Essai Sur La Deese Tyche

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  • BIBLIOTHQUE

    FACULT DES LETTRES DE LYON

    TOME QUATORZIME

  • BIBLIOTHEQUE DE LA FACULTE DES LETTRES DE LYONTOME XIV

    TUDESUR

    1,1 DEESSE ItECOIIIi THIHiSA SIGNIFICATION RELIGIEUSE ET MORALE

    SON CULTE ET SES REPRSENTATIONS FIGURES

    Fa" ALLEGREMatre de Confrences la Facult des Lettres de Lyon,

    Docteur s-lettres.

    PARISERNEST LEROUX, DITEUR

    28, RUE BONAPARTE. :2 S

    ISS!

  • AM. F. DELTOUR

    INSPECTEUR GNRAL DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE

    HOMMAGE

    DE PROFOND RESPECT

    ET DE VIVE RECONNAISSANCE

  • ETUDE

    LA DESSE GRECQUE TYCII

    PREMIERE PARTIE

    SIGNIFICATION RELIGIEUSE ET MORALE DE TYCH

    CHAPITRE J

    L'OcANIDE TYCH. TYCH DESSE DE LA RICHESSECHAMPTRE. TCH DESSE MARINE.

    Premire mention de Tych dans Hsiode et dans les Hymnes homriques,comme nymphe des eaux. A quelle poque Tych commence t-elle recevoirun culte spcial ? Les xoana de Tych. Tych reprsente l'origine larichesse qui tire sa source de la fcondit du sol. Son association avec Aga-thos Dmon. Tych desse marine. Origine de Tych.

    La desse Tych apparat assez tt dans la mythologiegrecque. Ce n'est qu'aprs Homre, il est vrai, que lestextes et les monuments parlent d'elle avec quelque prci-sion. Homre n'en fait mention ni dans Y Iliade ni dansYOdysse, comme Macrobe en avait dj t'ait la remarque 1 .

    1. Macrobe, Sat. 5, 16 : Fortunam Ilomerus nescire maluit, et soli deo,quem Mot'ox'j wjeat, omnia regenda committit; adeo ut hoc vocabulum T^tq innulla parle Homerici voluminis nominetur .

    1

  • 2 CHAPITRE PREMIER

    Maison la trouve dj dans la Thogonie d'Hsiode x et dansl'hymne homrique Dmter 2 . Dans l'hymne homrique,le pote la met au nombre des ocanides; elle l'ait partiede la troupe qui joue avec Cor, quand Posidon vientl'enlever 3 : Nous tions toutes ensemble dans une aimableoc prairie : Leucippe, Phaeno, Electre, lanth, Mlite, la-ce ch, Rhodia, Callirho, Mlobosis, Tych et Ocyrho, frache comme une (leur... Dans Hsiode, le nom deTych fait partie d'une numralion semblable, qui paraitavoir t imite par l'auteur de l'hymne Dmter : Unie l'Ocan, Tthys enfanta les fleuves rapides; elle donna encore le jour ces filles divines que les hommes hono- rent en tous lieux sur la terre en leur sacrifiant leur che-

    velure comme Apollon et aux fleuves. C'est un hom- mage que Zens leur a donn en partage Ce sont Pitho, Admte, lanth... Rhodia. Callirho :... c'est encore M- lobosis, Tho, la belle Polydore... Eudore, Tych, Am- phirho, Ocyrho, c'est la nymphe Styx, qui leur est sup- rieure toutes. Voil les filles qui naquirent les premires de l'Ocan et de Tthys. 11 en est encore beaucoup d'autres ;a car il y a trois mille Ocanides aux pieds gracieux; r- pandues partout, elles veillent sur la terre et sur les sour-ce ces profondes, race brillante et divine.

    Quoique Homre ne nomme pas Tych, son silence cepen-dant ne prouve pas qu'il ne l'ait pas connue. Il est, probable

    seulement qu' son poque elie ne s'tait pas encore distin-gue de ses compagnes, el le pote la confond sans doutedans la foule de ces divinits bienveillantes, infrieures aux

    grands dieux, mais puissantes dj parleur nombre et hono-res des hommes, auprs desquels elles vivaient, et avec quielles taient sans cesse en rapport. Les nymphes, en effet.n'habitent pas l'( llympe : elles n'y pntrent que dans les occa-

    1. Thogonie, vers 360.2. Hymne hom. ci Dmtr., v. 420.3. Hxiovsxv y.opYioi ssj 'Qxskvo ]86ux/7tois (v. 5).

  • TYCH OCEANIDE 3

    sions solennelles, lorsque Zens runit une assemble gn-rale de toutes les divinits. Elles assistent aux festins des

    dieux, niais c'est pour elles un devoir plutt encore qu'un

    honneur : Puisse celui qui gouverne tout, Zens, ne jamais faire sentir sa force a mon esprit rebelle; puiss-je ne jamais mettre de lenteur me rendre vers les dieux pour les banquets sacrs o l'on immole les bufs, prs du courant ternel de l'Ocan mon pre ] . Ce n'est qu'aveccrainte qu'elles approchent les immortels, dont elles redou-tent l'amour : Ah! que jamais, que jamais, divines M- res, on ne me voie m'approcher de la couche de Zens 2 . Elles n'ont mme pas le privilge de l'immortalit, et ilnous est rest d'Hsiode un curieux fragment, o le potecalcule la longueur de leur existence : elles vivaient neufmille sept cent vingt gnrations d'hommes vigoureux 3 .Craintives et mystrieuses, elles prfrent aux splendeursde l'Olympe les belles forts, les sources des fleuves, lesprairies humides (ri'aea) o l'herbe est paisse 4 . Mais si lesdieux les tiennent distance, les hommes du moins, recon-naissants de leurs bienfaits, leur lvent des autels sur lesplaces de leurs villes, auprs des belles fontaines jaillissan-tes : Tout autour s'levaient des peupliers qui se plaisent crotre au bord des eaux, et la source glace de cette fon- taine se prcipitait du haut d'un rocher; son sommet tait l'autel des Nymphes, o sacrifiaient tous les voya- geurs 5 . Tych, du temps mme d'Homre, dut avoiraussi son culte, ses autels et ses offrandes ; elle reut

    1. Eschyle, Promthe, 26.2. Eschyle, Promthe, 893.3. Hsiode, > ; 'lil. Boisson., frag. 60 :

    Y.jj-.'J. rat 'l'oit, yvjk Jy./^'.'J. /oyjrjr,xvSpv vjvriav '/xooq Si T-: zzzpy/.'.ijoi r ; :'- S' O.xfovi a xopa yvjperxToci, oiTXp ^oi'Jilivvx toj /i;z/a~, Sxu S' y,yi'i t'/j s/Otvtxx;\ jy-y.i. um/'j/y.y.oi, Kovpa.1 Ai xiyi%oio.

    Plutarque dduit de l le nombre 9720 pour la vie des Dmons el des Nymphes.4. Iliade, XX. S5. Odyssei XVII, -20.").

  • 4 CHAPITRE PREMIER

    en prsent la chevelure que les parents s'engageaient cou-per leurs enfants et consacrer, si les dieux prtaient vie

    leur progniture '; mais ces hommages ne lui taient pasadresss personnellement ; elle ne s'tait pas encore dta-che du groupe de ses surs.

    A quelle poque Tych commence-t-elle se distinguerdes autres nymphes et tre honore d'un culte particu-lier?Cela est impossible tablir d'une manire prcise : maisce culte devait remonter en Grce une poque assez recu-le. D'aprs Pansa nias 2 , c'est Boupalos le premier qui donna ladesse, comme attributs, le polos et la corne d'Amalthe,dans la statue qu'il fit pour les habitants de Smyrne. Boupa-los vivait vers le milieu du vie s. (536 av. J.-C). Mais cetexte prouve qu'il existait dj des images de Tycli, et quele sculpteur se borna donner la. desse des attributsqu'elle n'avait pas auparavant. D'aprs un autre passage dumme auteur 3

    ,Tych avait un temple en Grce, Argos,

    dj peut-tre du temps del guerre de Troie : Au-dessus du temple de Zens iNmen est le temple de la Fortune, trs ancien, s'il est vrai que c'est l que Palamde consacra les ds qu'il avait invents. Pausanias a raison de douterde l'authenticit du fait. A l'poque homrique, en effet,les temples taient fort rares. Le nombre des sanctuaires qui sont expressment dsigns (dans les pomes homri- ques) comme temples (vao) est trs restreint. 11 est ques- tion de deux sanctuaires de ce genre dans l'Iliade; l'un est

    1. Hsiode, Thogonie, passage cit :... ci vj- :j. yoiuvGCvpKs xovpiovat crvv XrJ/jj'tvji i-jv./ri/v.i -'jZ'JJj.oi,

    Henri Estienne donne pour y.ojpiovzi le sens deeducere, apierili tate edu>Celui qui est adopt ici semble justifi parle rapprochement de ce passage d'H-siode avec celui d'Homre [Iliade, XXIII, 141, liGj, o Achille coupe, en l'hon-neur de Patrocle, sa chevelure qu'il avait jusqu'alors laisse crotre pour l'offrirau fleuve Sperchius. On trouve dans Euripide la description dtaille d'un sacri-fice aux Nymphes (Electre, 7s,"> et suiv.) ; on leur immole une gnisse. Mais peut-tre l'poque d'Homre se contentaient- elles d'otl'randes plus modestes.

    2. Pausanias, IV, chap. 30, 4 et 6.3. Pausanias II, :2(J, 3.

  • TYCHfi OCAXIDE 5

    celui d'Athna, dans lequel tait la statue (de la desse) l;

    l'autre celui d'Apollon 2 . Un temple du mme dieu est en outre mentionn Chrysa 3

    ,et, dans une des par-

    te lies les plus rcentes de l'pope, dans le catalogue des navires, le temple de la desse d'Athnes, l'Erech- tlieion, est indiqu 4 . Ajoutons que les pomes homri-ques sont postrieurs de deux ou trois sicles aux vne-ments qu'ils racontent, et que le pote ne les connat quepar ou-dire, comme des lgendes lointaines 5 . Avant lui,les sanctuaires religieux taient peu prs ce qu'ils taientchez les Pelasges, d^s enceintes consacres, le plus souventsitues dans des bois et renfermant tout simplement un au-tel auquel on suspendait les offrandes, ou tout au plus quel-que grossire image asiatique, ou quelque xoanon 6 . 11 estdonc fort peu probable que Tych, peine connue des tempshomriques, si l'on s'en rapporte aux textes, ait eu un sanc-tuaire particulier cette poque. Une autre raison nous nuage partager les doutes de Pausanias : c'est que,en admettant mme que Tych ft connue du temps d'Ho-mre, elle ne l'tait pas encore comme desse du hasard;le texte d'Hsiode en fait foi. Ce n'est qu'assez tardqu'elle prit ce caratre de divinit volage que sembleraientlui attribuer les ds consacrs par Palamde. Tych, audbut, est une desse essentiellement bienfaisante; elle nereprsente pas les caprices de la Fortune, et les instru-ments d'un jeu o le hasard seul rgle le succs, taient uneoffrande qui ne lui convenait pas. C'est sans doute lorsqueTych fut devenue la personnification de la chance queles habitants d'Argos, connaissant imparfaitement les ori-gines vritables de leur desse et son caractre primitif, ima-

    1. Iliade, VI, 88, 274, 297.1. Iliade, V, 446; VII, 83.3. Iliade, I, 39.4. Iliade, II, 549. Voir sur cette question Helbig (das Homeris '>

    ch. XXXII, p. :_!li) sij

  • b CHAPITRE IT.OIIER

    ginrent, pour donner leur sanctuaire une antiquit plus

    vnrable, cette table de Palamde et de ses ds. Letemple de Tych Argos n'tait pas ancien parce quePalamde y avait consacr ses ds; mais on pensa que Pala-mde avait l'ait cette offrande, parce que le temple passaitpour tre trs ancien, et que les Argiens tenaient cequ'on le crt.

