Helena Król Josef Goebbels · Helena Król Josef Goebbels ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 1...

17

Transcript of Helena Król Josef Goebbels · Helena Król Josef Goebbels ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 1...

  • Josef GoebbelsHelena Król

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 1 09/01/2015 18:58

  • Aloïs HäfeleKarol Leszcyński

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 2 09/01/2015 18:58

  • Karol RosatiZofia Landau

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 3 09/01/2015 18:58

  • Helena M.Johann Piaskowski

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 4 09/01/2015 18:58

  • Hermann HöfleFranz

    Rosa

    Thomas Harlan

    traduction de l’allemand et postface par Marianne Dautrey

    Roman

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 5 09/01/2015 18:58

  • © 2014, belleville Verlag Michael Farin, Munich, pour le texte original en allemand

    © 2015, L’Arachnéen, Paris, pour la traduction française

    La traduction de cet ouvrage a été réalisée avec le soutien du Centre national du livre et de la Fondation Gottfried-Michelmann, Francfort

    En couverture, photographie de George Dupin,tirée de son livre Supernatural

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 6 09/01/2015 18:58

  • Raide, raide comme nulle part ailleurs un vent ascension-nel n’eût pu te décoller du sol, toi, première phrase tienne, brisée en ton extrémité, sans corps au commencement et déjà sans air, ne tordant plus que des mains étrangères, verticale presque, figée et désagrégée par toute histoire, déplorant ton brouillon perdu ; elle sortit d’elle-même, gangue de Rosa depuis longtemps perdante dans le combat entre le manteau et le souffle, elle chut, rougeoya encore une fois, puis sombra, bientôt infiniment, blanche inévitablement, abandonnant derrière elle la décapitée, en direction du ciel.

    « L’ascension de Rosa », dans Enrico Kavka, Remarques sur la vie éternelle. Portrait clinique de l’adjoint Kazimierz St.,

    Istituto di medicina legale, Gorizia, 1968

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 7 09/01/2015 18:58

  • À Libgart S.

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 8 09/01/2015 18:58

  • 9

    Décembre 1949, vendredi noir

    Rosa dormait. Le trou dans lequel elle reposait était de la taille d’une diapositive. Józef l’avait découpé à même le rideau qui les protégeait de lui, elle et sa couche. Rosa ne voulait plus être vue. Józef devait à une ruse d’avoir pu passer outre ce souhait : il n’avait consenti à la séparation qu’à certaines conditions. Un tissu, ainsi en avait-il été convenu, devait être tendu entre les deux conjoints séparés, et leur modeste espace, un carré de quatre mètres sur quatre, équitablement divisé entre eux. Le lit et le seau resteraient dans la partie occupée par Rosa ; le four, la table et le balai, dans la sienne. La cuisine, c’est lui, Józef, qui la ferait. Il nourrirait aussi Franz, la jument qui avait valeur de dot et à laquelle Rosa avait donné le nom d’un amour jamais oublié. Józef et Rosa vivaient en communauté de biens, mais désormais, comme tout ce qu’ils possédaient, leurs biens aussi devaient être partagés autant que faire se pouvait et revenir à l’un ou à l’autre par consentement mutuel. Pour de mystérieuses raisons, Franz avait été tacitement omise du partage. Rosa s’y était résignée : le cheval blanc âgé de trois ans préférait que Józef fût son proprié-taire, c’était lui qui lui donnait l’eau, le foin, le sucre et le sentiment d’avoir un maître. Józef ne savait pas monter, et ni lui ni Rosa ne possédaient de terre sur laquelle Franz aurait pu se rendre utile. Sans en avoir parlé, tous deux avaient convenu d’un commun accord que Franz était inutile. Et l’on en resta là. Józef n’avait jamais été à l’école, il ne connaissait pas le mot « éloignement », pourtant c’était ce phé-nomène exactement qu’il observait avec une désolation croissante sur lui et sur Rosa qui, bien qu’à portée de main, s’éloignait de lui

