Essai comparatif sur la mythologie slave - larici.it · Monsieur Václav Machek Essai comparatif...

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Monsieur Václav Machek Essai comparatif sur la mythologie slave In: Revue des études slaves, Tome 23, fascicule 1-4, 1947. pp. 48-65. Citer ce document / Cite this document : Machek Václav. Essai comparatif sur la mythologie slave. In: Revue des études slaves, Tome 23, fascicule 1-4, 1947. pp. 48- 65. doi : 10.3406/slave.1947.1449 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1947_num_23_1_1449

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Monsieur Václav Machek

Essai comparatif sur la mythologie slaveIn: Revue des études slaves, Tome 23, fascicule 1-4, 1947. pp. 48-65.

Citer ce document / Cite this document :

Machek Václav. Essai comparatif sur la mythologie slave. In: Revue des études slaves, Tome 23, fascicule 1-4, 1947. pp. 48-65.

doi : 10.3406/slave.1947.1449

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/slave_0080-2557_1947_num_23_1_1449

ESSAI COMPARATIF

SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE,

PAR

VÁCLAV MACHEK.

Une description satisfaisante de la mythologie slave semble devoir rester à jamais le rêve irréalisable de tous les slavistes. De graves difficultés s'opposent à sa réalisation : la rareté des documents , leur caractère peu sûr et leur date récente. En général, les documents sont dus à des écrivains chrétiens, qui montraient envers le paganisme du parti-pris et de l'incompréhension; ils ont d'ailleurs, pour la plupart, décrit — par exemple chez les Russes — une phase où la religion ancienne était déjà en voie de disparition. En face des abondants et brillants documents que nous possédons pour les religions indienne, grecque, romaine et germanique, nous ne trouvons pour les Slaves que de pauvres bribes à peine utilisables. Par rapport aux textes classiques et indiens, ces textes slaves sont, en gros, plus jeunes d'un millénaire et demi à deux millénaires.

On a écrit sur la mythologie slave, parce que le grand public s'y intéressait, d'innombrables livres et articles, de valeur, bien entendu, très inégale. Le désir d'ériger un panthéon slave fit adopter longtemps sans méfiance des fictions et des falsifications de divers auteurs anciens et modernes, de sorte que la mythologie slave fut surchargée d'une masse de documents qui n'ont pas résisté à une critique un peu sévère. Aussi a-ton presque l'impression de devoir s'excuser de revenir sur une question si souvent traitée et si profanée. Différentes opinions s'opposaient dans l'interprétation des divinités : selon les uns, ces divinités étaient autochtones; selon d'autres, elles étaient, même Perun,

Revue des Eludes slaves, t. XXIII, 1967, fasc. 1-/1.

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIK SLAVE. 49

empruntées à l'étranger. Bien entendu, ces interprétations reflétaient les théories de la science mythologique générale M.

La matière de la mythologie slave est divisée, chez L. Niederle, en deux groupes : la mythologie inférieure ou demonologie, et la mythologie supérieure ou théologie. La demonologie comprend l'étude de toutes ces puissances inférieures que sont les ondins, lutins, fées, dames des bois. On les retrouve en abondance dans la mythologie des autres nations, et on les laissera de côté dans cet article.

Ce qui nous intéressera ici, c'est le inonde des dieux supérieurs; je l'aborde du point de vue comparatif. Nous irons donc sur les traces de la mythologie dite comparative, représentée au siècle dernier par Adalbert Kuhn et Max Millier. Plus tard, la mythologie comparative est tombée en une mésestime complète, due surtout à des étymologies fausses et aux interprétations fondées sur elles. Elle fut, pour ainsi dire, totalement ensevelie dans l'oubli et laissée à l'histoire comme l'une des fréquentes erreurs de la science. Néanmoins, de nos jours, certains savants reviennent à cette méthode : je ne citerai que Georges Dumézil et Franz Rolí Sciiroder, qui ont obtenu de brillants succès. La science n'a retenu que très peu de chose de l'ancienne méthode comparative, et ce peu de chose est en môme temps tout ce que nous savons de la religion indo-européenne i2). Si nous laissons de côté les généralités, comme par exemple ce fait que la linguistique comparative prouve que vraiment les Indo-européens, au temps de leur unité, connaissaient déjà la notion de Dieu s'opposant à celle de créature terrestre, qu'ils croyaient à l'immortalité des dieux, el qu'ils avaient même certains termes pour désigner les sacrifices, les divinations et les prêtres, et si nous considérons seulement

(|) On a en tramais un exposé d'ensemble, sobre et précis, sur la mythologie slave : Louis Léger, La mythologie slavi', Paris (Leroux), 1901- — Los plus récents ouvrages en cľaulres langues sont : 1" Lubor Niederle, Život starých Slovanů [Slovanské starožitnosti , oddíl kulturni 'j, II, 1 (и1' édition, Prague , 192 4). Un abrégé du vi" chapitre (Religion, croyance et culte) a paru en français dans le livre : Manuel de l'antiquité slave, tome II : La civilisation, Paris (Champion), 1996; a" Alexandre Brúckner, Uilologja słowiańska, Cracovie, 1918. L'esprit critique de Hriickner a extirpé de la mythologie slave tout ce qui était plus ou moins suspect. Ainsi ces deux ouvrages se complètent : celui de Niederle nous donne une analyse détaillés de tout ce qu'il considère comme vraiment ancien, parlout avec la documentation nécessaire ; celui de Bruckner nous montre ce qui a résisté même à sa critiqua la plus sévère.

<s) A. Meillet, «La religion indo-européenne » . dans Linguistique historique et linguistique générale, 1, Paris, 1921, pp. 3a2-334.

