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varia EMILIO GENTILE Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflexions critiques sur les critiques d’une interprétation To be a historian is to seek to explain in human terms. If God speaks, it is not through him. If He speaks to others, the historian can not vouch for it. In this sense the historian is necessarily secularist. Yet, with equal force, nothing human is alien to him, and religion, whatever else it may be for true believers, is profoundly human. Cushing Strout, The New Heavens and New Earth Trois définitions pour une interprétation Depuis la dernière décennie du 20 e siècle, la recherche histo- rique consacre une attention croissante aux problèmes du totalita- risme et de la religion politique, comme le montrent les ouvrages toujours plus nombreux publiés à ce sujet ainsi que la naissance en l’an 2000 de la revue Totalitarian Movements and Political Religions. Dans un article publié dans le premier numéro de cette revue, j’ai eu l’occasion d’exposer de manière systématique mon interprétation du rapport qu’entretiennent totalitarisme, religion laïque et moder- nité comme expression d’un phénomène plus général, la « sacrali- sation du politique ». Par ce terme, je désignais « la formation d’une Raisons politiques,n o 22, mai 2006, p. 119-173. © 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

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Un historien italien donne une définition du totalitarisme.

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EMILIO GENTILE

Fascisme, totalitarisme et religionpolitique : Définitions et réflexionscritiques sur les critiquesd’une interprétation

To be a historian is to seek to explain in human terms. IfGod speaks, it is not through him. If He speaks to others,the historian can not vouch for it. In this sense the historianis necessarily secularist. Yet, with equal force, nothinghuman is alien to him, and religion, whatever else it may befor true believers, is profoundly human.

Cushing Strout, The New Heavens and New Earth

Trois définitions pour une interprétation

Depuis la dernière décennie du 20e siècle, la recherche histo-rique consacre une attention croissante aux problèmes du totalita-risme et de la religion politique, comme le montrent les ouvragestoujours plus nombreux publiés à ce sujet ainsi que la naissance enl’an 2000 de la revue Totalitarian Movements and Political Religions.Dans un article publié dans le premier numéro de cette revue, j’aieu l’occasion d’exposer de manière systématique mon interprétationdu rapport qu’entretiennent totalitarisme, religion laïque et moder-nité comme expression d’un phénomène plus général, la « sacrali-sation du politique ». Par ce terme, je désignais « la formation d’une

Raisons politiques, no 22, mai 2006, p. 119-173.© 2006 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

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dimension religieuse à l’intérieur de la sphère politique, dimensiondistincte des institutions religieuses traditionnelles et autonome parrapport à ces dernières 1 ». Comme exemple historique concret nonseulement du lien entre totalitarisme et religion politique mais aussidu rapport entre sacralisation politique et modernité, je citais, entreautres, le fascisme. Je considère en effet, pour des raisons déjà ample-ment illustrées dans mes travaux sur le parti, le régime et l’idéologiefascistes 2, que l’expérience du fascisme est une expérience totalitaire– on sait bien par ailleurs que le concept même de totalitarisme estné de cette expérience. Je considère également, en me fondant surles recherches spécifiques conduites dans ce domaine, que le fas-cisme trouve sa place parmi les manifestations modernes de sacra-lisation de la politique 3.

Cette interprétation du fascisme a provoqué diverses critiques,qui me semblent souvent dépasser la signification spécifique que jedonne à ces concepts – et ce dans la mesure où ces critiques inter-rogent la validité même des concepts de totalitarisme et de religionpolitique comme instruments d’analyse historique, et donc leur uti-lisation dans l’interprétation de l’histoire contemporaine. Discuterde manière critique ces critiques de mon interprétation permettraitpeut-être aujourd’hui d’éclairer les concepts de totalitarisme et de

1. Emilio Gentile, « The Sacralization of Politics: Definitions, Interprétations and Reflec-tions on the Question of Secular Religion and Totalitarianism », Totalitarian Move-ments and Political Religions, vol. 1, no 1, 2000, p. 18-55.

2. E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista : 1918-1925, Rome/Bari, Laterza, 1975(nouvelle éd. complétée, Bologne, Il Mulino, 1996) ; Il mito dello Stato nuovo dall’anti-giolittismo al fascismo, Roma/Bari, Laterza, 1982 (nouvelle édition révisée, Rome/Bari,Laterza, 1999) ; Storia del partito fascista. 1919-1922. Movimento e milizia, Rome,Laterza, 1989 ; La via italiana al totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista,Rome, La Nuova Italia scientifica, 1995 (La voie italienne au totalitarisme. Le parti etl’État sous le régime fasciste, trad. de l’it. par Philippe Baillet, Paris, Éditions du Rocher,2004) ; La grande Italia. Ascesa e declino del mito della nazione nel ventesimo secolo,Milan, A. Mondadori, 1997 ; Fascismo e antifascismo. I partiti italiani fra le due guerre,Florence, Le Monnieur, 2000 ; « Il totalitarismo alla conquista della Camera alta », inIl totalitarismo alla conquista della Camera alta. Inventari e documenti, Soveria Mannelli,Rubbettino, 2002 ; Fascismo. Storia e interpretazioni, Rome/Bari, Laterza, 2002(Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, trad. de l’it. par Pierre-EmmanuelDauzat, Paris, Gallimard, 2004) ; The Struggle for Modernity. Nationalism, Futurism,and Fascism, Westport, Praeger Publishers, 2003.

3. E. Gentile, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nell’Italia fascista, Rome,Laterza, 1993 (La religion fasciste, trad. de l’it. par Julien Gayrard, Paris, Perrin, 2002) ;Le religioni della politica. Fra democrazie et totalitarismi, Rome/Bari, Laterza, 2001 (Lesreligions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. de l’it. par Anna Colao,Paris, Seuil, 2005).

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religion politique, ainsi que le sens que je leur donne : cette réflexionsur les fonctions et les limites de ces concepts dans l’étude de l’his-toire contemporaine constitue précisément le sujet qui m’a été pro-posé par le responsable de ce numéro de notre revue.

Il me faut tout d’abord préciser que mon interprétation dufascisme procède non seulement de mes propres recherches histo-riques, mais aussi d’une redéfinition critique du concept même detotalitarisme à partir des définitions théoriques précédentes. Jedonne en effet du totalitarisme la définition suivante :

Le totalitarisme est une expérience de domination politiquemise en œuvre par un mouvement révolutionnaire et organisée parun parti à la discipline militaire.

Le totalitarisme se caractérise par une conception intégralistede la politique et aspire au monopole du pouvoir ; après avoirconquis ce dernier par des voies légales ou non, il s’attache à détruireou à transformer le régime préexistant pour construire un État nou-veau, fondé sur le régime du parti unique.

L’objectif principal du totalitarisme est de réaliser la conquêtede la société, c’est-à-dire la subordination, l’intégration et l’homo-généisation des gouvernés : l’existence humaine, qu’elle soit indivi-duelle ou collective, est considérée comme intégralement politiqueet se voit interprétée selon les catégories, les mythes et les valeursd’une idéologie palingénésique, elle-même sacralisée sous la formed’une religion politique.

La religion politique tend à remodeler l’individu et les massesen provoquant une révolution anthropologique qui doit aboutir à larégénération de l’être humain et à la création d’un homme nouveau.

Cet homme nouveau est consacré corps et âme aux projetsrévolutionnaires et expansionnistes du parti totalitaire, dont le butultime est alors la création d’une nouvelle civilisation supra-nationale.

Cette définition est délibérément longue. J’ai cherché ici àrendre immédiatement évident le lien étroit qui unit toutes lescomposantes de ma définition du totalitarisme. Ces différents élé-ments sont à la fois essentiels et complémentaires ; ils reflètent àmon sens – autant que possible pour une définition théorique – laréalité historique des expériences totalitaires advenues au cours du20e siècle. Toutes ces composantes de ma définition du totalitarisme– parti révolutionnaire, monopole du pouvoir, religion politique,conquête de la société, révolution anthropologique, ambitions

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expansionnistes – sont reliées à la fois logiquement et chronologi-quement, et entretiennent entre elles des rapports dynamiques etdialectiques. Mon interprétation se distingue en cela de la plupartdes théories du totalitarisme répandues jusqu’à présent ; ces der-nières construisent en effet leur définition principalement, si cen’est exclusivement, sur le concept institutionnel de « régime tota-litaire » lui-même forgé avant tout sur les similitudes entre le régimenazi et le régime stalinien. Pour ma part, je pense que, de par sanature même, le totalitarisme doit plutôt être considéré comme uneexpérience continue de domination politique ; en conséquence, ilme semble que le concept de « régime totalitaire » gagne à êtrecompris dans une perspective dynamique et non statique et doitêtre défini en tenant compte des circonstances historiques spécifi-ques dans lesquelles l’expérience totalitaire trouve son origine –même lorsque cette expérience, suivant telle ou telle théorie, n’estpas « parfaite » ou « achevée ».

L’un des éléments constitutifs de ma définition du totalita-risme est la religion politique, c’est-à-dire :

Une forme de religion qui, par la déification d’une entité sécu-lière, sacralise une idéologie, un mouvement ou un régime poli-tique. Cette entité séculière, transfigurée en mythe, se voit conférerle statut de source première et indiscutable du sens et de la fin del’existence humaine.

La religion politique ne peut accepter, en conséquence, lacoexistence avec d’autres idéologies ou d’autres mouvements poli-tiques. À l’égard des institutions religieuses traditionnelles, elleadopte parfois un comportement hostile, cherchant dès lors à lesdétruire. Ou alors, la religion politique tente d’établir avec la reli-gion traditionnelle un rapport de coexistence symbiotique, la pre-mière cherchant à incorporer la seconde au sein de son propresystème de croyances et de mythes, lui attribuant cependant un rôleseulement décoratif ou auxiliaire.

La religion politique sanctifie également la violence, arme légi-time contre ceux qu’elle considère comme ses ennemis, à l’extérieurcomme à l’intérieur ; la violence est également un instrument derégénération collective.

La stricte observation des commandements de la religion poli-tique ainsi que la participation au culte politique sont imposées,l’autonomie de l’individu étant refusée pour mieux affirmer la pri-mauté de la communauté.

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Défini ainsi, le concept de religion politique ne désigne passeulement l’institution d’un système de croyances, de rites et desymboles, mais touche également d’autres aspects fondamentauxde l’expérience totalitaire déjà exposés plus haut : conquête de lasociété, homogénéisation des individus, révolution anthropolo-gique, création d’un nouvel être humain, ambitions expansion-nistes pour construire une nouvelle civilisation supra-nationale. Lesconcepts de « totalitarisme » et de « religion politique » tels quedéfinis ici constituent deux des piliers de mon interprétation duphénomène fasciste, dont je donne une synthèse sous la formesuivante :

Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationalisteet révolutionnaire, anti-libéral et anti-marxiste.

Le fascisme est organisé autour d’un parti-milice, pratique uneconception totalitaire de la politique et de l’État construite sur uneidéologie mythique, virile et anti-hédoniste.

Cette idéologie se voit sacralisée au moyen d’ une religionpolitique, qui affirme la primauté absolue de la nation conçuecomme communauté ethnique organique et homogène.

La communauté nationale est strictement hiérarchisée ausein d’un État corporatiste ; la vocation belliqueuse de ce dernierl’incite à opter pour une politique de grandeur, de puissance etde conquête, à la recherche d’un nouvel ordre et d’une nouvellecivilisation.

C’est au début des années 1970 que commence l’élaborationde cette interprétation ; elle s’est par la suite développée tout aulong d’une période particulièrement féconde pour les recherches surle fascisme, période au cours de laquelle se sont imposés des thèmes,des problèmes, aujourd’hui encore au cœur de la recherche histo-rique et du débat théorique. L’actuel regain d’intérêt pour les pro-blèmes du totalitarisme et de la religion politique n’est d’ailleurspas étranger à ce renouveau. Cette période a d’abord été celle del’approfondissement des connaissances historiques sur le fascisme ;mais elle a aussi vu un renouvellement substantiel des thèmes derecherche, des méthodes d’analyse, des perspectives et des interpré-tations au cours de trois moments successifs. Ces trois moments,nous pouvons les distinguer sommairement selon le type d’appro-ches historiques, les thèmes et les problèmes qu’ils ont successive-ment adoptés.

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Le stade du renouveau

Le premier moment de renouvellement de la recherche et dela réflexion sur le totalitarisme et le fascisme couvre une quinzained’années, depuis la moitié des années 1960 jusqu’à la fin desannées 1970. Il se caractérise par des recherches empiriques appro-fondies sur ces thèmes, ainsi que par de nouvelles tentatives dedéfinition d’une théorie générale du fascisme correspondant auxproblèmes que le renouveau de la recherche contemporain avaitfait émerger 4. L’un des résultats les plus importants de ce moment,son progrès majeur peut-être, aura été de rendre possible le déve-loppement postérieur de la recherche, et de mettre en chantier ledépassement de la représentation traditionnelle du fascisme envigueur au début des années 1960 – représentation traditionnellequi continuera cependant à orienter la recherche tout au long desannées suivantes.

Selon cette conception traditionnelle, le fascisme n’a pas eud’individualité historique propre, au contraire du libéralisme, de ladémocratie, du socialisme ou encore du communisme. Le fascismen’aurait en somme été qu’un épiphénomène anti-historique et anti-moderne, sans culture et sans idéologie : rien de plus qu’un soulè-vement de mercenaires violents, au service de la bourgeoisie la plusréactionnaire, avec en guise de dirigeants des démagogues cyniqueset opportunistes avides de pouvoir, pervertissant et assujettissant unpeuple innocent et récalcitrant. Cette représentation expulse ducours de l’histoire contemporaine la tragique réalité du phénomènefasciste ; elle fait acte d’exorcisme et de consolation en réduisant lefascisme à une excroissance maligne étrangère au corps sain de lamodernité. Les protagonistes du fascisme y sont dégradés au rangde fous diaboliques et inhumains, ou alors, à l’opposé, de bouffonscaricaturaux. Diabolique ou trivial, le fascisme se voit ainsi renvoyéau rang de « négativité historique 5 ».

4. Le progrès majeur de ce premier moment peut être évalué par la confrontation desrésultats et des méthodes de deux sommes d’études sur le phénomène fasciste paruespendant à cette période : Stuart J. Woolf (dir.), European Fascism, Londres, Weidenfeld& Nicolson, 1968 et Walter Laqueur (dir.), Fascism: A Reader’s Guide, Aldershot,Wildwood House, 1976.

5. Voir E. Gentile, « Fascism in Italian Historiography: In Search of an Individual His-torical Identity », Journal of Contemporary History, vol. 21, no 2, 1986, p. 179-208.

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Si une telle représentation a longtemps prévalu, c’est qu’elleétait considérée comme la seule cohérente avec une posture anti-fasciste authentique – au point d’être érigée au rang de « représen-tation sacrée », qui ne pouvait être remise en cause sans mettre endoute l’antifascisme lui-même. En réalité, il s’agissait d’un graveappauvrissement de la tradition antifasciste, celle-là même qui àpartir des années 1920 avait donné du fascisme une interprétationpolémique et systématique, et qui en avait aussi initié l’analysecomme mouvement de masse et comme régime. Des commentairescomplexes à ce sujet avaient alors vu le jour, qui mettaient bien enévidence les caractères particuliers du fascisme sur le plan idéolo-gique, culturel, organisationnel et institutionnel. Ces commentaireséclairaient également les liens entre d’un côté le fascisme, et del’autre la modernité et la transformation politique née de la moder-nisation et de l’apparition de la société de masse. Et ce sont biendes antifascistes, souvent même des victimes du fascisme, qui ontles premiers utilisé dans l’analyse du fascisme les concepts de « tota-litarisme » et de « religion politique » – quand ils ne furent pas lesinventeurs de ces concepts, comme c’est le cas pour le terme « tota-litaire ». Au cœur de leur réflexion, il y avait le rôle de la penséemythique, la mobilisation des masses, le culte du chef, le partiunique, l’organisation de la culture ou encore les projets de régé-nération collective 6.

Après la Seconde Guerre mondiale, ce corpus antifascisted’analyses historiques et théoriques du fascisme a été écarté, voiretotalement oublié, alors que la thèse de la « négativité historique »définie plus haut dominait la pensée. Bien que plausible en appa-rence, et peut-être convaincante pour de nombreux aspects du fas-cisme, cette dernière représentation élude cependant un problèmefondamental : la nouveauté du fascisme comme mouvement etrégime politique, nouveauté qui exerça un immense pouvoird’attraction tant auprès des masses que d’intellectuels prestigieux.L’ironie tragique de l’expérience fasciste réside peut-être précisé-ment dans la « sincérité » de son irrationalité et de son idéologie :le fascisme a peut-être été démagogique, mais on ne peut certaine-ment pas l’accuser d’avoir dissimulé le projet de nouvelle société

6. Voir Hans Maier et Michael Schäfer (dirs.), Totalitarismus und Politische Religionen.Konzept des Diktaturvergleiches, Paderborn, Schöningh, 1996 ; E. Gentile, Les religionsde la politique..., op. cit.

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que son idéologie cherchait à construire. C’est de manière francheet brutale qu’était proclamé le mépris fasciste pour la liberté, l’éga-lité, le bonheur et la paix comme idéaux de vie ; au contraire lefascisme exaltait l’irrationalité, la volonté de puissance d’une mino-rité d’élus, l’obéissance aveugle des masses, l’inégalité des individus,des classes, des nations et des races. L’éthique guerrière du fascismeprêchait le sacrifice, l’austérité, le mépris de l’hédonisme, le dontotal de soi à l’État, la discipline, une fidélité inconditionnelle, toutcela en réponse aux défis lancés par les perpétuelles nouvelles guerresdéclarées au nom de la grandeur et de la puissance de la nation.Tout cela était proclamé en place publique, enseigné dans les écoles,affiché sur les façades et dans les rues. Et malgré cela, des millionsde personnes cultivées ou incultes ont vu dans le fascisme une foienthousiasmante, ainsi qu’une réponse au problème de l’existencesur terre ; tous ont considéré le système totalitaire comme uneréponse efficace aux conflits de la société moderne, tous l’ont vucomme l’aurore d’une nouvelle ère de grandeur nationale, la nais-sance d’une « nouvelle civilisation » pour les siècles des siècles.

