Erikson Masquematis
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EHESS
Le masque matis: Matière à réflexion, réflexion sur la matièreAuthor(s): Philippe EriksonSource: L'Homme, No. 161 (Jan. - Mar., 2002), pp. 149-164Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/25133488 .Accessed: 01/08/2011 19:26
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Le masque matis Mati?re ? r?flexion, r?flexion sur la mati?re
Philippe Erikson
L- E S?MANTISME inh?rent aux propri?t?s sensibles des objets rituels ?
autrement dit le sens que v?hicule le choix des mat?riaux qui entrent dans
leur composition - m?rite certainement plus d'attention qu'on ne lui en
porte g?n?ralement. ? partir d'un exemple ethnographique, celui des Matis
de l'ouest amazonien, on se propose d'y r?fl?chir par le biais d'une question moins simple qu'il n'y para?t : pourquoi leurs masques sont-ils model?s en
argile, plut?t qu'en quelque autre mati?re ? Plus sp?cifiquement, on s'in
terrogera sur la signification profonde que rev?t l'emploi de la terre cuite
pour repr?senter les esprits mariwin, personnages masqu?s qui rendent
p?riodiquement visite aux humains afin de fouetter les enfants et surtout
d'assister aux rituels de tatouage des adolescents.
Outre une contribution au domaine encore assez peu explor? de
l'ethno-min?ralogie amazonienne, ce travail fournira l'occasion de s'inter
roger sur l'existence d'une sorte de s?mantisme non-figuratif v?hicul? par les constituants m?me d'un objet rituel, plut?t que par sa forme, son sym
bolisme, ou par le contexte dans lequel il s'utilise. Il s'agira en somme de
se demander ce que d?gage la mat?rialit? m?me d'un masque, ind?pen damment de toute consid?ration d'ordre stylistique, discursive, ou d?cou
lant de la performance rituelle.
L'exception matis
Pourquoi, donc, les masques matis sont-ils faits d'argile ? La question se
pose pour plusieurs raisons, et en premier lieu parce qu'il s'agit l? d'une
_ Une version pr?liminaire de ce texte a ?t? pr?sent?e au colloque de l'APRAS, ? Iconologie
de l'objet: r?flexion anthropologique?, organis? par Danielle Geirnaert, Mich?le Coquet et Claude
Fran?ois Baudez, du 30 mai au 1er juin 1996.
L'HOMME 161 / 2002,pp. 149 a 164
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occurrence rarissime en Amazonie, sinon d'un cas unique. On trouve, en
Amazonie, des masques confectionn?s ? partir des mat?riaux les plus divers : bois taill?, ?corce battue, fibres tress?es, feuillages, palmes fra?ches
ou s?ches, calebasses, peaux ou fourrures (Monod-Becquelin 1985 : 378
379). Cependant, sur les quelques centaines d'ethnies r?pertori?es pour cette aire culturelle, il n'en existe ? ma connaissance aucune autre dont
tous les masques soient model?s exclusivement en argile. Certains des Arawaks pr?-andins, voisins m?ridionaux de l'ensemble
Pano dont rel?vent les Matis, ont certes quelques masques dans la composi tion desquels entre l'argile, voire, dans le cas des Piro, quelques masques enti?rement fabriqu?s en terre cuite. Cependant, ? la diff?rence de leurs
contreparties matis, ces masques ne repr?sentent qu'une petite fraction du
r?pertoire dans lequel ils s'ins?rent. Chez les Piro, si l'on excepte ceux pro duits depuis peu ? l'intention du march? touristique, les masques anthro
pomorphes sont en calebasse, ceux d'argile figurant plut?t des animaux
repr?sent?s de mani?re assez r?aliste. Pour les masques rituellement impor tants, la calebasse pr?domine ?galement chez les voisins pano des Matis,
puisque aussi bien les Marubo, que les Matses, les Cashinahua, les Cashibo, les Amahuaca ou encore les Shipibo-Conibo d?laissent totalement l'argile
lorsqu'il s'agit de confectionner des masques. Dans une perspective compa rative ? l'?chelle r?gionale, les pratiques matis se pr?sentent donc comme
une particularit? qui m?rite r?flexion1.
Le domaine am?ricain conna?t certes d'autres masques de terre cuite
(O'Brien 1995 ; Boulton 1978), ? commencer par ceux qui recouvrent les
sarcophages mortuaires mis ? jour dans les falaises des versants orientaux des
Andes, dans le bassin du Huallaga (Kauffmann Doig & Ligabue 1990), autant dire au voisinage quasi imm?diat de l'aire pano. Or cette piste
- sur
laquelle Anne-Christine Taylor m'a orient? ? m?rite d'autant plus de retenir
notre attention que les mariwin matis sont d'une part associ?s ? l'univers des
d?funts, d'autre part cens?s habiter dans des falaises, du moins pour certains
d'entre eux. Les travaux comparatifs de Julio C. Melatti (1992) illustrent
d'ailleurs remarquablement la coh?rence th?matique unissant les mariwin
matis et d'autres personnages mythiques du pi?mont andin. L'hypoth?se dif
fusionniste n'est toutefois gu?re convaincante, ? moins de la situer ? un
degr? d'abstraction bien sup?rieure, par exemple en consid?rant que les res
semblances pourraient r?sulter de la circulation de th?mes mythologiques, ou du partage d'id?es relatives au statut de l'argile.
