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    En revenir ?

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Un nouveau dpart ? Ham Korsia

    Ulysse : le retour compromis du vtran Frdric Paul

    crire aprs la grande preuve,ou le retour dOrphe France Marie Frmeaux

    Le choix du silence Mireille Flageul

    Shoah Andr Rogerie

    pied, en bateau et en avion Yann AndrutanLe sas de Chypre :une tape dans le processus de retour Virginie Vautier

    Retour la vie ordinaire Michel Delage

    Pas blesse pour rien ! Patricia Allmonire

    Priorit la mission ? Francis Chanson

    Aprs la blessure. Les acteurset les outils de la rinsertion Franck de Montleau et ric Lapeyre

    Le vent du boulet Franois Cochet

    La folie furieuse du soldat amricain.

    Dsordre psychologique ou politique ? John Christopher BarryPertes psychiques au combat : tude de cas Michel de Castelbajac

    Certains ne reviendront pas Franois-Yves Le Roux

    Retours de guerre et parole en berne Andr Thiblemont

    La parole et le rcitpour faire face aux blessures invisibles Damien Le Guay

    Lenvers de la mdaille Xavier Boniface et Herv Pierre

    Lide dune culture de la rsilience Monique Castillo

    Le rle du commandement Elrick Irastorza

    POUR NOURRIR LE DBATQuel temps pour la dcision ? Franois Naudin

    Indochine : du soldat-hros au soldat-humanis Nicolas Sradin

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.frFacebook : inflexions (officiel)

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    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Directeur dlgu :

    M. le colonel Daniel Menaouine

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay () M. le mdecin chef des services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. lecolonel (er) Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya

    M. Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade FranoisLecointre Mme Vronique Nahoum-Grappe M. le colonel Thierry Marchand M. lecolonel Herv Pierre M. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier Sicard

    M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :

    M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia [email protected]

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    En revenir ?

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Rveillez-vous ! Entretien avec Anne Nivat

    Portraits de femmes afghanes Franoise Hostalier

    Le courage qui vient Monique Castillo

    La bravoure, vertu du pass ? Jean-Ren Bachelet

    Mtamorphoses Yann AndrutanEn images ric Deroo

    Mythologie du guerrier Audrey Hrisson

    La conqute du courage au combat Herv Pierre

    Courages militaires Thierry Marchand

    Des jeunes (presque) comme les autres Nicolas Mingasson

    Le sapeur-pompier,courageux, tmraire ou opportuniste ? Didier Rolland

    Expression libre Emmanuel Goffi

    Courage intellectuel et stratgie Olivier Kempf

    De Socrate Kant, le courage de la vrit Frdric Gros

    Lhomme politique est-il courageux ? Entretien avec Alain Duhamel

    contre-jour Ccile Gorin

    Vivre selon sa conscience Thierry de La Villejgu

    Famille et handicap. Quel courage ? Michel Delage

    POUR NOURRIR LE DBAT

    Salut au vieux crabe joyeux !Un hommage Pierre Schoendoerffer Jean-Luc Cotard

    Aux armes chrtiens ! Esther Dehoux, Amandine Le Roux, Matthieu Rajohnson

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    NUMRO 23

    EN REVENIR ?DITORIAL

    C JEAN-LUC COTARD 11DOSSIER

    UN NOUVEAU DPART ?C HAM KORSIA 19

    Souviens-toi, noublie pas , dit la Bible : se souvenir, cest se rappeler ce que lon a

    fait ; ne pas oublier, cest tenir compte dans nos actions de ce que lon a emmagasincomme exprience. Car lhomme nest lui-mme que lorsquil est capable desurmonter les preuves. Et de faire du retour le dbut dune nouvelle histoire.

    ULYSSE : LE RETOUR COMPROMIS DU VTRANC FRDRIC PAUL 23

    Dans lOdysse, Homre relate le long priple dUlysse pour regagner Ithaque. Onpeut y lire une mtaphore des enjeux du retour de mission du soldat, marqu par lespreuves des combats, en proie la tentation et la transgression, et qui peine retrouver sa famille.

    CRIRE APRS LA GRANDE PREUVE,OU LE RETOUR DORPHEC FRANCE MARIE FRMEAUX 31

    Les crivains combattants de la Premire Guerre mondiale ou dautres conflitsracontent dans leurs uvres ce qui sapparente un retour de lEnfer : ils ontrencontr la mort. Rescaps de la bataille, ils rendent compte de cette expriencedouloureuse. En cela semblables aux textes anciens, leurs crits renvoient certainsgrands mythes, celui dOrphe en particulier.

    LE CHOIX DU SILENCEC MIREILLE FLAGEUL 45

    Eugne Bourse, sous-officier prisonnier de guerre rfractaire de 1940 1945, a choisile silence ds son retour de captivit. Un silence qui nest pas oubli, mais un espacede vide pour crer du plein . Sa fille livre ici son tmoignage.

    SHOAHC ANDR ROGERIE 55

    Rescap des camps de Buchenwald, Dora, Madanek et Auschwitz-Birkenau, puis des marches de la mort , le gnral Andr Rogerie a t anim par la volont farouchede tmoigner ds son retour en France, le 15 mai 1945. Ce quil fait ici encore pourles lecteurs dInflexions.

    PIED, EN BATEAU ET EN AVIONC YANN ANDRUTAN 63

    Le retour dans son foyer est un moment la fois espr et redout par le soldat. Ilest donc indispensable de le penser comme un temps en soi de lopration. Voicidiffrentes modalits de retour travers trois exemples tirs de lhistoire.

    LE SAS DE CHYPRE : UNE TAPE DANS LE PROCESSUS DE RETOURC VIRGINIE VAUTIER 67

    Le retour des soldats est un long processus psychologique. Larme de terre en a prisconscience et a mis en place un sas de dcompression pour ses militaires quittantlAfghanistan. Aspects positifs et perspectives.

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    RETOUR LA VIE ORDINAIREC MICHEL DELAGE 71

    Le retour est une preuve pour ceux qui sont partis et ont t soumis au stress de lamission comme pour ceux qui sont rests et ont d affronter seuls le quotidien. Tous

    doivent apprendre se r-accorder. Cela suppose la possibilit de rcits collectifs,dhistoires partages dans lesquelles chacun apporte la part de son exprience etpeut en mme temps senrichir du rcit des autres.

    PAS BLESSE POUR RIEN !C PATRICIA ALLMONIRE 77

    Grand reporter, Patricia Allmonire fut blesse le 7 septembre 2011 alors quellesuivait une opration de larme franaise dans la valle dAlasay, en Afghanistan.Malgr ses blessures, rester sur le terrain sest impos comme une vidence. Ellerevient ici sur cette exprience : la prparation, la force du groupe, le retour, laconvalescence difficile

    PRIORIT LA MISSION ?C

    FRANCIS CHANSON

    83Bosnie, 1995. Afghanistan, 2009. Deux engagements distants de quatorze ans etun tmoignage qui permet de mesurer les progrs accomplis dans la gestion desblessures invisibles. Et de vrifier que le contexte oprationnel reste la contraintesans laquelle tout protocole de soins serait chimrique.

    APRS LA BLESSURE.LES ACTEURS ET LES OUTILS DE LA RINSERTIONC FRANCK DE MONTLEAU ET RIC LAPEYRE 93

    Lexprience afghane a rendu clatante la ncessit dune rflexion et dune actionsur le parcours des militaires blesss, sur la question de leur radaptation et de leurrinsertion, de leur prise en charge mdicale et sociale en ne ngligeant ni les aspectsfinanciers ni ceux tenant la rparation. Cest la mission de la cellule de radaptation

    et de rinsertion de lHIAPercy.LE VENT DU BOULETC FRANOIS COCHET 101

    Si la notion de dsordre post-traumatique est bien une invention du XXesicle, lhistorienpeut avancer quelques pistes pour montrer que cet tat a exist dans bien des conflitsantrieurs, mme si les mots pour nommer les choses nexistaient pas encore.

    LA FOLIE FURIEUSE DU SOLDAT AMRICAIN.DSORDRE PSYCHOLOGIQUE OU POLITIQUE ?C JOHN CHRISTOPHER BARRY 113

    20 % du corps expditionnaire amricain est ou sera atteint de PTSD. Une vritable pidmie , qui ne trouvera son sens que dans une analyse dun dsordre structurel

    qui la dpasse : il est ncessaire de politiser ce symptme au lieu de le mdicaliser.Car ce qui donne sens aux sacrifices, la mission, cest la politique !

    PERTES PSYCHIQUES AU COMBAT : TUDE DE CASC MICHEL DE CASTELBAJAC 123

    De juin dcembre 2009, la premire compagnie du 3eRIMAa t engage enAfghanistan. Plusieurs des siens nen sont pas revenus ; dautres en ont gard lestraces dans leur chair ; dautres, enfin, en ont conserv des squelles invisibles.Tmoignage et analyse du commandant de la compagnie.

    CERTAINS NE REVIENDRONT PASC FRANOIS-YVES LE ROUX 127

    Confront la mort de plusieurs de ses hommes et des blesss graves le 20 janvier2012 en Afghanistan, le 93ergiment dartillerie de montagne a fourni dans lurgencepuis dans la dure, un soutien aux familles, aux blesss physiques et psychiques, touten maintenant un lan oprationnel qui repose sur le soin apport aux conditions deretour de mission des soldats.

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    RETOURS DE GUERRE ET PAROLE EN BERNEC ANDR THIBLEMONT 135

    Aujourdhui comme hier, les combattants de retour de guerre sont muets parce quilsont vu et vcu lhorreur. Mais pas seulement. Lindiffrence de leurs proches et de la

    cit paralyse leur parole, quand ce ne sont pas les interdits et une pense dominantequi la censurent et la muslent.

    LA PAROLE ET LE RCITPOUR FAIRE FACE AUX BLESSURES INVISIBLESC DAMIEN LE GUAY 143

    Face aux blessures invisibles, nous disposons du pouvoir de la parole. Dire, se dire,se raconter. Mettre des mots sur ses maux pour tenter de les cicatriser. L est lapuissance formidable des mots agencs en rcit qui peuvent nous acheminer jusquaupardon, jusqu retrouver la confiance indispensable

    LENVERS DE LA MDAILLEC XAVIER BONIFACE ET HERV PIERRE 153

    La dcoration participe du processus de retour. Or les rcompenses, en particuliercelles pour acte de bravoure, sont objets denjeux dans lespace social : enjeux dereconnaissance, enjeux de pouvoir et enjeux de reprsentation.

    LIDE DUNE CULTURE DE LA RSILIENCEC MONIQUE CASTILLO 163

    Que faut-il viter de prendre pour une culture de la rsilience ? coup sr, levictimisme mme si la bienveillance lui sert de ressort. La compassion pour lafaiblesse galement, car cette dernire nous galise, certes, mais dans limpuissance ;il faut la distinguer de la vulnrabilit, qui signifie que toute force se conquiert contrela faiblesse. Cest donc de vitalit quil faut parler, mais sans la rduire une simpleculture de la performance.

