DISTRIBUTION COMPARÉE DU DAUPHIN COMMUN …
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Revue d’Ecologie (Terre et Vie), Vol. 72 (4), 2017 : 335-352
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DISTRIBUTION COMPARÉE DU DAUPHIN COMMUN (DELPHINUS DELPHIS)
ET DU DAUPHIN BLEU ET BLANC (STENELLA COERULEOALBA)
EN MÉDITERRANÉE OCCIDENTALE
Alexandre GANNIER1
1 Groupe de Recherche sur les Cétacés. BP 715. F-06633 Antibes cedex. E-mail: [email protected]
SUMMARY.― Comparative distribution of Common Dolphin (Delphinus delphis) and Striped Dolphin
(Stenella coeruleoalba) in western Mediterranean Sea.― The summer distribution and habitat of the Striped
Dolphin Stenella coeruleoalba and Common Dolphin Delphinus delphis in the western Mediterranean Sea were investigated with small boat survey data collected from 1988 to 2012. An effective survey effort of 57 912 km
enabled to collect 2300 sightings of Striped Dolphin and 46 of Common Dolphin, in most regions of the western basin. High Striped Dolphin relative abundance indices (RAI) were obtained in the northernmost regions and the
Alboran Sea, about one dolphin per km of effort, and very low Common Dolphin RAI were obtained off the
French continental coast. Common dolphin relative abundance was at the highest in the Alboran Sea (about 0.38 individual/km), moderate in the western Sardinia regions, and significant in other southern regions. Striped and
Common Dolphins did not share the same topographic habitat, the former favouring slope and oceanic waters (mean bottom depth 1839 m) and the latter being more frequent in the shelf and slope domains (mean bottom
depth 649 m). However, Striped Dolphin was frequently observed in the three habitat types, when Common
Dolphin was almost not recorded in the oceanic domain. French stranding statistics were in agreement with our survey results and suggested that Striped Dolphin frequency increased during the 20th century, when Common
Dolphin strandings decreased, in particular on French continental shores. However, both species were present in records since the 19th century. While some scientific accounts mentioned Common Dolphin as 'common' and
Striped Dolphin as 'rare', erroneous identifications and dubious mentions were identified in the literature. The
overall picture suggests that the Striped Dolphin is, and was, a common species in oceanic waters of the western Mediterranean Sea, while the Common Dolphin occupies and occupied a more specific habitat in shallower waters,
certainly in relation to its preferred diet. Common Dolphins might have disappeared from regions where their preferred habitat has been overexploited. This study brings new elements to understand Common Dolphin current conservation issues in the Mediterranean Sea.
RÉSUMÉ.― La distribution et l’habitat du Dauphin bleu et blanc et du Dauphin commun ont été étudiés dans
le bassin occidental de mer Méditerranée grâce à des prospections estivales réalisées en voilier motorisé de 1988 à 2012. L’effort de prospection de 57 912 km a permis d’obtenir 2300 observations de Dauphin bleu et blanc contre
46 de Dauphin commun, ce dernier étant cependant présent dans la plupart des régions échantillonnées. Pour le
Dauphin bleu et blanc, l’indice d’abondance relative (IAR) est élevé dans les régions septentrionales et en mer d’Alboran, avec environ un dauphin observé par kilomètre d'effort. Le Dauphin commun est rare dans les zones
proches de la France continentale, et son abondance relative est maximale en mer d’Alboran (0,38 dauphin par km), elle apparaît modérée dans la région ouest Sardaigne, et significative dans les régions du sud du bassin. Pour
l’ensemble des régions, l’habitat topographique de chaque espèce est distinct, le Dauphin bleu et blanc favorisant
les eaux du talus et le domaine océanique, alors que le Dauphin commun préfère les eaux côtières et le talus supérieur, n’ayant presque jamais été observé dans les eaux très profondes. Les statistiques d’échouage en
Méditerranée française sont en accord avec nos observations, mais en plus elles indiquent une baisse de fréquence d'échouage du Dauphin commun depuis 1980, avec généralement moins de 1 % des échouages de delphinidés de
nos jours, alors que le Dauphin bleu et blanc représente actuellement environ 80 % des cas. La fréquence
d'échouage du Dauphin commun est actuellement plus élevée en Corse que sur le continent, toujours en accord avec les résultats de nos prospections. Selon les données historiques d’échouages, les fréquences des deux espèces
étaient plus équilibrées dans la première partie du XXe siècle. Cependant, une partie des mentions anciennes a pu
être affectée par des confusions entre les deux espèces. L'ensemble des éléments suggère que le Dauphin bleu et
blanc était autrefois présent dans les eaux océaniques au large des côtes françaises, comme aujourd'hui, et que le Dauphin commun était fréquent dans les eaux peu profondes du nord-ouest du bassin occidental.
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Le Dauphin bleu et blanc (Stenella coeruleoalba) et le Dauphin commun (Delphinus delphis)
sont résidents en Méditerranée, mais leurs statuts de conservation diffèrent sensiblement : la
population méditerranéenne du premier est listée comme « vulnérable » alors que celle du second
a été évaluée « en danger » (http://www.iucnredlist.org/details/20731/3 et 6336/3). De nos jours, le
Dauphin commun est une espèce peu fréquente dans les eaux du nord de la Méditerranée
occidentale, particulièrement au large des côtes continentales françaises (Bearzi et al., 2003 ;
Gannier, 2005). À la suite d’une prospection estivale à grande échelle en 1991 et d’une
prospection en mer d’Alboran en 1992, Forcada & Hammond (1998) avaient établi que le Dauphin
commun était peu fréquent en Méditerranée nord-occidentale (au nord des îles Baléares et
Sardaigne) ainsi qu’au sud du bassin, à l’exception de la mer d’Alboran où l’espèce était aussi
abondante que le Dauphin bleu et blanc. Ces auteurs avaient estimé l’abondance à environ 19 000
Dauphins communs en mer d’Alboran. Mais les travaux de Forcada & Hammond (1998) ne
couvraient pas l’essentiel de la mer Tyrrhénienne qui reste encore relativement peu documentée du
point de vue du peuplement de delphinidés, malgré les résultats de Marini et al. (1996) et
d’Arcangeli et al. (2012). En se basant sur des prospections menées de 1997 à 2001, Gannier
(2005) avait confirmé que le Dauphin commun semblait préférer un habitat moins océanique que
le Dauphin bleu et blanc, en Méditerranée. Ce dernier était en effet observé majoritairement dans
des eaux de profondeur supérieure à 1000 m, au contraire du Dauphin commun (Gannier, 2005).
Par contraste, le Dauphin bleu et blanc est reconnu comme l’espèce la plus abondante en
Méditerranée nord-occidentale comme dans l’ensemble du bassin (Forcada et al., 1996). Ceci est
vérifié pour toutes les régions dans lesquelles des prospections par transect en bateau ou en avion
ont été réalisées : les eaux espagnoles (Gomez de Segura et al., 2006), le sud de la mer
Tyrrhénienne (Fortuna et al., 2007), le Sanctuaire Pelagos (Gannier, 2006; Panigada et al., 2011).
Cependant, dans les cas où les données sont issues de prospections aériennes (Gomez de Segura et
al., 2006; Panigada et al., 2011), un nombre non négligeable d’observations de petits delphinidés
demeurent non identifiées au niveau de l’espèce, avec la possibilité d’occurrences de Dauphin
commun (Pettex et al., 2013).
En Méditerranée, l’analyse des contenus stomacaux des deux espèces a permis de caractériser
leurs régimes alimentaires, qui sont assez distincts (Astruc, 2005). Le Dauphin bleu et blanc a une
tendance teuthophage, tout en étant très opportuniste selon les régions : les céphalopodes étaient
présents dans 93 % des estomacs analysés et représentaient 56 % des proies ingérées, tandis que
les poissons étaient présents dans 52 % des estomacs, représentant 37% des proies capturées
(Astruc, 2005). Le Dauphin commun a au contraire une tendance ichtyophage assez marquée : des
poissons ont été trouvés dans la totalité des estomacs analysés, représentant 61 % des proies
ingérées, tandis que les céphalopodes étaient présents dans 71 % des estomacs, représentant 23 %
des proies (Astruc, 2005). Parmi les poissons ingérés par le Dauphin bleu et blanc se trouve une
majorité d’espèces mésopélagiques (notamment Merluccius merluccius et Micromesistius
poutassou), tandis que le Dauphin commun préfère les poissons épipélagiques, comme l’Anchois
Engraulis encrasicolus et les Clupéidés (Astruc, 2005 ; Bearzi et al., 2010).
