Hans Robert Jauss Et l Esthetique de La Reception

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Esthétique de la réception

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  • Revue germaniqueinternationale8 (1997)Thorie de la littrature

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    Isabelle Kalinowski

    Hans-Robert Jauss et lesthtique de larceptionDe Lhistoire de la littrature comme provocationpour la science de la littrature (1967) Exprience esthtique et hermneutique littraire(1982)................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueIsabelle Kalinowski, Hans-Robert Jauss et lesthtique de la rception, Revue germanique internationale [Enligne], 8|1997, mis en ligne le 09 septembre 2011, consult le 10 octobre 2012. URL: http://rgi.revues.org/649;DOI: 10.4000/rgi.649

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  • Hans-Robert Jauss et l'esthtique de la rception De L'histoire de la littrature comme provocation

    pour la science de la littrature (1967) Exprience esthtique et hermneutique littraire (1982)

    ISABELLE KALINOWSKI

    Hans-Rober t Jauss (1921-1997), romaniste et thoricien de la littra-ture, est considr comme l 'un des principaux reprsentants de l' cole de Constance, dnominat ion at tache un lieu (l'universit de Constance, fonde la fin des annes 1960), une srie de noms (ceux de Jauss , Wolfgang Iser, Ra iner Warning.. .) et un concept : la rupture avec l'es-thtique traditionnelle de la production et le changement de paradigme qui place le lecteur au centre de la thorie littraire.

    Il faut se garder d'identifier t rop rapidement l'cole de Constance et l' esthtique de la rception : cette dernire est, au sens restreint, le projet thorique de Hans-Rober t Jauss la fin des annes 1960 et dans les annes 1970, mais dsigne aussi, en un sens plus large, plusieurs courants met tan t l 'accent sur le rappor t du texte et du lecteur : le recueil de Rai-ner Warn ing intitul L'esthtique de la rception rassemble des textes de Jauss , Wolfgang Iser et Rainer Warning, mais aussi de Hans-Georg Gadamer , Felix Vodicka, Michael Riffaterre et Stanley Fish 1 . Dans la prface, Rainer Warn ing assigne pour objet l 'esthtique de la rception l 'tude des modalits et rsultats de la rencontre entre l 'uvre et le des-t inataire , et le dpassement des formes traditionnelles de l 'esthtique de la product ion et de la reprsentation, qu'elle souponne de perptuer des substantialisations depuis longtemps dpasses 2 . Cette dfinition s'avre d 'emble sujette caution dans la mesure o le terme de desti-nata i re suggre que l 'esthtique de la rception s'labore part ir de la perspective de l' uvre et non de celle du lecteur : prsuppos fond dans le cas de Wolfgang Iser ou dans celui de Rainer Warn ing lui-mme, mais

    1. R a i n e r W a r n i n g (d . ) , Rezeptionssthetik, M n c h e n , 1 9 7 5 . 2 . Ibid,, p . 9 .

    Revue germanique internationale, 8/1997, 151 172

  • problmatique en ce qui concerne Jauss. U n foss spare une esthtique des effets (Wirkungssthetik) d 'une esthtique de la rception, une thorie du destinataire (Adresst) d 'une thorie du rcepteur (Rezipient). Ces diver-gences expliquent que 1' cole de Constance (le terme ne fut d'ailleurs jamais qu 'une dnominat ion extrieure, comme le souligne Warning 1 ) ai t moins t marque pa r une unit thorique que par une communaut d'intrts scientifiques dans le contexte de la rforme universitaire alle-mande , pa r le projet de fonder une science de la l i t trature en rupture avec la philologie a l lemande traditionnelle, p a r la constitution d 'un dpar tement de science de la l i t trature, le premier du genre, (...) et le tournant vers une thorie de la rception et des effets qui fut introduite p a r L'histoire de la littrature comme provocation (1967) et La structure d'appel des textes (1970) de Wolfgang Iser 2 .

    Notre analyse ne por tera pas sur les antagonismes thoriques s'affir-m a n t au sein d 'une co le qui n ' a jamais pr tendu l 'unit, mais plu-tt sur les orientations paradoxalement divergentes qui se font j ou r dans le projet mme d 'une esthtique de la rception, tel que l'a dvelopp Jauss dans ses principales publications, du premier manifes te de 1967 son ouvrage de 1982, Exprience esthtique et hermneutique littraire.

    I. UNE THORIE LITTRAIRE DE LA PROVOCATION

    Rtrospectivement, Jauss affirme en 1982 avoir vis une rupture avec les conventions dominantes de l 'entreprise scientifique 4 en matire de li t trature : ce projet ngatif s 'ordonnait autour du concept d' his to-ricit de la l i t trature , qu'il opposait l 'anhistoricit d 'une histoire lit-traire aussi trangre l' histoire de l 'ar t qu ' 1' histoire de l'art5.

    Dcadence de l'histoire littraire et substantialisations

    En 1963, Roland Barthes dnonait l ' idologie positiviste de la cri-tique universitaire franaise 6 . En intitulant son cours inaugural l 'uni-

    1. Ibid. 2. Hans-Rober t Jauss, sthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort, 1982,

    p . 19-20. Jauss est l 'auteur de L'histoire de la littrature comme provocation. 3. O n n 'abordera pas ici les travaux collectifs du groupe Poetik und Hermeneutik, dont l 'ana-

    lyse dborderait le cadre de cette tude. Le dernier ouvrage de Jauss, Wege des Verstehens (1994) ne s'inscrit plus quant lui dans le projet d'une esthtique de la rception.

    4. Jauss , Asthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, op. cit. (dsormais abrg en AELH), p . 736. (Les traductions franaises de Jauss sont rparties dans deux volumes: Pour une esthtique de la rception, trad. C. Maillard, Gallimard, 1978, et Pour une hermneutique littraire, trad. M . J a c o b , Gallimard, 1988.)

    5. Jauss rinterprte ainsi une formule emprunte Ren Wellek et Austin Warren ( Theory qf literature, New York, 1955).

    6. Roland Barthes, Les deux critiques, in Essais critiques, Paris, 1964.

  • versit de Constance L'histoire de la littrature comme provocation pour la science de la littrature, Jauss entendait bien distinguer une autre histoire de la lit-trature de l'histoire littraire traditionnelle, domine pa r des conven-tions figes, de fausses causalits 1 et un savoir pu remen t ant iqua-rial . On ne trouve plus gure d'histoires de la littrature que dans les rayonnages de bibliothque de la bourgeoisie cultive qui, faute d 'un dic-tionnaire de littrature mieux appropri , les consulte surtout pour trou-ver la rponse des quizz littraires. 2 Elles se rsument l 'hypostase d 'une srie de monographies qui, d'histoire, n 'ont plus que le n o m 3 . Dans ces suites de chapitres organiss selon le fameux schma l 'homme et l 'uvre , qui se contentent de suivre le fil de la chronologie et d'ajou-ter quelques vagues allusions l 'espri t du t emps , le choix des grandes uvres semble aller de soi, et les critres esthtiques qui le commandent ne sont ni lgitims ni seulement mentionns. Jauss cite Rilke : Et de temps en temps vient un lphant blanc.

    La discipline est ainsi domine par des conceptions hypostasies ou substantialises , dont Jauss retrace la gnalogie 4 .

    L a Querelle des Anciens et des Modernes constitue selon lui le tournant dcisif qui rendit possible la constitution d 'une histoire de l 'art. La fameuse Querelle annonant la mor t du classicisme franais amena les Anciens comme les Modernes un constat commun : L 'a r t antique et l 'art moderne ne [pouvaient] tre valus l 'aune de la mme perfection, parce que chaque poque a sa propre notion du b e a u 5 . La Q u e r e l l e m a r q u a ainsi le passage du beau absolu au beau relatif. Par la suite, les Lumires achevrent la transition entre une plural i t d'histoires et une philosophie de l 'histoire 6 . Winckel-m a n n considre encore que l 'art antique a valeur de modle, mais tient sa perfection pour i rrmdiablement perdue. Cette conscience histo-rique fait natre chez Schiller l 'ide que la beaut de l 'art ant ique tient jus tement cette appar tenance au pass : Ce n'est pas la beaut objective de la posie grecque en elle-mme, mais bien plutt la perte irrparable de sa perfection naturelle, qui fonde ce qui en fait pour nous un idal 7 .