    LE RLE DU COMMANDEMENTC ELRICK IRASTORZA 173

    Le stress au combat et ses squelles sont aussi vieux que la guerre elle-mme, maisleur reconnaissance fut tardive. lencadrement de contact et aux mdecins dunitle soin de traiter ces problmes au cas par cas ! Cest bien notre engagement enAfghanistan et le retour de la guerre dans toute sa brutalit qui y est associ, qui ontfait changer les choses.

    POUR NOURRIR LE DBATQUEL TEMPS POUR LA DCISION ?C FRANOIS NAUDIN 181

    Quest-ce donc que le temps ? Sil est difficile et hasardeux den baucher unedfinition, nous faisons tous le constat de son omnipotence et de son omniprsence.

    Quil soit court ou long, il nous chappe et nous consomme. Il nous faut alorscombattre la tyrannie de linstant et accorder la dcision le temps qui lui revient, etce tout particulirement en matire de Dfense nationale.

    INDOCHINE : DU SOLDAT-HROS AU SOLDAT-HUMANISC NICOLAS SRADIN 187

    Dans la mmoire collective, la guerre dIndochine se rsume souvent la dfaite deDin Bin Phu et lhrosme des soldats qui y ont pris part. Cette figure du soldat-hros laisse peu de place lexpression des souffrances, jusqu ce quapparaisse,dans les annes 1990, celle du hros-humanis, porte par les anciens prisonniersde guerre franais de ce conflit.

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    TRANSLATION IN ENGLISHRETURNING TO ORDINARY LIFEC MICHEL DELAGE 203

    WORDS AND ACCOUNTS TO DEALWITH INVISIBLE WOUNDSC DAMIEN LE GUAY 209

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 219

    SYNTHSES DES ARTICLES 231TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 237BIOGRAPHIES 243

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    Le comit de rdaction de la revue la tristesse de vous faire part du dcs dun deses membres, monsieur Jean-Paul Charnay. Professeur honoraire de luniversit Paris-Sorbonne, directeur de recherche au CNRSet prsident du Centre de philosophie dela stratgie dont il tait lun des fondateurs, cet minent islamologue tait lauteurde nombreux ouvrages qui font aujourdhui rfrence. Sa lecture de la stratgie auprisme de la philosophie, dont se font notamment lcho ses dernires contributionspour Inflexions, participait dune approche originale qui manquait jusque-l lqui-

    libre gnral de la revue. La densit et la profondeur de sa rflexion taient de tousreconnues, comme ltait son indfectible volont de comprendre lAutre au-del desdiffrences, sans pour autant chercher les nier ou les abolir. Sa disparition soudainelaisse un vide mais, comme lcrivait Pguy, le fil nest pas coup ; ce que nous tionsles uns pour les autres, nous le sommes toujours. Je ne suis pas loin, juste de lautrect du chemin . Nous nous associons de tout cur la douleur de ses proches.

    Le gnral de corps darme Jean-Philippe MargueronDirecteur de la publication

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    PATRICK CLERVOYMembre du comit de rdaction

    DITORIAL

    Mission termine. Je rentre ! Mais est-on jamais bien prpar revenir ? Cela semble naturel ; la suite logique des vnements. Ehbien non ! Le paradoxe est l. Revenir dune mission est beaucoup pluscompliqu quon a pu longtemps limaginer. Les tmoignages et lesrflexions de ce numro dInflexionsen rendent compte.

    Comme lindique Ham Korsia, le temps du retour est toujours replacer dans la dynamique dun nouveau dpart. Et pour prparercelui-ci, ainsi que lenseigne la tradition juive de la Haggadah mothbreu qui signifie la narration du retour , il faut en construirele rcit. Les rcits existent. Dans la tradition antique tout dabord.Frdric Paul les dcrypte dans le dtail de chaque pisode de lOdysse.Il montre que les preuves traverses par Ulysse sont les mtaphoresdes diverses difficults rencontres par le vtran son retour parmiles siens : aprs la chute de Troie raconte dans lIliade, Ulysse met

    dix ans pour retrouver sa juste place dans son couple, dans sa familleet dans sa maisonne ! Il y a trois mille ans dj, Homre savait donccombien pouvait tre difficile ce retour, la fois preuve pour le soldatet perturbation pour ses proches.

    Beaucoup de rcits classiques font une analogie entre revenir de laguerre et revenir du pays des morts. Ulysse visita le devin Tirsias. nedescendit aux Enfers pour visiter son pre. France Marie Frmeauxcompare les textes. Elle sappuie sur le personnage dOrphe pourdcliner ce processus de retour chez des artistes anciens combattantsde la Premire Guerre mondiale, processus quelle analyse travers lesuvres littraires ou picturales quils crrent ensuite.

    La guerre peut produire de lexaltation comme elle peut entranerune fltrissure. Cest particulirement le cas aprs la captivit oula dportation. Comment revenir alors ? Il y a ceux qui voudraienttourner la page, mais qui ne peuvent jamais totalement oublier ceque furent ces annes dpreuves. Ce sont souvent leurs enfants quifont le travail de mmoire aprs leur mort. Mireille Flageul a ainsiredonn vie aux carnets de captivit de son pre. On sera tonn dela hauteur morale de ces prisonniers militaires rfractaires, tonn

    de constater leur si grande discrtion aprs la guerre, alors quilsont t des artisans infatigables de la reconstruction de lAllemagneet du rapprochement entre les peuples. Pupille de la nation, lve

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    12 EN REVENIR ?

    lcole prparatoire pour entrer Saint-Cyr, Andr Rogerie a,quant lui, t dport vingt et un ans et a pass dix-huit mois de sa

    jeunesse dans lenfer de la dportation et de la mort. Dora, Madanek,Auschwitz Il en est revenu avec des convictions fortes : lamiti, lasolidarit et la foi, des convictions quil a partages dans un livre-tmoignage dont il nous offre un rsum qui laisse le lecteur en apnedevant la fois tant de duret et tant desprance.

    Laide au retour prend forme depuis quelques annes. YannAndrutan raconte que, depuis la nuit des temps, on a vit de trans-porter trop vite le militaire du champ de bataille ses foyers. Lorsqueles machines nexistaient pas, le temps de la marche pied constituaitla transition idale. La mtamorphose se faisait littralement pas pas.

    la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce fut le bateau. La transfor-mation saccomplissait alors au fil de leau. Ce ntait pas vraiment la croisire samuse , mais cela sen approchait. Ctait un tempsde fte qui facilitait le retour. Mais lorsquaprs la guerre du Vietnamles GIs sont rentrs en peine quelques heures davion, les squellespsychiques furent importantes et ce fut lmergence des Post-TraumaticStress Disorders(PTSD). Manifestement, il ne faut pas hter ce temps duretour. Ainsi, Virginie Vautier est-elle revenue dAfghanistan enpassant par le sas de Chypre, une luxueuse escale mise en place par

    larme de terre depuis quelques annes et qui est aussi un tempsprcis de prise en charge psychologique. Elle nous explique pourquoiet comment fonctionne ce moment de transition. Car cette transitionest un processus complexe que dtaille Michel Delage, la fois dansce qui est transform chez celui qui est parti et ce qui est transform,en miroir, chez ceux qui sont rests. Il nous montre que le temps duretour du vtran dans sa famille est un temps de raccordage bien pluscomplexe quon ne limagine souvent.

    Il y a ceux qui reviennent blesss. Le tmoignage de PatriciaAllmonire met en lumire les parallles entre le reporter de guerreet le combattant. Ctait en Afghanistan, pour le dixime anniversairedes attentats du 11septembre 2001, lvnement cl, le point de dpartdes enchanements qui ont conduit ces militaires combattre l-bas.Elle fut blesse lors dun reportage en Kapisa auprs des parachutistesdu 1erRCP. Elle tait l-bas pour la mme cause que tous les soldatsqui y ont t blesss ou tus, mme si ce ntait pas avec les mmesactions. Elle puisa immdiatement dans sa dtermination la forcepour faire face : En continuant mon travail, je donne un sens mesblessures, elles deviennent acceptables. Un soldat naurait pas parl

    autrement. Ce jour-l, son mental tait en fusion avec ceux du groupequelle accompagnait. Elle nous livre un beau tmoignage de courageet dhumilit.

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    13DITORIAL

    On est sensible ce mme courage et cette mme solidarit dansles mots du bless qui merge du coma conscutif sa blessure, qui se

    rveille lhpital dinstruction des armes Percy et dont la premireproccupation est de demander des nouvelles de ses camarades decombat. Ce sont ces mots que retient Francis Chanson, qui racontecomment, en Kapisa, la tte de ses hommes, il veillait attentivement la force du collectif avant, pendant et aprs la mission, avec le choixtoujours difficile faire de garder le bless avec son groupe ou de lenloigner ; dcision quil devait finalement assumer seul.

    Franck de Montleau et ric Lapeyre nous expliquent le dispositifquils ont eu linitiative de crer afin de prendre en charge aussiefficacement que possible ces blesss vacus du thtre dopra-tions et accueillis lhpital Percy. Un dispositif qui allie troitementlapproche physique et le soutien psychologique, avec la seuleperspective de rendre au soldat le maximum de son autonomie perdue.Un exemple de la synergie des techniques et de lalliance des comp-tences qui se fondent sur lamiti et lesprit de camaraderie. Le lecteurest accroch par leur texte la fois sensible et dlicat, qui restitue lequotidien de ces blesss, un quotidien qui se partage entre les inter-

    ventions chirurgicales qui transforment leurs corps, les appareillagesmcaniques qui leur rendent les mouvements perdus et laccompa-

    gnement psychologique. Arrachs au champ de bataille, ces blesssrestent ensemble, font corps, dans cet hpital qui a fait de leur accueilune vritable culture dtablissement.

    Et puis il y a les blessures invisibles que lon na pas toujours biencomprises. Franois Cochet retrace le parcours de ces troubles que,faute de les comprendre, les chirurgiens de larme napolonienneattribuaient au vent du boulet . Et John Christopher Barrysinterroge sur la folie furieuse du soldat amricain depuis laguerre du Vietnam.

    Larme est aujourdhui particulirement attentive ces sujets.Michel de Castelbajac observe ces blessures invisibles traversles marsouins de la compagnie quil a eue sous ses ordres en

    Afghanistan. Il donne ses cls pour agir : lcoute, la reconnaissanceet lobissance. Trois temps prcis quil dcline en termes de comman-dement. Il voque aussi quelque chose de plus gnral, mais rarementaussi bien dcrit : ce sentiment ambigu du militaire qui revient demission, cette tristesse paradoxale lorsque celle-ci sachve et quedoit commencer la transformation du retour.

    Enfin, il y a aussi ceux qui ne reviendront pas. Cest la problma-

    tique du retour analyse lchelon du groupe qui doit se maintenirmalgr le vide laiss par les morts. Franois-Yves Le Roux abordela question du retour ce niveau collectif. Comment une unit

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    14 EN REVENIR ?

    rentre-t-elle lorsquelle a perdu des hommes au combat ? Le matremot, cest lentraide, insiste-t-il. La cohsion perdure au-del des

    preuves par lengagement du groupe pauler sur tous les plans lesfamilles endeuilles . Il nous dcrit une communaut rgimentairelargie ces familles. Il souligne aussi que, pour une unit, le tempsdu retour peut tre aussi long que le temps ncessaire ses blesss pourretrouver une place parmi leurs frres darmes. Avec lui, on comprendqu lchelle dun rgiment, rentrer est un temps fondateur quiprpare lavenir Cest--dire le prochain dpart.

