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Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula" Marie CORDIER Mémoire de master Récits, Fiction, Médias Sous la direction de : Jean-Michel RAMPON (Soutenu le : 3 septembre 2013 ) Membres du jury : - Jean-Michel RAMPON - Philippe MEUNIER

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  • Université lumière Lyon 2Institut d'Études Politiques de Lyon

    Une nouvelle place pour l'auteur ? IsabelAllende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

    Marie CORDIERMémoire de master

    Récits, Fiction, MédiasSous la direction de : Jean-Michel RAMPON

    (Soutenu le : 3 septembre 2013 )

    Membres du jury : - Jean-Michel RAMPON - Philippe MEUNIER

  • Table des matièresDédicace . . 4Epigraphe . . 5Partie liminaire . . 6Introduction . . 7I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement . . 12

    1) L'entremêlement des voix narratives . . 13a) La Maison aux esprits : les sources multiples du récit . . 13b) Paula : Isabel Allende fragmentée . . 17

    2) Naissance de l’œuvre, naissance de l'auteur . . 20a) L'écrivain, source et clé du récit : d'Alba à Allende . . 21b) De l'écrivain à l'auteur : corps et corpus . . 24

    II. Autorité de l'auteur et pouvoir sur le récit . . 281) L'écriture, inspiration magique ou travail méticuleux ? . . 29

    a) L'écrivain sorcier . . 30b) L'écrivain tisseur . . 33

    2) Créer une « version du monde »80 : l'auteur et la variabilité de la vérité . . 37a) Fabriquer une vérité . . 38b) Une possible référentialité ? . . 43

    III.Isabel Allende et ses destinataires . . 471) Le problème de l'intention . . 48

    a) Les fonctions de l'écriture . . 49b) Un rapport déterminé au lecteur ? . . 54

    2) « Ce qui se meurt de [l'auteur] pour que naisse le lecteur »136 . . 57a) L'interprétation : le lecteur co-créateur ? . . 58b) Le pacte de lecture . . 62

    Conclusion . . 68Bibliographie . . 71

    Ouvrages . . 71Ouvrages étudiés . . 71Notice générale . . 71Oeuvres annexes . . 71Ouvrages théoriques généraux . . 71

    Articles et extraits de conférences . . 72Outils Internet . . 72Film . . 72

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

    4 CORDIER Marie - 2013

    DédicaceJe remercie Isabel Allende de m'avoir rappelé que la « petite » littérature pouvait être aussicomplexe que la « grande », et qu'elle pouvait peut-être l'être plus encore puisqu'elle se laissedifficilement dompter par les schémas explicatifs de la théorie littéraire.

  • Epigraphe

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    Epigraphe[…] Tu penses avec les mots, pour toi le langage est un fil inépuisable quetu tisses comme si la vie se fabriquait en la racontant. Moi, je pense avec lesimages congelées sur la pellicule photographique. Pourtant, cette image-ci n'estpas gravée sur une plaque sensible, on la dirait dessinée à la plume, c'est unsouvenir précis, parfait, aux chaudes couleurs et aux volumes suaves, commeune esquisse d'inspiration Renaissance emprisonnée sur un papier granuleux ouquelque toile. Instant prophétique renfermant toute notre existence, tout le vécuet l'à-vivre, toutes les époques en même temps, sans commencement ni fin. Jecontemple à distance ce dessin où je figure moi aussi, spectateur et protagonisteà la fois. Je sais que c'est moi, mais je suis également l'observateur extérieur. Jesuis au courant de ce qu'éprouve l'homme peint sur ce lit en bataille, dans unepièce aux poutres noirâtres sous ses voûtes de cathédrale, où la scène apparaîtcomme un fragment de cérémonie très ancienne. Je suis là-bas à tes côtés, maiségalement ici, seul, dans un autre temps de la conscience. [...]

    Rolf Carlé1

    1 Extrait de l'épigraphe des Contes d'Eva Luna (Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1993). Cette épigraphe est elle-même un extraitd'Eva Luna, Rolf Carlé étant l'amant d'Eva. On notera qu'il est intéressant que cet épigraphe soit simplement signé « Rolf Carlé »,

    comme si celui-ci en était l'auteur véritable.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    Partie liminaireLes premières séances du séminaire Récits, fiction, médias m'ont donné envie de me tourner versun domaine qui m'est cher et sur lequel j'ai eu l'occasion de beaucoup travailler au cours de maformation, avant mon entrée cette année à Sciences Po Lyon : la littérature. Pendant mes deuxannées de classe préparatoire littéraire, j'ai eu l'occasion de fournir de nombreux travaux centréssur l'analyse d’œuvres romanesques, et les thématiques que nous avons abordées dans le cadre duséminaire m'ont naturellement ramenée vers ce type d'études. Cependant, j'ai eu envie d'aborder lalittérature d'une manière différente en choisissant un objet qui me force à dépasser mes habitudesde khâgneuse et à définir un sujet qui intègre au maximum les différentes dimensions abordéesdans le cadre de notre séminaire.

    Il m'a semblé que les thématiques de ce séminaire pouvaient recouper en de nombreux pointscelles de la théorie littéraire, et que contourner la théorie littéraire ne serait pas par conséquent pasnécessairement le moyen le plus pertinent de faire un travail différent de ceux que j'ai été habituéeà faire. C'est à partir de ces considérations que j'ai envisagé de choisir un objet, plutôt que desméthodes, différent. Dans ma formation antérieure, je n'avais jamais eu l'occasion de travailler surdes romans récents et que l'on pourrait qualifier de « commerciaux » ; nous nous bornions aux« classiques », à la « grande » littérature. J'ai pensé que l'étude d'un roman contemporain à succèspourrait être intéressante pour recouper à la fois le thème du récit, celui de la fiction et celui desmédias.

    J'avais découvert pendant les vacances d'été Isabel Allende, en lisant son premier roman, LaMaison aux esprits. Je l'avais trouvé très agréable à lire, grâce à son intrigue prenante plus quepour ses qualités littéraires. Au début de l'année scolaire, j'ai commencé à lire, un peu par hasard,Paula, sans être consciente qu'il s'agissait d'une œuvre autobiographique et non fictionnelle. Aufil de ma lecture, en découvrant l'histoire réelle de la famille d'Isabel Allende, j'ai appris à quelpoint les échos entre l'intrigue de La Maison aux esprits et sa vie réelle étaient puissants. L'étudecroisée de ces deux œuvres m'a donc paru particulièrement intéressante mise en rapport avec laproblématique des relations entre la réalité et la fiction.

    C'est pour ces raisons que l'étude de ces deux œuvres d'Isabel Allende, auteure contemporaineà succès, m'a paru être une occasion intéressante de faire un travail littéraire différent de ceux quej'avais effectués auparavant.

  • Introduction

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    Introduction

    En 1982, à 40 ans, Isabel Allende écrivit son premier roman, La Maison aux esprits. Ellese mit à écrire le 8 janvier de cette année, suite à un appel lui annonçant que son grand-père était malade et ne vivrait plus longtemps. Elle avait à ce moment-là l'intention d'écrireune « lettre spirituelle »2 à ce grand-père bien aimé, pour établir un dernier contact fort aveclui et lui rappeler qu'elle n'oublierait rien de lui et des histoires qu'il lui avait racontées, bienqu'elle vive au Venezuela, à des milliers de kilomètres de lui, ayant fui le Chili suite au coupd'état militaire qui la mettait en danger.

    Ce qui est devenu La Maison aux esprits était au départ une collection d'anecdotesfamiliales réelles. Mais Isabel Allende s'est très rapidement laissée emporter par l'écriturepour dériver vers la fiction. C'est de cette manière que la « lettre spirituelle » s'esttransformée en roman.

    La Maison aux esprits est une saga familiale qui se déroule en Amérique latine, dansun pays qui ressemble énormément au Chili mais dont le nom n'est jamais cité. Le romans'ouvre avec la famille del Valle. La cadette, Clara, enfant dotée de pouvoirs surnaturels,décrit chaque jour dans son journal intime les événements qui touchent sa famille, et enparticulier sa grande sœur Rosa, jeune femme à la beauté presque magique, qui prête bienpeu d'attention à ses multiples prétendants. L'un d'entre eux, le jeune Esteban Trueba, finitpourtant par se détacher du lot. Prêt à tout pour épouser Rosa, il part pendant plusieursannées pour travailler dans des mines et gagner assez d'argent pour plaire aux del Valle.Mais alors qu'il touche au but, la belle Rosa meurt empoisonnée par un opposant politiquede son père. Désespéré, Trueba décide de s'exiler à la campagne pour reprendre une fermeabandonnée par ses ancêtres.

    Patron intelligent mais extrêmement sévère, il parvient rapidement à transformer laruine en exploitation florissante, et sème la terreur parmi ses ouvriers, en particulier enviolant les femmes du domaine. L'une d'elle, Pancha García, donne naissance à un fils ; delà naît une lignée illégitime, qui reste à l'arrière-plan du roman jusqu'à devenir un élémentessentiel de l'intrigue.

    Après quelques années, Esteban Trueba revient à la ville, et demande en mariageClara, la jeune sœur extravagante de sa première fiancée. Ils s'installent à la campagneet donnent naissance à une fille, Blanca, puis à deux fils. Encore enfant, Blanca tombeamoureuse d'un petit paysan du domaine de son père, Pedro García III. Leur passion dureratoute leur vie, résistant aux obstacles et à la distance. Esteban Trueba s'interpose à maintesreprises entre eux, rejetant Pedro García III d'abord pour sa condition sociale, puis pour sonmilitantisme d'extrême gauche. Lorsqu'il apprend que Blanca est enceinte de lui, il l'oblige àépouser un Français fantasque, le comte de Satigny. Ce mariage tourne très rapidement àl'échec du fait des lubies décadentes du comte, et Blanca retourne habiter chez ses parents,qui ont rejoint la ville.

    Elle donne naissance à une fille, Alba. Celle-ci grandit entourée de l'affection desa mère, de ses grands-parents et de ses oncles. Elle est un point de cohésion dansles relations conflictuelles entre le caractériel Esteban Trueba et ses proches. Devenue

    2 ISABEL ALLENDE, « Writing as an act of hope », Peace Review : A Journal of Social Justice, vol.5, no.2, 1993.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    étudiante, elle tombe amoureuse d'un militant communiste, Miguel. Lorsque survient lecoup d'état militaire qui provoque la mort du président d'extrême gauche récemment élu,elle devient une cible potentielle pour les autorités. En effet, elle est un jour arrêtée etemprisonnée, puis torturée à de nombreuses reprises. Elle comprend rapidement que sonbourreau n'est autre que le petit-fils bâtard d'Esteban Trueba, Esteban García, qui profitede la dictature pour se venger sur elle de son destin injuste d'enfant rejeté.