50 V\CLiV ЛГАСІІЕК.

le catalogue des dieux, nous ne parvenons quà une seule équation tout à fait sûre et évidente : Dyäuš pitä = Zeiís ттатгјр^ Diěspiter. Elle nous atteste que dès la période de l'unité on reconnaissait une divinité céleste suprême, à qui l'on donnait le nom même du ciel clair et lumineux : divinité toute puissante qui disposait de la foudre et du tonnerre, et procurait succès, victoire et longue vie. Ici se pose la question de savoir si cette divinité était déjà personnifiée de façon précise dès la période d'unité indo-européenne : nous y reviendrons plus tard. Mais en dehors de cette équation , la seule que l'on puisse placer dans la période d'unité, il n'existe rien d'évident. Elle est cependant très importante, car elle prouve que la divinité suprême était une divinité céleste et non pas terrestre ou hien souterraine (comme celles qu'adoraient certaines religions asiatiques), que c'était une divinité patriarcale et non matriarcale; bref, elle renseigne sur le caractère même de la religion indo-européenne. Dans la suite, de nouvelles recherches de VI. Dumézil ont réhabilité une autre équation ancienne, mais moins précise, à savoir ovpavós : Varuna. Varuna était le dieu du ciel où apparaissait un certain ordre cosmique dans les mouvements des astres, du soleil et de la lune, et en général, une divinité de l'ordre et de la justice. Il me semble que même le germanique Wodan, O din s'égale à Varuna, ovpavós, bien que les voyelles ne concordent pas et qu'au lieu du r on ait une explosive dentale (la substitution de r à d. et inversement, n'est pas rare, quoique sporadique) : le caractère de Wodan coïncide, dans ses principaux traits, avec celui de Varuna.

Avant d'aborder ľexposé proprement dit, je me permets de donner un bref aperçu du contenu de la théologie slave. On distingue deux cycles de divinités. Le premier est le cycle russe, avec Perun, la déesse Mokoš, le dieu du soleil Sva rog, le dieu des troupeaux Vêles. Ce sont les seuls dont on connaisse autre chose que les simples noms. A coté d'eux, on mentionne chez les Russes d'autres divinités, Stribog, Chors, Sirnargl, Trojan, dont nous ne savons à peu près rien. Le deuxième cycle est le cycle baltique. où l'on nomme Svanlovit, Rugievil, Gerovit, Svarožic, Radogost , Triglav, Porevit, Prove, Cernoboli et d'autres: on ne possède quelques renseignements que sur Svantovit et Triglav, les autres sont plus ou moins de simples noms, voire même des inventions ou des supercheries. Aucun Olympe païen ne s'est conservé chez les Tchèques et les Slaves du Sud, sauf quelques faibles traces de Vêles. Tl est vrai que les chroniqueurs polonais Długosz et

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Miechowski citent un riche panthéon païen, mais Brucknei1 a rejeté tout cela par-dessus bord, comme une invention tardive. Les renseignements sur l'Olympe russe sont donc d'une importance fondamentale pour notre mythologie, et c'est à eux que nous nous en tiendrons.

Pour la suite de mon exposé, je m'appuie sur les deux articles que j'ai publiés, dans ľ Archiv orientální, sur l'origine et le nom du dieu Indra (\U, pp. і A3-i 5 Д ) et sur l'origine des Asvins (XIV, pp. Д1З-Д19). Qu'il me soit permis de reproduire ici les idées principales de ces deux articles. Pendant la période d'unité, le dieu suprême du ciel, Diëus, n'était qu'à moitié dieu et à moitié ciel. Cette conclusion est tirée du fait que chez les anciens Indiens Випин est plutôt le «ciel » : aucun hymne ne lui est dédié dans le Higveda, bien qu'il soit déjà pitä, père de quelques êtres. La véritable figure anthropomorphique du dieu suprême, chez les Indiens, s'appelle Indra («le fort» —slave jçdn «fort, agile, rapide», cf. r. ujadréť «devenir fort»). Indra n'est qu'un nouveau nom de la divinité que les Grecs adoraient sous le nom de Zeus. les Romains sous celui de Jupiter, les Germains sous celui de Donar. Indra est, de plus, le vainqueur du monstre Vrtra et de quelques autres : c'est un dieu guerrier. Il est aussi un grand buveur, de même que Zeus, et un séducteur de femmes, comme Zeus encore. La pensée religieuse des Indo-européens se représentait le dieu suprême comme une analogie du pater fami/ms. La base de l'organisation sociale était constituée par la «grande famille », la zadruga serbe, ayant à sa tête le «père », maître souverain. Dans sa «grandi; famille», il était chef suprême, sacrificateur, juge, avait le droit de vie et de mort; tous lui devaient obéissance et respect. Par ce terme de «grande famille» soumise au pater familias, on entend une famille libre, ou, comme nous dirions, noble : les sujets et les esclaves n'avaient pas d'organisation sembbfble. Dans la «grande famille» du maître vivaient aussi les fils mariés et leurs enfants, ainsi que les filles non encore mariées. L'ethnologie actuelle reconnaît que la «grande famille» existait déjà dans la période de l'unité indo-européenne, comme en fait foi, dans la documentation linguistique, une terminologie de parenté très abondante et très ancienne (voir A. Meillet, Introduction a l'étude comparative des langues indo-européennes, 7''

éd., Paris, 19З/1, pp. 38o,-3f)2).

Et, en ce qui concerne la notion de «noblesse», d'après A. Medlet , il faut reconnaître même clu z les anciens Indo-euro-

52 VÁCLAV MACHËfc.

péens une classe supérieure, libre et noble, nettement ditlé- renciée de la classe des travailleurs sujets et des esclaves. De la classe noble sortaient les prêtres et les juges, et naturellement aussi les guerriers, les défenseurs. Quant à la langue, la classe noble se distinguait par un trésor verbal très ancien, tandis que le langage des sujets était plutôt un « langage parlé », marqué par l'emploi de certains procédés « populaires» de caractère expressif, comme la gemmation des consonnes.

Si le dieu suprême avait, lui aussi, le titre ou la désignation de «père», cela signifie que l'imagination des croyants se le représentait avant tout comme un véritable chef de famille. On lui attribua donc une épouse : itLtvia — pdtrii (en slave panbji, avec la vrddhi initiale comme dans ind. mri «épouse» à côté de nar- «homme»), nommée Indrum chez les Indiens, Aioóvt), Hptj chez les Grecs, Juno chez les Romains. Le rôle de cette «maîtresse» dans la grande famille n'est pas celui de chef, mais seulement d'épouse du maître. Il ne lui appartient pas de donner des ordres aux hommes libres, de les gouverner et de les diriger; elle peut commander tout au plus à ses filles et à ses servantes. Mais c'est à elle de prendre soin de la maison et des travaux domestiques, et de veiller à l'éducation des enfants; dans le domaine de la religion, elle pratique diverses opérations magiques à l'occasion des événements importants dans la vie de la famille. Naturellement, aux yeux des subordonnés, elle est la «maîtresse», *potnï (appartenant au polis, au maître), mais son pouvoir, comparé au pouvoir du maître, est à peu près insignifiant. Aussi Indranï n'obtient-elle presque aucune mention importante dans le Rigveda; on ne s'adresse pas à elle dans les hymnes.