1. Sur les masques amazoniens, on peut se r?f?rer aux travaux de Gerhard Baer (1978, 1979, 1981,
1993), Jon C. Crocker (1983), G?nther Hartmann (1967), Donald Pollock (1996), Bertha G. Ribeiro
(1988), Greg Urban & Janet W. Hendricks (1983), et Otto Zerries (1981). Sur les masques Piro, voir
les travaux de G. Baer (1974), et pour une illustration d'un masque Arawak pr?-andin (Machiguengua), la couverture de l'ouvrage de France-Marie Renard-Casevitz (1991).
Philippe Erikson
? l'?vidence, en d?pit des innombrables sp?culations qu'a pu faire na?tre
l'existence d'une th?matique de l'Inca dans la mythologie Pano, les
masques mortuaires andins ne constituent pas le mod?le direct de la face
des mariwin. Les masques matis rel?vent plut?t d'un ensemble ouest ama
zonien dont l'existence est longtemps pass?e inaper?ue ?
puisque Steward
pouvait encore ?crire dans le Handbook of South American Indians (1948 :
508) : ?The Chuncho as a whole also lack [...] masks ? -, mais dont le
caract?re paradigmatique ressort incontestablement de l'emphase qui est
partout mise sur la repr?sentation du visage humain (et en particulier de
la dentition et la barbe), alors que la majorit? des autres masques amazo
niens rel?vent plut?t du type masque-costume aux traits indiff?renci?s, ou
? connotation animali?re.
Le mod?le matis appara?t nettement comme une variante du type ouest
amazonien, dont il diff?re essentiellement par l'utilisation de l'argile plu t?t que la calebasse et les fibres de palmier en usage dans les ethnies voi
sines. Il est d'ailleurs tr?s significatif, ? cet ?gard, que les Matis ne
cherchent aucunement ? tirer parti de l'immense potentiel plastique
qu'offre l'argile, se contentant, pour ce qui est des masques, de reproduire les formes de la calebasse. Nous verrons que ce caract?re distinctif pourrait bien r?sulter d'un parti pris d?lib?r? et qu'il m?rite en tout cas de retenir
notre attention.
Dimorphisme et poterie
Dans une perspective purement interne, c'est-?-dire si l'on quitte le ter
rain comparatif pour consid?rer uniquement la soci?t? matis, l'emploi de
la terre cuite n'en continue pas moins d'?tonner, puisqu'il s'agit l? d'un
choix technique apparemment peu coh?rent avec le contexte rituel dans
lequel il s'ins?re. En effet, si la mascarade matis, fabrication des masques inclue, est avant tout une affaire masculine, la poterie rel?ve en revanche
nettement de la sph?re f?minine.
? l'occasion du grand rituel des tatouages, au cours duquel le dimor
phisme sexuel est particuli?rement exacerb? et mis en sc?ne, la poterie est
pr?cis?ment, ? ?galit? avec la pr?paration de la bi?re, une des activit?s
d?volues aux femmes tandis que les hommes chassent. On est bien ici dans
l'aire des poti?res jalouses, o? la manipulation masculine de la terre glaise ressort comme une exception2. Or, les pr?paratifs des mascarades, ? com
2. Dans sa synth?se des travaux consacr?s ? la poterie indig?ne du Br?sil, T?nia Andrade Lima (1987 :
173) ne r?pertorie que deux exceptions, provenant d'ailleurs d'ethnies voisines : les Yanomami et les Yekuana. Un des tr?s rares autres cas de poterie masculine attest?e par l'ethnographie r?gionale concerne les Urubu-Kaapor et implique ?galement un contexte de r?clusion entour?e de secret (Francis Huxley, cit? in L?vi-Strauss 1985 : 39).
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S oc
Le masque matis
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mencer bien entendu par la fabrication des masques, se d?roulent ? l'abri
des regards f?minins, et m?me ? leur insu. Les femmes non seulement
ignorent l'emplacement des cachettes o? sont enterr?s les masques, mais
ne sont m?me pas cens?es savoir qu'un humain se dissimule derri?re cha
cun d'entre eux. Autrement dit, l'utilisation de l'argile pour la fabrication
des masques appara?t d'embl?e comme une transgression de l'ordre ?tabli, une sorte de pied de nez fait au cours ordinaire des choses. Dans un
contexte c?r?moniel, ceci ne pr?sente bien entendu rien d'exceptionnel et
de fait, le travestissement se retrouve chez les Matis ? l'occasion de bien
d'autres rituels (Erikson 1996). En premi?re approximation, on pourrait donc supposer que l'utilisation
de masques en terre cuite v?hiculerait un message essentiellement li? ? l'abo
lition rituelle du dimorphisme sexuel. Il s'agirait en somme de signifier que les hommes peuvent se passer des femmes, quitte ? devoir supporter l'in
compl?tude tragique ? laquelle se vouerait un univers trop exclusivement
masculin. ? l'appui de cette hypoth?se, on pourrait invoquer l'affirmation
selon laquelle les esprits mariwin, bien qu'ayant des femmes et des enfants
dans leurs lointaines demeures, n'envoient chez les vivants que des ?missaires
masculins, ? cause, dit-on, de l'?loignement de leurs lieux de r?sidence et de
la grande distance ? parcourir pour rendre visite aux vivants. Pars pro toto,
les mariwin masculins apparaissent ainsi comme les repr?sentants de l'int?
gralit? de leur univers social, tous sexes confondus3.
