Insertion et développement durable Grenelle de...

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Insertion et développement durable Grenelle de l’insertion, Bordeaux, 14 mai 2008 Introduction ou « Cadrage général » Jean-Marie Harribey Relier la problématique de l’insertion avec celle du développement durable est une approche novatrice et en même temps conforme à l’esprit même d’un développement authentiquement durable, c’est-à-dire soutenable socialement et écologiquement. Novatrice car il est heureux que les deux « Grenelle », celui de l’environnement et celui de l’insertion qui se tiennent à quelques mois d’intervalle soient mis en synergie. Conforme au développement soutenable car celui-ci, dans sa célèbre définition du rapport Brundtland, articule l’aspect social intragénérationnel et l’aspect environnemental intergénérationnel : « Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » [1987, p. 10]. Quelles sont les conditions pour que cette synergie soit réelle ? - Prendre la mesure des phénomènes de pauvreté, d’exclusion et d’inégalités. - Resituer leur évolution dans le contexte des transformations fondamentales de l’économie depuis trois décennies. - Retrouver une maîtrise collective des processus sociaux face aux tendances du marché. 1. Les phénomènes de pauvreté, d’exclusion et d’inégalités Le taux de pauvreté monétaire indique 12,1% de la population française se situent en dessous du seuil de 60% de la médiane des niveaux de vie, soit 817 par mois : 7,1 millions de pauvres. Si l’on retient le seuil de la demi-médiane, le taux est de 6,3% (681 ) : 3,7 millions de pauvres. De 1996 à 2002, ces taux diminuent légèrement et repartent à la hausse depuis. Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport 2007-2008, Paris, La Documentation française, 2008, p. 30.

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Insertion et développement durableGrenelle de l’insertion, Bordeaux, 14 mai 2008

Introduction ou « Cadrage général »

Jean-Marie Harribey

Relier la problématique de l’insertion avec celle du développement durable est une approchenovatrice et en même temps conforme à l’esprit même d’un développement authentiquementdurable, c’est-à-dire soutenable socialement et écologiquement. Novatrice car il est heureuxque les deux « Grenelle », celui de l’environnement et celui de l’insertion qui se tiennent àquelques mois d’intervalle soient mis en synergie. Conforme au développement soutenablecar celui-ci, dans sa célèbre définition du rapport Brundtland, articule l’aspect socialintragénérationnel et l’aspect environnemental intergénérationnel : « Le développementsoutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre lacapacité des générations futures de répondre aux leurs. » [1987, p. 10].

Quelles sont les conditions pour que cette synergie soit réelle ?- Prendre la mesure des phénomènes de pauvreté, d’exclusion et d’inégalités.- Resituer leur évolution dans le contexte des transformations fondamentales de l’économiedepuis trois décennies.- Retrouver une maîtrise collective des processus sociaux face aux tendances du marché.

1. Les phénomènes de pauvreté, d’exclusion et d’inégalités

Le taux de pauvreté monétaire indique 12,1% de la population française se situent en dessousdu seuil de 60% de la médiane des niveaux de vie, soit 817 € par mois : 7,1 millions depauvres. Si l’on retient le seuil de la demi-médiane, le taux est de 6,3% (681 €) : 3,7 millionsde pauvres.De 1996 à 2002, ces taux diminuent légèrement et repartent à la hausse depuis.

Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport 2007-2008, Paris, La Documentationfrançaise, 2008, p. 30.

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Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport 2007-2008, Paris, La Documentationfrançaise, 2008, p. 35.

L’intensité de la pauvreté, c’est-à-dire la proportion de pauvres ayant un revenu inférieur à lamédiane des revenus des personnes sous le seuil de pauvreté de 60%, connaît la mêmeévolution : baisse significative de 1996 à 2002 et remontée ensuite. Donc il y a maintenant deplus en plus de pauvres éloignés du seuil de pauvreté.

Evolution de l’indicateur d’intensité de la pauvreté à 60% de 1996 à 2005

Intensité de lapauvreté

1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2002* 2003 2004 2005

En % 18,3 17,3 17,2 17,2 17,1 16,5 16,2 16,3 17,7 18,0 18,2* Rupture de série en 2002Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport 2007-2008, Paris, La Documentationfrançaise, 2008, p. 36.

De la pauvreté à l’exclusion dans l’accès au droit, il n’y a qu’un pas.Le rapport de l’ONPES (p. 49) indique que le taux de renoncement aux soins a augmenté dedeux points depuis trois ans : « en 2004,13% de la population déclare avoir renoncé à certainssoins au cours de l’année ». 20% des renoncements sont définitifs. Les renoncementsconcernent : « 49% la santé bucco-dentaire, 18% les lunettes et 9% les soins dispensés par desspécialistes ».Le nombre de jeunes sortant prématurément du système scolaire suit la même pente :diminution jusqu’en 2002, hausse après.En 2006, le taux de demande de demande de logement social après un an est de 46%.

Le Réseau d’alerte sur les inégalités qui publie son Baromètre des inégalités et de la pauvreté(BIP 40) confirme ce diagnostic.

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Réseau d’alerte sur les inégalités, http://www.bip40.org/fr

Près d’un demandeur d’emploi sur deux n’est pas indemnisé. Et, toujours plus de 3,5 millionsde personnes vivant des minima sociaux dont les niveaux se sont tous dégradés par rapport auSMIC depuis le début de la décennie 1990, lui-même décrochant par rapport à la croissancedu PIB.

