Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
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Laurence BINYON
INTRODUCTION
À LA PEINTURE
DE LA CHINE
ET DU JAPON
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
2
à partir de :
INTRODUCTION À LA PEINTURE DE LA CHINE ET DU JAPON
par Laurence BINYON (1869-1943)
traduit de l’anglais par Henri d’Ardenne de Tizac (1877-
1932)
Flammarion, Paris, 1968, 144 pages.
Première édition : Bulletin de l’amicale franco-chinoise, 1912.
Les illustrations sont extraites de : Laurence Binyon, Painting in the Far East : an introduction to the history of pictorial art in Asia especially China
and Japan (1913)
Édition en format texte par
Pierre Palpant
www.chineancienne.fr
février 2014
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
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TABLE DES MATIÈRES
I. Les six canons de la peinture chinoise.
II. Le rythme.
III. Rapports de l’homme et de la nature.
IV. Paysages et fleurs.
V. Le dragon.
VI. Sujets.
VII. Technique.
VIII. Éducation et méthode.
IX. Principes de composition.
X. Distance et perspective.
XI. Couleur.
XII. Figures et fleurs.
XIII. Les transformations dans l’art.
XIV. L’art et la vie.
Note c. a. : On peut retrouver sur Internet, sinon toutes les œuvres mentionnées,
du moins la plupart des peintres chinois et japonais cités par Laurence Binyon.
Deux bonnes adresses parmi beaucoup d'autres :
www.metmuseum.org/collections/ et
http://www.artcyclopedia.com/
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
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I
LES SIX CANONS DE LA PEINTURE CHINOISE
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Pour la plupart d’entre nous, l’art de la Chine et du Japon, quelle que
soit la force de son attrait et de son pouvoir sur notre sensibilité, apparaît
étrange, ou contient du moins une grande part d’étrangeté. En face d’une
vieille peinture ou d’une antique statue d’Extrême-Orient, nous pouvons
nous sentir charmés par la ligne et la couleur, par des formes expressives
et un travail exquis ; mais, derrière toutes ces apparences, quelque chose
demeure caché que nous avons toujours le désir passionné de comprendre.
Qu’y avait-il dans l’esprit des hommes qui créèrent ces chefs-d’œuvre ?
Quels désirs, quelles aspirations cherchèrent-ils à satisfaire ? Quelles
conceptions de l’homme et de la nature s’efforcèrent-ils d’exprimer ? Quelle
idée se faisaient-ils de l’art lui-même et de son rôle dans la vie ? Avaient-ils
formulé une théorie de l’art, et cette formule peut-elle se comparer aux
théories qui ont prévalu en Europe ? Quel était leur point de vue critique ?
Ou bien encore, en quoi consistait l’objet principal de leur art, quel sens
possédait-il pour eux et comment se plaisaient-ils à le traiter ?
De telles questions se posent tout naturellement à notre esprit. Je vais
tenter d’y répondre dans ce petit livre. Et comme notre but est d’amener le
lecteur à pénétrer la pensée propre de l’Orient, je citerai, autant que
possible, toutes les paroles et tous les écrits d’artistes et de critiques qui
me paraîtront utiles à cet objet, et je m’efforcerai de dégager et de faire
ressortir les idées principales qu’ils expriment ou qu’ils impliquent. Mais, de
même qu’en cherchant à pénétrer le caractère essentiel de l’art européen,
nous nous égarerions si nous ne gardions pas continuellement présentes à
la mémoire les œuvres d’art elles-mêmes, de même ferons-nous de
constantes allusions à la peinture et à la sculpture mêmes de la Chine et du
Japon. Les intuitions les plus profondes d’un race résident dans son art ;
aucun critique n’est capable de les exprimer entièrement, sous une forme
adéquate, par le seul moyen du langage. Néanmoins, les pensées, les
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paroles, les théories d’hommes représentatifs sont utiles dans la mesure où
elles prouvent que ce que l’on pourrait croire accidentel procède bien d’une
intention consciente ; elles sont le témoignage d’un point de vue commun.
Harunobu1 — le plus exquis de ces maîtres de la gravure en couleur qui
nous ont retracé avec un charme si vif l’existence quotidienne du XVIIIe
siècle au Japon — Harunobu a laissé une estampe dans laquelle, selon sa
coutume, il s’est plu à illustrer la pensée d’un antique poème, placée dans
le milieu ordinaire de son époque. Aux premières heures du jour, un garçon
apporte à sa sœur une souris qu’il vient d’attraper et, tandis que la jeune
fille examine l’animal, elle dit, dans les termes mêmes du vieux poème :
« Regarde, j’ai épousseté le contrevent en papier ; il est propre,
sans un grain de poussière ; et qu’elle est parfaite, l’ombre du pin !
En effet, l’on aperçoit sur le contrevent l’ombre d’une branche de pin
délicatement tracée par le soleil du matin.
Pour le moment, je ne m’attarderai pas à développer ce fait singulier qu’un
dessinateur populaire, travaillant pour les artisans d’une capitale populeuse, ait
choisi pour l’illustrer, dans cette gravure comme dans bien d’autres, la stance
d’une poésie classique ; je n’insisterai pas non plus sur le soin et l’élégance
incomparables avec lesquels sont représentés cet intérieur et les deux jeunes
personnages. Je veux seulement faire ressortir l’idée cachée à la fois derrière le
poème et derrière l’image. Le papier blanc que l’on époussette pour qu’il puisse
recevoir dans toute sa pureté l’image du pin, toute frémissante de vie,
symbolise la nécessité d’effacer de l’esprit tous les préjugés accumulés afin
qu’il puisse recevoir l’empreinte de la beauté dans toute sa fraîcheur et dans
toute sa force. Qui pourrait douter de l’effet salutaire d’une telle préparation ?
Car nous nous défendons contre les impressions, nous emprisonnons
notre esprit dans un cercle d’habitudes, nous refusons net de voir par nos
yeux, de nous fier à nos sens ; mais nous nous conformons toujours à un
idéal extérieur quelconque, qui peut non seulement ne posséder aucune
valeur propre, mais qui, en outre, ne correspond nullement à notre intuition
et à nos expériences personnelles.
1 [c. a. : Harunobu]
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Dégager l’esprit de tout préjugé, de toute prévention, c’est là une
condition essentielle pour comprendre la beauté dans son essence. Comme
disait, avec regret, un vieil artiste chinois :
« Les gens regardent les tableaux avec leurs oreilles plus qu’avec
leurs yeux.
Ce ne sont pas seulement nos observations conscientes, mais encore nos
impressions dominantes et favorites qui impliquent une théorie, si
imparfaitement formulée soit-elle. Il est donc important que cette théorie
sous-entendue possède au moins quelque valeur et quelque utilité.
Il est probable, à mon avis, qu’une grande partie de ce qui nous
apparaît comme peu satisfaisant dans les théories d’art en Europe provient
de l’idée profondément enracinée que l’art est forcément, de façon ou
d’autre, une imitation de la nature, conséquence de l’instinct d’imitation de
l’humanité. Telle est du moins l’opinion d’Aristote, et Aristote met
expressément à part l’architecture, parce que l’architecture n’est pas un art
d’imitation.
On a prétendu qu’Aristote ne voulait pas dire que l’art imite les aspects,
mais les opérations de la nature. L’artiste produit son œuvre comme l’arbre
son fruit. Mais il existe, après tout, une profonde différence entre les
œuvres de la nature et les œuvres d’art. Les fleurs des forêts inconnues et
qu’aucun œil n’a jamais admirées, les coquillages de forme délicate et de
nuance rare, ensevelis pour jamais dans les profondeurs de la mer — ces
fleurs et ces coquillages remplissent leurs destinées sans avoir jamais
charmé aucun être doué de sensibilité.
L’œuvre de l’art humain n’existe au contraire que pour les yeux et pour
l’esprit de l’homme. La statue, le poème, le tableau, formes sans vie et
sans foyer, ne sont que néant jusqu’à l’heure où ils s’animent dans la joie
humaine. C’est dans l’humanité, et non en dehors d’elle, que nous devons
chercher la signification de l’art.
La théorie d’après laquelle l’art serait supérieur à l’imitation et à la
représentation des formes n’est plus en faveur dans l’esprit des
idéologues ; mais aucune autre théorie n’a conquis l’unanimité des
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suffrages et ne dirige l’opinion commune ; et l’autorité d’Aristote semble
avoir laissé des tendances plus ou moins conscientes dans l’esprit de la
plupart d’entre nous.
En associant l’idée de beauté à l’idée d’ordre, la pensée grecque nous a
suggéré un point de départ plus fécond. Car l’art est essentiellement une
conquête de la matière par l’esprit, selon la formule de Bacon, l’art soumet
les choses à l’esprit, en opposition à la science qui soumet l’esprit aux
choses. Mais, avec cette idée de l’ordre seul pour nous guider, nous
sommes tentés d’imposer nos conceptions à la nature au point de vue de
l’extérieur, de perdre notre souplesse et de tomber dans le formalisme.
Qu’est-ce que les Chinois considéraient comme principes fondamentaux
de l’art ?
Inutile, pour répondre, de recourir à des déductions, car ces principes
ont été expressément formulés par un peintre qui fut aussi un critique, il y
a quatorze cents ans. Les Six Canons établis au VIe siècle par Sie Ho ont
toujours été acceptés et reconnus depuis par la critique chinoise.
Voici les Six Canons ou règles de la peinture. Les termes du texte
chinois original sont extrêmement concis et leur interprétation exacte a
donné lieu à de nombreuses discussions 1 ; mais sens principal en est assez
clair.
1 1. On pourra comparer les traductions suivantes :
— GILES, Introduction to the History of Chinese Pictorial Art (p. 24). 1. Vitalité du
rythme. 2. Structure anatomique. 3. Conformité avec la nature. 4. Convenance de la couleur. 5. Composition artistique. 6. Fini du travail.
— HIRTH, Scraps from a Collectors’s Note-book (p. 58). 1. Élément spirituel.
mouvement de la vie. 2. Esquisse du squelette au moyen du pinceau. 3. Exactitude
des contours ; 4. La couleur correspond à la nature de l’objet ; 5. Division correcte de l’espace. 6. Copie des modèles.
— PETRUCCI, La Philosophie de la nature dans l’art d’Extrême-Orient (p. 89). 1. La
consonance de l’esprit engendre le mouvement (de la vie). 2. La loi des os au
moyen du pinceau. 3. La forme représentée dans la conformité avec les êtres. 4. Selon la similitude (des objets) distribuer la couleur. 5. Disposer les lignes et leur
attribuer leur place hiérarchique. 6. Propager les formes en les faisant passer dans
le dessin.
— SEI-ICHI-TAKI, Kokka, (n° 224). 1. Ton spirituel et mouvement de la vie. 2. Le
dessin des lignes par le moyen du pinceau. 3. La forme dans ses relations avec les
objets. 4. Le choix de la couleur appropriée aux objets. 5. La composition et le
groupement. 6. La copie des chefs-d’œuvre classiques.
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I. Vitalité rythmique ou rythme spirituel exprimé dans le
mouvement de la vie.
II. Art d’exprimer les os ou structure anatomique au moyen du
pinceau.
III. Le dessin des formes correspondant aux formes naturelles.
IV. Distribution appropriée de la couleur.
V. Composition et subordination, ou groupement d’après la
hiérarchie des objets.
VI. Transmission des modèles classiques.
Le premier des Canons est le seul important ; car les autres s’occupent
plutôt des moyens destinés à atteindre le but défini par le premier.
La « Vitalité rythmique », telle est la traduction du professeur Giles.
Mais bien qu’elle soit concise et commode, elle ne semble pas contenir
entièrement le sens de la phrase originale. M. Okakura la rend ainsi : « Le
mouvement vital de l’esprit par le rythme des choses ; on pourrait encore
la traduire « La fusion du rythme de l’esprit avec le mouvement des choses
vivantes. »
Tout au moins, le sens certain de cette phrase est-il que l’artiste doit
pénétrer au-delà du simple aspect du monde afin de saisir le grand rythme
cosmique de l’esprit qui met en mouvement le cours de la vie, et en être
possédé lui-même. Nous dirions en Europe qu’il doit saisir l’universel dans
le particulier ; mais la divergence dans l’expression est très caractéristique.
Or, ces principes de l’art ne sont pas une simple théorie abstraite ; ils
énoncent ce que l’on découvre réellement dans les chefs-d’œuvre typiques
de la Chine. C’est ainsi que nous trouvons dans l’art chinois une grande
force synthétique qui le différencie de l’art de la Perse et de l’art de l’Inde,
et l’élève au-dessus d’eux.
Les peintres chinois ne sont pas, comme les peintres persans, absorbés
par le souci d’exprimer le plaisir sensuel qu’ils prennent aux merveilles et à
la gloire du monde. Ils ne laissent pas non plus, comme les artistes
hindous, apparaître indirectement la signification spirituelle d’une peinture,
par le choix du sujet, mais directement par ce qu’expriment les lignes et les
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formes. Le grand effort de leur œuvre est de fondre les éléments spirituel
et matériel.
Notons aussi que, dans leur conception de l’art, ils attachent à l’élément
subjectif une beaucoup plus grande importance que nous.
« Le secret de l’art, dit un critique du XIIe siècle 1, réside dans
l’artiste lui-même.
Et il cite les paroles d’un écrivain plus ancien ; celui-ci était persuadé que,
de même que le langage d’un homme témoigne indiscutablement de sa
nature, de même, les traits de son pinceau dans l’écriture ou dans la
peinture révèlent sa personnalité et dénoncent soit l’indépendance et la
noblesse de son âme, soit son étroitesse et sa bassesse d’esprit. Dans
l’opinion des Chinois sur l’art, la personnalité compte énormément ; et bien
que, par la suite, cette opinion ait pu conduire à un manque de vigueur très
caractéristique, alors que l’émotion était tout à elle seule et qu’un idéalisme
trop subtil avait fini par perdre contact avec la réalité, nous voyons d’après
les Six Canons qui nous occupent, qu’un sens exact des formes et un
accord profond avec la réalité étaient alors indispensables, bien que
subordonnés au but final du rythme et de la vie.
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1 Kouo Jo-hiu, cité dans Kokka, n° 244.
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II
LE RYTHME
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Mais qu’est-ce que le rythme ? Personne ne semble le savoir avec
précision, bien que, souvent, nous sachions reconnaître ce que nous
sommes incapables de définir.
Le rythme, au sens technique, se limite au son, qu’il s’agisse de la
musique ou du langage ; mais nous nous rapprochons plutôt de sa
signification essentielle quand nous parlons des mouvements rythmiques
du corps, dans les jeux ou dans la danse. Nous savons tous, par
expérience, qu’afin de porter l’énergie du corps à son plus haut degré, nous
devons chercher à découvrir une certaine harmonie dans les mouvements ;
et cette harmonie une fois découverte et atteinte, on se trouve posséder
une force bien supérieure, par ses effets, à la vigueur brutale et à l’effort
musculaire. C’est à juste titre que nous nommons « rythme » cette
harmonie dans les mouvements. Ce n’est pas une simple succession
mécanique de mesures et d’intervalles. Or, en tout art, n’est-ce pas
justement un principe de ce genre, découvert en nous-mêmes, qui forme
l’essence de ce mouvement qui nous pousse à créer ? C’est un rythme
spirituel qui passe dans la matière et agit sur elle.
J’ajouterai que l’art le plus typique et le plus ancien du monde semble
être la danse ; non pas la danse de l’Europe moderne, mais la danse de la
Grèce antique, de la Chine ou du Japon antiques.
L’une des plus anciennes légendes japonaises nous conte comment la
déesse du soleil, irritée, se retira dans une grotte et s’y cacha, si bien que
la terre se trouva plongée dans les ténèbres et que toute la création
s’affligea. Les Immortels aussi étaient désolés et se désespéraient ; tout à
coup une idée vint à l’un d’entre eux et, sur son invitation, la belle
Ame-no-uzume reçut mission d’aller danser et chanter dans l’ombre,
devant l’ouverture close de la grotte ; et, comme elle dansait et chantait,
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l’âme courroucée de la déesse s’apaisa peu à peu ; elle oublia sa colère, se
pencha hors de la grotte pour regarder, et la danseuse céleste lui apparut
dans le rayonnement de son sourire. Enfin, elle sortit de sa retraite et la
lumière du soleil fut rendue au monde.
La plus ancienne des danses religieuses du Japon commémore cette
histoire et on la danse la nuit seulement 1.
Je suppose que dans tous les pays, parmi les peuples primitifs, la danse
eut un caractère religieux ; comme si dans l’abandon et la passion du
mouvement, dans l’intense et glorieuse réalisation de la vie consciente
pouvait se retrouver une étincelle de cette extase divine de la création d’où
sortirent les « étoiles dansantes » et la « terre dédalienne ». Un texte
hindou 2 dit de Siva, le Destructeur et le Préservateur, qu’il est le danseur
qui, comme la chaleur latente dans le bois à brûler, répand sa force dans
l’esprit et dans la matière et les fait danser à leur tour.
Dans la danse, ainsi comprise, se retrouve le germe de la musique, du
drame et, dans un certain sens, de la sculpture et de la peinture aussi. Elle
offre même avec l’architecture une analogie essentielle. Car les murs, la
voûte, les piliers d’une grande cathédrale ne sont pas, dans l’esprit de
l’architecte, une simple masse de pierre, mais autant d’énergies
coordonnées, chacune d’elles exerçant sa force par rapport aux autres,
comme font les membres tendus d’un corps que possède un singulier
transport d’extase et de ravissement. Dans la danse, le corps devient une
œuvre d’art, une idée plastique, infiniment expressive de l’émotion et de la
pensée ; et, dans tous les arts, la matière employée se confond avec l’idée,
dans les limites toutefois où l’artiste atteint son but.
La sculpture et la peinture ne sont pas, il est vrai, capables de mouvement
proprement dit, mais elles suggèrent le mouvement. Chaque statue, chaque
tableau est une série de rapports ordonnés, dirigés, comme le corps est dirigé
au cours de la danse par la volonté d’exprimer une idée unique. Une étude,
représentant une composition abstraite des plus rudimentaires, montrera que
1 M. A. HINCKS, The Japanese Dance. 2 COOMARASWAMY, Selected Examples of Indian Art.
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la ligne et la masse, loin de constituer des éléments distincts sont en réalité
des énergies capables de réagir l’une sur l’autre ; et, si nous découvrons une
manière de mettre ces énergies en relations rythmiques, la composition
s’anime aussitôt et notre imagination peut y pénétrer ; nos esprits aussi sont
amenés en rapports rythmiques avec cette composition qui s’est enrichie de
possibilité de mouvements et de vie. Dans une mauvaise peinture, les
éléments de forme, de masse, de couleur, sont dépouillés de leur énergie
potentielle ; ils sont isolés parce qu’on ne les a point mis en relations
organiques ; ils ne travaillent pas d’accord et, en conséquence, aucun d’eux
n’atteint même la dixième partie de son effet. C’est exactement ce qui se
passe pour les mouvements musculaires d’un mauvais joueur, au cours d’un
sport quelconque, ou d’un mauvais danseur.
Le rythme est-il trouvé, nous nous apercevons que nous sommes en
contact avec la vie, non seulement avec notre propre vie, mais avec la vie
du monde entier. C’est comme si nous obéissions à la cadence qui fait
mouvoir les astres.
Il existe un petit poème dû à Komachi 1, la plus célèbre poétesse du
Japon, dont les vers expriment avec une amertume et une acuité
particulières le sentiment de la glorieuse beauté et l’émotion pathétique qui
s’en dégage. Car Komachi survécut aux jours de son éclat, aux jours où les
amants se pressaient autour d’elle ; elle devint vieille, et, errante par le
monde, elle allait en pèlerinage, sous la poussière et sous la pluie, aux
sanctuaires qui jalonnent les routes.
« C’est parce que nous sommes en Paradis que toutes les choses
de ce monde nous blessent ; quand nous sortons du Paradis, rien
ne nous fait plus mal, car tout nous devient indifférent.
