Diderot, Seneque Et Jean-Jacques, Un Dialogue a Trois Voix - Rodopi

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Philosophie

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques Un dialogue trois voix

    Maquette couverture / Cover design: Pier Post.

  • FAUX TITRE

    299

    Etudes de langue et littrature franaisespublies sous la direction de

    Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans

  • Eric Gatefin

    AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007

    Diderot, Snque et Jean-Jacques Un dialogue trois voix

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    ISBN-13: 978-90-420-2241-6 Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007Printed in The Netherlands

    Maquette couverture / Cover design: Pier Post.

  • Introduction

    A plusieurs reprises, Diderot a port un jugement svre sur le phi-losophe Snque. Non content de sappuyer, au dbut de sa carrire, sur le tmoignage de Tacite pour mettre en relief son avarice et sa l-chet, de stigmatiser du mme coup son incapacit donner de bon-nes leons au despote Nron1, lauteur reprend, vingt-cinq ans plus tard, un ton vindicatif pour dnigrer, cette fois, son talent dcrivain2. Devant ce dsaveu persistant et sans ambigut, il semble incongru de voir le philosophe entreprendre lapologie de la vie et des uvres du sage stocien, ouvrage quil choisit mme de rviser aprs en avoir publi une premire version, en 17783. Il faut dire que Snque intresse au plus haut point certains mem-bres de lentourage proche de Diderot : Lagrange, prcepteur des en-fants du baron dHolbach, sest lanc dans une traduction des ouvra-ges du disciple de Znon. Nayant pu mener bien cette tche avant sa mort, il a trouv en Naigeon un continuateur zl. Cest par lintermdiaire de ce dernier et du baron4 que le philosophe sest

    1 Cf. Diderot, Essai sur le mrite et la vertu in uvres compltes, tome 1, Paris,

    Hermann, 1975, p. 425 : Snque charg par tat de braver la mort en prsentant son pupille les remontrances de la vertu, le sage Snque plus attentif entasser les richesses qu remplir ce prilleux devoir, se contente de faire diversion la cruaut du tyran en favorisant sa luxure ; il souscrit par un honteux silence la mort de quel-ques braves citoyens quil aurait d dfendre . 2 Cf. Correspondance Littraire, VIII, 1er dcembre 1769, p. 401 : Cicron est l-

    che et bavard ; Snque, dur, sec, faux, pointu, apprt et de mauvais got [] ; Ci-cron fait un feu de paille qui ne chauffe pas assez ; Snque, un feu de tourbe qui blouit et entte . 3 Notre tude porte sur la seconde version de lapologie. Toutes nos rfrences au

    texte se rapportent ldition Hermann : Essai sur les rgnes de Claude et de Nron, Paris, Hermann, 1986. Cette dition prsente lavantage de faire apparatre les diff-rents tats du texte. Le titre de luvre sera rduit Essai dans les notes et parfois dans le corps du texte. Pour chaque rfrence luvre, on prcisera de quelle partie du livre elle est extraite par une indication en chiffres romains. 4 Cf. Essai sur les rgnes de Claude et de Nron, I, p. 37 : Une obligation que je

    vous aurai toujours, vous et M. le baron dHolbach, une marque signale de votre estime, cest de mavoir propos une tche qui plaisait infiniment mon cur .

  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    trouv sollicit pour crire en quelque sorte la postface de cette di-tion des uvres compltes de Snque, dans laquelle il est charg de donner un aperu de la vie du prcepteur de Nron et de ses crits. Dans quel dessein les proches de Diderot mnent-ils ce travail drudition ? On sait quautour du baron dHolbach et de lauteur de lEssai sur les rgnes de Claude et de Nron, le clan philosophique cherche donner corps une morale conue hors de toute rfrence la religion chrtienne. Il pose pour principe lexistence dun socle de valeurs communes tous les hommes, permettant de dfinir des lois, des rgles de vie sans faire appel au dogme religieux. Pour dfendre leur point de vue, les philosophes sappuient sur lexemple de leurs homologues paens, qui peuvent tre jugs exemplaires deux titres. Dune part, leurs textes, sils traitent de la morale, sont utiles pour d-terminer les valeurs premires ; leur rflexion constitue la dmonstra-tion que la question thique est concevable et peut mme tre juge cruciale, loin de toute rfrence chrtienne. Dautre part, la conduite de ces sages offre un tmoignage difiant et essentiel largumentaire du camp philosophique, car elle fournit la preuve du caractre cons-quent du discours thorique sur la morale : cette morale athe existe, puisquelle a t exerce, mise en application quotidiennement par ceux qui en ont fix le cadre et dfini les principes. Source dinspiration pour les ides et prsentant des modles dathes vertueux, lAntiquit fournit Diderot, dHolbach et ceux qui partagent leurs convictions, une mine de rflexions quil faut r-activer et des exemples quil convient de mettre en valeur. Snque est, ce titre, une figure sduisante, dans la mesure o le disciple de Znon est un de ceux qui sest le plus proccup du domaine moral, que ce soit dans ses traits ou dans sa correspondance. Par ailleurs, laustrit de certains principes stociens repris par le philosophe pr-sente lavantage de parer laccusation de vouloir substituer la mo-rale chrtienne une autre plus permissive, moins svre. Ces deux as-pects, joints lamiti pour dHolbach et Naigeon vont conduire Di-derot participer une entreprise de glorification de Snque, dont rien naurait pu laisser penser quelle lui conviendrait quelques an-nes auparavant. Renonant la tentation dune assimilation Socrate qui la long-temps sduit, le philosophe tend progressivement sapproprier ce travail qui avait, au dpart, la simple allure dune commande. Le

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  • Introduction

    prambule de lEssai ainsi que la correspondance de Diderot indi-quent sans ambigut que sa participation concide avec la reprise en main du projet global par Naigeon. A ce titre, lapologiste donne toute latitude ce dernier pour modifier son texte en vue de son in-clusion dans ldition prpare. Limpression de distance entre lauteur et son crit donne par cet apparent dtachement est contre-dite par plusieurs faits. Dabord, le volume VII de ldition des u-vres compltes de Snque parat indpendamment des autres tomes : il doit tre achet sparment, ce qui en fait avant tout luvre de Di-derot. Par ailleurs, la seconde version de la dfense de Snque ren-force notablement lautonomie du texte propos par rapport au travail men par les traducteurs et commentateurs du sage stocien. La re-prise par lauteur de son texte accentue limpression dune uvre qui se suffit elle-mme, dautant plus que lcrivain prend alors pour objet de son travail la justification de sa premire apologie. Cette r-criture tmoigne aussi dune prise en charge totalement assume de la part de lcrivain du sujet de son livre : lauteur ne peut tre consi-dr comme satisfaisant simplement une commande. Enfin, lEssai sur les rgnes de Claude et de Nron paru en 1782 est prsent comme ayant t publi Londres, dtail qui rvle le caractre sub-versif dun texte dont la premire mouture avait reu approbation et privilge de la part des instances de censure. Ainsi, Diderot choisit vi-siblement de prendre un risque, la dfense de Snque justifiant ses yeux de tenir des propos susceptibles dtre condamns par les autori-ts. A ces signes extrieurs montrant limportance que revt aux yeux de lcrivain la gloire posthume du philosophe stocien correspondent une criture et un ton o transparaissent constamment lenvie dimposer son point de vue et la certitude de dfendre une cause juste. Diderot simplique largement dans son discours, faisant montre dune passion, parfois dun aveuglement volontaire qui ne manquent pas de surprendre. En effet, au-del des motifs stratgiques ayant pouss lauteur accomplir cette entreprise, il apparat de prime abord diffi-cile de dterminer les raisons qui lincitent entrer dans une logique de justification systmatique, prenant parfois un caractre obsession-nel, lauteur ressassant des arguments au point dpuiser la bienveil-lance du lecteur. Ce phnomne explique sans doute le regard circonspect long-temps port par la critique diderotienne sur cette oeuvre. Comment