    Revenir, cest aussi la dynamique de la transformation de lexp-rience traverse. Cest lpreuve du dire et montrer . Que peut direde son histoire un soldat lorsque, essayant de formuler en quelquesmots le rcit de ce quil a vcu, se dtournent les ttes de ceux avecqui il voudrait partager son exprience ? Au premier repas quil pritavec des personnes qui navaient pas connu la guerre, Homre racontequUlysse sest effondr en larmes. Andr Thiblemont a un termepour dcrire ce moment : La parole en berne. Il trouve et montredans les diffrents conflits du XXesicle les marques de cette parolerefoule, paralyse ou censure. Or, comme lindique Damien LeGuay, cette parole est essentielle pour cicatriser les blessures invisibles.Il parle du ncessaire et fragile travail de mmoire qui rend possible,

    certes une rconciliation avec les autres, mais avant tout une rcon-ciliation avec soi-mme. On pense la notion de rsipiscence : lacapacit pouvoir dire le mal pour lvacuer.Xavier Boniface et Herv Pierre, eux, analysent les enjeux des

    dcorations. Les militaires ont, pour les mdailles, les plus grandesambivalences de sentiments. Ce sont de petits objets mtalliques,aux rubans et aux maux colors, dont le pouvoir tout entier vientde lhonneur accord celui qui les reoit. Ce sont donc des objetssur lesquels se concentrent toutes les ambiguts du milieu militaire.La porte raisonne de la dcoration est la mmoire quelle indique :elle montre que linstitution reconnat, sans rien en dire de prcis,qu tel moment et tel endroit le soldat a eu un comportementexemplaire. Mais les auteurs soulignent que cet objet a aussi une facecache, lenvers de la mdaille : un jeu de reprsentation do ne sontpas exclues les usurpations et les manipulations. Voil pourquoi lemilitaire qui revient de sa mission peut parfois, aussi, prouver unamer sentiment de non-reconnaissance, voire dinjustice.

    Finalement, entre hier et aujourdhui, quest-ce qui a chang ?A-t-on victimis les soldats trop parler de leurs vacillements

    au retour de leurs missions ? Sont-ils fragiliss trop parler de leursblessures invisibles ? Nous sommes entrs dans une culture de larsilience, ce que montre Monique Castillo qui prcise que celle-ci

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    est une attitude active, une auto mobilisation qui sappuie sur lesressources collectives, sur les dynamiques de groupe. Pour elle, revenir

    est un processus par lequel un militaire va reconstruire sa capabilit repartir.La contribution de clture de ce numro thmatique est celle

    du gnral Elrick Irastorza partir de sa rflexion labore lorsdu colloque Faire face aux blessures invisibles qui sest tenu enoctobre 2012 lHtel national des Invalides linitiative du Centre derecherche des coles de Saint-Cyr Cotquidan et de la revue Inflexions.Il explique que nous sommes passs de la conception du soldat qui encaissait passivement la violence mentale des combats celle dunaccompagnement par les cadres de contact avec, si ncessaire, laidedes mdecins. Il voque son exprience personnelle et celles de seshommes aprs les massacres de Tuk-Meas, au Cambodge, et aprs legnocide rwandais. Il parle aussi de son fils qui lui renvoie la ralit : a fait un an que lon ne te demande rien ! Comme dans lOdysse,lorsque Tlmaque ne reconnat pas son pre et que celui-ci, enfinrevenu dans ses foyers, reste un inconnu contraint reconstruire saplace chez lui. Cette anecdote elle seule est indicative du dcalageauquel est confront le militaire de retour aprs une longue absence.Voil donc ce numro dans la complexit de son sujet et dans la

    richesse des tmoignages apports. Alors, au lecteur de la revue Inflexionsqui a en main cet opusconsacr au retour, nous avons envie de dire : Lisez a ! Lisez a ! Vous ne le lirez nulle part ailleurs. C

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    DOSSIER

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    HAM KORSIA

    UN NOUVEAU DPART ?

    Le premier ingnieur gnral maritime de lhistoire, appel No,est convoqu par Dieu qui lui dit : Je vais dtruire le monde. Ilfaut que tu construises un bateau dans lequel tu entreras toi avec tesgarons, ta femme avec leurs femmes , sous-entendu : pendant letemps du Dluge, nayez pas de vie commune. No respecte cela. Aprsle Dluge, la colombe revient avec le rameau dolivier et l, Dieu dit No : Sors. Et il prcise : Toi et ta femme, tes fils et leursfemmes ; sous-entendu : reprenez la vie commune. Or No sort avecses fils et sa femme avec les femmes de ses fils. Ils nont pas envie dereprendre cette vie commune. Moi, je traduis plutt : ils ont peur ;ils ont vu le monde dtruit, lhumanit rduite nant et leur seuleangoisse est de refaire une humanit qui risquerait de subir la mmechose. On a pu observer le mme type de raction aprs la SecondeGuerre mondiale chez certains rescaps qui ont dcid de ne pas avoirdenfants parce quils ne voulaient pas risquer que ceux-ci subissentce quils avaient subi. Dieu dit alors No : Croissez et multipliez. Cest explicite, mais No ne comprend pas plus. Alors Dieu insiste. Et

    l, No, toujours selon ma thorie clinique, sombre dans des addic-tions : il plante une vigne et se saoule. Autrement dit, il fuit cetteresponsabilit de repeupler le monde et se cache derrire son impos-sibilit de faire. Il est incapable de comprendre ce qui sest pass et delinsrer dans une histoire.

    Mme chose avec Can, qui se revoit faire quelque chose dinadmis-sible : tuer son frre. Lil tait dans la tombe et regardait Can :lil, cest sa capacit visualiser quil a tu 25% de lhumanit. Cestun traumatisme dont personne ne peut se sortir seul. Et la Bible dit : Quiconque rencontrera Can, il le lui racontera. Car la seule faonque Can ait de se sortir de cette impossibilit dassumer son geste,cest de le raconter, cest--dire, mon avis, dessayer de donnerune signification cet acte insens, de linsrer dans une histoire. Ilne sagit pas darranger notre histoire, mais plutt de linsrer dansune perspective. Le matin tu te diras : Qui me donnera un soir ?Et le soir tu te diras : Qui me donnera un matin ? , affirme leDeutronome. Le drame humain est de ne plus avoir de perspective,de ne plus arriver voir ce qui arrivera plus tard. Jai ainsi toujoursconsidr quavoir un carnet de rendez-vous rempli six mois lavance

    tait un signe dorgueil insupportable, comme si nous tions certainsdtre prsents dans six mois ou dans deux jours. Le psaume 68dit : Source de bndiction sois-tu Seigneur, jour aprs jour. Peut-tre

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    20 EN REVENIR ?

    parce que notre relle capacit de projection dans le temps nest quedun jour. Au moins un jour, nous arrivons le visualiser ; celui qui

    ne parvient pas sinsrer dans une histoire qui va plus loin que vingt-quatre heures ne peut se comprendre au milieu des autres. Pour cefaire, il a besoin de projection, daller un peu plus loin. Cette ide estessentielle parce que quand on revient du combat, on laisse des chosessur le terrain, des ides, des idaux, des rves On peut aussi avoirsurvaloris le moment vcu. Nos soldats ont ainsi tendance consi-drer que la seule vraie arme est celle qui est engage en oprationsextrieures. L-bas, en Afghanistan par exemple, ils sont des hros etquand ils reviennent, ils ne sont plus rien. Ils doivent accepter lidedtre moins que ce quils ont t. Cest dur accepter moralement.

    Cest pour cela que le dbriefing est une ncessit. Or nousconstatons que ds leur retour, les soldats partent en permissionpuis le boulot normal reprend. Ils ne racontent pas ce temps devie alors quil est indispensable de le faire. Raconter, cest la seulefaon dinsrer ce passage, ce moment, ce temps, dans une histoireplus longue, de transformer ce qui tait une preuve en exprience.Les Juifs ont vcu un pisode terrifiant qui est lesclavage en gypte.Les chrtiens lont vcu eux aussi, puisquils sinscrivent dans lamme histoire ; la seule diffrence, cest que nous, dans le judasme,

    on ne veut pas loublier. Alors, tous les ans, Pques, on ressortdgypte, cest--dire quon se re-raconte lhistoire dans un tempsquon appelle en hbreu la Hagada , qui veut dire littralementle racontage . Cest le sens profond dun verset de la Bible : Turaconteras ton fils et aux enfants de tes enfants. Car il faut raconterpour dire comment on a dpass ce moment, comment nous avonstranscend ce qui pourrait tre un traumatisme incroyable, dfinitif.Nous en sommes sortis comme Job. Lhistoire de Job, ce nest pas unehorreur mais une horreur domine, car il y a de lesprance. Et cestexactement ce quil nous faut faire pour nos militaires qui rentrent.Il faut insrer celui qui revient dans lesprance pour que son retoursoit un nouveau dpart, quelque chose quon nomme une perspective.

    Un verset de la fin du Deutronome est extraordinaire : Bnisois-tu quand tu viens et bni sois-tu quand tu sors. La logiqueaurait voulu que le verset soit : Bni sois-tu quand tu sors et bnisois-tu quand tu viens. Mais non, cest bni sois-tu quand tu

    viens parce quon vient toujours de quelque part. On est danslinsertion dun long continuum du temps. On vient toujours de quelquepart et aprs, seulement, on part. On le voit dans les aroports, les

    gens quittent toujours une histoire pour aller vers une autre histoire,heureuse ou moins heureuse, en tout cas il y a toujours ce temps o onva vers quelque chose. Je crois que cest important dinsrer le temps,

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    21UN NOUVEAU DPART ?

    mme un temps de souffrance, dans la construction dune esprance.Ce nest que comme cela que lon peut donner du sens, construire

    du sens. Cela se fait aussi par la reconnaissance. Pour le militaire, lareconnaissance, ce sont aussi les dcorations. Cest un sujet essentiel.Par lattribution dune dcoration, linstitution et la nation recon-naissent que ce que ce soldat a accompli, mme si ctait son devoir, illa bien fait, il a risqu beaucoup, a subi beaucoup. Il sagit de donnerdu sens ce quil a fait car il la fait pour nous et en notre nom.