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 9 09/01/2015 18:58

  • 10

    à l’image d’un passé et l’abandonnait loin derrière. Le jour où Rosa cousit le rideau fut pour Józef un jour de malheur. Rosa l’avait soup-çonné. En ce funeste vendredi, Józef avait pris conscience que le soupçon pesait sur lui depuis longtemps déjà, peut-être même depuis le jour de leur rencontre, et il avait fait preuve d’intelligence en cette affaire. À force d’une écoute attentive, il croyait en être arrivé à la conclusion qu’il n’aurait jamais dû épouser Rosa. Rosa était riche. Ses années de jeunesse passées à Drohobycz avaient appris à Józef que, dès le jardin d’enfants, la différence entre les uns et les autres qu’il nommait pauvres diables, et à la classe desquels il esti-mait appartenir, était insurmontable. Rosa, issue d’une bonne maison, n’aurait jamais dû accorder un premier baiser à ce fils de laveuse de cadavres sans père. Qu’il en allât autrement, Józef le mettait sur le compte de ses origines ; elles lui avaient donné non seulement une conscience de classe, mais également le pouvoir de lire dans les chagrins les plus infimes. Józef connaissait la détresse secrète des nantis, l’odeur nauséabonde de ceux qui, à coups de marchés conclus, avaient accédé à la fortune en toute légalité. Et il avait su traiter les aveux de la jeune femme – une receleuse, la fiancée d’un brigand, disait-on – avec une attention et une compassion bien plus grandes que celles qu’il accordait aux personnes affligées par le deuil de leur bonheur, et, comme personne d’autre, il avait vu perler son innocence à travers ses larmes puis, sur un premier sourire, luire même l’amour dans le sel déposé au coin de ses yeux. L’enfance de Rosa, dernière-née de Hezekiel Peham, un agriculteur de souche allemande à Chełmno-sur-Ner, et enfant retardée en raison d’une défaillance du cœur, passait, il est vrai, pour heureuse au dire de toutes les personnes interrogées. Sa richesse cependant, Rosa ne la devait pas à ses parents, modestes administrateurs d’une coopérative de semences, mais à un jeune homme de Walldürn dans l’Odenwald, celui-là même dont elle avait repris le prénom, Franz, pour le donner à la jument, en souvenir de lui. Cet amant, pourtant, avait été la source de sa récente déchéance et, ce qui semblait plus grave encore à Józef, de son déshonneur. Le mot malveillant, prononcé par Józef de manière intempestive, visait ce Franz Maderholz, trésorier d’un

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 10 09/01/2015 18:58

  • 11

    bataillon de police et Rottwachtmeister qui, dans le temps, avait ins-tallé ses quartiers dans le village, et même le plus repentant des menteurs ne l’aurait pas répété au confessionnal ; il demeurait dans l’air, en suspens dans la profondeur du cadre vide où Józef croyait déjà voir flotter le souffle de Rosa et, avant que ce mot ne se fût frayé un chemin jusqu’à la surface du voile de rosée qui s’était déposé sur le ballot de linge, il en était au point de vouloir l’incarner, campé, d’aplomb, comme un juron dans l’espace. Józef endossait la respon-sabilité de cette parole, il la portait comme une faute. Les contours de la silhouette de cet homme, haute de deux mètres et deux centi-mètres, raide, fine et effilée vers le haut, semblable à une chute d’eau qui ravalerait son torrent ou à une tornade figée en pierre, se déta-chaient de l’espace environnant sous le seul effet du rougeoiement des braises venu du four d’acier et, comme chaque matin avant le lever du jour, ils se dessinaient sur le rideau de lin, projetant par la fente leur ombre sur Rosa qui ronflait derrière la toile de tente. La couche de Rosa formait un tertre funéraire. Sous l’énorme cloche de duvet d’oie noircie par la suie et le suif, à laquelle Rosa s’était accro-chée de l’intérieur à la manière d’un battant, Józef n’aperçut d’elle dans un premier temps que ses extrémités les plus éloignées. Józef compta d’abord les yeux-de-perdrix racornis sur la plante de ses pieds, plate et jaune, et admira les nuances de couleurs des durillons dans la corne, qui avaient gagné la rangée de ses orteils tourmentés et s’étendaient déjà sur le tarse, entre les plaques de mycoses. Son pied gauche, encore endormi, bougeait parfois et Józef pensa que ce ne pouvait être que des mouches, des taons éventuellement, qui le faisaient bouger ainsi, mais non Rosa elle-même. Au-dessus de lui, se balançant légèrement au bout d’un fil, une croix venait toucher le sommet de la montagne de duvets sphériques sous laquelle Rosa dormait encore, comme si un coup de vent avait pu pénétrer dans cet espace clos et la faire vaciller. La main gauche de Rosa reposait loin d’elle. À la voir si loin, on pouvait supposer qu’elle ne lui appartenait pas et qu’elle se trouvait exclue de son sommeil. Elle était blanche comme neige et soignée. À l’exception de l’index, tous ses doigts étaient parés de bagues, même le pouce. La sertissure de la plus