    Le temple d'Argos ne saurait donc prouver que leculte de Tych ait exist dj du temps d'Homre. Maissans remonter aussi haut, il devait tre cependant assez

    ancien, comme sembleraient l'indiquer les vieilles sta-

    tues de bois que Pausanias avait vues dans quelques-uns

    des sanctuaires de la desse en Grce. A Phares, en Mess-nie, Tych avait une statue trs antique, ^aA^a p/aov ': Sicyoue, sur l'Acropole, son ijoavov tait ct des xoana

    des Dioscures 2 ; Elis, elle avait aussi une statue de bois

    qui a tout l'air, d'aprs la description qu'en t'ait le voyageur

    grec 3,d'avoir t un xoanon restaur, comme l'avaient t

    ceux de Charits en Elide par exemple. Ces vieilles images

    devaient avoir assurment les mmes caractres que toutescelles du mme genre, c'est--dire tre extrmement grossi-res et sans aucune valeur artistique; elles devaient par con-

    squent tre antrieures, peut-tre d'un assez grand nombred'annes, la statue que Boupals lit pour ies habitants de

    Smyrne, caries attributs que portait cette dernire indiquent

    dj un certain dveloppement des arts plastiques. Enfinnous trouvons encore mentionne par le mme Pausanias,dans l'Heraeon d'Olympie, une Tych ; il la cite parmid'autres uvres qui lui paraissent tout t'ait anciennes :

    ipaivctat o itvat \).y. v.y). -y.j-x : -y. ;;.iX'.-xx xpyyXx '. Quand on rap-

    1

    .

    Pausan . 1 \ , 30, ''

    .

    2. Pausan. 11,7, 5;j. Pausan. VI, 25, 4.4. Pausan. V. 17, 3. Le /.xi de celle phrase se rapporte aux uvres prc-

    demment numres des sculpteurs lves des Daedalides crtois, Dipoinos etSkyllis (50 e

  • TYCH DESSE CHAMPTRE 7

    proche ces fait^ du texte d'Hsiode qui, aux environs, duix e s. av. J.-C., inscril dj le nom de Tych dans la Tho-gonie, on ne peut s'empcher de croire que le culte de cettedivinit doit remonter assez haut, et que, au moins partirdu mi sicle avant notre re, elle a eu en Grce; sinon destemples, du moins des sanctuaires particuliers et des ima-ges. .Mais on ne peut conclure de l que. dj cette po-que, la notion de Tych ft gnralement rpandue: et,selon toute vraisemblance, le culte qu'elle recevait dansses sanctuaires les plus anciens, dans ceux d'Argos, dePhares, d'Elis, de Sicyone, tait surtout un culte local.On ne s'expliquerail gure sans cela le silence gnral quegardent sur Tych la plupart des auteurs jusque vers levi e sicle av. J.-C.

    On ne pourrait sans tmrit hasarder des hypothsessur les circonstances particulires auxquelles Tych dutd'tre choisie, de prfrence aux autres Nymphes nommesavec elles dans la Thogonie, pour recevoir ce culte spcialqui devait plus tard prendre une extension considrable.Cependant on peut remarquer que le nom de chacunede ces tilles de l'Ocan rappelle soit les bienfaits qu'onattendait d'elle, soit son humeur, soit encore certainscaractres de grce ou de beaut. Les unes reprsentent lesdiverses qualits des eaux et leurs aspects diffrents : Ocy-

    rho, Xanth, etc. : les autres des conceptions morales :Mtis. Pitho; le nom de Tych est le plus gnral de tous;il Pest plus que ceux mmes d'Eudore et de Pluto, dont lanature semble se rapprocher le [dus de la sienne. N'est-ce[. s prcisment cette circonstance qu'elle dut la faveurdont elle jouit as.e/. prom ptem e ni '.' Quoi qu'il en soit, s, ,ncaractre parait nettemenl marqu ds le dbut : Tych estla desse du bonheur.

    .Mais il faul faire ici une distinction. Le bonheur est unechose lout--fail relative, que chacun entend sa manire.Les peuples son! cel gard comme les individus : chaquepeuple se forme du bonheur une ide diffrente, et mme,

  • 8 CHAPITRE PREMIER

    suivant les diffrentes poques de son histoire, sa conceptiondu bonheur varie. 11 est vident que les anciennes populationsde la Grce n'attachaient pas au mot le mme sens que lescontemporains de Pricls par exemple. A mesure qu'on fitentrer un plus grand nombre d'lments clans ce qu'on ap-pelait le bonheur et que les hommes se montrrent plusdifficiles pour tre henreux, les attributions deTych durentaussi s'largir. Pour les Grecs du temps d'Hsiode, qui nousparle le premier de Tych, le bonheur, celait surtout laprosprit et la richesse ; et la richesse pour eux provenait

    de deux sources principales : l'agriculture et le commercemaritime. C'est ces deux branches de l'activit humaineque se rapportent la plupart des conseils de L'auteur desTravaux et Jours. De l les deux traits qui dominrent toutd'abord dans l'ide qu'on se fit de la desse Tych '.

    Avant tout, Tych est la desse de la prosprit qui vientdu sol. C'est pour cette raison, sans doute, qu'on la trouverapproche, dans la Thoyo/iic, d'Eudore et de desses cham-ptres de mme nature. Si Hsiode la range au nombre desNymphes des eaux, c'est que l'eau est pour les campagnesune cause de fertilit 2 . Dans la patrie du pote, plus encoreque dans les autres contres de la Grce, on dut avoir unevnration particulire pour ces divinits modestes, protec-trices du tranquille bonheur des champs. La Botie, en effet,est une des parties les mieux arroses du territoire hell-nique, et les eaux s'y montrent sous les formes les pinsvaries, mers, lacs, rivires, conduits souterrains; seschampsfertiles et boiss, le climat assez doux de ses ctes, la frai-

    1. Cf. Horace. Carm. I, 35, 5 :Te pauper ambit sollicita preceRuris colonus ; te dominara tequorisQuicumque Bithyna lacessitCarpatkium peiagus carina.

    2. Cf. Vairon, de lie rust. I, 1, G. Il invoque Lvmpha comme source de laprosprit pour les cultivateurs : Necnon etiam precor Lympham ac BonumEventum, quoniam sine aqua omnis arida ac misera agricultura, sine successuac Bono Eventu frustratio est, non cultura. Cit par Welcker GriechischeGttcrlelire, t. III, p. 210.

  • TYCH DFSSE CHAMPTRE 9

    eheur de ses montagnes, ses Qeuves nombreux, le lac Co-pas avec ses herbes et ses roseaux et surtout les passages

    invisibles e1 mystrieux qui le mettaient en communicationavec l'Euripe, en faisaient un asile merveilleusement propre

    abriter les Nymphes des grottes humides, des fontaines,drs sources et des marais. Le pote put, sans sortir de sonpays, recueillir la plupart de ces noms aimables et gracieux

    par lesquels il dsigne 1rs filles de l'Ocan; peut-tre est-ce

    l que fut le premier berceau de la Tych grecque, et l'onne doit pas s'tonner de la trouver, pour la premire fois,nomme dans l'uvre du pote d'Asera.

    dette signification primitive de Tych est exprime parun grand nombre de monuments, statues, terres-cuites, bas-reliefs. Le plus souvent, la prosprit champtre laquelleprside Tych est reprsente par la corne d'abondancequ'elle tient la main. Cette corne tait, comme on sait,

    celle del chvre Amalthe qui donna son lait Zens enfant.Quand elle eut t brise. Jupiter, qui venait de succder son pre, la mit au rang les astres et elle devint un signe

    de fcondit et de richesse l .L'action heureuse de Tych sur les moissons et les fruits

    de la terre est indique aussi par la relation que les monu-ments tablissent entre elle et Agathos Dmon. L'associationde ces deux divinits tait frquente. Pausanias la signaleen Botie, Lbade ~. .Nous la trouvons galement sur unbas-relief d'Athnes dcouvert l'ouest du Parthnon 3 , dansdeux terres-cuites du muse de Berlin 4 . et dans des ouvresplus importantes, par exemple dans un groupe en marbred au ciseau de Praxitle '. D'autres uvres artistiques elun grand nombre de textes tablissent encore cette relation

    1. Ovide, Fastes V. 120 sqq. Phocylide :\ J-.iv kXqvtov, -l'.i'.-rj iys iiovo xypov

    . j-jz t; Xyovncj \.'//'i-.'r,;/i-.yz2. IX, 39, "..

    :. Schne, Gi ie> h Reliefs, a 109.4. Panofka Terracot. des Knig. Mus, zu Berlin. PL 1. 1 et pi. xlix,2.5. Pline Hist. nat., XXXV l, 5.

  • 10 CHAPITRE PREMIER

    d'Agathos Dmon et de Tych. Mais l'Agathos Dmon aveclequel Tych est en rapport dans ces diffrents monuments,n'est pas simplement le dieu des buveurs, que Ton invoquaitdans les repas, en gotant dans de petites coupes un peude vin pur, /.cato l , le gnie dont Aristophane, par un jeude mots assez plaisant, change le surnom de dquOo en celuide TCppto le dieu de la cruche, et qu'il reprsentecomme une suite de dieu de l'ivresse bavarde et extrava-gante '. Il exprime une conception plus large. C'est le dieude la prosprit, surtout de celle qui rsulte des dons de laterre. Son influence fcondante tait reprsente souvent parle phallus. On le trouve avec ce symbole associ Tych 3

    et le nom de Tychon, qu'on lui donne aussi, indique sesrapports troits avec Tych. Les diffrents cantons de laGrce avaient leur Agathos Dmon ; il prenait quelquefois lenom de -j'aObc Ozc, par exemple en Arcadie, o Pausaniasvit son temple sur les bords de l'Illisson, sur la route de

    Mgalopolis Maenalos '. Le serpent tait galement un deses attributs et avait le mme sens, il dsignait la fconditdu sol. Tych elle-mme prend quelquefois la forme d'un ser-pent 5 .

    Ce rapprochement entre Agathos Dmon et Tych se ren-contre encore jusqu' une assez basse poque. Il prouve quela signification primitive de Tych a persist longtemps. 11faut seulement remarquer que, pour la rappeler, la prsencedu Dmon Agathos semblait ncessaire. Quand on la repr-sentait seule, elle veillait, comme nous le verrons plus tard,

    des ides d'un autre ordre.

    1. Athne VI, L30, e.2. Aristoph. Chevaliers, dit. Didot, v. 85.3. Panofka Terracotlen pi. xux Gerhard Antik. Bildw. Pi, 301, 6 et 7.4. Pausanias VIII, 36, 5. Pausanias pense que cet yao* Bios est la mme chose

    que Zeus, parce que /eus est le premier des dieux: qui donne les biens aux hom-mes. C'est plutt un oai/Awv l-k,>->-i, ,-, comme ceux d'Epidaure (Pausan II. 276).

    5. Gerhard, Mir. Etrus, pi. II. Tych Agathe tait aussi en relation avecPan Olympie, o un autel riait consacr a T^"/?, Pan, et Aphrodite consi-dre comme fille de Tych.

  • TYCH DESSK MARINE 11

    La faveur de Tych comme desse de la richesse du soldut tre grande surtout des temps hsiodiques au vi e sicle,priode pendant laquelle les murs avaient conserv leurcaractre rural, et o la principale source du bien-tre taitencore l'agriculture, bien que sans doute les rois ne lissent

    plus eux-mmes leurs moissons comme du temps d'Homre ',et que les princes ne se fissent plus les gardiens des trou-peaux de la maison 2 . Mais, du vin au vie sicle, un mou-vement actif de colonisation change les conditions de l'exis-tence du peuple ure. Alors s'tendent ou plutt naissent 3

    les rapports commerciaux de la Grce avec les autres peu-ples; dans toutes les les, sur tous les points des ctes de laMditerrane qui offrent quelque avantage pour la naviga-tion et l'change des produits des diverses contres, se fon-dent des villes bientt florissantes ; les marchands suiventen Egypte les mercenaires grecs qu'accueillait Psammti-cus; d'autres s'tablissent dans l'Italie, l'Espagne, l'Afrique,l'Asie, la Thrace; en un mot la richesse publique trouveune source nouvelle dans la navigation et le commerce.A ce moment, les divinits purement champtres, cellesdu moins qui n'taient pas au nombre des grands dieux etque la tradition ou de potiques lgendes ne dfendaient pascontre l'indiffrence et l'oubli, durent perdre de leur crditou subir une transformation conforme au nouvel tat socialque craient la Grce le dveloppement de sa marine etl'ouverture de tant de marchs nouveaux. C'est ce qui arriva

    1. Iliade XVIII, 556.2. Iliade, V, 313; VI, 423; XI, 106; XX. ISS.3. Voir Schmaim, Antiq. grecques traduct. Galuski, p. 81 : Les Grecs de

    V.ge homrique ne franchirent pas sur mer les espaces plus vastes que l'inter-valle qui spare la Grce de l'Asie-Mineure et des les semes sur la cte. L'Ita-lie, si proche, leur est inconnue, et une traverse en Phnicie ou en Egyptiune hypothse inadmissible. Ce ne sont pas par consquenl des Grecs, mais lesPhniciens mmes ou quelques intermdiaires qui ont apport de Phnicie lesmarchandises phniciennes dont il es1 souvenl fait mention... . La mer qpare la Grce de la Lybie parat immense Nestor; un oiseau, dit-il, ne pour-rait la franchir en un an Le commerce que des marins Grecs auraient entre-tenu avec l'Orient ds lui'.' hroque esl donc une pure imagination.