Le fascisme affichait donc ouvertement ces intentions – face àce problème, les principales écoles historiographiques de l’aprèsSeconde Guerre mondiale, inspirées par le marxisme ou le libéra-lisme, sont longtemps restées muettes ou indifférentes. Comme l’arécemment observé Marco Gervasoni, « l’historiographie marxiste,malgré toutes ses nuances, est toujours restée comme stupéfaitedevant l’irrationnel, qu’elle analyse souvent de manière réductricecomme le faux-nez d’intérêts économiques » ; quant à l’historiogra-phie libérale, elle « est toujours désemparée devant les réalisations despolitiques de masse et finit dans de nombreux cas par partir de lapsychologie des chefs pour expliquer les phénomènes totalitaires 7 ».Aussi le problème du succès fasciste a-t-il souvent été écarté, demême que les interrogations liées à la fascination exercée sur lesmasses par un fascisme qui proclamait ouvertement ses idées, sesintentions, ses propositions et ses objectifs. À défaut d’être simple-ment écartés, ces problèmes étaient occultés par une interprétationqui, réduisant tout à la démagogie, à l’opportunisme ou à la terreur,les rendait incompréhensibles et insolubles. C’est probablement

7. Marco Gervasoni, « La storiografia di Emilio Gentile. Politica di massa e miti del XXsecolo », Gli argomenti umani, février 2002, p. 85.

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contre ce processus d’occultation que protestait en 1976 un intellec-tuel juif victime du fascisme du nom de Primo Levi :

Tous nous devons savoir, ou nous souvenir, que lorsqu’ils par-laient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés,adorés comme des dieux. C’étaient des « chefs charismatiques », ilspossédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rienà la crédibilité ou à la justesse des propos qu’ils tenaient mais quivenait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence,à leur faconde d’histrions, peut-être innée, peut-être patiemmentétudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient n’étaient pastoujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides oucruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mortpar des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmieux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bour-reaux-nés, ce n’étaient pas – sauf rares exceptions – des monstres,c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ilssont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux quisont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonction-naires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann,comme Höss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, lecommandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militairesfrançais qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les mili-taires américains qui tuèrent au Viêtnam 8.

C’est en particulier pour chercher à comprendre les raisons dela fascination exercée par le fascisme sur des millions de personnespendant l’entre-deux-guerres que s’est engagé le premier momentde renouvellement de la recherche et de la réflexion historique ; etc’est ainsi que quelques chercheurs, au début des années 1960, ontcommencé à étudier sérieusement l’idéologie et la culture fasciste,établissant que le succès du régime n’était pas que le fruit de ladémagogie, de l’opportunisme de ses dirigeants ou encore de laterreur. Le fascisme a également réussi grâce à sa propre capacité àinterpréter des aspirations, des désirs, des ambitions collectives ; etcela sans dissimuler la conception brutale et belliqueuse de la vieet de la politique qui l’animait, mais bien au contraire en la pro-clamant ouvertement au peuple. Il est significatif qu’à l’origine dece renouvellement de la réflexion, on trouve un autre intellectueljuif, George L. Mosse, lui aussi victime du nazisme, mais qui

8. Primo Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, appendicede 1976, Paris, Julliard, 1987, p. 211-212.

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contrairement à Levi n’a pas eu à souffrir l’enfer des camps d’exter-mination. Mosse fut l’un des premiers historiens à oser mettre endoute la validité de la représentation du fascisme alors dominanteet à briser le tabou de la « négativité historique ». Il entreprit unetâche historique : comprendre pourquoi ce qui l’avait persécuté avaitpu exercer pareille fascination. Pour ce faire, Mosse étudia l’idéo-logie du fascisme, sa culture, son style politique, ne le considérantainsi plus comme un phénomène extérieur à l’histoire contempo-raine. Bien au contraire, le fascisme était ici envisagé comme unrégime plongeant ses racines dans l’histoire et la société de l’Europemoderne ; il n’avait pu s’affirmer à ce point que parce qu’il avaitsu interpréter puis représenter les aspirations de millions de per-sonnes – et cela en les associant dans l’émotion mythique et rituelled’une nouvelle religion laïque.

Mosse peut être considéré comme l’historien emblématiquede ce premier moment de renouvellement des études sur le fas-cisme 9. Il en va de même pour le Journal of Contemporary History,qu’il fonda et dirigea en collaboration avec Walter Laqueur et dontla publication commença en 1966 par un numéro spécial sur lefascisme international. Dès le début de son article d’introductionsur la genèse du fascisme, Mosse marque clairement son refus desinterprétations traditionnelles du fascisme : « Au cours de notresiècle, deux mouvements révolutionnaires ont marqué l’Europe :l’un trouve son origine dans le marxisme, l’autre est le fascisme 10. »

La définition du fascisme que donne Juan Linz en 1976 peutégalement être considérée comme emblématique de ce premiermoment d’études sur le phénomène fasciste – Linz commence parpréciser que la définition du fascisme ne peut se contenter de néga-tions, mais « doit également prendre en considération son pouvoird’attraction et sa conception de l’homme et de la société », avantd’ajouter que « nulle définition ne peut ignorer l’importance du style

9. Voir E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of theConcept of Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin,John S. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of ModernEurope, Madison, University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109 ; voir égalementRoger Griffin, « Withstanding the Rush of Time: The Presence of Mosse’s Anthro-pological View of Fascism », in ibid., p. 110-133.

10. Nous traduisons : George L. Mosse, « The Genesis of Fascism », Journal of Contem-porary History, vol. 1, no 1, 1966, p. 14-26.

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distinctif [du fascisme], de sa rhétorique et de son système de sym-boles, de ses chants et cérémonies et même de ces chemises de cou-leur qui ont attiré tant de jeunes dans l’entre-deux-guerres ». Linzconclut cependant que ni l’idéologie ni le style n’auraient été desfacteurs décisifs de réussite sans « les nouvelles formes d’organisationet d’action politique » caractéristiques du fascisme. Pour toutes cesraisons, Juan Linz donnait une définition du fascisme à plusieursdimensions, laquelle marquait un net dépassement par rapport à lareprésentation traditionnelle de la « négativité historique » :

Nous définissons le fascisme comme un mouvement hyperna-tionaliste, souvent pan-national, anti-parlementaire, antilibéral,anti-communiste, populiste et en conséquence anti-prolétarien, enpartie anti-capitaliste et anti-bourgeois, anti-clérical ou au moins non-clérical. Son but est l’intégration nationale et sociale au moyen d’unparti unique et d’une représentation corporatiste, les deux n’étant pastoujours également promus. Le fascisme se caractérise également parun style et une rhétorique distinctifs, et repose sur des cadres activistesprêts à l’action violente associée à une forte participation électorale ; ils’agit, par une combinaison de tactiques légales et violentes, de gagnerle pouvoir à des fins totalitaires. L’idéologie fasciste se distingue despartis conservateurs traditionnels par le fait suivant : elle appelle àl’incorporation d’une forme épurée de la tradition culturelle nationaleau sein d’une nouvelle synthèse, et ce en réponse à l’émergence denouvelles classes sociales et à l’apparition des problèmes sociaux etéconomiques, tout en proposant de nouvelles formes de mobilisationet de participation. Son pouvoir d’attraction fondé sur l’émotion, lemythe, l’idéalisme et l’action à partir d’une philosophe vitalistes’adresse d’abord à ceux qui sont le moins intégrés dans la structure desclasses – les jeunes, les étudiants, les soldats démobilisés – appelés àconstituer une élite auto-désignée ; par la suite, elle en appelle égale-ment à tous ceux qui sont affectés à leur désavantage par le change-ment social et par les crises politiques et économiques. Appuyé par unemobilisation plébiscitaire des masses, le pouvoir d’attraction fasciste senourrit d’une inflation de la solidarité nationale et du rejet des conflitset des clivages institutionnalisés dans les sociétés modernes et réclamedonc la destruction et/ou la démobilisation des partis qui organisentces clivages, en particulier les classes ouvrières sans oublier les partiscléricaux. Quant à l’hyper-nationalisme fasciste, il se reflète dans unehostilité profonde pour les organisations et les mouvements qui peu-vent être considérés à caractère international – qu’il s’agisse ducommunisme, du socialisme même, du capitalisme de la financeinternationale, de l’Église catholique ou du moins du Vatican, ou

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encore de la franc-maçonnerie, de la Société des Nations, du pacifismeet des Juifs, même pour les mouvements fascistes qui ne sont niantisémites ni racistes à l’origine 11.

Les résultats les plus originaux obtenus par la recherche sur lefascisme jusqu’à la fin des années 1970 ont trouvé leur meilleureexpression critique et systématique dans l’ouvrage de StanleyG. Payne, Fascism. Comparison and Definition publié en 1980.Payne y tire les conclusions des recherches et du débat théoriquedes années précédentes, en les intégrant dans une définition généraledu fascisme ; celui-ci est considéré non plus comme une coagulationde négations, mais comme un phénomène politique nouveau etmoderne, armé d’une idéologie et d’une culture propres et fort decaractéristiques à la fois révolutionnaires et réactionnaires :

Somme toute, le fascisme fut la seule idéologie majeure créée parle 20e siècle, et il n’est pas surprenant de voir certaines des ses caracté-ristiques les plus importantes refaire surface à d’autres moments, dansd’autres régions du globe, dans le discours de mouvements radicauxou de régimes nationaux autoritaires – même si le profil de ces nou-veaux groupes est assez différent des fascismes européens tradition-nels. On peut préciser certains de ces traits caractéristiques :

1. Un autoritarisme permanent fondé sur un parti unique, auto-ritarisme qui n’est ni temporaire ni le prélude à l’internationalisme.

2. Un dirigeant charismatique au sommet du régime ou duparti, principe intégré par de nombreux régimes communistes etautres.

3. La recherche d’une idéologie ethnique synthétique, dis-tincte du libéralisme et du marxisme.

4. Un système d’État totalitaire et une économie politiquefondée sur le corporatisme, le syndicalisme ou encore un socialismepartiel, système néanmoins plus limité et pluraliste que le modèlecommuniste.

5. Une philosophie de l’activisme volontariste, mais détachéede tout déterminisme philosophique.

Pour tous ces aspects, l’expérience fasciste fut fondamentalepour les révolutions et le nationalisme autoritaire mis en œuvre aucours du vingtième siècle 12.

11. Nous traduisons : Juan J. Linz, « Some Notes Toward a Comparative Study of Fas-cism in Sociological Historical Perspective », in W. Laqueur (dir.), Fascism. A Reader’sGuide, op. cit., p. 24-26.

12. Nous traduisons : Stanley G. Payne, Fascism. Comparison and Definition, Madison,University of Wisconsin Press, 1980, p. 211-212. La structure de cet ouvrage et son

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Par la suite, durant les années 1980 s’engage un autremoment de la recherche sur le fascisme. Le débat théorique perdalors de sa vigueur et devient en quelque sorte marginal : à cemoment dominent en effet les études historiques sur les mou-vements et régimes fascistes singuliers, études qui s’accompagnentd’un certain scepticisme quant à la possibilité réelle de parvenirà une définition théorique du fascisme – c’est-à-dire une défini-tion capable de recueillir le consensus des chercheurs. Certainshistoriens comme Karl D. Bracher et Renzo De Felice, armésd’une réelle exigence lorsqu’il s’agit d’isoler les caractéristiquesspécifiques des mouvements et des régimes fascistes, vont jusqu’àmettre en doute l’existence même d’un phénomène fasciste uni-taire. Les recherches se poursuivent néanmoins durant cettepériode, explorant certains des nouveaux champs ouverts lors dela décennie précédente ; outre l’idéologie fasciste, les aspects poli-tiques, organisationnels et institutionnels du phénomène sontainsi particulièrement étudiés.

Mais c’est au début des années 1990 que commence un nou-veau moment de la recherche historique, qui se distingue par unregain d’intérêt pour le débat théorique au sujet du phénomènefasciste ; l’attention des chercheurs s’oriente alors surtout vers lesaspects culturels et esthétiques de ce dernier, jusqu’à conférer àl’idéologie et à la culture un rôle primordial dans les nouvellestentatives de définition du fascisme 13. Comme œuvre la plus emblé-matique de ce moment, on peut citer The Nature of Fascism deRoger Griffin, publié en 1991. Le chercheur britannique s’y livreà un inventaire critique des principales interprétations du fascisme,écartant définitivement celles qui ne tiennent plus debout face auprogrès de la connaissance et des analyses au cours des deux

dispositif conceptuel ont été repris, mis à jour et complétés dans A History of Fascism1914-1945 (Madison, University of Wisconsin Press, 1995) du même auteur. Un autreouvrage particulièrement représentatif de ce moment de la recherche sur le fascisme estStein Ugelvik Larsen, Bernt Hagtvet, Jan Petter Myklebust (dirs.), Who Were theFascists. Social Roots of European Fascism, Bergen/Oslo, Universitetsforlaget, 1980.

13. Pour un panorama complet du débat sur le phénomène fasciste après 1991, voirS. G. Payne, A History of Fascism 1914-1945, Madison, University of WisconsinPress, 1995 ; R. Griffin (dir.), International Fascism. Theories, Causes and the NewConsensus, Londres, Arnold, 1998 ; Joan Anton Mellon (dir.), Orden, Jerarquía yComunidad. Fascismos, Dictaduras y Postfascismos en la Europa Contemporánea,Madrid, Tecnos, 2002 ; Alessandro Campi (dir.), Che cos’è il fascismo. Interpretazionie prospettive di ricerca, Rome, Ideazione, 2003.

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décennies précédentes. Intégrant cette somme critique à sa théorie,Griffin propose une nouvelle « définition du fascisme construiteprincipalement à partir de ses axiomes idéologiques positifs, axiomesd’où procèdent son style, ses structures et ses refus spécifiques 14 » ;Griffin en fait la synthèse en une seule phrase : « le fascisme est ungenre d’idéologie politique dont le fondement mythique réalisé autravers de différentes permutations constitue une forme palingéné-sique d’ultranationalisme populiste 15 ».

Deux concepts refont surface

Le regain d’intérêt de la part des chercheurs pour les problèmesdu totalitarisme et de la religion politique est contemporain de cetroisième moment de la recherche sur le fascisme, moment quiperdure encore aujourd’hui. Il s’agit là du retour au cœur du débathistoriographique de deux concepts qui, entre les années 1920 etles années 1950, avaient joué un rôle fondamental dans l’interpré-tation du fascisme – comme cela a été indiqué plus haut. Utilisésà l’origine par les principaux chercheurs antifascistes, les conceptsde totalitarisme et de religion politique ont été contestés au coursdes années 1950, avant d’être presque totalement exclus des outilsd’analyse de l’histoire contemporaine ; ces concepts étaient alorsconsidérés comme des instruments de la propagande anticommu-niste à l’œuvre pendant la guerre froide. Mais à l’heure où le systèmesoviétique sombre dans le délabrement, le concept de totalitarismesemble en quelque sorte libéré de l’ostracisme auquel il avait étécondamné par les chercheurs d’inspiration communiste ou plutôtfavorables au communisme soviétique 16. Il en va de même pour le

14. Nous traduisons : R. Griffin, The Nature of Fascism, Londres, St. Martin’s Press,1991, p. 14.

15. Ibid., p. 26.16. Je me contenterai de citer, comme exemples de l’abondance des recherches dans ce

domaine, quelques ouvrages publiés au cours de la dernière décennie : Jay Taylor,The Rise and Fall of Totalitarianism in the Twentieth Century, New York, ParagonHouse, 1993 ; Simon Tormey, Making Sense of Tyranny. Interpretations of Totalita-rianism, Manchester/New York, St. Martin’s Press, 1995 ; E. Gentile, La via italianaal totalitarismo. Il partito e lo Stato nel regime fascista, op. cit. ; Abbott Gleason, Tota-litarianism. The Inner History of the Cold War, New York/Oxford, Oxford UniversityPress, 1995 ; H. Maier et M. Schafer (dirs.), Totalitarimus und Politische Religionen...,op. cit. ; Dictature, Absolutisme et Totalitarisme, numéro spécial de la Revue françaised’histoire des idées politiques, no 6, 1997 ; Alfons Söllner, Ralf Walkenhus, Karin Wie-

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problème de la religion politique : outre le renouveau des étudessur le totalitarisme que je viens de citer, la naissance ou renaissancede manifestations contemporaines de sacralisation de la politique –ou de politisation de la religion – ont sans doute contribué au retourdu concept sur le devant de la scène. On retrouve en effet dans cesmanifestations, sous un nouveau visage, certains aspects de l’enche-vêtrement entre dimension religieuse et dimension politique carac-téristique des phénomènes totalitaires 17.

land (dirs.), Totalitarismus. Eine Ideengeschichte des 20 Jahrhunderts, Berlin, Akad.Verl, 1997 ; Wolfgang Wippermann, Totalitaismustheorien : die Entwicklung der Dis-kussion von den Anfängen bis heute, Darmstadt, Primus Verlag, 1997 ; Marcello Flo-rese (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Milan, Monda-dori, 1998 ; Achim Siegel (dir.), The Totalitarian Paradigm after the End of Comunism.Towards a Theoretical Reassessment, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1998 ; Klaus-Dietmar Henke (dir.), Totalitarismus. Sechs Vorträge über Gehalt und Reichweite einesklassischen Konzepts der Diktaturforschung, Dresde, Hannah-Arendt-Institut für fors-chung, 1999 ; Johannes Klotz (éd.), Schlimmer als die Nazis. « Das Schwarzbuch desKommunismus » und die neue Totalitarismusdebatte, Cologne, PapyRossa, 1999 ; Ber-nard Bruneteau, Les Totalitarismes, Paris, Armand Colin, 1999 ; « Totalitarismus undLiberalismus », Prokla, 2, juin 1999 ; Eckhard Jesse (dir.), Totalitarismus im 20 Jah-rhundert. Eine Bilanz der Internationalen Forschung, Baden-Baden, Nomos, 1999(deuxième édition) ; Michael Halberstam, Totalitarianism and the Modern Conceptionof Politics, New Haven/Londres, Yale University Press, 1999 ; Juan J. Linz, Totalita-rian and Authoritarian Regimes, Boulder/Londres, Lynne Rienner Publishers, 2000 ;Stéphane Courtois (dir.), Quand tombe la nuit. Origines et émergence des régimes tota-litaires en Europe 1930-1934, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001 ; Fransisco BudiHardiman, Die Herrschaft der Gleichen. Masse und totalitäre Herrschaft. Eine kritischeÜberprüfung der Texte von Simmel, Broch, Canetti und Hannah Arendt, Francfort,Peter Lang Verlagsgruppe, 2001 ; Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil, 2001 ;J. J. Linz, Fascismo, autoritarismo, totalitarismo. Connessioni e differenze, Rome, Idea-zione Editrice, 2003.