    1. Jauss, Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft, F r a n c f o r t , 1 9 7 0 (dsormais abrg en LaP), p . 2 1 7 .

    2 . Ibid., p . 144 . 3 . Ibid., p . 2 1 6 . 4 . V o i r sthetische Normen und geschichtliche Reflexion in der Querelle des Anciens et des Modernes

    (1964) ; Literarische Tradition und gegenwrtiges Bewutsein der Modernitdt ( 1965) ; Schlegels und Schil-lers Replik auf die Querelle des Anciens et des Modernes ( 1967) ; Literaturgeschichte als Provokation der Lite-raturwissenschaft (1967) ; Geschichte der Kunst und Historie ( 1970) ; Die kommunikative Funktion des Fiktiven, in Asthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik ( 1re d . , 1977) . . .

    5 . LaP, p . 2 1 0 . 6 . Ibid. 7. Ibid., p . 9 6 .

  • Herder va plus loin que Winckelmann en largissant la t e m p o r a -lit de l'histoire de l 'art toutes les poques, et en opposant l'idalit hel lnique la multiplicit historique des beauts individuelles 1 . Il prpare ainsi le passage de l'ide universaliste de l'Aufklrung une plura-lit d'entits historiques, l 'histoire des individualits nationales dans sa multiplicit (Humbold t 2 ) .

    Dans son Histoire de la littrature potique nationale des Allemands, Gervi-nus place insensiblement cette ide au service de l'idologie natio-n a l e 3 . Le rejet de la conception universaliste de l'histoire, que Gadamer dcrit comme une raction contre la vision hglienne de l'histoire 4, amne les historiens du courant historiste traiter les poques comme des sphres spares. La question de leur cohsion se pose alors, et ni l a rgle fondamentale de l 'criture de l'histoire, selon laquelle l'historien doit s'effacer devant son objet et le faire appara tre en toute objectivit 5 , ni la lgitimation thologique apporte pa r Leopold Ranke l'ide d 'une immdia te t de toutes les poques devant D i e u ne peuvent la rsoudre. Jauss se rfre ici la critique de l'idal d'objectivit de Ranke par Droysen. Ce dernier conteste la possibilit, pour l'historien, d 'adopter le point de vue de Dieu sur l'histoire, et remet en cause l'ide que l 'tude du pass soit strictement dsintresse : Ce qui fut ne nous intresse pas parce que cela a t, mais parce que cela est encore en un certain sens, parce que cela produi t encore un effet. 6 Ces arguments de Droysen s'ap-pliquent aussi bien, aux yeux de Jauss , une critique des mthodes positivistes de l'histoire littraire traditionnelle et de leur pr tendue objectivit. La dngation de tout intrt de connaissance fonde leur illusoire scientificit.

    Le caractre d'vnement de l'uvre littraire

    Dans une discipline encore domine, dans la RFA de la fin des annes 1960, pa r l'histoire littraire positiviste et la mthode imma-nente d 'tude des textes, la prise en compte d 'une ncessaire par t ia-lit de l 'historien de la littrature acquiert selon Jauss une porte nou-velle. L ' in terpr te qui se met lui-mme entre parenthses n'est pas assur de ne pas lever ses propres prsupposs esthtiques au rang de

    1. Ibid., p . 211-214. 2. Humboldt , ber die Aufgabe des Geschichtsschreibers (1821), in Werke, Darmstadt ,

    1960, t. l , p . 602. 3. LaP, p . 149. 4. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tbingen, 1960, par exemple p . 186. 5. Gervinus, Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen, in Schriften,

    Berlin, 1962, p . 123. 6. Droysen, Historik: Vorlesung ber Enzyklopdie und Methodologie der Geschichte, Munich,

    1967, p. 35.

  • norme esthtique inavoue, ni de ne pas moderniser le sens du texte ancien sans en prendre conscience.

    Jauss ne dfinit pas le point de vue de l ' interprte comme un point de vue subjectif ou bien encore comme un point de vue socialement dtermin : il insiste surtout sur l ' inscription de l ' interprte dans une poque donne. Les dernires lignes de son tude sur Iphignie indiquent bien le caractre trs gnral qu'i l at t r ibue cette not ion de p o i n t de vue de l ' interprte : M m e une poque trangre au mythe et claire comme la ntre ne peut se soustraire ce problme pos pa r l'Iphignie classique et sa postrit : le p roblme de savoir de quels mythes nous sommes prisonniers, sans nous en rendre compte 2 .

    Droysen soulignait la ncessit d'envisager le fait historique la lumire de la signification qu' i l [avait] acquise au fil du temps et des effets qu'i l avait exercs. Jauss largit cette conception de 1' vne-ment l 'histoire de la l i t trature, en dfinissant l 'uvre littraire p a r son unicit et pa r ses effets . L ' in t roduct ion du concept d 'vne-men t induit le rejet de toute mtaphysique du beau in temporel . J aus s critique le concept d 'uvre classique auquel se rfre G a d a m e r ; il ne voit en lui q u ' u n e substantialisation au sens strict du terme : les grands chefs-d'uvre agiraient comme de vritables substances sur les-quelles le temps et la succession des gnrations de lecteurs n 'aura ient pas de prise. Ce dogmat i sme es th t ique rejoint le positivisme dans la croyance en un sens absolu et immdia tement accessible des uvres. Jauss ne lui oppose pas l'ide d 'un sens ouvert et pu remen t arbi traire, mais celle d 'une historicit du sens et de la valeur esthtique des uvres. En dcrivant l 'uvre comme un vnement singulier, on s'affranchit non seulement de toute conception normat ive de l 'art, mais surtout de toutes les notions hypostasies de la tradit ion , qui prsupposent une conti-nuit mtaphysique de l 'hritage culturel occidental. Jauss songe ici Ernst Robe r t Curt ius et sa not ion de topos : La connaissance des per-manences ne dispense pas de l'effort de la comprhension historique. 3

    Dans Tradition historique et conscience de la modernit au prsent, J auss nie p a r exemple que le concept de moderni t puisse tre considr comme un hri tage de l 'Antiquit.

    L'esthtique de la rception de Hans-Robert Jauss

    Jauss n'est pas le p remier avoir introduit le terme de rception dans la thorie littraire : qua ran te ans auparavan t , les structuralistes de P r a g u e avaient dvelopp une thorie de la rception. l'esthtique

    1. LaP, p . 184-185. 2. AELH, p . 735. 3. LaP,p. 153.

  • de la rception de Jauss est une thorie syncrtique dont les lments sont emprunts - de faon le plus souvent explicite - d 'autres thoriciens.

    Pour accder 1' historicit fascinante de la l i t trature , Jauss dfi-nit d ' abord le concept dans une perspective synchronique. Mais il refuse de le rappor te r aux conditions historiques de la product ion littraire la biographie des auteurs , des coordonnes conomiques ou sociales 1

    qui ramnera ien t l 'uvre sa dimension de mimesis. L'historicit de l 'uvre se dfinit l ' intrieur de la seule srie littraire comme la relation de rupture ou de continuit qui lie le texte aux canons littraires de son temps (normes des genres, pot iques, etc.) et aux autres p roduc-tions littraires prsentes ou passes.