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    supporter la pesanteur dune apologie sans la moindre rserve dun philosophe antique la rputation pour le moins douteuse, de la part de lauteur du Neveu de Rameau ? Le srieux mme avec lequel il traite son sujet lasse le lecteur et contraste malheureusement avec son aptitude le distraire ou le surprendre, dont il fait la si brillante d-monstration dans Jacques le Fataliste. Toutefois, aprs avoir t longtemps considr comme secondaire ou critiqu pour ses insuffi-sances, ce dernier livre publi par Diderot a suscit, ces dernires an-nes, un certain nombre de travaux o se lit la volont den renouve-ler lapproche pour mieux saisir la nature des enjeux en cause pour le philosophe. Dabord, lEssai sur les rgnes de Claude et de Nron bnficie probablement du dveloppement de la rflexion autour des textes dits politiques de lauteur. Lattention porte lHistoire des deux Indes, mais aussi aux Mlanges pour Catherine II et aux Observations sur le Nakaz invite relire lapologie de Snque sous un nouvel clairage, pour dfinir, par exemple, les constantes et les volutions de la pense politique de Diderot. Bien quencore jug comme une uvre philoso-phique, lEssai se prsente aussi, en effet, comme une mditation sur la politique et ses acteurs. Dans ce cadre, linterrogation sur le rle assez trouble jou par Snque dans ces circonstances ne peut dailleurs se limiter une assimilation avec celui tenu par Diderot au cours de son voyage en Russie. Dpassant les problmes de la com-promission et dun sentiment de culpabilit plus quhypothtique, la critique aborde avec un plus grand sens de la mesure, la question du pragmatisme politique1, dont lauteur apparat comme un farouche partisan. Les atermoiements de Snque, et par cho, ceux de Dide-rot, ne sont plus lobjet dune simple condamnation ou dun silence lourd de sens. Ils sont vus pour ce quils sont : les lments dune po-litique qui vise lefficacit et ne se dfinit que par ses rsultats. En ce sens, lEssai a tout fait sa place aux cts de textes lallure plus radicale du mme auteur. Louvrage retient aussi lattention comme prolongement des r-flexions conduites dans les lettres Falconet sur la postrit. Evoluant sur ce sujet, Diderot semble se demander ce que valent les beaux pr-ceptes avancs face au sculpteur sceptique. Le philosophe voit dans le

    1 Ctait dj la tendance dfendue par Georges Dulac ( Les modes dintervention

    en politique , in Diderot. Les dernires annes, 1770-1784, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1985, p. 121-139).

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  • Introduction

    destin de la rputation de Snque un motif dinquitude et de remise en cause de ses certitudes. Plus largement, lEssai devient un texte symbolique dun questionnement qui refait surface non seulement dans les crits philosophiques, mais plus largement dans les pratiques culturelles des hommes des Lumires. Le renouveau du culte des grands hommes, hrit de lAntiquit, mais aussi du culte des saints chez les Chrtiens, se manifeste notamment dans la vogue des loges acadmiques, symptomatique de la volont trs nette des lites cultu-relles de se trouver des modles et de glorifier ses plus illustres repr-sentants. Les philosophes ne sont pas les derniers succomber cette tendance. La mise au premier plan de ce mouvement de fond par la critique, en ramenant naturellement Diderot sur le devant de la scne, donne son Essai une valeur toute particulire. Louvrage ne consti-tue pas, en effet, un simple tmoignage de la prsence dune thmati-que lie un contexte gnral, il contient une interrogation sur la pos-sibilit mme de btir et de transmettre la postrit une certaine image des philosophes2. Lintrt port cet aspect du livre conduit poser autrement la dlicate question des rapports entre Rousseau et Diderot : les accusa-tions amres de lapologiste de Snque ne sont plus dsormais per-ues comme un pisode supplmentaire dune querelle mesquine, el-les sinscrivent dans le cadre dune rflexion consquente sur la diffi-cult du jugement. A ce titre, ce nest sans doute pas une concidence si lEssai resurgit justement au moment o les Dialogues de Rous-seau juge de Jean-Jacques suscitent nouveau la curiosit3. La rha-bilitation de cet crit autobiographique de Rousseau permet de don-ner, nous semble-t-il, un clairage minemment pertinent au discours apologtique tenu par Diderot. A lorigine de notre dmarche se trouve la conviction quil est possible de pousser plus avant que cela na t fait jusque-l la comparaison entre lEssai et les Dialogues de

    2 Sur ce point, voir videmment les travaux de Jean-Claude Bonnet, et notamment

    Naissance du Panthon, Paris, Fayard, 1998. 3 Lorsque les Dialogues de Rousseau ont t mis au programme de lagrgation de

    lettres, H. Nakagawa a consacr un article aux relations entre ce texte et lEssai sur les rgnes de Claude et de Nron. Cette communication, intitule : Comment faire sa propre apologie : le recours lalter ego chez Rousseau et le recours lhistorien chez Diderot , a t faite lors de la journe dtude Langages des Dialogues , or-ganise par Tanguy lAminot et lEquipe J.-J. Rousseau, la Sorbonne, le 14 fvrier 2004. A notre connaissance, cet article est disponible sur le site internet suivant : http://rousseaustudies.free.fr/ArticlesConfDialogues.htm.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    Rousseau. En effet, les sentiments en jeu dans la dispute distance entre les deux hommes ont trop longtemps masqu limportance et le srieux des dbats mens : dbat littraire sur la valeur de lcrit, d-bat sur la mmoire des philosophes et sur le rle et la responsabilit qui leur incombent. Souvent dlaisss ou minors, ces problmes constituent le cur mme de lEssai sur les rgnes de Claude et de Nron, o se manifeste, selon nous, un phnomne dappropriation par Diderot dinquitudes rousseauistes qui ont trait la possibilit dtablir dfinitivement la vrit du discours philosophique et la sin-crit de son auteur. Engag dans cette entreprise de lgitimation de la figure du philo-sophe et de sa parole, Diderot trouve en Snque un personnage digne dtre dfendu ses yeux. Objet dopinions contradictoires au cours de lhistoire, le sage stocien sest notamment vu reprocher par cer-tains son engagement prolong auprs du despote Nron et lcart en-tre ses prceptes philosophiques rigoureux et son comportement. Ces doutes offrent lauteur de lEssai le point dappui ncessaire au d-veloppement dun discours destin promouvoir le caractre cons-quent du philosophe, agissant de manire exemplaire et mettant en accord une philosophie exigeante, empreinte de grandeur, avec une conduite admirable. Ainsi, la premire partie de lapologie se pr-sente-t-elle comme un rcit de vie dun genre bien particulier. Sur la scne historique, Snque doit apparatre, dans une priode trouble sur le plan politique, sous les traits dun hros. Il incombe au dfen-seur du ministre de Nron de recomposer les rcits des historiens an-tiques, mais aussi de redfinir lessence mme de laction dclat pour parvenir lidalisation du sage. A ce travail dlaboration dune image se combine un travail critique indispensable, o lauteur com-mente et discute les avis formuls sur Snque et sur lapologie quil en a dj faite. De ce dbat propos dans le texte merge la voix triomphante du dfenseur du sage stocien. La gloire posthume du philosophe antique pourrait paratre assu-re, si lon prtait au discours apologtique une toute-puissance illu-soire, si la mmoire des hommes du pass ne se trouvait jamais prise dans les enjeux des gnrations qui se succdent. Rappel ces dou-loureuses ralits par Rousseau, Diderot renonce en partie la chi-mre du jugement vrai et dfinitif de la postrit pour sinterroger sur lefficacit de son propre discours : comment assurer son lecteur de la justesse de ses vues ? Comment distinguer, parmi les intrts divers et