  • 12 CHAPITRE PREMIER

    pour Tych. A son caractre champtre s'en ajouta un autre,et elle devint une desse marine, que prirent l'habituded'invoquer les matelots en danger, ainsi que ceux qui cou-raient aprs la richesse sur les voies de mer et dont la for-tune tait sans cesse en pril.

    La qualit de fille de l'Ocan qu'Hsiode, ds le dbut,avait attribue Tych, rendit facile et naturelle cette modi-fication. Bien que l'Ocan reprsente surtout les eaux ferti-lisantes des sources et des fleuves, par opposition Pontos,dieu de l'eau sale qui baigne les sables infconds (tcovtoTpjvTo;), il pouvait cependant tre pris dans une acceptionbeaucoup plus gnrale, et Homre a pu en faire le precommun de tous les fleuves, de toute la mer 1 . Nre, levieillard marin [-(ipm Xio), n'est en ralit qu'une forme del'Ocan considr comme le pre des tres L' ; la parent esttroite entre les Nrides et les Ocanides, et il n'est pastonnant que Tych ait pu emprunter aux premires leurcaractre de desses de la mer. Mais, en se transformantainsi, Tych conserve cependant la bienveillance et la bontpour lesquelles on l'honorait. C'est sous les traits d'une

    desse secourable et tutlaire qu'elle nous apparat parexemple dans YAgamemnon d'Eschyle. Le hraut d'Agamem-non, rpondant au chur qui lui demande si Mnlas accom-pagne son matre, raconte qu'une affreuse tempte a dispersles vaisseaux grecs leur dpart d'Ilion : Ennemis irr- conciliables auparavant, le feu et l'eau s'taient ligus,

    conjurs pour notre perte; le gage de leur rconciliation devait tre la destruction de la malheureuse arme des Grecs. C'est pendant la nuit que commencrent la tempte et nos malheurs. Les vaisseaux pousss les uns contre les(( autres par le vent de Thrace se heurtaient de la proue comme des bliers de leurs cornes et se brisaient, en proie

    1. Iliade, XXI, 195 :; oxmzp -jjrz; norx/j.ol xxi -y-y. xXxaix,yy.l -xy.-y.i xoyjvki, v.y. tppzixTX fx.xy.px 'JXOVZCJ,

    i. Maury, Hist. des Relig., I,p. ~73.

  • TYCH DESSE MARINE 13

    aux tourbillons de l'orage, aux coups furieux de la pluie : ils ont disparu de nos yeux, tournoyant sous les efforts du mauvais berger 1 .., Quant nous, notre navire est rest sans avaries. Assurment un dieu, oui un dieu, car ce ne peut tre un homme, a demand notre grce et nous a soustraits la tourmente, en prenant en main le gouver- nail. Tych, pour notre salut, s'est assise notre bord afin(i de maintenir le vaisseau; au milieu de la danse des flots, nous n'avons pas souffert des vagues, nous ne nous sommes pas briss aux cueils du rivage 2 .

    C'est encore comme desse marine que nous la trouvonsinvoque par Pindare, au dbut de l'hymne en l'honneurd'Ergotls d'IIimre : Fille de Zeus Eleuthrios, Tych tutlaire, c'est toi que j'invoque; veille sur Himre dont la force s'tend au loin. C'est toi qui sur la mer sers de pilote aux navires rapides, et sur la terre ferme diriges les guer- res imptueuses et les assembles dlibrantes. Les esp- rances des hommes sont incertaines comme le flot qui tan- tt se soulve et tantt retombe, et elles nous repaissent de mensonges aussi mobiles que le vent. Personne jusqu' ce jour, parmi les mortels, n'a pu obtenir des dieux un conseil sr pour une action future. Leur intelligence de l'avenir est aveugle ''...

    .Nous n'insisterons pas ici sur le caractre de divinit pro-tectrice des cits que Tych a dans cette ode, et sur lequelnous aurons revenir plus tard ; ce qui doit nous arrter ence moment, c'est le caractre de desse marine et en mmetemps de desse bienveillante que les diffrents scholiastesde Pindare s'accordent lui reconnatre '. Y avait-il Himre

    1. La tempte est compare au berger qui, au lieu de rassembler son troupeau(les vaisseaux), les disperse.

    2. Eschy., Agamemnon, v. ii.">i>, sqq, T%ri '> auriip vxv '-ryj- 'if^sTEuripide, Hlne, 111. Il s'agit d'un naufrage auquel onl chapp Hlne et M-nlas : s 1 oi i

  • 14 CHAPITRE PREMIER

    un temple de la Fortune? Les textes ne nous en parlent pas:

    mais les monnaies de cette ville reproduisent le type de cettedivinit 1 . L'existence du temple, dvi moins dans le voisinagedes Thermes est donc probable, et l'ode dePindare fut sansdoute chante par le chur qui portait Tych la couronneolympique gagne par le vainqueur. On ne peut s'empcherde remarquer galement la concidence de la prsence deTych Himre et de l'existence des eaux thermales quiavaient rendu cette ville clbre. Ces eaux thermales s'ap-pelaient les Bains des Nymphes; les Nymphes, disait-on.avaient fait jaillir les eaux en faveur d'Hercule. Ne semble-t-ilpas que nous trouvions ici confondus dans une troite unionle caractre le plus antique et le plus pur de notre desse,de la nymphe d'Hsiode, la gracieuse et aimable tille de l'O-can, apporte peut tre en Sicile par les Messniens fugi-tifs 2

    ,et la physionomie nouvelle qu'elle reoit du dvelop-

    pement de cette jeune cit qu'un mouvement invincibled'expansion attire, comme Zancl sa 'mtropole, de la terresur les flots, et qui ne demande plus sa prosprit qu' lamer et aux vaisseaux? A Himre nous assistons pour ainsi dire cette mtamorphose presque insaisissable de Tych, quidut se produire encore sur beaucoup de points de la Grcepar suite des mmes circonstances. C'est ainsi, par exemple,qu' Sicyone nous trouvons runis sur l'Acropole un temple

    de Tych et un temple des Dioscures, qui furent plus tardconfondus avec les Cabires tout puissants de Samothrace etqui dj, dans un hymne homrique 3 , apaisent la tempteet sont pour les matelots un gage d'heureuse navigation.

    1. Mionnet, nos 267, 268, 269. Voir surtout les n0 283 et 284. Ces deux derni-

    res mdailles portent sur le revers, avec la lgende Qspfitrxv, la premire, unefemme debout, voile et coiffe d'une espce de tiare, tenant de la main droiteune patre, et de la main gauche une corne d'abondance ; la deuxime, une femmeavec une semblable coiffure, des pis dans la main droite et une corne d'abon-dance dans la main gauche.

    2. Himre, fonde en 639 par une colonie de Zancl, qui elle-mme avait reu,une cinquantaine d'annes auparavant, des Messniens fugitifs aprs la secondeguerre de Messnie

    .

    3. XXXIV, 6, sqq. Eij Aiomtoupouj.

  • TYCH DESSE MARINE 15

    quand ils leur apparaissent sur les flots de la mer Ege,dans les lueurs phosphorescentes courant sur les vagues ouembrasant les cordages du navire.Le gouvernail, si souvent donn Tych comme attribut

    par la statuaire ou par les potes, rappelle cette ide dedivinit marine. Elle s'exprime encore autrement, par exem-ple par la relation qu'on tablit quelquefois entre Tych etAphrodite considre comme desse de la mer. Ainsi, surune inscription trouve au Pire, on voit une statue deTych ddie Aphrodite Euploia 1 . Conue uniquementavec ce caractre, Tych fut peut-tre moins rpandue quesuus sa forme de desse champtre. La protection que l'onattendait d'elle sur les flots se confondit insensiblement sansdoute avec l'ide de succs dans son sens le plus gnral.que la desse reprsentera plus tard. Nanmoins ce carac-tre de divinit marine ne s'effaa pus entirement, et nousle retrouvons encore nettement exprim durant la priodegrco-romaine par un contemporain de Plutarque, DionChrysostme, une poque o la conception de Tych avaitsubi des modifications considrables. . s'crie le rhteur dans une apostrophe Euripidequi reproche au matelot de s'exposer sur les vannes et dese confier de frles esprances: tu tais pole mais sage tu ne l'tais point, (le n'est pas la poix, aux cor- dages, que les hommes confient leur vie; ce n'es] pas une planche de pin de trois doigts de large qui les sauve;- c'est dans une puissance solide et grande, c'est dans la Fortune, qu'ils ont espoir. La richesse n'est rien, si l.i Fortune ne s'y joint; l'amiti est incertaine si la Fortune ne la scelle pas. C'esl la Fortune qui sauve le malade

  • Il) CHAPITRE PREMIER

    les vents son aide, prendre son trident, soulever contre toi toutes les temptes : il ne pourra te faire prir, car la Fortune ne le veut pas 1 . Bien plus tard encore, auv

    esicle de notre re, nous verrons la Tych particulire

    de la ville de Constantinople honore comme divinit pro-tectrice des vaisseaux '-'.

    D'o tait venue aux Grecs l'ide de cette Nymphe, decette Ocanide bienfaisante? Tych, avec la significationsous laquelle elle nous apparat d'abord, en Grce, remontaitcertainement une trs haute antiquit. Preller lui donneune origine asiatique et la rattache Aphrodite Ourania 3 ;Gerhard en fait une des varits sous lesquelles s'est dve-lopp le type de Rha Cyble l . Ces deux divinits. Aphro-dite Ourania et Rha Cyble, ont un caractre commun : cesont des desses mres: et c'est au mme titre que Tychest surtout rapproche de l'une et de l'autre. Cette opinioncependant peut soulever quelques objections, et l'on peutdouter qu'il taille chercher dans ces desses, d'une figuresi nettement asiatique, le type de la Tych primitive desGrecs.

    D'abord, telle qu'elle nous apparat en Grce pour la pre-mire fois, c'est--dire alors qu'elle est le plus prs de sesorigines, Tych est loin d'avoir un caractre aussi gnralque Cyble ou Aphrodite. Quand nous la rencontrons dansHsiode ou dans l'Hymne homrique Dmter, elle n'a riend'une desse mre, et c'est s'carter considrablement,croyons-nous, de l'ide que s'en faisaient Hsiode et l'auteurde l'hymne, que de la concevoir comme une sorte de divinit

    universelle en qui se rsument les forces productrices de lanature, la puissance gnratrice des tres divins et terres-tres. Son rle est beaucoup plus modeste; il consiste sur-tout dans des fonctions champtres assez restreintes en ra-

    1. Dion Chrysost., Disc. 64.2. Voir plus loin, 1 I e parc . ch. 2. cecpienous disons de la Tych de Constantinople.3. Preller, Griech. Myth., I, p. 834. Cf. ibid., p. 337.4. Gerhard, Griech. Myth., IjO.