    Je voudrais conclure en citant simplement deux versets, car, pourmoi, tout le livre de la Bible explique que lhomme peut souffrir maisquil doit utiliser cette souffrance pour acqurir de lexprience afinde pouvoir dominer une autre preuve. Un homme nest en effetlui-mme que lorsquil est capable de surmonter les preuves quilui montrent quil est la hauteur des esprances de Dieu. Premier

    verset, dans la Gense : Voici lhistoricit de lhomme, voici le livrede lhistoire de lhomme. Il sagit de ne pas se prendre soi-mmepour le livre, de savoir que nous nen sommes quune page et quenous avons la responsabilit douvrir la page suivante. Second verset : Souviens-toi, noublie pas. Pourquoi cette rptition ? Sans douteparce que se souvenir, cest se rappeler ce quon a fait, alors que ne pasoublier, cest tenir compte dans nos actions de ce quon a emmagasin

    comme exprience. Je crois que larrive et le dpart, le retour pour ledpart, cest cela, cest construire un temps nouveau auquel nous nesommes pas habitus, tout simplement parce que nous sommes bercspar le mythe de lIliadeet lOdysse, o le retour tait le but ultime alorsquen ralit, le retour nest que le dbut dune nouvelle histoire. C

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    FRDRIC PAUL

    ULYSSE : LE RETOUR COMPROMISDU VTRAN

    Dans lIliade, Homre expose la condition humaine du vtran danstoute son ambivalence : les questions de lamour, de la fidlit, dela tentation, du combat, de lhonneur, de la vengeance, de linter-minable guerre Ulysse nest pas un va-t-en-guerre ; Hector, parexemple, est bien plus belliqueux. Il est ptri dthique militaire,ce qui lui fait reprocher Hector sa barbarie. Courageux devant ledanger, il est vaillant. Mais il est aussi sage et rus ; il sait vaincre envitant de faire couler le sang : cest lui qui invente le cheval de Troie,le stratagme qui permet de mettre un terme dix annes de combatsmeurtriers. LOdysse, elle, traite des preuves qui vont accompagnerson retour chez lui, sur son le, auprs de sa femme Pnlope et deson fils Tlmaque. Loin dIthaque, Ulysse naura de cesse pendantprs de dix ans de tenter de retrouver les siens. Un temps du retourgal celui de la guerre. Dix longues annes. Pour ce vtran, le prixpayer pour retrouver une vie normale parmi les siens est lourd. Ainsi,

    luvre dHomre peut-elle tre considre comme une mtaphoretraitant des enjeux du retour de la guerre.

    A Ulysse, victime et bourreau

    En vainquant Troie, Ulysse a outrag les dieux. Au moment derembarquer, de quitter dfinitivement le champ de bataille, il estcondamn, mais il ne le sait pas encore. La peine qui lui est inflige estlexode, lloignement de sa terre natale. Il est la fois hros de guerreet victime dun sort qui le maintient loign de sa chre et tendrepouse ainsi que de son fils bien-aim. Telle est la volont des dieux.LOdysserelate son en-revenir sem dembches.

    Ulysse nest cependant pas une victime totalement innocente.Aprs la chute de Troie, en effet, il reprit la mer et pilla le peupledes Kikones. Il leur droba or et sveltes femmes, massacrant ceux quisopposaient son dessein. Cet pisode se situe dans la continuit descombats, posant la question de lengouement persistant du vtranpour ceux-ci alors que laffrontement est achev. La plume dHomre

    semble avoir capt les liens dhorreur et de fascination quUlysseentretient avec la guerre. Peut-tre la-t-il esquiss de faon intuitive,mais ce comportement de pirate, avide dor, rompt avec limage

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    24 EN REVENIR ?

    valorise du hros. larrt des combats, le militaire peut de fait treenvahi par un sentiment de vide ou de frustration. Le risque est alors

    celui de linactivit, de loisivet, avec parfois une recherche de prisede risque ou un relchement du sens moral, qui peut se concrtiserpar des exactions sur les populations. Laffaire des soldats amricainsurinant sur des cadavres en Afghanistan en est lexemple rcent le plusmarquant.

    A Lincrustation rpte de la mort

    Ulysse est un trompe-la-mort qui verse le sang tout au long de sonpriple de retour. La scne finale de lOdysseest un carnage : il tuetous les prtendants de Pnlope dans sa propre demeure. Le retournest donc pas un long fleuve tranquille. Les dieux lui infligent despreuves rptition : il chappe au Cyclope puis aux Lestrygons, lesgants cannibales, visite le pays des morts, rsiste aux charmes fatalsdes sirnes, affronte les dangers de Charybde et de Scylla, survit latempte diligente par les dieux, qui foudroie ses navires et npargneaucun de ses hommes. Hant par la mort, il cherche en percerlnigme et consulte Tirsias le devin, qui le renseigne et lui permet

    de rejoindre le pays des morts o il retrouve ses proches comme sesennemis. Une aventure passionnante pour les psychiatres qui estimentque le cur du traumatisme psychique est un savoir sur la mort. Lemilitaire a t confront celle-ci, il en a vu les ravages, il a pu penserquil allait mourir, il en est revenu ; une exprience quil ne peut paspartager avec son entourage : alors quil a une connaissance de la mort,la communaut nen a quune reprsentation. En ce sens, le vtranest vou tre un incompris.

    Le rcit dHomre montre un hros hant par la mort au point quilrpte des comportements qui pourraient lui permettre den percerles mystres. Le soldat de retour de mission connat souvent cettequte de sens qui le hante et ravage ses nuits. Ce ne sont pas tant lesimages rcurrentes de linstant de la mort qui le gnent, mais pluttles ruminations sur le sens de lvnement. Il bute sur le sens, unsens quil ne trouve pas. Comment justifier, par exemple, la barbariervle par la dcouverte dun charnier ? Une qute de significationqui a probablement pour effet de le maintenir dans la communautdes hommes. Cette qute de sens entretient un double lien du patient lvnement. Comment justifier linjustifiable ? Comment matriser

    limmatrisable ? Si le militaire confront la perspective de mouriracquiert un savoir de la mort, il plonge aussi dans une impasse, unvide de sens comparable la qute de signification quentreprend

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    dlivrant des bouchons de cire ses compagnons, il pense pouvoiranticiper les problmes sans renoncer au plaisir du chant des sirnes.

    Mais il se trompe : le dsir que celles-ci suscitent en lui, par leurspromesses, lui fait perdre la raison. Il devient semblable ses compa-gnons dinfortune, happs par la transgression. Il les supplie dele dtacher, au prix dune mort annonce. Il est envot, a perdutoute matrise. Ce passage marque la condition humaine dUlysse,sa vulnrabilit. Comme tout militaire, il perd lillusion dinfailli-bilit, dimmortalit, en chappant de justesse au funeste destin quelui prparaient les sirnes. Ses compagnons de voyage, humains plusordinaires, rsistent bien moins la tentation des transgressions. Ainsi,en proie la cupidit, ouvrent-ils la bouteille enfermant les ventstumultueux dole, pensant que de largent sy trouve. Se lve alorsune violente tempte dont seul Ulysse, accroch au bout dun mt,rchappera. De mme, ils transgresseront les lois divines en rtissantles volailles du soleil , animaux sacrs. Ils le paieront de leur vie.

    Les militaires de retour de zone de combat sinterrogentfrquemment sur cette notion de transgression. Tel est le cas dun

    jeune soldat franais musulman dorigine nord-africaine qui a servien Afghanistan durant six mois. Il prsente une nvrose traumatiquesvre reprenant la vision dun camarade ayant explos sur une mine.

    Il confie avoir fait dautres choses pendant la mission , une trans-gression plus personnelle : il a tu un Afghan arm. Certes il tait ensituation de lgitime dfense, mais, de retour en France, il fait uneautre lecture de lvnement. Il semporte alors : Peut-tre ai-je tuun pre de famille et pas un insurg ? Peut-tre avait-il pris les armesparce que la coalition avait tu son enfant ? Peut-tre ai-je tu un frremusulman alors que cest interdit par notre religion ? Cette courtehistoire illustre le poids et le prix de la transgression, ft-elle involon-taire, fantasme plus que relle. Laction hors des lois de la vie, horsdes lois de la guerre, se dcline volontiers dans laprs-coup en uneculpabilit davoir transgress. Ulysse paie le prix de la transgressionde ses hommes affams se nourrissant danimaux sacrs. Il les perdtous puis drive seul, accroch au mt de son bateau, avant datteindrelle de la nymphe Calypso, o il restera sept ans, retardant dautantson retour.

    A Hasard de la mort et place des survivants

    Un passage de lOdysseillustre lala de la mort : la confrontation auxdangers du rocher de Charybde et de Scylla, qui marque la prise derisque, le courage dUlysse et de ses compagnons. Informs du danger

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    27ULYSSE : LE RETOUR COMPROMIS DU VTRAN

    par Circ, ils laffrontent tout de mme. Six dentre eux y laisserontla vie. Jets la mer, ils prissent non pas parce quils ont commis

    une faute ou t lobjet dune vengeance, mais parce que lennemi,Scylla, les a saisis de faon alatoire. Ulysse dcouvre alors la solitudedu survivant, le poids du destin qui lui prend six de ses compagnonset le laisse dsempar de ce deuil. Le retour du militaire dopra-tions renvoie cette dimension disolement et de questionnementautour de sa propre survie. Le film de la mission se droule dansla tte du survivant. Il repense aux dates anniversaires de la mort deses camarades. Il ractualise des souvenirs. Il prouve le sentimentdouloureux davoir chapp la mort sans vritablement savoirpourquoi, alors que celle-ci a emport des proches.

    A Tentation et fidlit

    Une dualit sert toujours de fil conducteur dans luvre dHomre.La tentation de la chair nest pas absente du long priple de retour :Ulysse est sensible au charme des sirnes ; il gote livresse de leurschants. Prisonnier sur lle de la Calypso, il est lobjet des assautsamoureux de la nymphe, sans rester indiffrent ses attraits. Mais

    Ulysse est habile : il sduit par les mots sans, pour autant, perdre devue son objectif de fidlit. Pour Pnlope, reste en base arrire ,lenjeu est le mme : demeurer fidle. Son arme elle est le culte dusouvenir. Tlmaque, lui, recueille prcieusement les tmoignages dela survie de son pre afin dancrer sa fidlit. Celle des compagnonsdinfortune dUlysse est aussi citer, eux qui le suivent au pril deleur vie.

    En oprations et son retour, le militaire est dans ce doublemouvement, parfois antagoniste, dattachement la mission et defidlit sa compagne. Ulysse est assoiff de combats, ou tout au moinsles multiplie-t-il tellement que lon ne peut omettre son rapport lamort. Il semble comme attir par elle, elle maille son parcours aupoint de se poser la question de son possible pouvoir dattraction surlui. De faon moindre, le militaire de retour de mission se remmoreparfois les souvenirs quil a de celle-ci comme des objets de plaisirau point que son entourage prend ses distances. Il apparat commetiraill entre dun ct ses souvenirs et de lautre son investissementaffectif auprs de sa famille. Parfois, les compagnes sont mme peruescomme des rivales de linstitution. Les soldats ont le sentiment amer

    de prfrer lexprience de la guerre celle de la relation de couple.Cet ajustement de la vie deux ncessaire au retour est parfois long.La tentation du conjoint attendant le retour du guerrier est aussi une

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    ralit, en tmoigne le nombre de rapatriements sanitaires pour causedeffondrement dpressif lannonce dune sparation conjugale.

    Cette dialectique entre tentation et fidlit, cette rivalit entre mission accomplir et vie de couple est un enjeu majeur du retour du vtran.