Les hommes, au moment crucial de la pr?paration du rituel, se
feraient-ils d?s lors potiers pour mieux marquer leur ind?pendance ?
l'?gard des femmes ? Agiraient-ils en somme ? l'instar des Amahuaca qui,
pour mieux affirmer sans doute le caract?re viril de cet instrument, s'?ver
tuent ? modeler eux-m?mes leurs pipes ? tabac (Tessmann 1930) ? Sans
?tre totalement invraisemblable, l'hypoth?se n'est cependant gu?re convaincante, malgr? l'exacerbation des caract?res virils qui caract?rise
par ailleurs les mariwin en g?n?ral4. En effet, on rel?vera que les masques ne sont pas explicitement suppos?s
?tre une production masculine, mais plut?t une composante du corps des
esprits (on les appelle tsusin masho, ? t?te d'esprit ?). Les femmes sont cen
s?es ignorer qu'il s'agit d'artefacts. Qu'ils soient model?s par les hommes
3. Les Matses, groupe ethniquement et g?ographiquement tr?s proche des Matis, raisonnent de m?me : ? un des hommes me dit que son noshman [?quivalent matses des mariwin matis] repr?sente chacun des
membres de sa famille: ses femmes et tous les enfants? (Fields 1973: 1). Chez les Shipibo et les
Cashinahua, les masques, souvent tir?s des deux moiti?s d'une m?me calebasse, apparaissent souvent par
couple (Zerries 1981). 4. Les mariwin n'avancent gu?re qu'? croupetons et ne s'expriment qu'en poussant de vagues meugle ments. Or, de telles infirmit?s, si l'on suit les tr?s convaincantes analyses de l'ethnologue br?silien, Julio C. Melatti (1992), seraient l'indice d'une hypertrophie des attributs du dimorphisme sexuel, la trace
d'une sorte d'overdose de masculinit?.
Philippe Erikson
perd d?s lors une bonne part de sa port?e significative, ? moins d'envisager
que le ? message ? ne s'adresse qu'? la gent masculine. On constate, en
outre, qu'il existe, chez les Matis, toute une gamme d'autres objets de terre
cuite eux aussi li?s aux mariwin, mais dont la fabrication n'en revient pas moins aux femmes de mani?re tout ? fait naturelle. En mati?re de poterie, les Matis semblent peu enclins ? lever la division sexuelle des t?ches. M?me
la fabrication des r?cipients utilis?s pour la cuisson et le stockage du curare
peut ?tre confi?e ? son ?pouse, bien que la pr?paration du poison de chasse
exige, comme on sait, une stricte abstention de tout contact, direct ou indi
rect, avec le corps des femmes (L?vi-Strauss 1964 : 280), et bien que la cuis
son du curare exige chez les Matis une abolition partielle de la r?partition sexuelle du travail. (Les hommes matis fabriquent par exemple eux-m?mes
la ficelle qu'ils utilisent pour emballer leur curare, mais en roulant les fibres
? l'envers, sur la cuisse gauche et de haut en bas, alors que les femmes pro c?dent de bas en haut sur la cuisse droite).
Il semble donc, pour en revenir aux masques, que c'est l'imp?ratif du
secret, plut?t que la logique du travestissement rituel, qui pr?siderait ? l'ap
parition chez les Matis d'une pratique masculine de la poterie. ? l'appui de
cette argumentation, on peut d'ailleurs souligner que les hommes matis,
pi?tres potiers, b?n?ficient souvent, pour cette t?che, de l'assistance de vieilles
femmes qui, ayant pass? le stade de la m?nopause, jouissent d'un statut quasi masculin. Aucune emphase n'est donc mise sur l'inversion des r?les sexuels
en tant que telle. De fait, il semblerait que ce soit moins en raison de leur
f?minit? qu'en raison du lien ?troit qui les unit aux enfants qu'on dissimule
aux femmes les pr?paratifs de la mascarade. ? la diff?rence des enfants, pre miers concern?s par le secret, les femmes savent pertinemment ? qui ? res
semble ? tel ou tel mariwin, et c'est essentiellement lorsqu'elles sont enceintes
qu'ils leur dispensent quelques coups.
C?ramique et rituel
Les femmes ne semblent donc aucunement ?cart?es de la fabrication des
masques, et plus g?n?ralement de certaines poteries ? usage rituel, du
simple fait que ces objets entretiennent quelque rapport avec les mariwin.
Rien ne s'oppose ? ce qu'en plus des r?cipients ? ordinaires ?, dits matso
? autrement dit les marmites utilis?es quotidiennement pour la cuisine ou
pour puiser l'eau ?, les poti?res matis fabriquent au moins trois autres
accessoires de c?ramique au caract?re rituel nettement affirm? : les mas?n, les chuma, et les ancha (Erikson 1990).
Les mas?n sont des trompes dont la caisse de r?sonance est en argile. On
n'en sonne que lorsque la viande abonde, pour convier le voisinage et, dit
Le masque matis
on, les esprits mariwin, ? venir profiter de l'aubaine. Bien que les Matis ne
m'en aient jamais spontan?ment fait part, il me semble que le mode d'ex
pression sonore caract?ristique des mariwin, qui consiste en une sorte de
meuglement, n'est pas sans ?voquer la sonorit? de la trompe mas?n. Quoi
qu'il en soit, le mas?n est ind?niablement le principal instrument de
musique matis, le seul en tout cas qui soit encore utilis? de nos jours. Les chuma sont pour leur part de petites tasses en forme de calebasse,
qui ne s'emploient gu?re en dehors des contextes rituels au cours desquels l'on boit de la bi?re et d'autres d?coctions stimulantes (dont une qui s'ap
pelle tachik). Dans la vie quotidienne, les Matis boivent plut?t ? m?me le
r?cipient, amenant par exemple le bouillon ? leur bouche en utilisant le
majeur et l'index en guise de cuill?re. Bien que rarement utilis?s, les
chuma sont des objets de prestige, que l'on entrepose au plus pr?s de soi, accroch?s ? m?me le hamac de leur propri?taire.
