'amitié pour lui, c'est parce

qu 1on se retrouve à découvert, déjà connu. Mais où est celui qui

tient le tout, à qui appartient l'ensemble? 112

Ça et là, Gaspard. interrompt ce récit qui devient de plus

en plus haletant, pour nous renseigner sur quelque fait actuel.

Tout se dit dans l'espace d 1une nuit mais quelquefois il a vingt- six

ans, un peu plus loin trente-huit ans, ou même soixante-sept ans.

Tout s'embrouille jusqu 'au point où ni Gaspard. ni le lecteur n 1a

aucune idée d.e ce qui se passe ou de ce qui pourra arriver. Pour

Gaspard, il n'y a ni passé, ni futur mais seulement un présent tor-

turé. Quelquefois on peut accepter qu'il voie clair. "Clandestine-

ment, je choisissais d'exister n'importe comment, mais d'exister

1 . Ib1d.. p. 25.

2Ibid. pp. 27-28.

- 103 -

en utilisant mes faiblesses au mieux de mes intérêts, mon manque

de jugement au mieux de mes décisions; je m'appropriais les denrées

alimentaires à défaut des coeurs; je me faisais réceleur car je vivais

enfin par mes larcins; je dérobais pour qu'on me crût vivant. 111 il

sait que toute sa vie re ste dans le mensonge et qu'il lui faut s 'écarter

de ses mensonges pour entrer dans la vraie vie, la vie en communau-

té; même ce récit est une tentative d'arriver à la vérité.

Dans la vie de Gaspard, il y a deux femmes en particulier

qui lui servent de guides, qui lui aident à comprendre un peu sa vie.

Mais c'est presque impossible de savoir justement quels étaient leurs

rôles dans cette vie. D 1un fait, on est certain: il a tué Yolande d.ans

une crise de peur et de jalousie. Cet acte, parait-il, est la décharge

de sa servitude. Sa plainte reste toujours pathétique. "Chaque fois

que je fais quelque chose, ça tourne mal, comme s 1il n 1y avait que

moi pour être salaud. Mais demain, on verra qui je suis; je vais

vous prouver que si j'ai raté tout ce que j'ai entrepris, je peux

réussir une fois. Vous verrez, mes agneaux. Je parle comme per-

sonne n 1a parlé. Je parle pour demain, pour après demain. Je

parle une fois pour toutes. 112

Ce récit obsédant laisse assez écoeuré son lecteur. La

teneur, même le rythme le fatiguent jusqu 'au point où il se demande

1lbid. p • 71.

2rbid. p. 123.

- 104 -

s'il y a, vraiment, dans ce roman l'espérance qu'on trouve d 'habi­

tude dans les romans de Jean Cayrol. S'il y en a, c 1est bien voilé.

Les quatre romans précédents ont tracé les essais des

hommes dans la recherche imposée par Jean Cayrol pour la Charité.

Dans les deux romans qui suivent, l'auteur étudie les femmes. En

plus ce sont des romans qui soulignent, chacun, un aspect de son

monde concentrationnaire. La Noire est le roman par excellence de

la solitude; Le Déménagement est le roman du mensonge; tous les

deux figurent la dissociation de la guerre.

La Noire est le nom d'un lac dans la région désolée des

Landes. Tout personnage, toute rencontre, toute description ajou­

tent à l'atmosphère morne où se passe cette histoire. Quoiqu'il y

ait quelque action extérieure, quelques changements dans la scène,

tout le poids de ce drame reste dans le coeur d'Armande et puis,

peut-être dans le coeur d'une voix qui devient protagoniste dans la

seconde partie du roman.

La guerre éclate. Tristan est appelé; il lui faut quitter

Armande. Mais ce n'est pour lui qu'une séparation fort agréable.

L'amour farouche d'Armande faillit à le déposséder entièrement;

c'était un amour insupportable. Armande reste seule, déchirée.

Dès le commencement, la scène reflète sa désolation. 11 Le par­

fum de cet arbre, un figuier, est vraiment celui de la solitude et de

- 105 -

1 1abandon; son fruit garde une chair fanée et mélancolique . 111 Elle

se met à part de sa famille; elle se retire de plus en plus dans ses

mémoires, dans les souvenirs de son amour. Attirée par la noire, la

profondeur du lac, elle ne peut pas se passer de ce soutien dans sa

solitude. La famille part; elle reste près du lac. Le drame se lève

dans le malheur de son coeur où elle se retire de plus en plus.

M. -S. Rustan l'explique ainsi: "Armande vit son amour dans la plus

noire solitude, une solitude essentielle qu'elle communique aux au-

t h ' ' ~ 112 L . 'd t res, aux c oses, a sa pass1on meme. es JOUrs ce en aux se-

maines, les semaines aux mois et les mois aux années. Armande

ne quitte pas la scène de son amour. Il le lac est son domaine,

1 'arrière-pays qu'elle découvre sans fin dans sa vie. Le visage de

la guerre ne peut que se refléter sur son lac. Arrivera-t-elle à

déposer sur ses eaux tendues le visage même de Tristan? il est

l'endroit le plus sûr pour le garder, le défendre contre chaque mi-

nute du lendemain dont elle soupçonne les embûches et ses mains

énormes • 113

1 Jean Cayrol, La Noire, (Paris: Editions du Seuil, 1949), pp. 12-13.

2 M.-S. Rustan, "Jean Cayrol, romancier de l'espérance",

La Vie Intellectuelle, juillet 19 53, p. 50 .

3 Cayrol, LaNoire, p. 49.

- 106 -

.... C 1est juste apres le départ de Tristan qu'un personnage

mystérieux, un narrateur, entre en scène. Ce narrateur n 1a ni nom

ni visage. Il vit d'un amour parasite car il ne peut pas s'approcher

lui-même d'Armande. Ses récits de la vérité, des faits extérieurs

donnent plus de signification au drame. Les supplices qui passent

dans le coeur d'Armande au fond de sa solitude ne dureront pas;

l'amour dont il est témoin reste; l'amour est éternel. C 1est la jux-

taposition de ces deux récits qui donne vie au roman. Le narrateur

soutient Armande, compatit à son sort. Après la mort d. 'Armande

il épousera sa soeur Anne qui a essayé pendant toute sa vie de dé-

truire Armande. Il sait que ce sera un mariage difficile; il ve.ut

substituer Anne à celle qu 1il a aimée. Quoiqu 1elle ressemble à

Armande, du moins dans le coeur de ce narrateur, elle s'est mon-

trée méchante. Le rôle de ce narrateur dans la vie d'Armande et

de Tristan lui a été très important. "C 1est moi qui avais frappé

Armande plus que Tristan; c 1est Armande qui rn 'avait oublié jusqu 'à

en mourir. Je n'avais plus assez de voix pour hurler le nom de celle

qui, en se déchirant elle-même, nous avait déchirés tous les deux;

j'avais envie de rire de cette ridicule 'parade 1 des amours d.e Tristan

et d 'Armand.e que j'avais décrite avec une telle minutie, sans penser

un seul instant que, dans l'ombre, j'achevais également mon histoire,

ma propre vie. Le dénouement, c'était moi qui le portais comme un

- 107 -

mal qui me rongeait. 111 Ce narrateur qui cherche sa propre vie dans

l'amour d 1un autre couple, rappelle Armand dans Les Premiers jours.

ll y a d'autres liens bien significatifs entre La Noire et les

deux premiers volumes de Je Vivrai l'amour des autres. C 1est, à

vrai dire, le prochain roman qu'il a publié, car Le Feu qui prend

n'apparaît qu'en 1950. Les noms Armand et Armande lient deux per-

sonnages assez semblables; dans cette recherche, Armande n'incarne

pas seulement la solitude, mais aussi l'espérance. Dans sa vie,

aussi bien que d.ans la vie d'Armand, ce ne sont que les actes et les

relations d'un amour sincère et désintéressé qui révèlent cette es-

pérance. Dans la rencontre avec l'homme blessé arrive ce qu'elle

appelle le "Miracle de la Plaie". Elle a soigné cet homme qui pou-

vait être Tristan; elle a vu dans sa plaie la plus grande misère de

la guerre; elle a vu dans cette plaie l'image de la sienne. "Elle se

sentait délivrée; une chair malade la rappelait à la vie et quelle vie!

Armande avait également une plaie mais invisible, qui pourrissait

et qu'elle n'arrivait pas à soigner. 112 C'était là, peut-être le choc

le plus important, le choc qui 1 1a mise sur la route. Mais, pour

Armande, c'est le lac où elle trouve sa réponse; le lac est son

guide.

1Ibid. p. 221.

2Ibid. pp. 97-98.

- 108 -

Et soudain dans cet univers feutré, désoeuvré, Armande comprit qu'elle seule était incorruptible, ver­rouillée sur un amour dont le pas profond et grave ne pouvait rester sur le sable. Il était en elle le vrai rocher dans lequel tout pouvait être sauvé, respecté, d 1oÙ l'unique source humaine pouvait jaillir. Oétait en elle qu'elle devait avoir confiance: retrouver le corps douloureux de son amour, les épines, les élance­ments d'un mal très simple mais dont le sens valait pour tous. C'était en elle qu'était 1 'avenir et non pas dans ce paysage qui pourrissait sur place; maintenant, partout où elle passait, elle apportait le poids de l'homme, sa chaleur, son regard familier.