Ce cri du cœur d’une belle femme est plein de ce sentiment profond que
notre vie, telle que nous la vivons, est faite de mouvements en dehors de
la nature, de rythmes brisés et indistincts, et que nous portons pourtant
dans nos cœurs la connaissance obscure de ce rythme parfait que pourrait
incarner la vie.
1 [c. a. : Komachi]
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L’art n’est point un accessoire de l’existence, ni une copie du réel : c’est un
aperçu et une promesse de ce rythme parfait, de cette vie idéale. Quelle que
puisse être l’essence du rythme, le rythme est quelque chose d’étroitement lié
à la vie, peut-être même le secret de la vie et sa plus parfaite expression.
Nous savons tous que si, prenant un vers d’un beau poème, nous tentons
d’exprimer la même pensée en d’autres termes, ou si nous nous contentons
de transposer les mots employés par le poète, la vie s’en échappe aussitôt.
C’est seulement lorsque le poète découvre son rythme qu’il est capable
d’exprimer ce qu’il veut dire ; ce n’est pas seulement une question de son, pas
plus que la peinture n’est une question de ligne et de couleur. Négliger le
rythme est une erreur fatale, son pouvoir est tel que non seulement les sons,
les formes et les couleurs, mais le sens qui leur est attaché, se transforment,
prennent une vie nouvelle, ou plutôt dégagent toute la vie qu’ils contiennent
et qui, sous l’action d’un feu intérieur, semble s’être muée en lumière
éclatante et en chaleur. Aucun peuple n’a jamais été soulevé par une grande
idée sans que cette idée ait pris vie et conquis l’éternité en trouvant son
expression dans la phrase rythmique. Rappelez-vous que dans sa Défense de
la poésie, Shelley parle même du rythme dans les faits, de ce rythme
grandiose que les Romains mirent dans leurs actions d’éclat et qui s’y trouvait
bien mieux à sa place que dans leur art et dans leur poésie.
Dans tous les arts de la Chine et du Japon, nous voyons dominer le désir
d’arriver à la vie du rythme. L’Extrême-Orient a ses légendes relatant
certaines illusions des sens qui rappellent les nôtres (Philippe IV prenant
pour un homme un portrait de Vélazquez, abeilles attirées par des fleurs
peintes, oiseaux picorant les raisins d’une toile) ; mais là-bas nous
entendrons plutôt conter l’histoire de chevaux si débordants de vie qu’ils
s’élancèrent en galopant hors du tableau, de dragons quittant le mur sur
lequel ils étaient peints pour s’envoler à travers le plafond, ou celle du petit
Sesshu 1 qui, attaché à un poteau pour quelque légère désobéissance, dans
le temple où il servait, esquissa avec ses pieds, dans la poussière, des
souris si bien imitées qu’elles s’animèrent et, rongeant les cordes qui liaient
l’enfant, lui rendirent la liberté.
1 [c. a. : Sesshu]
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De Wou Tao-tseu, on raconte qu’un dieu semblait le posséder et manier
le pinceau dans sa main ; d’un autre maître, que ses idées jaillissaient hors
de lui comme issues d’une puissance invisible. On sentait que le véritable
artiste, travaillant quand l’esprit se manifestait en lui, entrait directement
en contact avec la force créatrice placée au centre du monde et que
celle-ci, le prenant comme instrument, soufflait de la vie même dans les
coups de son pinceau. Ainsi s’explique le sixième Canon, celui qui parle de
répandre les chefs-d’œuvre classiques ; car on concevait qu’une fois créé,
un chef-d’œuvre était capable par lui-même d’engendrer d’autres œuvres
d’art animées du souffle de la vie.
Korin. Les vagues. Musée de Boston.
Pour comprendre combien l’idéal artistique de la Chine et du Japon
s’éloignait d’une sèche imitation de la nature, rappelez-vous le précepte de
ce peintre qui disait :
« Étudiez à la fois le réel et le non-réel ; usez soit de l’un, soit de
l’autre ; votre œuvre sera toujours artistique.
Car il n’est pas essentiel que le sujet soit une copie ou une interprétation
de la nature ; mais il importe qu’il soit animé d’un rythme vivant qui lui soit
propre.
Vous pouvez dire que les vagues du fameux paravent de Korin ne
ressemblent pas à de véritables vagues ; mais elles bougent, elles ont de la
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force et du volume. Nous pourrions en rêve voir des vagues pareilles,
dépouillées de toutes les apparences accessoires, dans leur élan tout nu de
bondissement et de recul.
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III
RAPPORTS DE L’HOMME ET DE LA NATURE
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Quand l’idée de l’art s’offre à notre esprit sous les espèces de l’imitation,
nous sommes portés à envisager la beauté comme si elle résidait dans des
objets particuliers, dans des couleurs particulières. C’est ainsi que pour
beaucoup de gens, l’idée de beauté ne s’associe guère qu’au visage
humain ; mais, même dans un visage, la beauté provient uniquement des
rapports des traits entre eux et avec le caractère dominant de l’ensemble.
Si nous avons l’idée de rythme dans l’esprit, nous sommes amenés à
penser avant tout aux rapports qui existent entre les choses : rapports du
visage avec le corps tout entier, en tant qu’organisme animé dont rien ne
peut être changé ou altéré sans entraîner quelques modifications
d’ensemble ; rapports réciproques des formes et des couleurs. Un homme
n’est pas un être isolé ; c’est par ses rapports avec les autres et avec le
monde qui l’entoure qu’il se fait connaître et que sa nature se manifeste.
Entretenir des relations d’ordre élevé avec un autre être humain, c’est
réaliser une face de la perfection. C’est pourquoi, dans notre art occidental,
le sujet de la mère et de l’enfant est de ceux qu’aucun âge n’a épuisés et
n’épuisera jamais ; car là, l’intimité du cœur s’exprime directement, dans sa
plénitude absolue et dans sa félicité, sous son aspect physique. Nous ne
nous soucions pas de savoir si le visage ou la forme du corps ont de la
beauté, dans le sens que l’on donne ordinairement à ce terme ; nous savons
que, dans les mouvements naturels de ce groupe éternellement humain, où
chacune des formes correspond à l’autre dans tous ses mouvements, se
trouve une source immortelle de beauté sans cesse renouvelée.
Si donc, dans les peintures chinoises ou japonaises, nous sommes
souvent portés à nous détourner de ce qui nous apparaît comme des
visages déplaisants et des formes désagréables, demandons-nous plutôt si
le rapport des figures entre elles, et des groupes avec l’espace qui les
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entoure, est un rapport heureux ; si tel est le cas, occupons-nous moins de
la beauté dans ses détails. Car, outre les rapports d’une âme avec une
autre, d’un corps avec un autre, il y a encore leurs relations avec le monde
qui nous entoure, avec la nature, avec le terrestre, avec le divin.
C’est dans les rapports de l’homme avec la nature que la peinture de la
Chine et du Japon a cherché et trouvé son succès le plus caractéristique. Ce
qui frappe d’abord, en présence de ces peintures, est sans doute le très
grand nombre des sujets empruntés à la nature, et l’époque étonnamment
reculée à laquelle apparaissent les thèmes de paysages. On pourrait, au
premier moment, attribuer uniquement cette particularité à la passion pour
la nature, à l’adoration pour les fleurs qui, depuis tant de siècles,
distinguent les races jaunes. Mais on trouve dans ces écoles de peinture un
sentiment plus profond que celui d’un plaisir innocent.
Certes le simple et vif plaisir de la beauté virginale des fleurs
fraîchement écloses, du vert humide des prairies le long de l’eau, de
l’obscur feuillage des grands arbres, du bleu si reposant pour l’œil des
lointaines montagnes, ce plaisir apparaît évidemment dans d’innombrables
tableaux des écoles primitives en Europe ; mais là ces grâces de la nature
ne sont qu’épisodiques.
C’est un esprit bien différent qui anime les paysages de l’Asie. Nous ne
sentons pas dans ces peintures que l’artiste représente quelque chose
d’extérieur à lui-même ; qu’il caresse les joies paisibles apportées par les
beaux paysages de la terre, ni même qu’il étudie avec admiration, avec
allégresse les œuvres miraculeuses de la nature. Mais les souffles de l’air sont
devenus ses désirs mêmes, et les nuages ses pensées errantes ; les cimes des
montagnes sont ses aspirations solitaires, et les torrents ses énergies
déchaînées. Les fleurs, ouvrant à la lumière leur cœur le plus secret, et
tremblant au souffle de la brise, semblent révéler le mystère de son cœur
d’homme, le mystère de ces intuitions et de ces émotions qui ont trop de
profondeur et de pudeur pour s’exprimer. Ce n’est point tel ou tel aspect de la
nature, telle ou telle beauté particulière qu’il choisit ; il n’élit pas la pelouse
gracieuse et la verdoyante clairière pour repousser les âpres rocs et les
sombres grottes, avec les bêtes sauvages qui les hantent. Ce n’est point le
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milieu terrestre de l’homme, asservi à ses désirs, qui inspire l’artiste ; mais
l’univers, dans toute sa plénitude et sa liberté, devient son foyer spirituel.
Paysage. Portion de rouleau de Tchao Mong-fou de la dynastie des Yuan
copiée d'une peinture de Wang Wei. Bristish Museum.
On aurait pu craindre que cette identification de la vie de l’homme avec
la vie de la nature n’amenât des erreurs de compréhension : que des
attributs humains ne fussent donnés à des êtres extérieurs à l’humanité.
Mais non ; c’est dans l’art européen que se rencontrent ces anomalies. Et
pour quelle raison ?
Pendant combien de siècles, chez nous, l’homme fut-il considéré comme
le maître de la terre, le centre de l’univers, tandis que le reste de la nature
n’existait qu’afin de pourvoir à ses besoins et de servir ses désirs !
L’on pourrait dire que l’homme s’est toujours considéré comme un
monarque, abaissant uniquement ses regards sur le monde asservi pour en
recevoir des services et des flatteries ; et c’est justement à cause de cette
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
19
attitude de seigneur et maître qu’il n’a pas réussi à comprendre ce monde,
son esclave ; bien plus, c’est pour cela qu’il n’a pas su se comprendre lui-
même.
Dans un poème en prose, Tourgueniev décrit un rêve qui se passe dans
le monde souterrain. Le rêveur se trouve tout à coup dans une vaste crypte
où se tient assise une forme immense, méditant profondément. Il reconnaît
en elle la Nature elle-même.
— Qu’est-ce qui occupe votre pensée ? s’écrie-t-il. Quel ardu
problème ride votre front ? Vous méditez sans doute sur le grand
avenir de l’homme, vous cherchez et préparez les phases qu’il
franchira pour parvenir à la perfection suprême. Oh !
dévoilez-moi ses glorieuses destinées !
Mais l’être répondit :
— Je ne sais de quoi vous parlez. J’ai découvert que sur un point
l’équilibre entre les forces offensives et défensives a été perdu ;
cet équilibre doit être retrouvé. Le problème qui m’absorbe est
celui de donner une force plus grande aux muscles de la jambe
d’une puce.
Telles sont la désillusion, l’humiliation que préparait la science du XVIIIe
siècle à l’orgueilleux esprit de l’Europe. Mais le philosophe chinois ne devait
craindre nulle déception de ce genre.
Il n’avait pas besoin de découvertes scientifiques pour l’éclairer ; car
cette lumière était une part de sa philosophie, de sa religion. Il comprenait
la continuité de l’univers ; il reconnaissait les liens de parenté qui unissent
à sa propre vie la vie des animaux, et des oiseaux, et des arbres, et des
plantes. Il s’approchait donc avec respect de toute existence, quelle qu’elle
fût, lui reconnaissant la valeur qui lui était due.
Si bien que nous ne rencontrons pas dans un tel art les lions à l’aspect
théâtral peints par Rubens et par d’autres maîtres ; nous n’y trouvons pas
d’animaux faussement revêtus du reflet des sentiments humains. Le tigre
et l’aigle n’y adoucissent en rien leurs sauvages instincts de proie. On les
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
20
apprécie pour ce qu’ils sont ; on les comprend ; et comprendre des forces
pareilles, c’est un peu comprendre la nature humaine.
L’homme est le maître de ce monde, mais seulement parce que sortant
de lui-même pour pénétrer en de plus humbles êtres, il a su les
comprendre, et parce que, retournant en lui-même, il a trouvé dans sa
propre vie l’expression suprême de la vie universelle.
« Le poète devient ce qu’il chante. » Dans l’art que nous considérons en
ce moment, l’on peut avec raison dire que le peintre devient ce qu’il peint.
Ce but se laisse apercevoir même dans les méthodes employées. Kano
Motonobu 1 peignit pour certain monastère dans les montagnes, toute une
série de grues. Chaque jour il peignait une grue, et chaque soir il imitait
avec son propre corps la pose et le mouvement de l’oiseau qu’il avait
l’intention de représenter le lendemain.
Un sujet favori des peintres chinois pendant la période des Song, et des
Japonais qui, quelques siècles plus tard, empruntèrent leurs inspirations à
l’art de cette période, était le sage qui se retirait du monde pour
contempler le lotus. On en a pu voir un exemplaire fameux à Shepherd’s
Bush en 1910 ; il était dû à Masanobu, père de Motonobu. Le lotus y est le
sujet d’une ardente contemplation, non pas comme attribut sacré, mais
comme possédant en lui-même une existence idéale, jaillissant de la boue
et de la vase pour déployer dans la lumière le trésor de sa pureté native,
au-dessus de l’eau dont il est issu.
@
1 [c. a. Kano Motonobu]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
21
Lotus, héron blanc et martin-pêcheur. Dynastie Song. British Museum.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
22
IV
PAYSAGES ET FLEURS
@
Dans leur littérature comme dans leur art, les Chinois et les Japonais
font, de l’évocation ou de la suggestion, un principe esthétique.
Les Grecs, dans leurs tragédies, écartaient de la scène les péripéties
terribles, moins peut-être pour éviter un pénible spectacle que par crainte
de voir le spectateur perdre, au choc d’une sensation grossière, la
signification spirituelle de la catastrophe ; sans doute estimaient-ils encore
que le véritable sens de la tragédie se manifestait ainsi avec un effet plus
écrasant. De même, l’art et la poésie de la Chine dénoncent une crainte
instinctive de l’étalage, une grande confiance dans la puissance féconde de
la suggestion, de cet élément subtil qui doit pénétrer dans l’esprit du
spectateur ou du lecteur pour s’y compléter ensuite.
Nous trouvons des peintres pour affirmer en termes formels que le
paysage est le domaine le plus élevé de l’art.
Une pareille opinion nous semble étrange, tellement elle s’éloigne de
toutes nos traditions. Nous ne la comprendrons pas à moins de nous
souvenir que, pour ces artistes, le plus grand effort de l’art serait de
suggérer l’infini, l’infini qui appartient au libre esprit de l’homme. Nous
sommes habitués à considérer le paysage comme extérieur à
nous-mêmes ; aux yeux des peintres chinois, au contraire, ce monde de la
nature exprimait les multiples caractères de l’homme plus sûrement que
s’ils eussent représenté des personnages animés de ces mêmes caractères.
« C’est seulement dans les tableaux de paysage, dit un artiste
chinois 1 de l’époque Song, que l’on trouve la profondeur et la
distance.
1 GILES, p. 108.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
23
Li Sseu-hiun. Paysage. Portion de rouleau. Freer Collection.
Et il continue en plaçant les tableaux de personnages, d’oiseaux, de fleurs
et d’insectes sur un rang secondaire, comme appartenant plutôt au
domaine de l’artisan.
« Pourquoi l’homme aime-t-il le paysage ? » demande Kouo Hi au
XIe siècle, dans un traité célèbre 1.
« Par sa nature même, répondit-il, l’homme aime se trouver dans
un jardin avec des collines et des ruisseaux dont l’eau onduleuse,
courant parmi les pierres, produit la plus délicieuse musique.
Et lui aussi donne les raisons qui lui font préférer les sujets de paysage.
« Le paysage, dit-il, est une grande chose ; on doit le contempler
de loin si l’on veut saisir dans tous ses détails le dessin de la
colline et du ruisseau ; tandis que les personnages ne sont que
des choses peu importantes que l’on peut voir de près et
comprendre d’un regard.
1 Des citations en sont données par GILES, p. 101, et par S. TAKI, Three essays on
Oriental Painting, p. 43 (Quaritch, 1910).
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
24
Ce sentiment perpétuel d’affinité entre l’homme et la nature avait été
illustré sept siècles auparavant par une parole de Kou K’ai-tche. Parlant des
moyens qu’un peintre de portraits devrait employer pour indiquer la nature
intime et la situation de son modèle, il raconte que lui-même peignit certain
personnage d’importance sur un fond de pics orgueilleux et de précipices
escarpés, à cause des analogies qu’offrait ce paysage avec l’élévation de
son esprit.
Mais le sentiment dont je parle se révèle plus intimement encore dans la
façon de traiter les fleurs.
Un poème japonais bien connu chante une jeune fille qui, venant puiser
l’eau du puits aux premières heures du matin, s’aperçut que le seau et la
corde étaient retenus par des vrilles d’un liseron grimpant. Plutôt que de
briser ces vrilles, elle ne tira point d’eau ce matin-là, mais en emprunta à
une voisine.
Je me rappelle encore un petit poème ; il montre un pauvre pèlerin, le
long d’une route, par un matin d’avril ; et le voilà qui cesse d’agiter sa
sonnette craignant de voir tomber un seul pétale des arbres que le
printemps a fleuris...
Ainsi s’éclaire l’esprit dans lequel sont exécutés les tableaux de fleurs.
Quel sentimentalisme ! Et pourtant nous autres, avec nos idées sur les
avantages de la concurrence, l’instinct conquérant qui nous pousse à fouler
aux pieds tout ce qui ne nous sert pas, notre détermination de marcher en
tête dans la lutte pour la vie, ne perdons-nous pas quelque chose,
n’effaçons-nous pas, ne blessons-nous pas quelque chose au plus profond
de nous-mêmes, lorsque nous passons en hâte, sans un regard pour ce qui
nous semble inutile ?
Du moins existe-t-il un charme dans l’esprit de cet art, dont l’exquise
courtoisie ne s’étend pas seulement aux autres humains, mais aux choses
que la nature a faites sans défense. Cette courtoisie même est déjà une
œuvre, une victoire. Il y a de la beauté dans ces rapports de l’homme avec
le monde qui l’entoure.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
25
Pénétrés de telles idées et avec cet amour inné de ce que l’on suggère
sans l’exprimer, il n’est pas étonnant que peintres et poètes préfèrent
exprimer leurs émotions non directement, mais par allusion, sous
l’apparence de la fleur ou de l’oiseau.
Un poète, parlant des larmes que lui coûta son amour malheureux, dit
simplement :
« Je désirais cueillir le plus charmant iris de tout le massif ; mais,
hélas ! je n’ai fait que mouiller mes manches.
On pourrait citer une centaine de poèmes qui présentent tous une égale
brièveté, pleine de réticences et d’allusions.
Tous ces poètes étaient pénétrés d’esprit naturiste, au point d’exprimer
le désir de faire réellement partie de la nature : ils voulaient être flexibles
et gracieux comme le saule, hardis et tenaces comme le bambou qui
s’élance hors du sol durci de l’hiver, avoir l’humeur orgueilleuse de l’aigle et
la longue patience des grands pins.
Et, dans tout cela, il n’y avait nul symbolisme frigide et figé, mais plutôt
un fin réseau d’associations subtiles unissant le cœur humain à la vie de la
terre, des eaux et de l’air.
Les fleurs en particulier apparaissaient, à ceux d’entre eux qui étaient
imbus de conceptions taoïstes, comme participant à une existence idéale.