Dans les eaux méditerranéennes françaises, le statut passé du Dauphin commun est sujet à
controverse, certains auteurs soutenant que l’espèce aurait subi un fort déclin durant la première
partie du XXe siècle (Viale, 1985), alors que d’autres pensent que la grande abondance passée de
l’espèce n’est pas prouvée par des éléments matériels (Robineau, 2005). A contrario, le Dauphin
bleu et blanc pourrait avoir vu son abondance augmenter (Viale, 1985). Mais l’ensemble des
auteurs soulignent que la confusion entre les deux espèces, de tailles et d’allures similaires, était
extrêmement courante pour des non spécialistes, et même parfois pour des scientifiques examinant
des dauphins à terre (voir par exemple Richard, 1936). D’après les statistiques d’échouages
exposées par Duguy (1983) pour la période de 1901 à 1982, les mentions vérifiées de Dauphin
bleu et blanc sont plus nombreuses que celles de Dauphin commun. Toujours est-il que lorsque des
biologistes furent embarqués lors de prospections scientifiques, à partir de la fin des années 70, on
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constata que les observations de Dauphins bleu et blanc surclassaient très nettement celles de
Dauphins communs (Giordano, 1983 ; Palazolli, 1983). À la même époque, en se fondant
essentiellement sur les échouages, Duguy et al. (1983) indiquaient que le Dauphin commun était
nettement moins fréquent que le Dauphin bleu et blanc au large des côtes méditerranéennes
françaises. On constate que le Dauphin commun est peu représenté dans les compte-rendus
d’échouage plus récents en Méditerranée française (Dhermain, 2004). Le Dauphin commun serait
en déclin dans plusieurs régions de Méditerranée, alors que sa présence demeure peu documentée
dans certaines autres (Bearzi et al., 2003).
Nous proposons de décrire la distribution contemporaine et l’habitat topographique de ces
deux espèces dans le bassin méditerranéen occidental en analysant des données de prospection
obtenues entre 1988 et 2012. La description de la situation actuelle du Dauphin commun et du
Dauphin bleu et blanc dans la plupart des régions de Méditerranée occidentale permettra de mieux
comprendre quelle a pu être l’évolution passée du statut des deux espèces dans les eaux françaises.
MÉTHODES
MÉTHODES DE PROSPECTION
Entre 1988 et 2012, des prospections estivales ont eu lieu chaque année en Méditerranée occidentale, en utilisant un voilier motorisé (9 mètres de 1988 à 1994 et 12 mètres ensuite) avec à bord une équipe de 3 à 7 observateurs entraînés. Le
protocole d’observation a été décrit en détail par Gannier (2005) : deux (1988 et 1989) puis trois observateurs étaient à
poste en permanence lorsque les conditions météorologiques étaient favorables à la prospection (vent inférieur ou égal à Beaufort 3, bonne lumière, peu de houle). La recherche visuelle des cétacés s’effectuait à l’œil nu, des jumelles étant
employées pour la vérification et l’identification lointaine. Les données consistaient en un relevé régulier des variables environnementales (vent, houle, nébulosité) et d’un indice empirique de détectabilité des cétacés variant de 0, nul, à 6,
optimal (voir Tab. I, Gannier, 2005). Pour chaque groupe de cétacés observé, on relevait au minimum les paramètres de
détection, la taille estimée du groupe, ainsi que la position Loran-C (jusqu'en 1994), puis GPS. Après une détection, on s’approchait si nécessaire pour lever un doute sur l’identification. À l’exception de deux périodes durant lesquelles on
prolongea les observations sur deux espèces particulières (voir ci-dessous), l’observation d’un groupe de cétacés ne durait pas au-delà d’une demi-heure (durée moyenne 17 minutes), un temps suffisant pour collecter les variables sur la
composition du groupe et son activité. L’auteur de cette étude était en permanence présent à bord lors des prospections.
Deux évolutions méthodologiques ont ponctué la période d’étude : l’adoption à partir de 1994 d’un protocole intégrant l’écoute sous-marine grâce à un hydrophone remorqué (aspect non essentiel pour l’étude présente), et la transition vers un
conditionnement numérique des données de prospection, en 2009 (Fusaro et al., 2010). Si les prospections ont été réalisées de manière standardisée pour la détection visuelle des cétacés, les trajets du bateau n’étaient pas précisément définis à
l’avance : dans la mesure du possible et en fonction de l’état de la mer, des zigzags ou des segments de lignes droites
étaient réalisés dans les secteurs ciblés. En général, les prospections se focalisaient sur des zones de profondeur supérieure à 100 mètres, l’hydrophone étant remorqué avec un câble de cette longueur.
L’identification certaine de chaque espèce lors des prospections s’est faite sur des critères de pigmentation. Pendant les deux premières années d’étude sur le terrain, elle n’a été possible qu’à faible distance ou avec des jumelles. Un
ensemble de trois critères a permis de distinguer D. delphis : (1) la coloration jaune sur le flanc avant, finement délimitée
de la zone gris foncé antéro-dorsale, (2) la délimitation très contrastée du sablier formé par la pigmentation des flancs, notamment sa limite supérieure sur le pédoncule caudal, (3) l’absence des rayures foncées qui courent de la zone oculaire
vers les régions pectorale, ombilicale et anale chez S. coeruleoalba. Le critère de l’absence d’une « écharpe blanche » pour distinguer un Dauphin commun d’un Dauphin bleu et blanc a été jugé non fiable au bout de la première année de
prospection. Ces éléments sont complétés par deux caractères de l’aileron dorsal du Dauphin commun, d’une part son
aspect plus pointu, et d’autre part, l’occurrence très fréquente chez les adultes d’une tache blanche. Enfin, des critères d’aspect général comme le corps plus fuselé du Dauphin commun ont incité à l’utilisation de jumelles pour vérifier
l’identification.
ZONES GÉOGRAPHIQUES
La Méditerranée occidentale est physiquement composée de deux bassins, l’ensemble principal à l’ouest des îles de
Corse et de Sardaigne, et le bassin tyrrhénien, situé entre ces deux îles, la péninsule italienne et la Sicile. Les prospections estivales ont été organisées avec une logique d’exploration progressive de l’ensemble, au fur et à mesure de l’augmentation
des connaissances nautiques, scientifiques et cétologiques :
- de 1988 à 1990, exploration initiale du bassin principal et de la mer Tyrrhénienne, - de 1991 à 1995, prospections focalisées sur la zone nord-occidentale (nord de 41°N),
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- de 1996 à 2003, nouvelles explorations de l’ensemble occidental (et d’une partie de la Méditerranée orientale), avec
le Cachalot (Physeter macrocephalus) en espèce focale de 1998 à 2003, - de 2004 à 2008, prospections complémentaires visant à combler des lacunes dans l’échantillonnage global,
- de 2010 à 2012, prospections focalisées sur le nord-est du bassin, zones provençale, ligure et tyrrhénienne, dans le cadre d'une étude sur le Ziphius (Ziphius cavirostris).
La Méditerranée occidentale n’est pas une mer uniforme pour ce qui est de son potentiel trophique, c'est-à-dire de la
production primaire : l’ensemble nord-occidental et la mer d’Alboran bénéficient de plus fortes productions phyto-planctoniques que le reste de l’aire (Bosc et al., 2004). Dans le bassin principal et en mer Tyrrhénienne, le 41° parallèle
permet de séparer de manière adéquate les zones nord et sud : il situe approximativement la position moyenne du front Nord-Baléares et la limite sud de la zone d’influence des Bouches de Bonifacio. Pour cette étude, la Méditerranée
occidentale a été divisée en neuf régions : cinq sont au nord du 41° parallèle, elles appartiennent à l’ensemble nord-
occidental, et quatre au sud, formant l’ensemble sud-occidental. Les régions nord-occidentales (Lion, Provence, Ligure, ouest Corse, nord Tyrrhénienne) incluent toutes des eaux sous souveraineté française. Les régions méridionales sont
adjacentes aux premières, à l’exception de la mer d’Alboran qui est une entité distincte directement à l’est du détroit de Gibraltar. Notre aire d’étude s’est ainsi étendue à toutes les régions du bassin occidental à l’exception des eaux au large de
l’Afrique du Nord (Fig. 1).