- En moi est tout ce qui vit maintenant, je peux donner, enfin donner, s'écria-t-elle. 1

Et elle commence à vivre cet amour, pas d.ans la réalité, mais plus

dans son imagination. Le lac l'a libérée de son esclavage.

C'est aussi dans son imagination qu'elle partage encore sa

vie avec Tristan. Le cheval blanc qui entre dans ces rêves symbo-

lise la lumière, l'espérance. Même la mort d'Armande ne met pas

fin à cette expression d'espérance. Elle survit dans le coeur du

narrateur. "Aucun être sur terre ne me fera croire que dans un

monde même en ruine, on ne peut vivre que la caricature de son

amour." 2

Un déménagement rompt définitivement les liens. Le

Déménagement raconte ce simple fait qui a mis fin aux liens qui

protégeaient Cate dans le vide de sa vie de mensonges. Aux yeux de

1Ibid. pp. 166-67.

2Ibl·d. 222 p. .

- 109 -

son mari, Cate, une femme de trente ans, était fragile et dure à la

fois, ni jolie, ni laide. n ne la croit point capable d'émotions pro-

fondes; il ne les a jamais vues. Et aux yeux de Cate, son mari

Pierre, est déjà vieux, aux traits tirés. Son apparence, comme la

sienne était toujours négligée. Ni l'un ni l'autre s 1occupe de ces dé-

tails. Au début de ce drame, ils quittent l'appartement où habitait

la famille de Cate depuis trente ans. Fatigués de leur travail, ils

regardent autour d'eux l'appartement presque vide qui a été l'abri

de Cate depuis sa naissance. C'était une rupture qu'elle ne pou-

vait pas supporter. "Mais les déménageurs étaient déjà là, prenant

possession des caisses, des meubles et Cate avait été obligée de

s'appuyer à un mur pour ne pas s'évanouir devant les traces de clous

sur son plancher. Elle essaya un instant de l'essuyer avec son mou-

choir mais y renonça vite. Les barbares étaient entrés dans son

foyer • 111 Tous les objets qu telle a chéris prennent vie, suscitent

des souvenirs. Ce n'est que d.ans les objets que Cate trouve une

stabilité; ils ont pour elle plus de la réalité que les personnes. Elle

s 1est enfermée bien volontairement dans une carapace tout à fait

vidée de chaleur, d'amour. La crise de ce roman se passe presque

entièrement dans les quelques premières pages. Cate ne peut pas

se passer des soutiens familiers de cet appartement. Tant elle est

1 Jean Cayrol, Le Déménagement, (Paris: Editions du

Seuil, 1956}, p. 14.

- 110 -

accrochée au passé, au temporel, qu'elle ne peut pas établir un con-

tact avec le reste du monde.

Ca te est égoiste. Elle n 1a jamais trouvé dans son prochain

des qualités aussi fortes, aussi élevées, que les siennes. Toute sa

famille était d 1une façon ou d'une autre inférieure à ce qu'elle deman­

dait. Elle, elle-même, s 1est composé sa personnalité pendant sa

jeunesse d'après un idéal presque parfait. 11 C 1était toujours moi que

je choisissais dans les autres, une image qui m 1émerveillait. 111

Dans ce monde oÙ elle se réfugiait, elle était parfaitement heureuse,

Mais se donner à un autre, trouver en lui ce qui lui plairait, c'était

impossible. Elle vivait le mensonge; elle n'a jamais eu le courage

de savoir la vérité. Même dans la froideur de son mariage, elle ne

reconnaît pas sa faute. Prise dans le mensonge quand Pierre décou­

vre que les écrins qui contenaient ses bagues et ses broches étaient

vides, elle accuse son frère de l'avoir forcée de les vendre pour

payer des frais d 1un chantage. Ce fait ajoute une autre brebis galeuse

à sa famille. n y a plusieurs années, Camille, sa soeur, est partie

de la maison maternelle; c'était elle qui était l'incarnation de toutes

les fautes possibles; elle était le vice; Cate était la vertu. Mais

pendant ce déménagement, quand, par hasard elle a rencontré sa

soeur, c'est Camille qui a réussi dans la sécurité d'une famille.

Peu importe qu'elle ait travaillé du matin au soir. Est-ce qu'il y a

1 Ibid. p. 27.

- Ill -

une telle différence entre ces deux soeurs? Camille était bannie de

la famille à cause de sa mauvaise conduite; tout le monde l'a reconnu.

Mais Cate, est-elle aussi innocente qu'on le croit? Pour elle, il y

avait un code moins exact: faites ce que vous voudrez, ce que vous

pouvez, pourvu que personne ne vous voie. Au fur et à mesure que

le drame se déroule, le caractère de Cate devient presque mons­

trueux. Néanmoins, ce sont ces chocs mêmes du déménagement qui

lui font se rendre compte de ce qu 1elle est, de ce qu'elle était; pour

Cate, ce déménagement était le seul espoir de retrouver sa place

d.ans la communauté humaine .

Avant de considérer Pierre et le déménagement lui-même,

il vaudrait mieux étudier de plus près le mensonge qui mène la vie

de Ca te. C'était sa mère qui lui avait appris la vraie valeur du

mensonge. Ce mensonge peut bien voiler tant de défauts et dans la

bourgeoisie, il faut garder les apparences; le mensonge est devenu

une nécessité. Peu importe la vérité quand les apparences restent

comme il faut. "Vous devez encaisser, hein? Heureusement qu'on

a le mensonge; pas de faux-jours, un bon mensonge, c'est ce qui

nous tient. La vérité? ll faut adorer quelqu 1un pour la dire, l'ado­

rer jusqu •à en mourir. Mais ça n'arrive que d.ans les contes de fées ... 111

L'art du mensonge, et pour Cate, c 1est vraiment un art, gagne à

1Ibid. p. 117.

- 112 -

l'usage. Cate se trouve au fond d'un mensonge avant qu'elle le sache:

elle les invente sans raison, sans nécessité, mais par habitude. C'est

presque une maladie; il lui faut des mensonges pour vivre. ll y a beau­

coup de "Ca te" dans ce monde, des gens qui ont peur d'être eux-mêmes,

des gens qui ne peuvent plus supporter leurs fautes ou la vie de tous les

jours. Ces gens inventent leur monde à eux; ils s'échappent de la réali­

té, de la communauté de la vie, pour vivre dans la solitude qu'ils ont

bien préparée. Mais le jour vient où il leur faut avouer que ce n 1est

là qu 1une vie d'évasion; il leur faut chercher encore la vérité; il leur

faut la charité .

Au commencement, le déménagement n'était qu'une matière

simple pour Pierre. ll n'a pas gardé les mêmes sentiments profonds

que sa femme dans cet appartement hanté par la fausseté de la vie de

sa famille. Loin d'être une crise, ce déménagement lui est apparu

comme un changement de demeure; il n'y trouve pas une cause de

souffrance. Il s'est accoutumé à sa vie vide auprès de Cate. Ce n'est

qu'en partant de 1 'appartement qu'il s 1est rendu compte de ce qu test

la vie. 11 Bon ménage? Bien sûr, les bijoux avec les testaments, ce

déménagement des objets et des meubles avec le déménagement de

nos âmes qui a commencé bien avant, le manque d'amour avec les

marques d'amour en or et vermeil, 1 'ex-jolie fille qui fut Cate avec

celle qui est là devant moi, déjà pimbêche; elle ressemble à un oi­

seau que les chasseurs ne veulent pas viser. On a 1 1air de fuir, ça

- 113 ...

fait un peu exode. 111 Arraché de l'abri de leur ancien appartement, il

voit clairement que la vie commune de son mariage n'existe plus, si

elle a jamais existée.

Le déménagement de Gate et de Pierre signifie un déménage-

ment plus étendu, celui du monde. L'homme, jeté hors de sa demeure

habituelle, doit s'approcher de son prochain. Sans cela, c 1est la

mort. "L'exode est partout; il faut bouger, s 1en aller et ce que Gate

croyait impérissable devenait une étonnante caricature de ce que le

monde entier subissait. Fuir au dernier moment, avec une valise

dont la poignée manque, avec une âme dont Dieu manque. 112 On a be-

soin de son prochain, de l'amour pour remplir le vide de la vie.

Quoiqu 1elle ne semble pas répondre à cette inspiration, le dé-

ménagement invite Cate à quitter sa vie fausse de mensonge et à

trouver d.ans la vérité et 1 'amour sincère et profond la sécurité qu'elle

désire si avidement; il l'invite à dépasser son monde des objets

pour se retrouver d.ans la chaleur de l'amour. On ne sait pas si Gate

est sauvée ou non. Jean Cayrol la quitte dans le plus profond d.éses-

poir. Néanmoins, on entend la voix de Pierre qui revient. Arrive-

t-il à 1 'heure ou est-ce que Gate a manqué son salut?

1 Ibid. p. 46.

2Ibid. 110 p. .

- 114 -

En dépit de leur ton sombre, leur hantise de la s olitud.e,

les romans de Jean Cayrol nous font voir dans la réalité de la vie,

la lueur d'une espérance salvatrice et d'un amour où se trouve la

réponse à la question qu'il pose à chacun de ses héros. 11 ••• J'ai

tenté de faire passer l'aventure concentrationnaire dans mes écrits.