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  • Introduction

    les arrire-penses, un discours sincre et devant immdiatement sus-citer ladhsion ? Des Confessions aux Dialogues, Rousseau, lui, a tabli quil ne suffisait pas de dire la vrit pour tre cru. Les errances des personnages du Franais et de Rousseau dans les Dialogues t-moignent de la difficult pour lcrivain de btir une relation de confiance avec son lecteur, lcrit pouvant tre trafiqu, mensonger ou interprt avec malveillance. Prenant acte de ces problmes, lauteur de lEssai emprunte des voies similaires celles choisies par son ancien ami pour tenter de restaurer la valeur de lcrit ou de rta-blir une transparence entre le philosophe et son juge. Mais quil sagisse de solutions de grande ampleur ou de pis-aller, les deux au-teurs peroivent les faiblesses des issues envisages. Quand Rousseau dcide finalement de rompre avec lide mme de transmettre ce quil considre comme la vrit un public inaccessible et conditionn par ses ennemis, Diderot, de son ct, semble faire un autre pari, cons-truisant lhorizon de son texte une figure de lecteur idal par le biais de laquelle la parole philosophique pourrait retrouver, en mme temps quune audience, sa vocation principale : faire partager dutiles vrits.

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  • Chapitre 1

    Lcriture de lhistoire : la schmatisation des rles

    pour la promotion dun nouvel hrosme

    Lapologiste de Snque se propose, dans la premire partie de son ouvrage, de retracer la vie du philosophe, avec lintention de sou-ligner ses mrites et de minimiser ou de nier ses ventuelles fautes. Son rcit suit apparemment un ordre chronologique, puisqu lvocation des ascendants du sage stocien succdent des considra-tions sur sa jeunesse. Cela na rien dtonnant dans un sicle o labondance des rcits de vie, quil sagisse dexistences vcues ou imaginaires, aboutit la formation de certains topo qui concernent autant les vnements rapports que la structure du rcit. Pourtant, ce choix de la linarit nest pas sans provoquer un certain nombre de difficults dans le cas de lEssai. Diderot prtend en effet composer son texte partir des uvres de deux historiens romains, Tacite et Sutone, qui nvoquent la figure de Snque quincidemment et nen font, ni lun ni lautre, leur objet principal. Pour laborer son rcit de vie, lauteur doit donc ncessairement remanier, adapter ses sources ; il ne peut sen tenir au plan adopt par lun de ces auteurs1. Par ail-leurs, au-del du personnage principal, cest tout un arrire-plan his-torique qui va ncessairement faire son entre dans un discours apo-logtique.

    1 Sil fallait chercher une source dinspiration propos du mode de composition de

    louvrage, il faudrait plutt se rfrer luvre de labb Ansquer de Ponol, lAnalyse des traits des Bienfaits et de la Clmence, publi en 1776, qui comporte une monographie sur Snque, que Diderot a abondamment pille.

  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    1. Le redploiement des intertextes antiques

    Diderot reconnat pour son uvre une influence primordiale, celle de Tacite. Le dfenseur de Snque a largement puis dans les Anna-les dont il reprend non seulement des pisodes mettant en scne le prcepteur de Nron, mais aussi des anecdotes et dtails qui partici-pent au tableau des murs dune cour corrompue. Tout au long de son Essai, lapologiste insiste particulirement sur la fiabilit du rcit des Annales. En prsentant lhistorien romain comme une autorit, Diderot cherche renforcer le crdit dun crivain qui a jug Snque favorablement et na pas mis en doute sa conduite1. Dans le dispositif apologtique, la parole de Tacite pourrait donc idalement suffire faire de la narration un point dappui efficace pour lauteur, car elle contient dj lavis favorable quil voudrait introduire dans la prsen-tation des faits2. Nanmoins, le texte des Annales subit nombre damnagements, de transformations. Lcrivain intervient naturellement au niveau de la traduction quil inflchit suivant ses desseins. Familier de cet exer-cice, Diderot sait quil implique ncessairement une part importante de subjectivit3. Mais, lapologiste se montre aussi adroit pour jouer sur le montage des sources : il nhsite pas, par exemple, abandon-

    1 Voir notamment la fin du paragraphe 99, o lauteur discrdite Dion Cassius : Et

    voil le tmoignage quon allgue contre Snque, lhomme quon oppose Tacite, qui le prcda de plus dun sicle, au censeur des hommes le plus svre, qui fut le contemporain et ladmirateur de notre philosophe ! (Essai, I, p. 178, cest nous qui soulignons). 2 Catherine Volpilhac-Auger note que Diderot dit trouver chez lhistorien non seu-

    lement une vrit fiable, celle du tmoin proche de laction, mais galement un ju-gement aiguis (Tacite en France de Montesquieu Chateaubriand, Oxford, Vol-taire Foundation, 1993, p. 538). En faisant lloge de cette qualit, lapologiste donne en mme temps plus de crdit une narration qui pouse ses vues. 3 Nous ne reviendrons par sur cette variable, analyse par Jrgen Von Stackelberg

    ( Rousseau, DAlembert et Diderot traducteurs de Tacite , in Studi Francesi, 1958, p. 395-407). Les modalits dinflchissement du texte ont t bien dgages : elles peuvent certes prendre une valeur argumentative. Cependant, elles marquent avant tout une aptitude restituer les caractristiques dun style dans une langue dif-frente par dautres moyens. Sur la valeur de lentreprise de traduction diderotienne, voir aussi Catherine Volpilhac-Auger, op. cit., p. 12 : Les voles de bois vert que reoivent les traducteurs nauraient-elles pas eu pour effet de dissuader les crivains de sexposer tre compars au matre incontest de la maxime, du portrait et des grandes fresques sociales ? Il faut tre Diderot pour sy risquer .

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  • Lcriture de lhistoire

    ner provisoirement Tacite lorsquil est moins favorable Snque. Dans ce cas de figure, luvre de Sutone constitue un recours important ses yeux : il la considre comme la seconde source essen-tielle pour la composition de son livre.