Figure 1.― La Méditerranée occidentale et les limites et noms des régions étudiées.
Les isobathes 200 m et 2000 m sont dessinées.
ANALYSES
Pour chacune des neuf régions, plusieurs variables ont été calculées à l’aide des données de prospection : effort
effectif de prospection, correspondant à un indice de détectabilité supérieur ou égal à 4 (Fig. 2), nombre d’observations de dauphins, nombre d’individus observés. La fréquence des observations de chacune des deux espèces étudiées a été calculée
par rapport au nombre d’observations de tous les delphinidés (Dauphin bleu et blanc (Sc), Dauphin commun (Dd), Grand
Dauphin, Dauphin de Risso, Globicéphale noir) : F Sc = n obs Sc / n obs delphinidés , idem pour F Dd, calculé pour chaque région
Pour toute l’aire étudiée, l’habitat a été divisé en trois domaines basés sur la bathymétrie: l’habitat néritique (eau moins profonde que 200 m), la pente ou talus (bathymétrie comprise entre 200 et 2000 m), et le domaine océanique
(profondeur supérieure à 2000 m). Le traitement de données s’est fait essentiellement avec ArcGIS 10.1, et notamment de
l’option Spatial Analyst. Le premier stade de l’analyse a consisté à spatialiser les données sous forme d’une grille de 3 km
x 3 km, dans laquelle a été calculé l’indice d’abondance relative (IAR) pour chaque espèce. Cet indice est égal au rapport
du nombre d’individus observés divisé par l’effort de prospection, le IAR par cellule a été exprimé en individu par 100 km. Compte-tenu du type de données et de la finesse de la grille, il y avait un grand nombre de cellules avec un IAR nul (0
ind./100 km) pour chaque région. La distribution des données ne se prêtait donc pas bien à l’expression d’une moyenne et
d’un écart-type arithmétique, c’est pourquoi nous avons calculé ces estimateurs avec la méthode de Pennington (1983) : Estimation de la moyenne :
Yp = m/n . exp (ym) . Gm (S2/2) Estimation de la variance :
var (Yp) = m/n . exp(2.ym) . [m/n . Gm(S2/2) – (m – 1/n – 1). Gm(S2. (m – 2)/(m – 1))]
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Avec Gm défini par :
Gm(x) = 1 + (m–1 / n). x + Σ 2,∞ [(m – 1)2j-1 . x j ] / [mj.(m+1).(m+3) ... (m + 2.j – 3) . j! ] Dans ces expressions, n est le nombre d’échantillons par région, m est le nombre de valeurs non nulles, ym est la
moyenne des logarithmes naturels de ces valeurs, et S2 la variance de ces logs naturels. Ces calculs ont été exécutés sous MatLab 7.9. La valeur moyenne du IAR et son écart-type ont été exprimés pour chaque espèce et chaque région. Le IAR
moyen a ensuite été calculé globalement pour les trois domaines (néritique, pente, océanique) dans toute la Méditerranée
occidentale. Pour donner une représentation complémentaire de l’habitat topographique des espèces, les valeurs moyennes de profondeur d’eau, de distance à la côte et de distance à l’isobathe 200 m ont été calculées pour le Dauphin bleu et blanc,
le Dauphin commun, ainsi que les trois autres delphinidés du bassin occidental (à titre documentaire). Ces variables ont été mesurées avec ArcGIS à la position de chaque observation, la profondeur étant fournie par la grille GEBCO (IOC-IHO-
BODC, 2003), puis moyennées.
Figure 2.― L’effort effectif de prospection entre 1988 et 2012. Seuls les segments parcourus avec de bonnes conditions de
détection (vent inférieur ou égal à force 3, bonne lumière, peu de houle) ont été présentés.
DONNÉES D’ÉCHOUAGES HISTORIQUES DES DEUX ESPÈCES
Pour prolonger les résultats obtenus grâce aux prospections sur la période 1988-2012, il a paru intéressant d’utiliser
les données disponibles sur les échouages entre 1972 et 2015, dans les eaux françaises. En effet, les prospections en mer étant très rares avant 1980, les statistiques d’échouages procurent une donnée indépendante sur la présence des espèces au
large des côtes (Authier et al., 2014). Ces données nous ont été communiquées par l’antenne méditerranéenne du Réseau
National d’Échouages, le Groupe d’Études des Cétacés de Méditerranée (Dr Frank Dhermain, communication personnelle). Une synthèse publiée par Duguy (1983) a permis de les compléter par des indications sur les échouages dans la période
1901-1982. Les deux sources combinées ont permis de décrire l’évolution du nombre d’échouages en fonction du temps, depuis 1901.
RÉSULTATS
EFFORT ET OBSERVATIONS
L’effort de prospection effectif a été de 57 912 km en Méditerranée occidentale, avec une
répartition hétérogène selon les régions : 29 280 km en zone ligure, 6410 km en zone Provence, un
peu moins de 1000 km en mer d’Alboran (Tab. I). Sur un total de 2601 observations de
delphinidés, 46 ont concerné le Dauphin commun (soit 1,8 %) et 2300, le Dauphin bleu et blanc,
soit 88,4 % (Figs 3 & 4). Les observations de groupes mixtes des deux espèces, neuf au total, ont
été comptées comme doubles, y compris dans les deux cas (région Provence, ouest Corse) où seuls
deux Dauphins communs étaient présents dans un groupe plus important de Dauphins bleu et blanc.
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TABLEAU I
Nombre d’observations de Dauphin commun (Dd), de Dauphin bleu et blanc (Sc), et de tous les delphinidés dans les
différentes régions (1988-2012)
Lion Provence Ligure W Corse N tyrrhénien S tyrrhénien W Sardaigne Baléares Alboran TOTAL
n obs. delphinidés 67 289 1775 77 127 61 25 130 50 2601
n obs. Dd 0 1 1 3 5 2 7 6 21 46
n obs. Sc 59 263 1 672 62 89 49 11 76 19 2 300
% Dd 0,0 0,3 0,1 3,9 3,9 3,3 28,0 4,6 42,0 1,8
% Sc 88,1 91,0 94,2 80,5 70,1 80,3 44,0 58,5 38,0 88,4
Figure 3.― Observations estivales de Dauphin commun (1988-2012). L’isobathe 1000 m est dessinée.
Figure 4.― Observations estivales de Dauphin bleu et blanc (1988-2012). L’isobathe 1000 m est dessinée.
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Les deux espèces ont été observées en groupes d’effectifs moyens comparables (20,3 pour le
Dauphin bleu et blanc contre 18,8 pour le Dauphin commun), avec une variabilité un peu plus
importante pour la première espèce (écart-type de 23,7 contre 20,4 pour le Dauphin commun).
DISTRIBUTION
La fréquence d’observation du Dauphin bleu et blanc est toujours forte, sauf en mer
d’Alboran et en zone ouest Sardaigne où elle ne vaut respectivement que 38 et 44 % des
delphinidés. Dans les régions les plus septentrionales du bassin, la fréquence du Dauphin bleu et
blanc approche ou dépasse 90 % (Tab. I). La fréquence d’observation de Dauphin commun varie
beaucoup entre la mer d’Alboran (42 %) ou l’ouest Sardaigne (28 %), et le golfe du Lion ou la mer
Ligure, où elle est extrêmement faible (Tab.I). Dans les autres régions, la fréquence d’observation
du Dauphin commun se situe dans la fourchette 3 – 5 %, ce qui en fait une espèce peu fréquente,
mais pas rare. Pour ce qui est des eaux françaises, les deux façades de la Corse se caractérisent par
une fréquence similaire de Dauphin commun, d’une part, et de Dauphin bleu et blanc, d’autre part
(Tab. I).