Leur nature à la fois sensible et vigoureuse, leur destinée qui n’est que de
s’épanouir dans la lumière, la douceur de leurs généreux parfums, leur
beauté de victimes sacrifiées, tout en elles semblait un singulier appel. Et
l’on goûtait surtout ces fleurs qui, semblables à celles du prunellier,
naissent sur les branches dénudées par l’hiver, jusque parmi les neiges, et
tombent avant de se flétrir plutôt que de s’attacher, déjà décomposées, à
leur tige. Quant à la fleur du cerisier, elle est l’emblème classique d’une vie
de héros.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
26
Loin de fuir le vide immense des solitudes, on le recherchait en son
temps pour y laisser errer l’esprit en liberté. Plus d’un paysage semblait
répondre à l’inspiration de ce poète japonais du XIIIe siècle 1 :
Là-bas, au-delà des flots,
Tout est nu ;
Pas une feuille rousse,
Pas une fleur !
Seuls, au-dessus des toits de chaume,
Tombent le rapide crépuscule et le souffle désolé de l’automne.
@
1 Sadaie (1162 à 1241 après J.-C.). Cf. OKAKURA, The Book of Tea, p. 83 (New
York, 1906), pour les rapports de ce poème avec la cérémonie du thé et en
particulier avec le sentier conduisant à la salle de thé.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
27
V
LE DRAGON
@
Ainsi, le sentiment de l’instabilité des choses, de la brièveté de la vie
qui, dans le bouddhisme, s’allie à la tristesse humaine, devint l’élément
positif d’une ardente inspiration.
L’âme s’identifia aux caprices du vent, aux mouvements du nuage et de
la brume qui tantôt se fondent en pluie, tantôt s’aspirent de nouveau dans
l’air ; et cette énergie souveraine de l’âme, fluide, pénétrante, sans cesse
changeante, prit la forme symbolique du dragon.
L’origine de ce symbole nous est inconnue ; elle se perd dans l’obscurité
des âges. Sinon dès l’extrême antiquité 1, mais à une époque à coup sûr
très reculée, le dragon s’associa à l’élément de l’eau, aux orages qui se
dissolvent en pluie, aux nuages et à la foudre.
« L’eau, dit Lao-tseu, est la plus faible, la plus molle des choses, et
pourtant elle triomphe des plus fortes et des plus résistantes.
Elle se glisse partout avec subtilité, sans bruit, sans effort ; en quoi elle est
semblable à l’esprit, qui peut pénétrer tout ce qui existe au monde, puis
vient reprendre sa force essentielle dans l’homme. Doué de ce pouvoir de
fluidité, le dragon devient le symbole de l’infini.
Depuis les temps les plus reculés, le peintre a choisi les cascades
comme sujet favori. Le plus ancien, sans doute, des paysages japonais qui
nous soient parvenus est la Cascade de Nachi, attribuée au grand maître du
IXe siècle, Kanaoka, et qui garde son rang, bien qu’on lui assigne
maintenant une date un peu plus récente.
Mais en dehors de toute attribution, sans rien connaître même du pays
ni de l’art dont relève cette œuvre, vous ne pourriez vous empêcher, je
crois, d’éprouver un sentiment religieux en quelque sorte, devant la frêle et
1 DE HARLEZ, Le Livre des Esprits et des Immortels, p. 156 ; Mémoires de
l’Académie royale de Belgique, tome II, 1893.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
28
Kanaoka. Cascade de Nachi. Tetsuma Collection, Tokyo.
pure ligne de ces eaux qui tombent d’un rocher abrupt et boisé, au-dessus
duquel le globe d’or du soleil s’élève dans le ciel.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
29
Le sage dans la forêt. Deux peintures, attribuées à Tseu-chao. British Museum.
Bien d’autres peintures nous montrent le poète ou le sage contemplant,
dans un impressionnant oubli d’eux-mêmes, la beauté d’une de ces chutes
d’eau, toujours pareilles (ainsi s’exprime l’un d’eux), « toujours pareilles,
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
30
tandis que nous, hommes et femmes, nous fanons et dépérissons », et
cependant changeant sans cesse et faites d’éléments toujours nouveaux.
Li Long-mien 1, le grand maître des Song, avait coutume, nous dit-on,
d’aller aux pentes des coteaux avec un flacon de vin, et de passer le jour,
méditant les sujets de son pinceau au bord d’un cours d’eau. Plus d’une
peinture montre l’heureux sage couché parmi les arbres d’une forêt, un
livre à la main, tandis que le ruisseau passe en dansant.
Peut-être est-ce à d’aussi lointaines associations d’idées que nous
devons faire remonter la tendresse pour les paysages de brume et de pluie,
dont témoigne l’estampe japonaise au XIXe siècle. Combien rare, si l’on y
songe, est la pluie dans nos tableaux d’Europe ! La pluie nous fatigue et
nous incommode, mais pour Hiroshige 2 elle est un thème d’infinie beauté.
Nous sommes peu familiarisés en Europe avec tout ce monde d’idées ;
toutefois, la séduction et le délassement que nous trouvons à cet art
montrent qu’il s’inspire d’idées qui dépassent à coup sûr la simple curiosité
des amateurs d’antiquité, mais qui restent modernes, vivantes, et peuvent
nous être utiles à l’heure actuelle.
Nous n’en découvrirons guère l’écho que dans des esprits isolés. À ce
point de vue, la poésie de Wordsworth vient naturellement à la mémoire.
Wordsworth, avec sa doctrine de la « sage passivité », semble l’écho de
Lao-tseu et de sa théorie de l’inaction. Les Chinois du vieux temps auraient,
bien mieux que ses compatriotes, compris le poète anglais ; et comme son
image :
Viens ici, dans tes heures de force,
Viens, faible comme une vague qui se brise,
comme cette image les aurait touchés !
Je ne sais si l’on a remarqué combien Wordsworth aime trouver dans
l’eau son thème et son inspiration. Il existe de lui un sonnet peu connu,
commençant par ces mots : « Pur élément des eaux » , sur les sources qui
sont sous terre et jaillissent pour rafraîchir et réjouir la vie des fleurs
1 [c. a. : Li Gonglin] 2 [c. a. : Hiroshige et pluie]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
31
comme celle des hommes. Il y a encore les sonnets adressés au Duddon ;
et ces vers qui parlent d’une femme qui écoute la voix des ruisseaux :
La beauté, née de ces murmures,
Passera sur son visage.
Pourtant, si on le compare aux Chinois, Wordsworth, dans ses efforts
pour découvrir « le lien qui unit la vie à la joie », semble toujours hanté par
la tristesse humaine, et tente constamment de combler l’abîme qui existe
dans la pensée européenne entre l’homme et la fleur, la fleur qui, selon son
intime conviction, « jouit de l’air qu’elle « respire ».
Il possède bien, sans doute, un sentiment rare de la solidarité de
l’univers ; mais, pour trouver l’équivalent des accents si libres et si gais de
ce vagabond chinois qui appelait « l’empyrée, sa maison, la lune éclatante,
sa compagne et les quatre mers, ses amies inséparables » , peut-être
devrions-nous nous tourner vers Le nuage, ce poème de Shelley, avec sa
note finale de triomphante allégresse :
Mais alors en silence je me mets à rire de mon propre cénotaphe,
Et hors de la brume, hors de la pluie,
Comme un enfant qui jaillit du sein maternel, comme un fantôme
qui sort de la tombe,
Je me lève et, de nouveau, je le détruis.
Un autre poète de cette époque, chez lequel nous aurions pu ne pas
chercher de tels aveux, Keats, a laissé aussi des formules et des paradoxes
qui ont avec la pensée taoïste de surprenantes affinités. On s’en rendra
compte, non dans ses poèmes, mais dans ses merveilleuses lettres. « La
seule façon de fortifier son intelligence est de ne l’appliquer à rien. »
« Ouvrons nos pétales comme une fleur, soyons passifs et réceptifs. » « La
nature poétique n’a point de personnalité : elle est tout et rien ; elle n’a
point de caractère propre ; elle jouit de la lumière et de l’ombre. Un poète
n’a pas d’identité : il est continuellement possédé par un autre corps, ou il
le possède. » Comme des phrases de ce genre seraient venus
naturellement à un poète taoïste !
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
32
Chez un poète de date plus récente, George Meredith, nous trouvons une
« lecture de la Terre » qui aurait pu s’inspirer de la doctrine Zen de la
contemplation, cette phase de la pensée bouddhiste qui empruntait tout de
son idéal aux doctrines de Lao-tseu. Car, pour les sectateurs du Zen, la
contemplation de la vie de la nature était, avant tout, un effort vers la
réalisation de soi-même. Eux aussi, méprisant la science acquise par les livres,
estimaient comme Wordsworth que « l’idée jaillie d’un bois au printemps peut
vous en apprendre plus long sur l’homme que tous les sages du monde » . En
sortant de lui-même pour pénétrer dans le monde extra-humain, dans la vie
des arbres, des fleurs et des animaux, l’homme pourrait s’affranchir de son
dévorant égoïsme, de cette hypertrophie du moi qui le diminue, concevoir sa
véritable place dans l’univers et s’en trouver affermi et fortifié. Pour les sages
Zen comme pour Meredith, la contemplation de la nature ne constituerait pas
un plaisir de la sensibilité, mais une discipline reconstituante.
Si nous voulons maintenant saisir avec plus de relief les conceptions de
la nature et de l’art du paysage que nous venons d’envisager, jetons, par
contraste, un bref regard sur les conceptions correspondantes qui ont
prévalu en Europe ; elles nous révéleront son attitude intellectuelle au
cours de ses variations, de ses progrès et de son expansion, telle qu’elle se
manifeste à travers les périodes successives de la peinture.
Dans l’art européen, le paysage apparaît tout d’abord comme un
arrière-plan agréable aux yeux, et ce n’est que par des modifications lentes
et graduelles qu’il parvient à s’affranchir.
Un peintre ou un groupe de peintres se sentent attirés par un aspect
particulier de la nature, par tel agrément du décor qui les entoure ;
d’autres seront sensibles à des beautés de sorte différente.
C’est ainsi que les peintres primitifs de l’Ombrie insistent sur le charme
des espaces célestes et des horizons lumineusement bleus, qui rehaussent
la sérénité des scènes et des personnages sacrés.
Aux premiers plans des tableaux de Fra Angelico et de Botticelli se
révèle un sentiment ravi de la beauté qu’offrent les prairies de juin, où les
fleurs délicates croissent parmi les herbes, chacune avec le charme de
forme et de couleur qui lui est propre.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
33
Les peintres vénitiens aiment à s’arrêter à mi-chemin de l’horizon sur
des plateaux onduleux d’un vert profond parmi des fermes au toit de
chaume et des taillis épais, sous l’escarpement des rocs ; et tout le
paysage parle de retraites paisibles et fraîches, de brises délicieuses.
Dans le Nord, les maîtres primitifs montrent, à leur tour, un sens
profond de la beauté qu’offrent les lointains par les matinées couleur de
perle, le vert intense des prairies au bord de l’eau, le cours orgueilleux des
grands fleuves semblables au Rhin, bondissant entre des rives escarpées.
Puis, avec Claude, voici un sens nouveau qu’éveille le côté romantique
du paysage, le pouvoir qu’ont certains décors, spécialement au crépuscule,
de jeter sur nous un charme, une fascination et de nous pénétrer d’un
sentiment de surprise émerveillée pour les beautés que nos propres
regards ne nous font qu’entrevoir.
Jusqu’ici cependant, le paysage est traité comme un accessoire de la vie
humaine, un fond sur lequel se détachent les actions humaines. On choisit
cet aspect-ci ou cet aspect-là, et la plupart du temps on ne choisit que les
aspects agréables. Nous y trouvons un sens des beautés particulières de la
nature, plutôt qu’un sens de la nature elle-même. Les relations de l’homme
avec le reste de la création ne sont qu’imparfaitement comprises, comme si
ce n’étaient que des relations accidentelles.
Mais il y a tout un art du paysage que nous n’avons pas encore évoqué —
celui des enlumineurs de manuscrits — qui se manifeste dans les illustrations
ornant les calendriers des « Livres d’Heures ». Nous trouvons dans ces
peintures un sens beaucoup plus précis et vivant des rapports entre l’homme
et la nature. Il y a une page illustrée pour chaque mois, et le peintre nous
montre l’homme en relation avec la terre, suivant le cours changeant des
saisons : les semailles et la récolte ; le laboureur, le moissonneur, le
bûcheron, le chasseur, le pêcheur — chacun d’eux dans ce décor de champs
ou des forêts qu’il connaît si bien et dont il pénètre la vie secrète.
Je voudrais faire comprendre que la tradition principale de l’art du
paysagiste européen se fonde sur de telles données, et provient de cette
façon de considérer la nature — la Nature, qui porte les fruits et le blé,
nourricière et compagne de l’homme. Il y a bien un fonds inépuisable de
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
34
poésie dans cet attachement de l’homme à la terre ; dans les associations
d’idées immémoriales qu’évoquent pour nous les travaux des champs,
notre esprit est bien rafraîchi par la saveur du monde primitif et par les
premiers espoirs, les premières conquêtes de l’homme.
C’est donc la conception de la terre, foyer de la race humaine, et dont
on doit tirer le plus possible, qui, consciemment ou non, domine l’art du
paysage en Europe. Nous la sentons derrière ces œuvres capitales que sont
les admirables paysages de Rubens ; même chez un maître aussi moderne
que Constable, dans la Charrette de foin, le Champ de blé, le Cheval qui
saute, se révèle cette manière de voir et de considérer la terre : bien plus,
dans les grandes marines de Turner, ce sont les rapports étroits et d’une
importance vitale unissant les hommes à la mer, la vie qu’elle leur donne
ou qu’ils lui donnent, qui sont la raison dominante de ces œuvres. Elles
insistent sur l’audace et l’intelligence de l’homme qui se hasarde à lutter
contre la force des vagues insensibles.
L’art de Turner, sans doute, prit racine dans la topographie, bien que
par la suite il lui arrivât bientôt d’étendre son domaine. De même, un grand
nombre de paysages européens procèdent d’une première inspiration
topographique et locale, le portrait d’un pays correspondant au portrait des
personnages, qui constitue une si grande partie de notre peinture.
Le paysage chez les dessinateurs d’estampes en couleurs au Japon,
Hokusai et Hiroshige par exemple, a le même fondement. Comme le
paysage hollandais au XVIIe siècle, il reflète l’intérêt et l’orgueil d’une
nation pour sa propre terre.
Au contraire, le paysage procédant de la longue tradition chinoise que
nous venons d’analyser fait disparaître le point de vue local dans le point de
vue cosmique, et reflète plutôt « un état d’âme ». Il diffère essentiellement
de la grande peinture du paysage en Europe. Chacun d’eux complète l’autre
avec noblesse.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
35
VI
SUJETS
@
Mais quels étaient donc le sujet, la matière de cet art, auquel
s’appliquent les divers caractères que nous venons d’examiner ?
Nous avons déjà, en grande partie, répondu à cette question. Tout ce
qu’il y a de plus typique dans l’art chinois à l’époque de sa maturité
s’inspire des idées que nous venons de passer en revue : la nature y
apparaît comme miroir de l’esprit humain ; mais il reste d’autres aspects de
la question que l’on ne doit pas ignorer.
Dans l’art primitif de la Chine, comme dans celui de l’Égypte et de
l’Assyrie, se rencontrent des incarnations singulièrement puissantes et
impressionnantes de ce sentiment de terreur primitive et de mystère que
dégage la nature. Les lions fabuleux qui ornent les tombes des empereurs
de la dynastie T’ang 1 rivalisent avec les taureaux ailés de Ninive et le
Sphinx d’Égypte, dans l’image qu’ils offrent de ce sentiment. Et, dans des
bronzes plus anciens et de dimensions plus restreintes, nous trouvons
d’étonnantes représentations du côté sinistre des forces naturelles, de
l’élément démoniaque.
Ces bronzes sont les spécimens les plus reculés de l’art chinois qui
soient arrivés jusqu’à nous. La peinture, dans les siècles antérieurs à
Jésus-Christ, semble s’être principalement préoccupée de reproduire les
traits des sages, des héros, et de fixer les événements historiques. La
peinture la plus ancienne que nous connaissions, le rouleau datant du IVe
siècle qui se trouve au British Museum, est d’un maître renommé pour ses
portraits, Kou K’ai-tche. Pourtant ce tableau dont nous parlons n’évoque
point de légende héroïque, mais des scènes de la vie de cour et des idylles
domestiques.
1 [c. a. : cf. Segalen, la grande statuaire]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
36
Kou K’ai-tche. Portion de rouleau. British Museum.
À part cet exemple, presque toutes les peintures primitives de la Chine
et du Japon qui nous sont parvenues retracent des sujets bouddhiques.
Wou Tao-tseu, le grand maître du VIIIe siècle, peignit un tableau
représentant le Purgatoire 1 qui fit dresser de terreur les cheveux sur la
1 GILES, p. 43.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
37
tête de ceux qui le contemplaient et qui épouvanta à tel point les bouchers
et les marchands de poisson qu’ils abandonnèrent leur sanglant commerce
pour suivre des professions plus conformes à la doctrine de Bouddha.
Li Long-mien. Démons et animaux. Dit être d'après Wou Tao-tseu. F. R. Martin Collection.
Mais les tableaux de piété au sens européen du mot n’étaient pas
communs. Les forces principales de l’art bouddhique se dépensaient à créer
des figures sublimes, images de ces êtres illuminés qui, dans le clair rayon
de leur vision purifiée, découvraient et comprenaient les tristesses, les
luttes, les inutiles colères et les vaines inimitiés de l’imparfaite humanité.
C’est avant tout l’image de Kouan-yin, personnification de la Miséricorde
et de la tendre Bonté, qui nous vient à l’esprit quand nous évoquons l’art
bouddhique. Parfois elle se tient assise, perdue en une douce méditation,
seule sur un rocher, au bord des vagues solitaires. Ou bien, dans la
sculpture archaïque, nous rencontrons sa forme gracieuse taillée à même le
roc, au flanc des montagnes désolées, — de ces montagnes où
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
38
l’imagination primitive des races asiatiques avait donné corps à ses
pressentiments terrifiés de cette force aveugle et indifférente qui lui
semblait résider au cœur même de la nature.
Kouan-yin. Dynastie Song. Peut-être d'après un dessin de Wou Tao-tseu . Freer Collection.
La conception d’une pitié divine au sein des choses, remplaçant celle
d’une puissance barbare et sans frein, nous indique le changement apporté
par le bouddhisme.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
39
Non pas qu’on considérât la nature à un point de vue uniquement
sentimental. À côté des doux Bodhisattvas, nous trouvons, en effet, les
formidables figures des puissances démoniaques, les seigneurs du Nord, du
Sud, de l’Est et de l’Ouest, gardiens de l’univers matériel et serviteurs
fidèles du Bouddha. On reconnaissait la puissance et la colère des
éléments, bien qu’ils fussent maintenant asservis. Et c’est ainsi que le tigre
a sa place auprès du dragon.
C’est dans les portraits, soit peints soit sculptés, que l’on trouve les plus
beaux spécimens de l’art bouddhique. Notons pourtant que les portraits, au
sens européen du mot, n’existent guère en Asie. La plupart de ces portraits
furent exécutés après la mort du modèle ; ils offraient un caractère
d’idéalisme très marqué ; de plus, seules les personnalités éminentes, les
saints, les sages, les héros, semblent avoir paru dignes d’être peints pour
la postérité. Et ces portraits bouddhiques cherchaient à représenter l’idéal
incarné dans l’homme, plutôt que ses traits extérieurs. Ils sont d’ailleurs
remarquables par l’expression intense et contenue du personnage ; et l’on
y trouve, réalisée une fois de plus, l’intention de la « vitalité rythmique ».