    Il peut sembler trange de voir Diderot, dans le prambule de lEssai, exprimer sa dette, sans distinction nette, envers Tacite et Su-tone4. Lauteur exploite en effet de manire tout fait disproportion-ne les uvres de ces deux historiens, comme en tmoignent labondance des mentions de lauteur des Annales et le recours beau-coup plus incident lauteur des Vies des douze Csars. Cette quiva-lence est dautant plus troublante que les statuts de ces deux histo-riens romains diffrent sensiblement au cours du dix-huitime sicle. Catherine Volpilhac-Auger indique que tout au long du sicle, les di-tions des uvres de Tacite sont nombreuses. Dans le mme temps, Sutone, lui, tombe en dsutude5. Les contemporains de Diderot lui prtent un intrt et un crdit trs limits. Le philosophe lui-mme fait bien plus souvent appel dans ses autres crits lautorit de Ta-cite6, ses uvres historiques plutt qu celles de Sutone. Si cet au-teur a trouv sa place comme source affiche de lcrivain, contre le got de lpoque, contre celui de Diderot lui-mme, qui lui prfre videmment Tacite, cest quil apporte ncessairement des lments essentiels la constitution dun tissu narratif congruent au dessein ar-gumentatif de lapologiste. Linfluence de luvre de Sutone joue, contrairement aux appa-rences, deux niveaux distincts. Le niveau le plus visible consiste dans les rfrences nombreuses des faits voqus par le biographe

    4 Diderot invite celui qui veut se livrer la mme exprience que lui emmener

    dans la retraite, Tacite, Sutone et Snque (Essai, I, p. 36). 5 Catherine Volpilhac-Auger, op. cit., p. 8 : [Parmi les historiens,] Tacite est celui

    que lon dite et que lon traduit le plus en France, loin devant Salluste, Quinte-Curce, puis Tite-Live, Csar et Sutone tant presque totalement dlaisss dans les dernires dcennies de lancien rgime. [] Dans lhistoire de ldition des textes anciens, Tacite domine le dix-huitime sicle . Sur la rputation de Sutone lge classique, voir galement Chantal Grell, Le Dix-huitime sicle et lAntiquit en France 1680-1789, Oxford, Voltaire Foundation, 1995, p. 1083-1085. 6 On se rappelle notamment que la Lettre de M. Denis Diderot sur lExamen de

    lEssai sur les prjugs est enrichie dun texte baptis Notes crites de la main dun souverain la marge de Tacite ou Principes de politique des souverains. Lauteur de lEssai a donc dj fait de lauteur des Annales lune de ses rfrences et lun de ses objets de rflexion.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    des empereurs. Diderot se sert, dans la matire trs riche du rcit su-tonien, de dtails qui lui paraissent frappants ou qui compltent son propos. Mais les Vies des douze Csars impriment galement leur marque la conduite du rcit diderotien, sa progression. Certes, aprs Sutone, de nombreux auteurs ont popularis et dvelopp lusage de certaines caractristiques de ses biographies. Nanmoins, Diderot est, au moment de la rdaction de lEssai, en contact familier avec essentiellement deux livres, celui de Sutone et celui de Tacite. Or, lauteur des Annales procde suivant le dcoupage classique de lannalistique romaine qui ne convient pas au sujet que traite le philo-sophe. A linverse, par loriginalit et la souplesse de construction de ses monographies, Sutone offre un modle stimulant, o la structura-tion du propos vise rendre le discours plus expressif. Linfluence de cet auteur sur la narration dpasserait donc nettement la simple men-tion de faits rapports par lui seul, elle stendrait tout particulire-ment la mise en forme du rcit, justifiant ainsi la place privilgie que lauteur de lEssai accorde au nom de Sutone dans le prambule de son uvre.

    Les informations issues des Vies des douze Csars7 nourrissent le rcit diderotien du dbut jusqu la fin, avec une frquence et une im-portance variables suivant les passages. Il peut sagir dune simple prcision trs brve ou dune anecdote beaucoup plus dveloppe8. Le plus souvent, les rfrences des dtails ou des histoires rapports par Sutone se combinent troitement avec les faits narrs par Tacite. Si, parfois, le dtail pris chez Sutone apporte simplement un lment dinformation supplmentaire propos des principaux protagonistes du rcit, le plus souvent il vise communiquer au lecteur un senti-ment de dgot lgard dun personnage que lapologiste cherche noircir absolument. Ainsi en est-il de la scne sordide o Nron sapproche du cadavre de sa mre :

    Croirait-on quil y eut une circonstance capable dajouter lhorreur de ce forfait ? Qui laurait imagine, si lhistoire ne nous lavait transmise ? Cest

    7 Cette analyse sappuie sur le travail prcieux effectu par les auteurs de ldition

    Hermann, qui ont dtermin avec prcision les passages o Diderot se fondait plutt sur Tacite et ceux o Sutone tait la source principale de lcrivain. 8 Pour un ajout bref, cf. Essai, I, p. 84 : Cependant, [Agrippine] jouissait dune au-

    torit illimite : son fils avait donn pour mot de guet : la meilleure des mres . Pour un exemple de dveloppement plus long, cf. Essai, I, p. 63.

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  • Lcriture de lhistoire

    que sa mre assassine, Nron court assouvir son impure curiosit sur son cadavre ; il le contemple, il y porte les mains, il en loue certaines parties, il en blme dautres, et demande boire. (E, I, 147)

    Le questionnement tout rhtorique de Diderot na pour fonction que de signaler un peu plus clairement au lecteur que la scne dcrite doit scandaliser ; sa raction est programme, consciemment prpare par le choix de la version sutonienne moins prudente que celle de Ta-cite9. Ce changement nest pas exempt dune part de manipulation, puisque Diderot a fait de lauteur des Annales une sorte de mesure laune de laquelle on peut valuer tous les autres historiens, et dter-miner leurs lacunes et leurs erreurs. Diderot fait donc un usage avant tout polmique des Vies des douze Csars. De source complmentaire, luvre devient facilement instrument daccusation. Ce glissement sexplique par la nature mme du discours historique sutonien, qui se compose dune juxtaposition de dtails concrets, danecdotes significatives et de faits recueillis dans des sources diverses. On a souvent reproch cet historien dtre un habile compilateur. Cest justement ce principe de collec-tion dlments qui justifie en partie lintrt de Diderot pour son li-vre. Dune certaine manire, lcriture de Sutone offre parfois latout dtre plus directe, moins rflchie que celle dun Tacite. Le plus souvent cependant, les versions des deux historiens parti-cipent aux desseins du pourfendeur des despotes. Lapologiste ex-ploite leur caractre complmentaire, ne craint pas une redondance favorable son objectif et unifie habilement les deux rcits. Les sui-tes du meurtre dAgrippine en offrent un bon exemple, puisque Dide-rot trouve chez Tacite et Sutone des dtails diffrents sur les effets du crime sur Nron, dtails qui suggrent tous les sentiments de pani-que et dinquitude ressentis par le parricide. Que ce soit donc pour se substituer la version de Tacite, pour la prolonger en y ajoutant un dtail frappant ou pour accentuer un trait dj prsent dans les Annales, les extraits des Vies des douze Csars ninterviennent jamais tout fait par hasard dans lEssai. Leur pr-sence est lie au texte de Tacite. Il sagit le plus souvent de confirmer, en les amplifiant, les caractristiques ngatives des Csars. Plus rare-

    9 Cf. Tacite, Annales, Paris, Gallimard, 1993, XIV, 9, p. 347 : Nron a-t-il regard

    sa mre aprs sa mort et fait lloge de sa beaut ? Il en est qui lassurent, dautres qui le nient .