Figure 5.― Abondances relatives régionales du Dauphin bleu et blanc (a, graphique du haut) et du Dauphin commun (b, graphique du bas) estimées entre 1988 et 2012. En individus/100 km, avec l'estimation des moyennes et d'écart-types selon
la méthode de Pennington (1983).
En termes d’abondance relative, on observe que les régions où l’abondance relative du
Dauphin bleu et blanc est très forte (IAR voisin de 1 individu par km) sont au nord du bassin
occidental, et en mer d’Alboran (Fig. 5a). Les régions où le Dauphin commun est moins rare sont
au sud du bassin (Fig. 5b), comme en zone sud tyrrhénienne (2,1 ind./100 km) ou Baléares (3,2
ind./100 km). La région ouest Sardaigne présente une situation particulière avec une abondance
relative de Dauphin commun plus élevée, mais inférieure à celle du Dauphin bleu et blanc (Tab. II).
En mer d’Alboran, le Dauphin bleu et blanc est abondant (94,4 ind./100 km) et le Dauphin
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commun se rencontre avec une abondance relative beaucoup plus élevée qu'ailleurs (38,0 ind./100
km).
TABLEAU II
Effort effectif dans les différentes régions, nombre d’individus observés et indices d’abondance relative (Dauphin commun,
Dauphin bleu et blanc). L’indice d’abondance relative est exprimé en individus par unité d’effort (100 km), moyenne et
écart-type de Pennington
Lion Provence Ligure W Corse N tyrrhénien S tyrrhénien W Sardaigne Baléares Alboran TOTAL
Effort de prospection
km 1 840 6 410 29 280 3 448 6 627 3 269 1 398 4 757 884 57 912
% plateau 15,6 22,7 7,7 19,0 24,0 20,4 42,6 33,2 15,3 15,9
% talus 58,1 39,1 50,3 42,0 75,6 41,6 23,9 56,5 69,9 51,4
% large 26,2 38,2 42,0 39,0 0,4 38,0 33,5 10,3 14,8 32,7
N ind Dd 0 2 20 67 97 55 64 111 341 757
N ind Sc 1 395 5 056 31 808 1 476 2 305 1 022 365 2 058 798 46 280
IAR Dd ind./100 km 0,0 (-) < 0,1 (0,1) 0,1 (0,1) 2,0 (1,8) 1,9 (1,1) 2,1 (1,5) 23,1 (18,8) 3,2 (2,1) 38,0 (13,1) -
IAR Sc ind./100 km 127,7 (34,6) 113,0 (13,5) 105,8 (8,7) 58,5 (14,0) 56,9 (12,3) 81,5 (27,0) 54,1 (17,8) 79,2 (15,6) 94,4 (41,9) -
Ainsi, globalement en Méditerranée occidentale, on trouve quatre régions où le Dauphin bleu
et blanc est très abondant en été : la mer d’Alboran et les trois régions les plus septentrionales
(Fig. 5a). Pour ces trois régions septentrionales, le golfe du Lion, la Provence, et la mer Ligure, le
Dauphin commun a montré une abondance relative très faible ou nulle (Fig. 5b). Pour deux
régions seulement, la zone ouest Sardaigne et la mer d’Alboran, le Dauphin commun a montré une
abondance relative du même ordre de grandeur que celle du Dauphin bleu et blanc, avec toutefois
un écart-type très important pour la Sardaigne (Tab. II).
HABITAT
Les deux espèces ont des descripteurs d’habitat significativement différents sur le plan de la
profondeur moyenne et de la distance à l’isobathe 200 m (test de Student, p < 0.001) : le Dauphin
bleu et blanc se caractérise par une répartition sensiblement plus océanique que le Dauphin
commun, étant rencontré sur des profondeurs moyennes presque trois fois plus fortes (1839 m
contre 647 m, Tab. III), et observé en moyenne à 29,4 km de l’isobathe 200 m, contre 8,7 pour le
Dauphin commun. Pour ce dernier, seules trois observations ont été réalisées sur des profondeurs
supérieures à 2000 m, et pour deux d’entre elles il s’agissait de groupes mixtes dans lesquels le
Dauphin commun était très minoritaire (deux individus, à chaque fois).
TABLEAU III
Descripteurs topographiques de l’habitat du Dauphin commun, du Dauphin bleu et blanc, ainsi que de trois autres delphinidés (moyennes et écart-types)
Dauphin bleu et blanc Dauphin commun Grand Dauphin Dauphin de Risso Globicéphale noir
n observations 2300 46 108 94 53
Profondeur moyenne (m) 1839,2 (1353,6) 647,5 (602,6) 152,6 (183,8) 1413,6 (2787,9) 2206,4 (533,2)
Distance à la côte (km) 37,19 (29,42) 19,80 (16,10) 9,07 (11,29) 27,20 (27,01) 41,26 (23,50)
Distance à l’isobathe 200 m (km) 29,42 (25,53) 8,70 (13,88) 0,56 (7,59) 18,69 (23,31) 32,38 (22,94)
343
L’indice d’abondance relative estimé globalement pour les trois habitats majeurs reflète les
préférences bathymétriques pour les deux espèces. Pour le Dauphin commun, l’affinité est
décroissante avec la profondeur, avec un IAR de 8,0 individus/100 km (écart-type ET= 5,2) pour
le domaine néritique, contre 5,2 ind./100 km pour le talus (ET= 1,8), et à peine 0,19 ind./100 km
(ET= 0,15) pour la province océanique. Ces valeurs sont en contraste total avec celles obtenues
pour le Dauphin bleu et blanc : d'une part, les abondances relatives de cette espèce sont toujours
plus élevées que celles du Dauphin commun, d’autre part, les IAR du Dauphin bleu et blanc sont
croissantes avec la profondeur, du plateau (18,3 ind./100 km, ET= 8,3) au talus (83,0 ind./100 km,
ET= 9,0) et jusqu'au domaine océanique (125,5 ind./100 km, ET= 10,2).
Ainsi, l’habitat topographique des deux espèces apparaît complémentaire, le Dauphin bleu et
blanc ayant une affinité faible pour le plateau continental, et croissante du talus vers l’habitat
océanique, alors que le Dauphin commun a sa plus forte affinité pour l’habitat néritique, sa
présence diminuant du talus vers la zone océanique, où elle est très faible.
STATUT PRÉSENT ET PASSÉ DES DEUX ESPÈCES VU AU TRAVERS DES ÉCHOUAGES
Les statistiques d’échouages ont été regroupées par Duguy (1983) pour la période de 1901 à
1982. Elles sont compilées de manière systématique à partir de 1972, en fonction de la couverture
du littoral français par des correspondants compétents du RNE. Ce matériel permet de distinguer
une période « ancienne », de 1901 à 1971, pour laquelle la statistique est globale, et une période
« moderne », pour laquelle les données peuvent être ventilées avec une définition temporelle fine.
Durant la période ancienne, les Dauphins bleu et blanc ont représenté 21,8 % des échouages de
delphinidés identifiés en Méditerranée contre 16,7 % pour les Dauphins communs. Pour la période
1972-2015, le Dauphin commun n’a représenté que 1,4 % des 1955 delphinidés échoués et
identifiés sur le littoral méditerranéen français, et le Dauphin bleu et blanc 78,2 %. En considérant
des périodes consécutives de neuf années à partir de 1972, on s’aperçoit que la fréquence du
Dauphin commun passe de 5,6 % pour la période 1972-1980 à une fourchette de 0,4 à 1,3 % pour
les périodes suivantes (Tab. IV).
TABLEAU IV
Statistiques d’échouages pour la Méditerranée française depuis 1901, avec le Dauphin commun, le Dauphin bleu et blanc,
et l’ensemble des delphinidés identifiés. Les deux premières colonnes de pourcentage se réfèrent au nombre total de delphinidés identifiés échoués. Données extraites de la base du Réseau National d’Échouages pour la période 1972-2015
et des tables publiées par Duguy (1983) pour la période 1901-1982 et présentées aussi par périodes de 9 années depuis
1972 (sauf pour 2008-2015).