17. Là encore, je ne signalerai que certains ouvrages publiés pendant les dix dernièresannées : E. Gentile, Il culto del littorio..., op. cit. ; Albert Piette, Les religiosités séculières,Paris, PUF, 1993 ; H. Maier, Politische Religionen. Die totalitären Regime und dasChristentum, Fribourg/Bâle, Herder, 1995 ; Sabine Behrenbeck, Der Kult um die totenHelden. Nationalistische Mythen, Riten und Symbole 1923 bis 1945 (Neuburg a.d.Donau, Vierow, 1996) ; Arthur Jay Klinghoffer, Red Apocalypse. The Religious Evo-lution of Soviet Communism, Lanham, University Press of America, 1996 ; H. Maier(dir.), Totalitarismus und Politische Religionen, op. cit. ; H. Maier et M. Schäfer (dirs.),Totalitarismus und Politische Religionen. Konzepte des Diktaturvergleichs, op. cit. ; PeterBerghoff, Der Tod des politischen Kollektives. Politische Religion und das Sterben undTöten für Volk, Nation und Rasse, Berlin, Akademie Verlag 1997 ; Yvonne Karow,Deutsches Opfer. Kultische Selbstauslöschung auf den Reichsparteitagen der NSDAP,Berlin, Akademie Verlag, 1997 ; Michael Ley, Apokalypse und Moderne. Ausätze zupolitischen Religionen, Wien, 1997 ; Michael Ley et Julius H. Schoeps (dirs.), DerNationalsozialismus als politische Religion, Bodenheim, Philo, 1997 ; Claus-EkkehardBärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus, Munich, W. Fink, 1998 ;Markus Huttner, Totalitarismus und Säkulare Religionen. Zur Frühgeschichte totalita-rismuskritischer Begriffs-und Theoriebildung in Großbritannien, Bonn, Bouvier, 1999 ;

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Cependant, au-delà des motifs contingents qui l’ont initié, ledébat contemporain sur le totalitarisme et la religion politique nepeut se comprendre qu’en gardant ceci à l’esprit : sans le renouvel-lement de l’interprétation du fascisme opéré au cours des années1970 et 1980, ce débat ne serait tout simplement pas possible. Etje crois que mes recherches et réflexions sur le phénomène fascisteainsi que sur ces deux concepts ont de quelque manière contribuéà ce renouvellement ; il me semble d’ailleurs opportun de préciserici que, contrairement à ce qu’une certaine critique a soutenu, moninterprétation du fascisme comme totalitarisme et religion politiqueprécède de plusieurs années l’intérêt aujourd’hui porté à ces thèmes,et n’est donc pas née avec lui. J’ai commencé à élaborer cette inter-prétation dès les années 1970, ses prémisses apparaissant déjà dansmes travaux précédents ; comme ceux-ci examinaient le mythe dela régénération nationale et la recherche d’une nouvelle religionnationale laïque dans la culture italienne et les mouvements d’avant-garde du début du vingtième siècle, c’est à la fois par esprit delogique et par curiosité que j’en suis venu à m’occuper du fascisme,produit et héritier de cette culture 18.

Totalitarisme et religion politique dans la définition du fascisme

Le sens de mon interprétation du fascisme comme totalita-risme était déjà formulé dans un article daté de 1974 :

L’élément essentiel (...) de l’idéologie fasciste fut l’affirmationdu primat de l’action politique, c’est-à-dire le totalitarisme compriscomme dissolution totale du privé dans le public, donc comme

Klaus-Georg Riegel, « Transplanting the Political Religion of Marxism-Leninism toChina: The Case of the Sun Yat-Sen University in Moscow (1925-1930) », in Karl-Heinz Pohl (dir.), Chinese Thought in a Global Context, Leiden/Boston/Cologne,Brill, 1999, p. 327-58 ; Hans Maier (dir.), Wege in die Gewalt. Die moderne politischenReligionen, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 2000 ; Marcela Cristi, From Civilto Political Religion. The Intersection of Culture, Religion and Politics, Waterloo(Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2001 ; E. Gentile, Le religioni della poli-tica..., op. cit.

18. E. Gentile : « Papini, Prezzolini e Pareto e le origini del nazionalismo italiano », Clio,7 janvier 1971, p. 113-142 ; « La Voce » e l’età giolittiana, Milan, Pan, 1972 ; « Alcuneconsiderazioni sull’ideologia fascista », Storia contempornea, vol. 5, no 1, 1974,p. 115-125 ; Le origini dell’ideologia fascista, op. cit. ; Mussolini e « La Voce », Florence,Sansoni, 1976 ; « La politica di Marinetti », Storia contemporanea, vol. 7, no 3, 1976,p. 15-38.

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subordination des valeurs touchant à la vie privée (religion, culture,morale, sentiments, etc.) à la valeur publique par excellence, la poli-tique. Cette dernière était conçue comme activisme, comme forcepure et confrontation de forces, la victoire étant ici l’unique jugedu succès. Le noyau constant de l’idéologie fasciste fut – et c’est làune conséquence du totalitarisme – une conception de l’État commeréalisation de la volonté de puissance d’une minorité activiste, entiè-rement consacrée à la réalisation de son mythe, de son idée-force.L’homme nouveau rêvé par les fascistes aurait été le produit d’uneclasse de Platon modernes, à la recherche d’un État organique etdynamique, considérant la politique comme une valeur absolue etsans autre fin qu’elle-même. Dans cette perspective, l’idéologie dufascisme fut la réalisation la plus complète de l’État totalitaire (surtouten raison de l’apport idéologique de l’idéalisme de Gentile), conçucomme une société strictement hiérarchisée et soumise à une aris-tocratie politique qui ne tirait sa légitimité que de la conquête et dela conservation du pouvoir. Le fascisme fut, avant tout, une idéologiede l’État, d’un État indestructible et totalitaire. Comme tel, il futl’antithèse de l’idéologie communiste qui est une idéologie de lasociété, tendant vers la réalisation d’une société d’hommes libres etégaux, sans subordination des uns aux autres à cause de l’organisa-tion du pouvoir au sein de l’État 19.

Dans le même article était également ébauchée une interpré-tation du fascisme comme religion politique, celle-ci constituantune conséquence logique du totalitarisme expliqué plus haut :

De la conception fasciste de la vie découle une attitude fascisteface à la manière de faire de la politique, d’organiser la vie en société,de concevoir la finalité du groupe fasciste non pas suivant la logiqueet la persuasion, mais en faisant appel à l’instinct, à la foi, au sen-timent, à l’imagination, à la fascination magnétique du Chef. Legroupe fasciste était uni par la foi : le fasciste ne choisissait pas ladoctrine, ne la discutait pas – plus que toute autre chose, il était uncroyant et un combattant. Le fascisme apparaît dès lors comme uneévasion loin de tout ce qui pouvait encadrer, mesurer la vie socialeet la priver ainsi de son versant pittoresque, mystique, héroïque etaventureux. L’aventure précisément, l’héroïsme, l’esprit de sacrifice,les rituels de masse, le culte des martyrs, les idéaux belliqueux etsportifs, la dévotion fanatique pour le Chef : tels étaient les attitudesdu groupe fasciste 20.

19. E. Gentile, « Alcune considerazioni sull’ideologia fascista », art. cité, p. 120-121.20. Ibid., p. 123.

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De cette conception fidéiste et intégraliste de la politique, jefaisais découler la définition d’« une attitude essentiellement subjec-tive face à la politique, c’est-à-dire une conception esthétique de lavie politique », qui se manifeste au travers de « la politique commespectacle » :

Les fascistes s’élevaient contre le matérialisme propre au capi-talisme et au communisme, alors que le fascisme exaltait au contraireles valeurs de l’esprit. Le matérialisme appauvrissait l’individu,devenu caricature de fonctionnaire soumis à la régularité bureaucra-tique, caricature d’ouvrier au service de la production et de lamachine, caricature de citadin éduqué par la morale petite-bour-geoise du salaire, du bien-être, de l’indifférence face à la vie politiqueet sociale, renfermé sur son égoïsme, avili par le dégradant systèmecollectiviste et étouffé dans l’anonymat urbain. Au contraire, le fas-cisme était le mouvement politique capable de rendre couleur et joieà la vie sociale. Dans l’État totalitaire la vie civile était un spectaclecontinu, où l’homme nouveau fasciste s’exaltait au sein de la massemouvante mais ordonnée, exaltation procurée par la répétition derites, par la vénération de symboles, par l’appel suggestif à la soli-darité collective ; tout cela jusqu’à atteindre en un instant chargé detension psychologique et d’émotion la fusion mythique de l’indi-vidu, de la nation et de la race grâce à la médiation magique duguide. Même si l’on retrouve certains de ces aspects dans d’autresrégimes totalitaires, il n’y a que dans le fascisme qu’ils étaient à cepoint présentés comme idéal de la vie civile, et c’est seulement dansle cas de cette expérience que l’exaltation et le spectacle contribuè-rent à ce point au succès du régime. L’organisation du consensus demasse était, de fait, fondé sur ces cérémonies [...].

Ces considérations aboutissaient finalement à une « revitalisa-tion » complète de la signification du fascisme dans l’histoirecontemporaine, conçu ici comme expérience moderne de politiquede masse.

Un système politique fondé sur l’irrationnel réduit presqueinévitablement la participation politique individuelle et collective àun spectacle de masse. En méprisant l’idéalisme rationnel del’homme, sa capacité à connaître la réalité à travers le filtre de lalogique, le besoin humain de conviction et de compréhension, onréduit l’homme à une cellule perdue dans la foule. Dans ce contexte,la foule devient influençable, non pas par le discours rationnel, maisseulement par l’abus psychologique, la violence morale et la manipu-lation des consciences – la vie n’est alors plus qu’extériorité pure. En

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exaltant les fantasmes et l’imagination, en excitant les préjugés degroupe, les angoisses, les frustrations, les complexes de grandeur oude misère, on détruit la capacité de choix et de critique de l’individu.Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécrationmythique des actes banals de la vie sociale comme « La Bataille dugrain » sont érigés au rang d’unique participation possible des massesau pouvoir politique. Les masses sont ici de simples spectatrices d’undrame qui les prend à parti mais se joue au-dessus d’elles 21.

Mon interprétation du fascisme, construite à l’origine à partirdes dimensions idéologiques et culturelles du phénomène, s’est parla suite développée en prenant en considération ses traits caracté-ristiques en matière d’organisation et d’institutions. Il s’agit alors,au travers d’une étude approfondie de l’histoire du parti et durégime fasciste, de vérifier de quelle manière, par quels moyens etdans quels buts fut mise en œuvre la conception totalitaire de lapolitique fasciste. En 1984, à l’occasion d’un colloque sur le fas-cisme et le national-socialisme, en cherchant à donner une synthèsede mes recherches à ce sujet, j’ai proposé de définir le systèmepolitique fasciste par l’expression césarisme totalitaire :

Le fascisme fut une dictature charismatique de type césariste,intégrée au cœur d’une structure organisationnelle fidèle à un mythetotalitaire ; ce mythe a été consciemment adopté et opérait concrè-tement comme un code de comportement et un point de référencepour l’action et l’organisation de l’État et des masses 22.

Le césarisme totalitaire définit l’aspect proprement institu-tionnel du fascisme comme phénomène moderne et révolution-naire 23. Mais la nature totalitaire de ce régime était, selon moi,

21. Ibid., p. 123-124. Je voudrais préciser ici qu’au moment de la rédaction de cet article,je ne connaissais pas les thèses de Walter Benjamin sur l’« esthétisation de la poli-tique » ; de même, l’ouvrage de Mosse sur la nationalisation des masses, où l’auteurfaisait sien le concept d’« esthétique de la politique », n’avait pas encore été publié –il ne sortit en effet que l’année suivante. J’entends souligner par ces précisions quemon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels et symboliques de la politique fascisteet pour la religion politique provenait alors directement, et j’irais jusqu’à dire spon-tanément, de mes recherches sur le fascisme et non de l’influence de Benjamin oude Mosse.

22. E. Gentile, « Partito, Stato e Duce nella mitologia e nella organizzazione del fas-cismo », in Karl Dietrich Bracher et Leo Valiani, Fascismo e nazionalsocialismo,Bologne, Il Mulino, 1986, p. 265 (voir également E. Gentile, Qu’est-ce que le fas-cisme ?..., op. cit., p. 228-264).

23. E. Gentile : « Il fascismo fu una rivoluzione ? », Prospettive settanta, octobre-décembre

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antérieure à son institution : avant même la conquête du pouvoir, leParti National Fasciste en présentait déjà les caractéristiques, comme« parti militaire ». J’explique ce point dans l’introduction au premiervolume de l’histoire du Parti National Fasciste publié en 1989 :

L’orientation totalitaire du fascisme émergea avec le parti-milice, au cours des premières années de formation du Parti NationalFasciste ; cette orientation conditionna par la suite l’action du mou-vement puis du régime. Au cours des années de pouvoir, l’expériencefasciste investit le terrain difficile laissé par les premières phasesd’industrialisation et de modernisation dans la situation historiqueet sociale de l’Italie ; sa réalisation rencontra obstacles et résistancesavant de se conclure par la catastrophe de la guerre. Cependant,constater l’échec des ambitions totalitaires du fascisme ne peut êtreun motif pour minimiser ou banaliser, comme on l’a fait jusqu’àprésent, le poids et la signification historique de cette expériencesingulière de domination politique : pendant vingt ans le PNF trans-forma l’Italie en un immense laboratoire où des millions d’hommeset de femmes furent associés, volontairement ou non, à une tentativede réalisation du mythe d’un État totalitaire, et furent appelés àformer une nouvelle race d’Italiens élevés au sein de l’intégrité fas-ciste, dans l’idolâtrie du primat du politique et le culte de la volontéde puissance comme idéal suprême 24.

Dans cette perspective, le concept de totalitarisme m’a sembléun instrument d’analyse fort utile, non seulement pour comprendrele devenir concret des événements historiques nés du fascisme, maisaussi pour relier théoriquement l’un à l’autre les éléments essentielsd’une définition du fascisme fidèle à la réalité historique. Cettedéfinition prendrait en compte, unies au sein d’un processus dia-lectique, les dimensions organisationnelle, culturelle et institution-nelle du fascisme en livrant ses traits caractéristiques ; le fascismeserait ainsi :

1. Un mouvement de masse agrégeant les classes, mais oùprévalent les classes moyennes parmi les cadres dirigeants et les mili-tants. Ces représentants des classes moyennes sont pour la plupartnovices dans l’activité politique et s’organisent dans un parti-milice ;

1979, p. 590-596 (également dans Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 145-176) ;« Il fascismo », in Lucia Morra (dir.), L’Europa del XX secolo fra totalitarismo e demo-crazia, Faenza, Itaca, 1991, p. 101-110 ; « La modernità totalitaria », introduction àla nouvelle édition de Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. 3-49.

24. E. Gentile, Storia del partito fascista, op. cit., p. vii.

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celui-ci construit son identité non sur la hiérarchie sociale et la classed’origine mais sur le sens de la camaraderie. Le parti se considèrecomme investi d’une mission de régénération sociale et donc en étatde guerre contre ses adversaires politiques ; il cherche à conquérirle monopole du pouvoir politique, en utilisant la terreur et lescompromis parlementaires avec les groupes dirigeants. Le pouvoirservira à la création d’un nouveau régime construit sur les ruines dela démocratie parlementaire.

2. Une idéologie « anti-idéologique » et pragmatique, qui seproclame anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-démocratique, anti-marxiste, à tendance populiste et anti-capitaliste.Cette idéologie s’exprime de manière esthétique plutôt que théo-rique, à travers un nouveau style politique fait de mythes, de riteset de symboles d’une religion laïque ; laquelle religion laïque s’érigeà partir d’un processus d’acculturation, de socialisation et d’intégra-tion des masses dans la création d’un « homme nouveau ».

3. Une culture fondée sur une pensée mythique et un senstragique et activiste de la vie conçue comme manifestation de lavolonté de puissance, mais aussi sur le mythe de la jeunesse sculptantl’histoire et l’exaltation de la militarisation de la politique commemodèle de vie et d’organisation collective.

4. Une conception totalitaire du primat de la politique conçuecomme expérience intégrale à même de réaliser la fusion de l’individuet des masses au sein de l’unité organique et mystique de la nation.La nation est ici une communauté ethnique et morale, adoptant desmesures de discrimination et de persécution contre ceux qui sont horsde la communauté : les ennemis du régime, les races inférieures oudangereuses de quelque manière pour l’intégrité de la nation.

5. Une éthique civile construite sur le sacrifice total de l’indi-vidu à la communauté nationale, sur la discipline, la virilité, la cama-raderie et l’esprit guerrier.

6. Un parti unique chargé de pourvoir à la défense armée durégime, de sélectionner les cadres dirigeants et d’organiser les massesau sein de l’État sous la forme d’une mobilisation permanente parl’émotion et la foi.

7. Un appareil de police qui prévient, contrôle et réprime lesdissensions et l’opposition sans hésiter à recourir à la terreurorganisée.

8. Un système politique ordonné autour de fonctions stricte-ment hiérarchisées et désignées d’en haut – système dominé par lafigure du « chef », investi d’un caractère sacré et charismatique, quicommande, dirige et coordonne les activités du parti et du régime.

9. Une organisation corporative de l’économie, qui supprime laliberté syndicale et amplifie la sphère d’intervention de l’État. Il s’agit

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de réaliser selon des principes technocratiques et solidaristes la pleinecollaboration des « classes productives » sous le contrôle du régime –cela en préservant la propriété privée et la division des classes.

10. Une politique extérieure inspirée par le mythe de la puis-sance et de la grandeur nationale, avec pour objectif l’expansionimpérialiste.

Malgré sa division rhétorique en dix point distincts, cette défini-tion entend mettre en évidence les liens non seulement chronologiquesmais surtout logiques qui unissent les dimensions organisationnelle,culturelle et institutionnelle du fascisme ; par fascisme, on désigne ici« l’une des premières expérimentations de domination totalitairetentée au cours de l’époque moderne », ou alors « une religion poli-tique cherchant à réaliser dans ses institutions un nouveau sens de lacommunauté construit sur des fondements mystiques et religieux etbannissant par là-même la liberté de l’individu et des masses » 25.