La famille comprend encore les enfants. La mythologie comparative a constaté depuis longtemps que les Asvins indiens et les Dioscures grecs sont identiques. Le Donar des Germains a, lui aussi, deux fils, et chez les Lettes on a trouvé un couple« analogue. Us sont au nombre de deux, et nettement désignés comme divo napäla «enfants du ciel», Atos xovpot. Ils sont jeunes, beaux, forts, mais ils ne combattent pas; cela signifie qu'on se lus représentait comme des adolescents qui n'ont pas encore atteint l'âge viril. Ils aiment les chevaux, d'où le nom ď Asvins, et prennent du plaisir à conduire les chars : bref, ils pratiquent le sport favori des jeunes gens de noble famille. Les Asvins étaient exclus du sacrifice du soma, ils avaient pour boisson l'hydromel (mâdhu), ce qui concorde avec l'idée qu'on se faisait de leur jeunesse, les

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE. 53

boissons alcooliques fortes étant refusées aux jeunes gens. Les Asvins et les Dioscures sont вео\ етсотѓјреѕ, dieux protecteurs dans tous les périls et désastres, surtout en mer, et guérisseurs des maladies. Tout ceci peut s'expliquer simplement par ce l'ait que les anciens s'adressaient à eux quand ils n'osaient pas adresser une prière directe au dieu suprême : ils espéraient, par une prière adressée aux; fils, détourner la menace venant du côté du père iout-puissani , maître de la foudre et du tonnerre, de la pluie et du temps. Le Rigveda contient un nombre relativement grand d'hymnes dédiés aux Asvins. De même les catholiques prient la Vierge et les saints d'intercéder près de Dieu, ou s'adressent directement à Jésus, Dieu le Fils, quand ils veulent obtenir quelque chose de Dieu le Père. Ces deux (ils accompagnaient leur père; dans une formule hittite de serment, ils sont nommés à côté d'Indra, et en compagnie des plus grands dieux célestes, Mitra et Varuna.

Le dieu suprême Dieus (Indra) engendra aussi une fille légitime, i/.ws — llaj? — Aurora, remarquable parsa heauté. Une fille contre deux fils : cette proportion correspond au fait que dans les anciennes grandes familles un fils était beaucoup plus apprécié qu'une tille : c'était un guerrier, un protecteur. Dans les hymnes, les anciens demandent toujours de nombreux fils : les tilles ne sont pas mentionnées. Avoir deux fois autant de lils que de filles répond donc aux vœux des anciens Indo-européens et à leur idéal de la famille; aussi appliquèrent-ils cette proportion à la famille de Dieus. Diěus fdlër était le dieu souverain du ciel et de la foudre : sa fille fut donc identifiée, elle aussi, avec un phénomène céleste, l'aurore. Mais, quoique ancien, ce n'est pas originel : chez les Grecs, la sœur des Dioscures est Hélène. Ce qui est originel, c'est la divine familia -patriarcale , conçue à l'image d'une famille noble. A cette idée s'ajoutèrent d'autres traits : l'équipe de nobles guerriers, sorte d'armée seigneuriale (les Ma ruts indiens), les concubines, femmes de second rang (ind. apsarasahy, h la cour noble appartenaient aussi des artisans (ind. rbluwah, sing. rhliu-j, etc.

Si nous pensons que telle était, dès la période de l'unité, l'idée ([lie se faisait l'Indo-européen du dieu suprême, conçu comme un père de famille, et par conséquent de toute sa famille, c'est-à-dire de toute la cour noble divine, nous pouvons supposer que les anciens Slaves, eux aussi, ont conservé quelque chose de celle représentation. Cette supposition n'est pas absurde. Les Slaves ont quelques points de contact justement avec les Indo-iraniens, à savoir

'oh \\г.іл\ млсшл.

certains faits de grammaire et de vocabulaire1', dont quelques- uns dans le vocabulaire religieux. Ces traits communs ne sont pas des innovations, mais un patrimoine ancien, que les deux branches, slave et iranienne, ont conservé de la période de l'unité indo-européenne. Il faut donc se demander si quelque chose dans la mythologie slave peut cadrer avec cette image du monde divin des Indo-européens, et si Гоп у trouve quelque analogie avec les personnages de la mythologie védique, même si l'on ne doit avoir affaire qu'à de faibles traces ou à des conjectures.

Au premier plan sera, bien entendu , le dieu suprême, maître du ciel, de la foudre et du tonnerre, le plus puissant de tous les dieux. Déjà, dans la période de l'unité, les Indo-européens possédaient un tel dieu, et déjà, comme nous l'avons dit plus haut, ils avaient commencé à l'anthropomorphiser. C'était Dyäuš pitä, Diespiter, Zevs тгатц'р. Nous avons vu que les Indiens anthropo- inorphisaient cette divinité suprême, toute-puissante, sous lenom d'Indra, tandis que l'ancien Dieus restait plutôt le ciel divinisé, divinité encore nébuleuse : toute l'adoration portée à Dieus passa chez eux sur Indra, sa claire personnification. Il importe donc de savoir que le dieu suprême peut recevoir un autre nom, même s'il reste, par son origine, un être datant de la période de l'unité, et que la figure de cette divinité peut différer, dans les détails, de celles qui se sont conservées, pour le même dieu, chez d'autres peuples indo-européens. Il en va de même pour le Donar germanique qui est l'ancien Diêus. Chez les Slaves, le mot Dieus n'est pas conservé sous cette forme : il n'existe qu'un mot dérivé, аьпь «le jour», qui n'a rien de divin, et dus-diiisxlzžcľb «pluie» (voir Vaillant, R. E. Si, VII, 1 927, p. 112). Mais la croyance en un seul dieu suprême, «maître de la foudre et souverain du monde», s'est conservée chez les Slaves et est bien attestée par Procope et d'autres. Et de même que chez les Indo-iraniens Diëus se personnifia en Indra, et que son épithète indra «fort» devint pour eux le nom même de la divinité, de même nous pouvons supposer que chez les Slaves les divers noms du dieu suprême ne sont que d'anciennes épithèles, et que ce dieu chez eux est toujours le même, qu'il s'appelle Perun, Svantovit, Triglav, Rugievit ou autrement, selon les pays, les villes ou les sanctuaires. Cette solution est vraiment la plus simple, et ne peut rencontrer aucune objection sérieuse. De toute évidence, les cultes locaux ont trans-

■''< Meillet, Les dialectes indo-eurojtéens- (Paris, Kjad'i, p. 1.-27.