  • ORIGINE DE TYCHE 17

    lit; elle empche la rouille de mordre les bls, les fleursdes arbres de tomber avant l'heure ou de se desschersans laisser aux fruits le temps de se former; elle fait

    prosprer les bergeries et carte des troupeaux la maladiequi ruine le laboureur; elle est une nymphe, ayant commeles autres ses attributions particulires; mais sa puissancene dpasse pas les bornes qui taient assignes l'actionde ces divinits encore infrieures et qui tenaient dans lescroyances populaires une place considrable il est vrai, maisqu'elles devaient bien plutt leur nombre qu' l'tenduede leurs pouvoirs.Quand on considre plus en dtail les traits propres ces

    desses mres asiatiques, l'on s'tonne encore plus que Ty-ch ait pu leur tre assimile. Sous des diffrences invita-bles, rsultat de la varit des races ou des contres, onaperoit entre elles des rapports gnraux fort caractristi-ques. A l'origine, ce sont des divinits qui runissent enelles le principe mle et le principe femelle ; ce sont des di-vinits androgynes. Puis elles se ddoublent, et les deuxprincipes sont exprims isolment : Cyble est insparabled'Attis, et l'Aphrodite phnicienne d'Adonis. Le culte del'une et de l'autre est marqu d'un mme caractre et veillechez leurs adorateurs les mmes sentiments : sentiment detristesse et de deuil, quand Attis et Adonis sont violemmentspars par la mort de leurs amantes clestes, potiqueimag-e de l'hiver o la force gnratrice semble abandonnerla terre; sentiment de joie exubrante, lorsque les couplesdivins sont de nouveau runis, symbolisant la chaleur fcon-dante du printemps qui rend la vie la nature. N'est-il pastrange, si Tych doit rellement son origine aux cultesphrygien ou phnicien, de ne rien retrouver en elle de cequ'ils renferment de plus caractrisque ? Ou voyons-nous enelle cette dualit mystique, source de larmes passionnes etde joie dbordante? Quand Tych se trouve associe Aga -thos Dmon, ce n'est pas en qualit ramante : leur union.ainsi que le prouve premire vue L'attitude que leur don-

  • 18 CHAPITRE PREMIER

    nent les monuments figurs o on les rencontre ensemble,est grave et simple, comme celle de l'poux et de l'pouse,et rappelle bien plutt celle de Zens et de Hra. On nepeut allguer ici que le caractre orgiastique des cultesorientaux rpugnt l'esprit religieux des Grecs; car l'Atti-que mme l'admit plus tard, et il y a une ressemblance frap-pante entre les croyances et les rites phrygiens d'une part,et les mystres de Dmter et d'Iacchos de l'autre.

    J)e plus, si l'Aphrodite phnicienne et Cyble sont desdivinits telluriques, elles le sont d'une autre faon queTych. Cyble est surtout la desse orgiastique des mon-tagnes et des cavernes, de la nature sauvage; ce n'est queplus tard qu'elle se rapproche de Dmter et devient unedesse civilisatrice, protectrice des cits l . L'ide qu'on sefaisait d'Aphrodite Ourania est moins nette; nanmoinsquand on la considre comme divinit cratrice, ce qui do-mine en elle, c'est assurment l'ide de l'amour ou du rap-prochement des tres, sur la terre, au sein des flots, parmiles hommes et les dieux. C'est ce ct que s'attacha sur-tout pour le dvelopper la religion grecque. Mais le paysanpaisible et travailleur, qui comptait pour vivre sur les pro-duits de son champ et offrait ses dons Tych en la priantde faire prosprer ses moissons et ses agneaux, devait tre.croyons-nous, bien tranger aux emportements et aux fu-reurs des Corybantes, et ce qui le touchait dans sa dessefavorite tait aussi, sans doute, bien moins la beaut et lagrce sduisantes, que le gain qu'il esprait d'elle.Le culte de Cyble d'ailleurs fut longtemps se faire ac-

    cepter rellement de la Grce; ce n'est qu'au sicle de P-ricls qu'on le voit dfinitivement tabli Athnes 2 et en-

    1. Ou voit Cyble en relation avec Pan dans le bas-relief consacr au Nymphespar Adamas, au temps de Pindare ; Cyble y est reprsente dans une grotte au-dessus de laquelle Pan assis joue de la flte. Fan, croyons-nous, ne reprsentepas ici une divinit champtre; il est plutt identifi Marsyas le silne inven-teur des airs de flte consacrs Cyble.

    2. Pindare avait dj fait construire Thbes un petit temple Cyble (Pau-san. IX, 25, 3); mais ce pouvait tre par suite d'une dvotion particulire et per-

  • ORIGINE DE TYCH 19

    core ce ne fut pas par l'effet d'un progrs lent et insensiblequi L'avait fait pntrer dans les murs, mais la suite d'unacte de violence qui prouve combien encore cette poqueon ;i\;iii de rpulsion et mme de mpris pour la desseprygienne et ses mtragyrtes. De plus, quand elle admit ceculte, Athnes le modifia profondment, et supprima dans lalgende tout ce qui regardait Attis. Au v e s., par contre,Tych tait universellement reconnue en Grce, o elleavait depuis longtemps ses temples et ses statues. Ce fait nes'expliquerait gure si Tych avait d rellement son origine Rha-Cyble.Quant Aphrodite, accueillie beaucoup plus tt que Cy-

    ble, elle perdit presque immdiatement, dans la religiongrecque, ce qu'elle avait de phnicien pour revtir lespures formes hellniques qu'elle a dj dans Homre ; et siTych a quelque rapport avec elle, ce sera seulement plustard, quand elle-mme aura chang de caractre et reudes attributions nouvelles.

    Pour ces raisons, nous sommes port voir dans Tychune divinit d'origine grecque plutt qu'asiatique, et nousne serions pas loign de croire qu'elle se rattache auxcroyances des populations les plus antiques de la Grce.C'est sous l'aspect d'une divinit champtre que Tych servle d'abord nous. N'est-ce pas sous le mme aspect quenous apparaissent aussi les divinits des premiers habitantsde l'Hellade? JN 'est-ce pas le culte des dieux de la terre, dela production, des troupeaux, qui domine chez les P-lasges *? En Arcadie, o semblent s'tre conserves pluslongtemps et d'une manire plus pure les conceptions reli-gieuses les plus lointaines de la race, le culte des Nymphesen particulier tait trs dvelopp. Elles y recevaient le sur-nom de Dodonides, sous lequel on reconnat le souvenir des

    sonnelle cette divinit. Quant la statue que possdaient de la de'esse les habi-tants d'Acrise, en Laconie, l'expression mme dont se sert Fauteur u/x)y.x Udov,peut faire douter de spn antiquit (Pausan. III, 22, 4.)

    1- Matin, Relig de la Gr. I, ch. 2, p. 51.

  • 20 CHAPITRE PREMIER

    traditions plasgiques l. Tych est au dbut une divinit du

    mme ordre, et rien n'empche qu'elle soit sortie, commeces Nymphes Dodonides, de l'imagination ingnieuse etnave des anctres du peuple hellnique, habitue person-nifier sous une multitude de formes les phnomnes de lavgtation.

    Peut-tre mme serait-il possible de prciser davantage,et, sans quitter la contre o Tych se montre nous pourla premire fois, de retrouver son berceau. Quand on litl'numration que Pausanias fait des sanctuaires religieuxde la Botie, on est frapp de l'importance qu'y avait ac-quise le culte des divinits cabiriques. On voyait entre Th-bes et Thespies un temple des Cabires, temple dont lesrestes ont t rcemment dcouverts -, et prs de Thbes ily avait un bois consacr Dmter Kaeipta et Cora 3 . Lareligion des Cabires parait avoir t fort ancienne dans cettergion, et M. F. Lenormant, d'accord sur ce point avecOttfried Muller, croit qu'elle devait y tre contemporained'un tablissement des Plasges 4 . Ne serait-ce pas dans cecentre, au pied de l'Hlicon, sur les bords du lac Copas,que Tych aurait vu le jour? Remarquons, en effet, que lepremier pote qui la nomme appartient la Botie, et quel'hymne Dmter la met prcisment en relation avec D-mter et Cora honores dans le bois voisin de Thbes.

    D'autre part, le rapport de Tych avec les divinits cabi-riques est attest de diffrents cts. Une tradition parlait,au sujet de l'antique Fortune adore dans le Latium Pr-neste et Antium, de trois Cabires trusques que l'on ap-pelait Grs, Paies et la Fortune 5 . Sur le revers d'une m-daille de Thessalonique, dont la face reprsente Valrien le

    1. Maiirv. lieliff. de la Grce, 1, p. 158, note 2.2. MittheiL des devtsc. areh. Inst. Athen. 1888, p. Si, sqq.3. Pausan. IX, ^5, 5.4. Article Cabiri, section VI, dans le Diction, de Saglio et Daremberg.5. Servais, ad sEneid, 11, 325; Schol d'Apoll. Rhod. I, 60S ap. Guign. et

    Creuzerll, 1" part. p. 506; Cf. ibid. II, l' part. p. 315.

  • ORIGINE DE TYCH 21

    pre, on voit la Fortune debout, le modius sur la tte, por-tant de la main gauche une corne d'abondance et soutenantdel main droite un Cabire enfant 1 . Le caractre pastoralqui domine primitivement dans la conception de Tych n'-tait pas non plus tranger la conception des Cabires. ALemnos, dans les croyances populaires sinon dans les mys-

    tres, ils passaient pour tre simplement des Gnies de lafcondit du sol '-'. et il y avait, dans l'le, des Nymphes quiprsidaient aussi la fertilit. Mde, racontait-on. se trou-vant Corinthe, avait fait cesser une famine en sacrifiant aux

    Nymphes de Lemnos :\ On voit galement, dans Denysd'Halicarnasse, les Plasges d'Italie invoquer Zens. Apollonet les Cabires. et leur consacrer la dime des produits delterre pour tre dlivrs d'une scheresse '. Tych et les Ca-bires avaient donc souvent le mme caractre de divinitschamptre-., et Thbes ce caractre devait tre encore plusmarqu que dans les lies voisines de l'Hellespont. Ce qui leprouve, c'est la substitution de Dmler Axieros, le prin-cipe fminin du groupe des divinits cabiriques de Samo-thrace. En Samothrace. ces dieux avaient conserv quelquechose de leur physionomie orientale par suite de leur long'sjour en Phrygie d'o ils semblent originaires. Mais dansles environs de Thbes. sous l'influence du culte de Dm-ler et des autres dieux grecs, ils s'taient compltementhellniss. L'ide vague et panlhistique qu'ils contenaient

    s'tait prcis,', la Dmter Kaeipia n'a plus rien d'unedesse nature : elle est la desse des moissons. ,.| dans son

    entourage naissent alors ces divinits secondaires, ces -zzr.z-

    Xot, participant du mme caractre qu'elle, el parmi lesquel-les on peut sans invraisemblance, sur l'autorit des textes

    1. Annali 1841, p. 235et Mionnet t. I, p. 04, n" h

  • 22 CHAPITRE PREMIER

    d'Hsiode et de l'hymne Dmter, ranger la Nymphe Ty-ch. C'est donc en Botieei sous l'influence de la religiongrec-que, de l'esprit grec modifiant les donnes orientales.

  • CHAPITRE II

    Tych, desse bienveillante, prsidant au bonheur engnral. Comment est ne cette conception de Tych. Sa place dans la religion grecque au \ e s.

    Influence des potes gnomiques sur la religion grecque ; dveloppement desdivinits se rattachant l'ordre moral, et en particulier de Tych. Influencedu langage sur le dveloppement de Tych desse du bonheur. TychAgathe au \-e sicle d'aprs Eschyle et Sophocle. Le dveloppement deTych comme desse bienfaisante est d un progrs dans les ides religieuses.