    Pour analyser l 'historicit dans sa dimension diachronique, Jauss se rfre essentiellement la thorie de l 'volution littraire dveloppe pa r les formalistes russes (Victor Chlovski, Boris E ichenbaum, Youri Tynianov.. .) . Ces derniers cartent le concept de tradition au profit d 'une vision dynamique de 1' volution , m a r q u e p a r des ruptures brutales et 1' autoproduct ion dialectique de formes nouvelles (Boris Eichenbaum), qui font leur tour l 'objet d 'un processus de canonisation, puis de rejet, etc. Cependan t , l 'historicit de la l i t trature ne s'puise pas, aux yeux de Jauss , dans une succession de systmes esthtiques for-me l s 2 . L'histoire de la l i t trature ne se rduit pas une histoire des auteurs et des uvres. Ces dernires n 'ont une histoire que dans la mesure o elles sont lues : Seule la mdiat ion du lecteur fait entrer l 'uvre dans l 'horizon d 'exprience mouvan t d 'une continuit. 3 La t ra-dition prsuppose la rception , et les modles classiques eux-mmes ne sont prsents que lorsqu'ils font l 'objet d 'une rcept ion . C'est la srie des rceptions, et non celle des uvres, qui constitue le fil conducteur de l 'histoire littraire.

    Ds les annes 1920, Yan Mukarovsky et son successeur Felix Vodicka (les structuralistes de Prague ) avaient analys le rle de la rception dans la constitution de la signification d 'une uvre littraire. Selon Ra iner Warn ing , l 'esthtique de la rception trouve ainsi son ori-gine dans le structuralisme praguois + . Le texte de Vodicka repris dans l 'anthologie de Warn ing , L'histoire de la rception des uvres littraires, da te de 1941. Ce n'est que dans les annes 1970 que les structuralistes de Prague furent traduits en a l lemand ; Jauss reconna t avoir eu connais-sance de leurs t ravaux avant qu'ils ne soient t raduits , mais affirme que sa

    1. Ibid., p . 155. 2. Ibid., p . 167. 3. Ibid., p . 169. 4. R. Warning, Rezeptionssthetik als literaturwissenschaftliche Pragmatik, in Rezeptions-

    sthetik, op. cit., p . 10.

  • propre thorie tait dj labore avant qu'i l ne dcouvre Vodicka - concidence qui en illustrerait la validit 1 .

    Vodicka par t du m m e constat que Jauss : pas d'oeuvre sans concr-tisation dans la percept ion d 'un public. Le concept de concrtisation est emprun t R o m a n Ingarden et sa thorie phnomnologique de la l i t tra ture 2 , mais Vodicka lui donne un sens nouveau : contre la concep-tion statique d ' Ingarden, il mont re que les diffrentes concrtisations de l 'uvre rsultent d 'une tension entre l 'uvre et ses publics, qui est au principe de 1' volution littraire . Les uvres nouvelles peuvent modi-fier l 'apprhension du public ; la transformation des normes peut susciter quant elle de nouvelles concrtisations des uvres anciennes.

    Jauss se trouve confront un problme que Vodicka n 'avai t pas rsolu : le lecteur ne peut tre assimil au lieu abstrait o s 'accomplirait la muta t ion des normes esthtiques. Si le lecteur est le chanon m a n q u a n t entre la srie chronologique des uvres littraires et l'histoire p roprement dite, il faut ncessairement p rendre en compte son insertion dans l'his-toire non littraire d 'une socit donne : L'volution de la l i t trature, comme celle de la langue, ne se dfinit pas seulement d 'un point de vue immanen t , pa r le rappor t entre synchronie et diachronie qui lui est p ropre , mais aussi pa r son rappor t au processus gnral de l 'histoire. 3

    Vodicka esquive la difficult en se contentant de juxtaposer les aspects esthtiques (poids des normes traditionnelles, impact des uvres nouvelles, etc.) et sociologiques , comme dans l 'extrait suivant : Ds qu 'une uvre est intgre dans de nouveaux contextes de perception (tat de la langue modifi, nouveaux postulats littraires, s tructure sociale modifie, nouveau systme de valeurs intellectuelles et prat i -ques, etc.), on peut ressentir comme estht iquement efficaces des propri-ts de l 'uvre qui n ' ta ient pas perues de cette manire auparavan t 4 .

    Ni Vodicka ni Jauss n ' appor ten t une description prcise des processus de concrtisation et de la par t respective des normes littraires et des facteurs extralittraires dans l 'laboration du sens des uvres. Dans L'es-thtique de la rception. Bilan intermdiaire, Jauss affirme cependant trs expli-ci tement le p r ima t du lecteur implicite 5 sur les lecteurs rels. L 'ar-gument qu'i l invoque est de na tu re mthodologique - dans la mesure o il est plus facile d 'tudier le rle du lecteur implicite, il faut lui accor-

    1. Jauss, Rezeptionssthetik, Zwischenbilanz. Der Leser als Instanz einer neuen Geschichte der Literatur, in Poetica, t. 7, 1975 (dsormais cit RZW), P- 327.

    2. R o m a n Ingarden, Das literarische Kunstwerk, Halle, 1931. 3. LaP, p . 167. 4. Felix Vodicka, Die Rezeptionsgeschichte literarischer Werke, in Rezeptionssthetik, d.

    par R. Warning , op. cit., p . 71. 5. Pour Wolfgang Iser, le lecteur implicite est "le caractre d'acte de lecture prescrit dans

    le texte", (...) conu comme condition d 'un effet possible, qui proriente l 'actualisation de la signification, mais ne la dtermine pas (voir Iser, Der implizite Lser. Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, Munich, 1972).

  • der le p r ima t hermneut ique : Distinguer le code propre un type de lecteurs his toriquement et socialement dtermin du code p ropre un rle de lecteur prescrit pa r le texte littraire, voil l 'exigence absolue d 'une analyse hermneut iquement claire de l 'exprience du lecteur. tan t donn que le rle implicite de lecteur peut se lire dans des struc-tures objectives du texte, et qu' i l est donc plus immdia tement percep-tible que le rle explicite du lecteur, soumis des conditions subjectives et des donnes sociales souvent dissimules, il faut lui accorder un pr imat d'accs mthodologique, parce qu'il est plus facilement objectivable. 1

    Tel est le paradoxe de 1' hermneut ique claire de l 'esthtique de la rception : revendiquant la ncessaire prise en compte de l'historicit du fait littraire, elle recule devant la difficult de son apprhension. Jauss semble rester prisonnier de la conception circulaire de l'histoire qu'i l critiquait chez les formalistes russes : On peut appl iquer la forme littraire ou l 'unit artistique ce que Droysen disait de l ' individualit des peuples : "Ils changent dans la mesure o ils ont une histoire et ils ont une histoire dans la mesure o ils changent" 2 .

    Dans le Bilan intermdiaire, Jauss crit ique une tude empir ique por tan t sur la rception d 'un texte de Brecht auprs de jeunes lves de lyces techniques et d 'enseignement gnral. Selon lui, l ' intrt d 'une telle enqute est ngligeable, dans la mesure o elle ne por te pas sur de vri-tables lecteurs , au t rement dit sur des individus sensibles aux aspects lit-traires d 'un texte : L'analyse de la rception des textes littraires ne peu t p r tendre au titre de gloire de 1' "empi r i sme" que dans la mesure o elle p rend en compte une exprience estht iquement mdiatise. 3 Cette objection claire la conception du lecteur qui est celle de Jauss . La possi-bilit de distinguer des lecteurs vr i tables de lecteurs dont le titre serait seulement usurp induit l 'existence de critres discriminants qui dcouleraient de la dfinition d 'une ju s t e lecture, soumise la bonne mdiat ion esthtique. Jauss recule devant une consquence possible du changement de pa rad igme introduit pa r l 'esthtique de la rception : la dissolution du sens dans la diversit incontrlable des lec-tures i l lgi t imes.

    L'horizon d'attente

    Jauss affirme avoir introduit dans l ' interprtat ion historico-littraire le concept d'horizon d'attente 4 , qui t rouve son origine chez Husserl. Avant Jauss , Hans -Georg G a d a m e r avait eu recours au concept d ' horizon pour dcrire les processus hermneut iques de la fusion des hor izons

    1. RZW, p . 3 3 7 . 2 . LaP, p . 2 3 0 . 3 . RZW, p . 3 3 2 . 4 . LaP, p . 2 0 0 .

  • (Horizontverschmelzung) et du changement d 'horizon (Horizontwandel). Vodicka avait parl d ' horizons d'intrts et de connaissances .