    A Les voies de la reconnaissance

    son retour Ithaque, Ulysse est dabord reconnu par son chienArgos, puis par son fils. Mais lenjeu vritable de la reconnaissanceest le regard de Pnlope. La guerre a-t-elle chang son conjoint ?Sera-t-il le mme ? Lespoir dun retour ltat antrieur de larelation est probablement le souhait de tout compagnon qui appr-hende la porte de la guerre sur ltre aim. Ulysse connat les preuvesquil a endures et se demande au moment du dnouement : Suis-jele mme ? Maimera-t-elle toujours ? Retrouvera-t-il sa place dechoix dans la cit ? Sera-t-il reu en hros ?

    Le retour dUlysse est complexe. Lmotion le frappe lorsquilretrouve Argos, maltrait, sur un tas de fumier. Celui-ci le reconnatimmdiatement aprs vingt ans dabsence. Sil est parvenu convaincreTlmaque de son identit, les retrouvailles avec Pnlope sont,

    elles, marques par la froideur. Mais Ulysse nen tient pas grief sa compagne, incapable du moindre geste daffection. Elle ne lereconnat pas physiquement, mme aprs quil a quitt ses habits demendiant. Ce nest quen livrant les secrets de la construction de leurchambre nuptiale quil reconquiert sa confiance. Lui seul pouvait enconnatre tous les dtails. Ils passeront la nuit se retrouver, Ulyssecontant ses preuves jusquau matin. Dans cet pisode, lOdyssemeten scne lapprhension du retour, la qualit relationnelle des poux,leur aptitude se reconnecter lun lautre. Autant dlments quiillustrent les enjeux du retour du guerrier.

    Chacun redoute en effet un changement de qualit des sentimentsprouvs. La non-reconnaissance physique dUlysse par Pnlope peuttre entendue comme une difficult renouer avec cet homme marqupar les preuves. Ulysse projette dailleurs de repartir pour rejoindredes terres loignes des mers afin de reconstituer ses richesses pillespar les prtendants. Il sagit de retrouver la puissance et la quitudepour une vieillesse deux. Pour le militaire, le retour est aussi la possi-bilit dun nouveau dpart proche. Souvent il repousse le momentdu repos. Le temps de la vie de couple viendra plus tard. Pnlope

    souligne la douleur dune jeunesse perdue, se consolant avec laperspective dune vieillesse heureuse deux. Comment le militaire sereconnecte-t-il sa famille ? Quelle place lui reconnat lentourage ?

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    29ULYSSE : LE RETOUR COMPROMIS DU VTRAN

    Quand labsence est longue, un enfant peut adopter une positionparentale auprs de lpouse, cest la parentification de lenfant dcrite

    par Michel Delage. La position de Tlmaque, fils devenu valeureuxcombattant comme son pre, illustre ce phnomne.Et Ulysse ne veut pas tre reconnu que de sa seule famille ; il aspire

    rgner encore sur Ithaque. Il nourrit mme des projets de dvelop-pement du royaume ds son retour. Il veut redevenir llu. La qutedune reconnaissance institutionnelle est un enjeu du retour du

    vtran. Elle prend diffrentes voies. La voie militaire est assurmentla meilleure, les mdailles gratifiant lattitude au combat. Le bureaudu psychiatre peut en tre une autre, tout comme lattention porte aucorps meurtri du patient par les soignants somaticiens. Les douleurschroniques sont parfois le reflet de lexpression dune revendicationqui ne cde pas vis--vis de linstitution. Des troubles de ladaptationavec impossibilit resservir lunit en temps de paix en sont une autreexpression. Labsence de reconnaissance semble de nature majorerlintensit des tableaux cliniques. Au retour, chaque militaire aspire,comme Ulysse, retrouver une place reconnue dans la communaut.

    A La chute de lOdysseintrigue le psychiatre :

    entre souffrance et rsilience ce point de la rflexion, Homre a dvoil sous nos yeux les

    enjeux de la guerre, les enjeux et les tourments du retour de son hrosauprs des siens. Le psychiatre ne peut se contenter du retour russidUlysse retrouvant Pnlope et la paix dans sa cit. Comment vont-ilssajuster ? Le valeureux guerrier ne se trouvera-t-il pas marqu parson exprience derrance ? La paix sera-t-elle durable ? La forcede lOdysseest que chacun peut en faire une lecture en fonction deltape de la vie dans laquelle il est pris. La condition humaine y estdpeinte autant par les compagnons de route dUlysse que par le hroslui-mme. Le prix de la cupidit peut tre lourd, comme louverture,malgr linterdit, de la bouteille qui libre la tempte. La tentation, ledsir, peuvent se retourner contre ceux qui lprouvent. La blessureet lmotion du hros sont prsentes par touches. Il apparat tiraillentre la tentation et le devoir de retrouver sa terre. Il est en proie latransgression. En lisant luvre dHomre diffrents moments denotre vie, on y dcouvrirait probablement chaque fois quelque chosede diffrent. Ici le psychiatre y voit une mtaphore intressante des

    enjeux du retour du vtran, une formidable leon de rsilience par laruse du hros. La qualit principale dUlysse reste sa matrise des mots.Il garde ainsi en toute circonstance la posie du langage comme pour

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    EN REVENIR ?

    mieux faire face. Il incarne un appel la formulation dtaille de cequil vit, l o certains militaires disqualifient la place du langage. Son

    rapport aux mots est une leon pour tout vtran.

    A Conclusion

    Ulysse a t dcrit comme un hros rsilient, soucieux de sa recon-naissance. Sa trajectoire rappelle bien des enjeux du retour dunmilitaire de la guerre. Au terme de la lecture dHomre, le psychiatreest discrtement frustr. Il souhaiterait en savoir plus, aimeraitconnatre la vie future du couple. Mais Homre ne vise pas lexhaus-tivit : lIliadene reprend quune courte partie des cinquante joursde la guerre de Troie et lOdysse laisse ouverte la perspective dudevenir des hros. Cest le dernier point intressant : le retour dumilitaire dans ses foyers reste ouvert. Bien que difficile, il doit treune dynamique. Cest la rigidification autour dun fonctionnementde couple rd qui peut poser problme. Laisser la relation ouverte,incertaine, permet sans doute lamour de rmerger. Ulysse, trans-form par les preuves, apportera peut-tre Pnlope quelque chosede plus. Cette transformation, plus quune srie dobstacles surmonts,

    a probablement permis Ulysse de se rvler, leur amour futur nenserait que renforc. La confrontation rpte la mort nest doncpas ncessairement envisager comme une fatalit, mais comme uneoccasion. Malade ou non, le vtran devra conduire son existence, sa

    vie amoureuse. Se posera lui la question de sa propre capacit serelever, malgr lexprience vcue. Il aura toujours ncessairement semettre en mouvement pour sauver le reste de son existence. C

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    FRANCE MARIE FRMEAUX

    CRIRE APRS LA GRANDE PREUVE,OU LE RETOUR DORPHE

    Avant que le septime sceau ne soit enfin bris, le narrateur delApocalypse voit une foule immense tout habille de blanc. Lun des

    Vieillards qui entourent le trne explique : Ceux-l qui sont vtusde robes blanches viennent de la Grande preuve [dite aussi la GrandeTribulation] ; ils ont lav leurs robes et les ont blanchies dans le sangde lAgneau Ils se tenaient auparavant sous lautel. louverturedu cinquime sceau, ils se sont mis crier, rappelant quon les avait gorgs cause de la parole de Dieu et du tmoignage quils avaientrendu . Ils taient morts, leur me rclamait justice. Et on leurdonna chacun une robe blanche, et on leur dit de patienter encoreun peu, jusqu ce que ft au complet le nombre de leurs compagnonset de leurs frres qui doivent tre, comme eux, mis mort.

    Maintenant, tandis que lAgneau ouvre les portes de lternit, il estpresque impossible de compter ces gens quil sapprte mener auxsources de la vie et qui se pressent dans leur habit blanc en agitant des

    palmes. Cest quil en vient de partout, de ces dfunts par violencequi autrefois pleuraient, assoiffs de la rparation promise, et qui serjouissent aujourdhui de leur libration. Vont-ils raconter commentils sont morts ? Certes, leurs rangs comportent avant tout des martyrs dela foi, mais il doit bien y en avoir dautres parmi eux, qui ont galementrendu tmoignage, sinon pour Dieu, du moins pour les hommes, et qui, cause de cela, sont morts aussi, de toutes les faons possibles.

    Certains ont t non seulement gorgs, taillads, sabrs, mais aussipercs de projectiles, crass par les obus, souffls dans les explosionsde grenades ou de mines. Ils ont t tus la guerre. Roland Dorgels,ancien combattant de celle que lon dit Premire, dnombre prs dunmillion cinq cent mille de ces morts en qute de justice : leffectif decinq cents rgiments. Il faudrait onze journes entires et onze nuits,sans une pause, sans un instant darrt, pour passer en revue ces cinqcents rgiments. Une arme de morts plus longue que toute linfan-terie de France, si, au lendemain de la guerre, elle avait dfil 1. Cecortge funbre, un cinaste la reprsent lcran. Dans la premire

    version de JAccuse, celle de 1919, Abel Gance fait dfiler, hagards,misrables et muets, les bonhommes qui naimaient pas le sobriquet

    de poilus .

    1. Roland Dorgels, Bleu horizon : pages de la Grande Guerre, Paris, Albin Michel, 1949.

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    Mais comment sappelle donc, au premier rang, celui quuncamarade doit soutenir tant il parat faible ? Il est si maigre Lune

    des manches de sa chemise (blanche) ballote sous son paule. Elleest vide, il lui manque un bras... Cest Blaise Cendrars. Du champde bataille il est rentr manchot. Le 28septembre 1915, devant laferme Navarin, un projectile la frapp ; il a fallu lamputer du bras,le droit. Jusqu prsent, le pote est comme paralys ; il na paspu reprendre son travail littraire. Pourtant, son uvre novatrice,avant 1914, inspirait Guillaume Apollinaire : en 1912, ce dernier,piqu au vif par le recueil des Pques New Yorkquil lui avait adress,a t oblig de rpliquer ; il a compos Zone.Lanne suivante,Cendrars a rcidiv dans la grande modernit avec La Prose duTranssibrien et de la petite Jehanne de France Tout cela est loin, dsormais.Il ne subsiste que grce de petits travaux dassistant de cinma ;il a particip au scnario du film dAbel Gance. Maintenant, il

    joue les figurants. Il titube avec la troupe des fantmes sortis deterre. Au moins nest-il pas mort pour de vrai ; sil a perdu unemain, il a conserv la vie. Mais que reste-t-il de lui, outre ce corpsmutil au retour des tranches ? Il ne peut plus tenir une plume :est-il encore en pleine possession de ses moyens ? limage duhros dune nouvelle de lauteur amricain Jerome David Salinger

    qui traite du deuxime conflit mondial, For Esm, with Love andSqualor(Pour Esm, avec amour et abjection)2, est-il vraiment revenu dela guerre avec toutes ses facults intellectuelles, psychologiques,cratrices intactes ?

    Il faut dabord quil rapprenne crire. Il le fera dsormais de lamain gauche et de prfrence en dactylographiant, mais il y parviendra.Il retrouvera la matrise des mots par lesquels une vie peut sorganiseret garder le sens qui la justifie : dhier demain, toujours en avantSauf que la route quelle emprunte, la vie, quelquefois sinverse, setord et change dorientation. Elle conduit alors dans un trange paysLe problme vient de l : ce pays, cest lenfer et non seulement BlaiseCendrars mais des millions de combattants de la Grande Guerre detoutes les guerres lont vu, lont travers ; ils ont ensuite racont leurpriple. Or lenfer nouvre ses portes, thoriquement, que pour lesmorts et ceux-l le retour est interdit.

