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    Larme danslespace public

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    De la puissance en gnralet de la puissance militaire en particulier Franois Scheer

    Le soldat, incarnation du tragique du monde Jean-Louis Georgelin

    La fin dun rle politique Philippe Vial

    Prsidents et gnraux sous la VeRpublique Samy Cohen

    Ltat militaire : aggiornamentoou rupture ? Jean-Marie Faugre

    La grande invisible .Du soldat mconnu au soldat inconnu Herv Pierre

    Le militaire entre socialisation accrueet perte dinfluence Jean-Marc de Giuli

    Les militaires sont-ils des incompris ? Jean-Luc Cotard

    Internet : une autre manirede rester socialement invisible ? Michel Sage

    Les jeunes et larme Barbara Jankowski

    propos de quelques perceptions des armespar les jeunes issus des quartiers populaires Elyamine Settoul

    Le dsintrt du grand public Jean Guisnel

    Un rgiment. Une ville.Le 8eRPIMA et Castres ric Chasboeuf et Pascal Bugis

    Quest-ce que le service militaire adapt ? Dominique Artur

    Essor et renouveaudune administration rgalienne Jean-Michel Mantin

    Le service de sant des armes :histoire, enjeux et dfis Patrick Godart

    De la fin de la guerre la fin de larme Franois Lecointre

    La Suisse na pas darme, elle est une arme ! Dominique Juilland

    POUR NOURRIR LE DBATImaginaires du militaire chez les Franais Andr Thiblemont

    Alexis Jenni et la mthode historique Franois Cochet

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.fr

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Directeur dlgu :

    M. le colonel Daniel Menaouine

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay M. le mdecin chef des services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. lecolonel (er) Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya

    M. Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade FranoisLecointre Mme Vronique Nahoum-Grappe M. le Colonel Thierry Marchand

    M. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier Sicard M. le colonel (er)Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :

    M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia [email protected]

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Larme danslespace public

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Comparer lincomparable ? Luc Robne

    Leni Riefenstahl/Georges Perec :un olympisme martial Dominik Manns

    Convergences et limites Jean-Ren Bachelet

    La force physiqueau service de la victoire ric Bellot des Minires

    Un lment indispensable la mission Michel Goya

    Dune quitation utilitaire une quitation sportive Thierry Noulens

    Dopage et conduites dopantes Andr-Xavier Bigard,Alexandra Malgoyre, Herv Sanchez

    Des gestes de lducation physiqueaux gestes de la guerre Franois Cochet

    Georges Hbert et lducation virileet morale par la mthode naturelle Gilbert Andrieu

    Lentranement physique militaireet sportif aujourdhui Vincent Lapouge

    Maurice Herzog, architecte dune politiquedu sport comme grande cause nationale Jean-Ren Bachelet

    Armes et sport de haut niveau Christian Persicot

    Alain Mimoun, soldat olympiqueassoiff de France Andr Thiblemont

    1918 : football en guerre,football des campagnes Arnaud Waquet

    POUR NOURRIR LE DBAT propos de LArt franais de la guerre entretien avec Alexis Jenni

    Douze jours ! Jean-Hilaire Millet

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    NUMRO 20

    LARME DANS LESPACE PUBLICDITORIAL

    C JEAN-REN BACHELET 7DOSSIER

    DE LA PUISSANCE EN GNRALET DE LA PUISSANCE MILITAIRE EN PARTICULIERC FRANOIS SCHEER 15

    Avec des forces armes qui ont subi depuis cinquante ans de svres curesdamaigrissement, la France peut-elle encore tenir le rang que lui confre son statutde membre permanent du Conseil de scurit de lONU? A-t-elle toujours la capacitmilitaire dune diplomatie tous azimuts ?

    LE SOLDAT, INCARNATION DU TRAGIQUE DU MONDEC JEAN-LOUIS GEORGELIN 23

    La lgitimit du soldat et sa place unique dans la socit tient son acceptation dusacrifice de sa vie et de la possibilit de tuer au nom des intrts suprieurs de ltat.Cest dans la civilianisation des esprits que rside le danger de son effacement.

    LA FIN DUN RLE POLITIQUEC PHILIPPE VIAL 29

    Aujourdhui, plus personne en France ne redoute ou nespre un coup de forcemilitaire. Il nest plus de gnral pour incarner un possible homme providentiel oufaire figure de factieux potentiel. Une nouvelle maturit de la tradition rpublicaine.

    PRSIDENTS ET GNRAUX SOUS LAVeRPUBLIQUEC SAMY COHEN 43

    Comment analyser les rapports entre le pouvoir politique et larme dans unedmocratie sans verser dans la dnonciation souvent complaisante des dangers du pouvoir militaire ou de l incomptence endmique des civils.

    LTAT MILITAIRE : AGGIORNAMENTOOU RUPTURE ?C JEAN-MARIE FAUGRE 53

    Lpoque est aux ruptures et linstitution militaire nchappe pas au phnomne. Lesoldat sinterroge sur son utilit et sur sa spcificit face ces bouleversements qui ne

    suscitent aucun dbat public dans les opinions comme au sein des sphres du pouvoir.LA GRANDE INVISIBLE .DU SOLDAT MCONNU AU SOLDAT INCONNUC HERV PIERRE 65

    Jamais larme na t autant apprcie mais en mme temps aussi peu visible.Une reconnaissance sans connaissance dangereuse. Le soldat aujourdhui mconnupourrait en effet se transformer en soldat inconnu, expression du nant quicaractriserait un espace public vid de sa substance.

    LE MILITAIRE ENTRE SOCIALISATION ACCRUEET PERTE DINFLUENCEC JEAN-MARC DE GIULI 75

    Une lente socialisation des militaires soppose une non moins lente mais rellemarginalisation de ses lites. Une analyse de la singularit dune communaut militaire,de la dsacralisation progressive du mtier des armes, de la primaut de proccupationsconomiques et sociales, des ruptures professionnelles, thiques et intellectuelles

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    LES MILITAIRES SONT-ILS DES INCOMPRIS ?C JEAN-LUC COTARD 91

    Il est difficile daborder les facteurs endognes qui limitent la capacit derayonnement des armes. Cet article permet de simplement constater que les

    militaires ne sont pas assez conscients de leur potentiel daction, quils ne travaillentpas assez dans la dure et que les modalits de gestion des personnels gnrent deseffets pervers importants.

    INTERNET : UNE AUTRE MANIREDE RESTER SOCIALEMENT INVISIBLE ?C MICHEL SAGE 101

    Si elle sadapte particulirement bien au communautarisme inhrent au grand fourre-tout quest lespace public numrique, la spcificit militaire, marque sur le Web parun repli sur un entre soi convivial et identitaire darme ou de spcialit, contribue prenniser linvisibilit sociale des militaires, mme si cest sous une forme nouvelleet technologiquement innovante.

    LES JEUNES ET LARMEC BARBARA JANKOWSKI 111Quelles sont les relations des jeunes avec les armes ? partir dune tude rcente,cet article claire leur volution et constate que les valeurs auxquelles sont attachsles jeunes Franais nont pas volu dans un sens tranger celles en vigueur danslinstitution militaire.

    PROPOS DE QUELQUES PERCEPTIONS DES ARMESPAR LES JEUNES ISSUS DES QUARTIERS POPULAIRESC ELYAMINE SETTOUL 117

    Dcryptage de reprsentations qui mettent simultanment en balance une rhtoriquede la dette ancre dans lhistoire coloniale et une identification positive aux valeursqui fondent les ethosmilitaires.

    LE DSINTRT DU GRAND PUBLICC JEAN GUISNEL 123

    Le grand public sintresse peu au monde militaire. Il ne ragit quaux grandsvnements que mdiatisent les tlvisions. Les morts au combat deviennent alorsdes victimes, et leurs familles recherchent auprs de la justice la reconnaissanceofficielle de ce statut. Une attitude qui vient branler le consensus dont jouirait lapolitique de dfense franaise, beaucoup moins solide quil ny parat.

    UN RGIMENT. UNE VILLE. LE 8eRPIMA ET CASTRESC RIC CHASBOEUF ET PASCAL BUGIS 137

    Le ministre de la Dfense se flicitait rcemment de la symbiose entre le 8eRPIMAetla ville de Castres. Une relle et profonde affection gage davenir. Tant et si bien quelattachement la ville fait dsormais partie intgrante de lesprit de corps propre au8, alors que Castres se dfinit avec fiert comme la marraine du rgiment.

    QUEST-CE QUE LE SERVICE MILITAIRE ADAPT ?C DOMINIQUE ARTUR 143

    Le SMApropose quatre mille jeunes ultramarins en chec social un parcoursadapt, complet, cohrent et rapide jusqu linsertion. Un stage qui sarticule autourdune formation humaine et citoyenne, une formation scolaire, et une formationprofessionnelle.

    ESSOR ET RENOUVEAUDUNE ADMINISTRATION RGALIENNEC JEAN-MICHEL MANTIN 151

    Dans lhistoire des institutions, ladministration militaire occupe une place singulire :

    elle fut le creuset et le modle de dveloppement de ltat. Aujourdhui, elle offreune nouvelle chance larme de peser sur les politiques publiques et socitales quila concernent.

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    LE SERVICE DE SANT DES ARMES :HISTOIRE, ENJEUX ET DFISC PATRICK GODART 165

    Le service de sant des armes occupe une place singulire, la fois auprs des

    forces armes et dans le vaste espace public qui est le sien : la sant publique. Poursurvivre, il doit parvenir faire la synthse complexe entre les volutions de celle-ci(privatisation, rentabilit), qui lui sont imposes, et les incompressibles exigencesdu soutien des forces.

    DE LA FIN DE LA GUERRE LA FIN DE LARMEC FRANOIS LECOINTRE 177

    Lvaporation de lchance guerrire qui, pendant des sicles, a rythm la viede la socit franaise, se traduit depuis deux dcennies par une transformationradicale des armes qui passe inaperue car comprise comme une simple srie demodernisations et dadaptations techniques.

    LA SUISSE NA PAS DARME, ELLE EST UNE ARME ! C

    DOMINIQUE JUILLAND

    183Ce nest ni une langue ni une culture ni une religion qui runit les Suisses dans unmme pays, mais un pacte dassistance militaire. Ainsi, durant sept cents ans, larmea t le ciment de la nation, et a occup une place de choix dans les structures deltat et dans lesprit des citoyens. Une situation aujourdhui remise en question.