    Grâce à une de ses vieilles connaissances, une prostituée à qui il avait rendu ungrand service des années auparavant, Esteban Trueba parvient à faire libérer Alba. Onapprend dans l'épilogue, de la main d'Alba, que peu de temps après leurs retrouvailles, ilest tombé malade, pressé de rejoindre sa femme Clara, décédée depuis plusieurs années.Cet épilogue constitue le dénouement de l'histoire : on découvre que c'est Alba qui a écrittoutes ces pages pour raconter l'histoire de sa famille, au chevet de son grand-père etavec son aide. Jusque là, on ne savait qui était le narrateur de l'histoire, à l'exception dequelques passages à la première personne. Alba finit son récit en expliquant que l'écriture aété un moyen pour elle de faire le point sur les événements, d'établir des liens logiques entreeux, et ainsi de mieux comprendre la vérité. Pour elle, tout ce qui est arrivé avait un sens,notamment à cause des destins entremêlés de sa famille et de celle d'Esteban García.

    La Maison aux esprits est un roman, une saga familiale inventée qui se déroule autourd'une intrigue fictionnelle. Toutefois, du fait de sa genèse, elle entretient des liens particuliersavec la réalité. Isabel Allende est partie du réel lorsqu'elle a commencé à écrire, si bien quela fiction se déploie dans un cadre assez particulier. Le roman est parsemé d'échos à laréalité, à la fois parce que l'on y trouve des anecdotes réelles sur la famille de l'auteure, etparce qu'elle place Alba dans une position semblable à la sienne, puisque celle-ci décided'écrire pour son grand-père mourant.

    Mais ces échos ne font nullement de lui une œuvre à caractère autobiographique. LaMaison aux esprits remplit bien toutes les caractéristiques d'une œuvre romanesque, ets'inscrit d'ailleurs dans une lignée littéraire. En effet, on retrouve dans ce livre les deuxcomposantes principales des romans latino-américains écrits à partir du Boom littérairedes années 1960-1970, à savoir la fiction historique et le réalisme magique. Fictionhistorique, parce que l'arrière-plan politique est très important dans l’œuvre, et correspondaux événements qui ont eu lieu au Chili au XXe siècle. Réalisme magique, puisque l'auteureintroduit de nombreux éléments surnaturels dans un récit dont le cadre géographique ethistorique est pourtant très réaliste. Ces deux composantes impliquent nécessairement unenchevêtrement de la réalité et de la fiction, mais celui-ci est rendu encore plus complexepar la manière dont Isabel Allende écrit.

    Isabel Allende nous renseigne sur ce qu'est pour elle l'écriture dans Paula. La genèsede ce livre rappelle celle de son premier roman, bien que les deux œuvres prennent ensuitedes directions très différentes. Paula a été publié en 1994, alors qu'Isabel Allende était déjàune auteure mondialement reconnue. Mais ce livre est majoritairement constitué de textesqui devaient au départ rester privés. En effet, elle a commencé à écrire ce qui devait devenirPaula pour sa fille alors plongée dans le coma. Ce devait initialement être une fois encoreune « lettre spirituelle », pour raconter à Paula l'histoire de la famille et peut-être restaurer samémoire dans le cas où elle se réveillerait. Une partie du livre est donc occupée là encorepar l'histoire d'une famille sur plusieurs générations, mais il s'agit cette fois de la famille réelled'Isabel Allende. Or, les parallèles entre les membres de cette famille et les personnagesde La Maison aux esprits sont évidents : c'est ainsi que l'on s'aperçoit qu'Isabel Allendes'est beaucoup appuyée sur la réalité pour écrire son premier roman. C'est le premier intérêt

  • Introduction

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    que présente l'étude croisée de ces deux œuvres pour démêler le rapport de l'auteure à laréalité et à la fiction.

    Cependant, Paula est bien loin de se limiter à ce récit de la mémoire familiale. Toutd'abord, Isabel Allende s'adresse directement à sa fille endormie. L'écriture est un moyend'établir une communication avec elle. Mais Paula ne semble pas être l'unique destinatairedes écrits. Le récit est entrecoupé de passages introspectifs, dans lesquels l'auteure sembleécrire avant tout pour elle-même. Elle raconte sa vie face à la maladie, entre visites àl'hôpital, échanges avec les autres patients et phases de désespoir. Elle décrit en détailsses états d'âme dans cette période difficile, ce qui donne à tous ces passages la tonalitéd'un journal intime.

    Par ailleurs, le récit de la vie de ses ancêtres finit par aboutir à celui de son propreparcours. Le livre prend alors l'aspect de mémoires. Isabel Allende raconte comment elleest devenue qui elle est. Ceci l'amène à parler de la manière dont elle s'est mise à écrire,et dont elle en est venue à accepter de se considérer comme une écrivaine. Elle parleen particulier de son premier roman. Ses déclarations à ce sujet dans Paula sont une cléd'analyse intéressante concernant La Maison aux esprits, ce qui rend l'étude croisée encoreplus utile pour tenter de démêler les rapports entre la réalité et la fiction.

    A l'intérieur même de Paula, l'intrication entre la réalité et l'inventé est forte. Cette œuvres'appuie a priori sur la réalité du début à la fin, mais différents niveaux de réalité cohabitent,puisque des récits à propos de l'extérieur et de l'intime, du passé et du présent, cohabitent.De plus, Isabel Allende est maîtresse du récit ; elle prétend être parfaitement sincère, maison ne peut jamais être absolument certain que ce qu'elle raconte est vrai.

    Isabel Allende développe donc un enchevêtrement serré entre la réalité et la fictiondans les deux œuvres qui nous intéressent. Elle rappelle elle-même que l'écriture estnécessairement le point de vue d'une personne, l'auteur, sur un monde réel ou imaginé. Letexte est donc forcément rattaché, à travers la personne de l'auteur, à la fois à la réalité, età la subjectivité ; un roman n'est pas constitué de fiction pure, mais une œuvre supposéedécrire la réalité ne peut le faire de manière objective et impartiale. Isabel Allende s'estexprimée ainsi au sujet de la subjectivité de l'auteur :

    « Le premier mensonge de la fiction, c'est que l'auteur met de l'ordre dans lechaos qu'est la vie : ordre chronologique, ou de n'importe quelle autre sortequ'il choisit. En tant qu'auteur, on sélectionne une partie d'un tout. On décideque ces choses sont importantes et que le reste ne l'est pas. Puis on écrit surces choses depuis notre perspective. La vie n'est pas faite ainsi. Tout se passesimultanément, de manière chaotique, sans que l'on ne fasse de choix. On nedirige pas, la vie dirige. Ainsi, en tant qu'auteur, c'est lorsque l'on accepte quela fiction soit un mensonge que l'on devient libre. C'est alors que l'on peut toutfaire. Puis on commence à avancer en cercle. Plus le cercle est large, plus lavérité est présente. Plus l'horizon est vaste – plus l'on avance, plus l'on pénètreles choses – plus l'on a de chances de déceler des particules de vérité. »3.

    Le livre est avant tout une expression de la subjectivité de l'auteur. C'est lui qui manipule àsa manière la réalité et la fiction. En défendant cette idée, Isabel Allende donne une placeessentielle à l'écrivain. Il entretient un rapport très fort à ses livres, qui sont une expressionde ses pensées, et qui comportent donc nécessairement une part d'intime.

    3 isabelallende.com, rubrique « Interview ».

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    La lecture croisée de La Maison aux esprits et de Paula à travers le prisme des rapportsentre réalité et fiction nous mène donc naturellement à nous interroger sur la place del'auteure. Isabel Allende se fait très présente dans ces deux œuvres, puisqu'elle parle,de manière plus ou moins détournée, d'elle-même. L'existence d'une relation forte entrel’œuvre et l'auteure est posée dès la genèse du livre. Cette relation est encore renforcéepar ce qu'Isabel Allende déclare elle-même à ce sujet, dans Paula ou dans des écrits etentretiens divers. En effet, elle développe une posture originale, en rappelant à maintesreprises les liens que ses livres entretiennent avec sa vie réelle et avec la personne physiquequ'elle est. D'une certaine manière, en faisant cela, elle dévoile au lecteur les rouages deses œuvres : elle lui explique d'où vient le livre, comment elle l'a écrit, et quelles fonctionselle lui attribue ; elle en propose une lecture en partie déterminée. Mais avant tout, elle rendles livres indissociables de sa personne.

    Cette posture d'auteur particulière a plusieurs effets. D'un côté, elle érode l'illusionfictionnelle. Le lecteur sait à quoi il a affaire, l'auteure l'aide à mieux discerner ce qui estpurement inventé et ce qui est inspiré de la réalité. Dans Paula, Isabel Allende parle de LaMaison aux esprits de la manière dont elle le voit. Le lecteur partage donc le point de vuel'auteure ; or, qui mieux qu'elle peut comprendre ses propres œuvres ? En apparence, en sedévoilant, Isabel Allende donne au lecteur la possibilité de partager son pouvoir sur le texte.

    Mais en même temps, elle crée une nouvelle forme d'illusion. Elle dit beaucoup dechoses au lecteur, mais ne lui dit pas tout. Il est donc impossible de discerner la mesureque prend l'emprise donnée au lecteur. Dans Paula, Isabel Allende répète à l'envi qu'elletâche de faire preuve d'autant de sincérité que possible. Le lecteur est donc poussé à croiretout ce qu'elle écrit, sans forcément se demander ce qu'elle occulte et pour quelles raisons.Puisqu'elle se positionne elle-même comme un élément de compréhension essentiel pourles œuvres, elle oriente l'interprétation du lecteur, et lui laisse moins de latitude pourl'analyse.

    La posture que se donne Isabel Allende rend donc ambiguë la place de l'autorité dansson travail d'écrivaine. Dans Paula et dans ses déclarations paratextuelles, elle a plutôttendance à nier son autorité sur ses textes, prétendant qu'elle écrit sans réfléchir, guidée pardes voix extérieures. Aux critiques qui l'interrogent sur l'inspiration et l'écriture, elle répondainsi, sur son site Internet4 :

    « Je passe dix ou douze heures par jour seule dans une pièce à écrire. Je neparle à personne. Je ne réponds pas au téléphone. Je ne suis que le médium oul'instrument de quelque chose qui se passe au-delà de moi, de voix qui parlent àtravers moi. Je crée un monde qui est fictionnel mais qui ne m'appartient pas. Jene suis pas Dieu ; je ne suis qu'un instrument. Et dans l'exercice quotidien longet patient qu'est l'écriture, j'ai découvert beaucoup de choses sur moi et sur lavie. J'ai appris. Je ne suis pas consciente de ce que j'écris, c'est un processusétrange – comme si, en évoluant dans le monde de la fiction, on découvrait depetites choses vraies sur soi-même, sur la vie, sur les gens, et sur la manièredont le monde fonctionne. ».