Tous les
delphinidés
Dauphin
commun
Dauphin bleu et
blanc
% Dauphin
commun
% Dauphin bl. et
bl.
% commun / (commun +
bleu et blanc)
Période 1901-1971 78 13 17 16,7% 21,8% 43,3%
Période 1972-2015 1955 27 1528 1,4% 78,2% 1,7%
Période 1972-1980 161 9 112 5,6% 69,6% 7,4%
Période 1981-1989 235 3 180 1,3% 76,6% 1,6%
Période 1990-1998 468 5 386 1,1% 82,5% 1,3%
Période 1999-2007 473 2 366 0,4% 77,4% 0,5%
Période 2008-2015 618 8 484 1,3% 78,3% 1,6%
Les statistiques d’échouage indiquent donc une baisse de la fréquence du Dauphin commun
entre 1901 et 1981, et une hausse simultanée de la fréquence du Dauphin bleu et blanc. Mais les
344
données disponibles entre 1901 et 1971 ne permettent pas de savoir à quelle période ce
changement a eu lieu.
DISCUSSION
Nos résultats indiquent que le Dauphin bleu et blanc est fréquent dans toutes les régions de
Méditerranée occidentale, alors que le Dauphin commun est très rare au nord du 41° parallèle, à
l’exception des eaux entourant la Corse (Tab. I & II). Ces résultats globaux émanent d’une
prospection qui présente la caractéristique d’être répartie sur le long terme (1988-2012) et
spatialement hétérogène (Fig. 2). Si à ce jour aucune prospection systématique couvrant
l’ensemble de la Méditerranée occidentale n’a été réalisée, Forcada & Hammond (1998) avaient
cependant produit des abondances comparées pour les deux espèces dans le bassin principal de
Méditerranée occidentale. Ces travaux se fondaient sur des échantillonnages systématiques à
grande échelle réalisés durant les étés 1991 et 1992 : les densités de Dauphin bleu et blanc
obtenues par ces auteurs pour les régions du nord et du sud de la Méditerranée sont dans un
rapport de 3 à 1, avec 0,24 ind./km2 (coefficient de variation CV = 0,26) pour le nord, et 0,08
ind./km2 (CV = 0,38) pour le sud, mais 0,20 ind./km2 (CV = 0,33) pour la mer d’Alboran. Forcada
& Hammond (1998) ont établi que la densité de Dauphin commun était proche de zéro dans le
nord du bassin et très faible dans le sud, à l’exception de la mer d’Alboran, où elle était estimée à
0,16 ind./km2 (CV = 0,40). Bien que les échantillonnages pratiqués pour cette étude à grande
échelle ne favorisent pas la couverture du talus continental, des observations de Dauphin commun
ont été réalisées dans les zones ouest Sardaigne, ouest Corse, et nord tyrrhénienne.
DISTRIBUTION ET HABITAT
L’effort d’échantillonnage
Notre effort de prospection a été spatialement hétérogène et il subsiste des lacunes
importantes dans la couverture spatiale, particulièrement pour la région Baléares dont seule la
partie centrale a été prospectée. Il en résulte que les indices d’abondance relative régionaux
peuvent être biaisés du fait de l’hétérogénéité de l’échantillonnage entre les régions : si les bords
du plateau et le haut du talus ont été davantage couverts dans une région, cela peut favoriser une
estimation plus élevée de l’abondance relative du Dauphin commun, et inversement si la
prospection a favorisé le domaine océanique. En se référant aux efforts de prospection par strate
(Tab. II), on s’aperçoit que, dans plusieurs régions, le plateau continental a reçu un effort
relativement faible par rapport à l’habitat topographique offert : le golfe du Lion (15,3 % de
l’effort) et la mer Ligure (7,7 % de l’effort) pourraient ainsi avoir des indices IAR biaisés
négativement pour ce qui est du Dauphin commun. À l’opposé, la région Baléares a reçu un effort
relativement faible pour ce qui est de l’habitat océanique (10,3 %) et pourrait avoir un indicateur
biaisé négativement pour ce qui est du Dauphin bleu et blanc. En raison des méthodes utilisées,
l’hétérogénéité d’échantillonnage ne peut pas fausser nos résultats sur la comparaison des
préférences des deux delphinidés ; en revanche, il sera nécessaire de considérer avec prudence les
comparaisons d’abondance relative d’une région à l'autre.
L’habitat topographique
Nos résultats sur l’habitat topographique montrent sans ambiguïté que le Dauphin bleu et
blanc est modérément sélectif, en favorisant les eaux les plus profondes, alors que le Dauphin
commun est extrêmement rare dans le domaine océanique, mais favorise le plateau et le talus. Ce
résultat est robuste car fourni par un jeu d’indicateurs issus de données différentes émanant des
mêmes prospections : d’une part, des statistiques sur les profondeurs moyennes et les distances à
345
l’isobathe 200 m élaborées à partir des positions des observations, d’autre part des estimations
d’abondance relative, IAR, élaborées à partir des informations de présence-absence contenues
dans les données d’échantillonnage. Les premières pourraient être affectées d’un biais potentiel,
dans l’absolu, car ce qui est observé dérive de la prospection réalisée et donc « transporte » les
hétérogénéités de l’effort d’échantillonnage. Mais si l’on considère les deux espèces relativement
l’une par rapport à l’autre, le biais potentiel n’est pas déterminant, car les observations des deux
dauphins sont issues d’un même effort de prospection. Les estimations de profondeur moyenne et
de distance à l’isobathe 200 m ont des écarts-types relativement modérés (Tab. III), ce qui permet
d’avoir des résultats statistiquement significatifs, avec par exemple une profondeur moyenne de
1839 m pour le Dauphin bleu et blanc contre 647 m pour le Dauphin commun. On ne trouve pas de
résultat similaire à l’échelle globale dans la littérature : Forcada & Hammond (1998) ne donnent
pas d’indication précise sur l’habitat, bien qu’ils soulignent que les Dauphins communs ont été
généralement côtiers au cours de leurs prospections de 1991 et 1992. Pour l’est de la mer
d’Alboran, Cañadas et al. (2002) ont également établi que le Dauphin commun faisait partie du
peuplement côtier (profondeur moyenne de 339 m) alors que le Dauphin bleu et blanc faisait partie
du peuplement profond (z moyen = 844 m). Les rares résultats disponibles confirment donc
l’habitat topographique que nous avons obtenu pour les deux espèces. Observons que cette
différence d’habitats en Méditerranée occidentale se retrouve également dans le golfe de Gascogne,
avec une profondeur médiane de 874 m pour le Dauphin commun contre 3552 m pour le Dauphin
bleu et blanc (Kiszka et al., 2007).
L’abondance relative régionale
La comparaison d’abondances relatives obtenues sur différentes plateformes est toujours
délicate car le type de plateforme et le protocole de recherche influent largement sur la largeur de
détection effective des cétacés, donc sur le nombre de groupes de cétacés détectés par unité
d’effort (Barlow et al., 2001) : l’indice en individus/km estimé pour le Dauphin bleu et blanc dans
une même région et à une même période sera ainsi plus fort pour un navire doté d’une plateforme
élevée (10 m par exemple) que pour un voilier motorisé (pont à 1,50 m de la surface dans notre
cas). Cependant, pour deux plateformes distinctes, les rapports des abondances relatives de deux
espèces d’aspect similaire obtenues sur chaque vecteur sont robustes, car la plateforme influera de
la même façon sur la détection visuelle des deux espèces (Barlow et al., 2001). Les indices
d’abondance relative régionaux de cette étude peuvent ainsi être comparés à des résultats
similaires menés avec des bateaux différents du nôtre, à condition que les deux espèces de dauphin
soient considérées en termes comparatifs pour chaque plateforme.