    POUR NOURRIR LE DBATIMAGINAIRES DU MILITAIRE CHEZ LES FRANAISC ANDR THIBLEMONT 199

    Avec LArt franais de la guerre, Alexis Jenni fait ressurgir limaginaire dun militairesuppliciant le colonis, qui nagure se rpandit parmi les lites franaises. Le prixGoncourt couronnant luvre et la critique la clbrant, attestent de la persistance

    dans notre pays de cette vision mortifre.ALEXIS JENNI ET LA MTHODE HISTORIQUEC FRANOIS COCHET 209

    travers le rcent succs littraire et mdiatique de LArt franais de la guerre,et la suite dun entretien de son auteur avec la rdaction dInflexions(n 19), il estintressant de confronter les rfrences et les savoirs dAlexis Jenni, en phase avecceux de la socit franaise contemporaine, ceux des historiens.

    TRANSLATION IN ENGLISHPOWER IN GENERAL,

    AND MILITARY POWER IN PARTICULARC FRANOIS SCHEER 217

    FROM THE END OF WAR TO THE END OF THE MILITARYC FRANOIS LECOINTRE 225

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 231

    SYNTHSES DES ARTICLES 241TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 247BIOGRAPHIES 253

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    JEAN-REN BACHELETMembre du comit de rdaction

    DITORIAL

    Quand jentrai dans larme, elle tait une des plus grandes chosesdu monde , ainsi sexprime, en ouverture de ses Mmoires de guerre, legnral de Gaulle, entr Saint-Cyr en 1910.

    Il est vrai que, longtemps, limage de la France a t indissociable desmanifestations de sa puissance militaire. Du Grand Sicle avec Vauban,qui marque fortement les paysages de notre pays de ses citadellesdevenues aujourdhui patrimoine de lhumanit, jusquauXXesicle,celui du service militaire universel et obligatoire, avec ses villes degarnison et ses camps militaires maillant le territoire dun rseau serr,des plaines du Nord et dAlsace la Mditerrane, des hautes vallesalpines la cte atlantique, au long de plus de trois sicles, larme estlun des lments structurants de lespace national.Ainsi, dans ce pays que ltat a fait, ltat captien puis ltat jacobin,

    le temps nest pas loign o, dans chaque rgion, celui-ci reposaitsur deux piliers : le prfet et le gnral, le pouvoir civil et le pouvoirmilitaire. Dans ce cadre, dans les dernires dcennies du prcdentsicle, larme tait encore un recours sur un trs large registre : parses effectifs, nombreux et disponibles, par son organisation, par saprsence sur tout le territoire, par les moyens dont elle disposait, ellecontribuait trs largement la perception de l identit nationale ,objet aujourdhui de tant de controverses, et la scurit gnrale dansle mme temps o la dissuasion nuclaire, dont elle tait la garante,semblait loigner la perspective de son emploi sur les champs de bataille.

    Sa place part dans les institutions rgaliennes se manifestait parnombre de drogations dans lappareil dtat. Ainsi, sur le territoire,elle ntait pas une administration soumise lautorit prfectorale etles gnraux commandants de rgion disposaient de larges prroga-tives. Pour son administration mme, elle bnficiait dimportantesmesures drogatoires des rgles des finances publiques, eu gard sescontraintes propres. Cest ainsi que ces mmes commandants de rgion,mais aussi les chefs de corps, commandants de rgiments, au curdu systme, investis de l intgralit des prrogatives du comman-

    dement , disposaient dune trs large autonomie de gestion, gagede ractivit et de performance, dans une articulation troite entrel oprationnel et l organique , placs sous une mme autorit.

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    8 LARME DANS L'ESPACE PUBLIC

    Or, ds prsent et plus encore dans un avenir proche, lesystme militaire de la France est en rupture radicale par rapport

    cet hritage. La rduction considrable des effectifs, lie dans unpremier temps la suspension de la conscription, puis dsormaisdans le cadre de la rduction des dpenses publiques, avec labandondun nombre considrable de garnisons en lespace dune dcen-nie, a quasi effac larme du paysage national. Son resserrementsur une vocation oprationnelle centre sur la projection largement au-del des frontires accentue encore cette vanescence.Simultanment, tout se passe comme si son administration faisaitlobjet dune normalisation, la dissociant de la fonction opra-tionnelle et la soumettant sans drogations des rgles communeselles-mmes en volution dans le cadre de la rvision gnrale despolitiques publiques (RGPP).

    Son positionnement dans lappareil dtat volue en consquence,nombre de postes de responsabilits longtemps confis des militairestant transfrs dsormais des fonctionnaires et hauts fonctionnairescivils. vrai dire, ce dernier phnomne stait esquiss de longuedate, mais il trouve aujourdhui des justifications dans la concep-tion mme dune fonction militaire oprationnelle dissocie desfonctions managriales et administratives. Dans ce cadre, la notion

    d intgralit des prrogatives de commandement , qui marquaitfortement le systme militaire de commandement, cde la place desrpartitions de responsabilits complexes.

    Nous sommes donc un moment de lhistoire de notre pays et deson arme sans prcdent, qui marque une rupture profonde aveclhritage des sicles antrieurs. Or il nest pas sr que cette situationsoit clairement perue, aussi bien par les responsables politiques quepar nos concitoyens et mme par les militaires eux-mmes. Un telphnomne mrite dtre identifi et analys, dans sa nature et dansson ampleur, non pas pour dplorer on ne sait quel ge dor1, maispour sinterroger sur ses consquences, pour larme elle-mme etpour le pays.

    Telle est la problmatique, formule comme constat dbouchant surun questionnement, qui avait t propose la rflexion des auteurssollicits sur ce thme. la lecture des contributions, il est clair quenous ne faisons l quouvrir un dossier sur lequel nous aurons encorede beaux jours pour des rflexions venir. En effet, non seulementle constat demande encore tre tay sur nombre daspects, mais,et cest videmment li, le questionnement sur ses consquences

    demeure lacunaire.

    1. Souvenons-nous cet gard de lantimilitarisme virulent des annes 1960-1970, disparu aujourdhui.

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    9DITORIAL

    Sagissant de la France et de son arme, la question premire estvidemment celle de la contribution de la puissance militaire la

    puissance en gnral. Sur ce point, lambassadeur Franois Scheerapporte la dmonstration du rle historique essentiel des capacitsmilitaires de la France pour tayer son statut de membre permanent duConseil de scurit des Nations Unies, lappui dune diplomatie tousazimuts. Il pose du mme coup la question du seuil de capacits partirduquel ce rle serait remis en cause. Est-il ou non franchi ? Le dbatest ouvert.

    Le gnral Georgelin, fort de son exprience dcennale de chefdtat-major particulier du prsident de la Rpublique et de chefdtat-major des armes, renchrit sur le caractre prenne dune France [qui] fait encore aujourdhui figure de nation militaire .Plus que sur la pertinence, pour y concourir, dune politique dedfense adapte, qui lui semble garantie par les institutions et par une chane de commandement simple, claire et efficace , son interro-gation porte sur les risques de banalisation et de renoncement dun soldat qui reste lincarnation du tragique du monde . Il identifieen effet deux facteurs dltres : une socit qui prne davantage leconsumrisme que lhrosme et la pression, dans ladministrationde ltat, des tenants de luniformisation . L, pour lui, est le

    vrai poison de lesprit militaire .Un autre aspect des transformations, pour ne pas dire desmutations, en cours est celui du rle des militaires dans ce pays.Encore faut-il distinguer. En tout premier lieu vient lespritlinterface politico-militaire. Franois Vial dcrit de faonconvaincante lhistoire, insolite dans une dmocratie comme laFrance, du recours aux hommes providentiels issus de larme.Pour lui, cen est fini, et cest le dernier de ces hommes-l quimet un terme un rle politique de larme : le gnral de Gaulle.On peut suivre lauteur dans son apprciation dune volutionpositive en la matire, signe dune maturit dmocratique. Enrevanche, lvolution du rle des militaires dans llaboration dela politique quil est convenu dappeler de dfense na t traiteque partiellement.

    Sur le registre de larticulation au plus haut niveau du dcideurpolitique et du commandement militaire, lanalyse de Samy Cohen,en tous points convergente avec celle du gnral Georgelin, esttrs clairante. Elle montre bien quau chacun chez soi de laIIIeRpublique et une certaine dmission du politique sous la IVea

    dsormais succd une subordination stricte du militaire au politique,sans que ce soit ncessairement au prjudice du rle de conseil etdinfluence du premier.

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    10 LARME DANS L'ESPACE PUBLIC

    Mais, si lon en vient llaboration et la conduite de la politiquede dfense dans ses modalits concrtes et dans ses rsultats, la lecture

    de la contribution du gnral Faugre qui, vingt ans durant, dans ladernire priode, a t aux avant-postes en la matire, on peroit lafrustration, si ce nest lamertume, en tout cas linquitude. Voil unchamp qui reste labourer, et il nest pas mineur.

    Lautre aspect du problme est socital : quiddes relations entrecette arme, professionnelle, rduite, voue aux horizons lointains,dissmine dans quelques rares lots sur un territoire devenu dsertmilitaire, et la socit ?

    Le gnral de Giuli, qui a t lun des acteurs majeurs du passage delarme de conscription larme professionnelle, tablit quant luiune relation subtile entre socialisation accrue et perte dinfluence .

    Pour le colonel Cotard, sagissant de leurs capacits dinfluence, lesarmes ont dabord balayer devant leur porte , en permettant,mieux quaujourdhui, aux talents de sexprimer, dans une plus largeouverture des carrires et des attitudes vers la socit civile. Le rle,dans cette expression, des nouveaux modes de communication viaInternet est esquiss par le chef de bataillon Sage ; lauteur, qui croity voir une autre manire de rester socialement invisible , ouvre lune porte pour des investigations poursuivre.

    Il est remarquable par ailleurs que quatre contributions mettentplutt laccent sur des volutions que les auteurs jugent positives :image de larme auprs des jeunes pour Barbara Jankowski etElyamine Settoul2, sa perception par le grand public pour JeanGuisnel, la symbiose entre une unit professionnelle et sa garnisonpour le chef de corps du 8ergiment de parachutistes dinfanterie demarine (RPIMA) et le maire de Castres. Ces apprciations largementpositives montrent quel point les volutions peuvent tre contrastes.Pour qui se souvient du climat dantimilitarisme parfois haineux desannes 1970, il ne fait pas de doute que lindiffrence contemporaine,qui peut laisser place la ferveur, mrite dtre apprcie sa justemesure par les militaires.

    Pour autant, cela doit-il masquer le phnomne historique de dispa-rition des thmes militaires3du paysage culturel de notre pays4? La

    2. Au-del du terme gnrique, Elyamine Settoul montre les reprsentations complexes que se font de larme les jeunes issus des minorits visibles , ceux des banlieues . Il dcrit une ambivalence entre rhtorique de ladette ancre dans lhistoire coloniale et identification positive aux valeurs qui fondent les ethosmilitaires . Il y voitdes raisons de suggrer la prennit, pour ces populations, dune fonction intgratrice de cette arme. Voil encore unchamp qui reste largement explorer.