ESSAI SUH LV MYTHOLOGIE SLAVE. Oi)

l'orme et différencié les figures des dieux, en leur ajoutant divers attributs, mais, ces additions une fois écartées, il reste toujours sous ces noms la divinité suprême, la divinité guerrière (Indra) et divinatrice (Zeus Dodonéen). Pur conséquent je ne puis être d'accord avec Niederle, qui [ZwoL p. ^79) prend Svantovit, Triglav, Radogost pour de simples dieux locaux , élevés par les prêtres «à la première place devant les autres», et qui à côté d'eux reconnaît une divinité suprême anonyme, équivalente de Zeus -- Jupiter — Dvâus, placée au-dessus de ces Svantovit et autres dieux locaux. Tout au contraire : Perun, Svantovit et autres sont des sortes d'Indras locaux, personnifications régionales du nébuleux Diëus indo-européen11'.

Naturellement, le suprême pater famdias possède partout une épouse. Voici donc la question qui se pose : les Slaves avaient-ils, eux aussi, une déesse de caractère tel qu'elle pût représenter l'épouse de ce divin père de famille? Certainement : c'est Mokoš, une déesse russe, mentionnée dans les anciens textes russes à coté de Perun, Vêles et autres dieux, et non pas avec les vily (fées) et semblables esprits; c'est donc une divinité supérieure qui appartient à la « théologie » et non à la « demonologie ». On ne peut même négliger le fait que le peuple russe a conservé, dans ses coutumes et ses superstitions, une notion, confuse il est vrai, de cette déesse jusqu'à nos jours. Il la connaît sous le nom de Mokuša :

« C'est une femme qui apparaît pendant le grand carême, visite les maisons, surveille les /îleuses. Si leur rouet s'agite, grince pendant leur sommeil, elles disent que c'est Mokuša qui a filé. Elle n'occupe aussi du bétail; si un agneau non tondu penl de la laine, on dit que Mokuša l'a tondu; la nuit on laisse

1 A cette occasion, au petit détail est à corriger. Dans les ouvrages sur la mythologie slave (p. ex. Léger, p. Гхј; Niederle, Manuál, II, p. 1З9; Briickncr, p. З7), pour expliquer le nom de Peruu, on cite le mot bulgare et serbe perviùka comme témoignage qu'autrefois Perun était connu aussi chez les Slaves du Sud. Ce nom désigne ľ« iris». Déjà le mot seul fait naître des doutes : quel rapport avec Perun"? Perunika est plutôt à rapprocher du mégléno-roumuin pirnuiga «pavot» (voir Meyer-Lubke, Roman. eUjm. Worterbuclr, n" 6910). La différence de sens n'est pas si grande : l'iris en (leur peut rappeler par sa hauteur et par ses tleurs le pavot blanc (Papaver salions) eu fleur. II reste à ľavenir d'éclairer ces ternies botaniques, leur localisation, leur signification originale. Je ne puis dire que ceci : d'après P. Kozarov (llábrarslu narodni nuzvunija na ran/mijała , clans le Sborník na Bälg. akacL, XX , 19s 5), le nom populaire du Papaver rhocas est paparonhi près de Pazardžik, нлолруна dans le village d'Arbanasi (— les Albanais ? ) près de Tárnovo. Ľ Iris jjermanica s'appelle pentnika a Dupnica près de Sofia. Ce mot a été importé de la Péninsule des Balkans en Slovaquie centrale : en 18З9, B. Němcová l'emploie sous la forme pernnik (masc.)'Iris germ.. voir Spisy li. Nèmcové, VII, Praha (Borov\), 1929, p. Ooa.

56 VÁCLAV MACHEK.

après les ciseaux un ilocon de laine. C'est une offrande à Mokuša» (Léger, La mythologie slave, pp. іэЗ-ізі). «Dans un texte religieux du xvi" siècle. . . figure un personnage nommé Mokusa qui joue le rôle d'une sorcière» (Léger, ibid.).

Tous ces traits caractéristiques appartiennent à l'idée que nous devons nous faire de l'ancienne maîtresse de maison noble, idée datant de cetie vie seigneuriale qui a subsisté en Russie jusqu'au xvnie siècle, telle que nous ľa décrite par exemple Salty kov-Sčedrin dans son ouvrage Po section' 'slcaja staram. La maîtresse de maison ici n'est pas une « dame » qui ne travaille pas ou ne fait que se distraire et se parer; elle a soin de certains travaux féminins, de certaines affaires du ménage; elle dirige une foule de servantes. Le filage et le travail de la laine seront donc son domaine propre d'activité. A l'occasion de certains événements dans la famille, la maîtresse accomplit ou dirige aussi les actes superstitieux ou magiques de circonstance; elle veille à toutes les observances magiques nécessaires, au moment de la naissance d'un enfant (elle dirige tout pendant la venue au monde de ses petits-enfants), en cas de noces, de décès, dans les maladies, dans les épidémies qui atteignent les hommes et le bétail, dans les calamités. II est donc évident que les observances magiques ou la sorcellerie sont aussi son domaine. Etant donné que Mokoš est la seule déesse supérieure chez les Slaves, et qu'elle dirige ou patronne certaines fonctions domestiques purement féminines, nous pouvons la proclamer divine « maîtresse de maison », divine mater farmlias, c'est- à-dire que nous pouvons voir en elle la simple et modeste épouse du dieu suprême, le pendant slave de l'Indrânï védique. Je répète qu'on ne parle presque pas d'indrânï dans le Rigveda. Il est vrai que nulle part chez les Slaves Mokoš n'est mentionnée expressément comme épouse d'un dieu, mais la cause on est cette regrettable rareté des documents dont nous avons parlé plus haut,« et rien d'autre. Chez les Germains Frija, épouse d'Odin, figure aussi, avec sa quenouille, comme une maîtresse de maison; de même c'est elle qui aide les femmes stériles à devenir enceintes, qui les accouche, etc.