En somme, c’est l’idéalisme taoïste qui a préparé les voies de la pensée
bouddhique en Chine jusqu’à son développement caractéristique ; il conduit
à cette conquête de l’univers par l’esprit qui trouve son expression
principale dans l’art du paysage tel que nous venons de le définir. Ainsi,
tandis que l’art bouddhique, hiératisé, devait bientôt devenir exclusivement
formel et perdre peu à peu la ferveur de sa vie intérieure, l’inspiration
religieuse alla animer et parfumer avec subtilité un art qui, par désignation,
ne semble devoir s’occuper que des aspects de la terre et du ciel, des
animaux sauvages et des fleurs des champs.
Peut-être ai-je trop longuement insisté sur l’art dérivant de cette
inspiration ; mais c’est celle-ci, après tout, qui donne à l’art de la Chine et à
celui des écoles classiques du Japon leur caractère particulier. Si nous ne
connaissions pas la signification intellectuelle de ces peintures, nous serions
portés à en écarter une grande partie parce qu’elles représentent
uniquement des études de paysage ; j’ai donc voulu indiquer combien, pour
les peintres eux-mêmes, elles ont de valeur humaine.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
40
Keion. Soldats incendiant une place. Musée de Boston.
Indépendamment de la tradition chinoise, on vit aux XIIe et XIIIe
siècles se développer au Japon, nation essentiellement guerrière, une école
qui emprunta ses sujets principaux aux guerres civiles de l’époque et à
leurs épisodes héroïques. C’était une école de peinture à personnages, qui
célébrait l’action pour elle-même et restait très éloignée de l’idéalisme
philosophique des grandes périodes de la Chine. Il est fort regrettable que
si peu de tableaux appartenant à la belle floraison de cette école survivent
encore. Tous ses chefs-d’œuvre, à l’exception — une exception notable —
du rouleau de Keion qui se trouve au musée de Boston, sont demeurés au
Japon et ne le quitteront probablement jamais. Mais l’on ne se ferait qu’une
idée insuffisante de la peinture en Asie si l’on négligeait ces œuvres
admirables, complément de la philosophie et de la poésie dont le point
culminant se rencontre dans la peinture chinoise de l’époque Song.
L’idéal de l’action, de l’héroïsme, de la patience et de l’esprit d’aventure
s’y trouve exprimé avec une puissance et une vivacité sans égales.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
41
Les figures guerrières de Keion ont de l’énergie jusqu’au bout des
ongles ; leurs muscles sont tendus, leurs regards en éveil ; nous les
entendons appeler leurs camarades à grands cris. Léonard de Vinci, dans sa
Bataille de l’Étendard (si nous pouvons juger d’après des copies cette
œuvre si fameuse, qui a été perdue), Rubens dans son Combat des
Amazones et dans ses scènes de chasse, Goya dans sa Tauromachie, ont,
avec une force incomparable, rendu le mouvement du corps humain dans
l’action violente. Mais aucun artiste européen n’a jamais égalé Keion dans
la maîtrise avec laquelle il peint les foules, où chaque individu garde sa vie
propre, bien qu’entraîné par l’élan commun, que ce soit l’emportement
furieux de la victoire ou la terreur panique de la défaite. La fuite éperdue
des taureaux qui entraînent les chars des courtisans est rendue avec une
force d’expression et de mouvement si impétueuse que l’explosion furieuse
des flammes tourbillonnantes s’échappant des palais incendiés peut, seule,
lui être comparée. Ce sont des flammes qui vous rugissent aux oreilles ; il
n’y a rien qui puisse les égaler dans toute la peinture occidentale.
Les chefs-d’œuvre de cette école s’inscrivaient sur de longs rouleaux ;
une telle forme favorisait les suites de récits illustrés de scènes guerrières.
L’espace carré ou oblong qu’accordent au peintre les conventions
européennes, enferme dans des bornes étroites la représentation des
événements. Certains artistes des premiers siècles avaient adopté
l’habitude primitive de représenter, simultanément sur la même toile, des
scènes qui s’étaient succédé dans le temps ; mais avec un art plus mûr,
cette formule fut naturellement abandonnée ; et le peintre fut conduit à
choisir un incident central dans lequel il enfermait tous les événements qui
pouvaient y entrer. La composition devint donc fatalement surchargée et
encombrée ; comment amener là les saisissants effets de contraste
familiers aux Japonais, quand ils représentent, par exemple, un espace vide
avec un seul personnage ou des vols de flèches jaillis d’ennemis en
embuscade, succédant à une foule tumultueuse ou à un assaut ?
Telle est donc la différence sur laquelle je tiens à insister ; tandis que
l’unité imposée en Europe par le genre de peinture habituel obligeait les
peintres à échafauder leur composition autour d’un groupe central, les
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
42
Japonais, échappant à cette nécessité, pouvaient faire évoluer des foules
nombreuses de la même façon qu’un peintre de paysages disposerait sur sa
toile les lignes fluides d’un torrent ; il n’existait pas de point convergent au
centre et aucune figure ni aucun groupe ne prenait une importance
prépondérante sur le reste de la composition. De là provient le sentiment
réel que nous avons d’une foule animée, comme le sont les foules, d’un
instinct et d’une vie propres, en dehors des individus qui la composent. Il
ne s’agit plus là d’isoler artificiellement d’héroïques protagonistes.
Il n’est donc pas surprenant que les maîtres de cette école primitive, si
vigoureuse, aient été les ancêtres de l’art populaire qui exista plus tard au
Japon.
J’ai choisi les tableaux de bataille parce qu’ils me semblaient
représentatifs de cette école, et parce qu’ils expriment l’idéal guerrier de la
race ; mais les peintres ne se bornaient nullement à reproduire des
combats. La vie somptueuse de la cour fournissait à quelques-uns d’entre
eux une riche matière. Enfin, c’est dans les tableaux retraçant l’existence et
les actions merveilleuses des saints que nous trouvons de nombreuses
illustrations de la vie des paysans et des artisans, des tâcherons et des
gens du peuple de ce pays.
L’école devait beaucoup à son premier grand maître, Toba Sojo ; et,
dans les rouleaux qui viennent d’être reproduits en fac-similé par la Shimbi
Shoin, on trouve, en même temps que des croquis d’animaux, caricaturant
des êtres humains avec la plus délicieuse et la plus amusante fantaisie, des
scènes de la vie quotidienne, — groupes de spectateurs assistant à un
combat de coqs, athlètes luttant, etc., — dont l’esprit est absolument
moderne et qui, par l’expression magique d’un dessin pourtant sommaire,
ne trouvent de rivales que dans les esquisses de Rembrandt.
De tels sujets disparurent au cours de la longue période pendant
laquelle l’influence de la Chine domina l’art japonais.
Au lieu de scènes empruntées à la vie de la cour ou des camps, à la
représentation directe de l’idéal chevaleresque du guerrier, la peinture se
consacra aux simples sujets de paysages, aux portraits des sages chinois
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
43
dans leurs paisibles retraites, aux motifs d’oiseaux et de fleurs, de
bambous et de pins.
Dans ce champ restreint, le tempérament ardent et martial de la race
Yamato trouve, malgré tout, le moyen de s’exprimer tout entier. Car, sinon
dans le sujet même, du moins dans le coup de pinceau, net, clair et vif
comme un coup d’épée, on voit se généraliser le génie de cette âme
énergique et qui ne compte que sur elle-même. On pourrait trouver aussi
une sorte de symbolisme dans les images si frappantes d’aigles et de
faucons qu’aiment tant à esquisser les peintres. Ces oiseaux royaux sont
reproduits avec une intensité de caractère stupéfiante.
Un tableau célèbre de Niten, représentant un laneret sur une branche,
passe même pour incarner l’âme d’un guerrier. Les peintures de Niten sont
estimées, mais c’est en tant qu’homme d’épée qu’il acquit une immense
célébrité. Il se plaignait même de ce que l’habileté de son pinceau ne pût
jamais égaler la maîtrise de son talent d’escrimeur. Quand il s’avançait,
l’épée à la main, prêt au combat, il sentait, disait-il, que rien ne pouvait
l’arrêter, et se croyait capable de triompher du ciel et de la terre. Mais
quand il peignait, si sûr et si vigoureux que fût son coup de pinceau, il
n’éprouvait pas, avec autant de force écrasante, le sentiment d’être
invincible.
En résumé, au XVIIIe siècle et au début du XIXe, la vie tout entière d’un
peuple, c’est-à-dire celle des classes inférieures, des ouvriers, se trouva
reproduite, reflétée comme dans un miroir, avec une beauté et une
exactitude sans égales dans l’art des autres nations.
Toute cette étonnante quantité d’estampes en couleur, dont le nombre
demeure absolument incalculable, correspond, par son but, malgré son
caractère technique si différent, à toute une partie de l’art européen.
Comme la peinture hollandaise du XVIIe siècle, ces estampes reflétaient
la vie quotidienne d’une nation ; elles exprimaient le plaisir que ce peuple
prenait à vivre, ses habitudes et ses amusements. Elles ne se mêlaient pas
d’exprimer un idéal élevé, des théories philosophiques, ni même de grands
intérêts nationaux. Elles n’ont donc pas besoin d’interprétation spéciale.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
44
Et pourtant il serait bon de mettre en lumière certains traits de cet art
populaire.
La tendance naturelle d’un corps d’artisans que ne soutient pas la force
traditionnelle d’un art créateur, serait de céder toujours davantage à une
routine mécanique et de faire des tentatives peu intelligentes vers le
réalisme. C’est uniquement aux époques où l’idée commune d’un style
envahit toute la production d’un peuple, jusqu’à la forme et aux ornements
des objets les plus vulgaires, que le travail de l’artisan se confond vraiment
avec l’art qui exprime la pensée et l’émotion, — l’art des maîtres créateurs.
Les artisans de Yeddo auxquels, on doit les estampes en couleurs
étaient, de par l’étroit système de castes d’un féodalisme rigide, tenus à
l’écart des intérêts et des occupations de la société qui les dominait. Le
monde auquel ils appartenaient et pour lequel ils travaillaient, restait
strictement limité à lui-même.. Les foules joyeuses de gens du peuple
circulaient par les rues et les jardins de Yeddo, autour du colossal château
aux multiples fossés où résidait le Shogun, et des palais des grands
feudataires, mais ne prenaient aucune part à la vie cérémonieuse qui s’y
déroulait. De son côté, la classe féodale se tenait aussi sévèrement à l’écart
des plaisirs d’une populace méprisée. C’eût été, pour un noble samouraï
désireux d’assister à une représentation dans un théâtre populaire, un
déshonneur égal que, pour un artiste, de travailler à l’intention des éditeurs
d’estampes populaires.
Nous pourrions croire qu’une telle quantité d’œuvres à bon marché,
exécutées dans ces conditions, sans qu’aucun courant salutaire d’idées et
d’intentions communes charriât la vie à travers l’ensemble du corps social,
fussent consacrées à des trivialités ou à des effets d’imitation pure.
D’ailleurs, aux yeux des amateurs aristocratiques du Japon, les estampes
en couleurs apparaissaient bien telles à cause des sujets qu’elles
représentaient. Mais, bien qu’elles n’aillent pas toucher au plus profond des
émotions et des souvenirs, bien qu’elles ne prétendent pas remuer l’esprit
jusqu’au transport, elles prouvent du moins combien le sentiment de la
beauté a pénétré jusqu’au cœur de la nation entière. On exigeait de la
beauté pour les objets et les ustensiles les plus simples de la vie
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
45
quotidienne. Et des siècles d’expérience avaient doté les praticiens de tous
les arts et métiers d’un trésor vivant de goût et d’habileté traditionnels.
Pourtant, malgré cela, il est étonnant de trouver une telle richesse d’esprit
créateur manifestée dans les motifs de ces estampes, faites pour suivre la
mode du temps.
S’il ne procédait pas de la tradition si élevée des différentes écoles de
peinture classique, cet art populaire, de par son indépendance, s’est acquis
des qualités qui compensent cette infériorité. Si les dessinateurs auxquels
nous les devons avaient uniquement cherché à reproduire des tableaux, ils
ne nous inspireraient qu’un intérêt médiocre. Mais ils s’élancèrent sur une
voie nouvelle et cela pour leur propre compte ; ils ne surmontèrent que par
degrés les difficultés de l’art de la gravure sur bois et de l’estampe en
couleurs, envisageant toujours l’impression sur bois comme le but final de
leurs efforts, et faisant de ses beautés spéciales et de ses limites
restreintes les conditions mêmes de leurs compositions. Il ne vint pas à leur
esprit, et pas davantage à l’esprit de leur public, de tenter d’exécuter une
scène en entier à la manière des peintres européens, en rendant les effets
d’atmosphère, de lumière et d’ombre. Quelques-uns d’entre eux, assez
influencés par des modèles européens, adoptèrent la perspective
européenne et parfois même la façon de poser des ombres, mais seulement
lorsque leur humeur les y poussait. Hokusai a dit :
« Dans la peinture japonaise, la forme et la couleur sont rendues
sans aucune tentative de relief, alors que les méthodes
européennes recherchent le relief et l’illusion.
On accepta les conventions et les limites de cet art sans discussion,
comme des choses toutes simples et toutes naturelles. Et ces conventions,
si dans ces dessins linéaires on veut bien faire abstraction de la réalité,
prêtent aux gravures sur bois, quel que soit leur sujet, comme un caractère
idéal et les défendent de toute grossièreté.
La façon dont ils traitent les visages et les corps de leurs personnages
montre avec quelle liberté ces artisans dessinateurs usent de leur matière.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
46
La femme japonaise resta, sans doute, à peu près la même par l’allure et
par les traits pendant le siècle et demi où l’estampe en couleurs demeura
florissante. Mais sous quelle infinie variété de formes apparaît-elle dans ces
gravures sur bois ! Les petites femmes, mignonnes et fragiles, toutes
pareilles à des enfants, de l’année 1770, deviennent en dix ans des
créatures superbes, respirant la vigueur et la santé. Un peu plus tard elles
sont extrêmement grandes et minces ; puis la mode change, et de nouveau
les voici soudain redevenues toutes petites. De même, aussi, les beaux
visages ronds de la période Kiyonaga 1 ne semblent avoir aucun rapport
avec les traits durs et anguleux qu’offrent plus tard les types féminins de
Toyokuni 2.
Des peintres sans nombre, en Occident, ont traité, de mainte et mainte
sorte, les scènes de la vie quotidienne à leur époque. Mais il est un trait
que tous ces peintres ont possédé en commun : ils sont des observateurs
dont le talent s’est en grande partie teinté d’ironie, de malice, d’esprit
critique, de gaieté, de colère, ou d’un sentiment d’émotion. Beaucoup
d’entre eux ont réellement considéré de l’extérieur la scène qu’ils
entendaient peindre. Personne, par exemple, n’a peint avec autant de
plaisir que Rubens les joies grossières et bruyantes d’une fête
campagnarde. Pourtant Rubens était un gentilhomme de haute allure, un
véritable érudit, de goûts et de culture raffinés. Millet, qui, lui, était un
paysan, a peint la vie des paysans ; mais, nourri de l’art de Michel-Ange,
ses pensées étaient tristes et profondes.
Dans cet art populaire du Japon, au contraire, de même qu’on est
frappé par l’innocente expression de ces visages impassibles et pareils à
des fleurs qu’ont peints Harunobu et Kiyonaga, de même est-on frappé,
dans toutes ces œuvres, par l’espèce d’innocence intellectuelle que révèle
l’inspiration des artistes.
À très peu d’exceptions près, ils n’ont pas d’humour ; ils sont graves,
mais leur gravité ne vient pas de la crainte profonde que pourraient leur
inspirer les drames et les difficultés de la vie ; elle provient d’une simplicité
1 [c. a. : Kiyonaga] 2 [c. a. : Toyokuni]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
47
complète, d’une foi entière dans leur propre plaisir, dans les mouvements
naturels et des attitudes expressives du corps humain.
Mais qu’elle était riche en beautés, cette vie même dont ils
s’inspiraient !
Nous autres, qui en sommes réduits à découvrir dans le charme et le
mystère de notre atmosphère une consolation à l’horreur de nos rues
sordides et misérables, nous pouvons bien éprouver de douloureux
sentiments de jalousie quand nous contemplons ces estampes.
Souvenons-nous que le dessinateur japonais était empêché, par instinct et
par tradition, d’user des ressources de la toile, de la lumière et de l’ombre ;
et vous comprendrez alors combien il y avait de beauté intrinsèque dans les
événements d’une vie quotidienne qui pouvait être ainsi reproduite dans
tous ses détails avec une si étonnante perfection, sans aucun artifice ni
travestissement d’air ni d’atmosphère, esquissée en traits nets et précis,
comme dans la vive lumière du matin. Ce n’est pas seulement le charme de
la grâce féminine, les vêtements adorables, avec leur ingéniosité infinie
dans la variété des formes et des motifs, l’art exquis et le sentiment si clair
de la proportion dans les meubles et dans tous les ustensiles d’usage
vulgaire, l’ordre, la netteté, le goût raffiné de tous les détails, — on n’y
rencontre pas seulement tous ces agréments d’ordre matériel, mais aussi la
beauté d’une courtoisie traditionnelle dans les manières, de mille petites
cérémonies qui formaient comme la fleur des relations et des habitudes de
la vie les plus ordinaires ; un choix perpétuel, un sacrifice perpétuel...
C’est, en vérité, une œuvre merveilleuse que cet art, naguère méprisé,
cet art de la populace des villes !
Et pourtant, après avoir goûté son aimable gaieté, la diversité et
l’animation des spectacles qu’il nous offre, nous revenons, rafraîchis et avec
un jugement renouvelé, à l’art plus profond et plus noble des vieux
maîtres, à la liberté des horizons plus vastes où des sages contemplent le
cours des torrents furieux ou le paisible clair de lune. Du monde des sens,
nous voici de retour au monde des idées.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
48
Même au temps de sa décadence, on découvre encore dans l’estampe
en couleurs le but qu’elle poursuivait vers la vitalité rythmique. Pendant
son âge d’or, elle atteignit souvent ce but... Mais, malgré tout, nous nous
apercevons bien de l’importance qu’offre cet élément du rythme spirituel
sur lequel insistait le vieux critique chinois dans son premier Canon. Le
rythme physique se retrouve bien ici, mais il ne se confond point avec le
rythme de l’esprit...
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
49
VII
TECHNIQUE
@
On peut, en grande partie, attribuer la liberté dans l’expression des idées
qui caractérise la peinture de l’Extrême-Orient, ainsi que la subtilité et la
souplesse de son caractère, à ce fait que la plupart des maîtres classiques de
la Chine, et ceux des maîtres japonais qui suivirent la tradition chinoise,
étaient des poètes érudits, des philosophes ou des prêtres. C’étaient des
hommes qui s’adonnaient à la pensée et à la méditation et qui avaient sur le
monde et sur la vie des idées qu’ils désiraient exprimer.
Les conditions de leur technique, dont nous allons maintenant nous
occuper, étaient telles que la rapidité d’exécution n’était pas seulement
possible, mais en quelques cas indispensable ; et l’image de l’objet qu’avait
longuement et avec ferveur contemplé l’esprit, se trouvait jetée sur la soie
ou sur le papier avec la fougue, avec l’ardeur réservées d’ordinaire au
poème lyrique.
En Europe prévalurent des points de vue tout à fait différents. La
peinture y était considérée comme un métier exigeant de longues et
laborieuses études. Elle s’est élevée peu à peu de l’atelier et de la boutique
de l’artisan à l’expression indépendante de l’âme et de l’intelligence.
À mon sens, ce furent les conceptions de la vie, de l’homme et de la
nature à peine modifiées, qui jouèrent le rôle principal dans la
détermination de l’aspect et du caractère des œuvres d’art de
l’Extrême-Orient, mais nous ne devons pourtant point passer sous silence
les considérations techniques ni les méthodes traditionnelles de travail.
La première chose évidente à noter est que toute cette peinture est de
l’aquarelle. Le peu de peinture à l’huile qui existe — par exemple, la
décoration du sanctuaire de Tamamushi 1 (VIIIe siècle) — peut être passé
1 [c. a. : Tamamushi]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
50
sous silence ; le procédé en fut bientôt abandonné sans qu’on le poussât
jusqu’à son plein développement.