    Aprs Hsiode. Tych se drobe nous pendant un assezlong temps. Le nom de la desse tait trouv, il tait inscritdans le catalogue officiel, pour ainsi dire, dos dieux de laGrce, et avait d se rpandre avec les uvres du poted'Ascra dans le monde hellnique. Cependant, peine ne.elle semhle oublie, et tout coup il n'est plus questiond'elle nulle part. Elle n'est pas la seule d'ailleurs propos

    de laquelle on puisse faire cette remarque : d'autres divini-ts plus grandes et plus vnres que la modeste nymphedes campagnes semblent un peu ngliges aussi, et subissent

    comme elle les effets de la transformation qui s'opre cette

    poque dans les croyances religieuses de la Grce.A l'cole hsiodique succde celle des potes gnomiques;

    Solon et Thognis deviennent, concurremment avec railleurdel Thoijonie et des Travaux et. Jours, les instituteurs dela Grce; leurs uvres, comme celles de leur prdcesseur,sont apprises par cur; c'est dans leurs sentences et leurs

    apophthegmes que les consciences de ces ges, n la muraleest encore incertaine et sans base dieu solide, cherchent les

    rgles de la justice, les conseils de la prudence et de lasagesse. Mais bien que les prceptes exprimes par les]., .tes

  • 24 CHAPITRE II

    des deux coles se touchent en beaucoup de points etparaissent driver d'une mme source, l'exprience de lavie, il n'y a rien d'aussi diffrent, on pourrait presque dire

    d'aussi contraire, que l'esprit religieux qui anime les uvrespotiques des vu e ctvi c sicles et celui qui remplit les posies

    hsiodiques. Solon et Thognis sont religieux et pieux encore

    autant qu'Hsiode, mais d'une religion et d'une pit qui ne

    sont plus celles du pote Thbain. Sans parler des progrsque l'esprit humain avait d ncessairement accomplir de-puis le ix e s., de l'adoucissement invitable des murs

    mesure qu'on s'loignait davantage de l'poque violente qui

    avait vu les envahisseurs du nord descendre et s'tablir aucentre de la Grce, de l'influence enfin que put exercer la

    philosophie naissante, Solon, le lgislateur qui s'applique

    faire rgner l'ordre et les bonnes murs dans la cit, pou-vait-il, avec le bon sens pratique qui le distingue, accepter,

    sans les modifier profondment, les divinits hsiodiques ethomriques toujours en lutte les unes contre les autres etdonnant l'exemple de la discorde et des scandales les plus

    graves et les plus criminels? Thognis, chass de Mgare parles factions du parti dmocratique, pouvait-il prsenter

    ses contemporains, comme des modles suivre, les Titansrvolts, Kronos et Jupiter renversant successivement l'ordre

    tabli dans l'Olympe et exilant du ciel les vaincus? Tous

    leurs prceptes se seraient trouvs en contradiction avec

    cette antique mythologie. Aussi semble-t-il qu'ils se soient

    efforcs de bannir de leurs posies les lgendes et les fables

    offensantes pour la dignit et le caractre sacr des dieux, et

    l'on dirait parfois qu'ils n'en ont retenu que l'ide mme dela divinit.

    Cette ide d'une divinit suprme dominant toutes lesforces particulires s'exprime dans Solon d'une faon

    assez nette, d'abord par la prminence qu'il accorde Zeus dans le gouvernement du monde, mais surtout par la

    manire dont il conoit ce gouvernement. Sans doute, dans

    Homre, Zeus est dj le dieu souverain; les autres lui

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 25

    sont soumis. Mais sa prdominance a des caractres qu'onne retrouve plus dans Solon. D'abord, elle a pour ainsi direquelque chose de physique et de matriel l . C'est par laloi du plus fort qu'il rgne, et l'on a pu voir dans sa sou-verainet le vague souvenir de rvolutions cosmogoni-ques, de forces naturelles luttant entre elles jusqu'au jouro l'ordre s'tablit dans l'univers. De plus, sorti de l'imagi-nation d'hommes encore peu habitus s'analyser eux-mmes, et dont l'il peu clairvoyant n'atteignait guredans la nature humaine que les apptits, les sentiments etles passions, le Zeus homrique leur ressemble; la sensibi-lit l'emporte chez lui sur la raison, il se met en colrecomme un mortel, il n'est pas toujours impartial, il a nosfaiblesses, nos dsirs, nos sensations, nos besoins. Enfin,

    s'il est le souverain de l'Olympe, il a autour de lui unecour compose d'individualits distinctes de lui, puissantesaussi quoique un moindre degr et qui n'obissent pastoujours sans murmurer. Le Zeus de Solon n'a aucun deces caractres, il n'est plus reprsent comme un vainqueurdont on peut encore contester la victoire, il a dpouillcompltement les passions humaines, il ne s'immisce pasdans les affaires personnelles de chaque individu, punissantchaque faute en particulier et s'irritant pour un acte coupa-ble comme un homme mortel 2 . Sa colre attend que lesfautes se soient accumules, et alors elle ressemble au vent du printemps qui s'lve soudain, rpandant les nua- ges dans le ciel, bouleversant le fond tumultueux de la mer strile et ravageant dans les champs de bl les beaux travaux du laboureur; puis il remonte au ciel, demeure leve des dieux, et fait reparatre la srnit; la lumire

    1. Il suspend Junon dans l'espace avec des enclumes aux pied- {Iliade XV. 18),dfie les dieux et les desses de l'branler en tirant tous ensemble sur un.- chaned'or qu'il attachera l'Olympe (Iliade VIII, 18) et retient les Titans dans le Tartarederrire une porte de 1er (Odyss. IV , 12). Sur le caractre du Zeus d'Homre,voir J. Girard. Sentiment religieux rn Grce, p. 54 sqq.

    2. Solon fragrm, XIII, v. 25.

  • 20 CHAPITRE II

    du soleil brille de nouveau, belle voir sur la terre fertile, et Fqn n'aperoit plus de nuages : telle est la vengeance de Zeus. Cette vengeance sait attendre sans impa-tience, et quelquefois le coupable n'est puni que dans sapostrit l . Enfin les autres dieux chez Solon sont un peurelgus dans l'ombre et il semble que Zeus ait runi en luiles diffrents pouvoirs et les attributions qu'ils se parta-geaient autrefois. C'est presque un dieu unique reprsentantla raison et la justice universelles. La mme conception dela divinit se retrouve aussi chez Thognis en maint endroit,et le dieu suprme a perdu chez les deux potes beaucoupde sa personnalit. Ce n'est pas que les dieux populairesaient disparu de leurs uvres, assurment. Thognis invo-que Artmis, les Muses, la Parque ~. Mais la diffrenceentre toutes ces divinits est presque insensible et elles re-couvrent surtout, quel que soit leur nom. L'ide d'une puis-sance gnrale, qui punit les particuliers et les cits sansdistinguer la nature de la faute ; les biens et les maux qu'el-les envoient aux hommes ne diffrent pas suivant celle quiles envoie, et chacune d'elles conserve trs peu de traitsqui lui sont propres. Aussi, bien que Solon et Thognis seservent parfois, pour les dsigner, des dnominations consa-cres par la foi populaire, ils se servent encore plus volon-

    tiers et plus souvent, pour exprimer cette puissance suprmeet encore vague, d'un terme vague comme elle et danslequel pouvaient jusqu' un certain point se concilier lescroyances de leur poque et l'ide plus leve qu'eux-mmesse faisaient de la divinit 3 . Ce que nous donnent les dieux

    1. Solon fragm. XIII, v. 17, sqq.2. Thognis, dbut.3. Voir cependant, dans Thognis, la naissance d'Apollon dans File de Dlos.

    Solon aussi emploie une fois l'antique gnalogie hsiodique propos de laTerre : Je puis bon droit prendre tmoin la mre illustre de Kro-nos, la meilleure des divinits de l'Olympe, la Noire Terre, que j'ai dlivredes bornes dresses en beaucoup d'endroits . (Solon. 3o, Lyriq. grecsde Bergk). Mais c'est qu'ici Solon veut donner l'appui des croyances reli-gieuses de son temps une mesure politique conteste et qu'il soutient partous les moyens en son pouvoir. Les propritaires qui empruntaient de l'argent

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 27

    immortelsv0ejv avaTwv) est invitable, N'imputez

    pas aux dieux (eot) votre malheur, quand c'est par votremchancet que vous le soutirez. A l'homme habile, ladivinit (Os) donne le succs en tout. Beaucoup sontpleins d'imprvoyance, mais ont pour eux un dieu propice ixiv.wv cOXo), etc. l

    ,11 est impossible de n'tre pas frapp

    de ces expressions tout fait gnrales qui pouvaient lafois s'entendre des dieux traditionnels et de la Providenceque semblent avoir pressentie ces vieux potes.

    lue consquence toute naturelle de cette faon de conce-voir la divinit tait la suppression ou l'oubli des divinitssecondaires auxquelles Homre et Hsiode avaient donndes traits prcis et une physionomie vivante. Il semble qu'ilv ait. eu l un vritable danger pour l'anthropomorphisme.A force d'abstraire l'ide de la divinit en retranchant desdieux tout ce qu'ils ont de personnel et de concret pour nes'arrter qu'aux attributs gnraux, dont toute religion sup-pose dous les 'trs d'une essence au-dessus de la naturehumaine, la posie des gnomiques n'allait-elle pas rduire rien la forme des dieux grecs? Mais le danger n'est qu'appa-rent. Outre que les gnomiques subissent ncessairementl'influence des ides reues de leur temps, leurs tendancesphilosophiques elles-mmes les poussrent remplacer cescrations anthropomorphiques ou cosmogoniques qu'ils reje-taient de leurs uvres, par d'autres d'un genre diffrent, il

    est vrai, mais qui n'en taient pas moins aussi des divinitscomme les autres. S'ils ne considrent plus, en effet, dans

    les dieux de l'Olympe, les passions et les formes sensibles

    sur leurs terres ou leurs maisons devaient dclarer par un criteau plant surleur terrain pour quelle somme leurs biens taient hypothqus. Solon, en rdui-sant la dette des dbiteurs athniens par la diminution du taux de l'iatrl el parl'augmentation de la valeur nominale de lamine, fil disparatre ces cril(Voir Plutarque, Solon). S'il identifie dans ses vers le territoire de l'Attique avecl'antique desse qui ne souffre pas d'tre enclose dans des limites fixes par lamain de l'homme [yxx itsXcapy)), c'est pour donner plus d'autorit a des rformesqui dplaisaient beaucoup de citoyens.

    1. Solon, Lyriq. grecs de Bergk XIII, 64 : XI, 1 : XXVI : Thi ognis, 163.

  • 28 CHAPITRE II

    qui leur sont communes avec les mortels, ils s'attachent leurs attributs intellectuels et moraux ; et ces attributs m-mes il les personnifient, ils en font de vritables divinits.Dj, dans Hsiode, on saisit la trace de ce travail. Lui aussiavait donn une ralit des ides abstraites et ajout laliste dj longue des dieux homriques une autre liste, lon-gue aussi, d'tres allgoriques qui apparaissent sous le r-gne de Kronos et expriment des principes ou des faits deTordre moral intimement lis la vie humaine l . Ce sontdes divinits de cet ordre qu'inventent aussi ou qu'acceptentles potes de l'cole nouvelle. L Esprance , dit Thognis,est la seule bonne desse qui soit encore chez les hommes; ... que l'homme, avant tout et aprs tout, sacrifie YEsp- rance ~. 11 divinise de mme la Foi, la Temprance, lesGrces'3

    ,surtout la Richesse, Ploutos, le plus recherch des

    dieux 4;VEsprance et le Danger, dit-il ailleurs, sont deux

    divinits galement redoutables 5 . Sans doute cette tendance diviniser des tres abstraits, des ides, a exist dans lareligion grecque du temps mme d'Homre (i ; mais partirdes gnomiques, et sous leur influence, elle semble tre alleen augmentant, et au v e sicle, elle atteint son plus haut

    degr dans Pindare. Souvent il suffit d'un substantif abstraitpour veiller dans l'imagination puissante de ce pote l'ided'un tre divin, si bien qu' ct des dieux de l'Olympe, on

    1. Tels sont le triste Sort, la Destine, le Sommeil, la Mort. La nuit les en-gendra seule, sans s'unir aucune autre divinit. > Viennent ensuite JMoinus.la Douleur, Nmsis, la Fraude, la Dhanche, etc., en un mot tout le cortge desmisres humaines. Cf. dans les Trav. et J. le Serment, la Justice (v. 193), laPudeur et Nmsis (v. 198). Mais dans Hsiode, ces divinits morales sont en-toures d'un grand nombre d'autres conservant leur caractre anthropomorphi-que qui domine encore presque exclusivement. Cela est beaucoup moins sensibledans les gnomiques.

    2. Thognis, 1135 sqq. L'Esprance est dj personnifie dans les Trav.et Jours v. 72.

    3. Ibid.4. Thognis, 1117.5. Ici., 637.6. Voir par exemple ce que'dit Homre d'At et des Prires. Voir sur les divi-

    nits nominales dans Homre, H. Monin : la Notion abstraite de Force divinedans l'Iliade (Critique philosqph., nouv. srie, n du 31 mai 1S6).

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 29

    trouve chez lui le Prtexte l , la Bonne Humeur 2 , la Vrit *,la Tranquillit*, etc.