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 11 09/01/2015 18:58

  • 12

    grosse, portée au petit doigt, enserrait une pierre de lune. Les autres pierres étaient une émeraude, un onyx, un rubis et des éclats de diamant, celle portée au pouce était un brillant de la taille d’un pois chiche. Le bras, tout aussi blanc, semblait un prolongement de la main et finissait par disparaître sous les édredons ; il apparut maigre et décharné à Józef. C’était ce même bras qui, en ce vendredi noir, s’en était violemment pris à lui. Józef le parcourut longuement de son regard tranquille, pressé contre la fente. Contrairement au regard d’un tiers, le sien, bien que curieux lui aussi, était naturellement fixe. Ses yeux droit et gauche, que seul le maigre os du nez séparait, parais-saient si proches l’un de l’autre qu’en dépit de la petitesse du trou, Józef semblait tout percevoir avec une clarté redoublée. Il attendait que son épaule apparût au coin de la couverture puis, espérait-il, son visage. Józef recherchait les seins de Rosa, de puissantes poches orphelines encore jamais emplies de lait, sous les plis du tissu qui, à la saison chaude, lui laissaient deviner, sous les draps d’été, le dessin de ses mamelons qu’il aimait par-dessus tout. Il aimait Rosa. La lampe de poche, dont le faisceau traversait le rideau, bien que faible-ment, et qui, encore tâtonnante, projetait sa lumière sur les reliefs se dessinant à travers la toile, se braqua sur le sommet du tas d’édre-dons sous lequel, d’ordinaire, Rosa faisait une apparition subite, assise, pour s’éveiller doucement, figée dans cette position. Le réveil de Rosa se produisait chaque fois avec la même ponctualité. Józef, métamorphosé en une aiguille magnétique capable de pressentir chaque mouvement de la croûte terrestre plus précisément qu’un chien, était parfaitement préparé à l’explosion soudaine dans laquelle Rosa sortait sa tête des édredons avant de commencer la journée, nue et hébétée. Józef avait du temps. Il savait qu’elle passerait un long moment à se frotter les yeux en émettant des sons gutturaux courts et irréguliers, puis qu’un bourdonnement persistant lui indiquerait qu’elle reprenait ses esprits. Alors il éteindrait la lampe, retournerait en rampant sur sa couche, un matelas à même la terre, tournerait le dos à Rosa, comme elle l’avait exigé de lui, puis, sur un signe d’elle, quitterait ce qui autrefois avait été leur domicile conjugal et, attendant dehors aux côtés de Franz, il lui permettrait de s’habiller,

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 12 09/01/2015 18:58

  • 13

    de se laver. La tête de Rosa qui, ce matin-là, contre toute habitude, affleurait, tranquille, au-dessus de l’horizon de la montagne de linge, avait la forme d’une lune ; son disque était sombre, comme trempé dans de l’iode, et son halo formait un anneau clairsemé de fines mèches de cheveux d’un blond cendré qu’elle avait coutume de brosser à la fourchette. Son œil gauche manquait. À son emplace-ment se trouvait désormais un amas de chair proliférant, comme si l’orbite avait cherché à s’évader de sa cavité ou comme si la lumière, quant à elle, avait seulement cherché à la fuir. L’agrégat, légèrement marbré et égrugé, avait la couleur des varices, il empiétait sur la pom-mette et le sourcil et gagnait l’aile du nez. Les sourcils formaient de gros buissons sauvages, une masse broussailleuse jamais taillée et, en leur milieu, emmêlées les unes dans les autres, naissaient des racines filandreuses ; de longues boucles isolées, dures comme du crin de cheval, pendaient au-dessus d’une voûte crânienne bombée et s’entremêlaient en vrilles semblables à des tiges de lierre. Dans le cadre de l’image qu’en avait Józef, elles lui paraissaient vertes, char-gées de chlorophylle, comme tout ce qui avait poussé par miracle sur le corps de Rosa depuis l’accident. Ses membres blessés, puis ramenés à la vie après de longues prières, semblaient des bourgeons aux yeux de Józef. Rosa avait éclos, jugeait-il. Ses jambes la portaient à nouveau ; ses premières vertèbres, dont les médecins avaient prédit qu’elles l’obligeraient à marcher éternellement voûtée, pouvaient de nouveau supporter le poids de son cou et de sa tête, lui permettre de la tourner et de l’incliner, même si cela n’allait pas sans douleur. Son front était haut, presque fuyant ; sa chevelure débutait tardivement et tombait, négligée et longue, dans sa nuque. Rosa respirait lourde-ment. Elle dormait encore, Józef ne s’y trompait pas. Son reflet s’animait obscurément sur sa pupille, en noir et blanc comme à travers un voile de deuil. Que cette image, sous-tendue par des râles, se fît de plus en plus indistincte, de plus en plus insaisissable, pesait lourd sur le cœur de Józef. C’était de sa faute s’il en était ainsi, et son impuissance à n’y rien changer le mortifiait. Depuis les jours de malheur qui avaient suivi ce vendredi noir, le visage de Rosa ainsi que tout son être s’assombrissaient à vue d’œil, et aucun témoignage de