    3. Encore faut-il observer que cette absence est celle des thmes militaires ou guerriers franais, mais pas amricains,qui sont trs prsents. On a l une problmatique culturelle aujourdhui peu sinon pas traite.

    4. Comment, lheure de boucler ce numro, ne pas saluer une exception et rendre hommage qui est d lauteur de La317esection, du Crabe Tambouret de LHonneur dun capitaine, Pierre Schndrffer, qui vient de disparatre ? Puissevenir le Pierre Schndrffer de ce dbut du XXIesicle.

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    rponse est videmment non, tant ses implications dpassent le seulsujet des relations arme-nation . Si lon souscrit au constat qui

    ouvre cette problmatique, savoir la place considrable, des siclesdurant, de la chose militaire dans lespace culturel franais, contras-tant avec sa quasi-absence aujourdhui, le sujet reste traiter. Il reste sinterroger sur les causes du phnomne et sur ses consquencespotentielles, non seulement pour larme, mais pour la nationelle-mme.

    Enfin, le dernier aspect des transformations en cours est interneaux armes et concerne par ailleurs plus spcifiquement larme deterre. Il sagit de la conjonction de la disparition des mesures droga-toires en matire budgtaire, dune distinction forte tablie entrefonctions oprationnelles et soutiens , de plus en plus interar-mes, voire civilianiss , si ce nest sous-traits, et de la remise encause trs profonde de ce qui avait jusque-l, depuis plus dun sicle,t considr comme la pierre angulaire du systme : lintgralitdes prrogatives de commandement au niveau du chef de corps. Lecommissaire Mantin privilgie, quant lui, une apprciation positive.

    Le gnral Lecointre, de son ct, fait une magistrale dmons-tration d une transformation aussi radicale que passe inaperuecar comprise comme une simple srie de modernisations et adapta-

    tions techniques . Il montre comment, la guerre ayant disparude lhorizon des nations europennes, on est pass dune arme conue et organise pour assurer la survie de la nation face un prilmajeur un outil militaire en rupture avec le modle antrieur :rien, sinon les contraintes budgtaires et les choix de positionne-ment politique, nen dtermine plus le format, quand rien non plus,dans ses structures et son administration, ne saurait tre dsormaisdrogatoire. Cet outil militaire peut-il redevenir une arme si les circonstances lexigent ? Telle est la question. Tout comme sepose celle dune banalisation de cet outil dans lappareil dtat et danslopinion quand, dans les faits, il expose ses membres, aujourdhuicomme hier, des situations de combat extrme au cours desquellesil devra donner la mort et risquer sa vie . On rejoint l la proccu-pation du gnral Georgelin.

    L encore, le dossier est peine ouvert. Or, ne nous y tromponspas : au-del de son aspect technique qui peut paratre rbarbatif, ilest dterminant et nous sommes bien l dans une rupture radicale.

    La France nest pas la seule connatre des volutions considrablesdans ses forces armes. Tel est le cas de nos voisins suisses, dont les

    initis savent quel point larme de milice est, pour eux, vrita-blement fondatrice. Cest dire si les volutions en cours dans ce payssont sources de questionnements. Le divisionnaire Juilland en porte

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    tmoignage. Lclairage qui pourrait par ailleurs tre apport par lescas britannique ou allemand, par exemple, serait sans aucun doute

    souhaitable. Il reste venir.Ainsi, sur les thmes abords dans ce numro, notre revue est biendans sa vocation : elle ouvre une rflexion, prolonger de toutencessit. C

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    DOSSIER

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    FRANOIS SCHEER

    DE LA PUISSANCE EN GNRALET DE LA PUISSANCE MILITAIREEN PARTICULIER

    Il semblerait qu chaque sicle surgisse, avec une rgularitqui ferait croire une loi de la nature, un pays ayant la puissance,la volont et llan intellectuel et moral ncessaires pour modelerle systme international conformment ses valeurs propres. Au

    XVIIesicle, la France de Richelieu introduit la conception modernedes relations internationales fonde sur ltat-nation et dtermi-ne par la recherche de lintrt national comme but ultime. Au

    XVIIIesicle, la Grande-Bretagne dfinit la notion de lquilibre desforces qui domina la diplomatie europenne pendant les deux siclessuivants. Au XIXesicle, lAutriche de Metternich reconstruisit leconcert europen et lAllemagne de Bismarck le dmantela, transfor-mant la diplomatie europenne en un jeu impitoyable de politique depuissance.

    Ainsi Henry Kissinger introduit-il dans Diplomacysa remarquable

    histoire des relations internationales au cours des quatre dernierssicles de notre re. Quand bien mme lhistorien sattache-t-il, partir de ces prmices, marquer combien lentre en scne des tats-Unis dAmrique au XXesicle a radicalement modifi le cours de cesrelations, opposant la recherche permanente dun quilibre desforces toujours alatoire la croyance en un ordre international fondsur la dmocratie, la libert du commerce et le droit international,lhomme politique quil fut doit en convenir : la politique interna-tionale, dans ses fondamentaux, se ramne toujours, peu ou prou, un jeu impitoyable de politique de puissance .

    Et nul nest mieux plac pour le dire que celui quHenry Kissingertient pour linventeur de la diplomatie moderne. Relisons au chapitre Qui traite de la puissance du Prince , dans le Testament politiquedelminentissime cardinal duc de Richelieu, grand amiral de Franceet Premier ministre, ces quelques phrases : La puissance tant unedes choses les plus ncessaires la grandeur des rois et au bonheur deleur gouvernement, ceux qui ont la principale conduite dun tat sontparticulirement obligs de ne rien omettre qui puisse contribuer rendre leur matre si autoris quil soit, par ce moyen, considr de

    tout le monde. Comme la bont est lobjet de lamour, la puissanceest la cause de la crainte, et il est certain quentre tous les principescapables de mouvoir un tat, la crainte, qui est fonde sur lestime et

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    16 LARME DANS L'ESPACE PUBLIC

    sur la rvrence de la force, est celui qui intresse davantage chacun faire son devoir. Si ce principe est de grande efficace au respect du

    dedans des tats, il nen a pas moins au regard du dehors, les sujets etles trangers regardant avec mmes yeux une puissance redoutable...Un prince doit tre puissant par sa rputation, par un raisonnablenombre de gens de guerre continuellement entretenus, par unenotable somme de deniers dans ses coffres pour subvenir aux dpensesqui serviront souvent quand on y pense le moins... Qui a la force asouvent la raison en matire dtat, et celui qui est faible peut diffi-cilement sexempter davoir tort au jugement de la plus grande partiedu monde.

    Et dajouter quelques chapitres plus loin que la guerre est quelque-fois un mal invitable... Les tats en ont besoin en certains tempspour purger leur humeur, pour recouvrer ce qui leur appartient,pour venger une injure dont limpunit en attirerait une autre, pourgarantir doppression leurs allis, pour arrter le cours et lorgueildun conqurant, pour prvenir les maux dont on est apparemmentmenac et dont on ne saurait sexempter par dautres voies, et enfinpour divers autres accidents .

    Ce mal parut si invitable aux contemporains et aux successeursdu cardinal bott que durant trois sicles, la norme europenne

    des relations internationales fut la guerre, creuset de la plupart desnations europennes. La diplomatie ne fut pas pour autant relgueau rang de comparse, car selon un principe dj trs clausewitzien, lecardinal avait lui-mme prescrit que ngocier sans cesse, ouverte-ment ou secrtement, en tous lieux, encore mme quon nen reoivepas un fruit prsent et que celui quon en peut attendre loccasionne soit pas apparent, est chose tout fait ncessaire pour le bien destats . Principe qui fut appliqu la lettre durant les cinq annesqui prcdrent la signature des traits de Westphalie, mais qui nesaurait contredire cette donne dvidence : lhistoire des relationsinternationales est dabord une histoire de la puissance, dont le postu-lat fondateur est le besoin de scurit des peuples. Et au nombre desmultiples composantes de la puissance, ds lors que ltat parvenu lge adulte sassure le monopole de la violence, la composantemilitaire devient un attribut majeur de la souverainet de la chosepublique.

    Dans un ouvrage paru rcemment et consacr La Puissance au XXIesicle,Pierre Buhler rapporte quen Angleterre, compter duXIIesicle, lesfonctions de ltat sont principalement militaires et gopolitiques :

    sur une priode de sept sicles, la proportion des ressources fiscalesvoues lacquisition et lemploi de la force arme variera entre 70et 90%... Ainsi, chaque croissance de ltat aura t le rsultat de

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    17DE LA PUISSANCE EN GNRAL ET DE LA PUISSANCE MILITAIRE EN PARTICULIER

    dveloppements lis la guerre, les dpenses civiles ne reprsentantque la portion congrue . La monarchie franaise na pas dvelopp

    un modle diffrent.De tous les tats qui naquirent en Europe de lcroulement du rvedempire universel, la France fut sans doute tout au long du deuximemillnaire le plus belliqueux, enchanant victoires et dfaites sans quecette succession souvent imprvisible mt mal, au moins jusqu laSeconde Guerre mondiale, sa rputation de puissance militaire depremier plan. Et les causes de l trange dfaite de 1940furentautant politiques, conomiques, morales que militaires. Rarementdans lhistoire de ce vieux pays , lcart fut aussi grand entre uncorps de bataille tout entier conu pour la dfense du territoire etune diplomatie attache la constitution de coalitions et dalliancesde revers. Ce bref rappel pour souligner combien, dans une Europequi des sicles durant ne vit jamais dans la paix autre chose quune

    veille darmes, la puissance dun tat ne pouvait tenir que dans la plusgrande cohrence entre ses diffrentes composantes.

    Or cette cohrence se trouva en France soumise rude preuve aveclavnement de la guerre froide. Dans la dcennie qui suit la fin de laSeconde Guerre mondiale, la France, qui na plus que les apparencesdune puissance vocation mondiale, voit ses forces armes intgres

    dans une organisation multilatrale quelle ne contrle pas, lexcep-tion notable de celles quelle engage dans des combats darrire-gardedans un empire franais finissant. Mais dans le mme temps, elle ouvreune voie nouvelle qui rompt avec des sicles dhistoire europenne :en posant avec ladversaire dhier la premire pierre dune entre-prise qui a pour ambition la ralisation de lunit du continent, elleesquisse le concept dune puissance fonde sur la paix et donc surun possible renoncement la guerre entre nations dEurope. Danslimaginaire europen, cette novation pourrait se traduire par unedvaluation, sinon une marginalisation, de la composante militaire dela puissance. ceci prs quen pleine guerre froide, lEurope nouvellene peut feindre dignorer les risques que, dsarme, elle encour-rait face aux ambitions du bloc den face. Le protecteur amricainne saurait au demeurant y consentir. Do la timide tentative de laCommunaut europenne de la dfense (CED), dont lchec dissuaderapour au moins quarante ans les Europens de chercher leur salut horsde lAlliance atlantique.