Les ancha, enfin, sont des r?cipients plats qui ressemblent ? nos assiettes
et dont le nom a d'ailleurs ?t? donn? aux assiettes manufactur?es intro
duites par les fonctionnaires br?siliens. Les ancha traditionnels, en c?ra
mique, servent uniquement ? contenir les ?pines de palmier utilis?es ?
l'occasion des rites de tatouage des adolescents, rites au cours desquels les
mariwin viennent en grand nombre. Un lien ?troit unit ancha et mariwin :
lorsqu'apparaissent les premi?res, au moment paroxystique o? les jeunes se font tatouer, les seconds se l?vent et chantent au lieu de grogner en posi tion accroupie comme ? l'ordinaire.
Aussi bien les trompes mas?n que les tasses chuma ou les r?cipients ancha semblent donc intimement associ?s aux esprits mariwin, soit direc
tement, soit par l'interm?diaire des rituels d'initiation au cours desquels ils
sont utilis?s. On peut d'ailleurs supposer que toute poterie connote peu ou prou ce rituel. En effet, tous les objets en terre cuite, marmites ordi
naires inclues, sont pourvus d'encoches que les Matis d?signent du nom
de musha, comme leurs tatouages. Cette caract?ristique anthropomor
phique par excellence est suffisamment rare pour ne pas ?tre intention
nelle. Hormis les visages humains et les poteries, seuls les carquois de
sarbacane, v?ritables doublets m?tonymiques de leur propri?taire, sont
pourvus de musha. (Les encoches sont g?n?ralement incis?es sur le pour tour des poteries, sauf pour les ancha dont les musha pr?sentent la parti cularit? d'?tre situ?s sur la face int?rieure) (cf. figure 1).
La terre cuite appara?t ainsi comme un indice de l'?tat d'? ?tre anim? ?,
et, ? ce titre, on con?oit qu'elle se pr?te particuli?rement bien ? la repr? sentation d'esprits ancestraux. Voil? donc un premier ?l?ment de r?ponse ? notre question initiale. Par ailleurs, relevons que le rapport entre rituel
et poterie transpara?t ?galement dans l'affirmation selon laquelle les Matis
Philippe Erikson
des g?n?rations pr?c?dentes d?truisaient tous les r?cipients de leurs
?pouses ? l'issue des grandes c?r?monies d'antan.
De la calebasse ? la poterie
Mais il y a plus. Outre l'anthropomorphisme qui semble toutes les
caract?riser et outre le lien incontestable qui les unit aux contextes c?r?
moniels, les poteries rituelles matis pr?sentent ?galement toutes la parti cularit? d'appara?tre syst?matiquement comme des substituts de calebasse.
Cela est tr?s net s'agissant des masques, dont on sait que les ?quivalents dans les ethnies voisines sont fabriqu?s ? partir de cette mati?re premi?re. Cela est tout aussi ?vident pour les tasses chuma dont la forme m?me
?voque le fruit, ainsi que l'avait ?galement remarqu? Gertrude Dole
(1974: 148) ? propos de r?cipients similaires chez d'autres pano (les Amahuaca et les Isconahua). Mais sans doute en va-t-il de m?me pour les
trompes mas?n, puisque leur nom d?signe la calebasse dans la plupart des
autres langues pano (Shell 1975 : 149) et en particulier chez les Shipibo5, dont la mythologie nous apprend d'ailleurs qu'ils utilisaient des calebasses
comme cornes d'appel (Roe 1982 : 56-57). Tout se passe donc comme si les Matis s'effor?aient de substituer syst?ma
tiquement des objets en argile ? leurs prototypes de calebasse. Cela est parti culi?rement net dans un contexte rituel (mas?n, chuma, masques), mais vaut
sans doute aussi pour la vie de tous les jours, puisque les Matis sont une des
tr?s rares ethnies amazoniennes ? n'utiliser absolument jamais de calebasse.
Loin de relever de consid?rations purement techniques (perte de
semences, nomadisme, etc.), la raison de cette proscription de la calebasse me semble plut?t r?sider dans les connotations n?gatives que les Matis
imputent ? ce genre de r?cipients. Apercevant une vieille calebasse aban
donn?e au port de son village par un Marubo de passage, une poti?re matis
s'exclama ? iwi chichorap ? (de iwi, arbre, et chicho, fruit, auquel est accol? le
suffixe -rap, exclamatif connotant le m?pris), manifestant ainsi le peu d'es
time qu'elle portait ? ce type d'objets. Le mythe d'origine matis est d'ailleurs
tout ce qu'il y a de plus explicite ? ce propos. En effet, si les anc?tres des
Matis sont cens?s ?tre ?clos d'un chuma primordial, les anc?tres de leurs voi
sins et ennemis Korubo seraient en revanche issus de l'?closion d'un fruit
que les Matis appellent inachokit, et qu'ils d?crivent comme un fruit res
semblant aux chuma qui pousserait en for?t. Une calebasse en somme.