Les régions de Méditerranée occidentale où les abondances relatives ou absolues des deux
espèces ont été quantifiées sont peu nombreuses car, dans de nombreux cas, le Dauphin commun
n’a pas été vu ou mentionné dans les résultats. Dans le nord-ouest du bassin, nos estimations
suggèrent que l’abondance relative du Dauphin bleu et blanc est du même ordre de grandeur dans
les régions Lion, Provence et Ligure, environ 1 dauphin par km, compte-tenu des écarts-types
(Tab. II). Ce point ne peut être discuté faute de résultat comparable dans la littérature passée, à
l’exception de l’article de Gannier (1999) qui se basait sur la partie initiale des données exploitées
ici. En ce qui concerne les régions Lion et Provence, l’absence ou l’extrême rareté du Dauphin
commun a été confortée par les observations réalisées lors du programme GDEGeM sur le Grand
Dauphin dans le golfe du Lion (Di-Méglio et al., 2015). Malgré un effort de prospection très
important (12 860 km) et centré sur le plateau et le talus proche, le Dauphin commun n’a été vu
qu’à deux reprises (Sonia Gara, pers. com., mai 2016), et il s’agissait à chaque fois de deux
individus dans un groupe de Dauphins bleu et blanc. Une paire de Dauphins communs a également
été observée avec des Dauphins bleu et blanc en mai 2015 en zone Provence (Frank Dhermain,
pers. com., mai 2016). Au vu de nos résultats sur l’habitat topographique du Dauphin commun
346
(Tab. III), on s’attendrait à rencontrer fréquemment l’espèce dans le golfe du Lion ou en Provence
occidentale, régions où le plateau continental et le talus supérieur sont assez étendus (Fig. 1).
Sur le plan de l’occurrence des deux espèces dans le nord de la Méditerranée, les études les
plus récentes sont à base de survols aériens (Panigada et al., 2011 ; Pettex et al., 2013). Dans le
sanctuaire Pelagos, Panigada et al. (2011) ont établi une densité de Dauphin bleu et blanc de 0,44
ind./km2 en accord avec ce qui avait été obtenu auparavant par transect en bateau (Gannier, 2006).
Il n’y a pas d’estimation pour le Dauphin commun, qui n’a pas été formellement identifié lors de
cette campagne. Les estimations de Panigada et al. (2011) valent également pour les régions nord
Tyrrhénienne et ouest Corse, dans lesquelles nous avons observé D. delphis en proportion non
négligeable (Tab. II). Pettex et al. (2013) mentionnent un seul groupe de Dauphins communs, à
proximité de la Sardaigne. Dans ces deux exemples de campagnes aériennes, les données
comprennent un grand nombre de groupes de petits delphinidés non-identifiés au niveau de
l’espèce (Pettex et al., 2013), qui ont été intégrés en tant que Dauphins bleu et blanc lors des
estimations d’abondance dans le cas de Panigada et al. (2011).
La région nord Tyrrhénienne est une de celles où nous avons trouvé une abondance relative
de Dauphin commun assez faible (1,9 ind./100 km) comparée à celle de Dauphin bleu et blanc
(56,8 ind./100 km). Ce rapport d’abondance n’est pas éloigné des résultats obtenus par Marini et al.
(1996) à la suite d’observations réalisées lors de traversées mensuelles en ferry, en toutes saisons :
entre septembre 1989 et septembre 1992, les auteurs avaient relevé six observations de D. delphis
contre 456 de S. coeruleoalba, soit un rapport de 1,3 %. Marini et al. (1996) indiquent également
que les observations de Dauphin commun étaient en majorité localisées dans des eaux modérément
profondes, contrairement à celles de Dauphin bleu et blanc. Arcangeli et al. (2012) ont confirmé
ces résultats à une époque plus récente. Au sud de la mer Tyrrhénienne, Fortuna et al. (2007) ont
observé principalement des groupes de Dauphins bleu et blanc, avec une densité estimée de 0,26-
0,30 ind./km2, lors de transects en bateau, mentionnant uniquement la présence de deux Dauphins
communs au sein d’un groupe mixte. Dans l’ensemble de cette région sud Tyrrhénienne, nous
avons estimé des IAR fortement à l’avantage du Dauphin bleu et blanc (81,5 ind./100 km contre
2,1 pour le Dauphin commun) ; nos observations de Dauphin commun ont été réalisées à proximité
immédiate de la Sicile (Fig. 3). Pour la région ouest Sardaigne, les indices d’abondance relative
que nous avons estimés pour les deux espèces sont du même ordre de grandeur (54 ind./km pour
S. coeruleoalba et 23 ind./km pour D. delphis). L’occurrence significative du Dauphin commun en
zone sud et ouest Sardaigne avait été signalée par Notarbartolo di Sciara et al. (1993), à la suite de
prospections en bateau. De même, Forcada & Hammond (1998) ont mentionné un groupe de
Dauphins communs en région ouest Sardaigne.
Pour l’Est du bassin occidental (régions de mer Ligure, Tyrrhénienne et de la Sardaigne), les
statistiques d’échouages du Centro Studi Cetacei italien apportent un éclairage complémentaire
utile (Tab. V) : globalement, sur la période 1987-2016, le rapport du nombre d’échouages de
Dauphins communs sur celui du total (Dauphins communs et Dauphins bleu et blanc) vaut 1,6 %.
Mais il y a un fort contraste entre la région ligure (aucun échouage de D. delphis sur la période),
les deux régions tyrrhéniennes, et la région sud et ouest Sardaigne où ce rapport vaut 11,3 % (Tab.
V). La statistique issue des données d’échouages du Centro Studi Cetacei indique ainsi que la
région Sardaigne est la plus favorable au Dauphin commun, à l’instar de notre prospection (Tab. I).
Pour la région Baléares, notre résultat montrant une abondance relative de Dauphin bleu et
blanc de 79 ind./100 km, plus faible que celles des régions septentrionales, est à rapprocher de la
densité estivale de 0,52 ind./km2 obtenue par Gomez de Segura et al. (2006) à la suite de
prospections aériennes systématiques. Cependant, les zones prospectées par Gomez de Segura et al.
(2006) s’étendaient au large de la péninsule ibérique, entre la mer d’Alboran et la Catalogne : elles
ne correspondent pas aux secteurs couverts par notre étude (Fig. 2). La présence faible mais
significative que nous avons relevée pour le Dauphin commun (Tab. II) n’est pas chiffrée de
manière précise par les auteurs, même si l’espèce est mentionnée. À nouveau, la méthode de
347
prospection aérienne ne semble pas favoriser l’identification de groupes de Dauphins communs
quand une grande majorité des observations concerne le Dauphin bleu et blanc (Anonyme, 2012).
TABLEAU V
Statistiques d’échouages pour la Méditerranée occidentale italienne depuis 1987, avec les delphinidés identifiés, le
Dauphin commun (Dd), le Dauphin bleu et blanc (Sc). Données extraites de la base de données du Centro Studi Cetacei et
de l’Université de Pavie (www.mammiferimarini.univpv.it)
Région Ligure N Tyrrhénien S Tyrrhénien S & W Sardaigne TOTAL
Delphinidés 631 897 553 246 2327
Dauphin commun 0 5 6 12 23
Dauphin bleu et blanc 393 521 351 148 1413
% Dd /delphinidés 0 0,7 1,1 4,9 1,0
% Sc /delphinidés 62,3 58,1 63,5 60,2 60,7
% Dd / (Sc + Dd) 0,0 1,0 1,7 11,3 1,6
Pour la région Alboran, nos résultats suggèrent que le Dauphin commun est presque trois fois
moins abondant que le Dauphin bleu et blanc (Tab. II), alors que la densité estimée à l’issue de
prospections estivales en 1991-1992 valait 0,16 ind./km2 pour le Dauphin commun contre 0,20
ind./km2 pour le Dauphin bleu et blanc (Forcada & Hammond, 1998). Il y aurait donc un
désaccord, à moins que l’abondance de Dauphin commun n’ait fortement décru entre 1991-1992 et
la période de notre prospection (1999), ce que suggèrent Cañadas & Hammond (2008) pour la
partie orientale de cette région. Il est également possible que la distribution de la population de
Dauphin commun ait été anormale en 1999, comme l’indiquent Cañadas et al. (2002) : selon ces
auteurs, une proportion importante des Dauphins communs aurait déserté la zone côtière et le talus
durant l’été 1999 pour rejoindre les eaux plus profondes, apparemment en lien avec des facteurs
alimentaires. Étant donné que notre échantillonnage comportait une large part de zigzags dans la
bande des 20 km côtiers, il est probable que nos estimations aient subi l’influence du phénomène
signalé par Cañadas et al (2002), ce qui expliquerait l’écart constaté entre nos résultats et ceux de
Forcada & Hammond (1998).