    Seule la France ne lentendra pas ainsi, lorsque le fondateur de laVeRpublique, une fois apur le passif colonial, choisira, au contraire

    de nos partenaires europens, de tirer parti de la guerre froide pourredonner du lustre au concept dune France grande puissance ( LaFrance ne peut tre la France sans la grandeur ). Il faudra, pour y

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    parvenir, dfinir une ligne politique claire. Celle-ci sera ainsi prsen-te aprs coup dans les Mmoires despoir: Mon dessein consiste donc

    dgager la France, non pas de lAlliance atlantique que jentendsmaintenir titre dultime prcaution, mais de lintgration ralisepar lOTAN, sous commandement amricain ; nouer avec chacun destats du bloc de lEst et, dabord, avec la Russie des relations visant la dtente, puis lentente et la coopration ; en faire autant, lemoment venu, avec la Chine; enfin, nous doter dune puissancenuclaire telle que nul ne puisse nous attaquer sans risquer deffroy-ables blessures. Mais, ce chemin, je veux le suivre pas compts, enliant chaque tape lvolution gnrale et sans cesser de mnager lesamitis traditionnelles de la France.

    En termes de puissance, la crdibilit dune telle ambition politiquerepose sur une force militaire capable dassurer la dfense du territoirenational, la priorit stratgique absolue tant cet gard accorde ladissuasion nuclaire ; capable galement dagir en coordination avecles forces de lOTANmalgr la sortie des forces franaises de la struc-ture intgre de commandement ; capable enfin dintervenir seule sibesoin est sur des thtres extrieurs, cest--dire pour lessentiel danslespace africain qui, seul, offre la France la profondeur stratgiquesans laquelle il nest pas de puissance militaire qui vaille. Les accords

    de dfense avec les gouvernements africains et les bases franaises ypourvoiront. Complment indispensable de cette politique de dfense,le dveloppement dune industrie de dfense, vocation exportatrice.

    Mais que faire dans ce contexte de la contrainte europenne ?Puissance conomique de stature mondiale, la Communauteuropenne naspire pas au statut de grande puissance : aprs lchecde la CED, les tentatives de la France pour entraner ses partenairesdans ldification dune Europe politique, qui prendrait en chargesa dfense, viennent buter sur la confiance inbranlable que ceux-ciaccordent lOTANet au parapluie nuclaire amricain, dont ilsfeignent dignorer le caractre alatoire. La France se borne donc nouer une coopration utile avec lAllemagne fdrale autour de labrigade franco-allemande puis du corps europen, noyau improbabledune future dfense europenne, pour le cas o

    Le cas o surgit la fin de la guerre froide. Laissons nouveaula parole Henry Kissinger, qui crit en 1994: Dans le mondede laprs-guerre froide, les diverses composantes [de la puissance]

    militaires, politiques, conomiques vont vraisemblablement tremieux proportionnes et plus symtriques. La puissance militaire

    relative des tats-Unis diminuera progressivement. Labsence dadver-saire clairement identifi engendrera une pression intrieure quiincitera affecter les ressources de la dfense dautres priorits

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    19DE LA PUISSANCE EN GNRAL ET DE LA PUISSANCE MILITAIRE EN PARTICULIER

    Lorsque chaque pays aura sa propre perception des menaces, autre-ment dit lorsque toute ide dadversaire unique aura disparu, les

    socits qui staient rfugies sous laile protectrice de lAmriquese sentiront tenues dassumer une plus grande part de leur scurit.Ainsi, le fonctionnement du nouveau systme international sorienteravers un point dquilibre, y compris dans le domaine militaire Lenouvel ordre ressemblera davantage au systme tatique des XVIIIeet

    XIXesicles quaux schmas rigides de la guerre froide. Il comprendraau moins six grandes puissances les tats-Unis, lEurope, la Chine,le Japon, la Russie et probablement lInde. Systme tatique aveclequel, Henry Kissinger le reconnat, les tats-Unis ont toujourst en dlicatesse .

    Le sursaut amricain, notamment militaire, engendr par les atten-tats du 11septembre 2001, aurait pu entraner un retour sur le devantde la scne internationale de lhyperpuissance et de ses pousses defivre hgmonique. De fait, il nen a rien t : en Irak comme en

    Afghanistan, la Rpublique impriale va rencontrer ses limites.Ds lors, le paysage mondial qui se dessine au terme de la premiredcennie du XXIesicle approche celui dont, de faon prmoni-toire, lancien secrtaire dtat traait voici une quinzaine dannesles grandes lignes : un monde multipolaire, largement recentr sur

    lAsie et le Pacifique, mais dans lequel lEurope, fort isole lextr-mit occidentale du continent eurasiatique, semble toujours ignorercette redistribution des cartes de la puissance lchelle mondiale etse complaire dans le rle de gant conomique et de nain politique.Y a-t-il ds lors la moindre chance de voir bref dlai lUnion

    europenne mettre enfin en chantier la politique europenne descurit et de dfense (PESD)inscrite dans les traits depuis vingtans ? Pour lheure, certainement pas. Aucun dbat sur la scurit delEurope ne peut aujourdhui se conclure Bruxelles sans rfrenceexplicite lOTAN. Et ce avec dautant plus de naturel depuis le retourau bercail du fils prodigue franais. Sans doute le trait de Lisbonnea-t-il intgr une clause de dfense territoriale ; il nen disposepas moins que pour les tats qui en sont membres, lOTANdemeure le fondement de leur dfense collective et linstance de sa mise enuvre . De retour dans la structure intgre, la dfense de la Francesinscrit aujourdhui sans aucune ambigut dans ce cadre de grandeunanimit. Quil sagisse de dfense territoriale ou de dfensede projection , le rle de lOTANdemeure central (Bosnie, Kosovo,

    Afghanistan, lutte contre la piraterie maritime, Libye), mme si

    lUnion europenne est parvenue laborer en 2003une stratgieeuropenne de scurit qui lui a permis de lancer quelques opra-tions de gestion de crises, caractre gnralement plus civiles que

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    militaires. Mais il sera difficile daller plus loin, tant les vingt-septtats membres peinent dgager une vision commune des menaces

    qui psent sur la scurit de lEurope et des voies et moyens pour yfaire face.Doit-on en conclure quen rintgrant la structure de commande-

    ment de lOTAN, la France aurait renonc, rompant avec une ambitionconstamment affirme durant quarante ans par tous les successeurs dugnral de Gaulle, son statut de puissance ? Dans louvrage prcit,Pierre Buhler rapporte que dans The Grand Chessboard : American Primacyand its Geographic Imperatives, Zbigniew Brzezinski, sinterrogeant en 1997sur la capacit des tats-Unis prserver leurs positions dominantesl o la matrise des affaires du monde est dsormais en jeu, cest--dire la priphrie de lespace eurasiatique, dsignait nommmentles acteurs gopolitiques avec lesquels Washington devait compter,la Russie et la Chine bien sr, mais aussi la France, lAllemagne etlInde. Quentendait-il par acteur gopolitique ? Un tat qui ala capacit et la volont dexercer puissance ou influence au-del de sesfrontires pour modifier, un degr affectant les intrts des tats-Unis, le statu quogopolitique . Ayant eu une part directe, linstardHenry Kissinger, laction politique internationale des tats-Unis,Z. Brzezinski ne peut tre souponn de divagations acadmiques. Il

    ne lui avait donc pas chapp que si la France navait pas la puissanceconomique de lAllemagne, elle nen dtenait pas moins certainsattributs de puissance qui mritaient attention, et notamment lapuissance stratgique. La rupture a-t-elle t telle en quinze ans, etparticulirement depuis 2007, que la France militaire aurait disparudu grand chiquier mondial dcrit par notre auteur ?

    Il est inutile de sattarder sur la porte relle du retour de la Francedans la structure intgre de lOTAN, ses forces armes nayant pasattendu cette dcision, de caractre strictement politique, pour appor-ter aux oprations de lorganisation jadis atlantique un concoursparticulirement actif. Le seul problme qui mrite attention est desavoir si la France dispose encore en 2012dune capacit militairequi, indpendamment de son appartenance quelque organisationinternationale que ce soit, lui permette de tenir son rang parmi lesnations qui peuvent encore prtendre, dans le monde du XXIesicle,exercer une influence au-del de leur immdiat environnementgographique. La question nest pas anodine pour un pays membrepermanent du Conseil de scurit des Nations Unies, et ce titre plusparticulirement en charge, avec les quatre autres membres perma-

    nents, du maintien ou du rtablissement de la paix dans le monde.Elle ne lest pas davantage pour le membre fondateur et pilier duneorganisation europenne aujourdhui premire puissance conomique

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    21DE LA PUISSANCE EN GNRAL ET DE LA PUISSANCE MILITAIRE EN PARTICULIER

    mondiale et cependant menace de marginalisation sur une plante enpleine recomposition, faute daccepter de se doter dun statut dobjet

    politique clairement identifi.Tenir son rang sapprcie en termes de crdibilit internationaleet tient lentrecroisement de certains vecteurs de puissance. Que laFrance, indpendamment de son appartenance lUnion europenne,figure encore dans le peloton de tte des puissances conomiquesmondiales nest pas accessoire. Que le rseau diplomatique et consu-laire franais soit lun des premiers au monde nest pas davantage undtail sans importance, tout comme le maillage trs dense des tablis-sements culturels franais sur les cinq continents. Il nest pas nonplus secondaire pour limage de la France dans le monde quelle y soitperue, de concert avec le partenaire allemand, comme le concep-teur et le moteur dune construction europenne parvenue au fatede la puissance conomique. Et la qualit de dtenteur dun sigepermanent au Conseil de scurit nest pas le moindre des attributsde puissance, mais qui ne serait, dans le monde tel quil est en cedbut deXXIesicle, quune fiction sil ne sappuyait sur une capacitmilitaire reconnue par le plus grand nombre et en harmonie avec unediplomatie attache faire entendre la voix de la France l o se jouelavenir du monde.