Dans le passage de la calebasse ? la poterie, on voit donc se profiler une
th?matique binaire qui renvoie ? la s?rie d'oppositions nature/culture, sau
5. Voir l'entr?e ? mas?n ?, in Loriot, Lauriault & Day 1993 : 250.
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S te 5
Le masque matis
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vage/civilis?, cru/cuit, etc. ? l'?vidence, de mani?re assez classique, la pote rie est ici l'indice de la sociabilit?, et briser tous les r?cipients du village est
d'ailleurs un des principaux m?faits que commentent les esprits maru, qui incarnent l'antith?se des mariwin et plus g?n?ralement l'antith?se des
principales valeurs morales des Matis.
Si l'on admet, en suivant la voie trac?e par Claude L?vi-Strauss (1975),
que les masques d'une aire culturelle donn?e se r?pondent, force est d'ad
mettre que le passage de la calebasse ? l'argile renverrait ? un passage du
p?joratif au valoris?. Et pr?cis?ment, ? y regarder de plus pr?s, on s'aper
?oit que les entit?s spirituelles que repr?sentent les masques Matis pr?sen tent des connotations sym?triques et inverses de celles des autres masques ouest amazoniens. Ailleurs, les masques de calebasse repr?sentent des
monstres sylvestres, caract?ris?s par leur asocialit?, qui vous tueraient si on
les rencontrait en for?t, qui viennent effrayer les enfants, et dont la barbe
hirsute est cens?e parodier celle des ?trangers. On les repr?sente pourvus de dents plus ou moins tordues, on souligne syst?matiquement leur lai
deur, et on s'en moque lors de leur apparition au village. Les mariwin prennent ce sch?ma ? contre-pied. Loin d'?tre un repous
soir, ils font figure de mod?les. Les Matis disent s'orner pour ressembler
aux mariwin. Loin de susciter la moquerie, ils inspirent le plus grand res
pect. Les Matis y voient l'incarnation de leurs principales valeurs ?thiques, la g?n?rosit? et l'absence de mesquinerie. Leurs barbes, loin de les rejeter dans l'univers de l'alt?rit? radicale, sont des indices d'une maturit? haute ment valoris?e. Au lieu d'?tre constitu?e de quelques touffes de poils de
p?cari grossi?rement dispos?es, les barbes des masques de mariwin sont
faites de kapok r?guli?rement dispos?es sur le pourtour du visage6. Enfin, et peut-?tre surtout, loin d'?tre une ?manation d'un ailleurs hostile, les
mariwin incarnent une certaine forme d'ancestralit?.
En somme, les mariwin se situent aux antipodes des autres masques ouest amazoniens. Bien que cela soit paradoxal, ils n'en rel?vent pas moins
nettement d'un m?me paradigme : ils sont pareillement anthropo
morphes, pareillement li?s ? la mort et ? l'inframonde, ils effraient et ch?
tient pareillement les enfants, ils apparaissent pareillement dans des
contextes initiatiques, et la barbe et les dents constituent ?galement les
traits saillants de leur visage. Bien que les Matis ne l'?voquent jamais expli citement, la substitution de la terre cuite ? la calebasse semble particuli? rement apte ? signifier cette inversion contr?l?e des valences.
6. ? cet ?gard, il faut relever qu'? la diff?rence des autres Pano qui s'?pilent le visage, les Matis portent la barbe ; ils y voient une marque de distinction symboliquement rattach?e ? leur syst?me ornemental (cf. Erikson 1992 ; 1996). Leurs anc?tres ?taient d'ailleurs appel?s
? barbudos ? par le Espagnols.
Philippe Erikson
Comme l'avait d?j? soulign? Cardoso de Oliveira (1980) dans son excellent compte-rendu de la Voie des Masques, les transformations que subissent les masques ne sont ?videmment pas sans rapport avec la volont?
d'afficher les d?marquages ethniques. Envisag? sous cet angle, on com
prend mieux la volont? de se cantonner dans un registre figuratif bien pr? cis (l'imitation de la calebasse), au d?triment de la myriade d'autres formes
possibles que permettrait l'utilisation de l'argile. La forme apparaissant comme une ?
figure impos?e ?, on con?oit qu'une large part du s?man
tisme inh?rent au masque retombe sur le choix du mat?riau en tant que tel, autant que sur ce qu'il permet de r?aliser. Ceci pos?, les avantages plas
tiques qu'offre l'argile ne sont peut-?tre pas totalement ?trangers ? la pr? f?rence accord?e ? cette mati?re premi?re, ne serait-ce que parce qu'elle
permet, surtout dans un univers am?rindien qui a beaucoup investi dans
la c?ramique, de r?aliser des ? ?quivalents de calebasse ?
incomparable ment sup?rieurs ? tout autre, d'un point de vue esth?tique.
Masques et curare
D'autres raisons pourraient encore ?tre invoqu?es pour rendre compte de l'occurrence de masques d'argile chez les Matis. On peut en effet mon
trer que les mariwin et les sarbacanes entretiennent, chez les Matis, des
rapports d'homologie tr?s marqu?s. La sarbacane, pr?sent?e comme l'arme
des mariwin, connote explicitement l'ancestralit? et, par ailleurs, tant la
morphologie que la d?coration de cette arme la font ressembler ? un pal mier wani (Bactris gasipa?s, pupunha en portugais, chontaduro ou pijuayo en espagnol). Or l'on remarque en premier lieu que certains des mariwin sont cens?s r?sider dans les palmeraies de wani-, en deuxi?me lieu que
l'ethnographie r?gionale laisse supposer qu'un lien per?u comme v?rita
blement consubstantiel unit anc?tres et palmiers ; et enfin, que l'un des surnoms conf?r?s aux mariwin n'est autre que winu winu tsusi, que l'on
peut traduire par ? esprits des armes en palmier ?. Ainsi, par palmiers
interpos?s, les mariwin font en quelque sorte figure de sarbacanes ambu
lantes, dou?es d'autonomie.