Les plus anciennes peintures sont des fresques qui se détachent sur un
fond blanc préparé. La plupart ont péri. Il reste au Turkestan quelques
grands ouvrages de ce genre, et au Japon, dans le temple d’Horyuji, la
fameuse fresque du VIIe siècle. Mais, parmi les vastes peintures murales
qu’exécutèrent les maîtres chinois, aucune ne semble avoir survécu. Dans
ces peintures primitives comme dans les tableaux plus petits sur panneaux
de bois, également préparés sur fond blanc, c’est le contour qui donnait
tout le caractère, c’est à lui que l’artiste consacrait ses soins. Faire
exprimer par ce contour la forme incluse, le volume, le mouvement, telle
était la grande préoccupation du peintre, comme elle avait été celle des
premiers Grecs. Travailler dans ces limites étroites, en renonçant à tous les
secours de l’illusion que donnent l’ombre et le modelé, c’était là, sans nul
doute, un exercice qui pouvait rendre à l’artiste d’incomparables services ;
le procédé se conserva pendant des siècles. C’est sur cette base de dessin
linéaire que s’élève toute la peinture chinoise et japonaise.
Cependant aux premiers siècles de notre ère, on commença à employer
d’abord la soie, puis le papier ; c’est ainsi que nous possédons des tableaux
correspondant en quelque manière à nos tableaux de chevalet, c’est-à-dire
des peintures qu’on peut transporter.
Mais, à d’autres égards, nous pouvons noter une différence frappante. Le
tableau encadré est rare en Chine et au Japon. Presque toutes les peintures
rentrent dans le genre kakémono — tableau que l’on peut suspendre au mur
— ou dans le genre makémono — long rouleau semblable aux manuscrits
chinois. Il existe bien aussi des paravents à deux, quatre ou six feuilles, et des
peintures sur panneaux mobiles, mais la majorité des peintures se présentent
sous les deux formes précédemment mentionnées.
Comme nous l’avons vu, les idées et les traditions littéraires jouent un
grand rôle dans cet art. Kakémonos et makémonos ont toujours été
considérés plutôt comme nous considérons les livres que comme parties de
l’ameublement d’une pièce. On les déroulait afin d’en jouir une heure ou
une journée, pour les rouler de nouveau ensuite et les mettre de côté.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
51
« Une peinture est un poème sans voix, un poème est une peinture
parlée », tel est le proverbe chinois.
C’est pour s’harmoniser à ces coutumes et à ces conceptions, que
l’œuvre du peintre doit présenter un aspect moins massif que nos peintures
d’Europe. Cette légèreté relative provient de la matière et du procédé
employés.
Si les peintres chinois s’abstinrent résolument de chercher le relief au
moyen des ombres portées, c’est sans doute, en partie, qu’ils craignirent de
se laisser entraîner par l’attrait d’une ressemblance purement imitative ;
c’est encore parce qu’ils respectaient vraiment les propriétés de la peinture
à l’eau. Lorsque, de nos jours, la peinture à l’eau essaie en Orient de
rivaliser avec la vigueur et l’ampleur de la peinture à l’huile, elle ne réussit
d’ordinaire qu’à sacrifier les qualités qui lui appartiennent en propre.
D’autre part, si la Chine et le Japon n’ont jamais cherché à accentuer le
relief des objets reproduits, on y étudiait assidûment les rapports des tons
entre eux, les gammes d’ombre et de lumière, ce que les Japonais
appellent notan. Tel fut particulièrement le cas en Chine sous les Song
(Xe-XIIIe siècles), et au Japon dans la période Ashikaga (XIVe-XVIe
siècles). Alors, en effet, on sut distinguer la peinture et l’écriture, que les
autres époques unissaient étroitement. Comme la plume n’est jamais
employée pour écrire, et que tracer des caractères chinois avec perfection
exige une maîtrise du pinceau égale à celle du peintre le plus habile, ne
nous étonnons pas si la calligraphie s’est souvent trouvée placée, en tant
qu’art, sur le même rang que la peinture et même parfois au-dessus. Les
Chinois estiment, d’ailleurs, que la personnalité intime de celui qui écrit se
manifeste dans son écriture. « L’esprit, avaient-ils coutume de dire, vit
dans la pointe du pinceau ». Ce qui aide aussi à comprendre pourquoi la
plupart des artistes chinois étaient en même temps des lettrés.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
52
VIII
ÉDUCATION ET MÉTHODE
@
Avec les matériaux et le choix de sujets dont je viens de parler, quelle
était l’éducation de l’artiste ?
La mémoire jouait un bien plus grand rôle que chez nous dans
l’élaboration d’une peinture.
Sans doute faisait-on des croquis préliminaires ; mais il ne pouvait y
avoir aucune retouche dans l’exécution définitive du tableau. Une fois la
ligne jetée sur la soie, elle y restait pour toujours.
Quelquefois on se passait même d’esquisse ; un peintre Song, Tcheou
Chouen, disait par exemple :
« La peinture et l’écriture ne sont qu’un seul et même art ; or, qui a
jamais vu un bon calligraphe commencer par faire une esquisse ?
Wou Tao-tseu, le plus grand de tous les maîtres chinois, fut envoyé, dit-on,
par l’empereur pour peindre une rivière. De retour au palais, à la grande
surprise de tous, il n’avait point de croquis à montrer. « Je les ai tous dans
mon cœur », fit-il.
Les croquis et les études préliminaires comptaient donc beaucoup moins
dans l’éducation de l’artiste que chez nous, Européens. D’autre part, les
matériaux et les méthodes dont on usait exigeaient une promptitude
d’exécution qui rendait essentiel de posséder une mémoire extrêmement
exercée. La mémoire rejette naturellement tout ce qui ne l’a pas intéressée et
frappée ; ces artistes n’étaient donc pas tentés, comme ceux qui travaillent
d’après nature, de transcrire des détails superflus tout simplement parce qu’ils
trouvent ces détails sous leurs yeux. Mais on insistait d’autant plus sur la
nécessité d’une observation attentive, précise et patiente.
« Ceux qui étudient la peinture de fleurs, dit Kouo Hi (dans l’essai
sur le paysage dont j’ai déjà cité des passages), doivent prendre
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
53
une tige unique, la placer dans un trou profond et l’examiner d’en
haut, car ils l’aperçoivent ainsi dans son ensemble. Ceux qui
étudient la peinture de bambous doivent prendre une tige de
bambou et, par une nuit de clair de lune, projeter son ombre sur
une pièce de soie tendue contre un mur ; la véritable forme du
bambou se trouve ainsi découverte. Il en va de même pour la
peinture de paysages. L’artiste doit se mettre en communion avec
les collines et avec les ruisseaux qu’il veut représenter.
Tchao Tch’ang, un autre maître du XIe siècle dont on a dit qu’il ne
rendait pas seulement la ressemblance exacte mais qu’il vous offrait du
même coup l’âme même de la fleur, avait coutume d’errer, chaque matin,
par les allées de son jardin encore couvert de rosée ; il choisissait la fleur
qu’il voulait peindre, la tournant délicatement entre ses doigts et cherchant
à pénétrer sa vie.
Plusieurs anecdotes nous montrent l’art du peintre corrigé par
l’expérience de gens mieux informés.
Un peintre chinois, par exemple, avait représenté un combat de
taureaux dont il était extrêmement fier. Mais un jour, un bouvier éclata de
rire devant cette peinture.
— Ça, des taureaux qui se battent ! s’écria-t-il. Les taureaux ne
se fient qu’à leurs cornes et gardent leur queue entre leurs
jambes ; tandis que ceux-ci s’en vont avec la queue en l’air 1 !
Okyo, le fameux maître japonais du XVIIIe siècle, peignit un sanglier qu’il
avait par hasard trouvé endormi dans la forêt ; et lui aussi était fier de son
tableau. Mais un habitant de la forêt abattit son orgueil en lui disant que
l’animal ressemblait bien plus à un sanglier malade qu’à un sanglier endormi :
la force latente de ses membres n’était pas visible dans le dessin. Le jour
suivant, le peintre reçut un message lui apprenant que le sanglier n’avait pas
bougé de sa première position et qu’on l’avait trouvé mort 2. D’ailleurs, on
pourrait citer en Europe de nombreuses histoires du même genre.
1 GILES, p. 66. 2 ANDERSON, Catalogue of Japanese Paintings in the British Museum, p. 413.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
54
Mais ce qui, somme toute, nous frappe le plus, c’est une très grande
différence de méthode. En Chine et au Japon, tout était systématisé à un
degré extraordinaire. Il y avait une façon de faire chaque chose, ou plutôt il y
en avait seize ou trente-six, ou tout autre nombre consacré, et chacune de ces
façons était distincte, définie et possédait un nom particulier. Il y avait des
écoles pour la disposition et l’arrangement des fleurs, chacune avec ses
principes, ses secrets et ses méthodes ; des écoles de jardinage ; des écoles
pour faire le thé ; et la minutie, la précision dont on usait pour définir la
manière parfaite de réaliser n’importe quoi sont tout simplement incroyables.
Pour le peintre de paysages, il y a seize manières de dessiner les replis
et les courbes des montagnes, correspondant à des types différents de
formation géologique 1 ; chaque procédé a son nom. Quelques-uns de ces
replis sont pareils à des fibres de chanvre, d’autres aux veines d’un lotus,
d’autres encore à l’empreinte des gouttes de pluie, ou à des broussailles
éparpillées, ou à des cristaux d’alun. Les uns semblent taillés par une
grosse hache, les autres par une petite.
Mais à mesure que s’accroissaient les diverses écoles (et, par école,
j’entends le style mûri ou les moyens d’expression inventés par des grands
maîtres particuliers), les façons de représenter la nature s’individualisèrent
de plus en plus.
Comme exemple remarquable de ce que nous avançons, prenons, dans
l’art japonais, les styles opposés des écoles de Tosa et de Kano.
Voici l’école de Tosa, avec ses personnages se détachant
vigoureusement sur un fond de paysage, avec son paysage lui-même que
rayent des bandes de brouillards ou de nuages d’or stylisés. Rien ne diffère
plus de la méthode chinoise, suivie par l’école de Kano, qui imprégnait
l’esprit du spectateur de la profondeur et de l’atmosphère du paysage et
dont les figures baignaient dans cette atmosphère.
En Occident, de simples divergences de style donnèrent lieu à d’amères
et orageuses controverses. Regardez le mépris mutuel que se témoignent
1 SEI-ICHI TAKI, Three Essays, p. 47.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
55
les préraphaélistes et les impressionnistes. En Orient, on réglait ces
questions avec plus de bon sens.
Ma Yuan. Pins et pics rocheux. Collection du baron Yanosuké Iwasaki, Tokyo.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
56
On reconnaissait qu’un certain style allait avec un certain genre de
sujets, tandis qu’un autre style convenait mieux à un autre genre. Le style
de Tosa, par exemple, apparaissait plus approprié aux scènes de la vie de
cour, aux combats, aux aventures et aux récits de tous genres, tandis que
les styles de la Chine et de Kano restaient consacrés aux paysages, aux
portraits des sages et, en général, à tous les sujets chinois.
Il arrivait que le même peintre employât deux styles tout à fait
différents, et même davantage. Au lieu de décrier une méthode qui était à
l’opposé de celle qu’il avait étudiée, il l’adoptait quand les circonstances le
demandaient, et il en démontrait les vertus.
Plus récemment, des peintres apprirent successivement tous les styles
avant de choisir celui qui semblait le mieux adapté à leur tempérament,
allant même, dans certains cas, jusqu’à combiner, en un mélange nouveau,
les divers éléments de toutes les méthodes.
Dans chaque style ou école, il existait une façon spéciale de traiter les
figures, les rocs, les arbres, les nuages, etc. On apprenait par cœur des
diverses façons, comme nous apprenons les différents genres d’écriture.
L’élève s’exerçait pendant de longs jours à donner des coups de pinceau
jusqu’au moment où il parvenait à une parfaite maîtrise.
Il est vraiment surprenant qu’avec un ensemble de lois et de règles si
laborieuses et en apprenant tant de choses par cœur, le peintre ait
pourtant su garder une fraîcheur aussi spontanée.
Cette éducation avait à la fois ses avantages et ses inconvénients.
L’expérience accumulée des siècles ne s’y est pas perdue, comme chez
nous, où les traditions du métier de peintre sont maintenant dédaignées.
L’étudiant d’Occident, placé en face de tous les phénomènes si complexes
de la nature, doit agir comme s’il faisait tout seul ses débuts dans le
monde, ramassant à peine quelques miettes laissées par ses
prédécesseurs ; il se peut qu’au cours du travail nécessaire pour dompter la
matière, il se décourage et se lasse. L’étudiant d’Extrême-Orient, au
contraire, arrive du moins armé à la bataille. Naturellement — et c’est là
qu’apparaît le défaut de cette éducation — pour ceux qui manquent
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
57
d’inspiration ou de sincérité, l’héritage devient uniquement un système de
sténographie ou une série de tours de passe-passe. À une époque de
décadence, le plus grand homme de lettres du Japon moderne, Motoöri 1,
fit aux peintres de son pays le reproche de se mettre en route avec l’unique
intention d’étaler la vigueur de leur coup de pinceau et l’habileté de leur
main. Il condamne l’observation stricte des conventions artistiques
courantes dans les diverses écoles, et regrette qu’on dédaigne de
considérer la véritable forme des choses elles-mêmes.
La valeur des critiques de Motoöri, auxquelles je reviendrai plus tard, est
quelque peu diminuée par son ignorance avouée de l’art ; mais elle
s’applique assez bien à l’ennuyeuse et banale répétition des vieux thèmes
qui marqua la décadence de la tradition classique.
Les Chinois attachaient une grande importance à la préparation de
l’esprit : le peintre devait, avant de se mettre au travail, recueillir ses idées
dans une pièce tranquille. La fenêtre devait être lumineuse, la table sans un
grain de poussière et l’esprit plein de sérénité.
On nous raconte qu’un maître, Kou Tsiun-tche, avait coutume de
peindre dans un grenier, et il tirait l’échelle après lui, afin de ne pas être
dérangé par sa famille 2.
@
1 B. II. CHAMBERLAIN, Transactions of the Asiatic Society of Japan. Vol. 12, p. 221. 2 The principles Ch’i-yün and Chuan-shên in chinese painting (Kokka, n° 244).
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
58
IX
PRINCIPES DE COMPOSITION
@
Presque tous les tableaux anciens qui ont survécu en Extrême-Orient
empruntent leur sujet à la religion bouddhique ; nous savons pourtant que
des sujets profanes et des portraits les précédèrent en Chine.
Kou K’ai-tche, le fameux maître du quatrième siècle, auteur du
merveilleux rouleau qui se trouve au British Museum, était particulièrement
renommé pour ses portraits, et l’on rapporte à ce sujet quelques-unes de
ses paroles. Il attachait une grande importance à la peinture des yeux, qui
sont le trait le plus expressif, le trait dominant du visage.
Il semble avoir préféré dessiner des têtes aux traits vigoureux, peindre
des hommes de caractère et d’expérience.
« Faire le portrait d’une jolie fille, dit-il, c’est comme ciseler un
portrait dans de l’argent ; on peut arriver à rendre à la perfection
les vêtements de la jeune femme, mais il faut se contenter d’un
trait par-ci, d’un coup de pinceau par-là, pour rendre sa beauté,
telle qu’elle est.
« En quoi est-il nécessaire, demande un maître Song, Sou
Tong-p’o, que dans un portrait le corps tout entier soit
ressemblant ? Ne suffit-il pas de rendre les parties du corps où se
manifeste la pensée 1 ?
Le même peintre, qui était grand homme d’État, poète et philosophe,
commente la déplorable coutume qui, d’après lui, sévissait sur ses
contemporains, et qui consistait à arranger le chapeau et les vêtements de
la personne dont on allait faire le portrait, à la faire asseoir et regarder un
objet. Il en résulte que le modèle prend un visage et une expression qui ne
sont pas les siens.
1 GILES, p. 106.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
59
« La meilleure façon, dit-il, pour saisir l’expression naturelle d’un
personnage est d’observer secrètement sa conduite avec d’autres
personnes.
Il semblerait, d’après ces remarques, que les méthodes
photographiques que nous connaissons si bien ne fussent point inconnues
en Chine il y a mille ans. Pourtant, comme je l’ai déjà fait observer, le
portrait qui est, en Europe, le genre de peinture le plus fréquent, est
extrêmement rare en Extrême-Orient. Même un artisan dessinateur comme
Toyokuni, refusa de terminer le portrait d’un (richard) parce qu’il ne
pouvait rien trouver d’intéressant dans l’âme du modèle 1. Les portraits de
ce genre, qui sont venus jusqu’à nous, sont presque tous des portraits de
grands hommes, soit idéalisés, soit faits en souvenir d’eux, et en particulier
des portraits de prêtres et de guerriers.
De même que les thèmes de l’art chrétien ont formulé des types de
composition qui ont influencé l’ensemble de la peinture en Europe, de
même, les sujets de la religion bouddhique ont eu leur rôle, bien moins
considérable, il est vrai, dans la formation du caractère de la peinture en
Extrême-Orient.
L’art chrétien, avec ses conceptions dramatiques, a fourni des matériaux
sans nombre à l’étude des figures en action et en mouvement dans leurs
rapports les unes avec les autres. L’art bouddhique, au contraire, exprime
un idéal de contemplation. Il est vrai que les bas-reliefs primitifs du
Gandhara et ceux de Borobudur, à Java, traitent des événements de la vie
de Çakyamouni, content son adolescence solitaire, son premier contact
avec la maladie et avec la mort, sa séparation d’avec sa famille, son séjour
1 Le marchand envoya un domestique demander à l’artiste pourquoi il interrompait son travail. Le domestique, en voyant le croquis préliminaire, ne put s’empêcher de
souhaiter, bien que, dit-il, il sût combien ce souhait était inutile, que Toyokuni fît
son propre portrait ; et il expliqua que, son pays étant très éloigné, il ne pouvait aller voir ses parents pendant ses congés, de sorte qu’un portrait de lui leur serait
très précieux. A cette pensée, il fondit en larmes ; Toyokuni, touché, le fit aussitôt
poser et le renvoya avec un portrait. Le maître de ce garçon vint demander une
explication ; l’artiste répondit aussitôt que le jeune homme lui ayant montré sa nature intime, était devenu pour lui un sujet intéressant ; tandis que la nature
intime du marchand lui restait cachée. Cette histoire est rapportée dans le
Dictionnaire japonais de biographie nationale, Dai Nihon Jimmei Jisho.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
60
dans les montagnes ; mais dans la peinture bouddhique, telle que nous la
connaissons en Chine et au Japon, ces sujets sont très rares. Dans les
tableaux que le docteur Stein a rapportés du Turkestan, les aventures de la
vie du Bouddha sont assez souvent représentées, mais elles ne forment pas
le sujet principal des grandes compositions ; elles ne sont traitées qu’en de
petits compartiments, en marge des portraits retraçant les visages sévères
ou bienveillants des Bodhisattvas, et ne jouent qu’un rôle tout à fait
secondaire, analogue à celui des predelle des autels italiens.
Or, un art qui se consacre à l’expression du repos intellectuel, ou qui
représente des visions d’extase, se prête inévitablement à la répétition
plutôt qu’au développement.
Les peintres qui suivirent purent tenter d’apporter des raffinements à
ces thèmes, mais leurs compositions n’eussent décelé de progrès qu’à
condition de refondre la conception tout entière.