    Or cette capacit a survcu malgr les froces cures damaigrissementimposes nos forces armes depuis un demi-sicle. lment centralde la dfense du territoire national, la dissuasion nuclaire demeuretelle quelle fut conue lorigine. La fin de la guerre froide a certes

    justifi des amnagements quant aux objectifs et aux moyens mis enuvre, mais il ne fait aucun doute que dans le monde n de la dispa-rition des deux blocs, larme nuclaire restera ltalon de la puissancemilitaire tant que ses dtenteurs ne jugeront pas possible, compte tenude la persistance des risques de prolifration, de sengager rsolu-ment dans la voie du dsarmement nuclaire inscrit dans le trait denon-prolifration de 1968.

    Jusque-l, la France na aucune raison de renoncer cet lmentmajeur de sa scurit. Mais tre membre du club trs ferm despuissances nuclaires ne suffirait pas faire de larme franaise lunedes meilleures au monde si elle navait pas dans le mme temps lacapacit dintervenir tout moment sur les thtres doprationsextrieures, sur mandat des Nations Unies ou, plus rarement, pardcision du gouvernement franais. Les forces armes franaisesrestent, avec leurs homologues britanniques, les seules forces

    europennes projetables sur un thtre extrieur dans un dlai relati-vement bref. La crdibilit de la politique extrieure de la France est,pour une bonne part, ce prix.

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    Il reste que ces interventions des forces franaises sur des thtresdoprations de plus en plus lointains et pour des dures de plus en

    plus longues seffectuent aujourdhui flux de plus en plus tendus. Sile point de rupture devait un jour tre atteint, cest bien la positionde la France sur la scne internationale qui se trouverait en question.Dans le monde compliqu de laprs-guerre froide, la puissance aun prix que la rvision gnrale des politiques publiques (RGPP)neconnat pas. Il y a l, dans un proche avenir, matire rflexion et dbat au plus haut niveau de ltat. C

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    JEAN-LOUIS GEORGELIN

    LE SOLDAT, INCARNATIONDU TRAGIQUE DU MONDE

    Parmi les grands bouleversements qui ont radicalement chang laface des pays europens, et notamment celle de la France, depuis la finde la Seconde Guerre mondiale, celui du rapport la guerre, et parconsquent aux armes, est fondamental.

    Notre pays sest construit par lpe pour reprendre lexpressiondu gnral de Gaulle , et ses armes avaient toujours t tailles dansla perspective dune guerre bien dtermine, face un voisin procheou lointain qui pouvait semparer de son territoire et briser sa popula-tion. La conqute de lempire puis les conflits lis la dcolonisation,qui ont pourtant entran de lourdes pertes, taient secondaires parrapport cette menace principale.

    Or, dsormais, nous sommes dans une situation historique indite.La dissuasion nuclaire, en installant lquilibre de la terreur pourrendre improbable un conflit mondial du type de ceux qui avaientpar deux fois ruin lEurope, avait dj profondment modifi les

    paradigmes classiques de la guerre. Mais, surtout, la constructioneuropenne, dont la raison tait prcisment de rendre obsolte touteide de guerre entre nos vieilles nations, la mondialisation, en instal-lant une conscience plantaire des problmes auxquels est confrontelhumanit, les progrs technologiques spectaculaires, notammentdans le domaine du traitement de linformation et de lvolution dela prcision des armes et de leurs vecteurs, tout cela posait en termesfondamentalement nouveaux les questions militaires et le rle desarmes.

    Depuis leffondrement du bloc sovitique, les rformes militairesont t nombreuses et radicales. En Europe, elles sont toutes allesdans le sens dune rduction drastique des budgets de dfense et deseffectifs, au risque dengager ce continent vers un quasi-dsarmement.Dans ce paysage, la France fait encore aujourdhui figure de nationmilitaire. Elle le doit sans doute son hritage historique et la visiongnralement partage de la vocation spcifique de notre pays, saresponsabilit de membre permanent du Conseil de scurit de lONU.Elle le doit aussi deux facteurs, moins souvent cits, dun autre ordreque les deux prcdents, mais qui ont jou un rle essentiel dans le

    maintien de nos capacits militaires.Dabord un processus de programmation qui, malgr des faveursdiverses dans la mise en uvre des lois quil labore, sest, jusqu

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    prsent du moins, impos tous les gouvernements et toutes leslgislatures. Ces lois de programmation ont indiscutablement tir vers

    le haut les budgets de dfense de notre pays, tous les spcialistes lesavent.Ensuite, une chane de commandement simple, claire et efficace, qui

    sappuie sur deux personnages dont on ne peroit pas toujours quilssont nouveaux dans lhistoire militaire de notre pays. En premierlieu, le prsident de la Rpublique, qui est un chef des armes effec-tif et non pas virtuel, ce qui est un apport majeur de notre actuelleConstitution par rapport celles qui lont prcde. Il dispose desdeux moteurs de notre politique de dfense : le Conseil de dfensepour la construction de loutil militaire et le Conseil restreint pourlemploi des forces. Il est garant de la crdibilit de notre outil dedissuasion nuclaire par la menace quil fait peser sur son emploi. Ensecond lieu, le chef dtat-major des armes, dont le rle est lentementmont en puissance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il estdsormais install comme patron unique des trois armes en dpit descraintes pittoresques de boulangisme de certains et du conservatismeparoissial de nos armes.

    En 1996, une rforme historique a pris acte de lre nouvelle danslaquelle entraient nos armes. La professionnalisation mettait fin

    une parenthse de deux sicles pendant laquelle la conscription taitdevenue la rgle pour le recrutement. Et le concept de dfense duterritoire, qui justifiait la conscription, slargissait au concept dedfense de nos intrts. Cela avait pour consquence de pouvoirdisposer de forces projetables loin de nos frontires hexagonales,ds lors que, prcisment, aucune menace ne pesait plus directementsur elles. Mais, point essentiel, la dfense ultime de nos intrts vitauxet de notre patrie restait, sans ambigut aucune, fonde sur notreforce nuclaire stratgique.

    Une rforme dune telle ampleur, videmment, ne se droule jamaisselon la planification rigoureuse que ses concepteurs avaient envisage.Elle cre son propre mouvement, elle prend en quelque sorte sonautonomie par rapport ses auteurs, car elle est confronte, commeun tre humain, lcoulement du temps, elle ragit aux vnementsqui se succdent et sentrechoquent dans le milieu o elle se dploie,cest--dire la nation, elle tente de rsoudre lternel dbat entre lepossible et le souhaitable au profit du souhaitable. Rforme dessencepolitique avant mme dtre militaire, elle vit et sadapte au rythme dela vie politique du pays et de lvolution stratgique du monde.

    Le Livre blanc de 2008et la rvision gnrale des politiquespubliques (RGPP), voulus par le nouveau prsident, ont naturellementjou de ce point de vue un rle majeur dans la rforme de 1996. Mais

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    ils nont pas remis en cause ses fondements. Ils ont ouvert la voie auxdcisions rendues ncessaires par lvolution gopolitique du monde,

    tent de rendre plus raliste la programmation en tirant les conclu-sions de lexcution des deux premires lois de mise en uvre de larforme, sans rduire leffort financier de dfense, et jet les basesdune rforme longue, difficile et sensible de ladministration dunoutil militaire profondment transform. Je naurais garde doublierles concepts stratgiques OTANet Union europenne (UE) , donton ignore trop souvent, parfois dlibrment, limportance quils ontpour nos propres concepts.

    Cest tout cela qui explique larme que nous connaissonsaujourdhui. Rduite dans ses formats, modeste dans ses ambitions,elle sacquitte avec succs des missions qui lui sont confies, et aconquis lestime et le respect de nos concitoyens ainsi que de nos allis.

    Les oprations extrieures (OPEX) quelle enchane prsentent deuxcaractristiques essentielles, qui demandent un effort dadaptation etde crativit exigeant : elles se droulent dans un cadre quasi systma-tiquement international (ONU, OTAN, UE, coalitions ad hoc) et ellesconstituent, initialement surtout, le cur dun processus global dersolution des crises qui combine simultanment action civile dereconstruction et de nation building, et actions militaires. Et nos forces

    dployes sont confrontes des oprations de guerre de plus en plusexigeantes, comme nous lavons vu en Libye et le voyons toujours enAfghanistan.

    Un monde donc plus incertain, plus dangereux, qui a replongnotre arme dans laction. Mais, dans le mme temps, le fait quenotre pays et sa population naient pas connu de guerre sur le solnational depuis plus dun demi-sicle a ncessairement eu sur lesesprits et les comportements des consquences quil faut savoirregarder en face.

    Dans nos dmocraties, la premire interrogation porte videmmentsur la perception de la guerre elle-mme. Dans la dcennie coule,le Stockholm International Peace Research Institute(SIPRI) a recens une

    vingtaine de conflits arms. Deux seulement taient intertatiques.Les autres opposaient larme rgulire dun tat une entit rebelle lintrieur de cet tat. Tous taient hors dEurope. Mais les tensionssont partout dans le monde et exacerbes par leur forte expositionmdiatique. Le terrorisme et la prolifration des armes de destruc-tion massive, sils sont mieux matriss, sont loin dtre juguls.Dune manire gnrale, il serait imprudent dcarter la possibi-

    lit dune surprise stratgique qui prendrait de court une confianceexcessive dans une rationalit occidentale sappuyant notamment surles avances du droit international et de la modernisation continue de

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    nos systmes darmes. Bref, le monde nest ni plus sage ni davantage sous contrle .

    Cest ma conviction, souvent exprime, que le soldat reste lincar-nation du tragique du monde qui se manifeste par la guerre. Cestcette ralit-l quil ne faut pas refuser de voir et que lon doit avoirla modestie de reconnatre. Elle marque une limite indpassable auplan des capacits militaires quun tat comme le ntre doit savoirmaintenir.

    Mais surtout, cette ralit fonde la lgitimit du soldat et sa placeunique dans la socit : consentir au sacrifice de sa vie et tuer aunom des intrts suprieurs de ltat. De ce point de vue, il est letmoin parmi ses contemporains de la ralit de la nation. Cest cetteralit-l quil faut considrer dans toute sa force quand on craintleffacement du soldat dans la vie de la nation.Voici maintenant soixante-douze ans que la France na pas remis

    son destin entre les mains de ses armes. Celles-ci taient alorsnombreuses. Aujourdhui, elles sont strictement suffisantes, maisdtiennent des capacits dintervention infiniment plus considrables.Elles restent, et la nation le sait, au plus profond delles-mmes, prtes entrer en action quand le pril menace. Cest vers elles et elles seulesqualors la nation se tournera.

    Cela tant pos, il ne faut tre ni naf ni pcher par idalisme. Lesoldat se recrute dans la socit de son temps. Les valeurs auxquellesil doit adhrer esprit de sacrifice, got du risque, de leffort gratuit,dpassement de soi, disponibilit totale, effacement devant lintrtgnral , cadrent de plus en plus difficilement avec une socit quiprne davantage le consumrisme que lhrosme.