On peut d?s lors regarder d'un il diff?rent le fait que ce qui tient lieu de dent et de barbe sur le masque des mariwin pr?sente une ressemblance
stup?fiante avec des dards de sarbacane, bien que les Matis y voient plu t?t des ornements corporels (une s?rie de lab rets). N'aurait-on pas l?
quelque indice que le masque pourrait s'apparenter ? un r?cipient ?
curare ? Il est d'autant plus tentant de le penser qu'on sait, d'une part, que les Matis stockent leur poison dans des r?cipients en argile et, d'autre S
part, que le curare ainsi entrepos? passe, dans l'ouest amazonien, pour S
Le masque matis
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?tre le plus puissant de tous7 (cf. figure 2). L'hypoth?se est confort?e par le fait que le principe d'efficience du curare, ? savoir ce que les Matis d?si
gnent du nom de chimu, est pr?cis?ment une des principales qualit?s que le rituel vise ? conf?rer aux jeunes. Les flagellations rituelles que les mari
win infligent aux enfants et le tatouage auquel on les soumet en leur pr? sence sont destin?s ? augmenter leur teneur en chimu. Or, c'est
essentiellement par le biais de piq?res que se transmet le chimu, qu'il
s'agisse d'un chimu destin? ? tuer, propuls? par les sarbacanes, ou d'un
chimu th?rapeutique, inject? dans un contexte plus ou moins fortement
ritualis?. La gestuelle des hommes grim?s en mariwin, lorsqu'ils menacent
les enfants, indique clairement qu'ils s'appr?tent ? les piquer (tekek) plut?t
qu'? les fouetter (kwisek) et lorsque les hommes parlent des badines de pal mier utilis?es ? cette occasion, ils insistent sur la myriade de minuscules
?pines, pratiquement invisibles, qui s'y trouvent.
L'argile semble donc particuli?rement apte ? signifier l'importance que rev?t la th?matique du curare dans le rituel matis. Incidemment, peut-?tre tient-on l? ?galement l'explication d'une autre singularit? ethnographique des Matis, ? savoir qu'ils semblent ?tre les seuls adeptes de la sarbacane ?
lester leurs dards avec une petite boulette d'argile recouverte de kapok (en
plus de la bourre de kapok qui assure la propulsion). Quoi qu'il en soit,
force est de constater que l'utilisation de l'argile dans la constitution des
masques de mariwin souligne particuli?rement bien leur relation avec les
principes actifs (le chimu) garants tout aussi bien de la vitalit? des humains
que de l'efficacit? des poisons de chasse.
Masques, argile et oiseaux
Peut-?tre l'argile permet-elle ?galement de connoter l'?troitesse du lien
unissant les mariwin avec les aras, le choix du mat?riau permettant ainsi de
faire ? allusion ? ? une th?matique avienne tr?s pr?sente dans le rituel ouest
amazonien. Chacune de trois vari?t?s d'aras reconnues par les Matis - res
pectivement qualifi?es de put, ? rouge ?, de wisu, ? noir ? et de kuru,
? jaune
? - entretient en effet un rapport privil?gi? avec l'un des trois types de mariwin, ceux-ci ?tant ?galement divis?s en put, wisu et kuru*. Outre
cette relation que l'on pourrait pratiquement qualifier de tot?mique puis
qu'elle joue sur les discontinuit?s naturelles pour r?partir les esprits en trois
cat?gories distinctes, relevons que les mariwin sont orn?s de plumes d'ara
7. Ordinaire (1887 : 319) atteste ce primat du venin en pot dans la r?gion. Stock? ainsi, le poison serait en effet plus efficace que conserv? dans des tubes de bambou, et m?me susceptible de ? vieillir comme
le bon vin ?.
8. L'existence d'un mariwin jaune ne m'a ?t? r?v?l?e qu'apr?s la parution de mes pr?c?dentes publica tions, qui ne font r?f?rence qu'? deux types de mariwin : le rouge et le noir.
Philippe Erikson
et suppos?s s'en alimenter ? l'exclusion de toute autre viande. Notons, de
plus, que le terme utilis? en Matis pour d?signer les aras, kwenat, s'utilise
chez les Korubo pour d?signer les palmiers wani (Bactris gasipa?s), dont on
se rappelle qu'ils sont intimement li?s avec les mariwin (cf. figure 3).
Remarquons enfin que les marques faciales des Matis, qui consistent en
des traits parall?les sur le front, les tempes et les joues, ne sont pas sans
?voquer celles des aras. Il ne s'agit certes pas, comme dans le cas des
Ikpeng (Txicao) rapport? par Patrick Menget (1977), d'une intention manifeste d'imiter ces oiseaux. C'est plut?t leur volont? de ressembler aux
mariwin que les Matis ?voquent pour justifier leur pratique du tatouage. N?anmoins, ? d?faut d'?tre explicite, la similitude entre les motifs incis?s
sur les visages humains et les traits rectilignes qui entourent les yeux des
aras n'en demeure pas moins remarquable. Un informateur me l'a
d'ailleurs signal?e une fois, ? l'occasion d'une sortie de chasse.