Chez les peintres de la Renaissance italienne, alors même que le sujet
proposé se trouvait être soit une vision béatifique des saints et des
prophètes, soit l’Assomption de la Vierge Marie, on découvre un effort
constant pour relier les figures les unes aux autres par l’action et par le
geste. Mais, si cette maîtrise dans la composition ainsi obtenue était une
véritable conquête de l’art laïque, il en résultait en revanche une fâcheuse
diminution ou même une disparition totale du sentiment religieux qui était
censé avoir inspiré la peinture. Si nous nous rappelons le Dôme du Corrège,
dans la cathédrale de Parme, ou le Paradis du Tintoret, nous rencontrons
bien un sentiment d’extase et de transport religieux, mais nous sommes
conscients d’une certaine inquiétude et d’une interruption dans le rythme ;
nous ne sommes pas emportés d’un élan irrésistible dans le monde éthéré
que nous contemplons : nous restons au-dehors, étonnés par l’agitation
des êtres qui le peuplent et peut-être plus écrasés par la divine habileté du
peintre que par le sujet lui-même.
Comme type de la peinture bouddhique à sa plus belle époque,
signalons le célèbre tableau du Sozu Eshin, au XIe siècle 1. On y voit Amida
1 Reproduit dans Kokka, n° 156.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
61
Bouddha, s’élevant au-dessus des montagnes, avec des serviteurs
angéliques flottant de chaque côté de lui, tandis que des adorateurs restés
sur terre le regardent d’en bas et que les quatre gardiens du monde
matériel se tiennent dans le fond. Comme nous nous trouvons transportés
sans effort vers les régions sublimes ! Il semble que cette splendeur venue
de l’inconnu et qui illumina tout le tableau provienne d’une commotion de
l’esprit. Nous devenons une partie du tableau, il devient une partie de
nous-mêmes.
La centralisation et la symétrie sont les principes dominants de cette
œuvre. L’attention du spectateur se concentre sur l’étincelante et
gigantesque figure d’Amida, et les personnages placés d’un côté ont
comme pendant des personnages placés de l’autre. Nous examinerons plus
tard comment les idées taoïstes devaient affecter ces principes ; mais, pour
le moment, je désire appuyer sur le caractère général de tout cet art.
Les plus belles peintures bouddhiques possèdent à un degré
extraordinaire la faculté d’attirer le spectateur hors de lui-même et de ses
préoccupations, pour le transporter dans l’atmosphère idéale qui leur est
propre. Au contraire, dans un grand nombre de peintures européennes,
religieuses tout au moins de nom, les personnages sacrés sont remplis du
désir d’impressionner le spectateur ; ils appellent du geste, ils montrent du
doigt, ils ouvrent les bras, sourient, persuadent ; mais je crains bien que
trop souvent ils ne parviennent qu’à nous exciter à la résistance ou à nous
réduire à l’indifférence.
Chacun de nous, sans doute, a remarqué combien, dans la vie ordinaire,
le spectacle d’une personne absorbée par son travail ou par la
contemplation, oublieuse d’elle-même et inconsciente de ce qui l’entoure,
exerce un charme puissant. Peut-être éprouvons-nous le sentiment que
quelque chose la possède qui dépasse l’individu, ou peut-être encore y
discernons-nous le signe de cette grande coordination de la vie dans
laquelle chacun de nous joue son rôle.
Il en est de même pour l’art. L’occupation a beau être triviale, si la
femme ou l’homme s’y consacrent tout entiers, la figure en acquerra une
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
62
dignité naturelle et nécessaire, comme il y en a dans les mouvements des
animaux.
Outamaro 1 prend une figure empruntée à la vie la plus ordinaire, — par
exemple, une femme qui, chez un drapier, examine une pièce de gaze,
tandis qu’un enfant, absorbé lui aussi dans le monde de ses jeux et de ses
fantaisies, se prélasse sur ses genoux. En lui-même le sujet n’existe pas ;
mais, justement à cause de la foi de l’artiste dans la vie et dans la beauté
des mouvements naturels dirigés vers la fin qu’ils se proposent, il y a dans
cette estampe quelque chose de grave qui la relie au grand art.
Je crois que nous pouvons soumettre tous les peintres de figures à cette
épreuve — qui dévoilera souvent le secret d’un art défectueux : les
personnages s’occupent-ils véritablement de ce qu’ils font ? et leurs
mouvements sont-ils bien concentrés sur le travail auquel ils sont en train
de se livrer ? Une des conséquences fâcheuses de l’enseignement
académique en Europe, avec ses innombrables dessins d’après des modèles
qui posent, c’est qu’on rencontre trop souvent dans les tableaux des figures
qui ne font rien de particulier, qui ne sont là que pour remplir un espace
vide, et qui prennent une attitude dictée, non par la nécessité intime de
l’équilibre ou du mouvement, mais par l’exigence de la composition, ou qui
apparaissent dans la toile pour attirer la sympathie du spectateur.
Pour en revenir au tableau du Sozu Eshin, ce chef-d’œuvre et les autres
chefs-d’œuvre de l’art bouddhique sont donc franchement symétriques
dans leur disposition. Si nous dirigeons maintenant notre attention vers un
autre tableau, une peinture chinoise de Ma Yuan 2, nous y découvrirons une
conception différente dans la composition. Au lieu d’une concentration
totale et d’une harmonie dans le rythme qui nous pousse à arrêter
entièrement notre attention sur les figures elles-mêmes, nous trouvons une
façon de répartir les figures dans l’espace, qui nous surprend et nous
stimule. Un prêtre rencontre son disciple. Ces deux personnages sont seuls,
face à face. Un grand ciel vide s’étend au-dessus et autour d’eux. Les
longues racines d’un arbre s’écartent en grimpant, et une branche venue
1 [c. a. : Outamaro] 2 Reproduite dans Kokka, no 123. [c. a. : Ma Yuan]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
63
d’un tronc invisible étend vers le haut son ombrage. Le principe de
symétrie n’est pas seulement absent de cette peinture, mais l’asymétrie,
l’imparfait, l’incomplet sont devenus le principe même de la composition. Le
tableau n’est pas rempli ; il attend que notre imagination y pénètre, y sente
l’air qui vient des grandes hauteurs du ciel et descend sur le flanc dénudé
de la colline, y entende le balancement des branches du pin géant, écoute
les paroles, observe les visages et les gestes du disciple et de son maître.
Nous sommes ici dans le plein courant des idées taoïstes. Le principe de
symétrie dérive, je pense, de la contemplation de la forme humaine. C’est
la symétrie du corps qui fournit l’archétype du dessin primitif dans la
plupart des arts religieux. À une figure centrale, aux membres d’une
proportion parfaite, s’adjoindront de chaque côté deux figures, comme nous
en voyons sur les autels primitifs, en Italie ; et d’autres figures s’y
ajouteront encore en nombres égaux ou du moins apparemment égaux. Ce
système entraîne fatalement la répétition et, avec le progrès de l’art, cette
répétition devient fastidieuse pour l’artiste. En Europe, on a usé de
nombreux stratagèmes pour la déguiser.
Mais si nous nous détournons du corps humain, comme le faisaient les
artistes taoïstes, nous nous apercevons que dans les arbres, par exemple,
quand même la disposition des branches serait asymétrique, l’équilibre
pourtant se maintiendrait. C’est un tel principe d’équilibre asymétrique que
recherchaient dans leurs œuvres les artistes taoïstes. Donc l’espace,
l’espace entièrement vide devient un facteur positif ; ce n’est plus dans la
peinture une partie qu’on a négligé de remplir, mais un élément qui exerce
un pouvoir d’attraction sur l’œil en faisant équilibre aux masses et aux
formes. Pour exercer ce pouvoir, il importe toutefois qu’on use largement
de l’espace, et qu’on lui accorde de l’importance, comme une fin en lui-
même.
Nous trouvons, même chez ces artistes, une tendance à composer des
tableaux dans lesquels l’espace vide occupe le centre, tandis qu’un rameau
unique ou une branche de fleurs venue de l’extérieur et entrant tout à coup
dans le dessin, nous suggère l’idée de tout ce qui pousse en dehors de la
toile. C’est par des indications de ce genre que l’imagination, excitée et
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
64
poussée d’elle-même à l’action, sentait son énergie bien plus fortifiée que
par 1e spectacle de formes parfaites et achevées.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
65
X
DISTANCE ET PERSPECTIVE
@
Il faut distinguer entre le principe de suggestion dans le sujet et le
principe d’isolement décoratif, je veux dire le principe d’après lequel les
peintres de miniatures persanes et quelques-uns des primitifs italiens
traitaient les détails de la nature. Les artistes persans, de même que
Botticelli dans son Printemps, aiment exprimer le plaisir des corolles qui
s’ouvrent et des arbres en fleurs. Pour y arriver, ils réduisent la confusion
et la profusion qu’offre la nature à quelques plantes et à quelques fleurs
choisies et isolées sous leurs regards ; ils les peignent séparément et avec
minutie, si bien qu’une touffe de pâquerettes ou d’anémones arrive à
symboliser la gloire et la richesse de la campagne au printemps.
Ce procédé a certainement comme résultat de communiquer une joie vive
et intense aux fleurs mêmes, en tant qu’objets de vision, mais il mène à la
petitesse dans la forme et affaiblit la puissance synthétique de la nature. Il est
essentiellement artificiel et ignore les relations naturelles de la vie.
La tradition principale de l’art chinois offre, au contraire, un instinct
puissant de largeur et de simplicité. Les artistes les plus appréciés étaient
ceux qui pouvaient, en un petit espace et avec quelques coups de pinceau,
donner l’impression la plus complète de la profondeur et de la distance.
Dès le VIe siècle 1 , nous entendons parler d’un maître qui pouvait,
dit-on, sur un éventail, évoquer pour le spectateur dix mille kilomètres de
pays. Et c’est là l’expression d’une admiration très vive, qui fut, dans la
suite, souvent répétée.
Tous les effets de ce genre dépendent de l’art d’évocation. Le paysage
chinois est certainement au premier rang parmi les paysages du monde
entier, parce qu’il suggère des horizons sans bornes, qu’on y voit des
1 GILES, p. 31.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
66
montagnes au-delà d’autres montagnes se perdant dans le ciel à l’horizon
lointain.
On a dit d’un artiste Song, Houang Ts’i, qu’un de ses tableaux intitulé
Brume et vent, avant la pluie « était plein de profondeur et obligeait le
spectateur à évoquer, dans le vague de la composition, des images qui,
tour à tour et sans cesse, apparaissaient pour s’évanouir ensuite ».
Song Ti 1 disait, au XIe siècle, à un peintre, qui avait une bonne
technique, mais dont les œuvres manquaient d’un effet naturel :
« Choisissez un vieux mur en ruine et voilez-le d’un morceau de
soie blanche. Puis, matin et soir, contemplez cette soie jusqu’au
moment où la ruine vous apparaîtra enfin à travers la soie, avec
ses bosses, ses creux, ses zigzags et ses fentes dont le détail
s’est amassé dans votre mémoire et fixé dans votre œil. Peu à
peu, ces parties en relief, ces plis, ces trous, prendront la forme
de montagnes, de ruisseaux et de forêts ; vous pourrez imaginer
les voyageurs qui cheminent dans ce paysage, tandis que les
oiseaux volent à travers les airs.
Léonard de Vinci — ne l’oublions pas — donnait des avis à peu près
identiques. Il conseillait au peintre d’exciter son imagination en considérant
attentivement les taches et les souillures apportées par le temps sur la
surface d’un vieux mur, ou bien les veines d’un morceau de marbre, en
laissant à sa fantaisie le soin d’y découvrir ou d’y suggérer des idées de
peintures.
D’ailleurs, on ne cherchait pas uniquement des suggestions visuelles ; le
spectateur n’était pas seulement poussé à se pénétrer du tableau placé
devant ses yeux et à y voir plus que ce qui y était véritablement
représenté ; mais, par le jeu subtil des associations d’idées, il lui était
loisible d’évoquer, en outre, des sons et des parfums. Par exemple, dans la
série classique des Huit Scènes de paysages, le peintre de la Cloche du soir
sonnant d’un temple lointain évoquait les accents mélodieux et tendres de
cette cloche passant au-dessus de la plaine pour parvenir jusqu’à l’oreille
1 GILES, p. 100.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
67
du voyageur ; quant à la Descente des oies sauvages, elle apportait le
souvenir du cri familier des oies, volant en plein ciel, à travers la brume.
Quand l’empereur-peintre de la dynastie des Song, Houei-tsong, fonda
son académie, et que les places de cette académie furent mises au
concours, ceux qui les conquirent furent les peintres qui usèrent avec le
plus de bonheur de ce principe de suggestion. Ainsi, l’un des sujets que l’on
avait proposés devait illustrer ce vers d’un poème :
Le sabot de son coursier revient tout imprégné du parfum des
fleurs foulées.
L’artiste qui l’emporta fut celui qui peignit un cavalier, suivi d’un essaim
de papillons, voletant autour des sabots de son cheval.
Peut-être touchons-nous ici au point faible des Chinois, avec leur
passion des jeux littéraires, leur subtilité excessive qui arrive parfois à
obscurcir leurs qualités de peintres ; je suis pourtant loin de penser, avec
quelques théoriciens puristes de notre époque, qu’il soit interdit à un
peintre d’user du pouvoir que possèdent les associations d’idées.
Les makémonos, longs rouleaux représentant une suite continue de
scènes ou de paysages, remplissaient admirablement le but de l’art taoïste.
Tout en les déroulant, il nous semble faire un voyage facile et sans effort à
travers de merveilleux pays. Des sentiers nous invitent à quitter les rivages
verdoyants pour monter vers des plateaux plus éloignés, où des pins
s’élancent de l’escarpement des rocs vers des pics dressés, pareils à des
tours, dans le lointain du ciel. Aucune autre forme de paysage n’est aussi
diverse, aussi mouvementée ; celle-ci rappelle la musique par la richesse et
la mobilité de ses modes.
Avec le kakémono, tableau que l’on pend au mur, et qui est enfermé,
comme les nôtres, dans les limites d’un cadre rectangulaire, les conditions
étaient différentes.
Ces peintres, avec leur passion pour la distance et la profondeur, leur
ardent désir d’infini qui seul répond à l’indépendance de l’âme humaine,
« qui regarde avant et après », refusaient l’étroit horizon visible au niveau
de notre œil. La ligne plate de l’horizon s’associait pour eux à la raideur de
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
68
la mort ; ils avaient des révoltes devant sa courbe rigide ; ils aimaient, au
contraire, un horizon dont les lignes opulentes s’enfuyaient au loin vers
l’au-delà ou bien, suivant leur expression, « avec les ondulations du
dragon ». Le spectateur se trouvait donc enlevé dans les airs, comme s’il
regardait du haut d’une tour ; son œil ne s’embrouillait pas dans les détails
du premier plan, mais à travers l’étendue des plaines, il allait jusqu’aux
montagnes lointaines dont s’étageaient les cimes vaporeuses ou jusqu’à
l’eau qui se fondait à l’horizon avec les brumes du ciel 1.
Au point de vue historique, sans nul doute, le système de la perspective
ainsi comprise n’était que le développement naturel du système primitif des
plans superposés ; de même, dans les peintures égyptiennes, nous voyons
les figures plus lointaines rendues à plus petite échelle et placées au-dessus
des têtes des figures de premier plan. Mais l’influence principale qui
détermina ce système fut la pensée taoïste, résolue à créer un art en
harmonie avec ses aspirations.
Dès le VIIIe siècle, nous trouvons des traités sur le paysage qui
consacrent une attention particulière à la perspective aérienne. Wang Wei
établit la gamme des proportions pour les montagnes, les arbres, les
chevaux et les figures humaines.
« Les hommes placés sur un plan éloigné, déclare-t-il, n’ont pas
d’yeux, les arbres dans le lointain, point de branches, les collines,
point de rochers : elles sont indistinctes comme les sourcils ; et
les eaux lointaines n’ont pas de vagues, mais elles se dressent et
touchent aux nuages.
Ces préceptes nous apparaissent très évidents et d’une grande banalité ;
mais nous savons combien cet instinct puéril de rendre, non pas ce que
nous voyons réellement, mais ce que nous savons exister là-bas persiste
dans la peinture ; aussi, pour l’époque, ces principes sont-ils remarquables.
1 « Si l’on regardait les montagnes peintes de la même manière que les montagnes réelles, c’est-à-dire de la base au sommet, il ne serait possible de voir qu’une seule
chaîne à la fois, et non la succession des chaînes ; leurs ravins et leurs vallées
échapperaient aussi », a dit Chen Koua (XIe siècle). — GILES, p. 106.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
69
Trois siècles plus tard, Kouo Hi, que j’ai déjà cité et qui attache une
grande importance à la valeur d’une expérience pleine et variée, d’une
observation vaste et étendue, analyse avec plus de précision les éléments
du paysage. Il discute les tableaux de montagnes, par exemple, par rapport
à leur hauteur, leur profondeur et à ce qu’il appelle « la distance de
l’horizon ». Il parle aussi d’une grande montagne qui domine de façon
grandiose les collines plus modestes, et d’un pin élevé qui offre aux autres
arbres un merveilleux exemple. Cette relation qui existe entre les points
dominants et les points subordonnés, les Chinois l’exprimèrent par la
métaphore de l’hôte et de ses invités.
On considérait les montagnes et l’eau comme les éléments si
indispensables d’un tableau, que le nom même de paysage en chinois est
« montagne-eau-tableau ». On attachait une grande importance à la vérité
structurale. Mi Fei 1, le célèbre critique, déclare que les collines s’élevant
hors de l’eau ne doivent jamais sembler reposer sur la surface de cette
eau, mais donner l’impression qu’elles plongent dans ses profondeurs. S’il
existe des ruisseaux dans le tableau, il importe que nous puissions, par
l’imagination, remonter jusqu’aux sources d’où ils ont jailli ; ils ne doivent
pas être amenés n’importe comment, d’une source qui n’apparaît pas.
De même, chaque élément du paysage doit avoir le caractère qui lui est
propre : les oiseaux et les bêtes doivent paraître vivants et offrir avec la
réalité d’autres ressemblances que celle de la plume et du poil ; il faut que
les fleurs et les fruits se balancent dans la brise et étincellent sous la
rosée ; quant aux personnages, lorsque nous les regardons, ils doivent
nous donner l’impression de la parole.
Toutes ces préoccupations, éveillées par le souci essentiel de rythme et
de vitalité dans la composition, montrent le caractère viril qui se cache sous
l’idéalisme élevé de la peinture Song. Le but de l’art de cette période se
trouve admirablement résumé par un poète chinois 2.
L’art dépasse la forme des choses,
1 GILES, p. 134. 2 GILES, p. 146.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
70
Bien que son rôle soit de conserver la forme des choses :
La poésie nous donne des pensées qui dépassent le domaine de l’art,
Quoiqu’on l’apprécie parce qu’elle permet aux caractères de l’art de se
manifester.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
71
XI
COULEUR
@
Afin de répondre à son but, à son idéal, cet art devait marquer une
préférence pour les tableaux monochromes. Mais le mot monochrome est
un terme dénué de force et de vie pour exprimer la gamme merveilleuse de
tons et de subtilité dont est capable cette préparation de suie noire, connue
sous le nom d’encre de Chine.
« L’encre, dit un critique chinois 1, appliquée sur la soie de façon
monotone, sans pensée ni sans intention, s’appelle l’encre
morte ; celle qui apparaît distinctement en clair-obscur se nomme
l’encre vivante. Le coloris, au sens véritablement pictural du mot,
ne signifie pas la simple application de pigments divers. On peut
admirablement rendre l’aspect naturel d’un objet par le simple
moyen de l’encre de Chine, si l’on sait distribuer les nuances et
les ombres nécessaires.
Dans les dessins à l’encre de Chine, le pinceau est le capitaine, l’encre,
le lieutenant ; dans les peintures en couleurs, au contraire, ce sont les
couleurs qui sont les maîtresses, le pinceau qui est le serviteur. En d’autres
termes, l’encre complète l’œuvre du pinceau, tandis que les couleurs en
sont un supplément. Et le critique continue à démontrer que la maîtrise
dans le dessin à l’encre de Chine est plus rare que dans la peinture en
couleurs.