L’idée d’un lien génétique entre totalitarisme et sacralisation dela politique a été confirmée non seulement par l’étude de l’idéologiefasciste mais aussi par une connaissance plus approfondie des événe-ments historiques que le fascisme a provoqués. Quant à l’attentioncroissante pour la dimension rituelle et symbolique de ce phéno-mène, elle a été stimulée par l’étude concrète des politiques adresséesaux masses par le parti puis par le régime fascistes : mythes et sym-boles y apparaissent comme le fondement d’une culture bâtie à partirde la pensée mythique et y jouent un rôle moteur en termes d’orga-nisation et de mobilisation collective 26. Confronter cette idée avec la« nouvelle politique » et le national-socialisme tels qu’ils sont ana-lysés par Mosse dans son ouvrage sur la nationalisation des massesm’a par la suite encouragé à aller plus avant dans l’analyse de l’expé-rience italienne et de ses différences par rapport au cas allemand ; jem’engageai cependant sur une voie différente de celle suivie parMosse dans son étude du culte politique nazi 27. Ma réflexion acertainement été influencée par l’œuvre de Mosse, auteur qui lepremier a soutenu que « le fascisme était une nouvelle religion » 28 ;

25. Ibid., p. x.26. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo dall’antigiolottismo al fascismo, op. cit., p. 249-252.27. Sur l’influence de l’ouvrage de Mosse dans l’élaboration de mon interprétation du

fascisme comme religion politique, voir infra.28. Nous traduisons, G. L. Mosse, « E. Nolte on the Three Faces of Fascism », Journal of

History of Ideas, 1966, p. 621-625.

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mais ce n’est cependant pas son étude sur la nationalisation de massesqui a suscité mon intérêt pour les aspects esthétiques, rituels etsymboliques du fascisme. Bien au contraire, je crois que la lecture deMosse m’a influencé pour ainsi dire en sens contraire, en me persua-dant de l’existence de différences substantielles entre l’expérienceitalienne et l’expérience allemande – son interprétation de la natio-nalisation des masses et son concept de « nouvelle politique » mesemblant dès lors inapplicables au fascisme, comme je le faisaisobserver en 1975 dans un compte-rendu du livre de Mosse :

Même si certains aspects extérieurs ou particuliers du fascismecorrespondent effectivement à l’idée de « nouvelle politique », il luimanque cependant les conditions essentielles de l’élaboration d’uneliturgie nationale. L’unique théologie politique italienne a été le faitde la lignée Mazzini-Gioberti-Gentile, mais elle est restée intellec-tuelle. Le processus historique et social italien n’a jamais débouchésur l’élaboration d’une liturgie nationale répandue et partagée ; laseule liturgie, difficilement substituable, était la liturgie catholique.En somme, la religion laïque de la Nation fut seulement une foipartagée par peu d’hommes 29.

La différence entre les traditions nationales à l’œuvre dans lefascisme et le nazisme fut la donnée principale à partir de laquellese développa mon enquête sur la religion politique fasciste. Lamatrice utilisée par Mosse dans son étude du nazisme n’était pasexploitable pour cette enquête ; comme je le disais en 1982, lefascisme dut pour une large part produire par lui-même son propreculte politique :

Le fascisme inventa son culte politique en utilisant quelqueséléments de la pensée de Giuseppe Mazzini et du socialisme, maisaussi les cérémonies patriotiques de la grande guerre, les rites etsymboles des combattants, le futurisme, l’arditismo et le fiumane-simo. Nous parlons d’invention parce que nous pensons, vu l’étatactuel de nos connaissances, que le fascisme ne bénéficiait pas d’unetradition de religion laïque et de liturgie nationale largementrépandue, partagée par des millions de personnes, analogue à latradition que George L. Mosse place aux origines du culte politique

29. E. Gentile, « A Provisional Dwelling: The Origin and Development of the Conceptof Fascism in Mosse’s Historiography », in Stanley G. Payne, David J. Sorkin, JohnS. Tortorice (dirs.), What History Tells. George L. Mosse and the Culture of ModernEurope, Madison, The University of Wisconsin Press, 2004, p. 41-109.

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nazi. Ceci explique la fragilité du culte politique fasciste, et l’impres-sion de formalisme grotesque et artificiel qu’il suscita souvent auprèsdes Italiens. Cette absence éclaire également le large recours aux riteset aux symboles de la Rome antique auquel se livra le fascisme, ainsique la prédominance absolue, au cœur du nouveau culte politique,du culte spécifique voué au Duce ; ce culte exclusif finit par absorbertout autre objet de culte ou de foi politique fasciste, y compris laNation ou l’État. À la différence du culte politique nazi, le casfasciste n’était pas l’expression d’un processus avancé de nationali-sation des masses mais bien plus un instrument destiné à provoquerla nationalisation des masses. Il serait cependant erroné de conclure,à partir de ces observations, que le culte politique fasciste ne futqu’un ridicule simulacre, utilisé de manière artificielle à des fins depropagande, et que son étude n’est pas pertinente pour la connais-sance de la nature du fascisme. En réalité, le culte politique inventéet adopté par le fascisme était parfaitement cohérent avec sa logiquetotalitaire et avec sa conception de l’homme et des masses 30.

Mes recherches sur le culte politique fasciste se sont poursuiviestout au long des années 1980, en parallèle avec d’autres études surl’histoire du parti et du régime fasciste. En 1993, ces recherches ontdébouché sur la publication d’un ouvrage 31 portant précisément surla sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste ; les résultatsexposés dans ce livre parurent sommairement dans un article publiéen 1990 dans le Journal of Contemporary History, sous le titre Fascismas Political Religion. Afin de bâtir mon interprétation du fascismecomme religion politique, je m’attachais à reconsidérer le rapportentre sécularisation et sacralisation dans la société moderne : si lesacré en disparaît progressivement, on y assiste cependant à un pro-cessus continu de sacralisation du politique – « la politique assumedésormais sa propre dimension religieuse », et cette dimension« atteint son paroxysme dans les mouvements totalitaires du ving-tième siècle » 32. C’est au cœur de ce processus que s’insère le pro-blème de la religion politique fasciste, au point de s’imposer commel’une de ses principales manifestations au cours du vingtième siècle.Dans cette perspective, on ne peut nier le fait que la sacralisation dupolitique a été un aspect fondamental du fascisme dès son origine eta joué un rôle de plus en plus important tout au long de son

30. E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo..., op. cit., p. 251.31. E. Gentile, La religion fasciste..., op. cit.32. Nous traduisons : E. Gentile, « Fascism as Political Religion », Journal of Contempo-

rary History, no 25, 1990, p. 229.

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développement, en tant que religion politique « qui se plaça délibé-rément aux côtés de la religion traditionnelle et tenta d’incorporercette dernière au sein de son propre système de valeurs, comme unallié dans la soumission des masses au pouvoir de l’État, quitte àébranler le principe de primauté de la politique » ; religion politiqueincontestablement, parce que « en raison même de la nature totali-taire du fascisme, ainsi que de cette idée selon laquelle l’expériencepolitique consume tout, les frontières entre sphère politique etsphère religieuses tendaient à disparaître » 33.

La critique comme dénigrement et les infortunesde l’arrogance pédante

Mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et commereligion politique a fait l’objet de diverses critiques. Je me limiterai àdiscuter ici les critiques négatives qui ne touchent pas seulementmon interprétation, ce qui serait en soi peut-être peu intéressant,mais qui manifestent également une aversion profonde et véritablepour les concepts de totalitarisme et de religion politique en eux-mêmes, ainsi que pour leur usage dans l’analyse de l’histoirecontemporaine.

La critique est fondamentale pour le progrès de la connais-sance. Le renouveau de l’historiographie et de l’interprétation dufascisme advenu au cours des trois dernières décennies n’aurait pasété possible sans la critique de l’historiographie et des interpréta-tions traditionnelles. Il me semble cependant que toutes les critiquesne sont pas également utiles pour le progrès des connaissances. Carcertaines critiques, qu’il conviendrait peut-être davantage d’appelerdénigrements, cherchent avant tout à altérer une interprétationjusqu’à la falsification pour mieux la refuser. C’est pourquoi je vaism’attacher à réfuter ces critiques, afin de contribuer encore à laréflexion et au débat sur le fascisme, le totalitarisme et la religionpolitique. Il me semble qu’une telle réfutation peut éclairer lesthèmes et les problèmes soumis au débat et éprouver la valeur véri-table des critiques négatives ; ces dernières manifestent générale-ment une aversion radicale pour toutes les interprétations qui se

33. Ibid., p. 230-231.

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démarquent de la représentation du fascisme comme « négativitéhistorique », au point de soutenir qu’une analyse du fascismecomme totalitarisme et religion politique n’est rien moins qu’uneinsidieuse manœuvre de réhabilitation.

C’est ce qui est arrivé à mon interprétation. Le premier à avoirlancé cette accusation, il y a de cela trente ans, a aujourd’hui loya-lement fait amende honorable, en déclarant s’être mépris sur le sensde mon travail historiographique. Il a par ailleurs reconnu la valeurpositive de mon analyse du fascisme comme totalitarisme, sans pourautant la partager entièrement 34. Avec quelque vingt années deretard, cette accusation a été reprise par certains, qui ont cherchéà dénigrer mon interprétation en la qualifiant d’« anti-antifas-ciste » 35. Ceux qui ont formulé cette accusation se veulent

34. Gianpasquale Santomassimo, « Le matricole del libro e moschetto », Il manifesto,15 juillet 2003 : « Tout le chemin parcouru par les recherches d’Emilio Gentile –que beaucoup ont mal compris à ses débuts, y compris l’auteur de ces lignes qui faitvolontiers amende honorable – a cherché à mettre en évidence en premier lieu laculture, les symboles, les rites du fascisme comme phénomène totalitaire, pour évoluerfinalement vers un examen toujours plus concret de la construction et de la conso-lidation d’un régime autoritaire qui veut être totalitaire. »

35. C’est ce qu’a fait Richard Bosworth, qui soutient que mon interprétation du fascismese caractérise par son « anti-antifascisme quasi systématique » (Richard James BoonBosworth, The Italian Dictatorhip. Problems and Perspectives in the Interpretation ofMussolini and Fascism, Londres, Arnold, 1998, p. 22). Cet auteur prétend critiquermon analyse du fascisme alors que ce qu’il présente comme tel n’est qu’une altération,voire une falsification de ma pensée, de manière à me faire apparaître comme « lapersonnalité la plus importante de la nouvelle génération d’anti-antifascistes néo-Rankiens » (ibid., p. 21). Pour accréditer cela, Bosworth expose, sous couvert deprésenter mes idées, un tissu d’omissions, de citations hors de leur contexte, d’argu-ments contrefaits et m’attribue des affirmations qui ne sont rien d’autre que de puresinventions. Par exemple, Bosworth écrit que « en 1995, Gentile se crut autorisé àdonner sa propre définition du fascisme » (p. 21-22) et expose ainsi de manièreerronée comme une définition du fascisme ma définition du « Césarisme totalitaire »,laquelle ne concerne que le système politique fasciste ; en outre, Bosworth se trompedans la date d’apparition de ce concept, formulé en 1986. De même, il donne uneversion falsifiée de mes idées lorsqu’il écrit que dans mon livre La grande Italia. Ascesae declino del mito della nazione nel ventesimo secolo (op. cit.), je « prétends de manièreprovocante et curieusement nostalgique que l’identification populaire avec la nationitalienne atteint son apogée en 1911 » (p. 24), alors que j’indique clairement dans celivre que cette « identification populaire » de 1911 ne fut qu’apparente, ce que jedémontre longuement dans un chapitre intitulé précisément « Les Italies de la monar-chie italienne ». Il n’est pas vrai non plus que mon interprétation du fascisme « commeune religion politique s’élève contre les thèses marxistes traditionnelles suivant les-quelles le fascisme fut l’expression d’une réalité de classe et d’une volonté de classe »(p. 24) : en réalité, dans mes recherches sur les origines du fascisme et l’histoire duparti fasciste, son identité en termes de classes est clairement posée, alors que la

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probablement les uniques gardiens de l’unique interprétationauthentiquement antifasciste du fascisme, alors qu’elle ne révèle ensomme qu’une monstrueuse ignorance – ignorance du fascisme,ignorance de l’antifascisme, ignorance de l’état actuel de la recherche

description du fascisme en ces mêmes termes est également présente dans ma défi-nition du fascisme dans l’Enciclopedia Italiana ; Bosworth ne cite bien entendu pascette définition, qui réfute tous les arguments qu’il soulève à mon encontre. C’estune autre falsification encore que de soutenir que, selon mon histoire du parti fasciste,« la nature réelle du PNF est, semble-t-il, d’ordre culturel » (p. 128), et encore uneautre que cette manipulation d’une citation extraite de mon livre : mon affirmation« Le fascisme se considéra toujours comme mouvement et milice » devient dans letexte de Bosworth « Il s’agit d’une organisation qui a toujours été un mouvement etune milice » (idem), transformant une qualité attribuée au fascisme en une définitionde ce dernier. Bosworth travestit encore mon interprétation lorsqu’il écrit que « Nousavons les assertions de Gentile, selon lesquelles le “peuple” italien voua progressive-ment, et jusqu’à un degré considérable, une foi sincère au fascisme » (p. 131) : pareilleaffirmation n’apparaît nulle part dans mes écrits, alors qu’en de nombreuses occasionsj’ai exprimé un jugement différent de celui que Bosworth m’attribue. Il est égalementfaux d’écrire que je soutiens la thèse de « l’authenticité des affirmations fascistes selonlesquelles le fascisme était parvenu à forger une société italienne totalitaire » (p. 235)– dans toutes les recherches qui abordent l’expérience totalitaire fasciste, je dis clai-rement que ce projet se conclut par un échec. Au-delà de toutes ces falsifications, etpour confirmer encore le caractère peu sérieux et peu digne de foi du livre queBosworth consacre à mes interprétations du fascisme, il suffira de citer quelquesexemples élémentaires. Bosworth affirme que je me suis assuré « une place dans lesconseils de rédaction des revues Storia Contemporanea et Journal of ContemporaryHistory » (p. 21) : la revue Storia Contemporanea n’a jamais eu de conseil de rédaction,et je n’ai jamais été qu’un collaborateur épisodique de cette publication. Par ailleurs,il est faux de soutenir que « L’œuvre de Gentile a recueilli les applaudissements docilesde sa faction académique. Cependant, parmi les historiens qui ne se réclament pasde De Felice, de nombreux doutes subsistent à son sujet » (p. 129). La plupart desjugements émis sur mes ouvrages par les historiens « non-De Feliciens » est pourtantplutôt positive ; c’est d’ailleurs surtout mon interprétation du fascisme comme tota-litarisme et sacralisation de la politique qui a retenu l’attention de ces historiens –comme le savent ceux qui connaissent même de manière superficielle les travaux del’historiographie italienne sur le fascisme au cours des dernières décennies. Avec lamême désinvolte ignorance, Bosworth affirme que des « personnages de premierplan... de l’Église Catholique » (p. 41) participèrent au premier gouvernement deMussolini ; il place Rieti, ville du Lazio, dans le sud de l’Italie (p. 134), et désignecomme « préface anonyme » (p. 200, note 143) une préface à l’ouvrage de Renzo DeFelice Mussolini l’alleato 1945-1945. II – La guerra civile 1943-1945 (Turin, Einaudi,1997) signée de la propre femme de l’historien, Livia De Felice. Enfin, pour en finiravec cet ouvrage superficiel et négligeable, il suffira d’observer l’assourdissante absencede références et de commentaires des interprétations du fascisme proposées par lesplus remarquables représentants de l’historiographie italienne marxiste ou de gauche,comme, entre autres, Giorgio Candeloro, Giampiero Carocci, Enzo Collotti, ErnestoRagionieri, Enzo Santarelli ou Piergiorgio Zunino. Car ces historiens proposent uneimage du fascisme profondément différente de celle de Bosworth, et c’est sans doutepour cela que les œuvres de la plupart d’entre eux ne figurent même pas dans labibliographie du son livre.

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antifasciste italienne et, finalement, ignorance de ma propre inter-prétation du fascisme.

Cette dernière, comme peut le constater aisément qui a effec-tivement lu mes travaux sur le fascisme et dispose d’une connais-sance réelle et non seulement rhétorique de la tradition antifas-ciste, a été élaborée à partir des thèses de chercheurs antifascistescomme Luigi Salvatorelli, Giovanni Amendola, Luigi Sturzo ouencore Lelio Basso. Alors que le fascisme ne s’était pas encore défi-nitivement engagé sur la voie de la dictature partisane, ces hommesfigurèrent parmi les premiers à percevoir l’originalité et la nou-veauté du phénomène fasciste, à le comprendre et à l’analyser. Lefascisme était alors décrit comme une nouvelle expérience de domi-nation politique, mise en œuvre par un parti organisé sur un modemilitaire ; ce parti avait conquis le monopole du pouvoir politiqueet se servait de ce monopole pour imposer son idéologie commereligion à toute la collectivité. Ces mêmes chercheurs antifascistesfurent les premiers à inventer et à diffuser le concept de totalita-risme pour définir l’expérience fasciste de domination politique ;d’autres penseurs antifascistes ajoutèrent à cette définition leconcept de religion politique, ces deux éléments apparaissant dèslors comme les deux facettes d’une même médaille 36. Née de cettetradition, mon interprétation a été acceptée par l’historiographieactuelle – y compris par des chercheurs appartenant à l’école his-toriographique marxiste. L’un des membres les plus respectés decette école, Giampero Carocci, dans un compte-rendu de monouvrage Il culto del littorio (La religion fasciste) publié en 1993,acceptait ma thèse suivant laquelle « un aspect essentiel de l’Étattotalitaire est sa tendance à sacraliser la politique, à faire de cettedernière l’une des nombreuses religions laïques qui, comme lenationalisme, caractérisent la société moderne » ; Carocci recon-naissait ainsi l’importance du sujet étudié, et faisait observer quemon ouvrage comblait une lacune : « les sources consultées confir-ment amplement l’existence d’une religion fasciste, d’un culte dulicteur, instrument fondamental pour provoquer la participationdes masses à ce qui était – ou semblait être – la vie de la nation » 37.

36. Voir E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 40-41, et plus lon-guement E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit., p. 255-269.