Il n'y a certes pas lieu de s'?tonner de cette association ?troite entre
esprits et aras, qui, outre leur ind?niable beaut?, poss?dent en effet de mul
tiples autres qualit?s qui les pr?disposent ? incarner les qualit?s imput?es aux mariwin. Ils seraient de loin les plus intelligents des oiseaux
d'Amazonie, capables de repousser les assauts des rapaces en volant au-des
sus de ces kamikazes aviens qui n'attaquent qu'en piqu? ; ils ont une vie
sociale particuli?rement ?labor?e (s'?pouillant mutuellement, par exemple), et surtout, semblent b?n?ficier d'une long?vit? remarquable, ?tant suscep tibles de vivre jusqu'? soixante dix ans en captivit?. Ceci ?tant, sans doute
la caract?ristique la plus pertinente des aras est-elle en l'occurrence leur
app?tit remarquable pour l'argile. L'on peut en effet, ? la saison s?che, observer des centaines d'oiseaux s'en gaver sur certaines falaises des berges des fleuves. Les ornithologues expliquent cet app?tit sp?cifique pour l'argile par un besoin en sels min?raux, et surtout, par la n?cessit? qu'auraient les aras (dont le r?gime alimentaire inclut de nombreux fruits riches en tanins
et alcalo?des) de se d?sintoxiquer r?guli?rement. N'est-il d?s lors pas ten
tant de voir dans ce penchant des aras pour l'argile une raison de plus de
privil?gier ce mat?riau dans l'?laboration des masques ?
P?rennit? de l'argile Le caract?re imputrescible de l'argile, enfin, doit ?tre pris en consid?ra
tion pour rendre compte de la pr?f?rence qui lui est accord?e. ? l'issue des
c?r?monies, les masques sont en effet conserv?s dans des cachettes souter
raines et, en d?pit d'une certaine fragilit?, la terre cuite se pr?te ?videm
ment mieux que la calebasse ? cette forme de stockage. Cet enterrement
des masques des mariwin n'est pas sans rapport avec leur nature tellurique,
Le masque matis
qu'?voque assez nettement la boue qui recouvre leur corps et dont on rel?
vera qu'elle s'harmonise fort bien avec l'argile recouvrant leurs faces.
Cependant, ce qui nous retiendra ici est plut?t la plus grande stabilit? du
mat?riau, sa meilleure conservation en sol, par comparaison avec les
mati?res ligneuses de moindre long?vit?. Relevons au passage que des
consid?rations du m?me ordre transparaissent dans les mythes d'origine des Chimane, qui ?tablissent eux aussi une hi?rarchie des ingr?dients pri mordiaux, au sommet de laquelle se trouve la boue argileuse qui aurait
servi ? les cr?er, eux. Viennent ensuite, par ordre de prestige d?croissant, des bois de consistance diverse, du plus dur au plus tendre, dont l'affecta
tion ? ethnique
? est ?videmment corr?l?e avec la distance sociale qui
s?pare les Chimane de ceux qui sont cens?s en avoir ?t? form?s (Daillant 1994: 117-118).
La c?r?monie du tatouage chez les Matis n'est pas de celles qui exigent la
fabrication de nouveaux masques comme pr?alable ? toute performance rituelle, et ce fait est d'autant plus remarquable que toutes les autres poteries (ainsi que toutes les possessions des jeunes initi?s, d'ailleurs) doivent ?tre
d?truites et remplac?es par des objets neufs ? l'issue de la c?r?monie. Ainsi, les masques semblent incarner le p?le de la p?rennit? dans un contexte
autrement marqu? du sceau du renouveau. ? ce titre, il appara?t fort logique d'utiliser pour leur confection un mat?riau ?minemment perenne.
Il est vrai que ce dernier argument ne se situe pas sur le m?me plan que les pr?c?dents, puisque seuls les hommes ? initi?s ? savent que les masques sont cach?s, enterr?s puis r?utilis?s, et qu'eux seuls profiteraient donc de
cette connotation de l'argile. Il n'en demeure pas moins que les objets de
c?ramique apparaissent souvent comme des marqueurs des temps anciens.
La d?couverte occasionnelle de tessons ne suscite-t-elle pas toujours des dis
cussions passionn?es sur les g?n?rations pr?c?dentes ? L'ind?niable facult?
de perdurer qui caract?rise ce mat?riau dur, durable et imputrescible qu'est
l'argile vient donc s'ajouter aux autres qualit?s sensibles qui le d?signent comme meilleur constituant possible pour un masque de mariwin.
Signalons au passage que les foug?res (Didymochlaena trunculata Sw.)
qui ornent le dos et l'arri?re de la t?te des esprits v?hiculent ? peu pr?s le
m?me message. Les foug?res, que les Matis appellent d'ailleurs mariwin?n
daw? (? rem?des des esprits ?), comptent en effet parmi les esp?ces les plus vivaces qui soient, leur aptitude ? se r?g?n?rer ?tant fr?quemment ?voqu?e
par les horticulteurs amazoniens.
Pour en revenir au masque et ? sa p?rennit?, on peut signaler que
lorsque les Matis ? d?couvrent ?, en particulier dans des jardins r?cemment
br?l?s aux alentours des maisons, des masques de mariwin ? abandonn?s ?
par leur propri?taire, tous s'accordent ? y voir des ossements d'esprits qui
Philippe Erikson
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Fig. I R?cipients matis. En haut, r?cipient ordinaire (mats?), avec des encoches sur le pourtour ext?rieur. En bas, r?cipient ? usage rituel (ancha), pourvu d'en
coches sur la surface int?rieure (clich? de l'auteur).