    Pourtant, il apparaît que la manière qu'elle a de s'affirmer en tant qu'auteure est avanttout un moyen d'appuyer son autorité. C'est du moins là l'hypothèse que nous analyseronsdans cette étude : Isabel Allende fait preuve d'une forte autorité sur ses textes, bien qu'elleprétende le plus souvent le contraire.

    4 isabelallende.com, rubrique « Interview ».

  • Introduction

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    En travaillant sur la place de l'auteur et la notion d'autorité en littérature, nous revenonsà des thématiques incontournables de la critique littéraire, qui sont pourtant parmi les plusproblématiques et les plus sujettes à dissensions. En effet, la place à accorder à l'auteura toujours été un problème essentiel dans la théorie littéraire, et a fait l'objet de violentescontroverses. On peut citer comme exemple la plus célèbre d'entre elles : le conflit entreSainte-Beuve et Proust, le premier affirmant que la biographie de l'auteur est un élémentindispensable de l'analyse littéraire, le second rejetant totalement la pertinence des critèresbiographiques. La position de Proust a été reprise par la plus large part des théoricienslittéraire du XXe siècle.

    Si l'étude des œuvres d'Isabel Allende suivant les axes qui nous intéressent nouspousse à nous tourner vers la théorie littéraire, elle défend des idées très différentes decelles des courants dominants de la théorie littéraire contemporaine. En effet, elle tâchedans Paula de réintroduire du biographique dans le littéraire, se plaçant par conséquent ducôté de Sainte-Beuve plutôt que de Proust. Ainsi, bien qu'il soit indispensable de passer parla critique littéraire, Isabel Allende nous oblige régulièrement à nous opposer à elle. Unedes tâches les plus ardues de cette étude sera donc de trouver des biais pour expliquerces décalages et produire une analyse adaptée au travail d'Isabel Allende, sans tenter dele faire à tout prix entrer dans des cadres prédéfinis.

    La place de l'auteure est clairement complexe et originale lorsqu'il s'agit de l’œuvred'Isabel Allende. Ces deux caractéristiques découlent essentiellement du fait qu'elle décritelle-même au public la place qu'elle se donne vis-à-vis de ses œuvres, en court-circuitantle processus de construction d'une figure d'auteur, qui passe d'ordinaire nécessairementpar le lecteur.

    Nous étudierons en trois temps la place qu'elle se donne, ou que l'on peut lui donner àpartir de ce qu'elle écrit. Tout d'abord, nous nous pencherons sur les manifestations de lavoix de l'auteure à l'intérieur des deux œuvres. Nous prendrons ensuite un peu de recul pouradopter ensuite une approche plus paratextuelle, en s'interrogeant sur les pouvoirs qu'unauteur peut avoir sur son texte. Enfin, nous essaierons d'analyser les rapports qui existententre Isabel Allende et ses lecteurs, à travers les œuvres littéraires et en dehors d'elles.

    Les travaux universitaires sur Isabel Allende sont encore relativement peu nombreux,et je n'en ai trouvé aucun qui abordait des thématiques propre à l'écriture littéraire.Ils se concentrent plutôt sur la place de l'histoire, des femmes, etc, dans les histoiresd'Isabel Allende. Ils me serviront donc très peu pour cette étude, pour laquelle j'utiliseraiprincipalement des ouvrages théoriques généraux.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    I. La voix de l'auteure : omniprésence etéclatement

    La Maison aux esprits et Paula sont deux œuvres très personnelles, bien qu'elles relèvent degenres bien différents. La Maison aux esprits devait au départ être une « lettre spirituelle »5

    d'Isabel Allende adressée à son grand-père malade ; mais comme celui-ci est mort peu detemps après qu'elle ait commencé à écrire, et bien avant qu'elle prenne conscience qu'elleavait écrit quelque chose qui pourrait devenir un roman et être offert à la lecture d'étrangers,Isabel Allende a longtemps été la destinataire unique de ses écrits.

    Ce qui est devenu La Maison aux esprits devait au départ être une collection desouvenirs et de légendes familiaux. La plupart des anecdotes relatées ont par conséquentun lien fort avec la vie réelle (ou du moins, avec l'imaginaire familial réel) de la famille d'IsabelAllende, ce qui renforce le caractère personnel du roman et l'omniprésence plus ou moinsdirecte de son auteure. L'auteure est donc un élément essentiel du roman puisqu'elle est àla fois sa source, son objet dans une certaine mesure, et son destinataire primaire. Pourtant,sa présence et sa voix sont extrêmement fragmentées, comme nous le verrons dans unepremière sous-partie.

    Le caractère personnel de Paula est encore plus évident. Sa genèse est très semblableà celle de La Maison aux esprits, puisque Paula est avant tout une autre « lettre spirituelle »,cette fois d'Isabel Allende à sa fille qui a sombré dans le coma. Elle lui raconte l'histoire desa famille et sa propre vie, pour qu'elle puisse retrouver la mémoire dans le cas où elle seréveillerait amnésique ; mais, contrairement à La Maison aux esprits, elle s'efforce d'éviterles écarts fictionnels et les dérives romanesques. Paula est donc plus nettement personnelcar il a un ancrage plus profond dans la vie réelle de l'auteure et de ses ancêtres.

    De plus, dès le départ, Allende écrit à une absente. Elle a l'espoir, mais pas la certitude,que sa fille pourra un jour lire cette lettre. Cet espoir s'amenuise petit à petit, jusqu'àdisparaître dans la deuxième partie du livre. L'auteure écrit alors « Ces pages n'ont plusde destinataire »6. Elle n'écrit plus pour personne, ou plutôt, elle écrit pour elle-même. Lelivre devient l'occasion d'une profonde introspection et prend des aspects de journal intime.Le chevauchement auteure-destinataire est donc plus fort encore que dans La Maison auxesprits. Isabel Allende est encore une fois omniprésente parce qu'elle est simultanémentauteure, objet de l’œuvre et destinataire. Là aussi le récit est pourtant très fragmenté, et onpeut encore dégager plusieurs facette de la figure auctoriale.

    Cette partie s'ouvrira sur une approche narratologique de chaque œuvre ; on seconcentrera sur l'entremêlement des voix narratives et des niveaux de récit et on verra dansquelle mesure on peut parler d'une omniprésence de la figure de l'auteure dans les deuxtextes. On se penchera enfin sur la question de la construction à la fois de l’œuvre et de lafigure de l'auteure en s'interrogeant sur leur simultanéité.

    5 ISABEL ALLENDE, « Writing as an act of hope », Peace Review: A Journal of Social Justice, Vol. 5, No. 2 (1993), pp. 165-175.6 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 275.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

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    1) L'entremêlement des voix narrativesLa narration de La Maison aux esprits est complexe. On oscille régulièrement entre uneécriture à la troisième personne et un récit à la première personne. Il est toujours difficile dedéfinir « qui parle » à l'intérieur du roman : un narrateur omniscient, le personnage d'Albaqui est censé être celui qui écrit, son grand-père qui s'exprime par moments directement,les « esprits » présents dans tout le roman, ou encore Isabel Allende à travers la bouchede ses personnages ? Différentes strates narratives se superposent et s'entremêlent toutau long du livre. Différents niveaux de récit cohabitent également, ce qui donne lieu à dessauts temporels constants.

    Isabel Allende évoque et explique partiellement cette narration complexe dans Paula.Elle lui donne une explication assez surréaliste, magique, que l'on peut interpréter commeune métaphore.

    « […] le besoin de conter me possédait et je ne pouvais plus m'arrêter. D'autresvoix parlaient à travers moi, j'écrivais comme en transe, avec l'impressionde dérouler une pelote de laine et avec la même urgence qui me fait écrireaujourd'hui. »7

    L'écriture paraît être, pour Isabel Allende, un processus par lequel l'écrivain regroupe etagence des messages dont la source est extérieure à lui. Il matérialise « d'autres voix »,celles qu'Isabel Allende attribue à ses fameux « esprits », il les laisse parler à travers lui.L'enchevêtrement des voix narratives apparaît alors comme une propriété intrinsèque del'écrit romanesque.

    Mais dans Paula aussi, plusieurs niveaux de récit cohabitent, bien qu'Isabel Allendesoit la narratrice unique. Sa voix est fragmentée entre le passé et le présent, entre le récitprétendant à l'objectivité et l'introspection, entre l'extérieur et l'intime. La multiplicité desniveaux de récit n'est donc pas uniquement une propriété de l'écrit fictionnel.

    Bien qu'Isabel Allende soit une auteure omniprésente, les deux œuvres sont doncconstruites sur un entremêlement de voix narratives.

    a) La Maison aux esprits : les sources multiples du récit

    Isabel Allende : collecter les récitsCe qui est devenu La Maison aux esprits devait au départ être une collection de souvenirsfamiliaux. Isabel Allende a commencé à écrire à destination de son grand-père, « pour luidire de partir tranquille, que rien ne se perdrait du trésor d'anecdotes qu'il [lui] avait racontéestout au long de [leur] amitié »8. Les anecdotes s'enchaînant, elle en est venue à écrire unesaga familiale sur plusieurs générations. Le récit s'est teinté d'une part croissante de fiction,jusqu'à aboutir au roman final. Isabel Allende a finalement, loin de son élan épistolaire initial,écrit l'histoire d'une famille imaginaire qui ressemble à la sienne. On apprend cela en lisantPaula ; sans paratexte, La Maison aux esprits peut-être considéré comme un roman defiction pure, et on soupçonne difficilement sa genèse.

    7 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p.18.8 Idem.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

    14 CORDIER Marie - 2013

    Mais la fiction n'est-elle pas déjà présente dans le matériau premier du récit ? Lesanecdotes familiales qui ont inspiré Allende sont elles aussi des histoires qu'on lui aracontées et qu'elle n'a pas vécues directement. La fiction naît de la fiction, l'histoire del'histoire. La Maison aux esprits est largement construit sur une mise en abyme qui estl'une des raisons de la confusion entre les voix de l'auteure, des narrateurs et des différentspersonnages.

    L'auteure est omniprésente, parce qu'elle dessine le récit et réinvente à sa façonl'histoire de sa propre famille, et d'une certaine manière la sienne. Mais d'un autre côté, ellese pose en simple relais de voix extérieures, et sa présence narrative s'efface régulièrementau profit de celles de ses personnages.