Je voulais être non pas seulement un témoin provisoire de ce sys­

tème mais en même temps je voulais dénoncer l'esprit concentra­

tionnaire qui erre dans notre monde et qui a corrompu beaucoup. 111

1 Jean Cayrol, lettre.

CHAPITRE V

L 1 OEUVRE D 1 UN HOMME DE CHARITE

Jean Cayrol ne veut pas qu 1on le mette d.ans une formule.

Mais quoiqu'il déclare qu'il écrit avec une certaine incroyance aussi

bien qu'avec sa foi, il faut voir dans tout ce qu'il produit, l'oeuvre

d 1un homme de charité. Cet homme a bien compris la signification

de "la charité"; les significations les plus profondes qui astreignent

tout homme se dégagent de 1 1oeuvre de Cayrol.

L'homme est fait pour Dieu. C 1est son but final.

St-Augustin a dit, "Nos coeurs sont faits pour Vous, Seigneur; ils

ne se reposeront jusqu 'à ce qu'ils se reposent en Vous. 11 D 1après

cette expression, on comprend bien que rien ne peut satisfaire

complètement le coeur humain. ...

Il manque toujours quelque chose a

son bonheur. Même s'il essaie toute sa vie d'atteindre ce bonheur,

il n 1y réussira pas. Ce n 1est pas à dire qu'il ne trouvera aucun

bonheur, mais plutôt, qu'il ne trouvera jamais tout son bonheur.

Le besoin de Dieu est évident; d.ans toute vie il y a des vides qu 1on

essaie de remplir. Assez souvent 1 'homme ne sait pas exactement

ce qu'il cherche mais il y a une certitude au fond de son coeur qu til

va trouver un jour la seule chose dont il a besoin pour ce bonheur.

En plus, il y a une solitude dans le coeur de 1 'homme qui résiste à

- 116 -

tout effort de communion. 11Le sentiment de la solitude c 1est la

signature de Dieu au coeur de 1 'homme, c 1est le signe infaillible que

nous ne trouvons pas notre achèvement ici-bas et que nous sommes

faits pour une patrie où les coeurs se pénétreront après être restés

si longtemps occultés les uns aux autres, où les âmes seront 1 1une

pour 1 1autre d 1une transparence totale dans la lumière de Dieu deve-

nu Lui aussi transparent. 111 Ainsi on voit, qu'à vrai dire, personne,

rien, ne peut combler le vide du coeur de 1 'homme. De notre temps,

il y a une troisième indication que le coeur de 1 'homme cherche Dieu;

c 1est une indication assez négative. La désolation européenne de

l'après-guerre où l'homme ne trouve que la ruine, le malheur, indi-

que la condition de 1 'homme qui se passe de Dieu et, en même temps,

promet la plénitude du bonheur de Dieu. Trop souvent, il faut que

Dieu nous enlève tous ses dons pour que nous voyions Celui qu'il est,

qui est si bon pour nous. A partir de la réalisation de ce besoin,

1 'homme commence à chercher Dieu, même s'il ne sait pas que c 1est

Dieu qu 1il cherche.

En suivant sa route vers Dieu, 1 'homme risque de s'égarer

sur les fausses routes. Dans l'oeuvre de Jean Cayrol, il y a trois

fausses routes en particulier. La première, c 1est l'objet. Le héros

cayrolien se réfugie dans les objets qui, seuls, restent constants.

1Chanoine Jean Vieujean, L'Autre toi-même, (3ième ed.;

Paris: Casterman, 1958), pp. 34-35.

- 117 -

Pour 1 'homme isolé dans sa propre vie, 1 'homme qui ne peut pas

encore communiquer avec son prochain, l'objet devient un être vi-

vant, le soutien de sa vie. Ainsi, dans son oeuvre, une cigarette

renouvelle la vie, le couteau est l'ami le plus fidèle, le lac, le gardien

des souvenirs les plus intimes. Mais dans toutes ces oeuvres, c'est

1 'homme qui est toujours le maitre de l'objet et l'objet ne prend ja-

mais vie sans le regard de 1 'homme. Tant qu'il les regarde, les ob-

jets restent les liens avec la réalité, mais aussitôt qu'il les possède,

ils perdent leur valeur. L'objet qui manque d'identité sans 1 'homme

est toujours le miroir de 1 'homme qui le regarde: cet objet provoque

des réactions, guide ses efforts et hante sa mémoire. Cayrol a

parlé lui-même, du rôle de ces objets. 11 ••• je suis persuadé qu'il

faut avoir été soi-même l'objet, (comme tout déporté l'a été) pour

bien comprendre ce qu 1est un objet. D'ailleurs il existe à mes yeux

une différence essentielle entre une chose et un objet: une chose ne

devient objet que si le regard de 1 'homme s'est posé sur elle • 111 La

disponibilité des objets fait d'eux un premier signe de la charité.

La difficulté arrive quand l'homme les considère un but au lieu d 1un

moyen au but. C'est le problème de la plupart des héros

cayroliens.

1 Jean Cayrol cité dans Bourin, Les Nouvelles Littéraires,

2 avril 1959, p. 2.

- 118 -

Une deuxième fausse route est celle d'un amour tout à fait

charnel; on peut mieux dire, une tl satisfaction charnelle 11, car l'amour

demande 1 1union des coeurs plus que l'union des corps, l'abnégation

plus que l'égoïsme. Dans chacun de ses romans, Cayrol présente

1 'amour; quelquefois, ce n'est pas plus que l'expression d'une passion,

d'autres fois, c 1est aussi 1 'union dksprit. L'intimité des corps qui

est l'expression d'un amour sincère peut mener 1 'homme à Dieu.

Mais, trop souvent, 1 'homme dans un besoin farouche de communion

humaine, reflet de la communion avec Dieu, se livre à une passion

sans signification. n se trouve loin de la route qu'il cherche, loin de

ce Dieu dont il éprouve un si grand besoin.

11 ll est aisé de le constater, tout homme porte sourdement

en soi le sentiment de son importance, de sa valeur, de sa

dignité." 1

Le fondement de ce sentiment reste dans la nature même

d'un homme créé par Dieu; le sentiment est juste. Néanmoins, dans

chaque héros de Jean Cayrol, on voit exactement le contraire.

Parce que ces héros doivent encore se rendre compte de leur besoin,

parce qu'ils ne reconnaissent pas encore leur place auprès du

Créateur, ils s'abîment dans leur indignité. Au lieu de chercher

Dieu, ils attendent que Dieu les cherche au fond de leur misère.

Leur quête pour Dieu ou le bonheur est passive; tôt ou tard, Dieu

doit les voir et les arracher à cette misère. n ne leur faut aucun

1v· · 69 leuJean, p. .

- ll9 -

effort personnel parce qu 1ils ne comprennent pas leur part dans ce

drame éternel. A cause de leur sentiment d'indignité, ils ne peuvent

pas entrer dans la communauté; ils restent seuls.

Quoiqu 1il y ait toujours 1 'homme qui cherche Dieu, 1 'homme

qui re ste encore dans la solitude, il y a a us si, surtout dans le monde

cayrolien, 1 'homme qui, au moyen de la fraternité et de la charité

humaine, arrive à Dieu. Ce sont, d'habitude les personnages secon-

daires qui font déjà partie de cette communauté, et qui guident le hé-

ros sur la route. Ainsi parle Sergine à Jean, "Comprends donc

une fois pour toutes que tu fais partie d 1une même communauté. On

ne peut se supprimer les uns les autres même dans la mémoire .•. 111

Dans chaque roman de Cayrol se trouve au moins un personnage qui

figure cette sympathie naturelle parmi les hommes, un personnage

qui reconnait déjà la communauté des hommes. Ce n'est pas toujours

un personnage sympathique. Jean Cayrol explique sa compréhension

de ce principe.

La seule collectivité digne de ce nom est celle qui aide 1 'homme à vivre sa vie exceptionnelle d'homme qui ne peut être confondue avec celle de son voisin mais qui la complète, parfois la soutient, souvent la dérange. Comme dit si justement Maxime de Tyr: 11 ll n 1y a pas de lacune entre les êtres." Chaque existence humaine est unique, irremplaçable vis-à-vis de 1 1autre. Per­sonne n 1est ennemi irréductible de son prochain, son ange noir, son mal. Mais chacun doit se sentir solidaire du meutre de son voisin comme de sa vie, comme de ses

1cayrol, La Gaffe, p. 186.

- 12.0 -

paroles. n doit l'approcher avec grand respect comme s'il était, au fond, la plus grande merveille du monde, et n 1est-ce pas merveille que le fait d'être un homme, de s'édifier soi-même en se servant des outils de son voisin, de nos communes fondations spirituelles? 1

On peut se trouver dans une foule sans faire partie de la foule; on

peut se trouver seul sans être isolé. "Vous êtes seul? 11 "On ne

l'est jamais quand on est seul. 112 La totalité des deux premiers

volumes de Je vivrai l'amour des autres illustre cette idée.