37. Giampiero Carocci, « Antropologia del fascismo », Lettera dall’Italia, juillet-août1993, p. 40.

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Qualifier mon interprétation du fascisme d’« anti-antifasciste »paraît parfaitement paradoxal, ridicule même, si l’on garde à l’espritque cette interprétation a été surtout combattue par ceux qui, ducôté de la tradition politique et culturelle de droite, soutiennentque le fascisme fut seulement un régime autoritaire et n’évoluajamais jusqu’au totalitarisme 38. La négation du caractère totalitairedu fascisme est l’expression d’une tendance plus générale que j’ainommée « dé-fascisation du fascisme » 39. Récemment, cette ten-dance en est arrivée à présenter le régime fasciste comme une dic-tature bienveillante, qui envoyait les antifascistes en vacances auxfrontières du pays et ne dégénéra qu’après l’alliance nouée avec lenational-socialisme, ce dernier lui ayant transmis le virus de l’anti-sémitisme et du racisme. Dans la polémique autour de mon inter-prétation du fascisme, les partisans de la thèse du fascisme non

38. La thèse d’un fascisme non totalitaire mais seulement autoritaire, qui ne devint dic-tature que par l’effet de circonstances involontaires et non par vocation a été l’inter-prétation de l’expérience fasciste proposée par le parti néo-fasciste Movimento SocialeItaliano, en particulier dans un article de Claudio Mantovani, « Quella benedettafollia... », publié par le journal du MSI Il Secolo d’Italia le 14 décembre 1986 : « Lefascisme n’en arriva à la dictature que par la force des choses, plutôt que par vocation.La dictature fasciste fut une théorie a posteriori, mais n’a jamais été prévue par lemouvement fasciste – car la dictature n’était conçue que comme une phase transitoire,déterminée par les contingences historiques et pas plus inéluctable qu’irréversible.Rien à voir avec le dogme léniniste de la “dictature du prolétariat”. Du reste, autemps même de la dictature, le régime fasciste se montra autoritaire, et non totalitaire.Il conquit le monopole du pouvoir politique – conquête qui déboucha sur un véritableconsensus participatif et actif, et donc sur une légitimation – mais ne prétendit jamaisfaire de même dans les domaines économique et culturel. Rien à voir, encore unefois, avec le véritable totalitarisme moderne, le totalitarisme communiste, qui assu-jettissait de manière systématique et programmatique la politique, la culture, l’éco-nomie pour en détenir le contrôle exclusif et coercitif. » Cette thèse rejoint l’inter-prétation théorique du fascisme comme « régime autoritaire de mobilisation »,autoritaire et donc non totalitaire ; cette interprétation a été proposée par le polito-logue Domenico Fisichella, membre de premier plan de l’Alleanza Nationale, partiengendré par le MSI. Fisichella a rejeté catégoriquement et à plusieurs reprises moninterprétation du totalitarisme fascisme, sans jamais citer ni ma définition du totali-tarisme ni ma définition du fascisme ; il n’a également jamais discuté les faits ou lesarguments qui construisent ces définitions. S’en tenant à l’état de la recherche his-toriographique sur le fascisme établi il y a trente ans, Fisichella refuse de prendre encompte la masse de nouvelles connaissances accumulées sur la réalité du régime fas-ciste par la nouvelle historiographie ; lorsqu’il affirme que ma « thèse d’une voieitalienne vers le totalitarisme et d’une totalitarisation du régime repose essentiellementsur l’analyse de proclamations doctrinales et d’outils de propagande, parfois mêmede préceptes normatifs » sans faits concrets, Fisichella procède à une déformationassez évidente de mes recherches et de mon interprétation (Domenico Fisichella,Totalitarismo. Un regime del nostro tempo, Rome, Carocci, 2002, p. 10).

39. E. Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 12-14.

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totalitaire, sans doute à court d’arguments convaincants, ont sou-vent invoqué l’autorité de Renzo De Felice – en citant des analysesque De Felice lui-même a plus tard modifiées ou réfutées, ou enmentionnant certaines phrases isolées et tirées de leur contexte pourdémontrer que « le premier et le plus autorisé des critiques de l’inter-prétation de Gentile n’est autre que son propre maître, Renzo DeFelice » 40. Mais en agissant ainsi, ces critiques tombent souventdans ce que j’appelle « les malheurs de l’arrogance pédante » (gliinfortuni dell’arroganza saccente), c’est-à-dire l’usage partial etdéformé d’auteurs que l’on connaît peu et cite mal à propos 41.

Déformation, falsification de mes idées : mon interprétationdu fascisme comme religion politique a, elle aussi, subi les attaquesdu dénigrement critique – attaques sur deux fronts simultanés. Cesont tout d’abord les chercheurs qui n’excluent pas l’importancedes aspects rituels et symboliques du fascisme qui ont mis en doute

40. Comme Marco Tarchi, Fascismo. Teorie, interpretazioni e modelli (Roma/Bari, Laterza,2003), p. 130.

41. Le politologue Marco Tarchi a invoqué l’autorité de Renzo De Felice pour « démolir »mon interprétation du fascisme comme totalitarisme et comme religion politique.Pour le premier de ce termes, Tarchi écrit : « Nous avons la certitude que ce qui s’estdéveloppé en Italie au cours du 20e siècle fut un régime autoritaire de type classique,“même en chemise noire”, régime fortement influencé par les pays voisins et construitsur un compromis avec les institutions et les acteurs sociaux traditionnels – mais “lesgreffes démagogico-sociales” opérées sur le modèle autoritaire classique par le fascismene suffisent cependant pas à en faire un véritable régime totalitaire, malgré ses propresaspirations dans ce sens ; c’est ce qu’exprime Renzo De Felice dans un article del’Enciclopedia del Novecento, rédigé vers le milieu des années 1970, et cette analyseest toujours d’actualité » (M. Tarchi, Fascismo..., op. cit., p. 132, citations de De Feliceentre guillemets). Tarchi omet cependant de mentionner quelques détails : les motsde De Felice sont, dans leur version originale, précédés d’une prémisse au condi-tionnel ; de même, dans le paragraphe qui suit les phrases transcrites ici, De Feliceprécise, au sujet justement du fascisme comme « régime autoritaire de type classique »,qu’une « analyse à ce point superficielle et limitée aux faits serait partiale » (RenzoDe Felice, « Fascismo », Enciclopedia del Novecento, Rome, Instituto della Enciclo-pedia Italiana, 1977, p. 915). Quant au fascisme comme religion politique, Tarchisoutient que De Felice, dans son Intervista sul fascismo (Rome/Bari, Laterza, 1975),« s’est clairement prononcé contre l’hypothèse de l’existence d’une forme quelconquede religion politique dans l’Italie du vingtième siècle » (Tarchi, Fascismo..., op. cit.,p. 130). Là encore, c’est De Felice lui-même qui dément Tarchi : dans ce mêmearticle sur le fascisme de l’Enciclopedia del Novecento, il affirmait en effet que lefascisme, comme le national-socialisme, se donnait un objectif complètement nou-veau, « transformer les foules en masses, en les organisant en un mouvement politiqueprésentant les caractéristiques d’une religion laïque » (De Felice, « Fascismo », p. 920).Enfin, en ce qui concerne le jugement de De Felice sur mon interprétation, Tarchicommet une autre péché d’arrogance en évitant de mentionner – comme aurait dû

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mes analyses 42, bientôt suivis par d’autres, pour qui ces aspects nesont absolument pas pertinents dans l’entreprise de définition dufascisme et qui par ailleurs considèrent « ridicule » l’étude du régimefasciste comme totalitarisme 43. À ces derniers se sont associésd’autres critiques, qui nient catégoriquement que l’on puisse appli-quer le concept de religion au fascisme autrement que comme méta-phore, et affirment également que mon analyse est le fruit de mon

le faire une étude sérieuse sur les idées de De Felice – ce que ce même De Feliceécrivait en 1982 au sujet de ma définition du totalitarisme fasciste : « Emilio Gentilea écrit à ce sujet des pages définitives, qui expliquent également fort bien l’essencedu totalitarisme fasciste et ses profondes différences avec les totalitarismes nazi etstaliniens » (Renzo De Felice, introduction à Renzo De Felice et Luigi Goglia (dirs.),Storia fotografica del fascismo, Rome/Bari, Laterza, 1982, p. xix). Face à une tellearrogance, je ne compte pas m’embarrasser de ce problème : a-t-on ici affaire à del’ignorance ou à de la mauvaise foi ? Il peut toutefois être intéressant de noter quel’ouvrage de Tarchi a été publié par le même éditeur, et dans la même collection,que l’une de mes études critiques sur De Felice (E. Gentile, Renzo De Felice, Lo storicoet il personaggio, Rome/Bari, Laterza, 2003) – j’y expose, en m’appuyant sur de lon-gues citations de l’évolution de son interprétation du régime fasciste jusqu’à la convic-tion finale, que la pensée de De Felice voyait bien dans le fascisme un régimetotalitaire.

42. C’est le cas, par exemple, de Mabel Barezin, qui a appliqué la « méthode Bosworth »dans son compte-rendu de l’édition italienne de mon livre Il culto del littorio (Lareligion fasciste, op. cit.) ; là encore me sont attribuées des affirmations, des idées toutsimplement fausses. Il n’est pas vrai, comme le dit Barezin, que je « considère que lareprésentation du pouvoir est égale à la réalité du pouvoir », que je ne « me penchejamais sur la manière dont les symboles et les rituels contribuent à la pratique poli-tique » et que j’« échoue à opérer une distinction analytique entre ceux qui produisentle rituel et les masses italiennes qui constituaient le public de pratiques symboliques.En résumé, Gentile échoue à faire la différence entre le mouvement et le régime, leparti et le peuple » (Journal of Modern Italian Studies, vol. 1, no 3, 1996, p. 470-472).En vérité, même si le sujet et l’objet de mon livre, comme cela est clairement ditdans l’introduction, est principalement « d’isoler et d’analyser l’origine, les motiva-tions, les formes et les buts du “culte du licteur”, concentrant pour cela l’attentionsurtout “sur les promoteurs et les propagateurs du culte du licteur” » (Gentile, Il cultodel littorio, op. cit., p. viii), je dis néanmoins clairement dans mon introduction mesidées sur la fonction politique et les effets pratiques du « culte du licteur », ainsi quesur les réactions de la population, lorsqu’il est possible d’en trouver la trace docu-mentaire (ibid., p. 189-195 ; p. 292-297). Dans la conclusion de l’ouvrage, j’exprimeencore une fois clairement mon jugement complet sur les effets du culte du licteur :« L’expérience totalitaire de la religion politique fasciste a échoué, au milieu des ruinesd’une désastreuse défaite militaire, dans une guerre que le fascisme et l’antifascismevécurent comme une “guerre de religion”. Les causes de pareil échec se trouvaientprobablement dans la nature même de l’expérience fasciste, conduite dans l’euphoried’un volontarisme prenant l’éphémère pour du durable, l’émotion pour l’adhésion,l’enthousiasme du succès pour une réelle confession de foi, les masses physiques derassemblements monstrueux pour le corps conscient de la nation. Mais la mêmemésaventure est arrivée à d’autres expériences de religions laïques » (ibid., p. 313).

43. C’est ici le cas de Tobias Abse, qui, dans un article au sujet de la traduction anglaise

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ignorance de ce que c’est que la religion 44. Ces mêmes critiquesm’ont en outre accusé de confondre une métaphore (le fascisme estune religion) et la réalité 45. Il serait facile de montrer combien

de Il Culto del littorio, cherche à dénigrer mon interprétation du fascisme en endonnant une version caricaturale, de l’ordre de ce que donnent les miroirs déformantsd’un parc d’attraction. Comme la plupart des accusations d’Abse rejoignent celles deBosworth, je me bornerai ici à n’en relever que les plus graves, qui touchent à moninterprétation du fascisme comme totalitarisme. Car, sans jamais citer ce que j’ai puécrire depuis tant d’années sur les théories du totalitarisme, sur la diversité et lesirréductibles différences entre fascisme, communisme et national-socialisme, mais éga-lement sur les limites, les insuccès et l’échec de l’expérience totalitaire fasciste, Abseaffirme de manière péremptoire que mon « travail théorique repose entièrement surl’idée complètement erronée que le fascisme est un régime totalitaire à classer avecle nazisme et ce que Gentile nomme curieusement “bolchevisme”. Il est significatifd’observer que Gentile procède comme si le concept de totalitarisme ne posait aucunproblème dans les cas allemand et russe, mais cette ignorance de débats pourtantbien connus sur le nazisme et le stalinisme ne semble pas cruciale pour une analysedu fascisme » (Tobias Abse, « Italian Fascism: Political Religion, Political Ritual orPolitical Spectacle? Emilio Gentile and his Critics », South European Society & Politics,vol. 3, no 2, 1998, p. 142-150). Ici encore, c’est la déformation et la falsification quiprévalent sur l’argumentation critique, comme lorsqu’Abse soutient que « Gentilesemble avoir régressé jusqu’aux clichés politiques désuets d’un Germino », par allusionà l’ouvrage sur le fascisme de Dante L. Germino, The Italian Fascist Party in Power(Minneapolis, University of Minnesota Press, 1959) – faisant comme si je n’avaispas moi-même, au sujet de Germino, émis un jugement particulièrement critique,analogue à mon jugement sur d’autres théories du totalitarisme élaborées par la sciencepolitique. Je renvoie pour cela à E. Gentile, Il mito dello Stato nuovo dall’antigiolot-tismo al fascismo, op. cit., p. 255-256 (et dans l’édition augmentée de 1999, p. xvii-xviii), et La voie italienne au totalitarisme..., op. cit., p. 68-74.

44. C’est encore Tobias Abse qui s’illustre ici, en répétant ailleurs ses critiques de monlivre sur la religion politique fasciste : il écrit au sujet de ce qu’il appelle mon « éloi-gnement de la tradition catholique » : « cet éloignement peut-être responsable, auxyeux de certains, de certains effets négatifs sur la compréhension par Gentile de cequi constitue une religion » (T. Abse, « The Historiography of Italian Fascism, inKeith Flett et David Rendon (dirs.), The Twentieth Century. A Century of Wars andRevolutions?, Londres, Rivers Oram Press, 2000, p. 160). Voici encore un exemplepatent des infortunes de l’arrogance pédante, dans laquelle tombe si facilement celuiqui parle de choses qu’il ignore. Car les premiers interprètes du fascisme commereligion politique, et les plus pertinents, ont été des chercheurs catholiques ; et certainsde ces chercheurs, comme Igino Giordani et Luigi Sturzo, sont cités dans l’ouvragecritiqué par Abse.

45. C’est ce que dit Barbara Spackman dans Fascist Virilities. Rhetoric, Ideology, and SocialFantasy in Italy (Minneapolis/Londres, University of Minnesota, 1996, p. 127-129).Cette chercheuse prétend me soumettre à une « leçon élémentaire de métaphore », àpartir d’une citation tirée du Manifesto degli intelletuali antifascisti de Benedetto Croce.Dans ce texte de 1925, le philosophe jugeait « abusive » la définition du fascismecomme religion donnée par Giovanni Gentile. Mais avant de me faire la leçon, ilfaudrait respecter quelques règles élémentaires : citer de manière fragmentaire unephrase de Croce ne suffit pas à rendre invalide l’interprétation du fascisme commereligion politique. Que l’antifasciste Croce refuse à son ancien ami fasciste et philo-

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toutes ces critiques sont victimes de l’arrogance : elles prétendenten effet discuter des thèmes, des problèmes que manifestement ellesignorent. Lorsqu’on m’accuse de méconnaître ce qu’est la religion,on oublie que parmi les premiers et plus importants chercheurs surle fascisme conçu comme religion politique figurent des intellectuelset des théologiens catholiques et protestants, laïques et religieux :de Luigi Sturzo à Paul Tillich, de Jacques Maritain à Arthur Kelleret jusqu’à Pie XI, tous partagent apparemment mon ignorance dece qu’est la religion. Ces penseurs m’ont d’ailleurs transmis cetteignorance par contagion, puisque ce sont leurs réflexions sur lefascisme comme religion politique qui m’ont amené à me penchersur cette question. Et ce n’est sans doute pas par hasard si mesrecherches sur le fascisme comme religion politique et les formesreligieuses de la politique en général ont suscité une intérêt singulieret souvent approbateur de la part de chercheurs de sensibilité catho-lique 46. Abandonner la définition du fascisme comme religion poli-tique est parfaitement possible ; mais le problème de la sacralisationde la politique reste cependant entier, et l’historien sérieux ne peutpas ne pas le prendre en compte, ne peut pas ne pas étudier cesphénomènes politiques où les « métaphores religieuses » ont su à lafois enflammer la foi et l’enthousiasme et engendrer l’angoisse et laterreur. Pour étudier ce problème, il faut en premier lieu désignerceux par qui il est advenu, les artisans des religions politiques ; ilfaut également identifier sur quels fondements ils ont construit cesdernières, comment ils les ont élaborées, institutionnalisées, misesen pratiques, investissant dans ces actes une somme inouïe d’énergieet d’argent. Il faut en somme comprendre comment les fascistes

sophe des religions G. Gentile le droit de définir le fascisme comme religion ne doitsurprendre personne, dans la mesure où Croce a toujours soutenu que le fascismen’était même pas une idéologie. Mais quiconque a lu, outre le Manifesto degli intel-letuali antifascisti, quelques pages des écrits de Croce sur la religion, ou au moins lesdeux premiers chapitres de Storia d’Europa nel secolo decimonono, chapitres qui portentsur la « religion de la liberté » et sur les « fois religieuses opposées », sait que la concep-tion qu’a Croce de la religion par rapport aux mouvements politiques rend légitimela définition du fascisme comme religion politique – et ce dans un sens qui n’est pasmétaphorique.

46. Voir, entre autres, Danilo Veneruso, « Nel fascio al posto della Croce il simbolo diun’ideologia fallimentare », L’Osservatore Romano, 13-14 avril 1993 ; Renato Moro,« Religione e politica nell’età della secolarizzazione: riflessioni su di un recente volumedi Emilio Gentile », Storia contemporanea, vol. 26, no 2, 1995 ; D. Veneruso, « Lademocrazia non può essere una nuova edizione di “religione secolarizzata” », L’Osser-vatore Romano, 14 juillet 2000 ; Alessandro Zaccuri, « Il secolo del Leviatano », Avve-nire, 25 octobre 2001.

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ont bâti avec une constance fanatique leur religion politique, objetd’adoration et instrument de mort.