Nous avons de bonnes raisons de croire que celte divine « mai- tresse de maison » était connue non seulement chez les Russes, mais aussi chez d'autres Slaves. Ant. Václavík m'a fait remarquer que pour les Tchèques la preuve en était dans une coutume populaire. Le soir du i3 décembre, à la Sainte-Lucie, venait un personnage masqué dit їліса ou Lvchn : le mois de

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE. О /

décembre, c'était le temps d'hiver oîi l'on commençait à filer, et différentes coutumes et distractions étaient jointes à ce travail. Luca apparaissait «comme une femme vêtue de blanc, une quenouille et des с seaux à la main, et faisait peur aux enfants; avant tout elle visitait les pieuses et selon leur mérite les félicitait ou leur tapait sur les doigts avec des cuillers de bois » ( E. Kovář, Národopisu í nj stava československá, Praha, i8()5: p. 2^7). Cette Lucka était généralement connue chez les Tchèques et se rencontre encore en certains lieux (Vaclavik, Luhačovské Zálesí. , p. 601). Ses attributs et la date de son apparition correspondent aux caractéristiques de la Mokoša russe. « Partout Lucka est le contraire d'une sainte, et il est évident qu'une sorte de divinité des céréales fut remplacée par sainte Lucie », écrit Václavík (/oc. cit.). Nous dirons, quant à nous, que ce n'est pas une divinité des céréales, mais bien l'ancienne Mokoš slave qui fut remplacée ici par sainte Lucie. Il faut encore mentionner que, selon Jos. Janko {O praveku slovanském, Praha, 1 0,1 2 , р. 22З), la colline Mokošín en Bohême témoignerait par son nom que Mokos était connue chez les Tchèques (1).

Tout au contraire la mythologie slave n'a conservé aucun renseignement sur les enfants divins, deux fils et une fille. La zorja « aurore » slave n'a plus rien de divin que l'on puisse faire remonter à l'époque ancienne.

A côté de Perun, le dieu Svarog, ou plutôt son fils Svaroiit'b (Svarožič en russe), tenait une place remarquable. On parle d'eux en connexion avec le feu et le soleil. 11 est vrai qu'il n'est fait mention expresse du dieu Svarog qu'en deux passages de la traduction en slavori russe de la Chronique de Malałaś. En revanche, le nom patronymique Svaroziè, qu'il faut comprendre « (ils de Svarog », est plus souvent attesté, surtout sur le terrain russe, et dans trois sources, sous les formes Zuarasici, Zuarasiz, Svarasiz (voir Léger,

'') Со ijue dit de Mokoš L. Niederle (Život starých Slovanu, II, і, p. і зо; Manuel, 11, p. lb fi) est complètement erroné. Son nom Mokos, Mokuèa n'est pas clair. Les hypothèses faites jusqu'ici ne sont pas convaincantes , car le prétendu radical mok-, qui ďapres Niederle ne signifierait que «mouiller», est identique avec le latin mac- dans macerare , ce qui montre sa signification originelle , et la transposition de ce mok- dans le domaine des rapports sexuels est absolument invraisemblable. De même refusons-nous les hypothèses de M. Niederle attachées au correspondant grec Малах/а au sens de «langueur sexuelle» ou «onanisme». Il est plutôt à présumer que Mokoi est apparenté au vieil-indien makhd qui, d'après Geldner (Rigveda im Ausivahl, I, Stuttgart, 1907, s. v°), signifie «noble, riche, généreux, protecteur, grand seigneur» (Makha- est aussi le nom d'un démon!). Quoiqu'il en soit, l'obscurité de ce nom ne peut pas nuire à la valeur de notre eiposé : le nom npn est tout aussi obscur.

58 VÁCLAV ИАСНЕК.

p. 2 36) chez les Slaves baltiques. 11 est donc incontestable qu'il s'agissait d'un nom important et connu d'une grande partie des Slaves, sinon de tout le monde slave, et que la divinité portant ce nom avait sa place parmi les principaux dieux slaves. Le nom Daîbbogb^ apparaît comme le nom du fils de Svarog; il no fait aucun doute pour les slavistes que Svarožiči» et Dažbbogb ne soient le même être. ÎNous n'en doutons pas non plus, et par conséquent nous ne mentionnerons plus Dažьbogъ séparément. D'après le iVialalas slave, il existait un dieu Svarog-b, dont le fils était le soleil (Dažbbo;j'b). Selon d'autres sources, les Slaves adorent le feu qu'ils appellent Svaroïiï. C'est de cette donnée qu'il nous faut partir pour continuer notre exposé.

Le culle du feu est attesté par quelques documents provenant de l'époque ancienne (Niederle, Život, p. 8i et suiv., Manuel, II, p. îiA). Surtout on fait remarquer qu'on l'adorait pod ovinouti (« sous le séchoir », v. Niederle, Manuel}, c'est-à-dire qu'on adorait le feu flamboyant sous l'ovim», construction spéciale pour sécher le blé; là, sa fonction était presque sacrée, car le feu du séchoir faisait sécher le blé humide et assurait ainsi la nourriture pour toute l'année. Même autrement, le feu tenait sa place dans les cérémonies : par exemple quand, après la noce, la fiancée entrait pour la première fois dans la maison de son fiancé, elle faisait trois fois le tour du foyer, ce qui est un vieux détail de la noce indo-européenne. L'adoration du feu n'était pas un culte occasionnel d'un démon quelconque siégeant dans le feu ; ce culte n'est pas analogue au culte des démons qui habitaient les arbres, les fontaines, les rivières et les ruisseaux. Le feu était quelque chose de plus noble, on le rapprochait du soleil, donateur de vie. Les mythologues s'accordent à constater que , pour cette raison , c'était surtout le feu dit « vivant » (ou « sec ») qui jouissait d'une grande estime : c'était le feu que l'on avait obtenu en frottant un morceau de bois contre un autre, et dont on avait besoin à certaines occasions solennelles et importantes ; de nos jours encore les bergers en Slovaquie allument ainsi le feu lorsqu'au printemps ils commencent à vivre dans les chalets; les témoi-