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    ment, Sutone se substitue Tacite, soit pour noircir les faits, soit pour combler un manque li ltat du texte des Annales parvenu jusqu nous10. Pour autant, Diderot ne se laisse pas dborder par le foisonnement des anecdotes qui pourraient participer son entreprise de discrdit des souverains. Il sait faire un usage raisonnable de la mine dinformations contenues dans les Vies des douze Csars et effectue un travail lucide de slection. L o Sutone fait prvaloir une cri-ture de laccumulation, de la liste, Diderot privilgie, dans une cer-taine mesure11, un art de la concentration. Plutt que dajouter com-plaisamment une anecdote lautre pour souligner tel trait de carac-tre ngatif chez un empereur, il prfre choisir le dtail le plus repr-sentatif, autant sans doute pour frapper lesprit du lecteur que pour viter dentrer dans une logique de perptuelle illustration. Citer les cinq situations dans lesquelles Claude a manifest son dsordre psy-chologique et sa tendance la violence, comme le fait Sutone, re-viendrait, dans la conduite de lEssai, considrer quen toutes cir-constances, le jugement dun historien sur le caractre dun person-nage doit tre lgitim, confirm par un faisceau de preuves. Lefficacit et la progression du discours apologtique ptiraient n-cessairement de ces retardements ritrs. Mieux vaut donc poser le fait comme quasi certain, lanecdote choisie le faisant passer au rang dvidence et permettant au lecteur dexercer son jugement sous le contrle vigilant de lapologiste. Les problmes comportementaux de Claude seront donc mentionns avec lappui dun seul fait12. Lanecdote, narre de manire plus rapide que chez Sutone, est rduite au minimum, rapporte de manire trs el-liptique, mais parfaitement encadre par un discours dvaluation du personnage.

    10 Une partie non ngligeable de luvre a t perdue. Il sagit des livres VII X et

    du dbut du livre XI. Cette lacune comprend notamment le rcit des six premires annes du rgne de Claude, pour lesquelles Diderot est donc contraint de trouver dautres sources dinformations. Il combine alors des lments tirs de Sutone, mais aussi dautres sources anciennes (Dion Cassius) ou modernes (Crevier). 11

    Lapologiste nchappe pas toujours une construction de paragraphe qui fait ap-paratre une succession danecdotes. Cela vaut particulirement dans les squences o il entrecroise plusieurs tmoignages dhistoriens. Dans lensemble, il sefforce souvent dattnuer le passage de lun lautre en soignant particulirement lenchanement des actions. 12

    Cf. Essai, I, p. 79.

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  • Lcriture de lhistoire

    Si les courts rcits exemplaires demeurent ncessaires llaboration de la conviction du lecteur, Diderot rejette lide de les juxtaposer la manire de Sutone, prfrant sassurer de leur juste apprciation par le rcepteur du texte. Il ne sagit pas de faire partager le plus dinformations possibles pour se forger une opinion, mais bien plutt de slectionner celles qui prsentent limage la plus conforme lide que lapologiste se fait dun personnage ou dune situation. Les Vies des douze Csars font lobjet dun emploi matris de la part de lauteur de lEssai. Sil y trouve une matire substantielle propice lenrichissement de son texte et en adquation avec ses vises, il se borne en reprendre les lments les plus pertinents, cest--dire ceux qui toucheront le plus facilement limagination du lecteur ou qui sus-citeront coup sr sa haine ou son mpris du despotisme de Claude et de Nron.

    Si lon devait sen tenir cette dette visible, linfluence de Sutone sur Diderot pourrait tre estime justement comme trs infrieure en comparaison avec celle exerce par Tacite. Mais, les Vies des douze Csars semblent aussi avoir jou un rle important dans la gestation de luvre. De ce point de vue, en effet, la disposition des Annales noffre pas un modle dont lapologiste pourrait sinspirer. Elle sinscrit dans la tradition de lannalistique dont les objectifs nont rien voir avec ceux de Diderot. Sutone, en revanche, mne un travail qui sapparente davantage au dessein de lauteur de lEssai. En cri-vant lhistoire sous la forme de biographies dempereurs, il a pris acte dune modification effective du lieu du pouvoir sous le rgime imp-rial. Lemploi du genre des annales, qui consiste rapporter les faits anne par anne navait de sens que lorsque les consuls dtenaient r-ellement le pouvoir et lexeraient pendant un an avant de cder leur place. Si cest dsormais le caprice dun souverain qui oriente la poli-tique de lEtat, lhistorien doit logiquement se placer au plus prs de cette figure pour poursuivre sa tche. Ainsi, entre le traitement anna-listique et le traitement biographique de lhistoire stablit un clivage. Lclairage sur les faits va ncessairement tre diffrent. Plac devant deux textes aux options radicalement diffrentes, Di-derot choisit sur bien des points de suivre Tacite, parce que ce dernier raconte plutt quil ne collecte, parce quil analyse visiblement ce quil se charge de rapporter, enfin parce quil correspond davantage son got personnel et au got de son temps. Mais par ailleurs, Diderot

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    ne peut ignorer Sutone, car il offre lavantage inestimable de lire lhistoire au prisme dune personnalit, lempereur. Or, pour le dfen-seur de Snque, il sagit bien de se placer au plus prs de ces despo-tes, de dcrire leur comportement, pour faire merger, prs deux, mais irrductiblement oppose leurs desseins criminels, la figure du philosophe. Le titre complet de luvre apologtique13 marque bien que ltude des personnages est au cur du projet et indique que le discours historique sorganisera autour des deux empereurs, Claude et Nron. LEssai contient de nombreuses squences narratives ou descripti-ves qui font directement cho lcriture biographique. Pour traiter du dbut du rgne de Claude, Diderot se fonde par exemple sur les premiers chapitres du livre V des Vies des douze Csars ; grce aux informations de Sutone, il rend compte des premires annes de sa vie, puis de son ducation dsastreuse. Mais la mthode de lhistorien romain mle en ralit plusieurs procds. Si, pour certaines parties du rgne des despotes, il respecte globalement lordre et lenchanement des faits, il prfre le plus souvent ce rcit continu le regroupement dinformations autour dun thme donn. Rassem-blant une srie danecdotes sur un sujet, il constitue une species, cest--dire une rubrique, qui lui est entirement consacre. Les para-graphes 30 32 du livre VI14 racontant la vie de Nron dcrivent ainsi le rapport du souverain largent et mettent laccent sur lusage im-modr quil en fit. Ce procd sduit visiblement lapologiste, qui se permet lui-mme une digression sur les richesses de Snque, des pa-ragraphes 98 10415. La question des biens du philosophe reprsente videmment un enjeu argumentatif, ce qui justifie ce caractre dta-ch du dveloppement. Il nen est pas moins vrai que lon retrouve dans cette digression ce qui caractrise la rubrique sutonienne : la juxtaposition de dtails autour dun mme thme do lon peut d-duire au final un lment de portrait moral du personnage. Diderot napplique pas ce principe au seul Snque : dans le para-graphe 26, il runit un certain nombre dexemples illustrant linaptitude de Claude au gouvernement :

    13 Louvrage sintitule Essai sur les rgnes de Claude et de Nron et sur les murs

    et les crits de Snque, pour servir dintroduction la lecture de ce philosophe. 14

    Cf. Sutone, Vies des douze Csars, Paris, Gallimard, p. 323-326. 15

    Cf. Essai, I, p. 177-188.