Armand essaie à chaque tour de se faire accepter dans les commu-

nautés qui 1 'entourent. n ne s'égare jamais loin de son prochain

mais il n'arrive pas à y entrer. C'est Armand qui note si souvent

que personne ne reste longtemps avec lui. Dans La Gaffe, Jean

admet qu'il cherche toujours quelqu 1un, qu'il lui faut un confident

pour partager ses malheurs. Cette fraternité, cette charité humaine

sont évidentes dans le nombre infini d'organisations qui ont pour but

1 'oeuvre charitable parmi les hommes, nombre qui se multiplie de-

puis la deuxième guerre mondiale. Par ces soins matériels, on

commence à remettre une âme dans ces groupes oÙ les hommes de-

meurent ensemble. Pour récréer la véritable fraternité, il faut y

travailler dans !lamour. L'homme ne cherche pas la pitié, mais l'a-

mour; l'amour est le lien le plus fort parmi les hommes.

1Jean Cayrol, Les Mille et une nuits d'un chrétien, (Paris: Téqui, 1952.) p. 41.

2. Cayrol, La Gaffe, p. 2.0 .

- 121 -

Aimer, d'une manière digne de 1 'homme, c'est avant tout, communier intimement à la personne de l'autre. C 1est saisir celle-ci spirituellement dans son moi le plus intime, dans son mystère propre, dans sa palpitation per­sonnelle, dans sa destinée unique, dans sa valeur d'absolu.

C 1est toucher, ressentir, goûter, savourer cette intime réalité de l'autre, c 1est intérioriser, c 1est s'iden­tifier à lui, c'est coïncider avec lui, c'est l'expérimenter comme un autre soi-même, et donc vouloir le protéger, l'épanouir, le réjouir, le développer, le créer, le "faire devenir11 •

1

il faut toujours cette rencontre profonde de la personne

avec la personne; il faut toujours cette activité créatrice. Dans

l'oeuvre de Jean Cayrol, ces rencontres sont un peu modifiées car,

quelquefois c 1est une personne, quelquefois, un objet, mais le ré-

sultat en tout cas, c 1est une connaissance plus profonde de l'âme du

héros. C'est une adaptation du principe parce que les rencontres ne

demandent pas l'action positive de la part de celui qui est rencontré.

Ces rencontres aident le héros à s'introduire dans la communauté.

Avant de considérer la fraternité surnaturelle, il faut

étudier un peu le monde concentrationnaire de Cayrol. La solitude

qu'il combat dans ses romans surgit la plupart du temps de ce

monde concentrationnaire. Chacun dans ce monde vit à part; il ne

sait pas se tenir en face d'autrui, d'un amour. L'homme de ce

monde a désappris à juger autrui, à voir clair au fond de son coeur.

il ne voit jamais l'individu, mais plutôt la foule; pour lui, il n'y a ni

1v· · 16 leUJean, p. .

- 122 -

sa propre existence ni celle d'un autre; tout change sans cesse. En

plus, il est entouré des barrières invisibles de la peur et de 1 1inié-

riorité. "Et si les déportés se retournent, c'est dans un univers

faussé, dans une communauté dénaturée au coeur de laquelle chacun

de ses membres prête tellement à équivoque, car on ne peut pas

faire une Amicale des Sept Douleurs, une Amicale de la Croix en

dehors de celle de l'Eglise; on ne peut pas se réunir pour échanger

ses propres plaies comme des timbres-poste; les souvenirs sont

intransmissibles. 111 Dans un monde où il ne reconnaît ni personne

ni rien, il lui faut rester seul. C 1est pour racheter ces hommes

que Jean Cayrol les présente, d'habitude, dans le personnage d'un

clochard, au monde qui peut leur aider. A leur vue, il nous faut

agir dans la fraternité et la charité.

Ce que nous avons noté jusqu 1ici, c 1est une communauté,

une fraternité tout à fait naturelle. Cette fraternité n 1est qu'un re-

flet de la fraternité surnaturelle. Trop souvent il arrive qu'on a

mal compris les exigences de l'amour surnaturel. On croit que

cet amour ne s'adresse qu •à Dieu ou à Dieu qui vit dans 1 'homme

sans jamais voir l'homme lui-même dans cet amour; 1 'homme, dans

ce cas, n 1e st que l'occasion d'exprimer l'amour de Dieu. On garde

la1pureté11 de son amour et on laisse de côté dans ses souffrances

1 Cayrol, D 1un romanesque concentrationnaire'' Esprit,

Vol. XVII, septembre 1949, p. 343.

- 123 -

!lhomme que le Christ a racheté à Wl tel prix. "Aimer Dieu comporte,

inclut, exige en tout premier lieu Wl amour réel, sincère de la per-

sonne que l'on a devant soi, un engagement de notre être à l'égard

d'un autre être. 111 il faut que l'homme devienne accessible aux au-

tres pour qu'ils ne soient pas intimidés en sa présence. il faut que

!lhomme cherche au fond. de son prochain et qu'il le rejoigne "dans

le fond de son moi, de sa personnalité, dans sa réalité unique, dans

son destin propre, dans son débat personnel avec le monde, avec

les autres, avec lui-même, avec Dieu. 112 Est-ce que ce n'est pas

justement le génie de Jean Cayrol? Cet homme qu'il présente au

lecteur n'élève pas les barrières contre Wle connaissance de soi,

si pénible que ce soit. On entre dans "son débat personnel"; on est

même contraint de l'aider. Tant on connaît Armand., François,

Cate, qu'on éprouve la même souffrance, les mêmes efforts futiles

sur la route vers la vie, vers 1 'espérance. On peut s'exclamer avec

St-François, "C 1est un homme, il a à accomplir sa destinée tragi-

que. 0 stupeur! C'est un infini que je considère là, un être qui

porte en soi l 1éternité!113

Cet amour, cette fraternité doivent devenir la Charité. Et,

Dieu qui s'appelle Charité, est la source et le modèle de notre

1v· · Z3 1euJean, p. .

z Ibid. p. 48.

3Ibid. pp. 48-49.

- 124 -

communauté; la Sainte Trinité est l'origine et l'exemple de tout

amour, de toute communauté. Mainténant, il faut comprendre que

l'amour de Dieu, la Charité, demande un amour sincère du prochain;

il ne suffit pas d 1y trouver l'occasion de faire le bien. n faut

l'aimer dans le mystère de sa personnalité, de sa réalité. 11Et ce

mystère, c'est Dieu, c 1est la présence réelle de Dieu dans cette

personne. Cet être qui est là et s'offre à notre amour, ce n 1est pas

seulement Pierre, Jean ou Jacques avec son corps et son âme, avec

son moi propre, c'est une créature de Dieu, c 1est un être relié à

Dieu par un lien intemporel de dépendance totale, c'est un être d.ans

lequel Dieu est en travail pour le soutenir dans l'existence, c'est

un être auquel Dieu est plus intime, plus intérieur que cet être ne

l'est à lui-même." 1 Même si l'homme se sépare de Dieu, s'il ne

le possède pas par la grâce, il lui reste la possibilité de cette union;

cette union est vraiment la vocation de tout homme; cette union est

une vocation exaltée qui demande un certain respect. Le Chanoine

Vieujean continue à expliquer que c 1est précisément la reconnais­

sance et l'amour de Dieu présents en 1 'homme et 1 'homme présent

au sein de Dieu qui changent l'amour en la charité. La charité

devient une certaine participation à la charité qui est Dieu, car

dans la charité, c 1est Dieu qui aime avec et en lui; celui qui est

1 Ibid. pp. 25-26.

- 125 -

aimé est élevé par 1 'amour de Dieu et racheté par le sang de Dieu.

Simone Weil dans Attente de Dieu, propose que

la plénitude de 1 'amour du prochain, c'est simplement être capable de lui demander: "Quel est ton tourment? 11

C 1e st savoir que le malheureux existe, non pas comme unité dans une collection, non pas comme un exemplaire de la catégorie sociale étiquetée "malheureux", mais en tant qu'homme, exactement semblable à nous, qui a été un jour frappé d'une marque inimitable par le malheur. Pour cela, il est suffisant, mais indispensable, de sa­voir poser sur lui un certain regard.

' Ce regard est d'abord un regard attentif, ou 1 'âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l'être qu'elle regarde tel qu'il est dans t t .. 't" 1 ou e sa ver1 e.

Ce qui menace le plus les relations avec son prochain,

c'est de perdre de vue son moi, sa dignité comme individu, ses

liens avec Dieu. Pour maintenir cet amour du prochain, il faut

du courage; un tel amour demande qu 1un homme vainque son pro-

pre égoi'sme pour se joindre à l'autrui dans son moi intime. Mais

cet amour tout à fait sincère, cette charité est essentiellement

créatrice; après avoir rempli le coeur, il le faut déborder en

d'autres coeurs. C'est pourquoi dans les oeuvres de Jean Cayrol,

1 'homme n 1est jamais racheté de sa solitude sans l'amour profond.

d'un autre; il faut qu'un amour sincère entre dans 1 'homme égaré

pour éveiller son moi. Cayrol insiste que ce n'est qu'au moyen de

1 Ibid.. p. 73.

- 126 -

l'amour du prochain qu 1on arrive à l'amour de Dieu. L'amour ou

la charité devient un mot-clé dans l'oeuvre de Cayrol, la solution

offerte à la solitude des hommes. "Oui, tout est amour. n faut

dénoncer cette désaffection du monde, cette désensibilisation uni­

verselle et je témoigne pour cela. C'est pourquoi mes romans pa­

raissent bien souvent à certains ingrats, ouverts à tous les vents,

dépossédés, mais nous sommes tous à 1 'heure actuelle dans un

no man's land et nous cherchons notre filiation coûte que coûte.