Globalement, nos résultats sur l’abondance relative régionale se trouvent en accord avec ce
qui a été publié. Dans les cas où l’on note des écarts, comme en mer d’Alboran ou dans l’ouest
Sardaigne, on a pu les expliquer soit par une situation particulière au moment de notre prospection,
soit par un échantillonnage déséquilibré. Malgré un échantillonnage hétérogène, notre étude a
l’avantage de procurer une vision comparative des deux espèces avec une méthodologie commune
à toutes les régions.
ÉLÉMENTS SUR L’ÉVOLUTION DU STATUT DES DEUX ESPÈCES DANS LES EAUX FRANÇAISES
Grâce à ces résultats géographiques, l’étude permet de discuter de l’évolution dans le temps
des populations des deux espèces dans les eaux françaises, en faisant l’hypothèse que leurs
préférences en termes d’habitat n’ont pas beaucoup changé au cours du temps. L’idée
communément admise d’un déclin du Dauphin commun en Méditerranée (Bearzi et al., 2003)
s’appuie sur des exemples locaux, comme par exemple les golfes de Kalamos et Vera (Bearzi et al.,
2010 ; Cañadas & Hammond, 2008). La doxa du déclin de cette espèce semble partagée par
certains auteurs qui ont étudié les peuplements dans les eaux françaises (Viale, 1985), tandis que
d’autres évoquent le sujet avec prudence (Duguy et al., 1983), voire même indiquent que
l’abondance passée du Dauphin commun dans les eaux françaises n’est pas étayée par des données
fiables (Robineau, 2005). Par ailleurs, les auteurs sont unanimes pour souligner la possibilité de
confusion entre les deux dauphins, lors des observations en mer, mais pas seulement (Duguy et al.,
348
1983 ; Viale, 1985). Exemple de confusion, Richard (1936) relatait l’échouage vivant d’un
Dauphin commun mâle près de Monaco le 18 décembre 1909. Le spécimen ayant été photographié,
il s’avère qu’il s’agissait d’un Dauphin bleu et blanc adulte. Le risque de confusion entre les deux
taxons est tellement élevé que, pour traiter de l’évolution des deux espèces, on doit se concentrer
sur les travaux de première main réalisés par des naturalistes ou biologistes spécialistes. Ainsi,
l’historique des échouages procure des éléments factuels à partir de la création du réseau national
des échouages (R.N.E.), à l’instigation du docteur Duguy.
L’apport des statistiques d’échouage à notre problématique est nécessaire dans la mesure où
les données de prospection en mer n’existent pas pour décrire un éventuel changement passé du
statut des deux espèces de dauphins. Durant la période 1990-2015, la proportion d’échouages de
Dauphin bleu et blanc par rapport à tous les delphinidés en Méditerranée française a évolué dans la
fourchette 77,4 - 82,5 % alors que celle de Dauphin commun valait entre 0,4 et 1,3 % (Tab. IV),
contre respectivement 69,6 % et 8,0 % entre 1972 et 1980. Le ratio des échouages (Dauphin
commun) / (Dauphin bleu et blanc + Dauphin commun) a ainsi évolué entre 7,4 % en 1972-1980 et
0,5 - 1,6 % pour les périodes suivantes. Cette évolution est significative au niveau de confiance
95 % sur la base d’un test de comparaison de pourcentages (Saporta, 1990). La fréquence relative
d’échouage des deux espèces est un indicateur utilisable de leur abondance relative en mer
Méditerranée, comme en Atlantique (Authier et al., 2014), même si l’habitat plus côtier du
Dauphin commun favorise certainement sa représentation dans les statistiques d’échouage. Ainsi,
de 1990 à 2015, un total de 1236 Dauphins bleu et blanc était comptabilisé sur le littoral
méditerranéen français, contre 15 Dauphins communs, ce qui donne un rapport de 1,2 pour 100.
Pour les cinq régions septentrionales, le rapport des individus observés durant nos prospections est
d’environ 0,5% (Tab. I). On observe de plus qu’entre 1990 et 2015, les deux tiers des 15
échouages de Dauphin commun ont eu lieu sur le littoral de la Corse, autour de laquelle se
trouvent deux régions où notre fréquence d’observation de cette espèce a été significative (Tab. I).
Les éléments compilés par Duguy (1983) nous ont servi d’indicateur pour décrire l’évolution
temporelle de la fréquence des deux espèces pour la période de 1901 à 1971. À la charnière de
cette époque « ancienne » et de notre série de prospections, des biologistes spécialisés avaient
commencé à recenser les cétacés lors de prospections en bateau, apportant des données nouvelles
en complément des échouages. Leurs travaux s’accordent sur une faible présence du Dauphin
commun dans les eaux continentales françaises à la fin des années 70 et au début des années 80 :
Giordano (1983) n’observa que des Dauphins bleu et blanc (20 groupes) lors de prospections
effectuées en hiver et au printemps au large des côtes continentales françaises (zones Ligure,
Provence et Lion), Palazzoli (1983) observa 25 groupes de Dauphins bleu et blanc, un groupe de
Dauphins communs et six de dauphins non identifiés lors de 27 prospections mensuelles en mer
Ligure occidentale (effort de 2564 km entre 1980 et 1982), tandis que Viale (1985) mentionne
l’observation de 636 Dauphins bleu et blanc et 170 Dauphins communs lors de prospections
côtières au printemps entre 1978 et 1981. Lors de traversées en navire de commerce entre la Corse
et le continent, Viale & Bardin (1983) dénombrèrent 172 individus Dauphins bleu et blanc et 12
Dauphins communs. Jean-François Noblet a de son côté identifié 549 S. coeruleoalba et 3
D. delphis lors de 30 traversées Corse-continent entre mai 1982 et septembre 1992 (pers. com.,
avril 2017). Cet ensemble d’observations en mer semble en accord avec les nombres d'échouages
pour la période de 1972 à 1980 : sur 161 delphinidés échoués on recense alors 112 Dauphins bleu
et blanc et 9 Dauphins communs, soit un ratio Dd/Sc de 8 %.
Duguy (1983) fait état d'une proportion plus importante de Dauphin commun de 1901 à 1971,
période durant laquelle le Dauphin bleu et blanc était quand même majoritaire (Tab. IV) : le ratio
Dd/Sc était alors de 76,5%. En faisant l’hypothèse que les données de la première partie du XXe
siècle n’étaient pas fortement biaisées en faveur d’une espèce ou de l’autre, les statistiques de
Duguy (1983) suggèrent donc que les deux taxons étaient à cette époque représentés de manière
équilibrée au voisinage du littoral français, marquant une nette différence avec la période 1972-
349
1980. Il est plausible que les fréquences d’échouage des deux espèces aient évolué
progressivement au cours de la période 1901-1971 pour rejoindre les niveaux observés dans les
statistiques de 1972 à 1980, mais on ne peut exclure que cette variation se soit produite rapidement.
Seul un examen détaillé des données d’échouage utilisées par Duguy (1983) permettrait d’avoir un
éclairage plus fin sur le phénomène.
La situation encore plus ancienne des deux espèces de dauphins au large des côtes
continentales françaises ne peut être appréhendée qu’au travers de quelques travaux publiés par
des scientifiques de renom, et des textes issus de naturalistes amateurs. Cependant, du XIXe au
début du XXe siècle, la distinction taxinomique entre D. delphis et le Dauphin bleu et blanc est
parfois problématique. Parmi les cétacés présents dans la région de Nice au XIXe siècle, Risso
(1826) décrit un petit delphinidé, le plus petit des cétacés qu’il classe dans le genre Delphinus,
sans toutefois mentionner un critère diagnostique d’une espèce ou de l’autre. À partir d’examens
ostéologiques ou d’individus échoués sur la côte du golfe du Lion, Gervais (1864) indique que D.
delphis est sédentaire le long de la côte française, tout en précisant qu’il a examiné auparavant
deux spécimens échoués de Delphinus tethyos, nom synonyme désignant le Dauphin bleu et blanc.