1 Le nom Dalb/j;)"-» ne soulève pas de diflicultés : très probablement, c'est Dadb- bogb, dispensa'or dicitiarum, со mm q interprète Miklosicli. La première partie du mot n'est pas l'impératif au sons propre du terme, mais, comme dans d'autres composés dits à ľim »éraîif, seulement une forme qui, par hasard, ressemble à l'impératif, c'est-à-dire la plus facile à former du verbe аатъ. Ce nom n'offre pas d'appui spécial aux recherches mythologiques : on adressait des prières pour obtenir la richesse à d'autres dieux encore.

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE. 59

gnages anciens de ce feu « vivant » sont nombreux (Niederle, Život, p. 8a, p. 3).

Un culte analogue du feu est attesté chez d'autres Indo-européens, le plus nettement chez les Aryens, comme il va de soi. D'ailleurs les Indiens ont un même nom du feu, agni- (thème en -?'-) qui, lettre à lettre, répond à ognb slave (celui-ci passé aux thèmes en -/«-). Dans le Rigveda, i 9/4 hymnes sont dédiés au dieu Àgni, 9. ko à Indra, 5 2 aux Asvins! Pourtant, bien que tant d'hymnes lui soient dédiés, Agni n'est pas une divinité parfaitement personnifiée dans le Rigveda. Tandis que l'homrne ne voit pas Indra et d'autres dieux, et par conséquent peut facilement se les figurer à l'image des hommes , on voit toujours le feu en tant que feu. Voici ce qu'en dit Oldenberg [Die Religion des Veda, 3e-áe éd., Stuttgart, 10,28, p. /42) : «Cet élément... est-il siège ou corps du dieu ? Le seul nom d'Agni témoigne pour la seconde conception : le dieu s'appelle « le feu ». Il esl là où est le feu; où il n'y a pas de feu, on trouve à peine dans le Rigveda mention de la présence du dieu ». Donc les anciens Indiens ne s'imaginaient pas que le dieu Agni avait son siège dans le feu, mais qu'Agni, le feu même, résidait dans le bois ou dans l'eau. Macdonell s'exprime d'une façon analogue [ Vedic mythology, p. 88) : « As his name is also the regular désignation offire, the anthropomorphism of his pbysical appearance is only rudimentary ». Puisque les Slaves, eux aussi, adorent directement le feu et ne l'appellent pas autrement (c'est-à-dire n'ont pas une « divinité du feu » avec un nom spécifique différent du mot ognb), on peut supposer que la conception fondamentale du dieu Feu était identique chez les Slaves et chez les Indiens. Et il ressort des différents renseignements sur le culte que le fond même de ces cultes élait à peu près analogue chez les Slaves et chez les Indiens. L'affirmation de Macdonell (p. 99) : « Though agni is an Indo-European word (Lat. igni-s, Slavonic ognb), the worship of fîre under this name is purely Indian », est réfutée par les témoignages vieux-russes.

Quittons le feu pour un instant et tachons d'expliquer le nom de Svarogb^K Dans le Rigveda, quelques divinités supérieures

'') Pour les explications antérieures, voir Niederle , Zivot, p. 188 et Briickncr. p. ба et suiv. Remarquons, au sujet de ľexpliealion de Пгііскпег, qu'un suflixe -ogb n'est pas garanti en slave, comme Bruckner lui-même le reconnaît : les mots ayant cette terminaison sont obscurs, évidemment étrangers, et ne forment pas de groupes sémantiques homogènes. Voir maintenant mon article sur rarojfb dans la revue lAnguittica «lnvaca, III, 19 'il, p. 8'i.

00 VÁCLAV МЛСНЁк.

possèdent l'épithète svaräj- «qui règne par soi-même, indépendant» : ce sont Indra, Soma, Parjanya, les Maruts, les Âdityah , une fois aussi Agni. On peut supposer que Svarogb est une forme parallèle à svarâj-. Le mot indien est composé de sva-, du radical du pronom latin suus, slave svojb, etc., le thème consonantique ruj- correspond au thème consonantique latin rëx, gén. rëg-is . avec -ë- dans les deux formes, et appartient à la racine de véd. ruští, räjati « il règne» et, avec -e- bref originel, lai. regô. Il est facile de reconnaître que Svarogb est quelque chose de pareil : ce n'est pas tout à l'ait la forme qui correspondrait à la forme indienne son pour son, mais elle est composée des mêmes éléments. La forme préslave *svô-rog-o-s montre dans le second membre un degré alternant о en face du e de lat. reg-ô, et un -o- suffixal comme par exemple dans le grec фасг-фороѕ de фєрш; *svo-, en face du *svo- indien, peut s'expliquer par un allongement du premier terme des composés analogue à celui dont parlent J. Wackernagel pour le sanskrit (Altind. Gr.,, II, 1, S 56) et Duchesne-Guillemin (Les composés de ľ Avest a. Paris-Liège, і 9З6 , H 16) pour l'iranien tlJ.

Nous avons mentionné uvaruj- comme épithète de certains dieux supérieurs dans le Rigveda. Lequel d'entre eux correspondrait à l'état slave? Pour la connexion avec le soleil, seuls Mitra et Indra pourraient être pris en considération, tandis que Varuna est plutôt le ciel nocturne, où les trajets des astres, réguliers et mesurés, évoquent l'idée de l'ordre éternel. Il est vrai que Mitra parcourt avec son soleil l'espace céleste, mais il n'a rien de commun avec le feu. Indra, au contraire, est en trois ou quatre endroits iden- tifié plus ou moins clairement à Surya, le soleil. En parlant à la première personne, Indra affirme avoir été jadis M.inu et Surya (Jiigveda, X, 8(j , 9); Surya et Indra sont invoqués ensemble dans un autre vers (VIII, 8 fi, Л) comme s'il n'étaient qu'un même être. Dans un passage, on donne à Indra ľépithete Savitr. Le Śalapa- tliabrahmana identifie une fois Indra au soleil, Vrtra étant la lune (Macdonell, p. brj)'y2K On peut supposer alors que Svarogb

1 G'eu sérail le premier et peut-être l'unique exemple eu slave; mais le slave présente aussi, par exemple, l'indo-européen dus- «mal, mé-», dans le seul eiemple dbžďb •<! <lu8-(]iu-H «pluie», qui est absolument convaincant (voir plus haut, p. bk).