    Alba et Esteban Trueba : auteurs, narrateurs ?Tout au long du roman, la narration oscille entre des descriptions des faits par unnarrateur omniscient et entre des passages où le grand-père, Esteban Trueba, racontedirectement certains épisodes. Le récit est principalement fait à la troisième personne, maisil est régulièrement entrecoupé de passages à la première personne. Le changement depersonne se fait toujours sans transition. Esteban Trueba prend la parole pour raconter unévénement qui a particulièrement compté pour lui ou bien pour apporter sa version desfaits au récit. Il vient régulièrement contrebalancer l'interprétation des choses donnée parce qu'on qualifie pour simplifier de « narrateur omniscient ». Il dit par exemple, à la page71 : « On ne m'ôtera pas de l'idée que j'ai été un bon patron »9. Cela renforce l'empathie dulecteur pour un personnage qui paraît au début du roman plutôt antipathique.

    L'épilogue de La Maison aux esprits est entièrement à la première personne. Mais cettefois-ci, c'est Alba, la petite-fille, représentante de la dernière génération de la saga familiale,qui s'exprime. Elle donne la clé du récit : c'est elle qui a voulu raconter l'histoire de safamille, à quatre mains avec son grand-père10. Le récit à la troisième personne est donccensé être écrit de la main d'Alba, tandis que son grand-père doit avoir rédigé les passagesoù il s'exprime directement. Si la place narrative du grand-père est assez limpide, on n'estéclairé sur le rôle clé d'Alba que dans l'épilogue. Un « je » qui n'est pas celui de Truebaapparaît dès la page 100, mais on ne peut deviner que c'est Alba qui s'exprime à la premièrepersonne, puisqu'elle n'est même pas encore un personnage du roman. Si l'on en croit cequ'Isabel Allende écrit au sujet de son épilogue dans Paula, ce n'est qu'à la fin de l'écrituredu roman, au moment de trouver un dénouement, qu'elle a décidé de donner à Alba cetteplace :

    « Le plus difficile fut l'épilogue. Je l'écrivis plusieurs fois sans trouver le ton :sentimental, didactique ou politique. Je savais ce que je voulais raconter maisje ne savais pas comment l'exprimer. C'est alors que les fantômes vinrent àmon aide. Une nuit, je rêvais que mon grand-père gisait sur son lit, exactementcomme ce fameux matin de mon enfance, quand j'étais entrée dans sa chambrepour voler le miroir d'argent. Dans ce rêve, je soulevais le drap et le voyaisvêtu de deuil, avec sa cravate et ses souliers. Je comprenais qu'il était mort. Jem'asseyais alors à son chevet, au milieu des meubles noirs de sa chambre, pourlui lire le livre que je venais d'écrire et au fur et à mesure que ma voix racontait

    9 ISABEL ALLENDE, La Maison aux esprits, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 71.10 « C'est mon grand-père qui a eu l'idée d'écrire à deux cette histoire », ISABEL ALLENDE, La Maison aux Esprits, Fayard

    - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 537.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

    CORDIER Marie - 2013 15

    l'histoire, le bois des meubles devenait clair, le lit se couvrait de voiles bleus etle soleil entrait par la fenêtre. Je me réveillai en sursaut, à trois heures du matin,avec la solution : Alba, la petite-fille, devait écrire l'histoire de la famille à côté deson aïeul, Esteban Trueba, en attendant le lendemain pour le mettre en terre. »11

    En vérité, dans le roman, Alba dit avoir écrit l'histoire en grande partie avec son grand-père,avant sa mort, qui n'est évoquée que dans l'épilogue. Mais puisqu'elle se révèle à la findu roman être le narrateur principal, sa voix outrepasse soudain celle d'Isabel Allende. Cen'est pas l'auteure réelle (Allende) qui est le narrateur omniscient de l'histoire, mais l'auteurefictionnelle (Alba). Ceci rajoute une strate dans la mise en abyme fictionnelle : à traversla bouche d'Alba, Isabel Allende raconte à sa manière des histoires que d'autres lui ontauparavant racontées. Alba, entre autres en raison de sa place d'écrivain à l'intérieur duroman, est la projection fictionnelle d'Isabel Allende ; nous reviendrons sur ce point plus tard.

    Toutefois, la narration est le plus souvent omnisciente et semble parfois dépasserles capacités d'Alba. Cela remet partiellement en cause la crédibilité du dénouementet complique encore l'analyse narratologique. Avant l'épilogue, le récit parle d'Alba à latroisième personne, ce qui rend les révélations finales pour le moins inattendues. Deplus, certaines descriptions, concernant Esteban Trueba en particulier, rendent l'hypothèseselon laquelle Alba et son grand-père auraient écrit l'histoire assez peu cohérentes ; il estdifficilement envisageable qu'Alba, et à plus forte raison son grand-père, racontent d'unemanière aussi crue les viols commis par ce même grand-père sur son domaine : « Estebanne se déshabilla pas. Il la prit avec une brutalité superflue, férocement, la forçant et sefichant en elle sans préambules [...] »12. Par ailleurs, il semble que certaines des chosesracontées ne peuvent avoir été connues d'Alba. En effet, le roman ne se contente pas deraconter des faits de l'extérieur : il entre dans l'esprit de la plupart des personnages, évoqueleurs sentiments et décrit des scènes intimes. Si l'on s'en tient à l'idée stricte selon laquelleAlba est celle qui raconte l'histoire, deux possibilités s'offrent à la compréhension : ou bienAlba invente une partie de la vie de ses ancêtres, comme l'a fait Isabel Allende en se lançantdans l'écriture du roman, ou bien elle a accès à certaines informations grâce à ce que luisoufflent ceux que l'on peut qualifier d' « esprits ». C'est plutôt cette seconde explication quiest proposée dans le roman.

    Clara et les esprits« [Clara] remplissait de notes personnelles d'innombrables cahiers où demeurentconsignés les événements de cette époque : grâce à eux, rien n'a été effacépar la brouillasse de l'oubli et je suis à même d'y recourir aujourd'hui pour ensauvegarder le souvenir. »13.

    Pour écrire l'histoire de sa famille, Alba dit s'être appuyée sur les témoignages de son grand-père, mais surtout sur les carnets de sa grand-mère décédée, Clara. Le point de vue deClara traverse donc son récit, puisqu'Alba décrit les faits qu'elle n'a pas vécus à partir de lavision qu'en a eue sa rgand-mère. Les carnets de Clara sont le point de départ du roman,qui s'ouvre sur la phrase « Barrabas arriva dans la famille par voie maritime, nota la petite

    11 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 371.12 ISABEL ALLENDE, La Maison aux esprits, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 78.

    13 Idem, p. 100.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    Clara de son écriture délicate »14. Cette phrase est également la dernière phrase du roman,et lui confère sa structure circulaire :

    « Le premier est un cahier d'écolier d'une vingtaine de feuillets remplis d'unedélicate écriture enfantine. Il débute ainsi : 'Barrabas arriva dans la famille parvoie maritime...' »15.

    La présence de Clara se fait donc sentir du début à la fin. C'est peut-être elle, plus encorequ'Alba, qui est la clé du récit et lui donne sa cohérence. Alba répète souvent qu'elle écritguidée par la voix de son aïeule et se place ainsi dans une grande partie du roman en simpletranscripteur et ordonnatrice des récits de Clara.

    La présence de Clara se fait cependant sentir avec une netteté variable au cours duroman. Son point de vue de imprègne particulièrement l'écriture du début du livre, puisquec'est son enfance à elle qui est racontée. Trueba ne peut participer au récit puisqu'il n'aconnu Clara que de très loin à cette époque. On découvre le petit monde de l'enfant et le récitse cantonne à la maison de ses parents et à sa famille proche. Les événements surnaturelsparaissent ordinaires et les faits s'enchaînent avec une logique toute relative, ce qui appuiel'idée qu'ils sont vus à travers les yeux de la petite Clara, enfant dotée d'aptitudes que l'onpeut qualifier de magiques. Le narrateur omniscient prend toutefois la main par moments.On peut citer comme exemple la scène de l'autopsie de Rosa, la grande sœur à la beautésurnaturelle : elle est racontée une première fois de l'intérieur16, du point de vue des adulteset en particulier du médecin et de son apprenti, puis une seconde fois de l'extérieur17, àtravers les yeux de Clara qui y a malencontreusement assisté. Cet exemple montre que lenarrateur omniscient (Alba ?) a un pouvoir sur le récit et invente certaines scènes, ou dumoins imagine la perception qu'ont pu en avoir les protagonistes.

    Petit à petit, les faits ne sont plus racontés uniquement à partir des carnets de Clara etde l'imagination du narrateur : s'y ajoutent comme sources les souvenirs d'Esteban Trueba,puis ceux d'Alba elle-même. Cependant, la présence de l'aïeule se fait toujours sentir. Albainvoque régulièrement son « esprit », pour la protéger lorsqu'elle est emprisonnée et torturéepar la dictature18 ou pour la soutenir dans sa tâche d'écriture :

    « Au début, ce n'était qu'un halo mystérieux, mais au fur et à mesure que grand-père se départait pour toujours de cette rage qui l'avait poursuivi toute sa vie,[Clara] apparut telle qu'elle avait été en ses plus beaux jours, riant de toutes sesdents, ameutant les esprits de son vol fugace. Elle nous aida aussi dans nospages d'écriture et grâce à sa présence, Esteban Trueba put mourir heureux enmurmurant son nom : Clara si claire, ma clairvoyante Clara. »19.

    Les « esprits », de Clara et de tous les autres aïeuls décédés, sont des protagonistesessentiels du roman, que l'on retrouve jusque dans le titre, et qui poussent à le classerdans le courant littéraire latino-américain du réalisme magique. Isabel Allende a d'ailleursété accusée d'avoir plagié l'un des représentants les plus célèbres de ce courant, Gabriel

    14 ISABEL ALLENDE, La Maison aux esprits, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 9.15 Idem, p. 541.

    16 Idem, p. 43-44.17 Idem, p. 54-57.18 ISABEL ALLENDE, La Maison aux esprits, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 514-515.

    19 Idem, p. 538-539.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

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    García Márquez ; en effet, La Maison aux esprits présente de nombreuses similitudes avecCent Ans de solitude20.