2. Pauvreté et exclusion dans le contexte des transformations fondamentales del’économie depuis trois décennies

Depuis trois décennies, la tendance est à la financiarisation de l’économie mondiale. Lecapitalisme a accru ses exigences de rentabilité financière depuis que la liberté de circulationdes capitaux a été entièrement accordée.

Les salariats du monde entier paient le prix de la mondialisation par un décrochage dessalaires vis-à-vis de l’évolution de la productivité, par un amenuisement de la protectionsociale et par une mise en concurrence des systèmes sociaux et fiscaux. Ce ne peut pas ne pasavoir de conséquences sur la fraction qui se situe au plus bas de l’échelle salariale et del’échelle de la société.

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Profit, investissement, dividende et chômage en Europe

In, IRES, Les marchés du travail en Europe, Paris, La Découverte, 2000, p. 28.

Part des salaires dans la valeur ajoutée dans l’Union européenne

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Eurostat

Le chômage prolongé signifie l’entrée dans la pauvreté, mais le retour à l’emploi ne signifieplus toujours la sortie de la pauvreté. En effet, le nombre de travailleurs pauvres augmente.Donc « l’emploi est de moins en moins protecteur », comme le dit l’ONPES (p. 54).En 2003, on comptait 1,22 million de travailleurs pauvres et en 2005, il y en avait1,74 million, soit 7% des travailleurs. Parmi eux, 78% occupaient un emploi toute l’année.La fréquence des emplois à temps partiel a plus que doublé entre 1982 et 2005, passant de8,2% à 17,9%, dont 83% sont des femmes. Un tiers de ces salariés préférerait travaillerdavantage. Deux paradoxes donc, Monsieur le Ministre : ce ne sont pas les heuressupplémentaires qui manquent mais les heures normales ; et le partage du travail, honni par lanouvelle doxa dominante, est de fait mis en œuvre de manière inégalitaire. Mais la levée dechacun de ces deux paradoxes est commune car ces deux phénomènes sont le produit d’unerépartition inégalitaire des revenus, qui est due elle-même aux transformations du capitalismeen France, en Europe et dans le monde, que les politiques économiques et sociales ontaccompagnées, confortées ou impulsées.

Pendant ce temps, les efforts accomplis dans le cadre du protocole de Kyoto ne semblent pasêtre à la hauteur des enjeux de la régulation climatique puisque la régulation par le marché desémissions de GES n’est pas efficace.

Source : Alternatives économiques, Hors-série n° 77, « L’économie de marché », 3e trimestre 2008.

La troisième condition d’une synergie entre insertion et développement soutenable endécoule.

3. Retrouver une maîtrise collective des processus sociaux face aux tendances du marché

Il va s’agir de mettre en cohérence les politiques publiques à chaque échelon, local, national eteuropéen, avec l’exigence de la démocratie.

- Faut-il arbitrer entre protection sociale et protection environnementale ?Le Grenelle de l’environnement s’était achevé par la promesse de taxes écologiques, encontrepartie desquelles il faudrait accepter une baisse des cotisations sociales, et donc in finede la protection sociale. Cette voie tournerait le dos à une politique d’insertion qui auraitvéritablement pris la mesure de la dégradation sociale de ces dernières années. Les pauvres

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sont les premières victimes de la détérioration de l’environnement, parce qu’ils ont leslogements les moins salubres, parce que leur habitat est relégué à la périphérie des villes àcause de la spéculation foncière et immobilière, parce que leurs coûts de transports sont lesplus élevés. Aussi, la hausse des prix de l’énergie et les coûts de préservation del’environnement ne peuvent être compensés par une diminution de la protection sociale, carce serait la double peine pour les plus pauvres.

- Faut-il confier au marché la maîtrise de l’avenir ?Poser la question, c’est presque y répondre. Tant en matière d’environnement si les permisd’émission de gaz carbonique continuaient d’être distribués gratuitement et sans communemesure avec la nécessité de diviser par quatre nos émissions, qu’en matière sociale sil’assurance maladie et l’assurance vieillesse étaient déposées entre les mains de la financemondiale. Le climat pour l’humanité et la planète entière et la protection sociale pour tous leshumains ne peuvent pas être joués à la roulette de la Bourse. De même, il faut s’interroger surles conséquences de l’ouverture du marché de l’électricité depuis le 1er juillet dernier entermes lorsqu’on veut donner un véritable contenu à l’insertion sociale des plus pauvres,c’est-à-dire de ceux pour lesquels la privation de services publics est la plus dommageable.

- Faut-il concevoir la couverture des besoins sociaux comme un filet de sécurité minimum oucomme un droit universel ?Le premier terme de cette alternative multiplierait les conditionnalités des aides et des droitssociaux. C’est la tendance à l’œuvre aux Etats-Unis avec la réforme du welfare vers leworkfare, mais aussi en Europe, au Royaume-Uni, en Belgique. Quid de la France ? Le projetde « modernisation du marché du travail » y trouve aussi son inspiration et il faudrait craindreque la définition d’un « emploi valable » ou « raisonnable » soit prise dans le dictionnaire duMedef.

En conclusion, le projet à bâtir est celui qui permettra de maîtriser collectivement lesprocessus sociaux. Entre la finance et le lien social, il convient de choisir. Je suis persuadéque vos travaux consacreront le choix en faveur de l’approfondissement du lien social, car ilne servirait à rien de penser à l’environnement, à l’écologie pour les générations futures si lajustice n’était pas assurée ici et maintenant.