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 13 09/01/2015 18:58

  • 14

    regret, aucune fleur cueillie par Józef ne savaient adoucir le chagrin qui, à l’image d’une pellicule de cire, se déposait sur la vie quoti-dienne et la rendait de jour en jour un peu plus sombre encore. L’interdiction de partager sa couche, Rosa l’avait encore imposée en ce même vendredi mémorable. D’autres règles inhabituelles, aux-quelles elle tenait, avaient suivi au cours de l’automne lorsque, en raison d’une chute de neige inopinée avant la Noël, il avait fallu se procurer en toute urgence quelques stères de bois de pin dans la forêt domaniale attenante à Chełmno. Car Rosa n’était pas seulement avare, elle s’était aussi fait une renommée de voleuse et, en ce jour du quatorzième saint sauveur, au premier chant du coq à minuit s’éle-vait depuis Chełmno, son brusque refus d’accompagner Franz et Józef pour aller ramasser du bois de chauffe dans la parcelle du dis-trict avait semblé d’autant plus incompréhensible à Józef qu’il connaissait son caractère et savait à quel point elle aimait par-dessus tout ce qu’il nommait maladroitement « s’approprier », s’approprier toute chose, ne fût-ce qu’un chou blanc. Ainsi Józef s’était-il éloigné du rideau, perplexe, et, glissant doucement sur le sol recouvert de terre battue, il s’était allongé sur son matelas ; au premier frémis-sement derrière la toile, il avait bâillé, fait mine de se lever, rajouté de la tourbe dans le feu, s’était rasé, avait attendu le claquement de doigts de Rosa puis, docilement, avait quitté la pièce et, après avoir gravi le petit escalier de pierres, s’était retrouvé dehors – dans le champ. Le léger remblai semblable à une plate-bande qui s’étendait sur des kilomètres formait le toit d’une habitation tout en longueur, apparemment infinie. Józef et Rosa logeaient dans la terre. Le champ, une clairière carrée qui avait été conquise sur la forêt, se déployait identique de part en part, il n’était pas cultivé, mais n’avait pas pour autant l’aspect d’un pâturage. La clairière restée sans être reboisée ne possédait aucune autre particularité qui eût permis de conclure à quelque utilité que ce fût. Józef, qui en assurait la garde, s’y trouvait seul avec Franz. Que le cheval lui refusât son bonjour quotidien ne tenait pas seulement à ce qu’il n’avait plus de queue. Józef et Rosa habitaient la face nocturne de la vie et celle-ci avait également jeté son ombre sur Franz, même si, sur les faces nocturnes de la vie, Józef