    Jauss ne dfinit pas le concept de manire univoque. Il distingue F horizon d 'at tente historique et social de F horizon d 'at tente litt-raire ; ailleurs, il oppose F horizon d 'at tente impliqu par le texte F horizon d 'at tente du lecteur ; ailleurs encore, il donne une dfinition restrictive de Y Erwartungshorizont, comme systme de relations objecti-vable des attentes qui rsultent pour chaque uvre au moment histo-rique de sa parut ion des prsupposs du genre, de la forme et de la th-matique d 'uvres connues auparavant et de l 'opposition entre langue potique et langue p ra t i que 1 .

    Dans le Bilan intermdiaire, Jauss reconnat la ncessit de clarifier le terme et propose de distinguer (conformment l 'antithse effet/rception) l 'horizon littraire impliqu par l 'uvre nouvelle et l 'horizon social prescrit pa r un certain environnement et condit ionn par l 'apparte-nance sociale et la biographie 2 . Le concept a pour fonction de faire le dpart entre une lecture individuelle et subjective et la rception propre-ment dite. Poser la question de la subjectivit de l ' interprtation et du got de diffrents lecteurs n ' a de sens que dans la mesure o on a tabli quel horizon transsubjectif de comprhension dtermine l'effet du t ex te 3 . Mais cet hor izon transsubjectif de la rception se dessine dans l 'uvre mme : U n e uvre littraire, mme lorsqu'elle vient de paratre, ne se prsente pas comme une nouveaut absolue dans un dsert d' information, mais prdispose son public pa r des indications, des signaux manifestes ou cachs, des caractristiques familires, une forme de rception particulire. 4 L 'horizon social est ds lors dlaiss : J e ne contesterai pas qu 'en introduisant le concept d 'horizon d 'at tente, je suis rest encore tributaire de ses origines intralittraires, et que le canon de normes esthtiques (le code) que l 'on peut ainsi reconstruire pour un certain public littraire pourra i t et devrait tre subdivis sociologique-ment , selon les niveaux d'at tente des diffrents groupes, couches ou classes, et rapport aux intrts et aux besoins de la situation historique et conomique qui les dtermine. 5

    Ce reniement paradoxal d'objectifs thoriques nanmoins affirms s'appuie ici encore sur une caution hermneut ique : M o n questionne-ment , crit Jauss , est orient vers un objectif hermneut ique plus modeste.

    1. Ibid., p . 174. 2 . RZW, p . 3 3 6 . 3 . LaP, p . 176. 4 . Ibid., p . 175 . 5. Postface l'tude sur Iphignie, AELH, p. 750.

  • Une thorie multiforme La jeune gnration de 1' cole de Constance a donn une

    anthologie parue en 1978 ce titre significatif: Histoire de la rception ou esthtique de l'effet1 comme si la dnominat ion mme d ' esthtique de la rception avait clat sous l'effet de ses contradictions internes.

    L 'une d 'entre elles, et non la moindre , rside dans la dfinition de l 'esthtique de la rception comme une hermneut ique. Si le chemin par-couru entre L'histoire de la littrature comme provocation (1970) et Exprience esthtique et hermneutique littraire (1982) marque le passage d 'une esth-tique de la rception une hermneut ique littraire , on ne saurait parler d 'une rupture induite par le constat de certaines apories - car Jauss a d 'emble situ sa dmarche dans le cadre de l 'hermneut ique. En affirmant que 1' historien de la li t trature devait fonder son propre jugement en tant conscient de sa position actuelle dans la srie histo-rique des lecteurs 2 , il indiquait d 'emble une double orientation, histo-rique et interprtative. L'clairage apport sur la srie des rceptions pas-ses ne rpondait pas un intrt exclusivement historique, mais au pro je t conscient de constitution d 'un canon impliquant (...) une rvi-sion critique, sinon la destruction du canon littraire traditionnel 3 . L 'ambi t ion modeste de l 'hermneutique rivalisait ds lors avec la cration littraire : Le chercheur serait alors crateur et pourrai t tre compar l'crivain, comme crateur d'attentes nouvelles. + Dans ce projet hermneut ique, l 'identit des lecteurs q u ' u n changement de pa rad igme devait placer au centre de la thorie littraire se trouvait cir-conscrite : il s'agissait avant tout de l 'crivain (en tant que lecteur p ro-ductif d 'autres crivains) et du critique, son double universitaire.

    La dialectique de la question et de la rponse

    Cette confrontation privilgie entre le texte et ses grands lecteurs p rend la forme d 'une hermneut ique de la question et de la rponse . D 'une part , le texte ne peut tre considr comme le monologue d 'un crivain qui rpondrai t dans son uvre des questions qu'il aurait lui-mme poses (il entretient un rappor t dialogique avec des textes contem-porains ou antrieurs). D 'au t re part , la signification du texte ne se cons-titue pas, elle non plus, dans un monologue du lecteur : le texte parle lui aussi, il est la limitation concrte apporte l 'arbitraire des interpr-tations. Le dialogue du texte et des lecteurs ne se dveloppe pas de

    1. Rezeptionsgeschichte oder Wirkungssthetik, Konstanzer Diskussionsbeitrge zur Praxis der Literaturgeschichtsschreibung, d. par Heinz-Dieter Weber, Stuttgart, 1978.

    2. LaP, p. 171. 3. Ibid., p. 170. 4. Ibid., p. 201, note 138.

  • manire anarch ique ; questions et rponses s'articulent, les rceptions se construisent sur des rceptions antrieures. Il reste cependant toujours ouvert et ne peut p rendre fin avec la canonisat ion d 'une interprtat ion.

    Jauss emprunte le couple conceptuel ques t ion/ rponse Gadamer , mais renverse le processus dialogique dcrit pa r ce dernier . Pour Gada -mer, c'est le texte lui-mme qui pose une question l ' interprte ; c o m p r e n d r e un texte, c'est comprendre cette ques t ion 1 . Pour Jauss au contraire, l e ques t ionnement de la rcept ion (...) pa r t du lecteur p o u r aller vers [le texte] ; en l ' inversant, on ne re tombe pas seulement dans le substantialisme des questions ternelles et des rponses immuab les ; (...) on mconna t aussi que les potentialits du caractre artistique transcen-dent la question immdia tement pose et sa rponse immdia te 2 . Le lec-teur p r e n d l'initiative du dialogue, pose une question ; ce n'est qu'alors que l 'uvre commence exister. A la diffrence de Gadamer , Jauss ne croit d'ailleurs pas une immdia te t du dialogue : celui-ci est toujours mdiatis pa r une tradit ion d ' in terprta t ion.

    Ce renversement du rappor t ques t ion/ rponse n'est cependant pas affirm en toute r igueur pa r Jauss . L 'uvre rempli t tantt la fonction de la question, tantt celle de la rponse dans une rflexion hermneut ique qui s 'ouvre par une question pose la rponse hrite d 'une tradition d ' interprtat ion, qui revient la question originelle, reconstitue ou hypotht iquement formule, et nous ramne , travers le changement d 'horizon des concrtisations, la question rvise qui doit tre pose aujourd 'hui ou qui est " implique p o u r nous" , et laquelle le texte peu t rpondre implicitement pour nous ou bien ne pas appor ter de rponse 3 . L a rponse est tantt la rponse du texte lui -mme, tantt celle de la t radi t ion d ' in terpr ta t ion ; la question est tantt notre question ( issue de la situation prsente ), t an t t une question pose la rponse hrite de la tradit ion d ' in te rpr ta t ion , tantt une ques t ion implique pour n o u s (par la rponse du texte ou bien pa r la t radi t ion d ' in terpr ta t ion?) . O n se heur te ici des difficults terminologiques insurmontables 4 .