Comme je l’ai écrit dans les conclusions de mon enquête, jeconsidère ce problème comme le premier à affronter pourcomprendre le processus de sacralisation de la politique caractéris-tique du fascisme ; ce moment est nécessaire, avant de poursuivrel’enquête par l’examen des autres aspects de ce phénomène, comme sadiffusion et ses effets sur la population. Comme je l’écrivais en 1993 :

Une fois arrivé au pouvoir, le fascisme a institué une religionlaïque en sacralisant l’État et en diffusant un culte politique auprèsdes masses ; son but était la création d’une citoyenneté virile etvertueuse, consacrée corps et âme à la nation. Pour diffuser sa doc-trine et susciter la foi en ses dogmes, l’obéissance à ses commande-ments et l’assimilation de son éthique, du mode de vie qui endécoule, le fascisme dépensa un capital d’énergie considérable ; cetteénergie fut ainsi détournée d’autres domaines qu’il aurait fallu pri-vilégier pour l’intérêt du peuple et du régime. L’engagement dansl’organisation de rituels de masse qui persistèrent avec une détermi-nation proche de l’obsession durant deux décennies, même lorsqueles fondations du régime croulaient à la suite de la défaite militaire,est déjà en soi un objet digne de réflexion 47.

Pour autant, il ne faut pas éluder l’étude des effets qu’ont eula religion politique fasciste et l’expérience totalitaire sur la vie etla conscience des hommes qui les ont suivies ; il faut au contraireêtre conscient du fait qu’il s’agit là d’un problème difficile à traiter,comme je le disais en 1988 en parlant de la politique de masse duparti fasciste :

Nous sommes ici face à l’un des problèmes les plus complexeset les plus controversés posés par le fascisme. Évaluer, au-delà dunombre de cartes d’adhésion au parti fasciste, l’adhésion réelle desconsciences est difficile ; et ce à cause du défaut d’analyses spécifi-ques sur ce sujet, mais aussi à cause de la fluidité du phénomènedu « consensus » dans un régime totalitaire. Toute généralisationserait fallacieuse. Refuser la réalité du consensus serait autant irréa-liste et illusoire que de prétendre l’existence d’un chœur d’adhésiondurable et uniforme. Une analyse du « consensus » doit nécessaire-ment s’articuler en différents moments, en fonction des conditions

47. Nous traduisons : E. Gentile, Il culto del littorio, op. cit., p. 311.

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sociales, des lieux, des moments, des sexes, et des âges ; cette analysedoit également procéder à une individuation des motivations et dessources principales du « consensus » (le mythe de Mussolini, l’imagedu fascisme, l’action des partis, etc.). Dans le cas du parti, nousavons indiqué quelques aspects du « consensus » que le parti réussità obtenir à divers degrés d’intensité par le monopole de l’activitépolitique et par l’institutionnalisation d’une politique profession-nelle, par l’assistance aux masses et aussi par l’organisation de jeuxpour ces dernières, par l’encadrement et la mobilisation de la jeu-nesse enfin. Cependant, pour ce qui touche en général au rapportentre le parti et les masses, de nombreux symptômes révèlent quedès la fin des années trente la politique du parti provoquait desréactions négatives, à mesure que devenait plus envahissant et oppri-mant son mode d’encadrement et de mobilisation 48.

Le problème des effets de l’expérience totalitaire sur la popu-lation est d’une telle importance et d’une telle complexité que l’onne peut s’imaginer le résoudre à l’aide de sondages effectués auprèsde l’opinion publique ; celles-ci se limitent en effet souvent à desgénéralisations, tirées d’enquêtes réduites et discutables, menéesselon un protocole lui aussi discutable. Ces généralisations sont dansde nombreux cas le fruit d’une sorte de « populisme historiogra-phique » qui présente comme une expression véritable de l’opinionpublique ce qui n’est en réalité que l’opinion personnelle de leurauteur, reflétée dans l’opinion d’un peuple conçu à son image et àsa ressemblance.

Je ne pense pas que le dénigrement critique sur le modèle desantiennes citées plus haut puisse ôter quelque sérieux aux problèmesdu totalitarisme et de la religion politique ; de même, je ne croispas non plus que ces critiques puissent contribuer, de quelquemanière que ce soit, à une clarification de ces problèmes puisqu’ellesne procèdent que par déformation et falsification, non par argu-mentation rationnelle. Elles ne réfutent pas parce qu’elles nedémontrent rien, par manque d’arguments, par ignorance des pro-blèmes traités ou par incapacité à les affronter avec la compétencenécessaire. La misère intellectuelle et la vulgarité des insinuationsqui accompagnent ces critiques, souvent dirigées contre la personnedu chercheur plutôt que contre son œuvre, ne justifient sans doutepas les commentaires, les rectifications ou les démentis : le temps

48. Nous traduisons : E. Gentile, Fascismo. Storia e interpretazione..., op. cit., p. 199-200.

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est une ressource précieuse, et il convient de le préserver pour destâches sérieuses. Il me semblait cependant opportun de citer ici cescritiques pour démontrer leur inconsistance, pour mettre en évi-dence leur douteuse solidité scientifique et leur incertaine probitéintellectuelle. Ayant pris connaissance de leur inconsistance, il seraplus simple de les ignorer lorsque nous les rencontrerons à nou-veau : nous gagnerons ainsi du temps pour la réflexion et les ques-tions sérieuses.

En conclusion, quelques éclaircissementset précisions sur le totalitarisme...

Adopter le concept de totalitarisme dans la définition du fas-cisme m’a donc semblé un choix cohérent avec les résultats de mesrecherches sur l’histoire du parti, du régime et de la culture fas-cistes ; ce choix est également cohérent avec l’histoire du conceptde totalitarisme, avec l’origine et le développement de celui-ci.Comme je l’ai déjà dit, mon interprétation doit beaucoup à ceuxqui ont vécu l’expérience directe des régimes totalitaires et des reli-gions politiques – la plupart en furent d’ailleurs les victimes ; ilsdébutèrent l’élaboration de ce concept, en l’unissant quasiment auconcept de religion politique 49.

Dans mon interprétation du phénomène totalitaire, j’ai misen évidence quelques points fondamentaux, que je crois nécessairede confirmer encore, afin de préciser les limites du concept de tota-litarisme comme instrument d’analyse du fascisme et des autresphénomènes politiques contemporains – je ne prétends pas pourautant le proposer comme clef unique d’interprétation :

a. L’utilisation du concept de totalitarisme dans l’analysecomparative des systèmes politiques à parti unique créés par desmouvements révolutionnaires n’implique pas que ces systèmessoient identiques, ou les branches d’un même tronc.

b. Le totalitarisme comme expérience de domination poli-tique n’est pas une dégénération ou une déformation fortuite dupouvoir dictatorial. Il n’est pas non plus le produit de circonstancesparticulières, ou de la volonté d’un individu. Au contraire, à

49. Voir E. Gentile, Les religions de la politique..., op. cit., chap. 3 et 4.

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l’origine du totalitarisme il y a un parti révolutionnaire à l’idéologieintégriste et palingénésique, qui désire le monopole du pouvoirpour conquérir la société et la transformer suivant sa propre concep-tion de l’homme et de la politique.

c. Définir le fascisme comme totalitarisme ne signifie pasaffirmer qu’il fut une réalisation pleine et entière du totalitarisme,ni qu’il fut totalitaire de la même manière que le furent le bolche-visme ou le national-socialisme.

d. Le concept de totalitarisme, compris comme expérience dedomination politique, ne se réfère à aucune forme de régime tota-litaire « parfait » ou « accompli », mais à un processus qui par sanature même ne peut jamais être considéré comme « parfait » ou« accompli ».

Au sujet de ce dernier point, qui, selon moi est le plus impor-tant pour l’éclaircissement du concept de totalitarisme et son appli-cation dans l’étude de l’histoire contemporaine, je n’ai qu’àconfirmer ce que j’écrivais déjà en 1986 :

Dans un sens historique, et si l’on prend les liens entre insti-tutions et idéologie en considération, on peut observer que le tota-litarisme est toujours un processus et non une forme complète etdéfinitive. L’intégration totalitaire de la société dans l’État ou leparti ne peut jamais être définitive, mais doit être renouvelée annéeaprès année. Une intégration totalitaire complète serait, de manièreparadoxale, la réalisation complète de l’idéal démocratique de Rous-seau. Tous les régimes totalitaires sont donc « imparfaits » par rap-port à leur idéal ; au cours de leur existence, ils achoppent tous surdiverses limites et « îlots de séparation ». Historiquement, on peutobserver qu’au moment même de l’existence des régimes totalitairesaffirmant la suprématie du parti est intervenue une « personnalisa-tion » du pouvoir. Celle-ci a conduit à la liquidation politique duparti comme l’épicentre de formulation des choix et de prise dedécisions, fonctions devenant le privilège du dirigeant. C’est d’ail-leurs précisément l’existence d’un parti unique et d’une mobilisationde masse qui ne permet pas de réduire la « personnalisation » durégime fasciste italien au modèle dictatorial et personnel traditionnel.Car réduire le fascisme au seul « mussolinisme » revient à banaliserle problème du chef dans le système totalitaire ; c’est non seulementnégliger l’existence et le comportement de l’organisation, mais aussine pas prendre en considération le fait que, sans l’organisation fas-ciste, le mythe du Duce et sa figure elle-même n’aurait pas étécompréhensibles. Finalement, sans entrer dans les détails du débatsur la situation théorique du fascisme parmi les modèles de

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totalitarismes élaborés par les sciences sociales, on peut noter qu’ily eut une conception fasciste du totalitarisme qui ne peut êtrenégligée. Une fois la « tendance totalitaire » attribuée au fascisme,qui le distingue des régimes autoritaires traditionnels, il reste à étu-dier l’origine de cette tendance, comment elle s’est formée etcomment elle a opéré pour modifier la réalité, en changeant la viede millions d’hommes et de femmes. L’échec du totalitarisme fas-ciste n’est pas une preuve de sa non-existence ; et l’écart entre mytheet accomplissement n’est pas un argument contre l’importance desmythes dans la politique fasciste et dans sa conception du moded’organisation des masses 50.

Le fascisme a été la « voie italienne vers le totalitarisme ». Letotalitarisme fasciste fut une réalité en construction continue, quiprit progressivement forme au creux de la culture politique, desinstitutions et du style de vie du régime fasciste. Ce processus seconstruit en fonction de rapports complexes entre idéologie, partiet régime ; cependant, entre contradictions et contrastes, unelogique totalitaire propre au fascisme reste constante, autant dansl’idéologie que dans l’action politique du mouvement-régime fas-ciste 51. La réalisation effective de l’expérience totalitaire fasciste

50. E. Gentile, « Fascism in Italian Historiography: In Search of an Individual HistoricalIdentity », art. cité, p. 201.

51. Les critiques contre mon interprétation du fascisme comme totalitarisme émises parRobert Paxton apparaissent ainsi infondées – Paxton soutien que « Même EmilioGentile, le mieux à même de démontrer le pouvoir et le succès de l’aspiration tota-litaire dans l’Italie fasciste, concède que ce régime fut une réalité “composite”, danslaquelle “l’avidité pour le pouvoir personnel” de Mussolini se livrait à un combatsans merci avec les “forces traditionnelles” et les “intransigeants du parti fasciste”,eux-mêmes divisés par une “lutte sourde” entre factions » (Robert O. Paxton, TheAnatomy of Fascism, New York, Alfred A. Knopf, 2004, p. 120). Paxton soutientencore que « Gentile admet que l’expérience totalitaire fut incomplète » et en mêmetemps, de manière contradictoire, il me reproche de m’être « peu intéressé au pro-blème suivant : comment le projet fasciste fut altéré et déformé dans son processusd’intégration dans la société italienne » (ibid., p. 229-230). Il est évident que de pareilsjugements révèlent une lecture superficielle et partiale de mon ouvrage sur le totali-tarisme fasciste, et en particulier de ses chapitres de conclusion, où sont exposées lesdifférentes conséquences du processus totalitaire sur la société italienne – les résis-tances, les obstacles, les limites et les désillusions rencontrés par les fascistes eux-mêmes. Il est pareillement évident que Paxton se méprend sur mon interprétationlorsqu’il affirme que je serais « le plus à même de démontrer le pouvoir et le succèsde l’aspiration totalitaire dans l’Italie fasciste », dans la mesure où je ne cherche pasà « démontrer », mais bien plus à comprendre une réalité factuelle, c’est-à-dire l’expan-sion progressive du pouvoir totalitaire fasciste rendue évidente par les recherches dela nouvelle historiographie. Quant aux conflits et tensions internes au mouvement,ainsi qu’au sujet du caractère composite et incomplet du totalitarisme fasciste, Paxton

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rencontra certainement de nombreux obstacles dans la société, dansl’ancien appareil étatique, dans l’Église. Cependant, les recherchesles plus récentes sur tous ces aspects – dont je donnerai un largecompte-rendu dans un prochain article – ont confirmé la validitéde l’interprétation du fascisme comme « voie italienne vers le tota-litarisme » : car le totalitarisme fasciste italien a obtenu de nom-breux succès, à tel point qu’à l’aube de la Seconde Guerre mondialele régime fasciste était certainement bien plus totalitaire qu’il ne lefut à la fin des années 1920. À l’intérieur du pays, aucune oppo-sition ne présentait en effet de menace sérieuse pour la stabilité etle fonctionnement du laboratoire totalitaire. Et il faut égalementgarder à l’esprit que c’est la défaite militaire qui sonna le glas del’expérience totalitaire fasciste, et non la monarchie, l’Église ouencore l’opposition populaire.

On peut être d’accord avec ceux qui soutiennent que le fas-cisme ne réalisa pas un totalitarisme « parfait » et « accompli » ; maisje doute du fait que l’on ne trouve jamais une solution au problèmeposé par Renato Moro : « établir la raison de cette réalisation tota-litaire manquée du régime fasciste italien 52 ». D’un point de vuerigoureusement historique, il me semble en effet qu’un tel problèmene peut se poser qu’au regard de tous les totalitarismes et non del’expérience italienne seulement. L’histoire des hommes est toujoursmarquée par l’imperfection, et les régimes totalitaires n’échappentpas à cette règle : de nature essentiellement dynamique et expéri-mentale, ils ne peuvent parvenir à une réalisation parfaite. Mêmeles régimes totalitaires considérés comme accomplis se montrentimparfaits une fois soumis à la vérification historique – imparfaitsnon seulement par rapport aux différents modèles théoriques

voit à tort dans mon analyse « accord » et « admission totale » – alors qu’au contrairel’imperfection et le caractère inachevé représentent un aspect constitutif de moninterprétation non seulement du fascisme, mais aussi de l’expérience totalitaire engénéral. Et pourtant, Paxton n’hésite pas à convoquer mes analyses, exposées dansLa via italiana al totalitarismo, lorsqu’il affirme qu’« il faut reconnaître que le régimede Mussolini, tout en cherchant à “normaliser” son rapport avec une société où lafamille, l’Église, la monarchie et les notables disposaient toujours d’un pouvoir consi-dérable, fut loin d’exercer un contrôle total. Mais, même ainsi, le fascisme enrégi-menta l’Italie de manière bien plus stricte qu’aucun régime ne l’avait fait auparavant,et ne l’a fait depuis. Car aucun régime politique, pas même ceux d’Hitler ou deStaline, ne parvint jamais à s’emparer jusqu’à leurs dernières parcelles de la vie privéeet de l’autonomie des hommes » (p. 211).

52. R. Moro, « Religione e politica nell’età della secolarizzazione... », art. cité, p. 319.

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élaborés par la recherche, mais aussi par rapport à leur propre projettotalitaire, par rapport également aux diverses situations historiqueset sociales au creux desquels ils sont survenus 53. Du reste, commel’a bien observé Luciano Zani, « même si, dans un raisonnementpar l’absurde, il était possible d’affirmer la réalisation par le fascismed’un totalitarisme accompli et intégral, subsisteraient néanmoinsencore d’importants contrastes entre le fascisme et le stalinisme,mais aussi entre les deux “fascismes” eux-mêmes : leur conceptiontotalitaire commune ne fut en aucun cas une garantie d’accordréciproque et de cohabitation future 54 ».

La pertinence de mon interprétation du fascisme comme« voie italienne vers le totalitarisme » – interprétation qui, il estimportant de le répéter, se réfère non seulement à l’idéologie,mais aussi à la politique du parti puis du régime – a étéconfirmée à de multiples reprises par de nombreux chercheurs,qui l’ont explicitement acceptée ou qui l’utilisent indirectementdans leurs analyses et leurs concepts. Il est ici significatifd’observer que Juan Linz, l’un des plus considérables théoriciensdu régime totalitaire, même s’il préfère parler de « totalitarismeéchoué », plutôt que de « totalitarisme interrompu », a récem-ment déclaré : « Gentile est parvenu à me faire accepter sonpoint de vue, suivant lequel le fascisme n’avait pas seulement unpotentiel totalitaire mais, en particulier dans les années 1930,évoluait bien vers un régime totalitaire 55. »

En outre, je crois que cette formulation – le concept de tota-litarisme comme expérience et non seulement comme régime – estvalide également pour l’interprétation du « phénomène fasciste »,

53. Au sujet des différences entre totalitarismes, Adrian Lyttelton a récemment proposéen discutant mon interprétation d’« introduire une distinction entre “totalitarismechaud”, caractérisé par une grande instabilité institutionnelle, l’usage de la terreur etpar un haut degré de mobilisation idéologique d’un côté, et de l’autre “totalitarismefroid”, aux institutions stables, qui substitue à la terreur un appareil de surveillancecapillaire, et se distingue par son climat de conformisme » ; ce dernier cas serait celuidu fascisme (Adrian Lyttelton, « La religione della patria », L’Indice, no 7/8, 2003,p. 22).

54. Luciano Zani, « Famiglie politiche e modernità totalitaria. Il partito unico nel fas-cismo italiano », in École française de Rome (actes du colloque international, Forli,Bertinoro, 10-12 octobre 1996), Les familles politiques en Europe occidentale auXXe siècle, Rome, École française de Rome, 2000, p. 118.