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  • Lcriture de lhistoire

    Outre les vices de ladministration de Claude, livr ses femmes et ses affranchis, il en est dautres quil faut imputer son mauvais jugement. (E, I, 71)

    En plus dannoncer un dveloppement sur cette faiblesse de Claude, cette phrase donne rtrospectivement son unit aux paragraphes pr-cdents16, dont la lecture laissait penser que leur mode dorganisation rpondait une logique chronologique. En ralit, cest bien plutt un point commun thmatique qui assure le lien entre les diverses infor-mations donnes. L o Sutone pose clairement, chaque dbut de paragraphe, lide matresse quil va ensuite dcliner sous la forme dune liste de preuves17, lapologiste dissimule en partie son plan. Il confre ainsi la vrit historique un caractre schmatique suscepti-ble de marquer limagination de son lecteur. Le brouillage instaur autour des principes dorganisation du texte favorise le travail de largumentation. Par exemple, lapologiste a labor une bauche de cycle autour du personnage de Claude, le pa-ragraphe 1818 en reprsentant lorigine, puisquil dresse le bilan de toute laction positive du rgne de lempereur, alors mme que les pa-ragraphes 16 et 1719 mettaient en place une progression qui semblait chronologique. Ce dveloppement est en cho direct avec le paragra-phe 26, dans la mesure o il traite dune action politique que le sou-verain assume seul. A la responsabilit bien exerce sopposerait simplement une srie de mauvaises dcisions que Claude a prises lui-mme galement. Les paragraphes 18 2620 formeraient donc un bloc cohrent. Or, au sein de cet ensemble, qui fonctionne en apparence sur le principe de la rubrique, sinscrit une narration plutt chronolo-gique, les faits semblant se succder dans un ordre temporel21. Cet

    16 Cest--dire les paragraphes 19 25 (Essai, I, p. 61-71).

    17 Sutone, op. cit., VI, 20, p. 315 : Durant son enfance, on lavait, en dehors de

    ses autres tudes, initi la musique , VI, 22, p. 317 : Pour les chevaux, il eut, ds son plus jeune ge, une passion particulirement vive , VI, 33, p. 326 : Ses parricides et ses meurtres commencrent par lassassinat de Claude (Cest nous qui soulignons chaque fois). Dans la partie de la biographie consacre aux speciei, la premire phrase contient toujours, le sujet que lauteur va traiter. 18

    Cf. Essai, I, p. 59-61. 19

    Ibid., p. 57-59. 20

    Ibid., p. 59-71. 21

    Par exemple, le narrateur voque dans un premier temps les diffrentes prtendan-tes qui se proposent dpouser Claude et mentionne, dans lordre, ses checs avec les quatre premires. Cest alors quapparat Messaline, aux funestes effets :

    21

  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    trange dispositif offre une vision biaise du rgne de Claude. Lhistorien ne peut sur le fond tre tax de parti-pris puisque le para-graphe 18 dtaille toute laction positive de lempereur, sans en ame-nuiser limportance. Pourtant, lordre de prsentation joue un rle d-cisif. Au-del du dsquilibre patent entre cette portion de texte et celle, beaucoup plus longue que lauteur consacre aux mauvaises me-sures dun Claude dpass par son entourage et par lampleur de sa tche22, les bons choix du souverain tendent seffacer progressive-ment de la mmoire du lecteur cause de laccumulation des faits qui le discrditent noncs par la suite. Le jugement du lecteur sur lempereur aurait t plus tempr si son bon ct avait t dcrit aprs ses travers. En sappropriant librement le procd de la rubri-que, lapologiste a effac de la fin de son rcit tous les lments qui pouvaient favoriser Claude, prfrant les concentrer au dbut du por-trait23. Cette disposition rpond au final sa propre perception de ce rgne, marqu, selon son point de vue, par une dgradation progres-sive. La rpartition des informations qui fait passer le lecteur du positif au ngatif est elle-mme un hritage direct de Sutone. Si elle ne se manifeste pas dans la biographie de Claude, les Vies des douze C-sars en offrent pourtant un exemple trs net avec Nron. Difficile de ne pas imaginer que le portrait contrast que Diderot a livr de lpoux dAgrippine nest pas inspir, dans sa construction par celui que lhistorien romain fait du fils de celle-ci24.

    Bientt on ne retrouve ni lhomme quitable ni le prince clment (Essai, I, p. 61). Ds cet instant, les ennuis senchanent pour lempereur. Diverses malversa-tions de son entourage sont ensuite voques, toujours dans lordre o elles sont censes stre passes. Le paragraphe 21 dbute de la manire suivante : Tel tait ltat des choses la cour de Claude, lorsque Julie, sur de Caus, y reparut. (Es-sai, I, p. 64). Tout indique donc que le rcit suit une marche traditionnelle de simple succession temporelle des vnements. 22

    Cet cart peut toujours se justifier par une diffrence effective entre les points po-sitifs et ngatifs de son bilan politique. Le portrait livr par Sutone fait dailleurs apparatre assez nettement cette disproportion en dfaveur de lempereur. 23

    Dans le paragraphe 18, il souligne bien la persistance des bonnes actions tout au long de son rgne : A la seconde poque de son rgne, o lon voit, par une foule dactions atroces, combien lautorit souveraine est ombrageuse, la pusillanimit cruelle, et limbcillit crdule, toute vertu nest pas encore teinte dans son cur. (Essai, I, p. 60). 24

    Cf. Sutone, op. cit., VI, 19, p. 315 : Tous ces actes, dont les uns ne mritent au-cun blme, et les autres sont mme dignes de grands loges, je les ai groups en un

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  • Lcriture de lhistoire

    Luvre de Sutone offre des modles dorganisation varis et ex-pressifs, qui sduisent Diderot dans la mesure o ils sont propices lexpos dun point de vue subjectif sur un individu. Il est par ailleurs vraisemblable quau-del de sa tendance la constitution de rubri-ques, lauteur de lEssai est plus largement redevable Sutone dun rapport dcomplex la chronologie. Certes, lattention toute particu-lire de Tacite lenchanement des faits nest pas absente chez son traducteur. Mais elle ctoie de prs une forme de dsinvolture qui tient en partie au fait que le lecteur de lEssai est cens connatre, dans ses grandes lignes, lhistoire romaine et ses principaux protago-nistes. Il ny a ni suspens, ni doute sur lissue finale. Pour une autre part, les propos qui contiennent par exemple une anticipation sur la marche du rcit indiquent que la narration est tributaire de la volont dmonstrative de lauteur. Rien, mme lordre vritable des vne-ments, ne doit faire passer au second plan lobjectif principal de lapologiste : innocenter Snque. Quand cet objectif implique un d-tournement de la conduite chronologique du rcit, Diderot la sacrifie volontiers, et dplace sans difficult un fait pouvant devenir un l-ment dargumentation destin en justifier, en expliquer un autre.