    Dans son tude, L' Iphignie de Racine et l' Iphignie de Goethe, Jauss dcrit la srie historique des rceptions de l 'uvre de Goethe . La question pose pa r notre temps l 'uvre de Goethe serait la suivante : la raison n'a-t-elle pas toujours besoin de nouveaux mythes ? Nous devrions lire dans le texte de Goethe une rponse ngative cette question. Mais qui la pose ? Jauss considre a p p a r e m m e n t que c'est l la question origi-

    1. Gadamer , Wahrheit und Methode, op. cit., p . 352. 2. Racines und Goethes Iphigenie, in AELH, p . 740. 3. Ibid. 4. Pareilles torsions terminologiques se retrouvent chez bien d'autres tenants de l 'herm-

    neutique, par exemple chez O d o Marqua rd (Frage nach der Frage, auf die die Hermeneut ik die Antwort ist, in Abschied vom Prinzipiellen, Stuttgart, 1981, en part . p . 118-119).

  • nelle qui dtermine comme leur contenu a priori toutes les significa-tions remplies p a r la suite . Selon lui, Goethe a cherch trs consciem-men t crire une pice dirige contre l'Iphignie de Rac ine . Mais , p a r ail-leurs, il constate que dans l 'histoire de la rception, cette interprtat ion ne s'est pas impose comme concrt isat ion 1 . Cet te signification or igi-nel le de l 'uvre appara t pour la premire fois, en ralit, dans le Sur Racine de Ro land Barthes et dans le texte d 'Adorno Sur le classicisme de l'Iphignie de Goethe , auxquels il se rfre constamment . O n retrouve ici certains prsupposs :

    la rception est en tendue comme celle d 'une certaine catgorie p ro -ductive de lecteurs (auteurs et critiques) ;

    au sein m m e de cette catgorie restreinte, la question du choix des critiques (Barthes et non R a y m o n d Picard, Adorno et non Benno von Wiese) et de leurs ventuels antagonismes est lude.

    Enfin, l 'ide qu'une interprtat ion actuelle puisse retrouver la d imen-sion originelle de l 'uvre (que ce soit sous les espces d 'une question ou d 'une rponse) revient occulter l 'historique des rceptions pour met t re en scne un dialogue par-del les sicles dans le droit fil de la dramaturg ie hermneut ique gadamr ienne .

    Aisthesis, Poiesis et Catharsis

    En 1972, Jauss publie la Petite apologie de l'exprience esthtique. Le pas-sage de l 'esthtique de la rception la thorie de l 'exprience esthtique se fonde sur un largissement du concept d'esthtique. L'esthtique ne renvoie pas seulement ici la science du beau ou au vieux problme de l'essence de l 'art, mais la question longtemps nglige de l'exprience de l'art, c 'est--dire la praxis esthtique (...) comme activit de product ion , de rception et de communicat ion. 2

    L a Petite apologie de l'exprience esthtique p a r t du constat suivant : la jouissance de l 'uvre d 'art , cet aspect essentiel de l 'exprience esthtique, est unan imement condamne dans les philosophies contemporaines de l 'art , de la cr i t ique de l 'abstraction de la conscience es tht ique chez G a d a m e r , la thorie de la ngativit d 'Adorno . La gnalogie de cet ana thme ramne aux ambiguts de la rception du platonisme : d 'un ct, sa facult de mdia t ion du suprasensible confre l 'art une hau te dignit ; de l 'autre, l 'art est en position de dfaut ontologique parce que li aux sens. Deux conceptions de l 'exprience esthtique seraient nes de cette part i t ion initiale : d 'un ct, la t radit ion de Tertul l ien, saint

    1. Racines und Goethes Iphignie, op. cit., p . 7 2 8 . 2. Jauss , Rezeptionssthetik und literarische Kommunikation (abrg dsormais en RulK), in Auf

    den Weg gebracht, Festschrift Kiesinger, d. par H . Sund et M. T immermann , Constance, 1979, p . 387.

  • Augustin, Bossuet, Rousseau, G a d a m e r , Adorno ; de l 'autre , la Renais-sance, le classicisme al lemand, et leur foi en la fonct ion cognitive de l'art, pa r tage pa r Jauss .

    L'aisthesis oppose la percept ion dgrade et la langue servile de l ' industrie culturelle la fonction crative et la fonction de critique du lan-gage qui sont propres l 'exprience es th t ique 1 . Jauss construit sa not ion de poiesis par t i r de la thorie de la pot ique de Valry ; la puissance cratrice de l'artiste t ranscende la frontire entre l 'art et la ra-lit et inclut le spectateur lui -mme dans la constitution de l 'objet esth-t ique 2 . Enfin, Jauss largit le concept aristotlicien de catharsis en une thorie de la fonction communicat ive de l 'art. Il rhabilite les concep-tions h r t iques qui a t t r ibuent l 'uvre d 'a r t une fonction didac-tique et une valeur d'exemplum. La not ion de fonction communicationnelle n'est pas, l encore, dpourvue d'ambiguits. Chez Jauss , elle se rfre en effet la fois une communicat ion strictement littraire entre l 'uvre et son public, et la possibilit, p o u r l 'uvre, de d o n n e r des normes l 'action pra t ique sans les imposer, en sorte que c'est seulement le consen-sus des sujets percevants qui leur donne une valeur d 'obligation 3 : dans cet analogon d u Contrat social de Rousseau 4 , Jauss dcouvre le pa ra -digme d 'une fonction sociale de la l i t trature, la fois normative et non contra ignante .

    La thorie de l'aisthesis-poiesis-catharsis consacre l'viction du concept m m e de rception et de la t rop problmat ique notion d ' historicit de la l i t trature . Passer de la rception 1' exprience esthtique , c'est quit ter le m o n d e mouvan t des lecteurs pour rejoindre l 'espace libral d 'une rencontre du sujet esthtique avec l 'uvre d 'art . L'Apologie de l'exp-rience esthtique dfend en effet une vision librale du territoire artistique contre deux philosophies de l 'art anti thtiques : contre l 'autori tarisme de l 'hermneut ique gadamr ienne , d 'une par t , qui inscrit dans l 'uvre d 'art , la suite de Heidegger, le dvoilement d 'une vrit ; contre la menace dissolvante de l 'esthtique adorn ienne , d 'aut re par t , qui fait au contraire peser sur l 'uvre d 'ar t le soupon de l'affirmation, de l 'opacit idologique 5 . L'apologie de la jouissance de l 'art et du contra t esth-tique cherche dfinir un terrain de repli o l 'intgrit du sujet esth-tique puisse tre prserve. Jauss est-il parvenu construire u n tel espace? U n e analyse plus prcise de son rappor t avec les thor ies marxistes de la l i t trature et avec l 'esthtique de la ngativit, avec les formalistes russes et les structuralistes de Prague, avec l 'hermneut ique de Gadamer , enfin, pe rmet t ra peut-tre de rpondre cette question.

    1. AELH, p . 1 6 5 . 2 . Ibid., p . 117 . 3 . Ibid., p . 2 9 . 4 . Ibid., p . 3 0 . 5. Sur la position de Jauss par rapport Gadamer et Adorno , voir AELH, p . 26 et 28.