Par ailleurs, Gervais précise que le dauphin Tursiops tursio (le Grand Dauphin) n’est pas rare dans
la région, mais beaucoup moins « commun que le Delphinus delphis ». Van Beneden (1889)
reprend les éléments de Gervais (1859) permettant de différencier les deux espèces « Dauphin » et
« Dauphin de Tethys » qu’il rattache à deux genres, Eudelphinus et Prodelphinus. Van Beneden
(1889) indique ensuite que Eudelphinus delphis est commun en Méditerranée et mer Noire, mais
ne se prononce pas sur la fréquence de Prodelphinus tethyos en Méditerranée, mentionnant
cependant sa capture à Valras, Port-Vendres et Nice.
Contrairement aux travaux scientifiques précédents, les écrits dans des journaux naturalistes
locaux ou dans des ouvrages encyclopédiques régionaux ne permettent pas de discriminer les
observations des auteurs de ce qui appartenait au socle commun des connaissances de l’époque.
Par exemple, Caziot (1913) indique que Delphinus delphis est connu « par les grands dégâts qu'il
fait dans les filets » et qu’un spécimen de Prodelphinus tethyos a été capturé à Nice. Mais le même
auteur indique aussi que le Marsouin, Phocaena communis, Fr. Cuvier, est la seule espèce qui vit
dans la région de Nice. De son côté, Vayssière (1914) affirme que deux espèces sont communes
dans la région de Marseille : « en dehors du Dauphin, Delphinus delphis, L. et du Marsouin,
Phocaena communis, Fr. Cuv., que l’on rencontre souvent [...], les autres espèces ne se montrent le
long de nos côtes que d’une manière accidentelle » et « le Marsouin, Phocaena communis, Fr.
Cuv., bien que moins abondant, se rencontre encore assez souvent ». Enfin, Jahandiez (1929) écrit
« nous signalerons le passage de marsouins et de dauphins, passages assez fréquents dans les rades
d’Hyères et de Giens. Ces cétacés appartiennent surtout aux trois espèces suivantes: Marsouin
commun, Phocoena communis Cuv., Dauphin vulgaire, Delphinus delphis Lin., et Grand dauphin,
D. tursio Bonnaterre ». L’occurrence des marsouins rapportée par Caziot (1913), Vayssière (1914)
et Jahandiez (1929) illustre la confusion créée par la transposition d’un nom vernaculaire dans une
publication scientifique. Les petits dauphins étaient très souvent appelés « marsouins » par les
gens de mer en Méditerranée, comme ailleurs dans le sud de la France (Fischer, 1881). Il a été
spécifié que le Marsouin commun était absent de Méditerranée française à l’époque historique
(Richard, 1936 ; Duguy & Cyrus, 1973 ; Duguy, 1983), aucune pièce ostéologique se rapportant à
cette espèce n’ayant été identifiée (Robineau, 2005). Les « marsouins » de ces auteurs pouvaient
ainsi désigner l’une ou l’autre des petites espèces de dauphins fréquentant au début du XXe siècle
le voisinage des côtes entre la frontière italienne et la frontière espagnole.
En résumé, les éléments objectifs suggèrent que les abondances respectives du Dauphin bleu
et blanc et du Dauphin commun au voisinage de la France ont évolué au cours du XXe siècle : si
les deux espèces sont présentes dans les données françaises d’échouages et de captures depuis le
XIXe siècle, la fréquence relative du Dauphin commun a baissé dans les relevés alors que celle du
Dauphin bleu et blanc a augmenté. L’habitat plus côtier du Dauphin commun a probablement
350
favorisé sa visibilité sur une large portion occidentale du littoral continental, mais la présence
côtière du Dauphin bleu et blanc dans les régions accores de l’Est Provence et de l’ouest de la mer
Ligure n’est pas contestable depuis la fin du XIXe siècle.
Si la diminution d’abondance du Dauphin commun dans le nord-ouest du bassin semble
avérée, peut-on identifier les causes potentielles de cette raréfaction ? Bearzi et al. (2010) mettent
en évidence la compétition entre cette espèce et les pêcheries locales au « poisson bleu »
(clupéidés, engraulidés, scombridés). Astruc (2005) a identifié l’anchois comme proie
préférentielle du Dauphin commun en Méditerranée occidentale, or la biomasse de ce poisson dans
le golfe du Lion est soumise à des variations interannuelles très fortes, de même que ses captures
(Campillo, 1992 ; Biseau, 2011). Une baisse drastique de la biomasse d’anchois pendant plusieurs
années aurait-elle pu conduire à la quasi-disparition du Dauphin commun dans cette région ?
Campillo (1992) note à cet égard que les captures d’anchois en 1985 n’avaient été que de 968
tonnes, contre une moyenne de 2000 tonnes à cette période. Le même auteur indique également
que la pêcherie avait changé de nature au milieu des années 80, avec une transition majoritaire de
la senne vers le chalut pélagique, y compris avec le mode de pêche « en bœufs ». Ces modes de
pêche sont, depuis plusieurs années, responsables d’une mortalité de Dauphin commun très
importante dans le golfe de Gascogne (Peltier et al., 2016). Une autre hypothèse serait la
destruction volontaire massive des Dauphins communs, à une époque à laquelle ces mammifères
étaient considérés comme des animaux nuisibles, concurrents des pêcheurs (Caziot, 1913), et
n’étaient pas protégés par la loi. Si aucun élément matériel n’a pu être trouvé pour étayer cette
hypothèse, elle n’en demeure pas moins plausible. Seules des données historiques
complémentaires permettraient d’élucider les causes du phénomène.
CONCLUSION
Le Dauphin bleu et blanc monopolise pratiquement le peuplement de petits delphinidés dans
la plupart des régions de Méditerranée occidentale, mais le Dauphin commun est bien présent dans
les régions méridionales du bassin. Les prospections estivales réalisées depuis 1988 ont permis de
montrer que les habitats topographiques du Dauphin bleu et blanc et du Dauphin commun en
Méditerranée occidentale étaient distincts, le premier favorisant des eaux plus profondes que le
second, tout en étant opportuniste. Dans les eaux françaises, les statistiques d’échouages montrent
par ailleurs que le Dauphin commun était davantage présent avant 1970 que dans la période
récente. Comme dans le passé, le Dauphin commun a certainement occupé un domaine moins
profond que le Dauphin bleu et blanc, il a pu passer pour l’espèce prépondérante dans le nord du
bassin, avant que les prospections en mer ne mettent en évidence l’abondance du Dauphin bleu et
blanc dans le domaine océanique. Si la raréfaction passée du Dauphin commun dans une partie du
domaine côtier est plus que vraisemblable, les causes du phénomène demeurent incertaines.
REMERCIEMENTS
Un grand merci aux membres du GREC et nombreux observateurs bénévoles qui ont participé aux prospections en
Méditerranée, particulièrement aux plus assidus d’entre eux : Stéphane Bourreau, Violaine Drouot, Odile Gannier, Adrien
Gannier, Sophie Laran. Merci à Jean-Nicolas Magnan (Museum d’Histoire naturelle de Marseille) et Olivier Van Canneyt
(Centre de Recherche sur les Mammifères Marins, La Rochelle) pour m'avoir transmis des éléments bibliographiques
difficiles à trouver. Les traités anciens ont été obtenus grâce à Gallica, Bibliothèque nationale de France (www.gallica.bnf.fr). Un merci particulier au Dr Frank Dhermain (Réseau National des Échouages) pour avoir mis à ma
disposition les statistiques d’échouages de delphinidés en Méditerranée. Merci au Centro Studi Cetacei et à l’Université de Pavie pour l’accès aux données d’échouages italiennes. Je remercie deux relecteurs anonymes et l’éditeur pour leurs
suggestions et remarques qui m’ont permis de bien améliorer une première version du manuscrit.
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