Fig. 3 Masque de mariwin, au cours d'une c?r?monie, avec des plumes d'ara fich?es dans les joues et des foug?res en guise de couvre-chef (clich? de l'auteur).
: ?iSfe
Fig. 2 Masque de mariwin pourvu de labrets entour?s de kapok, en dessous, dard de
sarbacane, avec une bourre de kapok (clich? de l'auteur).
auraient p?ri dans les feux de jardin. Pieux mensonge, sans doute, mais qui met particuli?rement bien en relief, c'est le cas de le dire, le caract?re
saillant de la charpente osseuse de nos personnages. Les mariwin sont en
effet pourvus de ce que Patrick Menget, reprenant une expression de
Claude L?vi-Strauss, propose d'appeler un ? exo-squelette ? (comm.
pers.) : leurs os se trouvent en surface, ? l'ext?rieur d'un corps dont l'int?
rieur serait pour sa part mou. Leurs ornements, dit-on, seraient piqu?s ?
m?me l'os, plut?t que dans la chair, comme ceux des vivants. On s'?ton nera moins de ce chambardement anatomique, sachant que les modes de
perception des mariwin sont, de toutes fa?ons, caract?ris?s par un principe d'inversion g?n?ralis? : ce qui est blanc leur semble noir, ce qui est dur leur
semble tendre, etc.
Envisag? sous cet angle du calcin? et, surtout, du calcifi?, l'argile du
masque matis ?voque le th?me, ?tudi? par Jean-Pierre Chaumeil (1997), des doubles fun?railles ? l'amazonienne, c'est-?-dire o? le traitement de
l'os, par contraste avec celui de la chair, connote ? la fois la succession des
g?n?rations et l'esp?rance d'une r?surrection. La convergence th?matique ressort ici d'autant mieux que les mariwin, en ?tant br?l?s vifs alors qu'ils sont d?j? morts, subissent une sorte de ? double d?c?s ?. Sous ce jour ? osseux ?, le masque matis ?voque aussi l'instrument qu'utilisent les
Shipibo pour remodeler le cr?ne de leurs nouveau-n?s en leur comprimant le front et l'occiput. L'objet est en effet connu dans la litt?rature comme
buitanoti, bien que Fran?oise Morin (1973 : 121) nous apprenne que bui
tanoti, dans son sens restreint, d?signe plus sp?cifiquement le coussin d'ar
gile qui se trouve sous la petite presse constitu?e de deux planchettes de
bois, dites abi, attach?es par une bandelette tiss?e. Bien qu'elle soit la moins visible de toutes, ce serait ainsi la partie en argile que semble privi
l?gier la synecdoque shipibo.
Pr?ter, comme nous venons de le faire, une attention particuli?re aux
constituants mat?riels d'un objet rituel est certes loin d'en ?puiser la signi fication. Force est de reconna?tre, par exemple, que ce type d'analyse ne
permet gu?re de saisir cette caract?ristique essentielle des objets rituels
qu'est, pour reprendre une id?e admirablement d?velopp?e par Marika
Moisseeff (1994), leur facult? de brouiller les referents ordinaires en vue de d?gager une signification nouvelle, d'ordre rituel. De fait, sans doute un masque d'argile est-il un masque avant d'?tre de l'argile...
Cela pos?, le ? cas de figure ? examin? ici pr?sente sans doute la parti
cularit? d'afficher, aux yeux des Matis, un degr? de ? litt?ralit? ? bien sup?- jg rieur ? la moyenne des mascarades, amazoniennes ou autres. Loin de se 5
Le masque matis
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masquer, comme c'est g?n?ralement le cas, pour ? ?tre ce qu'ils ne peuvent
pas devenir? (Crocker 1983 : 154), les Matis envisagent en effet le port d'un masque comme une simple anticipation d'un ?tat auquel la condi
tion de mortel m?ne in?luctablement. Au cours des rites d'initiation, les
hommes adultes qui portent un masque franchissent (temporairement, certes) une ?tape du cycle ornemental, tout comme le font les jeunes qui viennent d'?tre tatou?s. Tout le monde avance d'un ?chelon. Or s'il est vrai
que les masques, ? l'instar des autres ?l?ments du cycle ornemental matis, sont bel et bien per?us comme de v?ritables composantes ontologiques de
la personne, comme l'?tape ultime d'une s?quence d'imposition d'orne
ments qui constitue la personne tout autant qu'elle la pare (Erikson 1996), alors sans doute est-il plus facile de les envisager pour ce qu'ils sont en per
manence, plut?t qu'au regard du statut exceptionnel que le rituel leur
octroie ponctuellement.
Quoi qu'il en soit, la convergence s?mantique entre les diverses conno
tations de l'argile ?voqu?es tout au long de ce texte et le discours matis rela
tif aux anc?tres mariwin nous semble suffisamment remarquable pour que, en accord avec Jeremy Shelton (1996), nous plaidions en faveur du concept
heuristique de ? material symbols ?. Les mariwin, le plus souvent muets, ne
sont par d?finition gu?re loquaces. Les constituants de leur masque, en
revanche, ont beaucoup ? nous dire.
MOTS CL?S/KEYWORDS : Amazonie/'Amazonia - Am?rindiens/'Amerindians - masques/masks
-
rituels/rites - argile/clay
- culture mat?rielle/ material culture.
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