  • II. GENSES. POLMIQUES

    Jauss, l'cole marxiste et la critique des idologies

    Aux yeux de Jauss , la thorie du reflet de Georg Lukcs et de Lucien G o l d m a n n - qu'i l range sous l 'tiquette d ' cole marxiste - a rduit l a multiplicit concrte des uvres et des genres des facteurs toujours identiques et des hypostases conceptuelles (fodalisme, pr-capitalisme, e tc . ) 1 . La thorie du reflet s'est ses yeux enlise dans des contradict ions clatantes : pour expliquer comment une uvre peut cont inuer d 'tre lue aprs la disparition du stade socioconomique auquel elle correspond, Lukcs a d avoir recours un concept n o n dialectique et non matrialiste , le concept de classicisme . Mesu-re l 'aune de la position init ialement antinaturaliste de la thorie marxiste, sa rduction l'idal mimt ique du ralisme bourgeois ne peut tre perue que comme une rgression vers un matrialisme subs-tantialiste 2 . Dans l' Introduction la critique de l'conomie politique, M a r x lui-mme avait constat le rappor t ingal entre le dveloppement de la p roduc t ion matriel le (...) et de la p roduc t ion spir i tuel le 3 . La not ion d ' interact ion entre l 'auteur et le public est seule en mesure, selon Jauss , de restituer la notion de dialectique toute sa porte dans le domaine des uvres littraires. L 'ob je t d 'ar t - comme tout autre produi t - cre un public sensible l 'art et capable de beaut . La product ion ne produi t donc pas seulement un objet pour le sujet, mais un sujet pour l'objet: ci tant cette phrase de M a r x pour attester l'ins-pirat ion p rop remen t dialectique de l 'esthtique de la rception, Jauss ne semble pas noter qu'elle affirme un postulat inverse au sien, savoir le p r imat de la product ion sur la rception. Sans doute le sens de la phrase a-t-il moins d ' impor tance que la rfrence p ropremen t dite M a r x , don t la fonction est peut-tre d 'attester que la crit ique de la thorie du reflet n'est pas dicte a priori pa r des motifs idologiques, mais pa r un dsaccord thorique.

    Deux ans aprs la paru t ion pos thume de la Thorie esthtique d 'Adorno, Jauss reproche ce dernier , dans la Petite apologie, d 'avoir nglig le fait que dans l e changement d 'horizon des rcept ions, la ngativit peu t devenir affirmation. Il reconna t malgr tout que cet aspect n ' a pas t to ta lement ignor pa r Adorno , qui emploie dans la Philosophie de la nouvelle musique le te rme mme de rception ( M m e aprs leur dploiement dans le sens d 'une autonomie illimite, aprs le rejet du divertissement, l 'tre-en-soi des uvres n'est pas indiffrent

    1. LaP, p . 158. 2. Ibid. 3. Marx/Engels , Werke, t. XII I , Berlin, 1959, p . 640 (LaP, p . 159).

  • leur r cep t ion 1 ) . Sa critique se dplace ds lors sur le terrain de la fonction de la li t trature : On n'est pas tenu de voir et de reconnatre a priori la fonction sociale de la littrature dans la ngation, mais aussi et en premier lieu dans la constitution d 'un sens qui s'impose objective-ment 2 . En soulignant la fonction normative de la l i t trature, Jauss met paradoxalement entre parenthses la question de la rception ; le contenu du texte appara t comme un donn, le texte contient un certain modle communicat ionnel qui lui donne le pouvoir d'exercer un certain effet. Ne rejoint-on pas ainsi une forme tout aussi peu dialectique de thor ie du reflet, qui ferait cette fois du lecteur le rcepteur passif d 'un stimulus littraire ? L'tude La douceur du foyer le montre de faon exemplaire. Fonde sur un travail collectif de sminaire, elle ana-lyse la fonction communicative de la posie part i r d 'un corpus de 700 pomes franais de 1857, mais sans jamais se rfrer aux modalits effectives de leur rception.

    La douceur du foyer symbolise la chaleur de la famille bourgeoise et la douce stabilit de ses valeurs. Le modle communicat ionnel est paradoxalement dfini ici comme un instrument de dissimulation ido-logique, destin affirmer (...) la valeur des normes sociales trans-mises de gnration en gnration, expliques aux descendants et dfen-dues contre les revendications d'autres groupes ou de classes dfavorises 3 . Dans le mme texte, cette fonction de la littrature se voit cependant connote de faon positive, lorsque Jauss en fait valoir l 'im-por tance pour un lecteur jeune ou encore inexpriment , dont l' exprience future se trouve ainsi prfigure 4 . La dimension nor-mative de l 'uvre littraire se trouve ainsi tout la fois dfendue et dnonce en raison de son trop vident impact idologique.

    Cette contradiction n'est pas sans rappeler la position de Jauss l 'gard d 'une histoire sociale du lecteur, dont il affirme tout la fois la lgitimit, voire la ncessit, et l'impossibilit hermneut ique, et dont il nie dans le mme temps la notion mme en donnan t une dfinition trs restrictive du vri table lec teur . C o m m e n t expliquer ce pa radoxe? Pourquoi Jauss juge-t-il ncessaire d ' invoquer Marx , de situer sa propre thorie dans l 'hritage critique de celle d 'Adorno 5 ? Cette ambigut per-sonnelle ne manifeste sans doute sa dimension de cohrence que dans la mesure o on la peroit comme une position dans le champ intellectuel al lemand de l 'aprs-68 : toute forme de provocation l 'gard de la thorie littraire traditionnelle renvoie cette poque dans la proximit

    1. Adorno, Philosophie d e r n e u e n M u s i k , i n Gesammelte Schriften, t . 12, F r a n c f o r t , 1 9 7 0 , p . 2 4 .

    2 . AELH, p . 5 0 . 3. La douceur du foyer, AELH, p. 771. 4 . Ibid., p . 7 5 5 - 7 5 6 . 5. Ibid., p . 2 9 .

  • des thories marxistes, ou se construit dans cette proximit. Se prsentant comme l 'instigateur d 'un c h a n g e m e n t de pa rad igme , Jauss ne pouvait les ignorer purement et simplement, sous peine d 'adopter une position dlibrment conservatrice. La rception des marxismes par Jauss se des-sine moins dans une certaine lecture des textes ( laquelle reviendrait un p r i m a t hermneut ique) que dans sa position de lecteur rel l 'int-rieur d 'un champ intellectuel.

    Forme littraire et innovation: Jauss et les formalistes russes La premire synthse consacre aux formalistes russes paru t aux

    tats-Unis en 1955 (V. Erlich, Russian Formalism. History-Doctrine), puis en traduction allemande en 1964. En 1965, Tzvetan Todorov publia en France une anthologie des formalistes russes, suivie quatre ans plus tard en Allemagne par celle de Juri j Striedter 1 . Discutant les thses du courant moscovite dans la premire dition de L'histoire de la littrature comme provo-cation (1967), Jauss fut donc l 'un des premiers , en RFA, reconnatre l 'im-portance des thories formalistes.

    Il expose en premier lieu le grand axiome formaliste, que Tzvetan Todorov dsigne comme la thor ie s tandard des formalistes russes ds 1916 2 : l 'opposition de la langue potique et de la langue prat ique. La langue dans sa fonction prat ique, crit Jauss , reprsente, en tant que srie non littraire, toutes les dterminations historiques et sociales de l 'uvre littraire ; c'est jus tement dans sa distinction spcifique (cart potique), et non dans son rappor t fonctionnel la srie non littraire, que cette dernire est dcrite et dfinie comme uvre d'art . 3 L'opposi-tion entre srie littraire et srie non littraire trouve donc son ori-gine chez les formalistes russes. Elle implique une attention particulire porte la percept ion artistique (qui conduit laborer le concept de dis tanciat ion) : La rception de l'art ne se confond plus avec l a jouissance nave du b e a u , mais exige que l'on dist ingue la forme et dcouvre le procd 4 . Jauss rinterprte ainsi les thories formalistes la lumire de la problmatique de la rception, qui occupe une place marginale dans le corpus formaliste 5.

    1. J . Striedter, Russischer Formalismus, Munich, 1969. 2. T . Todorov, Critique de la critique, Paris, 1984, p. 18. 3. LaP, p . 165. 4. Ibid. 5. Voir T . Todorov, op. cit., p . 31-32 (Chlovski se rfre constamment la distanciation

    (ostranenie) ; mais part chez lui, ce n'est pas du tout la dfinition de l'art chez les formalistes ; l'objet des tudes littraires, selon les formalistes - l dessus, ils sont tous d'accord - ce sont les uvres mmes, non les impressions que celles-ci laissent chez leurs lecteurs). Voir aussi Peter Brger, Vermittlung, Rezeption, Funktion. sthetische Thorie und Mthodologie der Literaturwissenschqft, Francfort, 1979, p . 103.