    Mais les « esprits » ne sont pas que des protagonistes de la fiction. Ils sont aussiceux qui accompagnent Isabel Allende tout au long de sa vie et l'inspirent. Dans Paula, elleexplique que La Maison aux esprits lui a justement été soufflé par des voix supérieures,par ses esprits à elle :

    « […] je fis en sorte que chaque personnage ait une biographie complète, uncaractère bien défini. Mais dans le cas de ce livre, la singularité des personnageset l'indiscipline incontrôlable des esprits perturbèrent mes intentions. »21

    La structure narrative de La Maison aux esprits est donc très complexe, car on ne peutjamais vraiment déterminer qui raconte : Isabel Allende, auteure omniprésente qui racontede manière détournée son histoire à elle, Alba, son grand-père, sa grand-mère, les esprits ?Toutes ces voix se mêlent et se confondent et la place de l'auteure réelle en devient difficileà déterminer.

    b) Paula : Isabel Allende fragmentée

    L'histoire familiale : Isabel Allende avant Isabel Allende Paula est au départ une lettre d'Isabel Allende à sa fille qui a sombré dans le coma.Dès la première phrase, l'auteure s'adresse directement à Paula : « Ecoute, Paula, jevais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas complètement perdue quand tu teréveilleras. »22. Elle commence à partir de là à revenir sur le passé, donnant naissance àune ébauche de saga familiale qui est en écho constant avec celle de La Maison aux esprits.L'objectif initial est de raconter à Paula l'histoire de sa famille pour qu'elle puisse facilementretrouver ses racines si elle se réveillait amnésique de son coma. A priori, c'est donc lavéritable histoire de la famille qu'Isabel Allende tente de raconter. La genèse de Paula et lesintentions initiales de l'auteure ressemblent à celles de La Maison aux esprits. Mais cettefois, la transcription écrite des anecdotes familiales a une véritable fonction utilitaire (sauverPaula de l'oubli), ce qui pousse Allende à un plus grand effort d'exactitude.

    Les personnes portent cette fois leur vrai nom et Isabel Allende raconte ce qu'elleconnaît de leur vie en s'efforçant de ne pas déformer excessivement la réalité, surtoutconcernant ceux qu'elle a connus ou qui sont toujours vivants. Les ressemblances avec lespersonnages de La Maison aux esprits sont pourtant flagrantes. La mère d'Isabel Allenderappelle Blanca, son grand-père a le caractère et les habitudes d'Esteban Trueba et elleparle de sa grand-mère comme de Clara. Ces similitudes sont le premier indicateur pour lelecteur des liens du premier roman d'Isabel Allende avec la réalité, avant les déclarationsclaires qu'elle fait à ce sujet plus loin dans Paula.

    Même si la vie des membres de la famille est décrite avec plus de vérité dans Paula, onretrouve une partie des problématiques de La Maison aux esprits. Lorsqu'elle parle de sesancêtres, Isabel Allende s'appuie sur les légendes familiales, sur les petites histoires qu'onlui a racontées. La réalité est donc floutée par deux écrans : elle est déformée une premièrefois par le récit qu'on en a fait à Isabel Allende, et une seconde fois par le récit écrit qu'elle en

    20 GABRIEL GARCIA MARQUEZ, Cent Ans de solitude, Seuil - Points, Paris, 1995.21 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 234.22 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 11.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    fait elle-même. L'emploi, dans la première phrase du roman que nous avons déjà citée plushaut23, du terme « histoire », qui plus est précédé d'un pronom indéterminé, est d'ailleursintéressant. L'auteure dit à sa fille qu'elle va lui « raconter une histoire » et non qu'elle valui raconter « l' »histoire de sa famille ou « son » histoire. Elle ne nie pas la part fictionnelleque son récit comporte, même si sa volonté serait de la réduire autant que possible.

    On a donc un premier niveau narratif où Isabel Allende parle des autres, dans un récitau passé, en se faisant transpositrice de la voix de ses ancêtres. Elle entre par momentsdans leur peau, y compris narrativement. Par exemple, à la page 38, elle raconte les faits dupoint de vue de sa mère, jusqu'à parler d'elle-même à la troisième personne : « son dernierné suffoquait, ses deux autres enfants [Isabel et son frère], effrayés, pleuraient, et Margaras'était plongée dans un silence renfrogné et réprobateur. ». On a donc déjà, dans ce premierniveau narratif, une multitude de voix qui se font entendre à travers celle de l'auteure.

    Isabel Allende du « présent court »: journal intime de la douleurEn parallèle avec cette histoire familiale, Isabel Allende raconte aussi la convalescence dePaula et la manière dont elle la vit. Ceci donne lieu à un récit au jour le jour de la maladiede Paula qui tient une place essentielle dans tout le livre. Il est alors moins clair que Paulaest la destinataire de ces écrits, même si, tant que l'espoir de la guérison subsiste, sa mères'adresse à elle directement, à la deuxième personne du singulier. Isabel Allende décritla manière dont sa vie s'organise autour de ses visites à l'hôpital dans un premier temps,lorsque Paula est hospitalisée à Madrid, puis autour de la chambre qu'elle a installée pour lamalade dans sa maison californienne. L'évolution de la maladie et les événements concretsdu présent sont évoqués. Mais c'est avant tout de sa propre douleur, de ses espoirs et deson découragement qu'Isabel Allende parle, jour après jour ou presque. Dans ces passagesqui décrivent le présent court, le ton ressemble à celui d'un journal intime. L'auteure montreses doutes, les questions sans destinataire se multiplient, le récit est suspendu et le textedevient un écho des sentiments noyés dans la tristesse de l'auteure :

    « Pour toujours... Qu'est-ce à dire, Paula ? J'ai perdu la notion du temps dans cetédifice où tout résonne et où il ne fait jamais nuit. Les frontières de la réalité sesont estompées, la vie est un labyrinthe de miroirs qui se font face et d'imagestordues. Il y a un mois, à cette même heure, j'étais une autre femme. »24

    L'écriture apparaît comme un moyen pour Isabel Allende de mettre de l'ordre dans sesidées, de rassembler ses esprits. La similitude de certains passages avec un journal intimeimplique que ces passages n'aient au départ pas d'autre destinataire que leur auteure.Isabel Allende n'écrit pas seulement à Paula : elle écrit aussi pour elle-même. Ce « elle-même » est peut-être l' « autre femme » qu'elle évoque dans la citation précédente, cellequ'elle était avant que son quotidien soit tout entier occupé par la maladie et la tristesse.Isabel Allende décrit la manière dont son identité s'est fragmentée avec cette nouvelle vie :elle insiste à maintes reprises sur la fracture entre celle qu'elle était avant la maladie, la« vraie » elle-même, et la silhouette introvertie qu'elle est devenue à force de vivre dans letemps suspendu de la maladie.

    Elle se sent devenir différente, elle sent que son identité éclate en différentes facettes,et ce sentiment trouve son écho dans la narration, distordue entre le passé plus ou moinslointain, le quotidien et le présent long.

    23 « Ecoute, Paula, je vais te raconter une histoire pour que tu ne sois pas complètement perdue quand tu te réveilleras. »,ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 11.24 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 31.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

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    Isabel Allende du passé : mémoires et secrets d'une femmeIsabel Allende ne parle pas uniquement d'elle-même et de ses sentiments en évoquant lequotidien et la maladie. En racontant l'histoire de ses ancêtres, elle finit par en venir à sonhistoire à elle. Ceci donne naissance à des mémoires très personnels, où elle relate lesévénements de sa vie de son point de vue, en se prêtant à des confidences intimes, voireen livrant ses secrets (par exemple lorsqu'elle raconte son éveil très précoce à la sexualité,lorsqu'elle avait 8 ans, avec un pêcheur25). Là encore, elle semble écrire pour elle-mêmeautant que pour Paula. Elle revient sur les différentes étapes marquantes de sa vie et surson ressenti. Elle semble régulièrement chercher à se justifier, vis-à-vis de sa fille, d'elle-même ou d'un potentiel lecteur extérieur, notamment lorsqu'elle raconte sa fuite en Espagneavec son amant, loin de son mari et de ses enfants26. Elle dresse une sorte de bilan de savie en s'évertuant à montrer comment elle est devenue qui est elle, ou du moins qui elleétait avant la maladie de sa fille, cette « autre femme ».

    Elle raconte en particulier comment elle a commencé à écrire et comment elle a fini paraccepter de se définir comme écrivaine. Elle rappelle à plusieurs reprises qu'elle n'avait pasprévu d'écrire un roman lorsqu'elle a commencé ce qui est devenu La Maison aux esprits.Elle dit aussi qu'elle a mis du temps à réaliser qu'elle était bel et bien devenue une écrivaine :

    « Il y avait plus de vingt ans que je vivais à la périphérie de la littérature –journalisme, contes, théâtre, scénarios de télévision. Je n'osais pas confesser mavéritable vocation. Il a fallu que je publie trois romans, dans plusieurs langues,avant de répondre 'écrivain' à la question 'profession' des formulaires. Jetransportais mes papiers partout, de peur qu'ils ne s'égarent ou que la maison neprenne feu. Cette pile de feuilles, attachées par une sangle, était pour moi commeun nouveau né. »27

    Il semble que cette nouvelle facette de son identité (être écrivaine) a finalement absorbé lesautres d'une certaine manière : la femme qu'elle était est devenue une femme-écrivaine,l'écriture lui a permis de devenir vraiment elle-même, de s'affirmer et de remplir un certainvide qui existait auparavant dans sa vie :

    « Premier janvier 1981. Ce jour-là, je me souvins qu'au mois d'août j'allais avoirquarante ans et que je n'avais encore rien accompli. […] A quarante ans jepensais avoir passé l'âge des surprises, l'avenir me semblait borné. Mon uniquecertitude concernait la mauvaise qualité de ma vie et son ennui, mais l'orgueilm'empêchait de l'admettre. […] En ce premier janvier 1981, alors que tout lemonde faisait la fête et que dehors pétaradaient les feux d'artifice annonçantl'année nouvelle, je me proposai de surmonter mon désenchantement et de merésigner humblement à une vie banale, pareille à celle des autres. […] Je ne metins à ce projet que pendant une semaine. Le 8 janvier, on m'appela du Chili pourm'apprendre que mon grand-père était très malade. »28.

    Dans le récit que fait Isabel Allende de sa propre vie, l'écriture littéraire apparaît commeun déblocage. C'est à partir du moment où elle commence à se considérer comme une

    25 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 145-148.26 Idem, p. 330-336.27 Ibid, p. 370.28 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 366-368.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    écrivaine qu'elle accepte de regarder en face ses frustrations et envisage d'y remédier, parexemple en divorçant. En présentant les choses ainsi, Isabel Allende défend en filigranel'idée qu'elle s'est constituée avec son œuvre, et donc qu'elle n'était que partiellement elle-même avant d'écrire. De manière générale, elle décrit sa vie en insistant non pas sur lacontinuité et la linéarité, mais sur les grandes ruptures qui l'ont marquée. Elle délimite ainside grandes étapes distinctes, ce qui renforce l'impression d'une fragmentation identitaire.