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 14 09/01/2015 18:58

  • 15

    le savait bien, il n’y avait plus aucune ombre. Il n’y restait que de belles tournures, dont il espérait qu’elles représenteraient une conso-lation pour lui comme pour la dot de Rosa, un trakehner 1, un demi-sang âgé de trois ans, mais c’eût été aller trop loin. Pour tout livre de sagesses, Józef ne disposait que d’un nœud fait à l’unique mouchoir qu’il possédât, afin de ne jamais oublier Franz et son foin. Le nœud lui servait d’aide-mémoire pour tout : il était sa montre, son père, la guerre, son viol par une médecin russe et la somme de toutes ses promesses. Lorsque ses mains cherchaient son tabac dans ses poches puis à chaque bouffée tirée sur sa cigarette roulée, il rappelait à Józef ses sept serments. Il en avait fait sept, parce qu’il était supers-titieux. Il en avait oublié un. Il avait juré de ne le remplacer par aucun autre. Il s’y était également engagé auprès de Franz. En secret, il donnait à Franz le nom de Spikula – Petit Épi. Le nom de Franz lui était odieux et, en outre, il pensait qu’il était indigne d’une jument née pour la course. Les créations verbales, qu’il susurrait continuel-lement dans le tendre pavillon de son oreille et déposait sur son tympan, étaient de légères pulsations, des chuintements qui s’accor-daient aux battements de son cœur. Spikula y répondait depuis son conduit auditif par un grondement sourd qui évoquait à Józef la mer Baltique. La jument avait peut-être été un coquillage dans une autre vie ou même un hippocampe. Spikula qui, d’ici quelques secondes, porterait de nouveau son premier nom de baptême donné par Rosa – Józef n’en doutait pas, il était trop faible pour douter – se tenait immobile à l’entrée de la fosse que Rosa et Józef habitaient. Attachée par des cordes au tuyau de poêle qui sortait de terre tout près de l’entrée, elle était amarrée comme un bateau, sans aucune marge de mouvement de façon à mieux profiter de la chaleur du logis. Rosa en avait décidé ainsi. Józef tenait cette explication pour un prétexte : il était persuadé qu’elle cherchait à se venger de son amant allemand qui l’avait engrossée puis rejetée. Il s’était exprimé au moins dans des termes similaires, encore que le mot qu’il prononça fût bien plus terrible, en cet inoubliable vendredi noir où, en quelques heures, son monde et celui de Rosa s’étaient effondrés. Une voix intérieure, qui ne trouvait pas ses mots, avait cessé de lui prodiguer ses conseils.

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 15 09/01/2015 18:58

  • 16

    Hauts dans le ciel au-dessus de lui, des cirrus passaient et formaient, dans le soleil levant, des étagements de lumières différentes, bleues, or et blanches ; il croyait voir son regard y plonger aussi profondé-ment qu’il s’était enfoncé sous terre, puis il pensa à Dieu. À l’instant de cette pensée, Rosa sortit du trou. Elle avait jeté sur ses épaules un manteau de fourrure, cette fameuse peau de porc garnie de fourrures d’agneau non rasées qui a pour nom kożuch et que les cochers avaient coutume de porter ; ses bords touchaient le sol, si bien que Józef ne s’était pas aperçu que Rosa était montée et sortie pieds nus dans le champ. Rosa ne dit rien ; elle répondit juste par un hochement de tête puis par une caresse au salut retentissant que lui lança Franz. La jument, qui n’avait plus henni depuis des semaines, semblait avoir pris le parti de Rosa. En cet instant, il ne fut pas question pour Józef de rendre l’âme pour la deuxième fois, son âme était sèche. Il sentit au contraire que, tout à coup, une force vitale grandissait en lui ; l’affection du cheval, désormais tarie, l’avait libéré de l’un de ses sept serments ; elle l’autorisait et, subitement, elle autorisait Spikula aussi à commencer une seconde vie. Après cette trahison, Józef avait eu le sentiment secret de renaître et, à présent que toute chose touchait à sa fin, il pensa ne plus devoir craindre personne, pas même la vengeance du temps. Le juge d’instruction Leszczyński remarquera rétrospective-ment à ce sujet que l’homme accusé du meurtre de son épouse et de recel qui, ce jour-là, avait été arrêté devant l’entrée de la fosse commune de la parcelle 77 de la clairière était semblable à une statue de bronze ; il notera que sa beauté était si extraordinaire qu’il aurait pu être une sculpture d’Alberto Giacometti et que, comme toutes les figures éthérées, dans son aplomb, il ressemblait à un arc en ogive qui aurait été imperceptiblement tendu au-dessus de la clairière, à ce type d’arc dont le butant, fusion entre élévation et transparence dans l’espace, permet à des édifices de s’élever au-dessus du sol sans plus nécessiter ni mur ni fondation. Car Józef, comme Rosa, partageait son domicile avec quatre-vingt-dix-sept mille âmes qui, ce jour-là, s’élevèrent toutes comme un seul homme de la profondeur de son orbite moulée dans le bronze pour éclairer le chemin de leur juge temporel.

    ROSA-MEP-FINAL-09-01-2015.indd 16 09/01/2015 18:58