    Faut-il croire quil est possible daller en ce pays du non-retour etden revenir pourtant, linstar des deux amis que Picasso accom-pagnait le 2aot 1914 la gare dAvignon o ils allaient prendrele train afin de rallier le front, Andr Derain (1880-1954) et

    2. Jerome-David Salinger (1919-2010), Nouvelles[1948-1953], trad. de lamricain par Jean-Baptiste Rossi, Paris, RobertLaffont, 1961.

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    livre. Mlant drame et truculence, il narre dans La Main coupesonquipe avec Sawo le gitan. Ils se sont ports volontaires pour aller

    ramasser les papiers et les plaques didentit de morts fauchs depuisplusieurs mois par une mitrailleuse et laisss sans spulture dans unchamp inond. Cette prairie maudite qui distille un sentimentde solitude dsespre sapparente fort au tnbreux marais desdbordements de lAchron 6qune, cherchant aprs la guerrede Troie revoir son pre Anchise, a travers avec la Sibylle. Onsenfonce dans lhumus gorg deau et mouvant, jusqu y perdre pied.La nuit est trs noire, il est difficile de trouver son chemin. Plus lesdeux hommes avancent, plus sloigne la cabane vers laquelle ils sedirigent afin de sy abriter

    Le risque est grand de sgarer dans cet espace o, croyant atteindreson objectif, on ne dpasse pas le point de dpart de sa progression.Cest le labyrinthe ainsi que le dfinit Marcel Detienne, olon est pris au pige, o les dtours, les sinuosits, les courburessenroulent sans fin, o laporie est nonce par le tlos[terme enlatin] insaisissable 7. ce labyrinthe caractris par son perptuelretournement sur lui-mme, le spcialiste de la mythologie grecquednie cependant toute fonction initiatique de catabase et chemi-nement dans lautre monde . Dans Ceux de 148, Maurice Genevoix ne

    procde pas autrement, en ce sens quil dcrit la rgion quil arpenteavec ses hommes, de la tranche de la Calonne jusquaux parges,dune faon neutre. Bien que de culture classique (la dclaration deguerre la surpris lcole normale suprieure o il se prparait lagrgation de lettres), il vite toute interprtation qui renverrait des contenus dordre mythologique. Ceux-l transparaissent entre leslignes. Lauteur tire mme son criture en une sorte de fil labyrin-thique, adaptant sa narration aux mandres des layons forestierssur lesquels errent des soldats contraints par les autorits militaires revenir inlassablement sur leurs pas. Aucune issue propice neconclut ce cheminement harassant : Maurice Genevoix est terrasspar une blessure trs grave, quasi fatale. La mort dsormais hanteratoute son uvre. Lorsquenfin, les deux marcheurs persvrants deLa Main coupeatteignent la cahute abandonne, trois cadavres semblentles y attendre et ces morts avaient chacun des limaces dans lesorbites 9.

    6. Virgile, nide [29-19av. J.-C.], livre VI, trad. par Andr Bellesort [1962], Paris, Livre de poche, 1967, pp. 193-227.7. Marcel Detienne, Lcriture dOrphe, Paris, Gallimard, 1989.8. Maurice Genevoix,Ceux de 14[Flammarion, 1950], rd. Le Seuil, Points , 1996.9. Blaise Cendrars, La Main coupe, op. cit.,p. 193.

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    35CRIRE APRS LA GRANDE PREUVE, OU LE RETOUR DORPHE

    A Le voyage dOrphe (et de quelques autres)

    Le dcor a t rapidement dress, des hommes loccupent, quictoient les morts. Ils essaient de ne pas se confondre avec eux. Sansdoute ne souhaitent-ils pas vraiment sagrger larme des mes qui,au lendemain de la grande preuve, dfilent en clbrant Dieu, leursauveur, ou bien continuent rclamer justice parce quapparemmentelles nont pas t entendues. Malgr leur allure de spectres, ils veulent

    vivre. Le pourront-ils ? Ils sont les blesss sortis de la bataille infernale,ces anciens combattants au sujet desquels Antoine Prost10a crit detrs belles pages, la fois rudites et inspires. Son ouvrage traite desrescaps de la Premire Guerre mondiale, mais, videmment, cesanciens combattants sont de tous les conflits. Le sous-officier quemet en scne Salinger dans sa nouvelle Pour Esm, avec amour et abjectiona particip lauteur galement au dbarquement de 1944enNormandie. Est-ce par hasard que le narrateur, abordant la deuximepartie de son rcit, prfre brusquement ne plus parler de lui quentant que sergeant X, comme sil ignorait son propre patronyme ? Si cesteffectivement le cas, il nest pas le seul.

    Tout dbute bien longtemps avant la guerre europenne, auVIII

    esicle av. J.-C. vraisemblablement. Le roi Alkinoos, matre des

    Phaciens, reoit dans son palais un tranger qui refuse de dvoilerson nom. Il offre cet hte dont la prestance impressionne, outrela promesse de laider rentrer chez lui, un repas que dtaille lechant VIII de lOdysse. Bientt, lade aveugle Demodocos se met chanter. son vocation de la guerre de Troie (car tout cela est djune affaire de guerre et le mot de traumatisme est bien de racinegrecque), linconnu se met pleurer. Il est, dclare-t-il, lui qui, pourfuir le Cyclope, stait dsign comme Personne , Ulysse, fils deLaerte. Redevenu quelquun, il peut enfin raconter son histoire. Laparole de Demodocos la sauv.

    Des sicles plus tard, Siegfried, le personnage de la pice de JeanGiraudoux (1882-1944) dont la premire reprsentation a eu lieu le3mai 1928au thtre des Champs-lyses, ne sait plus qui il est : Unprnom suivi de son nom, il me semble que cest la rponse tout , seplaint-il. Il a perdu la mmoire. Au lendemain de lArmistice, soldatramass sans vtements, sans connaissance , il sest vu attribuer ceprnom par les Allemands qui lont recueilli. Mais il souffre dignorerses origines vritables. Une jeune femme, Genevive, lui rvle quenralit il est Jacques Forestier ; Franais, il peut rentrer en France.

    10. Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la socit franaise, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciencespolitiques, 1977.

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    37CRIRE APRS LA GRANDE PREUVE, OU LE RETOUR DORPHE

    Graves (1895-1985) les mentionne : Des hros importants dansplusieurs mythologies ont, dit-on, triomph de lEnfer : Thse,

    Hracls, Dionysos, Odysseus et Orphe en Grce ; Bel-Marduk enBabylonie : ne en Italie ; Cuchulain en Irlande ; Arthur, Gwydionet Amathaon en Grande-Bretagne ; Ogier le Danois en Bretagne13 On y ajoutera Gilgamesh, le hros babylonien.

    Orphe est un personnage littraire autant que mythique. Virgiledveloppe son aventure dans le quatrime livre des Gorgiques, relatantles principaux pisodes de la descente (la catabase) du pote dans leroyaume obscur, en qute dEurydice, morte pique par un serpent.Par son chant, il parvient charmer Hads et Persphone quiconsentent la lui rendre. Mais pourquoi, linstant o il va quitteravec son pouse lempire des dieux funbres, se retourne-t-il endpit de lavertissement qui lui a t donn ? Il la regarde ; il la perd

    jamais. Pour le psychologue Paul Diel14, Eurydice est lombre du pass,un pass dans lequel Orphe aurait d accepter de ne plus sabmersil avait voulu sauver, en sus de son amour, son me. Il risque aprscela de connatre le dsespoir sauvage que nordonne plus le dsir decration : le porteur de lyre sera mis en pices par les Mnades.

    Robert Graves napprofondit gure le mythe dOrphe. Pourtant, laconfrontation avec Hads le concerne directement. Capitaine lors de

    loffensive de la Somme, il a t bless le 20juillet 1916, si grivementquon la considr comme perdu. Ses parents ont reu la nouvelle deson dcs. Une fois rtabli, lui-mme crira plusieurs amis quil estmort le jour de ses vingt et un ans ; mort et ressuscit. Ayant franchi lefleuve Lth, il a victorieusement affront le vieux Rhadamanthe, jugedes Enfers, et le chien Cerbre. Il en fait le sujet de son pome Escape:

    But I was dead, an hour or more. Car jtais mort, pendant une heureou plus Puis il a ralis que la posie a la puissance dun processusalchimique transmutant la matire : le verbe rgnre lexistence etlautorise se poursuivre.

    Cependant, et contrairement ce quil suggre dans ses pomes,Robert Graves se dfend de toute interprtation de type symboliquequand il commente la mythologie. Il relie les rcits de voyage outre-tombe des spculations aujourdhui abandonnes, associant lerythme des saisons et la course du soleil dans le ciel la royaut sacre.Il affirme par exemple que Perse ntait pas, comme le pensait leprofesseur Kernyi, une figure archtypique de la mort, mais repr-sentait les Hellnes qui envahirent la Grce et lAsie mineure au dbutdu second millnaire avant J.-C.

    13. Robert Graves, Les Mythes grecs, [Greek Myths, 1958], Paris, Fayard, 1967, rd. La Pochothque , 2002.14. Paul Diel, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966.

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    La thorie historique (et anthropologique) actuelle choisit desappuyer sur des faits plus tangibles. Elle ne prolonge pas lapproche

    du mythe que Charles Kernyi a revendique, qui marie symboles etpsychologie des profondeurs. Vers 1939-1940, ce dernier a publi avecCarl Gustav Jung plusieurs tudes sous le titre Einfhrung in das Wesen derMythologie(Introduction lessence de la mythologie). Tout en estimant en effetque Perse a quelques traits communs avec lHads , il considreque le royaume des morts dpeint par Homre est priv de formes etde contours, sans lignes cohrentes ; peupl de dfunts volatilissen une masse indfinie, indiffrencie . Dans lOdysse, les mes nesont par rapport aux vivants que des images floues , contrairementaux revenants15. Ces derniers, quelle apparence ont-ils ?

    A Des revenants sortant de terreou bien des blesss sauvs de la guerre ?

    Les revenants appartiennent diverses catgories. Au rebours desimages horribles que vhicule le cinma fantastique, ils peuvent semontrer bienveillants envers les humains. Ils se mettent leur service,se transformant momentanment en habitants (dcharns) du

    monde sensible. Ainsi, les morts de JAccuse(dans la version de 1938)rpondent lappel au secours de Jean Diaz (interprt par VictorFrancen). Afin de convaincre les peuples de ne pas se lancer dans unenouvelle guerre, tous se lvent et sortent des grands cimetires. Lacaractristique que partagent avec dautres revenants ces fantmes debonne volont, mme effrayants, est de constituer une foule. Parmieux, se glissent, en surimpression, des ttes affreusement marques :le cinaste a film dauthentiques gueules casses aux yeux pleinsde dtresse. Mais loppos des mes damnes de la Mesnie Hellequinqui jaillissent en bandes vocifratrices, ils dfilent en silence. Seulcrie celui qui les exhorte manifester. Les artistes, les crivainscrient galement. Certains dentre eux, la fois hommes et revenants,surgissent littralement du sol.