    Comme on l'a vu, cette fragmentation se ressent dans la structure narrative de Paula,en particulier à travers les fractures et superpositions temporelles. C'est avant tout d'elle-même qu'Isabel Allende parle dans cette œuvre, bien qu'elle prétende au départ écrire àpropos de sa famille et à l'attention de sa fille. Elle est omniprésente dans le livre puisqu'elleest à la fois le narrateur et le personnage principal de son récit, ce personnage se déclinantsur tous les plans qui se superposent dans le livre.

    Dans La Maison aux esprits, on peut également parler d'une omniprésence de l'auteure,bien qu'elle soit moins évidente. Isabel Allende raconte avant tout sa vision de sa proprefamille ; cette vision est au départ en partie celle des autres, puisqu'elle s'appuie sur lesanecdotes qu'on lui a racontées, mais elle prend peu à peu le contrôle de la narration ense laissant guider par l'élan bien plus personnel de son imagination. Elle brouille pourtantles pistes : elle affirme qu'elle s'est éloignée de la vérité justement parce que « d'autresvolontés »29 l'y ont poussée, que d'autres voix ont voulu s'exprimer à travers elle. Elle affirmedonc là encore la place de la fragmentation et de l'éclatement dans la fonction d'auteur.

    Ainsi, on peut affirmer que dans les deux œuvres, Isabel Allende est une auteureomniprésente, mais dont la figure est fragmentée, par ou pour l'écriture.

    2) Naissance de l’œuvre, naissance de l'auteurJustement du fait que les deux textes sont constamment traversés par les problématiquesde la fragmentation et de la multiplicité des voix, la figure de l'auteur est difficile à délimiter.

    Isabel Allende est à la fois présente, de manière évidente dans Paula, et plus dissimuléedans La Maison aux esprits, à l'intérieur des récits, et à l'extérieur d'eux, de par sa positiond'écrivaine. Elle est à la fois la source et l'un des objets de chacun des deux livres.

    Elle est la source du récit puisque c'est elle qui écrit : le statut d'écrivaine lui confère uneposition englobante, elle a une vue d'ensemble et tient a priori les ficelles du récit. Pourtant,elle remet régulièrement en cause son omnipotence, en affirmant, de manière directe dansPaula et indirecte dans La Maison aux esprits, qu'elle n'a pas une maîtrise complète de sesécrits, voire qu'elle partage certaines fonctions auctoriales avec d'autres, personnes réelles,personnages fictionnels ou « esprits ». A propos de La Maison aux esprits, elle affirme dansPaula avoir très souvent perdu totalement le contrôle : « Dès les premières lignes, je nefus plus maîtresse de mes mots, d'autres volontés s'en emparèrent »30. Elle défend l'idéeque d'autres voix que la sienne s'expriment à travers sa main, et donc qu'elle n'est pas laseule source du récit.

    Dans ce roman, il y a donc une inadéquation explicitée entre la personne réelle qu'estIsabel Allende et l'auteur en tant que source(s) du récit. Une grande partie de la critique

    29 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 369.30 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 369.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

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    littéraire contemporaine, menée notamment par Barthes31 et Foucault32, a affirmé que cetteinadéquation est toujours présente en littérature. La voix de l'auteur n'est pas celle de lapersonne qui tient le stylo, c'est une voix nouvelle, qui n'existe qu'à l'intérieur du livre, parle livre. L'auteur naîtrait donc par le récit, il serait engendré avec l’œuvre et par elle.

    Mais Isabel Allende, en s'enfonçant bien plus loin dans cette direction, s'éloignefinalement de ces conceptions de la fonction auctoriale. Dans Paula, elle affirme que lapersonne qu'elle est a fini de se constituer grâce à l'écriture, à travers son œuvre. Elle renouedonc un lien entre le livre et l'identité de l'écrivain, finalement bien plus fort et intrinsèqueque celui que Barthes ou Foucault remettaient en cause.

    a) L'écrivain, source et clé du récit : d'Alba à Allende

    Alba ou le rôle de l'écrivainDans La Maison aux esprits, deux figures d'écrivaines se détachent : si Isabel Allende estl'écrivaine réelle, extérieure au récit, Alba tient la même place à l'intérieur du récit fictionnel.

    On apprend à la toute fin du roman, dans l'épilogue, qu'Alba est le personnage quia écrit l'histoire (bien que quelques indices, puissent auparavant le laisser deviner). Cetterévélation constitue un véritable dénouement, elle explique et clôt le récit. Alba a donc unefonction romanesque très forte. Elle est bien plus qu'un personnage. Même si, contrairementà Esteban Trueba ou Clara, elle n'est pas présente dans l'ensemble du roman (puisqu'unepartie importante de l'histoire a eu lieu avant sa naissance), le récit est tout entier tournévers elle.

    On descend dans les générations jusqu'à arriver à la sienne : elle est doncl'aboutissement temporel du roman, d'où la présence de nombreux sauts en avant, parexemple à la page 100, lorsque le narrateur (dont on ne sait pas encore qu'il s'agit d'Alba)écrit « je suis à même d'y recourir aujourd'hui pour en sauvegarder le souvenir »33. Lesévénements relatés sont régulièrement mis en relation avec un présent, celui d'Alba, etdonc de l'écriture fictionnelle. C'est un moyen pour Alba de rapporter la vie de ses ancêtresà la sienne. En effet, pour que l'affirmation fictionnelle selon laquelle Alba est l'auteure del'histoire soit crédible, le récit est rattaché à elle, de plus en plus nettement au fil du temps. Apartir de sa naissance, son point de vue sur les événements domine. Sa présence narrativese fait plus forte puisqu'elle raconte des choses qu'elle a vécues, au lieu de simplementtranscrire ce qu'elle a lu dans les carnets de Clara ou qu'on lui a raconté. Cette progressionrenforce l'idée qu'Alba constitue l'aboutissement du récit, et donc sa clé. Elle est un objetdu récit (en tant que personnage), mais aussi sa source fictionnelle, et sa résolution. Ellemodèle l'histoire à sa façon, et dispose donc de fonctions auctoriales fictionnelles, qui setransposent dans la réalité, puisque, pour rendre son dénouement crédible, Isabel Allenden'a d'autre choix que d'adopter le point de vue de son personnage-clé.

    Alba est au croisement de la fiction et de la réalité en ce qu'elle est la projectionfictionnelle d'Isabel Allende, l'écrivaine réelle. Le roman présente une double structurecirculaire. D'abord, la dernière phrase est la même que la première, puisqu'Alba, enexpliquant comment elle a commencé à écrire, en vient à raconter la première page de sonhistoire et réécrire son début. Mais la circularité se manifeste aussi à un autre niveau, qui

    31 ROLAND BARTHES, « La mort de l'auteur » (1968), Oeuvres complètes, T.2, Seuil - Points, Paris, 2002.32 MICHEL FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Dits et Ecrits, T.1, Gallimard, Paris, 1994.33 ISABEL ALLENDE, La Maison aux esprits, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1984, p. 100.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    sort du cadre fictionnel et intègre Isabel Allende : finalement, Alba ne raconte-t-elle pas lamanière dont Allende s'est mise à écrire ? Isabel Allende a trouvé dans sa propre expérienced'écriture le dénouement de son roman. L'écho entre réalité et fiction est donc extrêmementfort et on peut parler d'une véritable mise en abyme à propos de l'acte d'écriture.

    Grâce au personnage d'Alba, Isabel Allende dépasse la fiction et ébauche(certainement involontairement) une analyse méta-littéraire de son propre travail.Paradoxalement, ce n'est pas en rapportant ses personnages à la réalité qu'elle s'interrogesur son acte d'écriture, mais en se projetant elle-même dans la fiction. En effet, Albaconstitue clairement une projection littéraire d'Allende, d'abord puisqu'elle joue à l'intérieurde la fiction son rôle d'écrivaine. On peut, grâce à l'étude de Paula, établir d'autres liens entreelles. Elles occupent la même place dans la généalogie familiale, puisque la lignée Clara-Blanca-Alba est un écho fictionnel de celle qui lie la Isabel, sa mère et la Memé. De plus,certains événements de la vie d'Alba (dictature, mort du grand-père adoré...) rappellent ceuxqu'a connus Isabel Allende. Cependant, l'écart fictionnel est bien plus grand entre Allendeet Alba qu'entre sa mère et Blanca, entre sa grand-mère et Clara ou entre son grand-père etEsteban Trueba. Les similitudes de caractères sont moins marquées, et leur destin est trèsdifférent : l'histoire d'amour passionnelle et aventureuse entre Alba et Miguel n'a rien à voiravec celle d'Isabel et Michael, et Alba se bat contre la dictature jusqu'à être emprisonnée ettorturée, tandis qu'Isabel a dû s'enfuir au Venezuela pour échapper à la répression. IsabelAllende s'éloigne donc plus de la réalité lorsqu'elle parle d'Alba : paradoxalement, elle entremieux dans la fiction lorsque c'est d'elle-même qu'elle parle.

    Le livre : construire un toutLe personnage d'Alba permet à Isabel Allende de clore son histoire et donc de transformerles pages qu'elle a écrites en un ensemble fermé, avec un début et une fin. Un livre est untout. Malgré son apparence décousue liée à la superposition de multiples niveaux narratifs,Paula présente une structure organisée et cohérente, et a aussi un début et une fin. Ledébut, c'est le moment où Isabel Allende commence à raconter à sa fille l'histoire familiale.La fin, c'est la mort de Paula. Celle-ci est d'ailleurs relatée dans un chapitre que l'auteur aappelé – a posteriori certainement - « épilogue », ce qui renforce l'idée d'une progressionnarrative. Les pages qui devaient au départ constituer une lettre, et qui auraient pu devenirun morceau de journal intime, sont devenus un livre parce que leur auteure les a ordonnéeset liées en leur donnant un aboutissement. C'est ce qui leur permet d'être accessibles à unpublic extérieur et de faire l'objet d'une publication. Il est pourtant difficile de deviner à quelmoment Isabel Allende a commencé à envisager d'offrir ces pages au public : dès qu'elles'est mise à écrire (c'est son agent qui lui a conseillé d'écrire pour se soulager34...), plus tard(elle continue d'écrire même une fois qu'elle est sûre que Paula ne pourra jamais la lire) oubien une fois le texte achevé ?