    Ces personnifications de conceptions abstraites reprsen-

    taient-elles pour les vieux potes qui en sont les auteurs des

    divinits relles? On pourrait tre tent de le croire envoyant Epimnide faire lever Athnes un temple l'In-jure et Ylmpudence. Peut-tre n'taient-elles cependantpour eux qu'une faon plus potique de s'exprimer. Quoiqu'il en soit, le peuple, qui savait leurs uvres par cur,

    ne dut point le prendre ainsi. Il lit de ces crations toutes

    morales des tres rels qu'il assimila aux dieux qu'il connais-

    sait dj; il les invoqua comme il invoquait liera et Athna,les revtit de formes sensibles, et les artistes leur levrent

    des sanctuaires et des statues 5 .L'une de ces abstractions divinises fut prcisment la

    desse Tych. Il est inutile de chercher dans les potes duvn

    eet du vi e sicles l'ocanide, la nymphe des campagnes

    fertiles; on ne l'y trouverait pas sous les traits si nets que

    nous avons indiqus prcdemment. Elie a compltementchang de nature et de caractre. Son type un peu troits'est largi; elle est devenue la desse du bonheur prsidantaux actions humaines en gnral et en assurant le succs.C'est une personnalit nouvelle qu'elle a revtue, plus gn-rale et plus haute, si bien que cette sorte d'puration de la

    mythologie, qui semblait devoir la faire disparatre, n'a fait

    au contraire que lui donner une importance et une dignitplus grandes en tendant ses attributions. Nous la trouvonssous sa forme nouvelle dans un fragment d'un lyrique duvn

    csicle : Tych, dit Alcman, sur d'Eunomie et de Pi-

    1. apfxaii. Pyth. V, 28.2. Ejd-juiu. Fragm. 127, Bckh.3. Wj.r.Ouu.. Fragm. 221 Bckh; Oly. XI, 4.4.

    c

    A

  • 30 CHAPITRE JI

    Iho. lille de Proratheia '. Rlle reprsente ici visiblementle bonheur rsultant pour la cit de ses bonnes institutions(Evopua), de la sagesse et de la prvoyance (Opo^aGeza) del'homme d'Etat qui fait triompher ses conseils par son lo-quence persuasive (Ik'.Ow). In autre pote de la mme po-que, Archiloque, lui donne la mme signification : C'est deTych et de Mra, Pricls^ que tout vient l'homme 2 . Ce fragment est bien court et le caractre de Tych n'estpas clairement dtermin. Nous croyons cependant qu'iln'est pas tmraire d'entendre que Tych envoie les bienset Mra les maux.

    Cette interprtation n'est pas absolument sans fondement,el c'est ici le lieu de signaler l'influence qu'eut le langage surle dveloppement de l'ide que reprsente Tych partirdu vn e sicle. Il est remarquable en effet que le mot t/jt),employ assez frquemment par les gnomiques comme unnom commun, dsigne toujours quelque chose d'heureux.Si T'jyr, n'exprime pas chez eux la desse mme du bon-heur, c'est du moins le bonheur qui dpend d'un dieu. C'estdans ce sens que Solon se sert du mot, dans la courte prirequ'il adresse Zens et qui servait de prambule ses lois 3

    .

    11 n'est pas mme ncessaire que l'pithte de vaQ/j viennes'y joindre pour rendre l'ide de bonheur. Ne souhaite point, fds de Polypes, dit Thognis, de surpasser les au-" trs par ta condition ou tes richesses; il suffit l'homme d'un peu de bonne fortune, tj/y; 4 . On arriva vite divini-

    1. D'aprs la restitution de Bergk, Lyr. Gras, fonde sur un passage de Plu-tarque, de Fort, rom, ch. 4.

    [T;/a] Evo/J-ia zt yy.l UsiO; xS&Xzi/.'A Mpo'j.v/Jiiu* 9vy&T7]p.

    2. Bergk. Lyr. gr. Archiloq. fragm. 56.3. Bergk. Lyr. gr. Solon 31.

    -p-jjry. fiv jy/iiu.iOy. Ait K.povt'07; Baff/jdGfOi TOLZ'ji 'J//.-I XyaBijV XXI XllOOi ^-y.~-;y.i.

    Cf. XIII. 70; uvTuxivjv b/ad-fr.4. Les derniers mots de la traduction sont de Patin. Voici le texte :

    y.r,r a.sizr,'J euj^OU, UoJjTzv.ior,,iio/Oi ilvxi

    /*vjt' yevo /toivov o'kvdpi '/svoito ~->yy,. (Thogn. 129).

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 31

    ser L'action favorable exerce par le dieu que l'on invoquait.et prendre -s/r, dans le sens d'une desse bienfaisante engnral. Le pas fut rapidement franchi, et il est des endroitso il est peu prs impossible de dcider si le mot --s/r, dsi-gne rellement un tre divin ou seulement les faveurs qu'onattend de lui. C'est le cas par exemple pour une des plusanciennes inscriptions grecques qui nous aient t conser-

    ves, l'inscription de Ptilia, dans le Bruttium, que l'on faitremonter l'an 540 av. J.-C. T/a, qui se trouve en tte del'inscription, est-il une simple formule, comme il le devint

    plus tard, et correspond-il seulement au latin quod felixfaustumque s/'/, ou bien dsigne-t-il une divinit distincte?On n'a pas pu s'entendre sur ce point l . Quoi qu'il en soit,les dcrets et les inscriptions de tout genre qui offraientpartout aux yeux du peuple le nom de ych associ celuides dieux ne dut pas peu contribuer faire d'elle une puis-sance divine et une desse du bonheur. Mme si l'on regardele mot comme une simple formule, il ressemblait assez une sorte d'invocation indirecte pour que, insensiblement,l'ide du dieu que l'on invoquait soit devenue distincte dubien qu'on attendait de lui, et que ce bonheur lui-mme aitdonn lieu la cration d'un tre spcial dont il dpendait.A mesure que l'on avance vers le v e sicle, on saisit d'une

    faon plus nette encore commenta l'aide du langage ont ds'oprer d'abord cette sorte de ddoublement de la divinitet de l'action bienfaisante qu'elle exerce, et ensuite la per-

    sonnification de cette action de la divinit. Les exemples abon-dent en effet du mot tj/yj associ 6scj ou ca-;j.cv;; employpour signifier l'action favorable ou dfavorable, mais pluttfavorable, d'un dieu sur la vie humaine, action distincte delui, et considre comme une sorte d'tre rel '-'. C'est donc

    1 Voir dans le Corp. laser. G. 4, le commentaire de Bckh sur cette ins-cription, qui commence ainsi : Oii;. -j/;j-. Xzmtu oiSuzt Sixavt'a ;-i.

    2. Eschyle, Perses 345, et surtout Pindare, Olymp. VIII, 67. \- '..>. ..- : re-cours donn un mortel par un dieu ; Pyth. II, 56 : su -j/* nr/tov, la faveur dudestin. Pyth. VIII, 55 : -j/v. 9sv) Nm. IV, 7 : Xapi'rwv -j/-j. ; Nm., \. IN. ode Pythas d'giue vainqueur au Pancrace, o zJy/s. accompagne le nom de Me-

  • 32 CHAPITRE II

    un fait vident que l'influence du langage sur la personni-fication et la signification de Tych envisage comme dessedu bonheur.

    11 ne nous est pas possible de suivre dans tous ses dtails

    le dveloppement graduel et insensible que reut Tych du-rant le vi e et le vn e sicles sous l'influence du langage et dela posie. A part les gnomiques, dont nous venons d'essayerde dterminer l'influence sur les ides religieuses des Grecs,et par consquent sur Tych elle-mme, il nous reste troppeu de fragments de ces poques recules, et dans aucun deceux qui sont arrivs jusqu' nous il n'est fait mention dela desse. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce dvelop-pement se fit, etassez rapidement mme. Au dbut du v e si-cle, le type de Tych tait form ; elle a cess d'tre unecration vague et indcise comme le restrent la plupart

    des vertus ou des sentiments moraux qui n'avaient gurede divin que le nom qu'on leur donnait. Sa personna-

    lit s'est affirme, les potes dramatiques s'en sont empa-rs, ils ont fix ses formes; leurs images et leurs mtapho-res lui ont donn un corps ; ils l'ont tire en un mot dudomaine des abstractions pour en faire un tre vivant, et lesartistes trouveront chez eux des traits prcis pour reprsen-

    ter la nouvelle divinit. C'est dans Eschyle, le pote le plus

    religieux de la Grce, que nous la retrouvons. Il nous la pr-sente d'abord avec le caractre que lui donnait Alcman deuxcents ans auparavant: Attendez ici, dit Pelasgos au churdes Suppliantes, priez les dieux du pays, demandez-leur ce que vous voulez obtenir; moi, je vais tout prparer; que Pi- tho et Tych me soient en aide l . Ici mme cependant, elle

    nandre, Athnien qui formait des athltes : i

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 33

    a quelque chose de moins indcis que dans le lyrique duvn

    esicle et ressemble moins une allgorie, malgr l'as-

    sociation de son nom celui de Pitho. Car on invoque sonaide pour le succs d'une entreprise particulire et bien d-termine.

    Mais le mme pote nous fournit ailleurs une preuveplus convaincante de la transformation subie par Tych, del'ide nouvelle qu'elle reprsente au v e sicle et de l'impor-tance qu'elle a prise. Dans un passage des Sept Chefs, lepote va jusqu' la rapprocher de Zeus lui-mme. Un clai-reur fait Elocle et au chur le dnombrement des chefs del'arme qui entoure les murs de Thbes : Pour la porte d'Electre, le sort a dsign Capaneus, autre gant, plus grand encore que le prcdent. Sa jactance et son orgueil ne sont pas d'un homme, et il fait de terribles menaces con- tre les remparts : fasse Tych qu'elles ne soient pas suivies d'effet! Que ht desse le veuille ou ne le veuille pas, dit-il, il renversera la ville, et Zeus lui-mme et sa colre fou-ce droyant la terre ses pieds ne sont pas pour l'arrter 1 .La puissance de Tych a donc considrablement grandidepuis Hsiode, et ce ne sont plus seulement les fruits de laterre ou une heureuse navigation qu'on implore d'elle; d'elledpend maintenant le salut de toute une cit. Nous pouvons

    1. Nous croyons ncessaire Je citer tout le passage pour justifier notre sens :Ky.-y.jij; 3' i~' H/ i/TGV.i-;cj z.ur,/i.i -j/ccii"/iyx$ 3? LXos, r'/j -; jv/ij.-j'j-ji.i'l'jij, 6 k/icos 'j oJ /y-' xvpwxo-j opovs, jz-jfji:. ' y-itl StV, y. ///, xpxivot ~j/_t,Ol'jj t yxp AOVTOi --'-if-.ivj ~'j/rj/y.'i yr, diXovT ov;

  • 34 CHAPITRE II

    mme ds prsent signaler cet indice d'une ide nouvelle,qui prendra plus tard une grande extension et fera de Tychla desse protectrice des villes par excellence.

    Il faut croire qu'Eschyle contribua pour sa part, en cl-brant ainsi sur le thtre, devant la Grce assemble, l'in-fluence souveraine et bienveillante de Tycli, mettre ladesse en crdit. Ce qui est certain, c'est qu'elle parait deson temps jouir d'une assez grande faveur. Nous en avonsune preuve remarquable dans VOEdipe roi de Sophocle. Lesens religieux de cette tragdie ne peut tre pleinementcompris, ce nous semble, que si l'on tient compte prcis-ment de l'importance qu'a prise au v e sicle la desse dubonheur. Qu'est-ce en effet qu'dipe? C'est le favori deTych. Avant le dnoment fatal, Horace l'et appel For-tunse filius. Toutes les circonstances semblaient d'abord s'-tre runies contre lui pour amener sa perte : peine n, ilest destin par un pre barbare devenir la proie des btessauvages. Recueilli par Polybe, il se condamne lui-mme l'exil et aux aventures; il rencontre dans un carrefour unetroupe d'hommes arms qui attentent sa vie, et, pour der-nire preuve, il affronte avec un tre nigmatique et redou-table, une lutte dont nul jusqu' lui n'a pu sortir vainqueur.Et pourtant tous ces dangers tournent son avantage etdeviennent l'occasion de son tonnante fortune. Son abandonsur le. Cilhron le fait prince de Corinthe ; il est lev auprsdu roi Polybe dans un rang qui n'est pas infrieur celuiqu'il tenait de sa naissance, et il ne lui restera du cruelabandon o il et d trouver la mort que le nom mme qu'ilporte; sa querelle avec Laus rend vacant le trne de Th-bes, pour lequel les destins l'ont dsign, etla rencontre avecle sphynx, fatale pour tout autre, porte au comble sa gran-deur en lui donnant le sceptre. Qui donc l'a soutenu dans sespreuves et l'a aid surmonter tous les obstacles? C'estI ych, et il le sait, il le proclame bien haut dans une desscnes les plus mouvantes de la tragdie grecque. Jocastesubitement claire sur l'origine d'dipe par les rvlations

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 35

    du messager venu de Corinthe, quitte la scne sans mot dire.Ce silence, avant-coureur d'une catastrophe, dipe le prendpour de la fiert : elle rougit, pense-t-il, d'avoir pour pouxun homme qu'elle croyait fils de roi et qui n'est peut-trequ'un aventurier.