55. J. J. Linz, Fascismo, autoritarismo, totalitarismo..., op. cit., p. 35.

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c’est-à-dire pour analyser les idées et les comportements, la dia-lectique entre mythe et organisation des autres mouvementsnationalistes et révolutionnaires : je parle des mouvements qui,entre les deux guerres, présentèrent des caractéristiques similairesau fascisme, le prirent comme modèle dans leur organisation etleur style et se proposèrent de sauver non seulement leur nationdu péril du bolchevisme ou de protéger les intérêts de la bour-geoisie, mais aussi de conquérir le pouvoir pour régénérer lanation et la guider vers une nouvelle ère de grandeur et de puis-sance. Ces mouvements partageaient ou imitaient des concep-tions, des fondements, des motivations, des attitudes propres à lasynthèse fasciste ; ils haïssaient le rationalisme, l’égalitarisme et lesconceptions progressistes des idéologies démocratiques et socia-listes, méprisaient l’individualisme de la société bourgeoise libé-rale et le caractère modéré de la démocratie parlementaire ; ilsexaltaient également le culte du « chef » et le rôle des minoritésactives capables de mobiliser et de modeler les masses. Ces mou-vements proposaient une « troisième voie », nationaliste, totalitaireet corporatiste. Entre capitalisme et communisme, ils voulaientcréer un ordre nouveau et une nouvelle civilisation, dont les fon-dements étaient les suivants : militarisation et sacralisation de lapolitique, organisation et mobilisation des masses, organisation del’État totalitaire au sein de la communauté organique d’unenation régénérée, idéologiquement et ethniquement homogène.Au-delà des différences parfois profondes entre les contenus idéo-logiques et les objectifs à atteindre, ces mouvements avaient tousen commun avec le fascisme le mysticisme politique, le dyna-misme révolutionnaire, l’intégrisme idéologique fondé sur lemythe de la nation ; celle-ci était sacralisée comme entité collec-tive suprême qu’il fallait rendre unie et homogène et organiserselon un état de mobilisation permanente afin d’affirmer sa gran-deur, sa puissance et son prestige à travers le monde. Tous cesmouvements haïssaient et combattaient la démocratie des partis aunom de la démocratie de la communauté nationale et rêvaient dela réalisation d’une « harmonie collective », pour utiliser uneexpression de Mussolini, à travers l’organisation d’un État nou-veau conçu comme l’expression de la communauté populaire etle creuset de l’« homme nouveau ». Tous ces mouvements peu-vent donc être définis comme totalitaires, au sens où tous cor-respondaient à la définition de Griffin : « des mouvements poli-tiques ou sociaux guidés par une vision palingénésique de

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l’homme nouveau, qui, si elle avait été réalisée, aurait crée unrégime totalitaire » 56.

... et sur la religion politique

Le mythe palingénésique mis en évidence par Griffin dans sadéfinition du fascisme vient confirmer la nature totalitaire du fas-cisme ; cet élément est également important pour comprendre le lienentre totalitarisme et religion politique, parce qu’il est le moteuridéologique principal de la conquête du monopole du pouvoir. Car cen’est qu’avec le monopole du pouvoir, par la subordination de lasociété à l’État et par l’organisation et le contrôle des masses, qu’il estpossible de mettre en action la révolution anthropologique qui doitmener à la création d’un homme nouveau et d’une nouvelle civilisa-tion. Le mythe palingénésique, dont la matrice est évidemment reli-gieuse et qui reste fortement imprégné de sens religieux, contribuedonc à donner au totalitarisme les caractéristiques d’une religionpolitique, marquée par une forte composante messianique et apoca-lyptique (cette dernière n’étant d’ailleurs pas forcément millénariste).La religion politique ainsi créée se révèle proprement moderne, dansla mesure où elle naît non pas de la résurgence de traditions pré-modernes, mais d’une interprétation apocalyptique de la modernitéelle-même qui assigne à la politique une mission de régénération 57.

Au sujet de ce concept de religion politique dans l’analyse dufascisme et du totalitarisme, il est cependant nécessaire de donnerquelques précisions ; il faut également tenter d’éclaircir certains pro-blèmes théoriques et méthodologiques soulevés par la critique ausujet de ma définition du fascisme comme forme de sacralisation de lapolitique – c’est en particulier le rôle du concept de religion politiquedans l’interprétation générale du fascisme que j’entends ici aborder.

56. Nous traduisons : Roger Griffin, « The Palingenetic Political Community: Rethin-king the Legitimation of Totalitarian Regimes in Inter-War Europe », TotalitarianMovements and Political Religions, vol. 3, no 3, hiver 2002, p. 37. Sur la validité del’application du concept de totalitarisme au phénomène fasciste, voir égalementl’introduction d’Alessandro Campi à l’ouvrage dont il est l’éditeur, Che cos’è il fas-cismo. Interpretazioni e prospettive di ricerca, op. cit., p. xxxix-xliii.

57. Au sujet de l’interprétation apocalyptique de la modernité comme l’un des traitscaractéristiques des mouvements totalitaires nés après la Première Guerre mondiale,voir E. Gentile, « Un’apocalisse nella modernità. La Grande Guerra e il mito dellarigenerazione della politica », Storia contemporanea, vol. 26, no 5, 1995, p. 733-787.

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Certaines des ces critiques, dirigées principalement contremon livre sur la religion fasciste, me semblent trouver leur originedans une mauvaise compréhension de mon interprétation du fas-cisme, ou dans une lecture hors de son contexte de ce livre –comme si je n’avais rien écrit d’autre sur les aspects proprementpolitiques, organisationnels, institutionnels et sociaux de l’expé-rience fasciste ; ces critiques ne tiennent également jamais comptede ma définition générale du fascisme, articulée autour des dimen-sions complémentaires de l’organisation, de la culture et des ins-titutions. Tel est le cas, par exemple, de la critique de SimonettaFalasca-Zamponi : celle-ci reconnaît bien la pertinence de monapproche du fascisme comme religion politique, mais elle affirmeen parallèle que « la catégorie analytique de “politique comme reli-gion” ne rend pas compte de manière exhaustive de la nature dufascisme, de la singularité du consentement culturel qui l’accom-pagne » ; Simonetta Falasca-Zamponi soutient également que « lesréférences à la seule religion laïque ne peuvent expliquer le tourunique qu’a pris le fascisme, sa culture totalitaire originale » 58. Enréalité, je n’ai pour ma part jamais écrit ni même pensé que lacatégorie de la « religion politique » fût la seule clé d’interprétationpour comprendre la nature du fascisme. Surtout, je doute que l’onpuisse me reprocher de ne pas prendre en compte, dans mesrecherches, la « culture totalitaire originale » du fascisme ; bien aucontraire, cette culture a tenu dès leur début un rôle central dansces mêmes recherches, comme l’a exprimé Robert Gordon :« L’approche de Gentile mène à rien de moins qu’à une redéfi-nition du projet totalitaire 59. »

De la même manière, c’est un grossier malentendu que deconsidérer cette interprétation du fascisme comme religion poli-tique comme une approche exclusivement « culturaliste », analogueà celle de ceux qui étudient le fascisme comme « esthétisation de lapolitique ». Claudio Fogu, dans un compte-rendu de mon livre surla religion fasciste, écrit à ce sujet : « Gentile se refuse à engagerquelque dialogue que ce soit avec les célèbres thèses de Walter Ben-jamin ou avec les plus récentes recherches sur le modernisme

58. Simonetta Falasca-Zamponi, Fascist Spectacle. The Aesthetics of Power in Mussolini’sItaly (Studies on the History of Society and Culture), Berkeley, University of CaliforniaPress, 1997, p. 7.

59. Robert Gordon, « Fascism », Patterns of Prejudice, vol. 32, no 1, 1998, p. 70.

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fasciste 60. » La théorie de Benjamin n’est en effet jamais mentionnéedans mon livre, pas plus que les analyses sur le modernisme fasciste :cette absence est le résultat d’un choix délibéré et cherche à évitertoute confusion entre la « sacralisation de la politique » et l’« esthé-tisation de la politique ». À mes yeux, il s’agit de problèmes qui,même s’ils se touchent dans l’étude des rites et des symboles, restentsubstantiellement différents. Une curieuse coïncidence fait paraîtredans le même numéro d’une revue à la fois le compte-rendu deFogu et un article où je critique de manière explicite l’approche« culturaliste » et l’usage de la thèse de Benjamin dans les recherchessur le modernisme fasciste :

Le « modernisme fasciste » a été particulièrement étudié par lacritique littéraire et l’histoire de l’art, avec des résultats remarqua-bles, en partant souvent de la définition du fascisme comme « esthé-tisation de la politique » proposée par Benjamin. Toute éclairanteque soit cette définition, elle peut également mener à des malen-tendus si elle en arrive à obscurcir l’autre trait distinctif du fascisme,sa « politisation de l’esthétique » ; cette dernière inspira l’attitude dufascisme vis-à-vis de la culture d’avant-garde, mais fut également àl’origine de la rencontre entre le futurisme et le fascisme et provoquala participation de nombreux intellectuels modernistes au fascisme.Une telle précaution est nécessaire si nous voulons éviter qu’uneinsistance trop importante sur l’« esthétisation de la politique » nenous mène à une esthétisation du fascisme lui-même, privilégiantses aspects littéraires, esthétiques et symboliques au détriment del’examen de ses motivations essentiellement politiques. Agir ainsirisquerait de banaliser la nature fondamentalement politique du fas-cisme, sa culture, son idéologie, son univers symbolique. Mêmelorsque l’on concentre strictement ses travaux sur le style politiquefasciste, sa liturgie en direction des masses, sa copieuse productionsymbolique, toutes ces manifestations esthétiques qui constituent untrait caractéristique essentiel du fascisme, il est néanmoins importantde ne jamais perdre de vue la dimension politique de la culturefasciste 61.

60. Claudio Fogu, « Book Review: Il culto del littorio: la sacralizzazione della politicanell’Italia fascista, Emilio Gentile », Modernism/modernity, vol. 1, no 3, septembre1994, p. 235-237.

61. Nous traduisons : E. Gentile, « The Conquest of Modernity: From Modernist Natio-nalism to Fascism », Modernism/modernity, vol. 1, no 3, septembre 1994, p. 57. Ausujet de mes critiques de l’approche « culturaliste », voir par ailleurs E. Gentile,Qu’est-ce que le fascisme ?..., op. cit., p. 102-104.

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Dans mon analyse, le problème de la sacralisation de la politiquene coïncide pas avec l’« esthétisation de la politique », ni avecl’« esthétique de la politique » ; il ne correspond pas non plus à la« nouvelle politique » théorisée par George Mosse dans son étude surle rôle du symbolisme politique dans la nationalisation des masses enAllemagne. Ceux qui ne voient dans mon interprétation de la religionfasciste qu’une application mécanique de la théorie de la « nouvellepolitique » se trompent grossièrement ; au contraire, mon approchese distingue par de nombreux aspects de celle de Mosse, par laméthode dont elle procède autant que par les thèmes qu’elle traite.L’analyse de Mosse est construite à partir du concept d’« esthétiquede la politique », alors que la mienne plonge ses racines dans leconcept de « sacralisation de la politique » 62, et la différence entre lesdeux n’est pas seulement terminologique. Comme l’a observé RenatoMoro dans la réflexion argumentée et critique qu’il consacre à monlivre sur la religion fasciste publié en 1995, mon enquête allait « d’unecertaine manière au-delà des thèses de l’historien d’origine germano-américaine, en raison du caractère central qu’y jouent les catégories demythe, théologie et religion politique » ; comme l’écrit encore Moro, cetaccent porté sur le phénomène de sacralisation de la politique a pourconséquence « une insistance assez forte de la part de Gentile, bienau-delà de ce que Mosse a pu soutenir, sur les aspects “théologiques”et d’“anthropologie religieuse” de la culture fasciste par rapport auxaspects “liturgiques” et “esthétiques” [...]. Sans perdre de vue laprofonde différence entre les deux objets d’étude, ce n’est sans doutepas par hasard que l’analyse de Mosse s’occupe surtout de théorie etde goût esthétique, d’expériences théâtrales, de fêtes et de célébra-tions populaires, d’associations de gymnastique et de chorales, alorsque celle de Gentile tourne toujours, et de manière plus stricte, autourde la culture politique et de ses théoriciens 63 ». Plus récemment, lesdifférences entre mon approche et celle de Mosse ont encore étérelevées par Roger Griffin : « Gentile semble être arrivé à sa concep-tion du fascisme comme une tentative de sacralisation de l’État demanière largement indépendante des analyses de Mosse 64. »

62. On peut d’ailleurs observer que dans les œuvres de Mosse l’expression « sacralisationde la politique » n’apparaît qu’après la publication de mes recherches sur la religionfasciste et est intégrée à son interprétation du national-socialisme : G. L. Mosse, TheFascist Revolution. Toward a General Theory of Fascism, New York, Howard Fertig,1999, p. xiii.

63. R. Moro, « Religione e politica nell’età della secolarizzazione... », art. cité, p. 310-312.64. R. Griffin, « Withstanding the Rush of Time... », art. cité, p. 130, note 42.

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Ces remarques me semblent éclairantes quant aux substan-tielles divergences entre ma théorie et l’approche « culturaliste » aveclaquelle elle est souvent confondue ; on semble ici considérer quetoute mon interprétation du fascisme tient uniquement dans monlivre sur la sacralisation de la politique, ou se limite exclusivementà ses dimensions idéologique et culturelle et à l’utilisation de lacatégorie « religion politique » 65. Depuis mon premier travail surl’idéologie fasciste, en 1974, j’ai pourtant exprimé mes idées à cepropos, et n’ai pas changé de conviction depuis :

Dans le cours de notre démonstration nous ne nous sommespas occupés d’expliquer le fascisme au travers de son idéologie, mêmesi nous considérons cette dernière comme l’un des éléments les plusimportants du consensus que le fascisme suscita en Italie et àl’étranger. Du reste, l’histoire ne donne jamais une seule réponseaux questions qui se posent à qui cherche à connaître le passé. C’estpourquoi nous avons ici cherché à reconstruire l’une seulement desmultiples facettes du phénomène fasciste 66.

De la même manière, un quart de siècle plus tard, j’ai préciséet éclairci encore les limites du concept de religion politique, cher-chant ce faisant à en éviter l’usage générique et indéterminé ; j’aisurtout dit de manière nette et irrévocable que la catégorie de lareligion politique n’épuise pas, à mes yeux, le problème du fascismeou le phénomène totalitaire – elle en est certainement une compo-sante, mais n’en est ni l’élément principal ni le moteur décisif :

Il faut souligner, même si cela semble évident, que l’interpré-tation d’un mouvement politique comme religion laïque ne signifiepas forcément que ceci constitue l’unique explication de sa natureet de sa signification historique. La religion politique est un élémentdu totalitarisme, et non le principal élément, même pas le plusimportant dans la définition de son essence. Il faut se souvenir icique dans l’expression même de « religion politique », on trouve lemot « politique » qui a dominé l’histoire, et doit, en conséquence,prendre plus d’importance dans l’analyse historiographique et théo-rique. Attirer l’attention sur les caractéristiques du totalitarismecomme religion politique ne signifie pas qu’on trouvera dans la

65. Voir par exemple David Atkinson, « Enculturating Fascism? Towards Historical Geo-graphies in Inter-war Italy », Journal of Historical Geography, vol. 25, no 3, 1999,p. 393-400.

66. Nous traduisons : E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. ix.

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sacralisation de la politique une clef de compréhension de la naturemême du totalitarisme. Ceci reste une question totalementouverte 67.

Malgré le caractère éminemment superficiel des critiques quiréduisent la portée de mon interprétation du fascisme comme reli-gion politique, certains chercheurs me rendent justice ; et ce touten exprimant leur réserve quant à l’utilisation du concept même dereligion en référence au fascisme. C’est le cas de Robert Gordon,qui dit de mon travail qu’il « combine une attention précise pourles sources contemporaines avec une analyse originale de l’histoireculturelle et de l’histoire des comportements et des mentalités, sansoublier l’histoire politique et institutionnelle 68 ». Les précisions deSergio Luzzatto sont également fort éclairantes, lorsque, critiquantde manière convaincante la tendance à l’« esthétisation du fas-cisme », qui domine parmi les chercheurs « culturels », il distinguemon analyse : « la profondeur et la grande qualité des recherchesprécédentes de Gentile (en particulier sur les origines idéologiquesdu fascisme et sur l’histoire du Parti National-fasciste), évitent àl’auteur de tomber dans le piège du “culturalisme” comme une finen soi, cette tendance qui pousse à voir le fascisme comme unecréation de la rhétorique ou de la fantaisie » 69.

Critiquer l’approche « culturaliste » ne signifie pas pour moicritiquer l’histoire culturelle du fascisme, qui, lorsqu’elle est menéesérieusement, a démontré sa capacité à produire des résultats trèsimportants et dépassant de loin la seule dimension culturelle ; cesrésultats sont en effet également utiles pour comprendre les dimen-sions organisationnelle et institutionnelle du fascisme. Il serait, mesemble-t-il, plus correct de parler d’approche « anthropolo-gico-culturelle » pour mon analyse du fascisme comme religion poli-tique, comme l’a fait Giampiero Carocci dans son compte-rendudu mon étude sur « le culte du licteur » :

Dans ce livre, Gentile ne se comporte pas en chercheur enhistoire politique, ni même en histoire des idées, mais comme unchercheur en anthropologie historique. La tâche à laquelle il se

67. Nous traduisons : E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 51.68. R. Gordon, « Fascism », art. cité, p. 69.69. Sergio Luzzatto, « The Political Culture of Fascist Italy », Contemporary European

History, vol. 8, no 2, 1999, p. 323.

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soumet n’est pas d’établir si certains actes correspondent à la ratio-nalité, mais d’établir si, et dans quelle mesure, ils correspondent àquelque besoin humain comme la sécurité ou la certitude, besoinsdont les racines remontent au monde des émotions et n’effleurentpas celui de la raison 70.