    La fonction auctoriale essentielle est de construire un livre, une œuvre, donc de formerun tout à partir de la matière-texte. On est auteur d'une œuvre, et non auteur dans l'absolu ;c'est d'ailleurs le terme « écrivain », plutôt qu' « auteur », qu'on emploie pour définir uneprofession. L'intention de faire un livre ne doit pas nécessairement être présente dès ledépart, on le voit dans le cas des deux livres qui font l'objet de cette étude. Parfois, cetteintention n'émerge même jamais dans l'esprit de l'écrivain ; ce sont d'autres personnes quicréent un livre à partir d'écrits épars, et fabriquent ainsi à la fois une œuvre et un auteur (onpeut à ce sujet se pencher sur l'analyse que fait Alain Brunn de la préface de la premièreédition des Pensées de Pascal, dans laquelle la publication groupée des fragments est

    34 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 103.

  • I. La voix de l'auteure : omniprésence et éclatement

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    justifiée par la « fabrication » d'un auteur, Blaise Pascal35). L'auteur ne peut donc émergerque lorsqu'une œuvre, en tant qu'ensemble fermé, est constituée.

    Par ces considérations, on se rapproche des affirmations de Barthes et Foucaultselon lesquelles l'auteur est nécessairement une figure distincte de l'écrivain en tant quepersonne. La Maison aux esprits, Paula, vivent indépendamment d'Isabel Allende en tantqu'être de chair ; ils ont été écrits de sa main mais n'ont pas besoin d'elle pour se perpétuer.Ils portent son nom, mais ce nom d'auteur regroupe des réalités qu'on ne peut limiter à lapersonne réelle qu'est Isabel Allende.

    L'auteur est scissionComme on l'a vu précédemment, la figure de l'auteur est particulièrement difficile à délimiterdans les deux œuvres qui nous intéressent. La présence d'Isabel Allende en tant quepersonne réelle se fait constamment sentir, à travers le personnage d'Alba dans La Maisonaux esprits, et à travers son propre personnage (c'est-à-dire à travers les différentesdescriptions qu'elle fait d'elle-même) dans Paula. Ceci rend difficile la distinction entrel'auteure et la personne réelle.

    Cependant, du fait des différentes formes de fragmentation narrative que nous avonsprécédemment évoquées, on voit nettement qu'Isabel Allende n'est pas la seule voix destextes. Dans La Maison aux esprits, les narrateurs sont multiples et leurs voix se mélangentjusqu'à la confusion : l'écrivaine transcrit la voix d'Alba, qui répète elle-même les messagesde Clara et des autres esprits... Mais n'est-ce pas finalement cet entremêlement de voix quiforme la voix de l'auteur ? L'auteur n'est ni seulement la personne d'Isabel Allende, ni lepersonnage d'Alba ; il est autre chose, et Foucault résume ainsi cet « autre chose » :

    « On sait bien que dans un roman qui se présente comme le récit d'un narrateur,le pronom de première personne, le présent de l'indicatif, les signes delocalisation ne renvoient jamais exactement à l'écrivain, ni au moment où ilécrit, ni au geste même de son écriture ; mais à un alter ego dont la distance àl'écrivain peut être plus ou moins grande et varier au cours même de l’œuvre. Ilserait tout aussi faux de chercher l'auteur du côté de l'écrivain réel que du côtéde ce locuteur fictif ; la fonction-auteur s'effectue dans la scission même – dansce partage et cette distance. »36.

    Foucault affirme ensuite que ces considérations ne s'appliquent pas seulement aux textesromanesques, mais à tout texte « pourvu de la fonction-auteur ». Il ne définit pas clairementce qu'est un tel texte, mais Paula paraît indubitablement entrer dans cette catégorie, puisquela présence de son auteure est extrêmement marquée. On a une scission entre la figure del'auteur que l'on nomme « Isabel Allende », et entre la personne qu'est Isabel Allende, quiest représentée à l'intérieur du récit. Cette représentation fait elle-même l'objet de scissions,puisqu'on a vu qu'Isabel Allende se présente sous différentes facettes et s'inscrit dansdifférentes temporalités.

    L'auteur n'existe que par un ensemble unifié et fermé, le livre (ou les livres) ; cependant,il s'inscrit dans la scission. Scission avec la personne-écrivain d'abord, et avec la ou lesvoix narratives ensuite. Il est tout cela et rien de tout cela à la fois. C'est une fois que lelivre est clos que l'auteur apparaît ; cela correspond aussi au moment où l'écrit, achevé, se

    35 ALAIN BRUNN, « Pascal », commentaire de la préface de Port-Royal des Pensées de Pascal chez Guillaume Desprez(1670), L'auteur, Flammarion - GF Corpus, Paris, 2001, p. 97.36 MICHEL FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Dits et Ecrits, T.1, Gallimard, Paris, 1994, p. 789.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    détache de l'écrivain, puisqu'il n'a plus à être modifié ou complété par lui. Isabel Allendesouligne l'indépendance du livre par rapport à l'écrivain en lui donnant avec humour unaspect magique : « [Mes livres] sont des créatures capricieuses qui ont leur vie propre etsont toujours disposés à me trahir. »37.

    b) De l'écrivain à l'auteur : corps et corpus

    La fabrique de l'auteurL'auteur naît avec le texte. Selon Foucault, il est plus exactement une construction élaboréeà partir du texte :

    « […] Cette fonction-auteur ne se forme pas spontanément comme l'attributiond'un discours à un individu. Elle est le résultat d'une opération complexe quiconstruit un certain être de raison qu'on appelle l'auteur. […] Ce qui dansl'individu est désigné comme auteur (ou ce qui fait d'un individu un auteur) n'estque la projection, dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, dutraitement qu'on fait subir aux textes, des rapprochements qu'on opère, des traitsqu'on établit comme pertinents, des continuités qu'on admet, ou des exclusionsqu'on pratique. »38

    Foucault intègre le lecteur à la définition de l'auteur : c'est ce que le lecteur tire du textequi définit l'auteur. Pour lui, l'auteur ne naît pas seulement une fois que le texte est clos,mais une fois qu'il est confronté à un regard extérieur. Cette vision des choses impliqueune part importante de subjectivité dans la définition de l'auteur. En effet, celle-ci varienécessairement selon le point de vue de la personne qui lit le texte, selon qui est le « on »dont il parle. Nous nous pencherons plus tard dans notre étude sur la question du rapportau lecteur, et nous limiterons pour l'instant à la relation œuvre-auteur, car la question dudestinataire dans les deux œuvres étudiées est particulièrement complexe et mérite uneanalyse spécifique. Restons-en pour l'instant à l'idée que l'auteur est une construction quiémerge à partir du texte.

    Foucault s'appuie sur une approche purement fonctionnelle de l'auteur. Barthes secantonne également à ce terrain, en donnant un aperçu purement fonctionnel de l'auteur,qu'il ne distingue pas de l'écrivain. L'auteur écrit, il rédige un texte, dont le langage constituela matière unique. Il ne donne pas de consistance autre que celle du langage au texte ; or,le langage est neutre, anonyme. Ainsi écrit-il que « l'écriture, c'est ce neutre, ce composite,cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencerpar celle-là même du corps qui écrit. »39. Pour lui, l'écrivain se dissout dans le livre, et laconstruction d'une figure d'auteur stable est artificielle et ne peut avoir lieu qu'a posteriori.

    Cet avis est en partie partagé par Isabel Allende. Elle affirme n'avoir été dans larédaction de La Maison aux esprits rien d'autre qu'une ouvrière, une transcriptrice, sansdessein initial de constituer une œuvre littéraire. Elle explique dans Paula qu'il lui a fallu dutemps, et surtout une reconnaissance extérieure du public pour ses deux premiers romans,avant de se considérer comme une véritable écrivaine, pouvant être l'auteure d’œuvreslittéraires.

    37 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 376.38 MICHEL FOUCAULT, « Qu'est-ce qu'un auteur ? », Dits et Ecrits, T.1, Gallimard, Paris, 1994, p. 789.

    39 Idem.

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    « Avec Eva Luna, je pris enfin conscience que la littérature était ma voie etj'osai me dire pour la première fois : je suis un écrivain. Lorsque je m'assisdevant la machine pour commencer le livre, je ne le fis pas comme pour les deuxprécédents, pleine de bonnes raisons et de doutes, mais dans le plein usagede ma volonté et presque avec une certaine superbe. Je vais écrire un roman,me dis-je à voix haute. Je branchai l'ordinateur et avec assurance, je tapai cettepremière phrase : 'Je m'appelle Eva, ce qui veut dire vie...' ».40.

    L’œuvre, corps de l'auteurIl ne suffit pas d'écrire pour être auteur. Si l'on interprète la citation précédente d'IsabelAllende, il ne suffit pas même d'avoir écrit un livre pour en être l'auteur. Il faut être reconnucomme tel par un public extérieur, et accepter soi-même cette reconnaissance. L'auteur naîtquand l'écrivain reconnaît son lien intrinsèque aux œuvres qui existent pourtant à l'extérieurde lui voire indépendamment de lui. L'auteur ne vit que dans et par l’œuvre. Son œuvre estson corps, et l'usage du mot « corpus » pour désigner l'ensemble des textes d'un auteur estparticulièrement intéressant. Alain Brunn parle ainsi de cette métaphore dissimulée :

    « C'est d'abord sur ce qu'est l'auteur que nous renseigne l'image : il estessentiellement un être de mots, une construction verbale, une propriété dudiscours (de certains discours, et en premier lieu du discours littéraire). Sonexistence biographique est alors transfigurée en un texte qui remplace son corpsphysique. »41.

    Non seulement l'auteur naît par l’œuvre, mais celle-ci constitue son corps, elle lui donne samatière. Le texte peut vivre sans l'auteur, mais l'auteur n'est rien sans le texte.

    Isabel Allende s'éloigne des conceptions de Barthes et Foucault en ne détachant pascomplètement l'individu réel qu'elle est de la figure d'auteur à laquelle son nom est associé.Elle intègre même cette figure d'auteur dans son identité, en affirmant que cette facettenouvelle a comblé un vide identitaire qu'elle ressentait jusque là. L'activité d'écrire l'a sauvéede l'ennui ; mais au-delà de cela, elle est devenue constitutive de la personne qu'elle est.Ainsi, dans Paula, une nouvelle étape de sa vie semble s'ouvrir lorsqu'elle commence àpublier ses livres : elle se reconnaît non plus seulement en tant que la femme qu'elle étaitjusque là, mais aussi en tant qu'auteure, à travers le regard du public. L'auteur prend corpsavec l’œuvre, il se matérialise dans la réalité, et peut alors rejoindre l'individu matériel quifut l'écrivain de l'oeuvre.