    Le chur : Je crains que ce silence n'entrane des mal- heurs .

    dipe : Qu'il entraine ce qu'il voudra, .le persiste k vouloir connatre ma naissance, si basse qu'elle soit. Or-

    gueilleuse comme une femme, peut-tre a-t-elle honte de mon obscurit. Mais pour moi qui me dis fils de Tych, de Tych qui donne le succs, je n'en rougirai pas ; mes pa- rents, ce sont les mois de ma vie, qui de petit m'ont rendu grand. Quand telle est mon origine, et que rien ne peut la changer, je redouterais de m'enqurir de ma famille l !

    Ainsi sa confiance en Tych est inbranlable. Enlac detoutes parts dans le filet dont l'entoure la fatalit, il se dbatencore, il espre contre toute esprance, parce qu'il est lefils de Tych.

    Ce n'est pas lui seulement qui a ces sentiments : Jocasteles a partags jusqu' l'arrive du messager. Et pourtantque de motifs de craindre lui ont fournis jusque l les mena-ces et les rvlations forces de Tirsias et l'effroi mal r-prim d'dipe lui-mme lorsqu'elle lui a fait le rcit d-taill du meurtre de Laus. Cependant, qu'on l'entende,lorsque de Corinthe est arrive la nouvelle que Polybe, lepre suppos d'dipe, est mort. Au lieu des transports dedouleur et des thrnes funbres dont cette nouvelle seraitle signal dans des circonstances ordinaires, dipe et Jocastelaissent leur joie un libre cours. Ils se croient sauvs. 1rsmalheureux ! fous les deux triomphent de la Destine, d'A-pollon et de ses oracles, et c'est Tych encore qui leur ins-pire toute leur confiance : Pourquoi L'homme aurait-il peur, s'crie Jocaste : Tych est la reine du monde, et l'on

    1. dipe roi, vers 1080, sqq.

  • 36 CHAPITRE II

    ne peut rien prvoir avec certitude. Vivre au gr du hasard autant qu'o le peut* voil le meilleur l . Pour Jocaste, laFortune est donc aussi la desse toute puissante, la seuledont les laveurs aient du prix. Et qu'on ne s'y trompe pas :elle n'met pas ici une sentence banale et rebattue; son lan-gage n'est pas l'expression de ces considrations vagues etgnrales sur l'instabilit des choses humaines qu'on trouvepartout dans la tragdie grecque. Chacune des paroles dela reine emprunte aux circonstances particulires o elle setrouve une signification prcise. C'est dipe qu'elle songe, dipe dont la vie a t compose jusqu' ce jour d'unesuite de succs inesprs, que la Fortune a combl de seslaveurs. Tych saura, une fois encore, dlivrer son favorides horribles choses qui le menacent et redresse)' sa destine.

    Ainsi donc, proprement parler, ce n'est pas uniquementla fatalit acharne sur les Labdacides qui fait le fondementde cette admirable tragdie. A ct du Destin inexorable, ilfaut encore voir dans cette pice la prsence d'une divinit,occulte comme lui, mais qui se manifeste par les circons-tances, extraordinairement heureuses jusque-l, de la viedu personnage principal; divinit en qui il a pleine confianceet qu'il invoque au moment o tout s'croule autour de lui :si bien qu'il semble que la fatalit soit en lutte ici, non pastant avec (Fdipe lui-mme qu'avec la puissance rivale qui leprotge, et que la vritable action du drame se passe au-des-sus et bien loin des personnages mortels qui s'agitent Th-bes. entre deux adversaires invisibles, clans la rgion o seulsvivent et se meuvent les dieux, entre Tych et le Destin.

    Combien nous sommes loin de la nymphe qu'invo-quaient les laboureurs et les matelots, et comme la desseTych a grandi pendant les sicles qui sparent Eschyled'Hsiode! Elle tend dsormais devenir une des puissan-ces dirigeantes du ciel; les plus grands potes de la Grce

    1. Soph., dipe roi, v. '.'77.

  • TYCH DESSE DU BONHEUR 37

    composent des hymnes en son honneur 1 ; elle prend place ct de Zens comme la pins puissante aprs lui 2 ; elletient en chec les desseins du dieu de Delphes, le plus res-pect et le plus redout de tous, et ceux qui vont demander Loxias ses oracles n'ont garde d'oublier d'invoquer Tychen mme temps que lui 3

    . Il y a, entre cette ide nouvelleque reprsente Tych et l'ide qu'elle reprsentait du tempsd'Hsiode, toute la distance qui spare une cration due l'anthropomorphisme ou l'imagination populaire, d'uneconception o dj l'ide philosophique et morale revendi-que sa part.Ce dveloppement considrable de Tych comme desse

    bienveillante est en eli'et troitement li un progrs remar-quable dans la manire dont les Grecs conurent la divinit.La croyance l'influence d'une force trangre et bienfai-sante, de laquelle nous tenons tout ce qui nous arrive d'heu-reux, est naturelle l'esprit humain. La premire exclama-tion de l'homme qui vient d'chapper au danger, qui a russidans des projets longtemps caresss ou se trouve tout coup gratifi d'un bonheur inattendu, n'est-elle pas tou-jours la mme, sous la forme famiiire que lui donne l'eni-vrement du succs : la chance m'a favoris. C'est ainsiqu'il est port tout d'abord attribuer son bonheur unesorte de puissance occulte et vague, et c'est seulement aprsrflexion, quand le premier moment de joie est pass, quel'amour propre et la prsomption reprennent leurs droits etqu'il attribue l'heureuse issue de ses affaires son habiletet sa prudence. Mais cette tendance rapporter unepuissance suprieure la cause de notre prosprit devaittre, par suite de circonstances particulires, plus prononceencore chez les Grecs que chez tout autre peuple. Les dieuxdes Grecs, comme le dveloppe d'une manire remarqua-

    1. On a des fragments d'hymne^ d'Eschyle et de Pindare Tych.2. Eschyle, Sept. 399 sqq.3. Simplicius, in Ausc. L. II 71 B, du que ceux qui interrogeaient Apollon

    commenaient par cette invocation : "il Tjrn xxi \.o|c'm

  • 38 CHAPITRE II

    ble M. Tournier dans les premires pages de son livre surNmsis, sont mchants et jaloux; ils n'aiment pas les hom-mes, ils se rjouissent mme de leur malheur, et, dansl'< Uympe, ils charment leurs loisirs en coutant les Muses chan-ter les malheurs envoys par les immortels aux humains, qui vivent dans l'erreur et dans l'impuissance, incapables de trouver un remde la mort, un prservatif contre la vieillesse l . Sous le rgne de ces dieux sans piti, la mi-sre humaine est irrparable et ternelle ; la vertu de l'hommeet ses efforts lgitimes pour amliorer sa condition n'y peu-vent rien; il est impuissant se relever; il lui faudra subirles preuves marques par le Destin, puis arriver au termefatal; au del l'attendent les enfers, o il mnera une exis-tence pire encore. Mais malgr tout, cette religion a des in-consquences et ne pouvait pas ne pas en avoir. Si obscur-cies qu'elles fussent par cette croyance aveugle la mchan-cet divine, la conscience et la raison de Fhonnte hommefinirent par se rvolter contre un pouvoir aussi tyranniqne etaussi injuste. Dans Thognis dj on trouve des plaintesamres contre la duret inflexible des dieux, et le pote faitappel leur quit en faveur des malheureux enfants punis,bien qu'innocents, des fautes de leurs pres 2 . C'est pour-quoi fatalement il s'introduisit dans cette thorie dsesp-rante des amendements qui l'adoucirent. M. Tournier en voitun exemple dans l'ide de INmsis. A ct de la jalousie,la religion grecque plaa dans les dieux la justice, et la con-tradiction apparente disparut au moyen d'un intermdiaire,de INmsis, c'est--dire la rprobation de l'excs en tout.Dj, d'ailleurs, du temps d'Homre, la religion grecque avaitt force d'admettre des tempraments cette malveillancede l'Olympe pour les mortels. Au cruel Jupiter de Y Iliade, il faudrait opposer la bont toute maternelle, la sollicitude in- fatigable de Minerve pour Ulysse dans YOdysse. En regard

    1. Hymne homrique Apollon v. 100 sqq.2. Thognis, v. 730-752.

  • tych dl:sse du bonheur 39

  • 40 CHAPITRE II

    nature assez abstraite ne se prtt que mdiocrement auxreprsentations plastiques, elle eut l'heureuse fortune derecevoir ds le vu sicle une forme prcise 1 ; les artistess'attachrent la figurer sous des traits qui rpondissent son caractre aimable. Un bas-relief de bonne poque -

    nous la reprsente comme une jeune femme au visage agra-ble, assise dans une attitude douce et calme, et accueillantd'un geste bienveillant de la main le sacrifice que lui offreun adorant debout devant elle. Le ciseau de Praxitle surtoutlui donna une grce sduisante; son uvre devint une sorted'Athna, de protectrice d'Athnes; les Athniens la plac-rent au Prytane ct d'IIestia et d'Eirn. Sous la formedivine dont l'avait revtue l'artiste, elle eut plus que desadorateurs. On connat la lgende de Galate inspirant l'artiste qui l'a cre et qui s'prend de son uvre tous lessentiments de l'amour. Agathe Tych inspira, s'il faut encroire Elien, une passion semblable. Un jeune Athnien d'une famille honorable devint perdument amoureux de la statue d'Agathe Tych qui tait au Prytane. Entourant le marbre de ses bras, il le couvrait de baisers; fou de passion, sous l'aiguillon de l'amour, il se prsenta au snat, le suppliant de lui vendre la statue n'importe quel prix. Ne pouvant persuader le conseil, il couvrit Tych de bandelettes et de couronnes, lui offrit un sacrifice, la para de bijoux prcieux, et, aprs avoir vers d'abondan-ce tes larmes, il se tua 3 .

    Telle est Agathe Tych au v e sicle avant notre re ; dessesduisante, elle unit la grce la bont; et plus tard, quandl'adulation voudra diviniser les femmes des Ptolmes, c'estsous les traits de Tych que la flatterie des Grecs ing-nieux d'Egypte reprsentera les Brnice et les Cloptre 4 .

    1. La statue de Boupalos Smyrne.2. Schne, Griech. Reliefs n 107.3. Elien, Var. Hist. IX. 39. On raconte d'ailleurs des histoires semblables de

    l'Aphrodite de Cnide. Voir Lucien, Amores, 15 sqq.4. Voirie chap. II de la 2e partie.

  • CHAPITRE III

    YCH DESSE INCONSTANTE DU BONHEUB

    L'ide d'inconstance insparable de l'ide de la desse du bonheur. Distinc-tion de Tych et, de Nmsis. Tych en contradiction avec l'ide du Des-tin. Place de Tych dans la religion grecque au v e sicle.