Nous nous sentons beaucoup plus orphelins qu 'avant. 111 Ce n'est

que la communion dans la charité qui effacera le vide.

Quoique l'oeuvre de Jean Cayrol soit bien marquée par

cette charité, il ne parle pas souvent de Dieu. Ces personnages

sont loin de montrer le moindre sentiment religieux ou de suivre

aucune morale élevée. Le manque de Dieu ressort de chacun de

ces romans. C 1est un vide que 1 'auteur n'offre jamais à remplir

et il y ajoute que ses romans sont aussi "des romans de la gêne11 •

Le manque de Dieu pour cet auteur, c'est la soif de Dieu. C 1est

Bernard Pingaud qui remarque que 11la pudeur qui retient Cayrol

de parler du camp lui interdit aussi d'évoquer Dieu. Mais

l'important n 1est pas de nommer Celui qui est l'absent par

1 Cayrol, lettre.

- 127 -

excellence; c 1est plutôt de rendre sensible Son absence, et de mon-

trer qu'elle est sa manière d'apparaître." 1 L'image de 1 'homme

contemporain qu'il présente montre un être incapable de se fixer,

un homme toujours en marche sans la lumière de la foi. Néan-

' moins, cet homme est encore dans l'état de disponibilité ou on

peut rencontrer Dieu. Le fait de cette rencontre n 1est pas accom-

pli; Cayrol laisse son héros quand. il entre d.ans la lueur de 1 1espé-

rance. Ce sont, donc, des romans d'attente; c 1est au lecteur qui

voit le manque d.ans le coeur du héros aussi bien que la lumière de

l'espérance d'achever le roman.

Dans Le Feu qui prend., un prêtre entre en scène et sa

présence même dégage la peur d'Armand. en face de son Dieu, son

incroyance, son incapacité de croire. "Je verrai Dieu comme après

une longue et brillante chevauchée, vous comprenez, Monsieur, et

dans nos rues comment chevaucher? ... La fameuse Cène n'est

plus aujourd'hui qu 1un repas froid.. On est couvert de sang avant le

Christ. Les convives mangent debout, à la hâte. ils vont chercher

eux-mêmes la nourriture. Aucun repas ne nous ras sa sie;

nous mangeons seulement entre les repas. Comment penser que

Dieu tient encore table ouverte? 112 N'a-t-il pas exprimé cette même

1 Ecrivains d. 1aujourd. 'hui 1940-1960. Dictionnaire anthologique et critique sous la direction de Bernard. Pingaud., Paris, 1960, p. 173.

2 Cayrol, Le Feu qui prend., pp. 193-94.

- 128 -

peur quand il a parlé de Dieu comme d'un obstacle à éviter aux yeux

de sa grand 1mère? On voit aussi dans la crise du déménagement

l'invitation à Gate de trouver un soutien en Dieu; chaque rencontre

était vraiment l'action de Dieu qui voulait remplir le grand vide de

son coeur. Elle a beaucoup souffert; elle n 1a rien compris. Vers

la fin du drame, "Gate se sentait vieille, impotente, narguée par

le malheur, avec son ballot mal ficelé, seule au fond. de ces pièces

anonymes que le bonheur n'effleurait pas, que le plâtre livide, la

tapisserie humide rendaient encore plus désolées; 111 Elle ne corn-

prend. pas que c 1est l'amour de Dieu qui manque à son coeur, le

seul amour qui puisse faire vivre encore une fois le sien. Dans

Les Corps étransers, Gaspard et Yolande sont en face d'un vieil

homme qui leur demande, "Alors, que penses-tu de la vie? 11 Pas

de réponse. "Tous les mêmes" répond-il. 2 C'était pour ce couple

une question incompréhensible, mais une question qui a provoqué

leur pensée, qui les a rapprochés. On peut tirer d'autres exemples

de chaque roman. Ce manque était évident dans toute son oeuvre.

C'est toujours au lecteur d'achever la route; Cayrol ne laisse que

1 1e spérance.

1cayrol, Le Déménagement, p. 110.

zc , ayrol, Les Corps etrangers, p. 174.

- 129 -

Tout ce que Jean Cayrol écrit et même les techniques de

son oeuvre, font de lui un homme qui a une mission dans la société

de nos jours. Il a souvent répété que, pour lui, écrire est vivre;

ce n'est pas son métier mais sa vie même. Justement, à cause de

la sincérité de l'auteur, à cause de son dévouement, son oeuvre

reflète ce qu'on peut appeler son drame intérieur. Ce qui se dégage

le plus du caractère de Jean Cayrol est la Charité. ll est, en un

sens, un apôtre de l'amour de Dieu compris dans la communauté

des hommes. ll leur remet un coeur et une âme.

CHAPITRE VI

QUELQUES ASPECTS DE LA TECHNIQUE

DU ROMAN LAZAREEN

Si Jean Cayrol est en mission dans le fond de son oeuvre,

il est en mission aussi dans ses techniques. ll a pris sur soi la

tâche de faire voir le monde concentrationnaire au plus profond de

sa signification. Dans la poésie aussi bien qu 1en prose, il a fait

vivre les sentiments les plus intimes, la peur et l'espoir de

1 'homme marqué par la cruauté. ll a bien montré au lecteur sa

part à lui dans le drame de former une société dans laquelle luit la

lumière de l'espérance. Quoiqu'il n 1en parle pas souvent, il nous

montre 1 'homme auprès de Dieu, mais un Dieu qu 1il ne reconnaît

point. C 1est lui qui a désigné ses romans "des romans de la gêne tl.

La signification du mot 11 gêne 11 indique une puissance du style aussi

bien qu'une puissance de la pensée. Jean Cayrol a bien réussi à

rendre vivant ce monde qui le hante.

"L 1 univers de Jean Cayrol est en effet celui de la parole.

De la parole salvatrice, qui arrache 1 'homme à sa solitude, à son

désarroi, à sa misère, à sa souffrance, et le replace pour un

temps - le temps que dure son soliloque, sa confession - au sein

- 131 -

de cette communauté hors de laquelle il n 1est rien. 111 D'abord,

l'auteur crée l'atmosphère lazaréenne. Le milieu est plus souvent

la rue et la ville, un milieu tout à fait impersonnel où la foule

s'occupe d'autres affaires et ne tient aucun compte des individus.

Dans L'Espace d 1une nuit le milieu est la campagne, mais une cam-

pagne aussi hostile que la rue; c 1est encore à la campagne désolée

qu'Armande éprouve sa souffrance. C 1est dans le noir de la nuit

que se passent la plupart des rencontres; la nuit est, d'habitude,

vide et pluvieuse. Parmi les nombreuses descriptions dans Le Feu

qui prend, celle-ci montre bien la désolation de l'atmosphère. C 1est

le jour où Armand trouve sa mère mourante. "Le paysage collait

.. a sa peau, cette mince pluie sur ses mains comme des gants trop

courts . . . Tout le poids de la ville était sur ses épaules, une

ville qui étouffait d.ans le coeur déchiré de sa mère • 112 Mais ce ne

sont pas seulement les mots d 1une description qui peignent cette at-

mosphère. Pour montrer l'instabilité de ce monde, il passe d'un

problème à un autre, d'une rencontre à une autre sans aucune

introduction. n laisse le lecteur aussi bien que le héros dans un

état d 1expectation, vraiment de confusion; avant de terminer une

suite d'idées, il a déjà plongé au milieu d'une autre. Ainsi il

1Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril, 1959, p. 1.

2 cayrol, Le Feu qui prend, pp. 187-88.

- 132 -

prépare son monde lazaréen, ce qu 1 il appelle le quotidien con-

centrationnaire.

"L'étonnement, la surprise, l'inédit n'existent pas dans

un milieu lazaréen; on vit assez facilement ce qui se présente sans

se poser la moindre question. . ... Toute création devient impré-

visible, inhumaine, car elle se fait aussi bien qu'elle se défait

sans raison apparente. Rien ne sera plus surprenant; chaque si-

tuation peut apparaître ou disparaître, se reformer ou se déformer,

en dehors de l'être qui les vit, dans une sorte d'incantation qui est

le propre de cette magie lazaréenne diffuse. 111

Le monde lazaréen est le monde de la solitude. L'homme

déchiré par 1 'horreur dont il était témoin, se retire du monde; il

n'a rien à dire à autrui, rien qu'il puisse faire. "Ce n'est pas une

solitude dans laquelle il y a une porte de sortie, une issue. Chacun

de ses 'fidèles 1 s'enveloppera de cette solitude comme d tun vêtement

à sa taille, qui le préservera des atteintes cruelles du monde exté-

rieur. n est si vulnérable qu 1il prendra 1 'habitude de la solitude

comme d.u seul moyen de protection, de la seule arme. ll vivra dans

cet isolement comme s'il ne savait pas qu'il était seul; se perdre

dans la foule n'est pas un vain mot pour lui. 112 Cette solitude n'est

1 Jean Cayrol, Lazare Parmi Nous, (Paris: Editions du

Seuil, 1950), p. 82.

2Ibid. p. 84.