Sans doute, le goût de la calligraphie était bien une des causes de la
prédilection des Chinois pour la peinture à l’encre. Mais, en outre,
l’impossibilité d’obtenir ainsi une imitation purement superficielle des
formes et des couleurs, la discrétion et la prudente retenue de ce procédé,
le rendaient particulièrement conforme au génie chinois.
1 Cité par SEI-ICHI-TAKI : Three Essays, p. 65.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
72
Nous l’avons vu, bien que le système de l’ombre portée soit
rigoureusement laissé de côté, la relation des tons sombres aux tons clairs
faisait l’objet de l’attention la plus profonde de la part du peintre. Le terme
notan correspond, en fait, à notre terme « clair-obscur », au sens propre
du mot. Ce n’est pas la lumière et l’ombre, copiées par le peintre telles
qu’elles existent dans la nature, mais les rapports entre les tons clairs et
les tons sombres. Il existe du « clair-obscur dans les peintures en couleurs
de la Chine et du Japon, aussi bien que dans les monochromes, bien que
nos yeux n’y aperçoivent pas d’ombres.
Et dans aucun art la couleur n’est employée avec plus de subtilité, de
sûreté et de bonheur. Nous y rencontrons souvent des harmonies rares et
étranges, particulièrement dans les tons clairs, qui sont différentes de tout
ce que nous connaissons dans l’art occidental.
Ces peintres, sans doute, abordaient beaucoup les problèmes de la
couleur dans le même esprit que Reynolds. Reynolds, dans ses carnets de
notes italiens et flamands, observait quelles couleurs étaient employées
dans les tableaux qu’il examinait et critiquait leur usage non pas au point
de vue de leur conformité avec les couleurs de la nature, mais comme
faisant partie d’une gamme de tons clairs et obscurs. Au XIXe siècle, la
science nous a tous affectés, bien plus profondément même que nous n’en
avons conscience ; et les peintres se sont occupés de la couleur comme
d’une question scientifique, s’efforçant d’imiter tous les effets de la lumière
naturelle. Léonard de Vinci nota comme un fait les ombres bleues d’un
coucher de soleil ardent, mais conseilla d’éviter, dans un tableau, les effets
d’un soleil trop violent qui sont pénibles pour l’œil. À notre époque, nous
avons vu les faits scientifiques élevés à la hauteur d’un dogme artistique.
En discutant la philosophie de la nature incluse dans l’art chinois, nous
noterons que les Chinois étaient arrivés depuis longtemps à cette même
conception de l’univers et de la place occupée par l’homme, que la science
occidentale nous a seulement révélée dans ces derniers temps.
Les découvertes des sciences physiques vinrent affecter comme un
véritable choc la plupart des esprits européens, parce qu’il n’existait pas
d’harmonie entre l’imagination religieuse, la pensée philosophique et les
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
73
recherches scientifiques ; chacune de ces tendances, en effet, s’était
développée sur des routes distinctes. En Chine, le bénéfice intellectuel de
ce que nous appelons l’esprit scientifique — et qui est l’amour désintéressé
de la vérité et la conquête d’un point de vue dépassant les idées purement
humaines sur l’univers, — ce bénéfice intellectuel fut obtenu par d’autres
moyens, et sans cette opération pénible qui consiste à perdre des illusions
que naguère l’on a chéries.
Mais l’absence de toutes ces notions scientifiques dont nous sommes si
fiers apparaît d’une façon plus frappante, plus évidente et de diverses
manières.
Les résultats de la science ne se sont pas, en Chine, appliqués à l’art de
la façon rigoureuse à laquelle nous nous sommes habitués. Les peintres et
les sculpteurs se contentaient du trésor accumulé par des siècles
d’expérience ; et les problèmes du dessin se voyaient peu à peu résolus par
des principes appartenant au domaine de l’art lui-même. En Europe,
d’autre part, les problèmes de perspective, d’anatomie et de distribution de
la lumière furent étudiés séparément en tant que sciences, puis appliqués à
l’art. Le résultat en fut une confusion désolante.
Nous trouvons en Chine, à la place de notions scientifiques, les traces
constantes de croyances magiques et mystiques (visibles, par exemple,
dans la prédilection pour certains nombres) et d’un symbolisme très varié.
Le peintre était lui-même considéré comme une sorte de magicien. Nous
nous en apercevons par les histoires fréquentes, — j’en ai déjà cité deux ou
trois — sur son pouvoir d’animer ses créations du souffle même de la vie.
Et dans certaines sectes du bouddhisme, la vision peinte par l’artiste,
répandant sa lumière sur les ténèbres de la nuit, était considérée comme
l’incarnation même de la divinité.
Ces tendances persistantes se manifestent par la façon de considérer les
couleurs en Chine et au Japon.
Dans la tradition populaire chinoise, il existe cinq couleurs. Ce sont le
bleu, le jaune, le rouge, le blanc et le noir. Chacune d’elles est liée à
certaines associations. C’est ainsi que le bleu s’associe à l’Est, le rouge au
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
74
Sud, le blanc à l’Ouest, le noir au Nord et le jaune à la Terre. Les raisons
que l’on donne pour expliquer ces associations ne semblent guère
plausibles à nos habitudes d’esprit. Le bleu semble ne s’être pas, à
l’origine, distingué du vert, — du moins se servait-on du même mot pour
tous deux, — et il s’associait au vert, à cause de l’arrivée du printemps et
de sa verdure. Il est plus facile de comprendre que le noir s’associât au
Nord glacial et qu’on opposât au Nord tout noir le rouge du Midi brûlant ;
mais attribuer le blanc à l’Ouest parce que l’automne vient de ce côté avec
ses vents que précèdent les gelées blanches, c’est là une explication un peu
tirée par les cheveux. Quand nous continuons à chercher en outre le sens
des couleurs dans des régions plus vastes ; quand nous trouvons que le
bleu s’associe au bois, le rouge au feu, le blanc au métal, le noir à l’eau ;
quand on nous dit de plus que les cinq couleurs ont chacune des
correspondances symboliques avec les émotions (le blanc avec le deuil, par
exemple, et le noir avec les soucis), et non seulement avec des émotions
mais avec des notes de musique, avec les sons et avec les saveurs, je
crains fort que le respectable sens commun de l’Occident ne finisse par
s’impatienter et par s’indigner 1.
Pourtant, si fantaisiste et illusoire que puisse nous apparaître
l’application détaillée d’un tel symbolisme, il serait vain de nier que certains
genres et certains tons de couleurs aient un véritable rapport avec
certaines émotions de l’esprit.
Nos peintres sont portés à accepter les couleurs de la nature telle qu’ils
les trouvent, plutôt que d’employer des couleurs exprimant la disposition
d’esprit qui vient de s’éveiller en eux. Mais ils sont également portés à
peindre des scènes qui n’évoquent aucune émotion, quelle qu’elle soit.
Qui pourra dire jusqu’à quel point les maîtres chinois et japonais furent
affectés par le symbolisme de couleurs dont nous venons de parler ?
D’après la secte bouddhique Shingon, la hiérarchie des couleurs correspond
aux différents degrés de l’extase contemplative, allant du noir, par le bleu,
le jaune et le rouge, jusqu’au blanc, source pure et radieuse, en laquelle se
perdent et se fondent toutes les couleurs ; et dans les tableaux inspirés par
1 Voir Kokka, n° 214 et 221.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
75
la doctrine Shingon, peut-être est-il heureux de voir observer cet ordre
dans les couleurs et cette distinction entre elles. Mais dans l’art laïque, plus
libre par essence, certaines couleurs furent sans doute choisies ou écartées
en vertu d’associations d’idées ou de traditions difficilement accessibles à
l’esprit d’un peintre occidental ; nous pouvons affirmer toutefois que
l’instinct esthétique et le sentiment de l’harmonie furent toujours les
principes directeurs de l’art.
Il faut noter ici que les Chinois ont une aversion profonde pour les tons
mélangés et pour tout ce qui touche à une couleur trouble ou bourbeuse.
Le rouge et le vert sont les couleurs favorites des Japonais. Dans les
peintures de l’école de Kano, ces deux couleurs sont parfois les seules
employées, le reste du tableau étant en gris d’argent ou en noir. Et c’est là
un des secrets de l’admirable coloris propre aux artistes d’Extrême-Orient.
Ils emploient très parcimonieusement les teintes positives, en leur donnant
comme contraste de grands espaces de teinte neutre, par exemple le ton
fauve ou couleur d’ambre, de la soie si chère aux Chinois, ou la pâleur
douce et lustrée du papier que préféraient les peintres Ashikaga du Japon ;
l’on voyait toujours aussi dans leurs œuvres le gris et le noir de l’encre au
moyen de laquelle ils traçaient les contours. Ainsi employée, la couleur
arrive à l’œil avec un plaisir accru et purifié.
On peut également attribuer en partie la beauté de cette couleur à la
pureté des pigments et au soin extraordinaire que l’on consacrait à leur
confection. Les chimistes ne pouvaient offrir au peintre un grand nombre de
couleurs, mais celui-ci savait préparer celles qu’il possédait et il était sûr de
ses effets.
Quelques remarques d’Hokusaï, citées dans l’ouvrage de Goncourt,
peuvent servir d’exemple.
« Ce qu’on appelle le ton souriant est la couleur dont on se sert
pour le visage des femmes et qui lui donne la teinte et l’éclat de
la vie ; on s’en sert aussi pour colorier les fleurs. Pour obtenir ce
ton, prenez un certain rouge minéral 1, faites-le fondre dans l’eau
1 Rose foncé. Il s’agit en réalité d’un extrait de l’herbe de Saint-James.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
76
bouillante et ne touchez pas à la solution pendant un certain
temps.
« Pour peindre des fleurs, on mélange d’ordinaire de l’alun à cette
solution, mais ce mélange donne à la couleur une teinte brune. Je
me sers moi-même d’alun mais d’une façon différente, que
l’expérience m’a fait découvrir. Je bats le mélange pendant
longtemps dans une tasse, puis je l’agite au-dessus d’un feu très
doux jusqu’au moment où l’humidité en est complètement
séchée. Je garde au sec la matière ainsi obtenue et prête à être
employée, et, quand je m’en sers, je la mélange de blanc. Pour
obtenir ce blanc, réchauffé par un léger soupçon de rouge,
j’étends tout d’abord le blanc sur le papier ou sur la soie ; puis,
mêlant le rouge dans beaucoup d’eau et le laissant tomber au
fond, je passe une couche de cette eau à peine colorée sur le fond
blanc et j’obtiens ainsi l’effet désiré.
Hokusaï distingue aussi entre la variété des noirs que l’on obtient au
moyen de l’encre de Chine :
« Il y a le noir ancien et le noir frais, le noir brillant et le noir
terne, le noir au soleil et le noir à l’ombre, Pour le noir ancien,
usez d’un mélange de rouge ; pour le noir frais, d’un mélange de
bleu ; pour le noir terne, d’un mélange de blanc ; pour le noir
brillant, ajoutez de la gomme arabique. Le noir au soleil doit avoir
des reflets gris.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
77
XII
FIGURES ET FLEURS
@
Revenons un instant à la peinture de personnages. J’ai déjà dit quelques
mots de l’école nationale japonaise, qui eut sa période de gloire aux XIIIe
et XIVe siècles et dont les sujets favoris étaient empruntés à la guerre.
Les peintres de cette école, sauf pour les sujets et portraits
bouddhiques, se bornèrent à peindre des makémonos, peintures sur
rouleaux ; et ils produisirent une forme de peinture narrative qui n’a
d’équivalent nulle part. Ils atteignirent dans ce genre à une maîtrise du
sentiment dramatique appliqué à la peinture des personnages, qui diffère
de tout ce que les Chinois ont donné.
Le mouvement, l’action, une réserve extrême dans le nombre des coups
de pinceau servant à rendre un personnage ou un objet, c’est à quoi
visaient ces maîtres dont Keion fut peut-être le plus célèbre.
Ils déployaient également une maîtrise toute particulière dans la façon
de rendre les groupes et les masses d’individus au cours d’une action
violente.
Bien plus tard, au XVIIe siècle, quelques artistes s’efforcèrent de fondre
la méthode synthétique des Chinois avec les principes de la composition
purement japonaise, telle qu’on la trouve dans l’école de Tosa.
Il existe un tableau fameux des Trente-six poètes par Korin. Il est conçu
selon la formule chinoise du paysage ; les groupes y sont reliés comme
peuvent l’être les éléments constitutifs d’un paysage. Ces artistes ne
construisent pas autour d’un centre : l’unité s’obtient par un équilibre subtil
entre les rapports des diverses parties.
Voici un groupe, animé de personnages, transformé en morceau
décoratif. Et pourtant c’est aussi un véritable tableau ; tout y représente
quelque chose de vivant. Nos idées sur la décoration sont, je le crains,
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
78
beaucoup trop dominées par la conception d’un dessin qui serait une sorte
de mosaïque et dont chaque élément se répéterait, le tout composant une
forme sans vie propre, quelque chose d’inerte et de limité ; c’est une
succession mécanique de motifs visant au rythme, mais sans atteindre à la
vitalité rythmique (je parle, naturellement, de la moyenne des sujets
décoratifs). Nous devrions, au contraire, considérer ces éléments comme
des énergies vivantes, agissant et réagissant les unes sur les autres. Quand
les éléments en sont des formes humaines, comme dans le tableau de
Korin, cette conception est pour nous appréciable. Mais l’art
d’Extrême-Orient, avec son suprême respect des êtres et des forces
extérieures à l’humanité, nous démontre encore que les fleurs et les
personnages peuvent être employés tour à tour comme éléments
alternatifs de la composition ; le résultat en est décoratif, mais également
représentatif ; nul besoin d’établir une distinction entre les termes.
Le but, dans la peinture des fleurs comme dans leur arrangement, a
toujours été de faire ressortir le développement de la plante. Les branches
et les feuilles étaient disposées, non comme des combinaisons de couleurs
considérées par masses, mais comme des dessins envisagés du point de
vue de la ligne.
Chaque tige, chaque fleur, chaque feuille apparaissait d’une façon
distincte et l’artiste déployait un art merveilleux pour éviter la confusion
tout en conservant le naturel. Les lignes nerveuses et jaillissantes des
tiges, en contraste avec les courbes nuageuses des floraisons, fournissaient
des motifs de composition aussi variés que ceux qu’offre le corps humain.
Les fleurs en arrivaient donc à revêtir, non seulement un sens, mais,
comme motif de composition, une importance égale à celle que présente
pour nous la peinture de personnages.
@
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
79
XIII
LES TRANSFORMATIONS DANS L’ART
@
On demande parfois : « Y eut-il, dans l’art oriental, ces conflits et ces
mouvements qui jouèrent un rôle si important, ou du moins si bruyant,
dans la peinture européenne ? »
Une de ces idées universellement acceptées et d’ordinaire toujours
erronées, c’est que la Chine fut et reste un pays de traditions immuables
paralysées par un dévouement servile au passé. Or, on disait de Kouo Hi,
auteur de l’essai sur le paysage que nous avons déjà cité, que, grâce à son
éducation taoïste, il était toujours disposé à mettre les vieilles méthodes au
rancart pour adopter les nouvelles.
Un autre critique fameux, Sou Tong-p’o, écrit :
« Copier les chefs-d’œuvre de l’antiquité, c’est se borner à se
rouler dans la poussière, parmi les épluchures.
Pourtant, il est vrai que, dans l’art chinois et japonais, la tradition s’est
montrée plus puissante, plus continue et même plus tyrannique que chez
nous. On n’y a jamais confondu la nouveauté et l’originalité ; et jamais,
nous l’avons vu, on n’y a mis en doute le but suprême de l’art. La fin que
constitue la vitalité rythmique, le dévouement à l’idée ne furent jamais
perdus de vue. D’ailleurs, même en Europe, me semble-t-il, le réalisme n’a
jamais eu d’autre sens que d’amonceler des aliments nouveaux sur la
flamme languissante de l’idée, de fournir des matériaux neufs à l’heure où
les thèmes connus s’usaient et vieillissaient. Envisagé en tant que but
positif et fin en soi, le réalisme a toujours fini par apparaître comme un
débouché provisoire ou une absurdité.
Dans l’art d’Extrême-Orient, comme dans celui de l’Europe, il y a du flux
et du reflux ; toutefois la tendance dominante de cet art l’entraîna, non pas
dans l’imitation banale, mais dans une calligraphie et une décoration trop
faciles, insignifiantes et d’une structure dénuée d’expression.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
80
Certains maîtres ont manifesté leur sympathie pour la tendance que
nous qualifions de naturaliste ; mais nous ne trouvons pas dans leurs
œuvres cette sincérité de représentation que nous pourrions en attendre
d’après leurs paroles.
Nous ne rencontrons même pas de réalisme chez les dessinateurs
d’estampes, — du moins ce que nous entendons par ce terme. Ils restèrent
toujours fidèles aux conventions essentielles de l’art asiatique.
Sharaku 1 pourtant fut bien obligé de cesser la publication de ses
portraits d’acteurs parce qu’ils étaient trop vivants et offensaient le goût
public. Et Kunisada 2, ayant eu l’occasion de peindre un vol avec effraction,
recourut à un moyen qui rappelle les méthodes de certains acteurs
modernes : se grimant en voleur, il fit irruption dans sa propre maison à
minuit et réussit à saisir sur le visage de sa femme l’expression même de
terreur qu’il avait en vain cherchée.
Il y a encore l’anecdote d’un certain peintre de Kyoto, nommé Buson,
qui, afin de contempler le clair de lune, avait fait un trou dans son toit en le
brûlant et, perdu dans une extase d’admiration, ne s’aperçut pas qu’il avait
mis le feu à tout un quartier de la ville ; cette anecdote contient tout le
caractère de la race.
J’ai déjà cité plus haut le commentaire qu’un homme de lettres fameux,
Motoöri, fit, il y a un siècle, de la peinture japonaise. Considérées du point
de vue critique, ses remarques ont peu de valeur ; mais elles présentent un
intérêt relatif comme témoignages de la conception traditionnelle que les
peintres avaient de leur art ; elles montrent du même coup la révolte de
l’homme ordinaire, avec son bon sens arrogant, révolte que justifie
grandement la décadence subie par ces traditions.
« Le but à poursuivre lorsqu’on exécute un portrait, c’est
d’atteindre à une ressemblance aussi parfaite que possible, — la
ressemblance du visage (ce qui est, naturellement, le trait
essentiel), celle du corps et de l’allure, celle même des
1 [c. a. : Sharaku] 2 [c. a. : Kunisada]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
81
vêtements. Il faut donc prêter une grande attention aux moindres
détails du portrait. Or, à l’heure actuelle, les peintres qui veulent
rendre le visage humain se mettent au travail sans autre intention
que celle de montrer la vigueur de leur coup de pinceau et de
produire un tableau élégant. Le résultat en est un manque total
de ressemblance ; car la ressemblance du portrait avec le modèle
est la chose du monde à laquelle ils attachent le moins
d’importance.
« On esquisse les portraits avec tant de précipitation et
d’insouciance que non seulement ils n’offrent aucune
ressemblance avec le modèle, mais qu’on arrive à présenter des
hommes pleins de science et de noblesse avec une expression qui
ne conviendrait qu’à des paysans de l’espèce la plus grossière.
« Le même désir constant de ne faire parade que d’une virtuosité
purement technique conduit nos artistes à changer de beaux
visages en des visages vulgaires... »
Motoöri se plaint ensuite de l’aspect barbare et démoniaque que l’on
donne aux héros et aux guerriers de l’antiquité dans les tableaux de
batailles. Sans doute fait-il allusion non pas aux grands tableaux de bataille
de Keion et de son école, car il avoue son ignorance de l’art ancien, mais
aux tableaux et aux estampes d’Hokusaï, de Kuniyoshi 1 et d’autres artistes
de l’école populaire. Ce qui l’intéresse et l’attriste, c’est que les Chinois
puissent croire que le Japon est véritablement peuplé de démons
grotesques :
« Car, dit-il, les Japonais, par la lecture constante des livres
chinois, connaissent fort bien les questions chinoises ; mais les
Chinois, au contraire, ne lisant jamais notre littérature, sont
complètement ignorants de ce qui nous concerne.