(V II est vrai que c'est en contradiction avec les passages où Гоп dit qu'Indra a engendré le soleil (II. 19, 3, etc.). mais de tels contrastes dans le Rigveda ne surprennent pas.

lvSSAl SUR LA MYTHOLOGIE SLAVK.

âj-j chez les Slaves est la même divinité qui, chez les Indiens, est représentée par Indra identifié au soleil.

Puisque le Feu est fils de Svarog, cela coïncide avec ce que dit le Higveda de l'origine d'Agni. « D'accord avec l'opinion générale des poètes védiques, le père d'Agni, qui ľa engendré, est Dyaus (X, 45, 8). 11 est enfant de Dyaus (IV, i5, G ; VI, Д9, 9)... Souvent il est nommé lils de Dyaus et de Prthivi » (Macdonell, p. 0,0) 'Ч Puisque Dyaus et Indra sont identiques (voir notre article dans Y Archiv orientální, cité plus haut) et puisque de même Indra et vSiirya peuvent être identiques, le l'eu est réellement fils du dieu suprême, du maître de la foudre, de Diiius; et, du même coup, lils du soleil ou de Svarog'b. De cette façon on peut rattacher sans difficultés l'état slave à l'état védique.

Cette voie nous a donc amenés à reconnaître que le culte du Soleil et de son iils le Feu chez les Slaves est un fait très ancien, un culte hérité de la période de l'unité indo-européenne. Et nous arrivons à l'idée vers laquelle penchait aussi INiederle [Zivot, p. 109). L'intensité et la persistance du culte du feu suiïisent seules à nous montrer qu'il s'agit ici d'un culte préslave, c'est-à-dire antérieur à l'époque de l'unité slave.

Nous voilà arrivés à la conclusion que les Slaves rendaient un culte au Soleil comme à une des nombreuses figures du dieu Diëus et qu'ils reconnaissaient le Feu comme son fils, de même que les indiens. Le Svarog'b slave est donc le dieu du Soleil, une des ligures de Diëus, analogue au Sun a indien, et le Feu est une divinité tout à fait analogue à celle qu'était Agni chez les indiens.

Des dieux supérieurs dont l'existence, est prouvée, il ne reste que Vêles. Malheureusement, de lui non plus nous ne savons que 1res peu de chose (cf. Léger, op. cit., p. 1 1 1 et suiv.). De l'époque ancienne, nous savons seulement qu'il était skolit bogô, dieu des troupeaux, et qu'on lui prêtait serment. Pour une époque plus récente , voici ce qu'en dit L. Léger : «D'après Afanasjev, voici ce qui se passe au moment de la moisson. L'une des moissonneuses prend une poignée d'épis et la noue. Cette poignée est sacrée. Nul ne doit y toucher. On appelle cela «tordre la harhe de Y'olos ou Perun». Celte harhe de \ olos protège la moisson contre toute espèce de malélices ». C'est tout ce qui vaut la peine d'être mentionné. Ainsi Vêles est connu en tant que dieu des Slaves de l'Est;

1 Rien entendu . la qualité de [»»'тс ri Ag ni est attribuée aussi n d'autres dieux.

62 VÁCLAV MACHER.

le nom de Vêles est attesté aussi en vieux tchèque, mais seulement au sens de «diable, démon», par quelques citations autrement sans valeur pour nous (voir Léger, p. і i4 , par ex. : «Quel diable ou quel Vêles ou quel dragon ťa excité contre moi?»).

En Russie, la forme de son nom est rarement Vêles, mais le plus souvent Volos, dans les documents tchèques seulement Vêles. La double forme elejolo a rendu très difficile l'interprétation du nom; à cause de -olo-, on a pensé à son rapprochement avec le nom d'un certain Priape Scandinave, Volsi, personnage en réalité tout à fait différent de Vêles. D'autres explications ne sont pas plus convaincantes. D'ordinaire on veut établir un rapport avec lit. vêles «imagines mortuorum» et avec vélnias «diable». De cette fausse etymologie, on a tiré des déductions sur les attributions de Vêles, qui serait en connexion avec les âmes des morts, les démons des enfers. A. Brùckner, lui, dénie, mais à tort, à Vêles le caractère de «dieu des troupeaux» et le considère uniquement comme un dieu du serment.

Mais nous estimons que les témoignages vieux-russes désignant Vêles comme « dieu des troupeaux » sont clairs et incontestables. Si nous nous en tenons à eux, il n'est pas difficile de trouver ailleurs l'équivalent divin de Vêles. Nous le trouvons chez les Indiens : c'est Rudra, que les textes védiques plus récents désignent sous le nom paśu-pati «maître du bétail», maître aussi des champs et des arbres. La poignée d'épis nouée pour Vêles chez les Russes est probablement un cadeau offert au grand maître des champs, ce n'est pas un sacrifice au propre sens du mot. Rudranon plus n'était pas honoré par un véritable sacrifice; il devait se contenter des fruits sauvages de la forêt, des restes d'autres sacrifices, mais aussi, ce qui est significatil, d'une poignée d'herbe de barhiš-, plongée dans du ghrta (boisson fabriquée avec la crème du lait) et jetée dans le feu.