- 133 -

pas du tout négative 1 mais plutôt un état actif qui rappelle toujours

sa victime à sa vie avec les autres. Ce n 1est que la solitude qui

donne une signification aux mots et aux actions d'autrui; la solitude

est l'interprète du monde. L lhomme cherche d.ans la solitude un

répit oÙ il puisse communiquer d 1une manière toute à lui avec son

monde. En plus, cette solitude est nécessaire à !lhomme qui après

avoir épuisé toutes les possibilités de mourir dans le camp, se

trouve en pleine liberté, tout à fait incapable de faire face à la réa-

lité. "C'est pourquoi cet isolement est inséparable de tout person-

nage lazaréen; tout est prétexte à sa solitude 1 à la nourrir, à

l'engranger. ...

Le romanesque lazaréen a pour base la solitude ou

l'être vivra l'excès d'une vie, son dérèglement, avec tous les dan-

gers qui peuvent représenter ses contacts avec des puissances dont

il vaut mieux taire le nom. 111 Ce n'est pas la société qui a exclu

cet homme; c'est lui qui se tient en marge d'une société qu'il ne

comprend plus.

Dans cette solitude, tout est inquiet. L'instabilité de

llhomme 1 le mouvement incessant, la peur, tout contribue à cette

incertitude o Néanmoins, il faut avoir quelque soutien solide, quelque

soutien qui ne change pas, qui comprend l'homme. L'objet vit dans

les romans de Jean Cayrol. C'est par les objets sortis de la main

d 1autres hommes que cet homme qui est au fond de sa solitude, sans

1Ibl'd, 86 87 pp. - 0

- 134 -

aucun passé ou lien avec autrui est d'abord lié au monde. Barthes

note "la nature familière de l'objet, sa proximité, sa disponibilité;

l'objet s'offre, il est donc le premier signe de la charité . • • une

sorte de franciscanisme de l'objet parce que les objets humbles,

disponibles, consommables, familiers témoignent d'une création. 111

Ces objets ne sont pas personnalisés quoiqu 1ils soient minutieuse-

ment décrits et qu 1ils admettent une analyse étonnante. lis n 1ont

pas d'identité hors de la perception de 1 'homme; cette perception

peut être réelle ou dans l'imagination. Dans les romans de Cayrol,

2 on arrive à l'appropriation des objets par la vue, par le toucher."

Ce n 1est que l'objet qui pourrait appartenir totalement à un tel

homme. Cette appropriation le prépare peu à peu à communiquer

avec autrui. Le personnage cayrolien s'attache d'abord aux objets

les plus humbles, les mégots, le couteau, et au fur et à mesure

qu'il se développe, il s'appuie sur les objets plus complexes dans

leur signification, le veston, le lit. Dans Les Premiers jours,

Armand parle des taches sur le plafond de sa cellule en prison, les

taches avec lesquelles il a vécu plus qu'avec ses compagnons.

C'est la dépendance totale, la dépendance qui ne diminue pas, qui

défend au personnage lazaréen de sortir de sa solitude. "Armand a

1 Roland Barthes, "Jean Cayrol et ses romans", Esprit,

Vol. XX mars 1952, p. 488.

2 Dort, p. 133.

- 135 -

gardé son vieux pardessus; il voudrait ne jamais le quitter; c 1est

quelque chose de lui-même qu'il quitterait; ça le protège non seule­

ment contre le froid mais contre la vie . 111 C 1est la même chose

avec le couteau. Armand explique que le couteau individualise

1 'homme dans la foule, que personne ne peut employer le couteau

d 1un autre avec aise car le couteau ne se prête que gauchement.

C'est le couteau qui rend 1 'homme fort et sa perte qui le laisse fai­

ble et encore sans individualité. Dans le Monoprix, Armand re­

marque que 11 c 1est 11 Objet qui est roi; on vient pour lui; c 1est par

hasard si on vit en même temps d.ans ce magasin étincelant. 112

Il y a deux autres procédés qui contribuent à cette incerti­

tude d.ans le monde cayrolien, les descriptions de la nature ou de la

ville et le mélange de ''je" et "il". Même dans les descriptions on

trouve le malaise "oÙ la campagne hésite entre deux usines, où les

premières prairies éclatent au milieu des voies ferrées. n 3 On

sent la froideur, le noir et la peur dans la forêt où marche François

aussi bien que dans "les saletés des rues" ou la gare et les quais

où erre Armand.. On partage la mis~re dans le vide de la nuit, la

chambre d.ésolée de 1 'hôtel qui passe du "vert livide au rouge-crime 11

1Cayrol, Les Premiers jours, p. 105.

2 Ibid. p. 184.

3Ibid. p. 145.

- 136 -

dans la crise du déménagement. Ces descriptions, d ~habitude

coupées dans leur forme, mènent la hantise du drame cayrolien.

Pour la plupart, les romans de Jean Cayrol emploient les

sujets "il" ou "je". Au commencement de la trilogie, l'emploi de

"on" souligne le caractère impersonnel de ce clochard sans identité;

puis, au fur et à mesure qu'il "devient !lhomme", on voit l'introduc­

tion de "il"; ce 11 il11 parle plus souvent du pas5é inconnu ou de l'ave­

nir mystérieux. Même le "je" employé presque constamment par

l'auteur révèle 1 'incertitude, le besoin de confiance de la part de ce

personnage qui ne voit encore personne que lui-même dans la vie.

Les autres sujets, puisqu'ils indiquent une connaissance et un inté­

rêt hors de soi, ne se trouvent que rarement dans ces romans.

Ce personnage cayrolien reste le centre du roman; il est

.se.ul dans la foule, incapable de communiquer avec son prochain,

cloué dans son monde irréel. "Mais pourquoi le héros lazaréen, ne

peut-il entrer dans une histoire? Tout se paralyse autour de saper­

sonne. il se tient dans l'immobilité; il est tout de suite affolé quand

il est obligé de s'installer dans une action quelconque, de prendre

les devants, d'accomplir une péripétie; il perd tous ses moyens.

Le héros d'une telle fiction est toujours debout, sans répit, ne

vivant que le déchaînement d'une passion sans en suivre la progres­

sion, le rythme, irréfléchi, bousculé, emporté d.ans une multiplicité

d'épisodes, dans un éparpillement de l'action, dans une sorte de

- 137 -

corruption de la,réalité. 111 Quelquefois il reste immobile; d'autres

fois il essaie de trop faire; il ne sait jamais se conduire auprès

d 1autrui. ll ne comprend pas ce qu'il lui faut pour accepter la main

tendue vers lui. C'est ce lazaréen qui est le personnage principal

de toute oeuvre cayrolienne; à travers une série de rencontres,

l'oeuvre cayrolienne donne vie à ce personnage. 11Le héros est tou-

jours suspendu au destin des autres pour résoudre le sien. 112 Ces

héros sont traqués par une grande peur dans leur recherche effrayan-

te de l'espérance. "En somme, le héros lazaréen n 1est jamais là

o~ il se trouve. ll doit accomplir un immense travail de réflexion,

penser sans ces se qu'il est là et non pas ailleurs, car il a vécu dans

un monde qui ne se trouvait nulle part et dont les frondères ne se

sont pas marquées puisque ce sont celles de la mort . • • Le per-

sonnage lazaréen ne sait 1 'heure que par ou5!-dire; il n 1est 1 'homme

ni du jour ni de la nuit, mais de l'aube, la lumière même du

Purgatoire. 113 Le plus grand désir, le plus grand besoin du pers on-

nage lazaréen, c'est 1 'amour. Cet amour prend d'autres noms; peu

importe le nom pourvu qu 1il veuille dire une communion de quelque

sorte; cet homme ne peut vivre que par les autres. ll lui faut

lcayrol, Lazareparminous, p. 92.

2Pierre de Boisdeffre, Une Histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui, 1938-1958, (Paris: Le Livre Contemporain, 1958), p. 384.

3cayrol, Lazare parmi nous, pp. 102-03.

- 138 -

rompre le cercle qui le garde seul dans un monde, étranger à tous,

même à lui-même. "TI a un visage qui ne se rattache à personne en

particulier, un visage qui n 1a pas été façonné par des mains atten­

dries mais par le vent aigre de la nuit, l'usure de la pluie et même

la brûlure de l'été. 111

C'est à l'aide des personnages secondaires que le héros

lazaréen avance vers l'espérance, vers la communauté. Dans

l'oeuvre d.e Cayrol il n'y a aucun personnage sans importance. Le

regard insolite, le mot inattendu, la question sans réponse, le sou­

rire ou l'acte de mépris que ses personnages apportent au héros

lazaréen sont de la plus grande importance. Barthes montre, par

exemple, les rôles nécessaires de Lucette et de Francine dans la

vie d'Armand.. Lucette est vulgaire et charnelle mais elle a le pou­

voir d'assumer une souffrance humaine et d'en faire un triomphe.

Francine est de l'ordre spirituel et mystique; c'est elle qui marche

toujours vers la spiritualité. Lucette a donné du courage au coeur

d'Armand, lui a appris à marcher avec quelqu'un mais c 1est Francine

qui le guide dans l'achèvement de sa recherche. Dans Le Déménagement,

Camille, la soeur et "ex-honte" de Gate, met en bon relief la fausse-

té de la vie de sa soeur. La petite marchande d. 'oeufs ne peut rien

faire pour Gate à la fin, mais, à cause de sa simplicité et de son

air rêveur, elle, aussi, est nécessaire à la reconnaissance de soi

1Cayrol, Les Premiers jours, p. 189.