En réalité, nous nous apercevons bien vite que sa critique a ses racines
dans une idée patriotique.
1 [c. a. : Kuniyoshi]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
82
Comme « l’homme ordinaire » dans le monde entier, Motoöri voit dans
le portrait la forme typique de la peinture et insiste sur la ressemblance,
qui en est le facteur le plus important ; pourtant il vante les conventions de
l’école purement japonaise de Tosa et déclare qu’elles ne doivent nullement
être dédaignées ni négligées. Parmi elles, il choisit le procédé qui consiste à
enlever le toit des maisons de façon à permettre à l’œil de pénétrer dans
ces dernières. D’autre part, la méthode de taches et de bavochures en
honneur dans l’école chinoise de date plus récente provoque sa colère et sa
désapprobation. De sorte que Motoöri n’exprime pas le point de vue du
véritable réalisme ; et s’il avait connu les chefs-d’œuvre des grandes
époques de la peinture, en Chine comme dans son propre pays, il n’y aurait
trouvé, sans aucun doute, aucune cause de mécontentement.
Il n’y en eut pas moins au XVIIIe siècle et au début du XIXe une forte
réaction dans le sens du réalisme, causée, comme il est assez naturel, par
l’affaiblissement et la décadence des écoles académiques ; celles-ci
cherchaient, sans conviction intime, à imiter par le côté extérieur ce qui
avait fait la gloire des siècles passés ; elles reproduisaient et vulgarisaient
par leurs copies la rapidité suggestive de ces croquis à l’encre qui, naguère,
exprimaient avec tant de sincérité la ferveur d’une imagination pleine de
liberté.
Mais peu d’artistes furent aussi entiers dans leur révolte que Shiba
Kokan, l’élève d’Harunobu, qui fit des estampes de son maître une si habile
contrefaçon et apprit des Hollandais, à Nagasaki, les méthodes de l’art
européen. Il montre, dans ses Confessions, tout l’enthousiasme d’un
néophyte. Nous voyons dans ses critiques, comme dans celles de Motoöri,
quel dégoût il éprouve pour les recherches si vaines et si frivoles de la pure
technique ; il témoigne aussi de l’impatience pour les « paysages sans
nom », pour les esquisses faites suivant des formules rebattues, par des
Japonais qui, n’ayant jamais été en Chine, dédaignaient pourtant de choisir
comme sujets les collines et les ruisseaux de leur patrie ; et cette
impatience est du moins la preuve qu’il avait le bon goût de soupirer après
la sève et la saveur d’un art national plus personnel.
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
83
Mais nous découvrons aussi dans sa critique le plaisir enfantin qu’il
prend à une illusoire imitation de la nature, qui porte en elle-même sa
condamnation.
« Le style que l’on doit mettre dans les copies de la nature, dit-il,
trouve son expression dans les tableaux hollandais. À l’inverse de
ce que nous voyons, dans les peintures de notre pays, on ne fait
pas de vains embarras à propos des coups de pinceau, de la façon
de les donner, de leur raison d’être ou de leur vigueur. Dans l’art
occidental les objets sont copiés directement d’après nature ; de
là vient qu’en face d’un paysage on a l’impression d’être placé au
milieu de la nature. Il existe un procédé merveilleux, appelé
photographie, qui donne une copie exacte de l’objet, quel qu’il
soit, en face duquel il se trouve placé. On n’esquisse aucune
scène qui n’ait été réellement vue et l’on ne reproduit pas un
paysage anonyme comme il arrive si souvent dans les productions
chinoises. Les cinq couleurs ne sont pas délayées dans de la colle
ou de l’eau, mais dans une matière spéciale faite d’huile et de
graisse. Impossible d’improviser un tableau de ce genre pour
apporter une distraction nouvelle à un banquet offert à la
noblesse. Dans ce cas, l’art, comme la littérature, n’est plus un
divertissement, mais un instrument d’utilité publique.
Il va même plus loin dans sa révolte contre les traditions de son pays :
« Une peinture qui n’est point une copie fidèle de la nature,
n’offre point de beauté et n’est pas digne de son nom. Voici ce
que je veux dire : quel que soit le sujet, paysage, oiseau,
taureau, arbre, pierre ou insecte, on doit le traiter d’une façon si
vivante qu’il déborde de mouvement et d’animation. Or ce
résultat dépasse les possibilités de tous les arts, sauf celui
d’Occident. Si on les juge d’après ce point de vue, les peintures
chinoises et japonaises paraissent très puériles, et méritent à
peine le nom d’art. Lorsqu’ils rencontrent un chef-d’œuvre
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
84
d’Occident, les gens qui ont pris l’habitude de ces barbouillages,
le négligent et le considèrent comme une simple curiosité 1.
Shiba Kokan avait des opinions exceptionnelles, et il ne comptait pas
comme artiste. Mais Okyo 2 était l’un des artistes les plus fameux et les
plus modernes du Japon ; son impeccable sûreté de main ne trouve guère
de rivale. Et au nom d’Okyo s’associe un mouvement en faveur du
naturalisme, qui eut une grande influence sur la peinture du XIXe siècle.
Okyo, lui aussi, nous a laissé des Mémoires sur le but et les principes de
l’art. Il est facile de comprendre que ses propos s’inspirent d’un sentiment
de révolte contre les procédés décadents courants à son époque, alors que
la grande tradition chinoise était en train de s’éteindre. Il aurait pu s’écrier
avec Gustave Courbet : « Détruisons ce vil idéalisme ! » Et il poussa le cri
du « Retour à la nature » que tant d’autres ont poussé en Europe. Mais
donnons-lui la parole :
« Le but de l’art consiste à esquisser la forme et à exprimer
l’esprit d’un objet, animé ou inanimé, suivant les cas. L’utilité de
l’art est de créer des copies des choses et, si l’artiste possède une
connaissance approfondie des propriétés de cet objet qu’il peint, il
peut certainement se faire un nom.
« De même qu’un écrivain d’une érudition profonde et d’une
mémoire heureuse a toujours à sa disposition un fonds
inépuisable de mots, de même, un peintre qui a accumulé des
trésors d’expérience en dessinant d’après nature, peut-il rendre
un objet quelconque sans effort appréciable. L’artiste qui se borne
à copier d’après des modèles exécutés par son maître, ne vaut
guère mieux qu’un littérateur qui ne sait s’élever jusqu’à la
personnalité et ne fait que transcrire les compositions d’autrui.
« Un critique ancien affirme que, si le but de la littérature ne tend
qu’à décrire un objet ou à conter un événement, la peinture peut
représenter la véritable forme des choses. Sans la représentation
1 Kokka, n° 219. 2 [c. a. : Okyo]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
85
exacte des objets, il ne peut exister d’art pictural. La noblesse des
sentiments et autres choses de ce genre vient seulement
lorsqu’on a tracé avec succès la forme extérieure d’un objet.
« Celui qui débute dans les arts doit diriger son effort plutôt vers
le second de ces résultats que vers le premier. Il doit apprendre à
peindre d’après ses propres idées et non pas à copier en esclave
les modèles des maîtres d’autrefois. Plagier est un crime que
doivent éviter non seulement les hommes de lettres, mais encore
les peintres.
Par malheur, Okyo, en dépit de son infaillible coup d’œil et de son
incomparable habileté de main, avait un tempérament trop froid pour
infuser un courant de vie puissante dans l’antique tradition. Peintre des
plus estimables, il parvenait toujours aisément « à esquisser avec succès la
forme extérieure d’un objet » ; mais rendre une émotion profonde, voilà
qui reste au-dessus de ses forces ; à son dessin manque la noble simplicité
des vieux maîtres chinois. Comme ses principes nous semblent dénués de
flamme lorsque nous retournons aux leurs ! Il ne peut même pas les égaler
dans leur fidélité à la nature, dans leur sincérité vis-à-vis de la vie. Il est
resté en dehors de quelque chose, il y a quelque chose qu’il n’a pas
pénétré. Il a regardé les choses du point de vue extérieur, il les a étudiées
avec la plus exacte observation, mais il ne s’est pas identifié avec leur vie
intérieure.
Si, par exemple, nous regardons la vieille peinture chinoise qui se trouve
au British Museum et qui représente deux oies 1, nous y retrouvons toute la
sincérité et toute la vérité que réclame Okyo ; mais il y a plus. Bien que le
sentiment n’y soit pas forcé, ni la vigueur exagérée, nous reconnaissons
que nous sommes en présence non seulement de ce qu’a vu et rendu le
peintre, mais aussi du peintre lui-même, et nous savons que sa nature était
richement douée de pensée et de sentiment, bien que nous ne connaissions
ni son nom ni son histoire. Un tableau de ce genre possède cette essence
mystérieuse que nous appelons le style et rejoint ainsi les classiques.
1 [c. a. : Okyo]
Introduction à la peinture de la Chine et du Japon
86
Deux oies. Dynastie Song. British Museum.
Les Grecs sont avant tout et surtout les classiques du monde occidental ;
mais à quelles vaines prétentions, à quelle joliesse banale et vide, à quelle
grâce privée d’animation la tradition classique en Europe n’a-t-elle pas prêté
son nom et son prestige ! Où découvrir le génie qui inspira l’art grec dans ces
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marbres lisses et ces froides peintures ? Il faut le chercher sous des formes
nouvelles, sous ce qui semble d’étranges déguisements. Car ce qui fit l’art
grec dans sa maturité parfaite, ce charme vivant, ce mystère dans la
simplicité qui laisse croire aux ignorants qu’il ne possède pas de secret, tout
cela jaillissait des profondeurs où ne sut jamais atteindre une main seulement
habile : d’une façon noble de sentir, de penser, de voir, d’une conscience
radieuse des puissances humaines tenues en équilibre, en respect et en
harmonie avec la nature qui les environne. L’art grec résidait dans la vie.
De même aussi, dans les plus belles œuvres du génie Song on trouve
quelque chose qui dépasse l’analyse ou l’imitation, quelque chose qui
appartenait à la vie de cette époque, à son humanité, à sa compréhension
poétique de la nature considérée comme un tout. Ces œuvres ont reçu
l’empreinte « classique » et ont joué pour les artistes d’Extrême-Orient le
rôle que les marbres grecs ont joué pour nous.
Qu’importe si la tradition classique de la Chine s’incarne en grande
partie en de légères peintures à l’encre représentant des brouillards et des
montagnes, des oiseaux et des fleurs, plus semblables aux croquis de
Rembrandt que n’importe quelle œuvre européenne ? C’est un vain
formalisme de la pensée, celui qui s’obstine à associer uniquement les
sujets classiques aux nus. Et la plus grande partie des œuvres produites
par les classiques de l’Europe ont aussi peu de fonds commun avec
l’ardente floraison d’Athènes, que les froides habiletés des derniers
représentants de l’école de Kano en ont avec la fraîcheur et la tranquille
puissance des maîtres Song.
Nous l’avons vu, les méthodes et les sujets favoris de ces maîtres
procédaient de leur nature intérieure, résultaient naturellement de leur
façon de penser, de leur conception de l’univers, de même que les sujets
préférés de l’art grec naissaient spontanément de l’âme grecque. Ici
comme là, l’art n’est que l’expression de l’harmonie vitale, un bel équilibre
entre toutes les forces de l’esprit humain, équilibre qui ne fut qu’une ou
deux fois réalisé au cours de l’histoire du monde. Le génie de ces âges ne
craint pas les sujets familiers, ni l’extrême simplicité dans le style de l’art
aussi bien que dans les rapports de la vie quotidienne, car il sait que ce qui
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importe, ce qui donne de la distinction à ses œuvres comme à ses manières
d’être, réside tout entier en lui-même.
Nous avons coutume de poser le classique comme antithèse du
romantique. Mais quel est le grand art qui manque d’élément romantique ?
Ce sont les classiques grecs qui ont découvert le romantisme du corps ;
c’est la trouvaille de marbres antiques ensevelis sous le sol italien qui
alluma de nouveau ce sentiment romantique chez Michel-Ange et Signorelli.
La merveille et la beauté du corps, le roman de la jeunesse, furent pour
l’art et la littérature d’Occident un perpétuel sujet d’inspiration. Comme ce
sentiment abonde dans quelques portraits de jeunes gens, dans ceux du
Titien ou du Giorgione, par exemple, ou dans le Cavalier polonais de
Rembrandt ! La jeunesse avec ses désirs inapaisés et illimités, ses
émotions enivrantes, sa conscience éveillée et intense de toutes les
possibilités de la vie ; la jeunesse pour laquelle la terre semble tout
fraîchement créée, pour qui les héros de l’histoire accomplissent de
nouveau leurs actions d’éclat, et les poètes reviennent chanter leurs
stances ! Comme on trouve tout cela dans l’art d’Extrême-Orient !
Une estampe d’Hokusaï montre, avec toute l’énergique vigueur de ce
maître, le jeune homme qui, abandonnant son foyer, part à cheval pour la
conquête du monde et les aventures ; du bout d’une baguette de saule, il
fustige gaiement son cheval blanc et passe devant un pêcheur qui tient
patiemment et prosaïquement sa ligne, assis au bord d’un lac bleu. Cette
estampe illustre un vieux poème populaire de la Chine :
« Pourquoi s’attarder dans le désir de laisser reposer ses os près
des os de son père ? Où qu’on aille, n’y a-t-il pas une colline
verte ?
Et l’on trouve dans les estampes d’Harunobu une intense sympathie pour la
jeunesse, ses timidités, son ardeur frémissante, les tristesses et les
ivresses des jeunes amours. L’art chinois, au contraire, n’exprime pas
surtout le roman de la jeunesse, mais plutôt le roman de l’âge mûr.
Nous le savons tous, le sentiment de respect pour la vieillesse est, en
Chine, porté jusqu’aux extrémités de la passion ; le Chinois est capable, sur
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ce point, d’extravagances telles qu’en Occident en a seul inspiré l’amour le
plus romanesque. Mais tandis qu’avec les disciples de Confucius, cette piété
va parfois jusqu’à la caricature d’elle-même ; Lao-tseu, ou plutôt la
tendance d’imagination qu’il représente, donna une tournure nouvelle à ce
sentiment profondément national ; le génie taoïste incarna son idéal dans
les Rishi sauvages, habitants des montagnes qui
Ont goûté la rosée de miel
Et bu le lait du Paradis.
Le monde n’a point laissé sa marque sur ces êtres, il ne leur a point
inspiré d’amertume, car ils sont passés à côté du monde ; ils ne possèdent
pas la superbe endurance ni la défiance des esprits qui ont perdu leurs
illusions, et conservent encore d’une façon pathétique le désir de conquête,
alors même que la vie ne leur offre plus rien qui soit digne d’être conquis ;
mais, dans le séjour de leurs montagnes escarpées, leurs esprits se sont
retirés vers les mystérieuses retraites de la nature, et baignés au sein de
sources vivifiantes, ils ont trouvé le secret des immortels.
Ces conceptions se résument dans le merveilleux tableau du Jurojin, par
Sesshu. C’est l’image d’un homme vieux, infiniment vieux, et qui est
devenu aussi sage qu’un magicien ; mais son esprit est jeune comme les
frêles floraisons pendues en grappes autour de sa tête ; son sourire
indéchiffrable brille au travers des fleurs et un faon sauvage se frotte
contre son genou.
Car une partie du secret de cette jeunesse surnaturelle vient de ce que
ce vieillard s’est initié à une vie qui n’est pas celle de l’homme ; et
l’apparition des fleurs avec leur beauté sensitive devient la source d’un
sentiment romantique que seule, en Europe, évoqua la beauté de la
femme. Le tableau Ming qui se trouve au British Museum et représente le
Paradis terrestre avec ses personnages bienheureux, ses eaux jaillissantes,
ses fleurs tombant du ciel, exhale ce sentiment romantique. Et maintes
autres peintures sont imbues de ce caractère d’aventure spirituelle ; altéré
de la beauté de l’au-delà, enivré par les horizons illimités, et ne reculant
pas devant le péril de la mer, c’est le véritable sentiment romantique, parce
qu’on l’a cherché et trouvé dans la vie et la liberté, de l’esprit.
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Sesshu. Jurojin.
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XIV
L’ART ET LA VIE
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Enfin, posons-nous cette dernière question : quels étaient les rapports
de l’art avec la vie, de l’artiste avec son public ?
Je ne sais si la doctrine de l’art pour l’art fut jamais explicitement
formulée en Extrême-Orient ; mais, si elle le fut, j’entends d’ici les Chinois
dire avec leur bon sens inné :
« Oui, une admirable doctrine pour l’artiste, mais pour le public,
absurde. Le peintre, dont le premier but est l’enseignement moral
et l’édification, n’obtient presque jamais l’effet qu’il désire. C’est
l’artiste absorbé dans son œuvre et dans la recherche de sa
perfection qui nous attire, justement parce qu’il n’essaie pas de
nous impressionner, justement parce qu’il paraît n’avoir pas
conscience des spectateurs et que, par l’unique pouvoir de la
beauté, il élève nos cœurs et élargit notre expérience. Mais, pour
le public, l’art n’est pas une fin en lui-même : c’est une
expérience spirituelle destinée à enrichir sa vie.
Comme en Europe, les artistes d’Orient ont toujours été jaloux de leur
liberté, et ils ont insisté sur leur besoin d’indépendance avec un orgueil
peut-être plus grand, parce que, pour un grand nombre d’entre eux, l’art
n’était pas une profession, mais une passion.
Nous trouvons consigné maintes et maintes fois dans les annales des
maîtres chinois le fait qu’ils refusaient de vendre leurs œuvres. C’est à ces
artistes que des admirateurs apportaient des pièces de soie où ils désiraient
voir peindre des tableaux, dans l’espoir que, lorsque viendrait le caprice de
l’inspiration, peut-être auraient-ils la bonne fortune de conserver l’œuvre
ainsi créée. Un de ces artistes, nous dit-on, las des importunités de ses
admirateurs, se servit de la soie pour en faire des bas.
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La magnifique légende sur la fin de Wou-Tao-tseu symbolise la façon
dont on considérait un tableau. Wou-Tao-tseu avait peint un vaste paysage
sur le mur d’un palais, et l’empereur, venant le contempler, était perdu
dans son admiration. Alors Wou-Tao-tseu frappa des mains. Un abîme
s’ouvrit dans le tableau. Le peintre pénétra dans sa peinture et jamais plus
on ne le vit sur terre.
Espérons que les dix-huit peintres 1 qui, au VIIIe siècle, chargés par un
général de peindre les murs d’un temple et qui, après avoir exécuté une
série magnifique de fresques, furent mis à mort du premier au dernier, afin
qu’aucune autre série de peintures ne pût venir rivaliser avec la première,
espérons que ces dix-huit artistes furent consolés par l’idée que leurs
esprits restaient incarnés dans leurs œuvres. C’est fort possible, à mon
avis.
Nous autres, qui sommes portés à mettre les tableaux au même rang
que les meubles, nous considérons que c’est décerner à une peinture la
louange suprême que de dire qu’on aurait plaisir de vivre auprès d’elle.
Pour un Japonais, le meilleur éloge qu’il puisse décerner à une peinture,
c’est qu’on aimerait mourir en face d’elle.
Je me suis efforcé de rendre, dans cette trop brève esquisse, aussi
fidèlement qu’il m’a été possible, la nature intime et l’idéal de l’art
d’Extrême-Orient. Mais je sens combien ma science est incomplète et je
suis sûr qu’aucune interprétation ne peut vraiment donner ce que seul
accorde l’art lui-même : son souffle vivant et essentiel. Je ne puis que
répéter en écho les paroles du poète oriental :
Oh ! puissé-je avec cette branche de prunier en fleur
Offrir le chant qui, ce matin, la faisait frémir !
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1 GILES, p. 106.
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Wou wei (Dynastie Ming). La fée et le phénix. British Museum.