    En 1916, un peu avant de manquer se noyer dans un trou deau,Fernand Lger a t recouvert de terre la suite de lexplosion tropproche dun obus. La mme anne, au mois de mai, Georges Bernanosest prcipit sous une avalanche de terre fumante . Toujours en1916, dans la nuit du 24au 25juillet, le mdecin et critique dart lieFaure a t enseveli par deux obus de 105tombs sur le toit de sa cagna.

    15. Carl Gustav Jung, Charles Kernyi, Introduction lessence de la mythologie, Paris, Petite Bibliothque Payot, 1980,pp. 174-178.

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    Enseveli aussi, Louis Aragon la t trois reprises par un bombar-dement, le 6aot 1918, en accomplissant sur le front son devoir de

    mdecin auxiliaire. Cette exprience bouleversante irrigue leur uvre tous, de manire explicite (chez lie Faure 16) ou bien comme lasecrte articulation dune longue rflexion sur la mort, laquelleBernanos ajoute la question du salut par la foi tandis quAragon (pourqui le mme salut procde plutt du Parti communiste) sinterrogedans un pome dat daot 1918, Secousse, o lon distingue en filigranele problme du nom : Hop lunivers verse Qui chavire Lautre oumoi ? Lautre ou moi

    Dautres crivains, journalistes ou tmoins voquant dautresguerres, ainsi celle dIndochine, relatent un pisode denfouissementtrs proche, cette fois, de celui qua vcu un prdcesseur fameux,proprement littraire : le colonel Chabert mort Eylau en 1807.Trs grivement atteint par un coup la tte, le hros balzacien a thtivement jet dans une tombe collective. Quand il a repris connais-sance, il sest heurt au vrai silence du tombeau . Il a fallu, pourse dgager de ce fumier humain 17, quil saide du bras coup dunsoldat enterr ses cts. Paul Bonnecarrre 18et Erwan Bergot19rapportent le sinistre incident du mme genre dont est victime en1954un lgionnaire : parachut Din Bin Phu afin de rejoindre les

    ultimes dfenseurs du camp assig qui va tomber le 7mai, il chutemalencontreusement dans une fosse emplie de morts. Lexplosiondun obus lui vite lengloutissement par la masse visqueuse descorps en dcomposition. Or se rveiller enfoui au fond dun tombeausans savoir si lon russira sen extraire, respirer, bouger au milieude cadavres auxquels on nest pas sr de pouvoir chapper, nest-cepas le cauchemar absolu ? Car en tant matriellement immerg,bien que vivant, dans la pourriture de la mort, on plonge dans uneangoisse irrvocable, procdant de la confusion qui sopre entre deuxrgnes dont on prfrerait quils demeurent radicalement distincts :la vie et la mort. Une rencontre avec cette dernire doit normalementsaccompagner de rites visant empcher cette compntration.

    Circ, compatissante, a voulu aider Ulysse viter toute proximitdangereuse avec les dfunts. Elle lui a donn un conseil : Du long deta cuisse, tire ton glaive pointe, pour interdire aux morts, ces ttessans force, les approches du sang20, le sang tant celui des sacrifices.

    16. lie Faure,La Sainte Face, Crs, 1918; nouv. d. avec Lettres de la Premire Guerre mondiale, par Carine Trvisan,Paris, Bartillat, 2005.

    17. Honor de Balzac, Le Colonel Chabert, 1832-1844.18. Paul Bonnecarrre (1925-1977), Douze lgionnaires, Paris, Fayard, 1974.19. Erwan Bergot (1930-1993), Les 170jours de Din Bin Phu, Paris, Presses de la Cit, 1979.20. Homre, Odysse, trad. de Victor Brard, Paris, LGF, 1960.

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    Le fer qui tranche amplifie le rite propitiatoire. Il instaure entre lesvivants et les morts une ligne que ces derniers ne peuvent franchir.

    Ainsi, ne tel que Virgile le prsente, entame tout arm son voyageinfernal, ce que Jules Michelet rappelle en 1869dans la prface samonumentale Histoire de France: Des sages me disaient : Ce nest passans danger de vivre ce point-l dans cette intimit de lautre monde.[] Faites au moins comme Ene, qui ne sy aventure que lpe lamain pour chasser ces images.

    Il faut donc tenir distance les transis , les trpasss, sous peinedtre submergs par eux. Les anciens combattants ont bien d syemployer, puisquils vivent. Mais la question dj pose dans queltat ? , il nest pas possible de rpondre de faon positive : le trauma-tisme est l, qui bloque le cours normal de lexistence. Le sergeant XdeSalinger est frapp de sidration nerveuse et mentale. Coup de sesmotions, il ne ressent plus rien. Lui qui cite Dostoevski prouvela torture dtre incapable daimer . Par ailleurs, des misresphysiques restreignent ses activits. Il voulait dactylographier unelettre mais ses doigts tremblaient tant, nouveau, quil ne russitpas glisser correctement la feuille sous le rouleau . Il ne supporteni les bavardages dun camarade ni les souvenirs que celui-ci a voulugrener et qui auraient pu le renvoyer, sil navait mis fin la conver-

    sation ( Je ne veux plus en entendre parler, Clay ), un momentdu combat o la mort dun chat, victime drisoire, quivaut la mortde linnocence.

    Les souvenirs, lorsquils se rattachent un vnement catastro-phique, sont dangereux : ils font courir le risque de sengluer dansle pass. De toute faon, ils branlent les digues difies contre lapeur. Si elles seffondrent sous leurs coups de boutoir, lesprit se perddans le flot des motions incontrles. Cependant, contre les uns etles autres les morts, les souvenirs qui sont des morts sous dautresformes , il existe des armes efficaces autant que lpe : les mots. Lapsychanalyse a confirm ce pouvoir que les religions soulignaient dj.Mais que disent ceux qui sont arrivs devant les gardiens des grandesportes, les passeurs vers lautre monde, les juges suprmes, lassembledes ombres puis sont revenus parmi les vivants ? Que disent-ilsquand ils se saisissent dune feuille de papier et dun crayon, ou dunemachine avec des touches ; quand leurs mains cessent de trembler etquils peuvent enfin crire ? Eh bien, tout simplement, quils sontprts descendre dans lHads de la mmoire. Retourner l-bas ? Ilsveulent se saisir du souvenir des morts et, ce faisant, hler ces derniers.

    Ils les ramneront lair libre. Le romancier amricain Tim OBrien,dans The Things they Carried ( propos de courage, 1990), nonce clairement cette occasion la valeur de lcriture : Les histoires peuvent nous

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    sauver. [] Dans une histoire, qui est peu prs lquivalent dunrve, les morts sourient parfois et sassoient et reviennent parmi les

    vivants21

    . Ces morts, il les a frquents lors de la guerre du Vietnam :ctaient ses camarades. Dans la nuit sature de menaces ennemies, ilsse sont mtamorphoss en fantmes ; ils ont disparu. Il veut les ressus-citer. Il devient crivain.

    crire, vraiment ? lorigine, la parole, porte par la posie, estorale. En ce qui concerne les Grecs, on considre gnralement quecest Homre qui a, le premier, effectu la jonction entre la traditionpurement verbale et lcrit. celui-ci, il est fait allusion, bien que detrs loin, la fin de lOdysse. Tandis quUlysse sapprte massacrerles prtendants la main de Pnlope, au trne et ses richesses, dansle chant XXI, Tlmaque ordonne que lon ferme les portes du palais.Un cble de byblos 22les maintiendra hermtiquement closes, unbyblinos dit Pierre Vidal-Naquet en prcisant que ce cble, quiprovient de Byblos, en Phnicie, est tress en fibres de papyrus, aveclesquelles on confectionne les premiers livres.

    Lcriture reprsenterait donc la solution parfaite pour restituerla vie aux dfunts en luttant contre loubli Divers argumentssopposent cette affirmation. Tout dabord, Platon : il doute delefficacit de lcriture. Dans Phdre, Socrate critique cette invention

    que le dieu Teuth a concde aux hommes. Elle aura pour rsultat,chez ceux qui lauront acquise, de rendre leurs mes oublieuses, parcequils cesseront dexercer leur mmoire 23. La connaissance risquede samoindrir si, accordant trop de crdit la conservation dessavoirs par les documents, on ne garde plus rien en mmoire. Biensr, on peut rtorquer que ce principe ne sapplique pas aux disparus.Cest au nant, cette grande obsession de Bernanos ou de Cendrars,que lon tente de les arracher. Ils continueront exister au moinsdans les bibliothques. En revanche, oublier Mais nest-ce pas ceque souhaitent parfois ceux quon sauve de lEnfer ? Se remmorerpeut-tre mais non revivre ; ne garder du pass que ses contenusles moins susceptibles dendommager un quilibre psychologiquefragile, continuellement secou par les rminiscences douloureuses.Celles-ci, mieux vaudrait les insrer dans un rcit oral plus soupleet qui peut voluer au gr des auditeurs, sans autre prtention quede rapporter quelques vnements concrets. La ncessit des tmoi-gnages nest jamais conteste. Mme approximatifs, ils favorisent laconstruction de la science historique. Tout le monde en convient

    21.Tim OBrien, propos de courage, Paris, Plon, 1992, rd. 1018, 1993, p. 295.22. LOdysse, op. cit., p. 365.23. Platon, Phdre, trad. par Lon Robin, Paris, Les Belles lettres, 1966, p. 88.

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    sauf Charles Pguy (1873-1914). Lui qui semble avoir peru bienavant quil nclate nombre des questions que posera le conflit au

    dbut duquel il est tu (le 5septembre Villeroy) met en cause lestmoignages des survivants 24: en y accordant trop dimportance, onsloigne de la vrit des hommes qui seule importe, bien quelle soitdifficile cerner.

    Le voyage jusquau bout de lenfer permettrait-il, condition quelon gagne ensuite un endroit plus clment pour en parler, de la situerplus justement, cette vrit ? Elle est prisonnire de la souffrance.Mais la parole dlivre de la souffrance. Telle quelle se pratique dansla cure psychanalytique, elle apporte son concours aux esprits dvasts.Telle quelle se dvide, crite (on y revient) travers les pages, sur lesfeuillets dun livre, la parole contribue llaboration dun mondeo la mmoire sapprivoise et spanouit. Elle creuse une place afindy enraciner les souvenirs, hurlants, brlants, terrifiants ; tous lessouvenirs. Dans lunivers quelle cre, la fois rel et imaginaire,

    vivre est de nouveau possible, sinon facile, avec ces souvenirs, poureux ; contre eux, ventuellement. Mais comment la parole, ft-ellemalaise, la parole crite, parle, gribouille, balbutie, commentprocde-t-elle ?