    L'aspect « corporel » de l'écriture est d'autant plus fort chez Isabel Allende qu'ellel'utilise comme un moyen de matérialiser l'immatériel : l'écriture permet de fixer la mémoire,de donner corps à la douleur psychologique pour mieux pouvoir la soigner... Elle est unmoyen pour elle de rassembler toutes les parties d'elle-même et donc, une fois encore,de se reconnaître, et de se construire, non seulement en tant qu'auteure mais aussi entant qu'individu. Ceci est particulièrement vrai dans Paula, œuvre hautement introspective.Lorsqu'elle s'interroge sur les raisons qui la poussent à écrire à une absente, elle affirme :« Ma vie se fait au fil du récit »42. Elle ne fait pas que se souvenir du passé et revenir sursa vie ; elle la modèle et la fabrique en l'analysant.

    40 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 387.41 ALAIN BRUNN, « Corpus », Vade Mecum de L'auteur, Flammarion - GF Corpus, Paris, 2001.

    42 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 18.

  • Une nouvelle place pour l'auteur ? Isabel Allende, "La Maison aux esprits" et "Paula"

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    Elle propose donc une analyse très psychologique de l'auteur, à mille lieues descritiques contemporaines qui ont tâché de le cantonner à son rôle fonctionnel. Cet aspectpsychologique de l'écriture est présent dans les deux œuvres qui nous intéressent, si bienque l'on peut difficilement mener une étude objective, détachée du sujet, et appliquer lesthéories de la « mort de l'auteur ».

    Un certain regard : la femme-écrivaineLa présence d'Isabel Allende se fait toujours sentir aussi bien dans La Maison aux espritsque dans Paula. Ces deux œuvres étaient au départ personnelles, elles n'étaient pasdestinées d'ailleurs à devenir des ensembles clos, et elles prenaient toutes deux racinedans des événements de la vie réelle d'Isabel Allende. La Maison aux esprits ne serait pasné sans la mort du grand-père et Paula n'aurait jamais été écrit sans la maladie de Paula.Dans Paula, ce contexte est explicité et impossible à laisser de côté. Dans La Maison auxesprits en revanche, on n'en a que des indices ; le roman peut être lu sans être relié à la vieréelle d'Isabel Allende, mais celle-ci laisse malgré tout des traces. Ces traces deviennenttrès visibles dans le paratexte : Isabel Allende a explicité la genèse du roman chaque foisqu'elle en a parlé. Elle a donc volontairement renversé l'illusion fictionnelle.

    En effet, elle défend l'idée de l'influence de l'individu sur l’œuvre, loin des théories surla neutralité du langage. Un livre est un point de vue, le point de vue de l'auteur sur l'histoirequ'il raconte. Dans Paula, elle raconte comment elle intègre des anecdotes réelles qu'on luirelate dans ses romans, en les modelant selon son point de vue. Elle donne l'exemple d'unfait divers dont elle a fait un conte, De boue nous sommes faits43. Suite à une avalanche, unefillette se retrouva bloquée dans la boue et agonisa pendant trois jours devant les camérasdu monde entier. Isabel Allende raconte ainsi la manière dont elle a traduit en conte lesimages qui l'ont traumatisée :

    « Trois ans plus tard, en Californie, j'ai voulu exorciser ce cauchemar en leracontant. Je voulais décrire le calvaire de cette pauvre fille enterrée vivantemais, à mesure que j'écrivais, je me rendais compte que l'essence du conten'était pas là. Je le repris pour voir si je pouvais raconter les faits en partant dessentiments de l'homme qui se tient auprès de la fillette pendant ces trois jours –sans plus de succès. En fait, la véritable histoire est celle d'une femme – moi –qui regarde sur un écran l'homme qui soutient la fillette. C'est l'histoire de messentiments et de leur modification inévitable tandis que je suivais l'agonie de cetêtre humain. ».44.

    Le récit ne peut être neutre, parce qu'il est nécessairement le point de vue de son écrivainsur une histoire, réelle ou imaginée. La Maison aux esprits et Paula renvoient sans cesseà Isabel Allende, si bien que l'individu, représenté littérairement, en vient à se fondre avecl'auteur.

    Isabel Allende va encore plus loin dans l'idée de l'existence de liens forts entre la réalitéet sa traduction littéraire. Sa croyance en ces liens devient une superstition dont elle parleelle-même avec ironie :

    43 ISABEL ALLENDE, Les Contes d'Eva Luna, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1993, p. 331.44 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 414.

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    « Si j'écris quelque chose, j'ai peur que cela ne survienne dans la réalité ; sij'aime trop quelqu'un, je crains de le perdre ; et pourtant je ne peux m'arrêter nid'écrire ni d'aimer... ».45

    Finalement, elle semble parler de ces liens avant tout comme une confusion que faitl'écrivain entre la réalité et sa réalité littéraire. L'auteur se situe dans la scission entrel'individu qui écrit et la voix qui parle dans le texte. Il nage entre deux eaux, et, dans le casd'Isabel Allende, mélange par moments ces deux mondes (réel et littéraire) entre lesquels ila sa place. L'individu, l'auteure et les voix narratives ont tendance à se confondre dans lesœuvres sur lesquelles porte notre étude ; mais, si l'on en croit certaines déclarations d'IsabelAllende dans Paula, ils se confondent aussi dans la vie réelle de l'écrivain. Ainsi écrit-elle,au sujet de sa vie avec son second mari, Willie : « je convainquis Willie qu'il était plus facilede déménager que de nettoyer, et c'est ainsi que nous avons atterri dans cette maison auxesprits »46. Elle intègre à sa vie réelle la maison mystérieuse de son roman, sans utiliser niguillemets, ni majuscules, comme si l'expression « maison aux esprits » faisait tout à faitpartie du langage courant et n'était pas avant tout le titre de son premier roman.

    Isabel Allende montre elle-même à quel point le monde réel et le monde littéraires'entrecroisent dans son esprit. C'est d'ailleurs là l'essence même des deux livres qui nousintéressent : Isabel Allende écrit à partir d'histoires, de légendes qu'on lui a racontées àpropos du passé, en les prenant comme des vérités, même lorsqu'elles sont surréalistes outeintées de magie. On peut citer par exemple une phrase du début de Paula :

    « Il tomba donc amoureux de ma grand-mère, la plus jeune d'une famille de douzeenfants, tous fous excentriques et délicieux, comme Teresa à qui poussèrent, à lafin de sa vie, des ailes de sainte et dont la mort fit se dessécher en une nuit tousles rosiers du Parc japonais. ».47.

    Dans La Maison aux esprits comme dans Paula, Isabel Allende utilise les histoires desautres, ce qui est l'une des raisons de la récurrence du motif de la fragmentation. Les liens àla réalité sont presque toujours présents, mais celle-ci est déformée par un double niveau derécit : Isabel Allende fait le récit des récits qu'elle a entendus. La relation et l'entremêlemententre réalité et fiction littéraire est omniprésente et complexe.

    Ceci rend difficile la définition de l'auteur. Dans La Maison aux esprits en particulier,de multiples voix, réelles et fictionnelles, se croisent, et il est compliqué de délimiter danscette cacophonie l'entre-deux qui constitue le monde de l'auteur, le niveau entre littératureet réalité dans lequel il peut se déployer.

    Isabel Allende renforce volontairement ces confusions. Ce n'est pas un moyen derenforcer l'illusion littéraire (en faisant croire que ce que raconte le livre est la vérité) puisquerien dans La Maison aux esprits ne dit qu'il s'agit d'une histoire vraie, et que dans Paula, ellerappelle régulièrement qu'on ne peut espérer de ses écrits un aperçu objectif de la réalité.Le récit ne peut dire la réalité dans son ensemble. Il n'est pas pour autant entièrementdissociable d'elle parce qu'il est toujours un point de vue de l'auteur sur la réalité.

    45 ISABEL ALLENDE, Paula, Fayard - Le Livre de Poche, Paris, 1997, p. 415.46 Idem.47 Ibid, p. 12.

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    II. Autorité de l'auteur et pouvoir sur lerécit

    Partant de l'idée que l’œuvre littéraire est toujours l'expression d'un point de vue de l'auteursur une réalité, on pourrait déduire un peu rapidement que l'auteur a une autorité totale surson récit.

    A priori, le récit provient soit des perceptions, soit de l'imagination de l'écrivain, doncd'une manière ou d'une autre de son intimité. Ceci apparaît comme particulièrement vraidans les deux œuvres d'Isabel Allende que nous étudions puisqu'elles devaient au départêtre des écrits personnels, à la fois parce qu'elles parlaient de la réalité à laquelle l'écrivaineétait confrontée et parce qu'elles n'étaient pas destinées à être offertes à un public extérieur.

    Ce caractère personnel pourrait être un élément fortifiant pour l'hypothèse selonlaquelle l'auteur a autorité sur son texte. Pourtant, Isabel Allende s'est évertuée à expliquer,après la publication de La Maison aux esprits, qu'elle avait très peu contrôlé l'écriture dece roman, qui avait été autant construit par des voix extérieures à elle que par elle. DansPaula, elle semble avoir un contrôle plus grand sur son récit. Elle indique constamment quec'est elle qui écrit, en utilisant la première personne du singulier et en parlant des raisons quila poussent à écrire et des circonstances dans lesquelles elle le fait. Cependant, son récitest à première vue relativement décousu en raison des sauts temporels constants. IsabelAllende dit écrire au jour le jour, suivant son instinct, sans chercher à créer une structure.

    La question de l'autorité est donc problématique dans ces travaux d'Isabel Allende :elle affirme sans cesse n'avoir pas ou presque pas fait preuve d'autorité littéraire dans larédaction des deux livres, mais certains signes poussent à remettre en cause la crédibilitéde cette affirmation. Nous tâcherons dans cette partie d'y voir plus clair et d'évaluer dansquelle mesure l'auteure exerce dans ces deux œuvres un pouvoir sur le récit.

    Ceci reviendra à se demander si l'auteure a dans ces livres un rôle limité à l'auctorialité,ou si on peut bel et bien parler d'autorité. Pour définir l'auctorialité, on s'appuiera sur lesréflexions d'Alain Brunn à ce sujet48. Il rappelle que le mot « auctorialité » est un néologismeà la définition peu claire, crée par la critique contemporaine pour désigner « ce qui faitd'un auteur un auteur ». On parlait jusque là, par un raccourci étymologique ambigu, del'« autorité » de l'auteur. La critique contemporaine a voulu contrebalancer l'idée d'uneautorité systématique de l'auteur sur son texte en inventant le mot plus neutre mais nonmoins ambigu d'« auctorialité ». Cela rejoint l'idée que l'auteur est une construction qui naîtà partir de l’œuvre, et non un individu qui maîtrise et anime le récit.

    Alain Brunn ébauche une définition de l'auctorialité en distinguant des traitsfonctionnels, sociologiques et mytholo