    Le renoncement une cohrence dordre strictement temporel fa-vorise lmergence dun autre modle que Sutone met partiellement en uvre dans son livre : la biographie, en scartant du simple rcit de vie, devient portrait. Le prambule de lEssai indique prcisment que Diderot, sur la question de la structure de son uvre, rflchit en des termes dordre pictural :

    Jaurais pu ne recueillir des rgnes de Claude et de Nron que les endroits o Snque est en action, et ne montrer que cette grande figure isole ; mais il ma sembl que, place au centre du tableau, on sentirait plus for-tement la difficult et la dignit de son rle. [] Quand on ne prsente sur la toile quun seul personnage, il faut le peindre avec la vrit, la force et la couleur de Van Dyck ; et qui est-ce qui sait faire un Van Dyck ? (E, I, 37)

    Lcrivain laisse paratre sa tentation pour une uvre qui se concen-trerait sur un personnage unique, ici Snque. Ce modle est repouss car moins efficace dun point de vue argumentatif, et plus difficile concevoir pour lauteur. Nanmoins se dessine en creux une ambition

    seul dveloppement, pour les sparer de ses hontes et de ses crimes, dont je vais par-ler .

    23

  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    picturale voisine du portrait, qui consisterait simplement associer sur la mme toile trois ou peut-tre mme deux personnages. Reprsenter lhistoire par le biais de portraits offre lopportunit de favoriser lexpression dun jugement moral. Ils ne sont donc pas ngligs par lapologiste, mme si, comme on vient de le voir, il se refuse prsenter dans son uvre une seule figure isole. Il en juxta-posera donc plusieurs, notamment le portrait des parents25 de Sn-que. Il esquissera celui de ses frres26, et dveloppera ensuite celui de Claude, sous une forme trange o sexpriment autant les qualits du portraitiste que celles dun narrateur rapportant avec, plus ou moins de suite, des anecdotes. Dans le cours des vnements, il noublie pas les portraits proposs par Tacite, que ce soient ceux de Burrhus et de Snque27, ou, dans un sens entirement oppos, celui de Poppe28. Linsertion de ces descriptions traduit toujours une intention. Il en est ainsi de celle de la dernire matresse de Nron, dont lapologiste jus-tifie la prsence par son rle dans une affaire politique importante :

    Je naurais point parl de cette femme ne pour le malheur de son sicle, la seule matresse aime de Nron et la plus redoutable ennemie dAgrippine, sans les excs auxquels se porta celle-ci pour soutenir son crdit et ruiner celui de sa rivale, et sans le rle difficile de Snque dans ces conjonctures critiques. (E, I, 131)

    Ce commentaire, plac la suite dun portrait qui dmle habilement la part de vice cache dans lapparence et le comportement de Pop-pe, radicalise le ton de Tacite, sans trahir fondamentalement sa vi-sion du personnage. Cette femme est la provocatrice du dsastre an-nonc. Parler delle constitue donc une ncessit pour le respect de la vrit historique. Cependant, la construction de la phrase donne voir une autre fonction du portrait : la matresse, en perturbant le couple mre-fils compos de Nron et dAgrippine, fait indirectement inter-venir Snque dans la partie. Au final, sa prsence ne pourrait tre mieux explique que par lincidence que son existence va avoir sur

    25 Cf. Essai, I, p. 41-43 et p. 43-44.

    26 Ibid., p. 44-49. Les lments de description physique et morale sont dissmins

    dans un texte dune structure plutt lche, qui combine plusieurs sources dinformations. 27

    Ibid., p. 86-87. 28

    Ibid., p. 131.

    24

  • Lcriture de lhistoire

    laction du philosophe. Dcrire Poppe, cest donc encore un moyen pour mieux comprendre ce que fait le philosophe. Le portrait sadapte particulirement bien un dessein apologti-que : cest une pause naturelle du rcit qui peut tre aisment investie par largumentation sans crer de rupture dans la conduite de luvre. Dans lEssai, le portrait prsente souvent la particularit dtre un portrait en action. Dans le cas contraire, il vise toujours, directement ou indirectement, favoriser la comprhension de laction de Sn-que ou la connaissance de sa personnalit. En dpeignant en quelques traits les frres du philosophe, lauteur fait ressortir la singularit de son caractre et de son parcours. Reprendre les portraits croiss du prcepteur et de son alli Burrhus, composs par Tacite, contribue lgitimer son rle par le soutien dune autre figure incarnant la raison. Enfin, la caractrisation des personnages machiavliques comme Poppe, mais aussi Suilius, par exemple29, souligne la difficult de la tche de lhomme de bien, contraint dopposer des ruses et des strata-gmes des adversaires dloyaux et prts aux pires forfaits. Toutes ces images ne laissent vritablement planer aucune ambi-gut sur le caractre des individus. Leur aspect schmatique, que lapologiste se charge souvent daccentuer dans ses ajouts la traduc-tion de Tacite, permet de dfinir une image claire de la situation de la cour romaine. Mais, plus encore, ces descriptions de personnages par-ticipent llaboration dun portrait en action que Diderot souhaitait constituer par le biais du texte : celui de Snque. Lapologiste donne ainsi un statut trs diffrent aux portraits qui ponctuent les Annales de Tacite : ils ont pour vocation de servir une connaissance approfon-die dune personnalit centrale, pivot de lhistoire, telle quelle est re-construite dans lEssai, cest--dire Snque. Le got du portrait apparente le travail de composition de Diderot celui men par Sutone : tous deux explorent le champ historique par le prisme dune figure principale. Pour dfinir la personnalit qui les intresse, ils sappuient sur les actions de lindividu qui doivent rvler sa vritable nature. Chez Diderot sajoute un effort de contrle de linterprtation de laction. L o Sutone se contente de livrer les faits juxtaposs leur montage crant dailleurs ncessairement des effets de sens -, lapologiste dlivre, en plus du fait lui-mme, les clefs de sa comprhension et de son valuation. Cette diffrence no-

    29 Cf. Essai, I, p. 115-118.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    table nest pas la seule : on ne trouve pas, chez lauteur des Vies des douze Csars, ces nombreux portraits dautres personnages que Dide-rot reprend chez Tacite. En oprant la synthse entre les procds de prsentation des personnages des deux historiens, lauteur de lEssai saffranchit des limites du type de rcit biographique propos par Sutone, o la concentration sur la figure centrale te une certaine consistance aux autres personnages et o le rcit perd tout dynamisme dans les squences qui dtaillent les diffrents traits de caractre du souverain. Jamais Snque nest prsent tout fait en dehors de son rapport aux autres personnages, jamais un paragraphe na pour voca-tion de dcrire un aspect de sa personnalit par le biais dune srie danecdotes. Ce sont ses actions mmes qui rvlent peu peu, tout au long du premier tome, qui est rellement le philosophe stocien. Quand il sagit de dpeindre les souverains, Diderot na pas de scru-pule employer les procds de Sutone30. Mais Snque, lui, ne peut tre croqu comme un simple empereur. Sa description doit prendre une toute autre ampleur. Derrire le motif esthtique, cest--dire le choix dune construction plus souple encore que chez Sutone, se ca-che donc un souci dordre thique : lapologiste ne peut reprendre en-tirement son compte une mthode qui a servi dcrire deux despo-tes. La trajectoire de Snque ne peut se rduire une accumulation dactions : une dynamique dordre tragique transforme son existence en destin exemplaire.