    Elle aide dabord circonscrire, en la nommant, cette souffrance

    quelle prtend apaiser et dont lune des formes, rendue indubitableau terme dune si longue route, sappelle la souffrance du retour. Onnen connat bien que laspect dulcor dun regret, assez vain quoiquelancinant, du pays natal : la nostalgie, qui signifie que le retour dsirau lieu de sa naissance demeure hors de porte, peut-tre jamais.Ce territoire interdit, pour qui rentre des Enfers avec la cohorte des vads de la mort tels que Janine Altounian qualifie les rescapsdes gnocides25, cest le pays des vivants. Mais premire vue, reveniren ce pays des vivants ne parat pas totalement chimrique. Il suffit defrapper la porte, de donner, ou pas, son nom, laccueil est amical.Le voyageur se dbarrasse des vieilles guenilles qui le couvrent. Satisfaitde susciter lintrt des gens qui se regroupent autour de lui (unauditoire, des lecteurs), il va raconter une histoire

    Blaise Cendrars raconte. Il raconte comment le matricule 1529obtient une permission : Je mavanai. Ctait moi le 1529. Javaisde la veine ... Il va prendre un billet pour Paris. Mais qui est cematricule 1529? Blaise Cendrars, de son vrai nom Frdric LouisSauser, sest engag le 8septembre 1914dans la Lgion trangre avecle numro de matricule 32893 Une page avant cela, il voquait le

    24.Charles Pguy, Clio,Paris, Gallimard, 1932, p. 242.25. Janine Altounian, Sur lhbergement psychique , LInactueln 7, printemps 1997, pp. 59-75.

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    43CRIRE APRS LA GRANDE PREUVE, OU LE RETOUR DORPHE

    cri le plus affreux que lon puisse entendre [] Maman ! Maman !...que poussent les hommes blesss mort qui tombent et que lon

    abandonne entre les lignes []. Et ce petit cri instinctif qui sort duplus profond de la chair angoisse est si pouvantable entendre quelon tire des feux de salve sur cette voix pour la faire taire, pour la fairetaire pour toujours 26.

    Que la voix du mort cesse si brutalement de retentir, personne ne syattendait. Est-ce oblig ? Mais qui doit la briser ainsi sans rmission ?

    Va-t-elle steindre dfinitivement ? Ce serait en contradiction avectout ce qui a t avanc sur la parole fondatrice. Rptons seulementavec Pierre Brunel que lexplication mythique [] est capable derunir les contraires, par exemple la vie et la mort . Et le mythe ditquaprs que les Mnades eurent dmembr Orphe, la tte coupedu pote (ce pourrait tre la main coupe dun crivain) a continu prononcer un mot, un seul, infiniment chant : Eurydice. C

    26.Blaise Cendrars, op. cit.,pp. 429-433.

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    MIREILLE FLAGEUL

    LE CHOIX DU SILENCE

    Quelque temps avant sa mort, Eugne Bourse, mon pre, mavaitdemand de chercher dans les tiroirs dune armoire les petits carnetso il avait not jour aprs jour les pripties de sa captivit en

    Allemagne comme prisonnier de guerre1. Ma sur, mon frre et moine connaissions pas leur existence. Nous ne savions dailleurs que peude choses de ses cinq annes de captivit. Il nen parlait pas, ou pluttne voulait pas en parler. Ds son retour en France, en 1945, il avaitdcid de tourner la page pour nous donner la vie et continuer construire la sienne. Il sagissait de fermer une parenthse tropdouloureuse. Nous ignorions dautant plus ce quil avait vcu quelhistoire de ces militaires prisonniers de guerre rfractaires au travail,rsistants de lombre, est tombe longtemps dans loubli.

    Si cet oubli a t en partie rpar, je voudrais, par ce tmoignage,contribuer restaurer cette histoire des cinq mille cent quatre-vingt-sept sous-officiers rfractaires cent cinquante mille sous-officierset un million huit cent mille soldats ont t faits prisonniers en1940et dtenus jusquen 1945. Cette histoire reste en effet encore

    peu explore et son exemplarit loin davoir t reconnue. Mais sijen parle travers lhistoire de mon pre, cest parce que je me suissouvent demand comment un homme pouvait revenir dune silongue preuve et vivre comme si celle-ci navait t quune priodemalheureuse devant tre oublie afin de continuer ralisersa vie, et cela sans ennuyer les siens et son entourage. Jai cherch comprendre, travers sa conduite et les choix tranchs dune existence,quelles capacits de sen sortir pouvaient avoir un hommeapparemment sans qualits exceptionnelles .

    Lt dernier, je me suis rendue en Pologne et en Allemagne dansquatre des sept camps o, entre 1940et 1945, mon pre, militaire decarrire, adjudant-chef, a t prisonnier de guerre rfractaire autravail pour le IIIeReich , transfr de stalag en stalag et intern aucamp disciplinaire de reprsailles Kobjercyn (stalag 369) en Pologne,prs de Cracovie, pendant vingt-six mois. Jai alors constat commentla mmoire tait diffremment prserve dans ces sites : simple stleau camp de Kobjercyn, cimetire bien entretenu du stalag XVII A deKaiserteinbruch, prs de Bratislava, muses trs bien documents dustalag VIII de Zagan en Pologne, prs de Gorlitz, et du stalag IX A

    1. Si les carnets de mon pre ont t dterminants pour ma recherche, jai galement tudi les documents disponiblesaux Archives nationales de Paris, aux services historiques de la Dfense de Vincennes et de Caen, et la Bibliothquenationale Franois-Mitterrand.

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    46 EN REVENIR ?

    de Ziegenhain (Museum Trutzhain) au sud de Kassel, en Allemagne,o ont t conservs les baraquements transforms aujourdhui

    en logements sociaux. Ce voyage a marqu le terme dun travail derecherche de trois ans et donn lieu un ouvrage2.Revenons tout dabord sur la chronologie des vnements, marque

    par trois priodes pendant lesquelles les diffrents contextes vontinfluer sur les dcisions, les rebondissements dans la vie de monpre. Chacune delles est constitue de paradoxes, dopportunits, dedouleurs, de souffrances portes par des convictions patriotiques, une

    volont dtermine de promotion sociale et culturelle, et lnergie dela camaraderie.

    Il y eut dabord la priode de la guerre, de la capture le 18juin1940 la Libration le 11mai 1945. Cest celle de la captivit avec sessouffrances physiques et psychiques supportes grce aux convic-tions patriotiques, au soutien des autres prisonniers rfractaires etdes proches, mais aussi grce lorganisation par les prisonniers deguerre eux-mmes dune microsocit et du maintien dune disciplinemilitaire dans les camps, qui lui a permis de tenir jusquau bout danssa position de rsistant.

    Il y eut ensuite la priode du retour en France (1945-1947), avec ceparadoxe douloureux de la joie suscite par la fin des hostilits et de

    la douleur de voir les mdias et les politiques clbrer le courage desrsistants et exposer au grand jour lhorreur dcouverte derrire lesbarbels des camps de concentration, effaant ainsi la rsistance desprisonniers rfractaires et les faisant disparatre de la scne publique.Cest aussi la priode du passage du statut de vaincu celui devainqueur, avec ladministration des camps de prisonniers de guerrede lAxe (PGA).

    Il y eut enfin, entre 1947et 1953, la priode passe en territoiredoccupation allemand (TOA) et au sein des forces franaises en

    Allemagne (FFA), celle de la construction dune famille et de la partici-pation la reconstruction de lAllemagne, celle aussi de lengagementdans la construction au quotidien de lamiti franco-allemande et dela mission dsormais europenne de larme.

    A Des convictions patriotiques pour rsister et survivre

    En aot 1940, chaque homme pouvait choisir de demeurer fidle sa vocation dhomme libre, choisir entre le renoncement, la

    rvolte, la rsistance ou la complicit, accepter la loi du vainqueur

    2. La parution de cet ouvrage est prvue pour octobre 2013.

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    47LE CHOIX DU SILENCE

    et servir sa cause ou lui opposer un refus ouvert et devenir un poids son flanc. Pour mon pre, il sest agi de refuser toute entente avec

    lennemi, dtre patriote et de rester un combattant militaire par tousles moyens : [Nous tenons] une position de rsistance envers lesAllemands par notre refus de travailler pour lAllemagne nazie consi-dre comme lennemi vaincre ; une position de rsistance, voire desabotage du rgime de Vichy, par un refus dobir ses ordres (relayspar la mission Scapini3), un refus des cercles Ptain4et une orien-tation de toutes les activits dans un sens favorable aux Allis et laRsistance5. La dignit et lhonneur taient intimement lis. Lesrcits de certains camarades de mon pre qualifient mme de tratresceux qui ont accept de travailler pour lAllemagne. Mon pre taitplus nuanc. Pour lui, il ne sagissait pas dune trahison dun idal oudu patriotisme, mais dun manque, dune insuffisance ou dune pertede volont. Nanmoins, peu de militaires refusrent les conditionsde larmistice que la classe politique et larme avaient en majoritacceptes. Lacte de rsistance est alors un engagement de principeopr au nom de valeurs, mme si cest un acte de dsobissance. Ilest hroque et personnel. Franchir le pas, cest prendre des risquesconsidrables.

    Les conditions de vie trs rudes, la faim, le froid sans cesse prsents,

    les vexations, les humiliations, la pression du Fhrer et de ses services,seconds par ceux du rgime de Vichy, qui ont besoin dun rservoir demain-duvre pour lconomie de guerre, les menaces de dportation,la propagande nazie, aucun de ces lments na modifi la position desprisonniers de guerre sous-officiers rfractaires. Au contraire, celaa renforc leur refus de travailler : le Reich restait lennemi et il nyaurait aucune compromission tant quil ne serait pas vaincu. Ils taientdabord des combattants, pas seulement des prisonniers.

    Mon pre a t dport au camp 369 de Kobjercyn comme saboteur de rgime . Pour soutenir ses convictions patriotiques,il a pu compter sur la solidarit entre prisonniers, le partage descolis dans chaque baraque, la construction dune mini-socit avecdes ateliers de fabrication de vtements et de chaussures, jusqu desactivits de thtre Mais aussi sur une organisation militaire remiseen place au quotidien avec le respect de codes tels que le salut auxsuprieurs afin de ne jamais oublier son appartenance larme. Dans

    3. Georges Scapini, nomm chef du service diplomatique des prisonniers de guerre Berlin par Ptain et Laval en juillet1940, aura un rle de contrle et de marchandage sur le sort des prisonniers de guerre. Voir velyne Gayme, Lapolitique de la relve et limage des prisonniers de guerre , Inflexionsn 21, 2012.

    4. Cercles crs par Vichy en 1941et 1942avec le soutien des autorits allemandes pour diffuser la propagande de larvolution nationale dans les camps de prisonniers de guerre.

    5. Texte affich sur toutes les baraques du stalag 369de Kobjercyn par les sous-officiers rfractaires pour affirmer leurposition.

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    48 EN REVENIR ?

    les stalags de Dalum et de Zagan, puis au cours de la marche forcede six cents kilomtres entre Zagan et Ziegenhain, avec la dcou-

    verte au petit matin de camarades morts de faim ou de froid, cestlnergie donne par la volont de ne pas mourir et la solidarit quilont emport. Cest aussi la rgularit des colis et des correspondancesavec sa femme, sorte de rituel riche en affection, qui lui a donn laforce de tenir le coup pour, un jour, les revoir elle et leur fils. Cesont aussi les discours diffuss par les radios clandestines des Allis,de Churchill, de Roosevelt, du