  • Jauss privilgie la dernire pr iode de la product ion des formalistes russes, au cours de laquelle la perspective strictement synchronique de l 'opposi t ion entre langue pot ique et langue p r a t i q u e 1 cde le pas une analyse de la dynamique de l 'volution lit traire , 1' au toproduc-tion de formes nouvelles 2 . L'histoire de la l i t trature est alors dcrite comme un processus marqu pa r de brusques ruptures , pa r les rvoltes de nouvelles coles et les conflits de genres concurrents 3 . Jauss insiste sur une not ion qui est le corrlat de cette conception de l'histoire littraire, et implique une vision nouvelle du rappor t entre synchronie et diachronie : la non-simultani t du s imul tan . L'ide d 'une pure synchronie dans laquelle s'objectiverait l 'esprit d 'une poque est illusoire.

    Cette conception de 1' volution lit traire constitue en quelque sorte le p e n d a n t de la thorie du reflet de Lukcs : la not ion d ' cart est d iamtra lement oppose l 'ide d 'une analogie entre les structures sociales de la product ion des uvres et leur structure interne. Jauss se refuse cependant rduire l 'historicit de la l i t trature une dia-lectique des formes nouvelles : Considrer l 'uvre d 'ar t dans son his-toire, c'est--dire au sein de l'histoire de la l i t trature dfinie comme suc-cession de systmes, ne signifie pas encore considrer l 'uvre d 'ar t dans / 'histoire, dans l 'horizon historique de son laboration, de sa fonction sociale et de son effet historique. 4

    Dans Histoire de l'art et histoire, Jauss formule galement une critique du concept d'innovation, c a n o n i s par les formalistes russes. La nou-veaut d 'une uvre n ' tan t p a s ncessairement perceptible d 'emble dans l 'horizon de sa premire publication 5 , le nouveau n'est pas seule-ment une catgorie esthtique , mais s'avre tre galement une cat-gorie historique, quand l 'analyse d iachronique de la l i t trature est ame-ne se demande r quels lments historiques font la nouveaut de la nouveaut d 'un p h n o m n e littraire 6 . Pour Jauss , le formalisme a tort de rduire le caractre artistique d 'une uvre l ' innovation comme unique critre de va l eu r 7 . Cr i t ique paradoxale , dans la mesure o Jauss crit lui-mme que le caractre artistique d 'une uvre peut se mesurer en fonction de la distance esthtique qui la spare des attentes de son pre-mier pub l i c 8 . Au demeuran t , la not ion de va l eu r ar t i s t ique reoit chez lui deux autres dfinitions to ta lement distinctes : elle dpendrai t du jugement des sicles (la srie des rceptions dcide de la significa-

    1. LaP, p . 166 . 2 . Boris Eichenbaum, Aufstze zur Thorie und Geschichte der Literatur, F r a n c f o r t , 1 9 6 5 , p . 4 7 . 3 . LaP, p . 166 . 4 . Ibid., p . 167 . 5 . Ibid., p . 192 . 6 . Ibid., p . 1 9 3 . 7. Ibid., p . 192 ; voir aussi AELH, p . 1 6 0 . 8. Ibid., p . 2 4 0 .

  • t ion historique d 'une uvre et fait appara t re son rang estht ique 1 ) ou encore du degr d ' ouver ture et de dpendance [de l 'uvre] l 'gard de la rception 2 .

    La critique du concept d ' innovat ion chez les formalistes russes s'labore suivant les mmes prsupposs que la critique du concept de ngativit chez Adorno . Dans la perspective de la rception, innova-tion et ngat ion ne sauraient tre des valeurs absolues ; mais surtout, Jauss se refuse privilgier a priori la dimension ngative, ou subversive, de la l i t trature, et cherche en rhabil i ter la valeur normat ive . C e fai-sant - La douceur du foyer en est l 'illustration il est conscient du risque inhrent ce renversement , qui revient lgitimer p u r e m e n t et simple-ment des contenus que lui-mme dsigne comme idologiques, ou encore la dimension pu remen t reproductive de certaines formes litt-raires. La dfense du plaisir esthtique dans la Petite apologie s'expose au mme pril : dnoncer le part i pris asctique de certaines philosophies de l 'art, vouloir dlimiter un espace de libre-arbitre du sujet esthtique, c'est t ranspor ter 1' exprience esthtique dans u n lieu abstrait , o le plaisir de l 'art ne courrai t plus le danger de se reporter sur les offres de consommat ion de l ' industrie culturelle. Les partis pris asctiques de Rousseau ou d 'Adorno ne se situent pas, comme l'affirme Jauss , dans l 'horizon d 'une rflexion sur la morali t de l 'art ; ils dcoulent de la prise de conscience d 'un lien indissociable entre les uvres artistiques et leur rception dans une socit donne, dont elles viennent caut ionner les faux-semblants, un certain momen t de l 'histoire.

    Le cercle hermneutique : Jauss et Gadamer

    Dans l ' introduct ion l' Exprience esthtique, Jauss reconna t que la thor ie de l 'exprience hermneut ique de G a d a m e r , (...) son principe qui consiste chercher dans l'histoire des effets l'accs toute compr-hension historique, et le fondement qu'il a donn l 'unit hermneut ique de la comprhension, de l ' interprtat ion et de l 'application sont les pr-supposs mthodiques incontestables sans lesquels [son] entreprise serait impensab le 3 . La filiation gadamr ienne revendique pa r Jauss se pr-sente sous la forme paradoxale d 'une critique de G a d a m e r qui revien-drai t invoquer G a d a m e r contre G a d a m e r 4 .

    C'est dans le "classique" que culmine un caractre universel de l 'tre historique, crit G a d a m e r , qui est d 'tre prservation dans la ruine du temps. 5 Jauss fait de ce concept la principale cible de ses

    1. Ibid., p . 170 . 2 . Ibid., p . 2 4 0 . 3 . AELH, p . 2 6 . 4 . Ibid. 5 . Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p . 273.

  • at taques ; sa rtrospective sur la Querelle des Anciens et des Modernes a pour but de montrer , contre Gadamer , que nul modle classique ne peut plus revendiquer une normativit supratemporelle. Selon ce der-nier, au contraire, le sens normatif prsent dans le concept de littra-ture universelle signifie que les uvres qui appar t iennent la littra-ture universelle restent parlantes alors mme que le monde auquel elles s'adressent est devenu tout a u t r e 1 .

    Le motif de la rhabi l i ta t ion de la t rad i t ion va de pair, chez Gadamer , avec une critique de l'Aufklrung. Le prjug fondamental de l'Aufklrung est le prjug contre les prjugs en gnral et, pa r l mme , la destitution de la tradition. 2 Le concept de prjug vrai de Gadamer , crit Jauss , essentialise l'histoire au prix d 'une rpression de ce qui va contre-courant , de la nouveaut rvoltante, de ce qui n ' a pas de succs 3 . Il semblerait cependant que la critique laquelle Jauss soumet pa r ailleurs les concepts de ngativit et d ' innova-tion soit fortement inspire par la rhabilitation gadamrienne du prjug v ra i .