    L est le vrai danger de leffacement du soldat. La banalisation deses rgles de vie, la non-reconnaissance dans les textes qui fondentltat militaire du caractre exceptionnel de cet tat qui concernedes femmes et des hommes appels agir dans des circonstancesexorbitantes du droit commun et dans des situations de prils gravespour la communaut nationale sont proccupantes. Les exemplessont nombreux de renoncements des prceptes ou des rgles quelabsence de guerre rendait insupportables aux tenants de luniformi-sation de ladministration de ltat.

    Ds lors que la loi ne le soutient pas dans ce quil a dexceptionnel,le soldat qui voit perdurer une situation de paix est moins fort pourcultiver les vertus guerrires qui lui sont indispensables dans laction.La banalisation des comportements, la civilianisation des esprits ,

    voil le vrai poison de lesprit militaire.Quest-ce que la guerre aujourdhui ? Quest-ce que la nation ? Querecouvre la notion de souverainet lheure de la mondialisation ?

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    27LE SOLDAT, INCARNATION DU TRAGIQUE DU MONDE

    Quel doit tre le statut du soldat dans la socit ? Quelle est la portedes avances de la science et de la technologie sur les formes des inter-

    ventions militaires et lthique du soldat ? Voil, me semble-t-il, leschamps de rflexion majeurs que nous devons labourer sans cesse. C

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    PHILIPPE VIAL

    LA FIN DUN RLE POLITIQUE

    Aujourdhui, plus personne en France ne redoute ou nespre uncoup de force militaire. Il nest plus dofficier gnral pour incarnerun possible homme providentiel ou faire figure de factieux poten-tiel. Au regard de lhistoire nationale, cette double vidence nen estpourtant pas une. Que pense larme ? , se verra rgulirementdemander le spcialiste dfense du journal Le Monde partir du13mai 1958. De fait, moins de trois ans plus tard, la Rpublique serade nouveau menace par un dbut depronunciamiento, selon lexpressionfameuse du chef de ltat. Une dnonciation non dnue de paradoxespuisque faite par un prsident de la Rpublique en uniforme dofficiergnral, dont le retour au pouvoir avait t dclench par un prc-dent coup de force algrois et la menace de son extension Paris. Parla suite rgulirement investi comme prsident du Conseil, puis de laRpublique, Charles de Gaulle reste ainsi le dernier militaire avoirassum le rle dhomme providentiel, y compris en avril 1961, quandil se dressa contre le quarteron .

    Le Gnral est aussi celui qui, dix ans aprs mai 1958, contest

    par des manifestations dune ampleur indite, renona finalement reprendre linitiative en sappuyant sur larme. Et qui, lannesuivante, quitta volontairement le pouvoir la suite dun rfrendumperdu, enterrant dfinitivement les suspicions csaristes qui avaientaccompagn son itinraire depuis juin 1940. En lespace dune dizainedannes, la France a ainsi rompu avec cette politisation dune partiede larme, qui tait le pendant de sa possible instrumentalisationpolitique. Car la fin dramatique de la IVeet les dbuts tumultueuxde la Vesinscrivent dans le cadre dune tradition aussi ancienne quela Rpublique, faut-il dire quasi consubstantielle ? Les prcdentsde Brumaire et du 2dcembre furent ainsi rgulirement invoqus

    jusquen mai 1958. Et, aprs les Bonaparte, il revint deux marchauxdaccompagner la naissance et la mort de la IIIeRpublique.

    Pourquoi ce rle politique de larme, de certains de ses chefsen tout cas, qui a distingu la France, mme quand la dmocratie ysemblait dfinitivement acclimate ? Et comment expliquer ce formi-dable retournement, acquis essentiel mais mconnu des cinquantedernires annes ? Une combinaison de facteurs structurels, la foispolitiques, sociaux et culturels, apparat lorigine de ce balancement

    de grande amplitude. Sil nest pas question ici de livrer un diagnosticdfinitif, au moins peut-on tenter de penser globalement ce problme.Avec le recul que donne le demi-sicle coul depuis la fin de la guerre

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    dAlgrie, quelles lignes de force expliquent la fois cette permanencede longue dure et la rupture observe dans les annes 1960?

    Une dernire prcision simpose avant de dbuter lanalyse. Cettevolution a touch un monde bien plus divers que ne le laisse devinerle singulier de son appellation : larme. Cette commodit de langageest un pige, car elle tend constituer en tout unifi un objet profon-dment divers. On sait limportance des armes au sein de l arme deterre , appellation qui ne simposera que progressivement aprs 1945.Cette dynamique nat en particulier de la cration de l arme delair , au dbut des annes 1930, qui bouscule le face--face sculaireentre la Marine et larme. Dsormais, celle-ci ne dsigne plus quelensemble des forces armes, mais sans que les textes aient jamaisconsacr ce nouvel tat de fait. Une ambigut typiquement franaise, limage de celle qui a longtemps entour le rle politique de larme.Entrons dans son exploration.

    A Un rapport de force longtemps dsquilibrentre larme et les institutions

    En matire politico-militaire comme ailleurs, la Rvolution

    franaise constitue la matrice. Aprs la rupture initiale de lt1789, lchec de la monarchie constitutionnelle et linstauration dela Rpublique entranent une profonde instabilit des institutions partir de 1792. Cest une rupture fondamentale au regard de lacontinuit incarne par la monarchie, en tout cas depuis quelle taitdevenue absolue. Or ce tournant est parallle avec lentre dans uncycle de guerres dune dure et dune ampleur inattendues. Guerresavec ltranger en premier lieu, qui vont durer prs dun quart desicle. Guerre civile galement, qui steindra plus tt : dans limm-diat, cependant, lensemble du territoire national est touch desdegrs divers, la Vende en premier lieu.

    Trs vite, la leve en masse, que prennise linstauration de laconscription, dote la France de forces armes dune importanceindite. Dans un pays en plein bouleversement, o les institutionspolitiques sont devenues prcaires et leurs responsables ne disposentque dune faible lgitimit, les chefs militaires vont trs vite faire figurede recours, jusqu ce que lun deux merge et confisque le pouvoir son profit. Au-del de la personnalit exceptionnelle de Bonaparte,Brumaire traduit un dsquilibre systmique.

    De manire rvlatrice, le Premier Empire ne connatra pas desdition militaire, en tout cas jusqu ce quapparaissent les signes deson dclin. Si larme est plus que jamais omniprsente, sa puissance

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    est dsormais contrebalance par un rgime fort. La Restaurationprolonge sa manire les conditions de lquilibre en oprant un

    retour rapide une quasi-arme de mtier et des effectifs rduits,que permet une politique extrieure apaise. La guerre cesse dtre unhorizon structurant, alors que les institutions apparaissent solidementtablies, en premire analyse du moins.

    Cette quation vertueuse est galement celle de la monarchie deJuillet, dautant que les Bourbons comme les Orlans savent prati-quer une politique dintgration des chefs militaires au sein deslites nationales. Marchaux et amiraux de France appartiennentaux notabilits parmi lesquelles le roi choisit les membres de laChambre des pairs. Un constat qui vaut davantage encore pour leSecond Empire, puisque laccession au marchalat et lamiralatconduit une entre automatique au Snat.

    Dans ce cadre, le coup dtat du 2dcembre 1851fait figure dexcep-tion, puisquil sagit dune vritable subversion interne. Le prsidentde la Rpublique organise lui-mme la trahison des institutions endvoyant larme, dont seule une partie des chefs, dailleurs, apporteson soutien au coup de force. Si la crise institutionnelle est un pointcommun entre la Ireet la IIe Rpublique, Louis-Napolon nest pasun chef militaire victorieux appel pour stabiliser un rgime la

    drive, dans un contexte o la guerre a provoqu une hypertrophiede larme. Pour autant, le mal est fait : lpisode va rester dans lesmmoires comme un prolongement de Brumaire, un autre symbole dela politisation de larme et de sa mise au service dambitions csaristes.

    Inversement, la problmatique du dsquilibre entre larme et lesinstitutions redevient structurante partir de 1870. tort et raison, laIIIeRpublique ne fera jamais figure de rgime fort : si elle rsistera avecsuccs au sisme de la Grande Guerre, elle sera ds le dpart enfermepar la crise du 16mai 1877dans un parlementarisme dont linstabilitgouvernementale bornera lefficacit. Or, au mme moment, limp-ratif de la Revanche, comme la ncessit dancrer le rgime rpublicaindans la nation, conduit labandon de larme de mtier.

    Bien que le processus ne soit achev que peu avant la Premire Guerremondiale, la gnralisation de la conscription redonne trs vite aux forcesarmes et leurs chefs une importance indite. Elle nest pas sans susciterdes inquitudes au sein de la classe politique, que ne peuvent totalementapaiser les dclarations ritres de loyaut des lites militaires. Le rappelinsistant de la subordination des armes la toge se heurte aux mmeslimites. De part et dautre, la surenchre rhtorique se rvle incapable

    de compenser les inquitudes nes de ce rapport de force dsormaisdurablement dsquilibr. La politisation de larme, redoute ouespre, relle ou fantasme, y trouve une partie de ses origines.

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    Ce dsquilibre va perdurer jusqu la double rupture des annes1960, quand lavnement de la VeRpublique concidera avec la fin

    des conflits coloniaux et, plus largement, du cycle ouvert en 1939.Si laffrontement est/ouest fait encore de la guerre une perspectivepossible, sa ralit sloigne, tandis que la modernisation des institu-tions politiques est cette fois russie. Trente ans plus tard, la fin de laguerre froide achve le processus, alors que les expriences de lalter-nance, puis de la cohabitation ont attest, chacune leur manire, dela solidit de la VeRpublique.

    Pour la premire fois dans lhistoire nationale, lennemi nest plusaux frontires. Aprs les rvolutions techniques dont le dvelop-pement de larme nuclaire a constitu le symbole, le basculementgostratgique condamne larme de gros bataillons. Dautant quele temps nest plus o la Rpublique avait besoin de la conscriptionpour senraciner dans le pays. Sa suspension, aprs des annes de lentdclin, intervient sans tarder, signant le retour cette arme de mtierque lhumiliation de 1870avait condamne. Les relations politico-militaires achvent dy trouver les conditions de leur quilibre.