Je tiens encore à apporter quelques éclaircissements impor-tants quant à l’usage du terme « religion » dans ma définition dufascisme. J’ai proposé au début des années 1990 de réintégrer leconcept de religion politique dans l’interprétation du fascisme :cette proposition a été accueillie avec un certain scepticisme. Il nes’agissait pas là d’hostilité préconçue contre cette analyse, mais sansdoute du résultat d’une certaine confusion dans l’appréhension duconcept de religion politique. Griffin a par exemple commencépar critiquer mon approche du fascisme comme religion laïque,en la rapprochant des analyses d’Eric Voegelin. Celui-ci cherchaitalors à appliquer à l’étude du national-socialisme des concepts telsque « millénarisme », « chiliasme », « eschatologie » ; Griffin consi-dère cet usage des termes comme « un abus des concepts reli-gieux ». Le titre du paragraphe dans lequel cette critique étaitexposée ne laisse planer aucun doute sur l’analyse de Griffin : « Lefascisme comme idéologie politique, et non comme religion poli-tique 71. » Il ne me semble toutefois pas que les concepts

70. Nous traduisons : G. Carocci, « Antropologia del fascismo », art. cité, p. 40. Carocciconsidère cependant comme « réducteur de n’étudier le mythe qu’en se limitant àl’observation de la conscience qu’en avaient ses adeptes », mais ajoute : « Mais Gentileest un chercheur trop aguerri pour ignorer cela, il ne nous reste qu’à prendre acte dece qu’il ait choisi de refuser de mettre en évidence ce que d’autres ont vu, surtoutdans le cas du nazisme mais aussi à un degré moindre pour le fascisme, c’est-à-direles aspects décadents, mortuaires, nihilistes de l’activisme fasciste dans ce qu’il recueillede l’héritage de D’Annunzio et de l’arditismo ». En réalité, le refus qui m’est iciattribué provient du fait que mon analyse porte surtout sur l’étude de la fonction dumythe dans la politique de masse ; dans ce cadre, les aspects dont parle Carocci neme semblent pas pertinents, aspects qui furent l’apanage de certains groupes fascisteseux-mêmes protagonistes de l’aventure avec D’Annunzio et de l’arditismo.

71. R. Griffin, The Nature of Fascism, op. cit., p. 30. Dix ans après ce jugement de Griffin,les critiques à l’encontre de mon analyse du fascisme comme religion politique ontété reprises sans aucun argument nouveau par Roger Eatwell ; ce dernier, tout enreconnaissant la pertinence de mon approche, écrit à nouveau que « le fascisme futune idéologie politique plutôt qu’une idéologie religieuse » (Roger Eatwell, « Reflec-tions on Fascism and Religion », Totalitarian Movements and Political Religions, vol. 4,no 3, 2003, p. 163). Opposer les concepts d’idéologie et de religion pour refuser leconcept de religion politique ou laïque : Hanna Arendt a déjà utilisé cet argumentpour combattre l’interprétation du communisme comme religion laïque soutenue parJules Monnerot dans sa Sociologie du Communisme, Paris, First, 1949. Voir à ce sujet

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d’idéologie politique et de religion politique s’excluent mutuelle-ment, de même qu’il ne faut pas nécessairement être marxiste pourrésoudre le prétendu antagonisme entre les deux concepts : la reli-gion est ou peut devenir une idéologie politique. L’histoire desdeux derniers siècles a vu en outre de fréquentes manifestationsd’idéologisation politique de la religion ; les mouvements réaction-naires, conservateurs ou démocrates d’inspiration chrétienne oucatholique en Europe occidentale en sont la preuve, ainsi que lesmouvances nationalistes révolutionnaires de type fasciste commela Phalange ou la Garde de Fer. Au-delà même de leur exaltationdu christianisme catholique ou orthodoxe, ces mouvements par-ticipent tous de la sacralisation de la politique : la sacralisation dela nation et de l’État est évidente dans leurs idéologies et s’exprimeà travers une version fortement politisée de la religion tradition-nelle. Je ne fais qu’indiquer un problème qui mérite un appro-fondissement ultérieur : le rôle de la religion traditionnelle – icile christianisme – dans le processus de sacralisation de la politiquepar les mouvements nationalistes révolutionnaires ; en apparence,l’étude de ces mouvements est indépendante de l’interprétation dufascisme comme religion politique : ils ne se veulent en effet pasnouvelle religion, mais prétendent lutter pour la défense et l’affir-mation de la religion traditionnelle. Mais cette dernière devientreligion politique dans la mesure où elle légitime la sacralisationde la nation et la nationalisation du christianisme – par exempleorthodoxe dans le cas de la Garde de Fer. L’exaltation du « DieuRoumain », ou les proclamations « Dieu est fasciste ! » du journa-liste membre de la Garde I. P. Prudenmi « résument en quelquesmots le rôle du mysticisme comme une caractéristique distinctivedu fascisme roumain 72 » écrit Radu Ioanid. Lucretius Patrascanuobserve également que « l’incorporation et la subordination par lemouvement légionnaire de la religion orthodoxe à des fins poli-tiques caractérisent plus justement la Garde de fer que la recon-naissance d’une spiritualité chrétienne conçue comme norme decomportement ou source de lois éthiques ou sociales 73 ». Le cas

Hannah Arendt, « Religion and Politics », Confluence. An International Forum, vol. 2,no 3, 1953 ; la réponse de Monnerot (Confluence. An International Forum, vol. 2,no 3, 1953) puis celle d’Hannah Arendt (Confluence. An International Forum, vol. 3,no 3, 1954).

72. Radu Ioanid, The Sword of the Archangel. Fascist Ideology in Romania, New York,Colombia University Press, 1990, p. 140.

73. Ibid.

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roumain illustre parfaitement ma théorie de la symbiose syncrétisteentre religion politique et religion traditionnelle. Le même pro-blème se pose au sujet du rapport qu’entretient le national-socia-lisme avec le christianisme : le facteur principal de sacralisation dela politique y est représenté par l’« aryannisation » du Christ, sa« germanisation » et « nazification ». Comme le disent de nom-breux théologiens chrétiens, à l’instar de Nathaniel Micklem :

Le national-socialisme est un mouvement militant orienté versune nouvelle Weltanschauung, ou philosophie qui ne dérive pas duchristianisme. Il ne tolère donc le Christianisme que tant que cedernier s’aligne sur sa philosophie du sang, de la race et du sol.Qu’est ce qu’un christianisme de ce genre, et est-il juste de le dire« positif » ? Tout type de religion qui serait prêt à affirmer sansambages les idéaux et principes du National-socialisme est positive...Le national-socialisme peut proclamer en public qu’il agit commechristianisme en action et déclarer que l’État n’a pas l’intentiond’ériger une nouvelle Église appelée à remplacer l’ancienne ; maisles implications réelles du national-socialisme pour la religion serévèlent derrière ces directions officielles et explicites : le national-socialisme est une religion nouvelle et intolérante 74.

Dans le cas du fascisme également, il y eut des fascistes catho-liques et des catholiques fascistes qui, en toute bonne foi, nevoyaient aucune contradiction entre fascisme et catholicisme ; celane suffit cependant pas à prouver que le fascisme fut essentiellementcatholique, et que ce catholicisme fut un obstacle au totalitarisme 75.Les plus hautes autorités ecclésiastiques et théologiques de l’Églisecatholique – à commencer par le pape Pie XI – avaient ainsi uneconscience manifeste de l’incompatibilité entre doctrine catholiqueet idolâtrie de l’État fasciste. À la condamnation théorique s’ajoutapar la suite une préoccupation croissante devant les actes concretsdu système totalitaire fasciste et ses tentatives répétées de renvoyerla religion à la seule sphère privée – son utilisation publique selimitant au développement d’un processus d’absorption au seind’une religion fasciste, d’un catholicisme « fascisé ». Ce dernier étaitalors essentiellement et exclusivement exalté comme héritier de la

74. Nous traduisons : Nathaniel Micklem, National Socialism and the Catholic Church,Londres, Oxford University Press, 1939, p. 39-40, 52, 194-195.

75. Pour un examen plus précis de cette question, je me permets de renvoyer à E. Gentile,« New Idols: Catholicism in the Face of Fascist Totalitarianism », Journal of ModernItalian Studies, vol. 11, no 2, 2006, p. 143-170.

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tradition universelle romaine et comme manifestation du génie ita-lien. Le rapport « syncrétique » entre religion politique et religiontraditionnelle doit cependant encore faire l’objet de recherches etde réflexions plus approfondies 76.

Objecter que toutes les idéologies proposent en dernière analyseune interprétation du sens et de la fin de l’existence humaine et qu’ellesreposent toutes sur un noyau mythique, des rites et des symboles ne meparaît pas non plus un argument suffisant pour renoncer au concept dereligion politique et utiliser au contraire le concept traditionnel d’idéo-logie politique. S’il est vrai qu’il existe dans toutes les idéologies desaspects mythiques, rituels ou symboliques, il est également vrai quetoutes ne parviennent pas à s’institutionnaliser comme religion et à agiren conséquence. Certes, Benedetto Croce soutient que le libéralismeest une religion moderne et refuse cette qualité au fascisme – mais saconception de la religion fait abstraction de l’utilisation de rites et demythes qui appartiennent d’après lui aux formes traditionnelles et nonmodernes de la religion. Le fait que quelques idéologies politiques,comme précisément le fascisme, confèrent une importance dominanteà la pensée mythique, à l’expression symbolique et rituelle et au sacri-fice fidéiste, constitue pourtant une réalité spécifique à l’idéologiefasciste. Cette réalité la distingue par exemple nettement des mouve-ments chrétiens, dont l’inspiration n’est pourtant pas exclusivementrationnelle et qui appartiennent à une tradition dominée par la foi, lerite et le symbole. En somme, ce qui distingue profondément Musso-lini de Luigi Sturzo, le parti fasciste et le parti populaire – mouvementstous deux inscrits dans la catégorie de l’idéologie politique, c’est le stylepolitique et l’utilisation des mythes, des rites et des symboles ainsi quel’attitude face aux adversaires.

La religion politique est certainement une idéologie, mais c’estpour ainsi dire une idéologie avec quelque chose en plus qui la rendqualitativement différente d’autres idéologies politiques. C’est cequelque chose en plus de qualitativement différent, commun aufascisme et au bolchevisme, qui a poussé certains observateurs à lescomparer à des phénomènes de type religieux et à adopter le conceptde religion politique, là où la notion traditionnelle d’idéologie nesemblait plus adéquate. Cet usage du concept de religion n’est pas

76. E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 23-24.

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simplement métaphorique, et il a été adopté par des chercheursreligieux ou des hommes d’églises, pour qui la religion n’est pas unvain mot ; ils l’utilisèrent d’ailleurs pour dénoncer la menace quereprésentait le fascisme pour le christianisme. De même,aujourd’hui encore des chercheurs spécialisés dans l’étude des mou-vements politiques et religieux jugent parfaitement légitime moninterprétation du fascisme comme religion politique, et retiennentcet aspect comme « un élément essentiel d’un régime et d’une idéo-logie avant tout révolutionnaire. Il s’agissait non seulement de sacra-liser la politique et d’instituer une religion laïque, mais aussi, àterme, de provoquer le dépérissement du catholicisme 77 » commel’a écrit l’historien catholique Jean-Dominique Durand dans uncompte-rendu de mon livre Il Culto del littorio.

Il est évident que la définition même de ce que l’on entendpar religion prend une importance cruciale dans ce questionne-ment du concept de religion fasciste mais aussi de la légitimitémême du concept de religion politique. Dans son commentairede mon article sur la sacralisation de la politique publié dansTotalitarian Movements and Political Religions, Stephen Di Rienzonote qu’« Emilio Gentile ne donne pas de définition stricte de cequ’est une religion, pas plus que de la possible antithèse qu’ellefonderait par rapport à l’organisation religieuse 78 ». Il manquaiteffectivement dans cet article une définition explicite et formellede ce que j’entends par religion ; cependant, j’exposais mon ana-lyse à ce sujet au début de l’article, en explicitant le processus desacralisation de la politique :

Ce processus intervient lorsqu’un mouvement politiqueconfère de manière plus ou moins élaborée et dogmatique un statutsacré à une entité terrestre (la nation, le pays, l’État, l’humanité, lasociété, la race, le prolétariat, l’histoire, la liberté ou la révolution)et en fait un principe absolu qui régit l’existence collective. Cetteentité est alors considérée comme la source principale des valeursordonnant le comportement de l’individu et des masses et est exaltéecomme le précepte éthique suprême dans la vie publique 79.

77. Jean-Dominique Durand, « compte-rendu de Il Culto del littorio d’Emilio Gentile »,Archives de Sciences sociales des Religions, no 92, 1995, p. 107.

78. Stephen R. Di Rienzo, « The Non-Optional Basis of Religion », Totalitarian Move-ments and Political Religions, vol. 3, no 3, 2002, p. 75.

79. Nous traduisons : E. Gentile, « The Sacralization of Politics... », art. cité, p. 18-19.

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Je suis convaincu que le fascisme a bien été une religion poli-tique, dans le sens suivant : j’entends en effet par religion un systèmede croyances, de mythes, de rites et de symboles qui interprètent etdéfinissent le sens et la fin de l’existence humaine, en subordonnant ledestin de l’individu et de la collectivité à une entité suprême. Cettedéfinition correspond à une interprétation de la religion commeexpression de la dimension sacrée de l’expérience humaine ; elle necoïncide donc pas nécessairement avec la catégorie du divin. Il mesemble donc qu’il reste parfaitement possible d’utiliser le terme dereligion politique pour définir les mouvements politiques – la majo-rité de ces derniers, par leur culture, leur organisation et leur style,sont marqués par une forme de sacralisation de la politique, conçuecomme l’une des manifestations possibles du sacré dans la moder-nité. Comme l’a observé un historien des religions, Giovanni Filo-ramo, au sujet de mon analyse de la religion fasciste, « la sacralisa-tion de la politique et de l’État effectuée par le fascisme au traversdu culte du licteur, loin d’être un retour au passé, constitue unexemple typique – qui peut aider également à une meilleurecompréhension de l’enchevêtrement entre politique et religion quidistingue notre époque – de la diaspora du sacré, qui caractérise lerapport entre modernité et religion 80 ».

Je voudrais ajouter une dernière précision au sujet de l’irra-tionalisme. On invoque habituellement ce dernier à propos de laculture fasciste ou lorsque, de manière plus spécifique, on distinguecomme caractéristique du fascisme l’affirmation consciente et expli-cite du primat de la pensée mythique. Mais il convient de dire iciclairement que reconnaître la nature irrationaliste et mythique dela culture fasciste ne signifie pas pour autant refuser toute rationalitépropre au fascisme – que cette rationalité touche à sa dimensionculturelle, organisationnelle ou institutionnelle. En 1974, j’écrivais :« À ce propos, n’oublions pas que l’irrationalité de l’idéologie fas-ciste, loin de n’être que la manifestation d’instincts aveugles, pro-cédait surtout d’une évaluation rationnelle du rôle de la raisoncomme protagoniste de l’histoire et de la politique » ; de même lapolitique de masse du fascisme, insistant sur les rites et les symboles,n’était pas seulement l’expression d’une pensée mythique, mais aussila conséquence d’un « usage rationnel de l’irrationnel » 81. En outre,

80. Giovanni Filoramo, Le vie del sacro, Turin, Einaudi, 1994, p. 26.81. E. Gentile, Le origini dell’ideologia fascista, op. cit., p. 426-428.

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l’irrationalité de la culture fasciste, ses mythes, n’eurent d’efficacitépolitique que dans la mesure où ils se conjuguaient avec une orga-nisation et des institutions rationnelles. Car ces dernières ordonnentun comportement rationnel auquel tous doivent se soumettre,comportement formalisé et orienté vers l’accomplissement d’un butdéfini. Sans organisation et institutions rationnelles au cœur d’unÉtat moderne, le fascisme serait probablement resté à la marge dela culture politique, confiné entre snobisme intellectuel et secta-risme. Ce lien entre mythe et organisation, entre irrationalité etrationalité est un élément indispensable pour le totalitarisme et lareligion politique fasciste comme il l’est pour d’autres religions orga-nisées. J’ai pour ma part toujours insisté sur ce lien dans mes recher-ches et cherché à éviter de réduire l’irrationalité du fascisme à uneespèce de codification historiographique de cette même irrationa-lité, qui l’aurait fait glisser vers la « négativité historique ».

Évidemment, si l’on retient que le concept de religion doit êtreréservé uniquement aux phénomènes qui touchent au divin, le pro-blème de la religion politique perd toute pertinence. Mais même sil’on parvenait par convention universelle et consensus unanime deschercheurs à bannir l’usage du concept de religion de l’analyse desmouvements politiques, il resterait cependant à affronter le pro-blème de la sacralisation de la politique. Il resterait également tou-jours à définir à quel moment ce phénomène se manifeste dansl’idéologie, dans l’organisation et dans la politique active d’un mou-vement ou d’un régime. Nous pouvons toujours nier la réalité de lasacralisation politique, mais cette négation n’irait pas sans une gravemutilation de l’histoire contemporaine : ce serait en effet exclure deson champ un élément important de notre passé récent, de notreprésent et sans doute aussi de notre futur proche. ◆

Traduit de l’italien par Thomas Meister

Professeur ordinario d’histoire contemporaine à l’université LaSapienza de Rome, Emilio Gentile a été « professeur invité » en Australie,aux États-Unis et en France. Il est membre du comité de rédaction duJournal of Contemporary History, de Modernism/Modernity et de Totalita-rismus und Demokratie. Ses recherches portent sur le nationalisme, le futu-risme, le fascisme, l’antifascisme et la sacralisation de la politique. Parmi ses

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publications les plus récentes, traduites en français : La religion fasciste,Paris, Perrin, 2002 ; La voie italienne au totalitarisme. Le parti et l’État sousle régime fasciste, Paris, Éditions du Rocher, 2004 ; Qu’est-ce que le fas-cisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2004 ; Les religions de lapolitique. Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005.

RÉSUMÉ

Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflexions critiquessur les critiques d’une interprétation

Cet article présente un résumé synthétique de l’interprétation que l’auteur adonné du fascisme en tant que phénomène moderne, nationaliste, révolution-naire, anti-libéral et anti-marxiste ; une interprétation élaborée sur la base à lafois d’une recherche originale et d’une redéfinition innovante des concepts detotalitarisme et de religion politique et de leur inter-relation. Après avoirdémontré l’incohérence de certaines critiques négatives qui ont rendu compte decette théorie de manière déformée, l’auteur aborde les principales critiquesconstructives qui en ont été faites, ce qui aboutit à une conception plus claireet plus fine de la thèse selon laquelle le totalitarisme constitue une, mais pasl’unique, expression de la sacralisation de la politique à l’âge de la modernité.

Fascism, Totalitarianism and Political Religion: Definitions and CriticalReflections on Criticism of an Interpretation

This essay presents a synthetic account of the author’s interpretation of fascism as amodern, nationalist, revolutionary, anti-liberal and anti-Marxist phenomenon thathe has elaborated on the basis both of original research and of an innovative rede-finition of the concepts of totalitarianism and political religion and their interrela-tionship. Having demonstrated the incoherence of some negative critiques that havegiven a distorted account of this theory, it engages with the principal constructivecriticisms that have been made of it. This leads to further clarification and refinementof the thesis that totalitarianism constitutes one, but not the sole, expression of thesacralisation of politics in the age of modernity.

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