- 139 -

de cette femme. Claire, dans L'Espace · d 1une nuit, donne du courage

à François. Chacun de ces hommes et de ces femmes, même ceux

qui sont peu sympathiques, aide Armand au cours de la trilogie à

rompre les liens qui le gardent dans son isolement pour qu 1il puisse

voir la lumière d'espérance dans son propre coeur. Ainsi, le héros

lazaréen profite de tout, même de ces personnages qui ne sont que

la pire caricature de son caractère. Carole exprime d'une manière

frappante l'état de 1 'homme qui a compris leur rôle. "Je suis main­

tenant sur la Route; je ne peux plus me perdre ni musarder. Je vois

déjà les gens de dos. Nous n'avons pas besoin de nous parler car

la route est simple, balayée parfois de brises fines, de vents légers;

c'est tout ce qui vient des ruisseaux et des fondrières. 111 Ces brises

fines et ces vents peuvent bien représenter des rencontres quoti­

diennes où le héros se trouve devant un incident ou une personne

qu'il aura oublié dans quelques heures; néanmoins, cette influence

durera toujours.

On remarque tout de suite dans les romans de Jean Cayrol

qu 1il y a peu de dialogue; chacun est un monologue long et, souvent,

écrasant. Ce monologue révèle les secrets et les désirs les plus

profonds du héros; c 1est l'expression des sentiments qui ne deman­

dent pas, qui ne tolèrent pas, de réponse. Si le monologueur pose

une question, il n'attend pas de réponse; il lui suffit d'avoir posé la

1cayrol, Les Mille et une nuits d'un chrétien, p. 89.

- 140 -

question; il ne veut pas qu'on entre dans son monde. Au moyen de

ce monologue, le parleur reste toujours auprès de son lecte.ur; il le

hante non seulement par sa présence implacable mais aussi par le

ton de son monologue. "On choisira les mots les plus succulents,

les images précieuses et faciles. Le tout n'est pas d'exprimer la

vérité d'une action ou d'un sentiment, c 1est plutôt de dessiner au­

tour de telle action ou de tel sentiment une aura, de leur donner un

lustre inimaginable, une résonance comme un cristal dont on pro­

longe rait le tintement pour le plaisir. 111 En général on peut classer

ces monologues en trois groupes. Dans le premier, le monologueur fait

passer au lecteur son monde de tous les jours, ne notant que quelques­

uns de ses sentiments tout à fait personnels; c'est au lecteur à devi-

ner au moyen de ces observations du monde extérieur, l'état inté-

rieur du héros. Ce monologue se trouve dans la plupart de ses ro­

mans. Dans la deuxième classe de monologues, se trouvent ceux

qui lient les personnes, les objets, même les sons, directement à

l'expérience personnelle. Les scènes dans la forêt rappellent cha-

cune un incident de la jeunesse de François. Quelquefois, ce mono­

logue n'est plus que l'effusion des sentiments du héros, une vérita-

ble confession, tel le récit de Gaspard ou l'étude du manuscrit de

Gérard. Quelquefois plusieurs idées ou plusieurs sentiments con­

tribuent au monologue; quelquefois, c'est une litanie intense.

1cayrol, Lazare parmi nous, p. 98.

- 141 -

Je suis sûr que si j'avais une cigarette, je pour­rais roupiller, et roupillant, j'aurais envie d'aller tra­vailler demain et, travaillant demain, je deviendrais honnête et devenant honnête j'aurais de l'argent de côté et ayant de l'argent de côté j'aurais un tiroir plein de cigarettes neuves •.• je suis sûr d'avoir raté ma vie parce qu'il m 1a manqué une cigarette, parce que j'avais fini mon paquet avant les autres; on est en état d'infério­rité sans gauloises; d'ailleurs la gauloise c'est 1 'unité monétaire dans les prisons; vous voyez son importance; on ne fume pas seulement une cigarette en fumant une gauloise mais tout ce qu'on peut désirer. Titre de chanson; la gauloise des rêves. 1

Quoique Cayrol demande qu 1on lise ce qu 1il a écrit et

n'essaie pas d'analyser ce qui est déjà clair, néanmoins, il faut

noter les symboles, ou peut-être mieux, les mots-clé, dans ces

monologues. Les mains et le pain indiquent toujours la communauté

des hommes; dans le cheval blanc et, souvent, dans le feu, on

trouve l'espérance; la nuit et la pluie sont l'isolement et la misère

de 1 'homme; la ville est la vie. C 1est le vent qui apporte les ren-

contres, pousse 1 'homme sur la route, qui est symbole du roman

lui-même. "Les rêves lazaréens présentent le 'branle-bas 1

intérieur qui avait permis à l'homme de résister sans moyens,

sans réserve. uZ L'auteur décrit le rôle des couleurs qui figurent

dans ces rêves concentrationnaires: le bleu protecteur, le vert

bénéfice de la liberté, le rouge, bénédiction du Sang du Seigneur.

1 Cayrol, On vous parle, pp. 93-94.

2 Cayrol, Lazare parmi nous, p. 10.

- 142 -

Le tout de ces rêves touche sur la frontière entre le conscient et

l 1inconscient dans un monologue frappant.

11 Ce que j 1ai tenté d 1acqué rir, c 1e st un langage d.ans lequel

les phrases communiquent les unes avec les autres, où les mots

ont une circulation sanguine. Je cherche toujours à atteindre

l'essentiel. 111 Pour Jean Cayrol le langage est de toute première

importance. n cherche les mots qui sont les 11demeures 11, les mots

habitables. Toute son oeuvret roman et poésie, est poétisée. Par

tous ces procédés de sa technique, Jean Cayrol montre une compas­

sion pénétrée de respect pour l'homme qui a souffert de nos jours;

il y voit l'image vivante de la foi, la Croix du Christ. 11Si l'écrivain

ne participe pas, ce n 1est qu 1un scribe", dit cet auteur pour qui

1 1écriture est un moyen de vivre. "Je n 1ai pas d'idées. Mais des

intuitions et des intentions. L'art d'écrire, d'ailleurs, c 1est de

deviner, de pressentir. 112

1Bourin, Les Nouvelles Littéraires, 2 avril, 1959, p. 2.

2 Ibid. pp.l-2.

CONCLUSION

L'homme qui a survécu à la guerre, et surtout, aux camps,

garde dans son coeur un souvenir d ~horreur qu 1on ne peut jamais

effacer. ll sait ce que c 1est que diêtre réduit à 1 'état zéro, de ne

plus être tout à fait 1 'homme. n comprend ce que veut dire la peur,

la mort; il comprend ce que veut dire l'espoir, l'amour.

Jean Cayrol est un tel homme. Dans ce qu •n a souffert, il

est semblable aux déportés innombrables. Mais Cayrol est un hom­

me d'un certain génie qui sait reproduire toute cette expérience en

paroles d 1une puissance effrayante. n veut "dénoncer l'esprit con­

centrationnaire qui erre dans notre monde et qui a corrompu

beaucoup" et au moyen de sa poésie et de ses romans, il a touché au

fond du problème.

Parmi les écrivains de nos jours, il y en a beaucoup qui

font vivre dans leurs oeuvres les effets de cette expérience concen­

trationnaire; il y a tout un monde dégoûté et dégoûtant de l'absurde;

il y a un monde libéré de toute contrainte morale pour qui la vie

n'est rien qu'un vide. Jean Cayrol n'appartient pas à de tels groupes;

ce qu'il a trouvé au fond de cette misère, c 1est l'espérance la plus

élevée qui dépend de la charité de !lhomme devant son voisin et

celle de Dieu devant !lhomme. Ce n'est pas une oeuvre idéalisée,

un conte de fées de la foi mais plutôt une oeuvre plongée dans la

- 144 -

réalité de la vie. D 1après André Blanchet, 11 ce qui différencie Jean

Cayrol des autres écrivains de même tendance, c'est la compassion

pénétrée de respect qu'il éprouve et nous fait partager pour la mul-

titude des sacrifiés de notre temps, dans lesquels un chrétien sait

voir autant d 1images du Christ souffrant • . . La bouleversante

sympathie de Cayrol pour son 'misérable 1 peut nous aider à accom-

pagner le Christ dans un cercle nouveau de misère." 1

La nostalgie d'une communion qui comblera le vide, ou

mieux, qui aidera 1 'homme à le comprendre et à le partager avec

autrui, est commune à tout roman et à toute poésie de Jean Cayrol;

c'est par cette communion que la charité peut entrer dans le coeur

et dans le monde. Mais en même temps, le héros cayrolien vit

dans son propre petit monde incapable de vaincre tous les obstacles

qui l'empêchent d'arriver à cette communion. Dans les oeuvres

cayroliennes, menées par des rencontres, le lecteur arrive

jusqu 1au point où le héros, conscient de sa propre identité et de celle

du monde qui l'entoure, est en position d 1agir: de réussir ou d'échouer

à sa vie. C'est la vision du poète, la véritable vision intérieure de

Jean Cayrol, qui lui donne le pouvoir d'entrer dans son personnage

et, de cette position, de manifester ses progrès. Néanmoins, même

dans sa position intérieure, il respecte toujours ses personnages

1 André Blanchet, S .J., La Littérature et le spirituel, Tome II, (Montaigne: P. Aubier, 1960}, p. 223.

- 145 -

qui existent, aux yeux du lecteur, par leurs propres actes et d.ans

leurs propres pensées; car, d'après l'auteur, il ne devance jamais

ces personnages mais il marche à côté de chacun et éprouve les

mêmes expériences, les mêmes chocs. "il nous peint leur passion,

leur amour et leur souffrance, leur vie unique et inconnaissable.