    A Une difficult durable pour la Rpublique

    organiser les relations politico-militairesAvant de se rsoudre sous la VeRpublique, le dsquilibre struc-

    turel que lon vient danalyser a plac chroniquement sous tension lesrelations politico-militaires partir de 1870. Faute de se sentir pleine-ment assurs face aux forces armes et leurs chefs, les responsablespolitiques ont, jusquen 1958, oscill entre deux attitudes opposes,toutes deux compensatrices. La premire correspond une forme dedlgation, spcialement en cas de crise. Elle se manifeste en particu-lier sous le Directoire, durant les dbuts de la IIIeRpublique, ceuxde la Premire Guerre mondiale, mais aussi lors des pisodes paroxys-tiques des conflits coloniaux, quand la Rpublique ressuscite la figuredu proconsul. On peut parler de tradition rpublicaine relative .La seconde attitude, au contraire, renvoie une interprtation sansconcession du principe de subordination des armes la toge. Onsonge la Convention, la civilianisation des grands postes outre-mer qui accompagne les dbuts de la IIIeRpublique ou ceux de laIVe, la priode de rpublicanisation qui marque le dnouementde laffaire Dreyfus, au gouvernement de guerre instaur fin 1917. Le

    qualificatif d absolu simpose pour caractriser cet autre versantde la tradition rpublicaine en matire politico-militaire.Quil se mette en retrait ou saffirme de manire intransigeante, le

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    pouvoir politique reconnat ainsi la force de larme et de ses chefs.Dune attitude lautre, il dit sa difficult, dans la dure, penser

    sereinement larticulation des armes et de la toge. Cette difficult nese limite pas aux pratiques. Elle se manifeste dans les choix faits enmatire dorganisation de la charnire politico-militaire. Le constat,en la matire, est encore celui dun paradoxe.

    Le dsastre de 1870 a pos lexigence dune modernisation. lexemple du modle prussien, celle-ci passe par lavnement dechefs militaires dun type nouveau, ne tirant plus leur lgitimit decommandements oprationnels et/ou territoriaux, mais de celui desadministrations centrales. Cest le temps des chefs dtat-major, qui de particuliers , car attachs la personne des ministres, vont devenir gnraux et prendre la tte de chaque arme. Modernisationrime ainsi avec concentration, une volution qui nest pas sans susci-ter linquitude. Si, exception faite de Napolon Ier, le monarquene commandait plus sur les champs de bataille depuis Louis XV, sadisparition a cr un vide. La disposition concde au marchal deMac-Mahon par la loi constitutionnelle du 25fvrier 1875( le prsi-dent de la Rpublique dispose de la force arme ) ne suffit pas combler ce vide, loin sen faut. Le prsident du Conseil nest en effetquun primus inter pares, qui laisse aux ministres de la Guerre et de la

    Marine la responsabilit effective de la direction des forces armes.Dans ce contexte, le diviser pour rgner va constituer unprincipe officieux, mais bien rel, dorganisation du politico-militaire.Les chefs dtat-major gnraux ne sont pas les commandants dsignsen cas de conflit. De mme, ils naccdent pas la prsidence militairedu conseil suprieur de leur arme, instance cre la mme poque.Il faut attendre la veille de la guerre pour que ces verrous sautent. Unesolution qui trahit rapidement ses limites en labsence de vritablecontre-pouvoir politique : le reproche de dictature adress auGrand Quartier gnral en 1914-1915nat de ce hiatus. Selon unschma qui va devenir un classique de lpoque rpublicaine, lorga-nisation politico-militaire pousse ainsi, par ses insuffisances, ce queles chefs militaires sortent de leur rle.

    Pour autant, le retour au statu quo antelemporte par la suite. Unegrande loi sur lorganisation gnrale de la nation en temps de guerreest bien mise en chantier au dbut des annes 1920, elle doit tirertoutes les leons du conflit. Mais elle nest vote quen juillet 1938,cristallisant une charnire politico-militaire dune complexit qui nersistera pas au choc de la guerre. De mme, il faut attendre la veille

    du conflit pour que soient instaurs un ministre et un chef dtat-major gnral de la dfense nationale, qui ne sont jamais que desinstances coordinatrices : leurs titulaires assument respectivement le

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    portefeuille de la Guerre et la charge de chef dtat-major gnral delarme (de terre). Le refus du commandement unique npuise

    pas cette difficult organiser la charnire politico-militaire : il estnanmoins emblmatique. Nourri de la crainte diffuse du csarisme,il est le pendant du refus dun renforcement de lexcutif, qui bloquela modernisation des institutions.

    Cette crainte est encore luvre au dbut de la IVeRpublique,quand celle-ci dmantle le systme mis en place en 1944-1945parle gnral de Gaulle. En dpit de rformes incessantes, le nouveaurgime ne parviendra jamais trouver une organisation satisfaisanteen la matire. Un constat dchec dautant plus lourd de cons-quences que le pays est continment en guerre Si la faillite de laIVeRpublique, aprs celle de la IIIe, se nourrit de causes multiples,leur commune difficult organiser la charnire politico-militaire a

    jou un rle certain. En vertu dun processus classique de compen-sation, les limites de cette organisation ont conduit une partie desautorits militaires sortir de leur rle. En particulier en priode decrise, quand il devenait vident que le service de ltat ou la dfensede lintrt national lexigeait, leurs yeux comme ceux de certainsresponsables politiques.

    Cette dynamique sest manifeste dautant plus facilement quelle

    tait en quelque sorte lgitime par les pratiques rcurrentes de laRpublique. Alors quelle avait dabord mis fin toute confusion despouvoirs civils et militaires outre-mer, la IIIeRpublique na ainsi

    jamais hsit y revenir en cas de crise. La IVeRpublique na pas agidiffremment. Le chef militaire a ainsi t, hors de lHexagone, uneautre dclinaison de l homme providentiel , ultime recours quandla situation semblait sur le point dtre hors de contrle. Redoutsur la scne intrieure, l appel au soldat a longtemps t pourla Rpublique un mode de rglement ordinaire, dans son caractreexceptionnel, des grandes crises outre-mer.

    A La mutation gaullienne de la tradition rpublicaineen matire politico-militaire

    La VeRpublique, linverse, sest construite sur le refus catgo-rique de cette alternative, pourtant lorigine de son avnement. Lafin de laventure coloniale est le premier facteur dexplication. Maisla profonde rorganisation de la charnire politico-militaire, opre

    entre 1958et 1962, ne doit pas tre nglige. Mme bride par la findu conflit algrien, elle permet datteindre un quilibre nouveau,dont atteste la gestion russie de la guerre du Golfe, trente ans plus

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    tard. Les rformes engages son issue, qui conduisent aux grandsdcrets de la seconde moiti des annes 2000, permettent une mise

    jour indispensable et, sur plusieurs aspects importants, de pousser leur terme les intuitions qui avaient prsid aux rformes initiales.Paralllement, le dveloppement continu des oprations extrieures,comme les pisodes successifs de cohabitation, sont autant docca-sions qui permettent daffiner le fonctionnement de la charnirepolitico-militaire.

    Cet aboutissement traduit le dpassement de lantagonisme entretradition rpublicaine relative et absolue. On peut en qualifier de raliste la troisime dclinaison. Elle correspond un change-ment graduel de paradigme en matire politico-stratgique. Pendantlongtemps, a prvalu lide quil devait y avoir dconnexion entrelaction politique et laction militaire. La guerre, et non point seule-ment la bataille, tait laffaire du soldat, qui bnficiait pour la gagnerdune trs large autonomie, une fois que gouvernement et Parlementavaient dcid de lengager. lissue, tous deux reprenaient leursdroits La vision de la guerre communment admise saccommodaitdonc dune articulation politico-militaire sommaire.

    Formalise par Jomini durant le premier XIXesicle, cette rpar-tition des rles domine jusquen 1914, en France comme en Europe.

    Par son caractre total, la Premire Guerre mondiale rebat les cartes.Ce conflit dun nouveau genre impose une conception intgre desrapports politico-militaires, dont la clbre formule clausewit-zienne peut tre tenue pour le rfrent thorique. Mais si la guerreest la continuation de la politique par dautres moyens , alors ledialogue des armes et de la toge doit tre vraiment organis sur le planinstitutionnel. En dpit de leurs efforts, la IIIeRpublique, puis laIVe, choueront dans cette entreprise.

    De Gaulle qui, dans lentre-deux-guerres, a particip cet effort,puis a observ de prs les dysfonctionnements de la charnire politico-militaire en juin 1940, va tre lhomme de cette mutation. Le mmequi, dans LeFil de lpe,dfendait une rpartition jominienne des rlesentre le soldat et le politique, se succdant sur scne plus quils ne sydonnent la rplique, va acculturer le paradigme clausewitzien dans latradition rpublicaine. Ds Alger, bien avant que lapparition de laforce de frappe ne vienne bouleverser lquation politico-militaire, ilen renouvelle les termes, dans le cadre dune modernisation gnraledes institutions. Interrompu dbut 1946, le processus reprendra en1958, avec une maturit nouvelle, mais sous la pression du conflit

    algrien. Les conditions de son dnouement ne seront pas sans faussercette refondation, qui sera pourtant longtemps considre comme unrfrent indpassable.

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    En dpit de cette limite, longtemps ignore, lapport gaullien estmajeur. En installant Clausewitz chez Marianne, le Gnral a donn

    la tradition rpublicaine les moyens de son dpassement. Lefficacit,aux yeux du thoricien prussien, prsuppose en effet une stricteet permanente subordination des armes la toge qui, linverse,impose au politique dassocier troitement le militaire la conduitede la guerre. Cette dialectique vertueuse libre les relations politico-militaires car elle permet de navoir plus choisir entre lefficacit et lavertu, entre le souci des rsultats et le respect des principes. Bien sr,les conditions trs spcifiques des dbuts de la VeRpublique nontpas permis cette dialectique de fonctionner immdiatement plein.Laccent a t mis, et pour longtemps, sur la stricte subordination desarmes la toge.

    Ce retour en force de la tradition rpublicaine absolue na pourtantrien dtonnant. La fin de la IVeRpublique, les dbuts de la Vesontdes temps dexception. En particulier au regard de la personnalit etdu parcours de son fondateur, soldat entr en politique au momentde sa promotion comme officier gnral. Homme de la mutation surle plan politico-institutionnel, Charles de Gaulle lest galement ence qui concerne la place du chef militaire dans la nation.

    A Une certaine ide du chef militaire

    L encore, la Rvolution constitue le point de dpart. Tout soldata dans sa giberne un bton de marchal : en dpit de son carac-tre rducteur, la formule apocryphe prte Napolon symboliseles temps nouveaux. La fin de lAncien Rgime a en effet entranun profond renouvellement de la composition du groupe des chefsmilitaires comme de leur place dans la socit. La Rvolution a ainsimarqu la fin des liens consubstantiels qui unissaient le mtier desarmes et la noblesse, la noblesse et le roi, le roi et le royaume. Orcet ensemble, qui constituait lune des pierres angulaires de ldificepolitique et social de lAncien Rgime, rendait impossible, et mmeinconcevable, toute autonomisation politique des chefs militaires. Entout cas depuis que la monarchie, devenant absolue, avait dfinitive-ment soumis la haute aristocratie.