    Bien qu'Agathe Tych se soit maintenue peu prs jus-qu' la fin du paganisme, son type cependant ne garda paslongtemps toute sa puret ; ses traits s'altrrent, la dessedu bonheur devint bien vite une desse volage et incons-tante. C'est qu'en effet il n'y a pas de bonheur complet etstable. La sagesse grecque avait exprim sous toutes les for-mes cette vrit, banale dj ds l'antiquit, et les siclesqui virent natre la posie des gnomiques en firent, plussouvent encore que d'autres, la triste exprience. Il est inu-tile d'insister sur les rvolutions politiques, d'ailleurs si im-parfaitement connues, qui bouleversrent les cits grecquespendant le vn e et le vi e sicles, sur les brusques revirementsde fortune et les actes barbares qui suivaient la victoire d'unparti. On n'a qu' lire, pour se faire une ide de la hainefroce dont se poursuivaient parfois les hommes d'une mmeville, les vers nergiques de l'exil de Mgare, souhaitantde boire un jour le sang noir de ses ennemis. Rarementd'ailleurs l'esprance abandonnait tout--fait les vaincus:ils taient soutenus dans leur exil ou leur misre par ledsir d'exercer des reprsailles sur leurs oppresseurs. LaFortune est si changeante! Les vainqueurs d'aujourd'huipeuvent devenir les vaincus de demain. La prvoyance etla sagesse sont impuissantes, en effet, assurer aux mortels

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    une prosprit durable; un dieu se joue de nous et renversetoutes nos prvisions. C'est le destin, dit Solon, qui ap- porte aux hommes les biens et les maux ; ce que donnent les dieux immortels, on ne peut s'y soustraire; nul de nos actes n'est sans danger; nul ne sait, quand il commence une entreprise, comment elle aboutira. L'un, en se met- tant l'uvre, manque de prvoyance et tombe dans la faute et l'embarras; l'autre, qui est inhabile, un dieu donne en tout le succs, et il n'est pas puni de son im- prvoyance L Thogais, personnellement plus prouvque Solon par les rvolutions de sa patrie, revient frquem-ment aussi avec plus d'amertume encore sur la mme ide 2 .Il est curieux de voir ici cette croyance en une divinit ca-pricieuse, qui fait et dfait son gr le bonheur des humains,exercer son influence sur les vnements politiques des ci-ts. La rsistance des partis vaincus et leurs tentatives inces-santes pour rentrer dans leur pays et revenir au pouvoirdurent certainement tre encourages et soutenues par cetteconfiance dans une divinit volage qui favorise tantt les unstantt les autres. Ne en partie des rvolutions qui boule-versaient les tats, l'inconstance de Tych contribua sontour les entretenir.

    Quelle est donc cette divinit la fois bienveillante et re-doutable, en laquelle il est toujours permis d'esprer, etcontre laquelle on doit aussi se tenir sans cesse en gardepour ne pas se rjouir trop tt de son bonheur 3 ? >i Solon,ni Thognis ne la nomment; elle est chez eux dsigne,comme la plupart des autres, du nom vague de eo et deoaqj.tov. Mais quelle peut-elle tre, sinon la desse du bon-

    1. Solon, Fragm. XIII, 63, sqq., dit. Bergk.2. Bien des gens qui ont un esprit imprvoyant, mais qui ont pour eux la

    divinit, voient tourner bien ce qui semblait devoir tre leur perte; d'autrespleins de sagesse, mais avec des dieux contraires, se donnent un mal inutile :le succs ne couronne pas leurs entreprises. fThog. 161-164; cf. v. 149,v. 593, etc.)

    3. M.YJO /!//> y/;./ i-r/ri ij y.-',} ^pi;v.. f/.Y;S' XyxdoGlVTpfdfjs I7tt'vvjs, TTpv zu.oi aixpov iSsv (Thog. 5 (J3.)

  • TYCH DESSE INCONSTANTE DU BONHEUR 43

    heur lui-mme, desse instable et changeante comme lui?Ce caractre volage dut tre de bonne heure attribu Ty-ch et l'ide du bonheur est tellement insparable de l'idede changements et de vicissitudes, qu'on pourrait affirmerque toutes les deux durent se former en mme temps, alorsmme que les textes ne nous l'apprendraient pas. Mais nousavons la preuve que dj, au vn e sicle, l'ide de Tychrappelait celle de l'inconstance. Elien ' nous parle en effetd'une singulire offrande que Pittacus avait dpose dans lestemples de Mytilne. Ce sage avait consacr aux dieux, pa-rait-il, des chelles. Elles ne servaient aucun usage ettaient seulement un symbole du caractre changeant de laFortune, qui tantt lve, tantt abaisse les mortels. Ceuxqui montent les degrs, ce sont les heureux; ceux qui lesdescendent sont les malheureux.

    Plus tard nous retrouvons ce mme caractre nettementattribu par Pindare Tych. Pour lui, comme nous l'ap-prend Pausanias 2

    ,Tych est une des Parques, et l'ide de

    la Mra entraine avec elle celle de divinit le plus habituel-lement funeste. Il donnait encore, c'est Plutarque qui nousle dit, un double gouvernail la desse ?> . Tych n'est point une desse inexorable, et n'a point de double gou- vernail comme le prtend Pindare... > Il voulait assur-ment exprimer par l les deux cts de la nature de Tych,tantt bienveillante et tantt funeste. Un peu plus tard, Es-chyle, dans un hymne, o il se proposait de clbrer surtoutla bont de Tych 4

    ,ne peut se dispenser de signaler cette

    inconstance qu'on s'accordait sans nul doute lui reconna-tre : G Tych commencement et fin de tout pour les hom- mes, tu es assise sur le trne de la sagesse, et c'est toi qui

    1. Varice histor. II, 29.2. Pausanias VII. 26. 'Eyw fikv euv ltvSxpov rx ts y.'/',y. -i'iOoy.y. ->, tuft xxl >ht-

    pv t trjv.i /lixii ~r,j Tj/y,j /y.i. iirp ~x~ v.oi/^v. ri It/jim.3. Plutarque de Fort. Rom. ch. 4 : o /a.s-j yp xtki8t,, /y-y. lltvapov, oS oi-

    Su/iov GTf>ftn>

  • 44 CHAPITRE III

    donnes la gloire aux travaux des humains; de toi nous vient le bien plus souvent

    j

    i

    m le mal, et la grce brille sur ton aile d'or; ce j uI">) : kW 5s Sxlpcav rs xxTifdips irparv,

    -y./y.-JX'J. Ppian Cij/ iaoopOTCU ~j/_C-2. Agamemnon. v. 333 : w; i/^-z-r,^ is-kxuvj

    ~->//.i rt/ov. Dans Vlliade, quandles Grecs vonl tirer au sort le nom de celui qui doit tre l'adversaire d'Hector,c'esl /eus qu'ils invoquent pour qu'il dsigne Ajax, Diomde ou Agamemnon.Cf. Dmosth. Midienne 14. To su/ixv xitb r/s ~ J 7J,-, en parlant du tirage au sort".Cf. Euripide, frag. 142 : b rr. ~jy/,i nxs xk/jpos.

    3. Arttigone 1182 : nl %pov rz>3s; dipe Roi 254, 441; dipe, Col- 1024,etc.

  • TYCH DKSSE INCONSTANTE DU BONHEUR 45

    plus solidement tablies, peut tre rapproche d'une autredesse que connat aussi Pindare, et qui, adore seulementdans Un petit canton de l'Attique, Hhamnonte, devait pren-dre plus tard une extension considrable l . Cette desse,Nmsis, offre en effet avec Tych des analogies : toutes lesdeux sont jalouses; et c'est contre les grands qu'elles pa-raissent de prfrence exercer leur puissance en les abais-sant et en domptant leur orgueil. La crainte de Nmsis etla pense de Tych pouvaient aussi produire sur les mesdes effets analogues et pareillement salutaires : en prvision

    du malheur auquel nul ne peut se flatter d'chapper un jour,l'homme, dans la prosprit, est naturellement port semontrer modr, fuir l'insolence et la prsomption, tmoi-gner aux dshrits de la fortune une bienveillance et unesympathie dont lui-mme peut avoir besoin pins tard. Lesdeux divinits cependant restent profondment distinctes.Dans sa rigueur inexorable, Nmsis est encore la fille deDik. Moins dure que la fatalit, elle ne svit que lorsque laloi morale a t manifestement viole, qu'il y a un excs rprimer; mais alors elle svit ncessairement; c'est pour-quoi ses arrts peuvent, jusqu' un certain point, tre pr-vus, et l'on voit les personnages tragiques signaler son

    courroux l'injustice et l'insulte 2 . Desse vengeresse avanttout, c'est toujours un malheur qu'apporte Smsis, et unmalheur mrit. Pour que Tych fasse sentir sa colre, iln'est pas ncessaire qu'une faute ait t commise, elle n'a-git que d'aprs son caprice du moment; il est impossible deconjecturer ses actes l'avance ; car elle se plat prcis-ment drouter les prvisions humaines, faire chouer 1rsplans les plus sagements conus, comme rparer d'unemanire inespre les erreurs de notre sagesse aveugle. Sises dcrets se trouvent quelquefois d'accord avec la justice,ce n'est pas qu'elle l'ait voulu, ce n'est qu'une rencontre for-

    1. Voir la thAse de M. Tournier sur Nmsis. (Paris, Durand. 1863.)2. Soph. Electre. 792. Euripide, Phniciennes, v. 187.

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    tuite. Elle n'est pas toujours mauvaise, et son caractrebienveillant s'exerce au moins aussi frquemment

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    pouvoir suprieur et oppressif; Tych est en contradictionflagrante avec l'antique fatalit qu'elle dtruit par le seul

    l'ait qu'elle lui chappe.Sans doute l'activit qui se dveloppe cette poque

    en Grce sous toutes les tonnes, politique, commer-ciale, artistique, littraire, et dont la premire conditiontait la libert et l'indpendance la plus complte, ne futpas trangre la faveur dont jouit cette divinit remuante,image de l'indpendance mme. Mais en outre, les Grecsavaient au plus haut point, comme on Ta dmontr dans despages pleines d'intrt, le sentiment de la vie '. C'est de cesentiment qu'taient sortis les dieux si personnels d'Homre,Avec Solon et les gnomiques, il faut bien le reconnatre, cesdieux si vivants avaient pris une attitude un peu plus raidie

    et plus solennelle ; ils semblaient en mme temps ne plusapparatre que dans un lointain dj moins accessible l'homme. Serait-il trop subtil de penser que la Tych volagefut peut-tre une sorte de raction inconsciente contre cestendances philosophiques, sous l'influence desquelles l

    immortels menaaient de s'endormir dans l'inaction, l'im-mobilit et l'indiffrence? Les Grecs, en imaginant leurdesse volage, auraient ainsi rapproch de l'homme ladivinit qui s'loignait de lui; ils l'auraient mle de nou-veau leur existence journalire, en lui donnant un rledans leurs rvolutions politiques, dans leurs entreprisescommerciales, dans la russite ou l'insuccs de toutes leursaffaires. C'est ainsi qu'autrefois les dieux de Ylliade pre-naient part aux combats des /Vchens et des royens, leursdfaites et leurs victoires; ramene sur la terre et rendue l'activit, la divinit redevenait alors personnelle et

    vivante.

    Mais ne faut-il pas voir dans ce regain de personnalit,que Tych contribue donner l'Olympe des Grecs, unesorte de recul de l'esprit religieux? .Ne revenons nous pas

    1. Voir J. Girard, Sentiment religieux en Gvee, Introduction,

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    ainsi des temps antrieurs mme Homre? Car dans lespomes homriques, cette ide du Destin, avec laquelle Ty-ch est en si complte contradiction, tait un rel progrs etsortait d'une ide profondment philosophique l . En imagi-nant la Mra, les Grecs avaient su soustraire aux caprices etaux agitations passionnes de leurs dieux ce qui, au-dessusdes phnomnes qui varient, reste invariable, ternel et n-cessaire. Cela est vrai, mais d'autre part cette thorie dudestin n'tait pas non plus sans danger. Ce que l'homme etles dieux conservaient encore de libert dans ce systme nepouvait tarder beaucoup s'absorber dans l'ide de la fata-lit, qui et bientt envahi tout le domaine religieux parsuite mme de sa grande clart et de sa grande simplicit.Avec le Destin inexorable tabli au plus haut du ciel et pe-sant sur l'Olympe, que devenaient Zens et les autres dieux?Des fantmes inutiles. Sans libert, leurs dcisions ni leursactes n'avaient plus aucune valeur et se perdaient dans uneagitation purile et vaine. Le Destin suffisant donner l'ex-plication de tout, l'Olympe tait par cela mme superflu;il n'y avait plus qu' le supprimer. Mais c'tait supprimerles grandes ides de justice et de pit en mme temps queleur personnification; c'tait abolir la saintet du serment,les lois; c'tait tuer dans son germe la pense humaine. 11fallait donc cette ide du Destin immuable et inflexible uncontre-poids puissant. ?S"est-ce pas ych qui le lui donna?Elle e