Inconnaissable? C 1est justement là que le poète triomphe: grâce

à lui, nous ne pensons pas que tel destin étranger nous soit fermé.

C 1est une méditation et une musique ... c •est la communion avec

lea autres, le dialogue repris, la communication qui enchaîne une

vie à la vie parallèle. 1Les auteurs confrontent la vie, ils ne la re-

font pas. 1 (François, L •espace d'une nuit)" 1

Mais Jean Cayrol est un poète-romancier. Dans ces

personnages, ces rencontres, l'atmosphère et même ces objets,

c 1est le poète qui parle; un peu de féerie entre assez souvent d.ans

ce monde cayrolien. Par contraste avec les romans réalistes, ces

romans cayroliens s •enrichissent d.ans leur symbolisme poétique; ce

n 1est pas un symbolisme incompréhensible, mais celui qui rapproche

la prose de la poésie, qui fait vivre le roman. Chaque mot garde sa

valeur de signification et de résonance.

Derrière ces mots poétisés, ces symboles bien tirés,

reste une littérature d'empêchement. C 1est par cet empêchement

1Gilbert Sigaux, "Jean Cayrol", Dictionnaire de littérature

contemporaine, 1900-1962, sous la direction de Pierre de Boisdeffre, (Paris: Editions Universitaires, 1962), p. 250.

- 146 -

que Dieu entre, ou plutôt, n'entre pas dans ses romans. Car

1 'absence témoignée par 1 'empêchement est Dieu. On d.evine tou-

jours une présence plus réelle que symbolique du camp, mais Jean

Cayrol lui-même dit, "Je n'ose jamais penser à Dieu dans un livre.

J'écris aussi avec mon incroyance • 111 L'absence qu 1il peint centre

d'abord d.ans son héros; c 1est cette absence qui le met d.ans sa

solitude.

La solitud.e dont il est question ici n'est pas le simple isolement physique mais bien un phénomène essen­tiel à la condition humaine. Quoi qu'il fas se et quoi que 11on fasse pour lui, 1 'homme vit seul et meurt seul. Il y a en lui une impuissance radicale à se communiquer aux autres jusqu 'au tréfonds de sa personnalité, et il y a de même impossibilité pour lui de pénétrer jusqu 1au dernier repli de 1 'être des autres . n y a dans chaque homme une région secrète, incommunicable et inaccessible. Person­ne ne voit 1 'homme qui vit derrière l'âme qu'il voit. 2

Cayrol parait avoir bien compris la philosopie de la solitude expli-

quée par le Chanoine Jean Vieujean. Quoique cette solitude existe

depuis la création de l'homme, elle n'est pas toujours reconnue ou

acceptée.

La solitude est donc un mal universel. Seule­ment ce sentiment est sourd et latent chez beaucoup d'entre nous. n séjourne dans notre conscience margi­nale et se confond avec le désir d'autre chose, l'attente du lendemain, 1 'espoir que 1 'heure qui vient apportera le bonheur que 1 'heure passée nous a refusé. n ne pé­nètre dans la conscience claire et réfléchie que sous

1Pingaud, Les Lettres Nouvelles, p. 227.

2vieujean, pp. 28-29.

- 147 -

le choc d'événements extérieurs, . . . ou encore grâce à la lumière que l'expérience et l'âge nous donnent pro­gressivement sur les états les plus intérieurs de notre moi profond. 1

Encore une fois, on peut voir d.ans l'oeuvre de Cayrol, l'application

des principes philosophiques. Jean Cayrol accepte le fait que même

la communauté qu'il cherche si avidement ne peut satisfaire com-

piètement l'homme qui ne peut jamais combler ce vide, faire dis-

paraître cette solitude.

Le sentiment de solitude tient essentiellement au fait que l'homme est un être spirituel, personnel, qu 1il est un centre, un absolu posé en face d'autres absolus: les hommes et Dieu. Quand l'homme prend intensément conscience de son propre moi, il se saisit comme un monde isolé, relié certes aux autres êtres, mais possédant néanmoins une existence propre et d. 'une certaine manière autonome. TI se perçoit libre, confié à lui-même, responsable de son propre destin. Personne ne peut décider à sa place. il ne le per­mettrait d. 'ailleurs pas. Cette intuition de sa liberté est un des facteurs qui lui fait sentir le plus vivement sa solitude foncière, métaphysique. 2

Cette solitude qui est 1 'état naturel au monde cayrolien se

traduit par un certain pessimisme à cause de l'impuissance duper-

sonnage qui ne peut rien faire pour lui-même. Quelques critiques

voient dans ce personnage un caractère trop passif. "Cayrol nous

entraîne dans un monde hagard., sans plan ni structure, un dédale,

un labyrinthe où, dans des villes innomées, des hommes anonymes,

l Ibid. p. 29.

2Ibid. p. 30.

- 148 -

'baignés de peur', se cognent comme des bêtes traquées aux objets

les plus proches qui prennent ainsi un relief fascinant. De cette

nuit, on s'évade dans des songes: on n'affronte plus le réel. . A

quoi bon agir? Bientôt va apparaître d.ans le ciel la croix qui signera

le dernier jour . 111 Un tel critique ne poursuit pas le héros dans son

drame; car même si le milieu, l'atmosphère général dans lesquels

marchent ces clochards de la vie, sont marqués par ce pessimisme,

c 1est une des caractéristiques essentielles de l'oeuvre de Jean

Cayrol qu'il finit toujours d.ans la lueur de l'espérance. Cayrol

n'est point pessimiste; c'est un optimiste sincère qui sait qu'il

faut contempler les difficultés, les souffrances de chaque jour pour

arriver à une compréhension de la vie, pour arriver à la Joie qui se

trouve dans une véritable communion humaine.

Littérature de Refus, de Stagnation, de Réminis­cence, nous ne devons pas la laisser à l'abandon, ne pas nous détourner de ce qu'elle peut représenter d'intolérable dans sa ferveur, de maladresse dans son espérance. Elle est déjà là. Et il faut la déceler à tout prix, au besoi~ec indulgence et tendresse: elle supporte tout le poids d.tune misère humaine qui n'a de sens que dans la correspondance qu'elle peut trouver dans d'autres coeurs ou au besoin dans d'autres consciences, - correspond.ance qui n 1e st pas loin de cette Communion des Saints où nous retrouvons la Chair de notre chair et qui accepte la terre telle qu'elle est aussi bien dans l'univers concentrationnaire que dans l'univers de la Joie. 2

1Blanchet, p. 223.

2 Cayrol, Lazare parmi nous, pp. 105-06.

BIBLIOGRAPHIE

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A POEMES

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Poèmes de la Nuit et du Brouillard. Paris: Seghers, 1946.

Passe- Tem:ps de 1' Homme et des Oiseaux. Postface de Pierre Emmanuel, Paris: Editions du Seuil, 1947.

Les Mots sont aussi des demeures. Paris: Editions du Seuil, 1952.

Pour tous les temps. Paris: Editions du Seuil, 19 55.

B ROMANS

Je vivrai 1 1 amour des autres.

I On vous parle. Paris: Editions du Seuil, 1947. II Les premiers jours. Paris: Editions du Seuil, 194 7.

Prix Renaudot 194 7 III Le Feu qui prend. Paris: Editions du Seuil, 1950.

La Noire. Paris: Editions du Seuil, 1949 .

Le vent de la mémoire. Paris: Editions du Seuil, 19 52.

L 1espace d 1une nuit. Paris: Editions du Seuil, 1954.

Le déménagement. Paris: Editions du Seuil, 19 56.

- 150 -

La gaffe . Paris: Editions du Seuil, 19 57 .

Les Corps étrangers. Paris: Editions du Seuil, 1959.

C ESSAIS

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Les Pleins et les Déliés. Paris: Editions du Seuil, 1960.

D ARTICLES

11 Mon village au grand soleil", Le Figaro Littéraire, 10 août, 1957, p. 3.

"Une oeuvre en débat devant la nouvelle génération", Le Figaro Littéraire, 26 octobre, 1957. p. 7.

"D'un romanesque concentrationnaire", Esprit, Vol. XVII (septembre, 1949), pp. 340-57.

"Sacre et massacre", Esprit, Vol. XIX (janvier, 1951), pp. 1-8.

E PUBLICATIONS LITTERAIRES

Ecrire, premières oeuvres publiées sous la direction de Jean Cayrol. Paris: Editions du Seuil, 1956.

F DOCUMENTS PERSONNELS

Lettre du 9 mai, 1962.

Notice Biographique.

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------· Métamorphose de la littérature. Vol. II. Paris: Editions Alsatia, 1953.

Dictionnaire de la littérature contemporaine, 1900-1962. Sous la direction de Pierre de Boisd.effre, Paris: Editions Universitaires, 1962.

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Peyre, Henri. The Contemporary French Novel. New York: The Oxford University Press, 1955.

Prévost, Jean-Laurent. Le Roman catholique à cent ans. Paris: Librairie Artheme Fayard., 19 58.

Vieujean, Canon Jean. L 1Autre Toi-même. 3ième Edition, Paris: Editions Casterman, 1958 -

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