    Lavnement de la Rpublique change les termes du problme.Dautant que celle-ci installe symboliquement les chefs militairesdans lordre du politique. Elle cristallise en effet des insignes de

    grade propres aux officiers gnraux, dont les premiers lmentsntaient apparus qu partir du milieu du XVIIIesicle, dans le cadredu dveloppement dune tenue spcifique. Hrite des dernires

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    annes de lAncien Rgime, ltoile achve ainsi de devenir un lmentessentiel. Elle orne dsormais plusieurs pices de luniforme dans sa

    dclinaison la plus prestigieuse (paulettes, ceinturon, charpe decommandement, dragonne, baudrier, armes rglementaires). Ellecaractrise partir de la monarchie de Juillet le bton des marchauxet des amiraux. Les attributs jupitriens apparaissent seulement la fin de la IreRpublique. Les branches de chne, dont les brode-ries distinguent le chapeau et recouvrent lhabit, en sont llmentle plus connu, mais non exclusif. Foudres et demi-foudres, ttes deMduse constellent galement luniforme dapparat. Il faut y ajouterla pourpre et lor, qui distinguent les charpes de commandement desgnraux de division et des vice-amiraux.

    Lensemble rattache clairement les chefs militaires lunivers symbo-lique du roi des dieux et non celui de Mars. Tresses en couronne,les branches de chne constituaient sous la Rpublique romaine lacouronne civique, la plus prestigieuse des rcompenses. Donneau citoyen qui en avait sauv un autre sur le champ de bataille, elletait, au sens strict, politico-militaire. ce titre, elle devient partir dAuguste lun des symboles du pouvoir imprial. Doriginechrtienne, ltoile cinq branches, qui inspirera galement la croix de la Lgion dhonneur, relve dsormais de la symbolique

    maonnique, trs en vogue la fin du sicle des Lumires. Traceentre lquerre et le compas, qui reprsentent la terre et le ciel, ellefigure l homme rgnr, rayonnant comme la lumire au milieudes tnbres du monde profane . Associe aux branches de chne,ltoile couronne de nombreuses reprsentations de la Rpublique, enparticulier dans la seconde moiti duXIXesicle.

    Alors que lhistoire politique franaise sera marque par denombreux changements de rgime jusquau milieu du XXesicle,

    jamais cette symbolique ne sera remise en question. Si un mouvementde simplification est engag ds la Restauration, qui sacclre aprs1870et surtout aprs 1940, ses lments fondamentaux demeurent :ltoile, les branches de chne et, pour les amiraux, le demi-foudre.Cet tat de fait, longtemps ignor, est sans doute un lment impor-tant pour comprendre pourquoi les chefs militaires ont si souvent,si naturellement, fait figure dhommes providentiels. Le prestigeattach aux armes, spcialement ceux qui ont vaincu grce elles, estvidemment premier. En particulier des poques o la guerre est unphnomne rcurrent, qui peut mettre en jeu la destine nationale.Les circonstances politiques du moment ne sont pas moins impor-

    tantes qui, elles-mmes, peuvent traduire des dsquilibres structurels,on la vu. Mais on ne saurait oublier la question de la symbolique.Parce quelle dfinit les chefs militaires, elle induit un rle, tant aux

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    yeux des civils, spcialement engags dans larne politique, que desmilitaires, en premier lieu ceux qui en bnficient.

    Si la signification de cette symbolique est aujourdhui gnralementoublie, il nen a pas toujours t ainsi. Lorsque, dans les annes1870-1880, la couronne de branches de chne est souvent prf-re au bonnet phrygien pour coiffer Marianne sur ces bustes quedsormais lon trouve dans chaque mairie, quand les toiles cinqbranches sont retenues pour orner le grand sceau de la Rpublique,ces choix ne relvent pas du hasard. Au-del, nous savons depuisFreud limportance quil faut accorder linconscient, y compriscollectif. Boulanger, Ptain, de Gaulle auraient-ils suscit la mmeadhsion en costume de pkin ? Limaginaire rpublicain nexclutpas les chefs militaires de la sphre politique, linverse du discoursnormatif qui chosifie larme pour mieux en garantir la subordina-tion. La symbolique spcifique accorde dans la dure aux officiersgnraux rvle cette tension longtemps constitutive de la traditionrpublicaine en France.

    De Mac Mahon Ptain, lentre en politique de certains chefsmilitaires est loin de navoir t que redoute par la classe politique, ycompris chez une partie des rpublicains. Clemenceau lui-mme nefut-il pas au dpart le mentor de Boulanger ? Comme le confirme le

    retour rcurrent de la figure du proconsul outre-mer, il y eut uneforme de doctrine des circonstances selon un concept cher de Gaulle pour justifier le recours au chef militaire. Parce quilpeut sappuyer sur une institution qui demeure quand la Rpubliqueparat menace, parce quil bnficie dun prestige personnel et dunsavoir-faire reconnu, parce que son appel est susceptible de crerllectrochoc qui pourra mobiliser les nergies, le chef militairesemble concentrer en sa personne les qualits ncessaires tpour sortirde lornire. Il incarne alors lhomme providentiel , un qualificatifqui atteste que le rationnel nest pas tout, comme le suggre la symbo-lique aux rsonances sacres le distinguant du commun des officiers.

    Quil sagisse de remdier aux dysfonctionnements de la charnirepolitico-militaire ou ceux des institutions en gnral, l appelau soldat est ainsi un recours exceptionnel, mais naturel, dans latradition rpublicaine, jusqu la mutation opre par de Gaulle.Contrairement une ide encore trop souvent reue, cette traditionest loin de navoir t quun bloc monolithique. La place du chefmilitaire est lun des lieux o se dvoile cette ambigut. Lutilisationde larme des fins politiques en est le corollaire. L encore, tout ne

    se rduit pas des questions de rapport de force. Si le chef militairepeut, certains gards, tre lgitime pour entrer dans le jeu politique,il en va de mme pour larme en tant que telle.

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    A Une place part pour larme dans la nation

    la fin de lAncien Rgime, larme est constitue dabord demilitaires professionnels, franais mais aussi trangers (jusqu20% des effectifs totaux en cas de conflit). Le complment estapport, de manire variable, par les soldats issus de cette formelimite de conscription que constitue le systme des milices provin-ciales. Linscription maritime et le service des classes en offrent unquivalent pour la Marine. Si lorganisation de son recrutement neconnat pas de bouleversement avec la Rvolution, il nen va pas demme pour larme. La leve en masse, puis la prennisation de laconscription bouleversent son visage, lui apportant une lgitimitpolitique nouvelle. Puisquelle est dsormais la nation en armes ,alors les chefs militaires peuvent prtendre en tre les reprsentantsnaturels, mutatis mutandis. Cet hritage de la Rvolution est nanmoinsmis entre parenthses avec le retour une arme de mtier voulu parla Restauration.

    Mais une nouvelle forme de lgitimit politique va remplacer laprcdente. Linstabilit politique qui avait marqu la IreRpubliqueavait commenc constituer larme en garante de la continuit deltat. Les changements incessants de rgime, entre 1814et 1870,

    donnent une force nouvelle cette dynamique. Sous couvert dapoli-tisme, les forces armes acquirent ainsi une autre forme de lgitimitpolitique, dautant plus forte que ce positionnement les place enquelque sorte au-dessus de la mle. De l jouer le rle darbitre, ilny a quun pas, que daucuns chercheront leur faire franchir, tandisque certains chefs militaires se laisseront prendre au jeu. La loyautde la vieille arme , telle quelle sera dsigne aprs le retour laconscription, est ainsi pour une part un trompe-lil. Son souvenira pourtant marqu la tradition rpublicaine aprs 1870, en particulier

    jusquau retournement de 1940.Dans limmdiat, lavnement difficile de la IIIeRpublique

    conforte initialement larme dans son rle ambigu, avant que laffaireDreyfus ne vienne violemment rappeler quelle reste astreinte la loicommune. Si, dsormais, la dfense de la continuit de ltat nestplus un lment premier de lgitimation politique pour larme, celuide sa reprsentativit retrouve une importance dcisive avec la gnra-lisation de la conscription. De nouveau, larme peut sidentifier lanation. La Grande Guerre apporte une clatante conscration cettat de fait.

    La squence ouverte par leffondrement de 1940, et qui court jusqula fin du conflit algrien, voit converger les deux dynamiques. Vichy,larme qui sest vue au soir de la dfaite comme le dernier rempart de

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    ltat, sen veut dsormais la colonne vertbrale et le creuset du renou-veau national. On sait les terribles dsillusions qui en rsulteront Si

    de Gaulle refuse catgoriquement dentrer dans cette logique, celle-cise manifeste de nouveau dans les dernires annes de la IVeRpublique.Quand la crise de rgime devient patente, une partie des chefs militairesrevendique ouvertement cette double lgitimit politique de larme, la fois garante de la continuit de ltat et porte-parole du pays rel.

    L encore, de Gaulle se dresse contre cette prtention. Larmeest un outil, Zeller ! Vous mentendez, un outil !! , lance le prsi-dent de la Rpublique au chef dtat-major de larme de terre, enseptembre 1959. Destine faire flors, la mtaphore est pourtantexceptionnelle dans la rhtorique gaullienne, dordinaire familirede limage du glaive ou de lpe, qui tendent se confondre avec lanation. Lensemble traduit une vision mystique de ses rapports aveclarme, aux antipodes de la conception technocratique qui rduitcette dernire au rang doutil. Le paradoxe gaullien se dvoile dans ceglissement smantique, qui rsume aussi le gnie de lhomme, capabledassumer cette contradiction jusqu la dpasser.

    De Gaulle est lhomme de la mutation, gnral devenu prsident,prsident portant luniforme, mais jamais gnral prsident .

    Jusque dans son ambigut, il a incarn cette mue des relations

    politico-militaires. On la dit : celui qui se refusa toujours condamner les hommes du 13mai 1958, est le mme qui naura pasde mots assez durs contre ceux davril 1961. Le cynisme ne peut seulrendre compte de ce retournement. Dans son exceptionnelle singula-rit, litinraire de Charles de Gaulle traduit une volution de fond :larme ne peut plus, ne doit plus, constituer une part de lquationpolitique, y compris en priode exceptionnelle. Finalement, cestlarme et larme seul