    Rejetant l 'ontologie de l 'uvre d'art , qui ne saisit pas l 'art comme objet d 'une esthtique, mais comme le lieu d 'une exigence de vrit 4 , de la perptuat ion d 'un pouvoir-dire immdiat 5 , Jauss met en avant F ouverture de la signification . Tandis que Gadamer souligne le pri-mat de l'histoire des effets ( N o u s sommes toujours dj soumis aux effets de l'histoire des effets 6), Jauss dcrit la rception comme un pro-cessus dans lequel le lecteur p rend une par t active l 'laboration de la signification des textes. Pour lui, le mouvement de la tradition com-mence avec le rcep teur 7 . Cette critique ne s'avre pas entirement fonde, dans la mesure o Gadamer lui-mme prcise dans Vrit et mthode que le comprendre n'est pas seulement une attitude reproduc-tive, mais aussi une att i tude produc t ive et que l a saisie du sens vrai (...) ne trouve pas son aboutissement quelque par t , mais est en vrit un processus infini 8 . Il observe en outre que mme la tradition la plus authent ique et la plus native ne s'accomplit pas de manire naturelle grce au pouvoir de permanence de ce qui est l ; elle a besoin d'tre affirme, saisie et en t re tenue 9 . Inversement, on peut dire que l'ide d 'un contenu de l 'art qui se t ransmettrai t par-del les gnrations de lecteurs, cette substantialisation que Jauss reproche

    1. Ibid., p . 154. 2. Gadamer, op. cit., p. 255. 3 . LaP, p . 2 3 3 . 4. Gadamer, op. cit., p. 156. 5. Ibid., p . 2 7 4 . 6. Ibid., p . 2 8 4 . 7. LaP, p . 2 3 4 . 8. Gadamer, op. cit., p. 282. 9. Ibid., p . 2 6 5 .

  • Gadamer , se retrouve dans l'implicite de certains de ses propres tra-vaux : l 'exemple de l 'tude sur l'Iphignie, o Jauss at tr ibuait des interprtes modernes la mise au j ou r d 'un contenu or ig ine l de l 'uvre, a pu en tmoigner.

    Le vritable diffrend entre Jauss et Gadamer por te sans doute davantage sur la notion d 'une science de la l i t trature. L ' exigence d 'une analyse hermneut iquement claire de l 'exprience du lecteur, qui consistait pour Jauss , nous l 'avons vu, accorder un p r i m a t mthodologique au r le du lecteur implici te, lisible dans les structures objectives du texte 1 - et donc aller, selon l 'axiome du Dis-cours de la mthode, du simple au complexe , va directement r e n -contre de l 'hermneutique gadamrienne, dans la mesure o cette der-nire n 'aspire pas l 'objectivation d 'une mthode, mais bien plutt au dvoilement d 'un contenu de vrit . A l'instar de Heidegger, Gada-mer refuse de se placer sur le terrain de la science et dcrit 1' objec-tivit comme une illusion positiviste. Les prjugs et prconceptions qui occupent la conscience de l ' interprte ne sont pas, en tant que tels, sa libre disposition 2 ; Nous sommes constamment situs dans la tra-dition, et cet tre-situ n'est pas un compor tement objectivable, de telle sorte que ce que dit la tradition pourrai t tre pens comme un autre, comme tranger. 3 L ' interprte est ainsi situ dans un cercle ontolo-gique : L e cercle du comprendre (...) dcrit le comprendre comme le j eu de l ' imbrication entre le mouvement de la tradition et le mouve-men t de l ' interprte (...) ; il n'est donc en rien un cercle "mthodique" , mais dcrit un moment ontologique structurel du c o m p r e n d r e 4 . Pour Jauss au contraire, la prise en compte de la position historique de l'in-terprte n'exclut pas l'objectivit scientifique, mais en est la condition mme. L'aversion de G a d a m e r pour la mthode, et le regard condes-cendant qu'i l porte sur la science de la littrature 5 , corrlats herm-neutiques de la critique heideggrienne de la technique 6 , se retrouvent cependant en creux dans les t ravaux de Jauss , dans l 'absence de toute mthodologie explicite d'analyse des textes littraires.

    En insistant sur la dimension communicative de l 'uvre, et en la dfinissant comme la transmission d 'une norme, Jauss se place dans l 'h-ritage direct de la notion hermneut ique traditionnelle 'application

    1. RZW, p . 3 3 9 . 2 . Gadamer, op. cit., p . 2 7 9 . 3 . Ibid., p . 2 6 6 . 4 . Ibid., p . 2 7 7 . 5. Dans un entretien, Gadamer dclarait, propos de ses annes d'apprentissage: Puis

    j 'ai tudi la science de la littrature - c'tait trop mauvais pour moi (Entretien avec Dieter Mersch et Ingeborg Breuer, Sddeutsche Zeitung, 10 fvrier 1990).

    6. L'interprtation dtechnicise de la posie constitue un enjeu proprement philoso-phique (Entretien de Jacques Le Rider et Philippe Forget avec Hans-Georg Gadamer, Le Monde, 10 avril 1981).

  • (Anwendung), qui trouve son origine dans l 'hermneut ique thologique et son illustration dans Vrit et mthode. Cet te forme de lgitimation de la l i t trature pa r sa fonction de cohsion sociale, qui s'affirme par-del la relativit historique des jugements esthtiques, renvoie l 'ide d 'une c o m m u n a u t de prjugs : Le sens de l ' appar tenance , c'est--dire le m o m e n t de la tradit ion, s 'accomplit dans l 'att i tude historico-herm-neut ique, p a r la c o m m u n a u t de prjugs fondateurs , crit G a d a m e r 1 . Jauss n ' ignore pas la signification part iculire qui revint une telle notion de c o m m u n a u t dans l 'histoire de sa rception, en particulier sous le nazisme. Sa critique des substantialisations ne p rend sens que dans la perspective d 'une rup ture avec un certain pass al lemand. L 'embarras de ses dfinitions de 1' hor izon d 'a t tente t rouve sans doute l son origine : pourquoi , ds lors, n 'avoir pas renonc un tel concept ?

    En reconnaissant officiellement son appar tenance la Waffen-SS au cours de la Seconde Guer re mondiale 2 , Jauss a dvoil tout rcemment l 'arr ire-plan b iographique qui donnai t p o u r lui une acuit part iculire au refus de la notion de t radi t ion nat ionale : J e me suis efforc de rformer la structure suranne de l 'universit a l l emande et de contre-carrer toute vellit de re tour l 'ide de nationalit ou de race comme vecteurs signifiants dans les sciences huma ines , dclarait-il dans son entretien de septembre 1996 au Monde des Livres.

    Ce document , qui p rend place dans la srie complexe des provoca-tions et apologies pa r le biais desquelles Jauss a cherch esquisser les contours d 'une forme singulire de conservatisme critique, serait des-tin briser u n silence qu'il ne dfinit pas de pr ime abord comme le sien, mais comme celui des matres 3 . Plac sous le signe du ddouble-ment , d 'une incomprhension radicale l 'gard de son p ropre pass (celui d ' u n jeune h o m m e devenu tranger , dans lequel il ne peu t se reconna t re ), le propos de Jauss situe le nazisme dans l 'ordre de ce qui chappe l 'hermneut ique ( Le comprendre serait une manire de l 'ap-p r o u v e r ) . Le s i lence de l 'hermneut ique serait l i un refus de comprendre ce qui est inhumain et oppos au langage prilleux des analyses historiques et sociologiques dont la sophistication consiste tout expliquer .

    Cense maner d 'un lieu neutre o elle pourra i t s 'exprimer en toute

    1. Gadamer, op. cit., p. 279. 2. Voir Le Monde des Livres (entretien avec Maurice Olender), 6 septembre 1996, et la

    Frankfurter Rundschau du 28 mai 1996. Jauss s'engagea dix-sept ans dans la Waffen-SS, en 1939, et dirigea une compagnie de 120 hommes sur le front de l'Est.

    3. Entretien du Monde des Livres. Jauss mentionne non seulement Heidegger, mais aussi Gadamer (sur ce dernier, voir Theresa Orozco, Platonische Gewalt. Gadamers politische Hermeneutik der NS-Zeit, Hambourg, Argument, 1995 ; Isabelle Kalinowski, tat des gardiens et gardiens de l'tat, Liber 30, mars 1997).

  • souverainet comme si sa position ne confrait pas, pour lui, un intrt objectif au rejet des investigations historiques et sociologiques - , cette interprtat ion de Jauss n'est pas sans rappeler sa fiction d 'un espace lib-ral dans lequel il avait tent de dlimiter une intgrit du sujet esthtique contre les objectivations d 'une histoire sociale de la lecture.

    Universit de Paris XII Institut d'allemand

    Av. du Gnral-de-Gaulle 94010 Crteil Cedex