Peut-être pourrait-on aussi rapprocher le nom même de Vêles d'un surnom du dieu Rudra. Rudra possède — ce^ qui est surprenant — nombre de surnoms. L'un d'eux est Sarva-, mot très ancien, car il apparaît aussi bien dans le Rigveda que dans ťAvesta (et là comme un véritable nom du dieu), et dont l'étymo- logie est obscure. Dans ľAvesta, sous la forme Saurva-, c'est- à-dire *Sarva-, il est mentionné deux fois, toujours au voisinage d'Indra et des Näsatyas (les Asvins); autrement ces passages n'apportent rien de significatif, et tous ces dieux sont présentés daus l'Avesta comme daëva «démons, diables», divinités des reli-

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE. 63

gions hostiles au zoroastrisme. Mais il est d'une très grande importance que l'on trouve Saurva- dans l'Avesta à côté de divinités d'âge indo-européen et qui tiennent un grand rôle dans le monde indo-iranien. Il s Vnsuit que Saurva- est, lui aussi, une divinité très ancienne; et le domaine iranien est (legrandě valeur pour nous, étant proche du monde slave. On peut alors se risquer à supposer que le nom de Vêles est en connexion avec ce nom de *Sarva-, et voici comment. Si ľon prend la forme *Vehr> comme forme du slave commun, elle est identique au sarva'sarva- indo- iranien, et il faut seulement reconnaître en slave une méta- thèse des consonnes : indo-européen k'elro-s, slave *selvb>-*vehb. Sans doute cette hypothèse oblige à expliquer la forme Vêles par h polnoglas'je russe et à admettre que le tch. vêles vient du russe. Mais rien ne s'y oppose, car dès l'époque de saint Venceslas (xe siècle) les relations culturelles entre les Tchèques et les Russes étaient très vivantes, comme ľa montré Ant. V. Florovskij (Ccchi і vostoènyje Slavjana,!, Prague, io,35). Le mot reles a pu n'être transmis aux Tchèques que justement comme le nom de quelque démon effroyable, sans l'aspect précis de «dieu des troupeaux». Le fait qu'en tchèque le mot vêles ne signifie déjà plus que «diable, démon» est éclairé par le parallèle iranien Indra = «démon» : les Zoroaslriens savaient qu'une autre croyance étrangère rendait un culte au puissant dieu Indra, et justement parce qu'il s'agissait d'un dieu étranger, ils l'ont l'ait déchoir eux-mêmes, par mépris, au rang de simple «démon». De même les marchands, les soldats et les vagabonds de toute sorte ont apporté de Russie en Bohême la connaissance d'un certain dieu Vêles; mais comme la conversion des Slaves au christianisme avait déjà commencé, et qu'il ne s'agissait pas de la transplantation d'une croyance réelle, mais d'un simple nom sans contenu bien précis, Vêles n'a été conçu en Bohême que comme un vague démon. La forme volos présenterait alors l'alternance normale, du type russe polon «captivité» en face du vieux-slave plëm, de *ре1пъ. La forme russe qui fut apportée en Bohême est donc la forme issue de vehb antérieurement à la labialisation normale de -eh- en -olo-. On ne doit pas s'étonner de la métathèse *sehb<:*velsb, car on trouve plusieurs exemples d'une telle « métathèse à distance ». Par exemple en bal- tique, en face du slave peko «je cuis », grec néo-cru, ind. pacami. on a lit. kepà, lette cepu; et en slave, en face de gr. rsï^os, on a 2ыіь «mur», en face de <rraís, gén. <ттал-оѕ, lěst-o «pâte», en face de Sptfivs *mridbkb > hridbk?,, en face de or/X&y *hlbst-jati, v. si.

04 VÁCLAV МАСИ ЕК.

blbkati są, en face de *vblga «loriot», tch. vlha, mais aussi *gblva > zluva. Dans le cas de * selvb > * vehb , la métathèse chez les Slaves tirerait son origine de raisons de tabou (4

Le Vêles slave concorde donc avec Sarva aussi bien dans son caractère essentiel que dans son nom. Un seul trait pourtant ne correspond pas à Rudra : c'est que les Slaves juraient par le nom de Vêles. Mais ce n'est peut-être qu'un développement secondaire, s'expliquant par le fait que Veles-Rudra formait une sorte de contrepoids terrestre à Perun, dieu céleste.

Si nous avons raison, les Slaves, eux aussi, possédaient un dieu qui, tout au moins dans les principaux traits, correspondait à Rudra. Rudra est le souverain de la nature terrestre, des animaux et des plantes, Indra, au contraire, le souverain du ciel et des choses célestes, le noble f akr famïlias de la famille divine. Rudra est un dieu puissant et redouté : il tient en son pouvoir la prospérité et le dépérissement du bétail, c'est-à-dire de la principale richesse et nourriture de toute la famille. Si Vêles est le Rudra slave, il faudra le faire remonter, lui aussi, à l'époque dela vie commune des Indo-européens. Son vrai nom aurait donc été *K'el- vos, tandis que la forme indienne Rudra serait plus récente, comme c'est le cas pour Indra (notons que Rudra rime avec Indral) en face de Diëus.

Avec \eies nous avons achevé la série des quelques divinités supérieures que nous pouvons étudier, sachant d'elles un peu plus que leur simple nom.

Si les déductions que l'on a présentées ici sont justes, la mythologie slave doit acquérir une importance un peu plus grande que n'était la sienne jusqu'ici parmi les mythologies des autres nations indo-européennes. Car elle possède certains éléments que maintenant nous pouvons projeter sans hésitation dans la période de l'unité indo-européenne. Elle enrichit ainsi la liste, assez pauvre jusqu'à présent, des faits que nous pouvons attribuer à la religion des Indo-européens avant leur séparation , religion encore si mal connue de nous. La mythologie slave se range dans le voisinage des religions des peuples indo-iraniens et elle s'éclaire par elles, mais dans un cas, celui de Vêles, c'est elle qui éclaire la religion védique en appuyant la théorie qui fait de Rudra une divinité autochtone, indo-européenne et non étrangère.

(1> «La métathèse n'est souvent qu'une conséquence du tabou«, dit G. Bon- lanto. Mélanges de linguistique offerts à Charles Bafly, Genève, 1989, p. io,fi.

ESSAI SUR LA MYTHOLOGIE SLAVE.

Cette parenté étroite avec la religion védique ne surprend pas : elle est en accord avec le fait que, dans d'autres domaines aussi, le slave est assez proche du monde indo-iranien, ce qu'on peut le mieux expliquer par la théorie de l'ancien voisinage de ces deux branches de ľindo-européen.

Brno , juillet 19 h 6.

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