    Le rcit biographique initial31, qui relate la jeunesse de Snque, offre un miroir utile pour comprendre les principes qui orientent le travail de rcriture de larges passages des Annales de Tacite. De lvocation de la famille aux amitis philosophiques, cest toujours la mme dialectique qui est luvre au dbut de lEssai : elle consiste dfinir le philosophe en linscrivant successivement dans diffrents groupes. Par un jeu habile de comparaisons (Snque ressemble ses parents, aux philosophes reconnus quil a frquents) et de diffren-

    30 En plus du procd qui consiste caractriser le personnage par une srie

    danecdotes qui dfinissent un lment de sa personnalit, Diderot reprend gale-ment le principe dun portrait post-mortem pour Claude (Essai, I, p. 79-80) et pour Nron (Essai, I, p. 200-203). Ils contiennent tous deux des lments sur la culture des souverains et des traits particuliers de leur caractre, soit nouveaux, soit dj voqus au cours du rcit de leurs rgnes. 31

    Cf. Essai, I, p. 41 57.

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  • Lcriture de lhistoire

    ciations (Snque na pas les dfauts de ses frres, ni ceux de ses contemporains en gnral), la singularit et lexcellence du person-nage semblent tre naturellement mises en relief. Ce sont les mmes mcanismes dopposition que lapologiste va de prfrence employer par la suite pour distinguer son hros.

    Tacite ne compose pas un tableau reluisant de Rome sous lEmpire. Une critique sous-jacente de certains hommes dEtat est luvre dans les Annales. En ce sens, Diderot ne fait preuve daucune originalit de point de vue. Mais, ce qui, chez lhistorien romain ntait quune thmatique traversant un rcit chronologique devient dans lEssai un mode de structuration de la narration. En effet, en fai-sant passer Snque du rang de personnage secondaire, lment noy parmi dautres dans la toile de fond du rcit, au statut de figure ma-jeure, autour de laquelle les autres personnages trouvent leur place, lauteur cre un ordonnancement nouveau de la matire narrative. Il invite son lecteur sen remettre aux rapports danalogie et dopposition qui unissent les diffrentes composantes de luvre. Employes ds le dbut de la premire partie, au moment o lauteur nest pas en prise exclusive avec la source principale de son uvre, ces relations pr-existent donc la rcriture des livres XII XVI des Annales et sont les instruments majeurs qui structurent cette rcriture et linflchissent dans le sens de lapologie. A larrire-plan du duel entre le souverain et le philosophe se tien-nent plusieurs personnages ou groupes qui jouent un rle actif dans cet affrontement. Il convient dtablir une distinction entre les mem-bres de la cour, cest--dire ceux qui ont un accs direct et frquent lempereur, et le peuple, convoqu de manire plus incidente car plus loign du lieu du pouvoir. En se focalisant principalement sur les actes ou les conseils de S-nque sous le rgne de Nron, lapologiste a consquemment mis laccent sur le contraste entre ces sages recommandations et les insi-dieux discours dune Agrippine ou dun Pallas. Ainsi, en mme temps que lopposition entre Snque et Nron redouble celle entre Snque et les autres conseillers, se met en place une rivalit entre ces deux dernires instances, dont lenjeu est la matrise du souverain, chacun voulant asseoir son influence sur lui. Cet aspect, suggr par Tacite, est largement dvelopp dans lEssai : si lhistorien romain ne man-que pas de souligner lopposition entre Snque et Agrippine, il

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    stend moins que Diderot sur sa rivalit avec le reste de lentourage32. Lapologiste insiste bien sur le rle nfaste de ces per-sonnages soucieux de pousser lempereur vers le mal :

    Dans limpossibilit dinspirer au prince dissolu laustrit de murs quils professaient, ses instituteurs essayrent de substituer la fureur des volup-ts illicites et grossires le got des plaisirs dlicats et permis. Mais quel pouvait tre le fruit de leur exemple et leffet de leurs discours sur un prince mal n, et dailleurs environn desclaves corrompus et de femmes perdues, qui, en applaudissant ses penchants, lui peignaient Snque et Burrhus comme deux pdagogues importuns (E, I, 97)

    Systmatis sur un plan gnral, ce principe trouve son application en divers endroits du texte : Nron accorde son attention Othon et S-ncion plutt qu Snque et Burrhus pour rgler sa vie amoureuse, il est aussi le jouet de Julia Silana, lorigine de rumeurs contre sa mre Agrippine. Dans son argumentation, lapologiste ne manque jamais de faire tat de la prsence pernicieuse de ces personnages, pour bien montrer que leurs actes les mettent au mme rang que le despote sanguinaire. Ainsi, selon les cas, les courtisans manipulent le souverain ou sont des doubles qui ne veulent que ce quil dsire. Diderot sappuie, en outre, sur le parallle qui peut tre tabli entre sa peinture du rgne de Claude, emprunte Sutone, et celle du rgne de Nron, issue prin-cipalement des Annales. Lpoux de Messaline, prsent comme un individu dun caractre faible, est montr sous lemprise dun entou-rage malveillant qui le conduit aux plus mauvaises actions ou les mne son insu. La perception des favorites, esclaves, affranchis ou des membres de la famille senrichit donc, la lecture de lhistoire du rgne de Nron de cette premire image que lauteur a propose. Isol dans le cercle troit de la cour, Snque lest tout autant une chelle plus vaste. La complaisance de lentourage proche trouve un cho dans le peuple qui adopte une attitude servile, allant lencontre des desseins du philosophe : quand celui-ci veut faire honte Nron de son got pour le char, en le montrant ses sujets dans cette activit peu digne dun souverain, la raction des Romains, digne de celles de courtisans, ne comble pas ses attentes. Que ce soit la cour ou dans la rue, Snque ne trouve que des adversaires prts

    32 On peut nanmoins noter un passage portant sur ce sujet (Tacite, op. cit., XIV, 52,

    p. 371).

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  • Lcriture de lhistoire

    tout pour satisfaire les instincts les plus bas du souverain. Dans les institutions comme le Snat ou larme, il ne rencontrerait pas plus dallis. Le prcepteur de Nron nest donc pas seulement diffrent de ses contemporains par le jugement quil porte sur les mauvaises ac-tions de Nron ; plus profondment, il soppose eux par son dsir dagir, sa volont dinfluer, dune manire ou dune autre, sur le cours des choses. Lapologiste sous-entend ainsi quil nest pas son personnage principal par simple choix subjectif : Snque est le h-ros, parce quil est acteur et non spectateur passif dans ces circons-tances difficiles. Simultanment, des nuances stablissent dans le microcosme de Rome : les membres de la famille royale et les satelli-tes du souverain apparaissent comme les ennemis irrductibles du philosophe. Leur complaisance envers Nron a pour but ultime de sapproprier une partie du pouvoir. Le peuple, de son ct, manifeste simplement sa soumission et naspire qu la tranquillit. Ceci expli-que que le complment de son empressement applaudir aux actions du souverain soit une indiffrence pour ses crimes. Cette absence de raction est partage par ceux qui ne dtiennent quune apparence de pouvoir : ainsi le Snat ne tente-t-il pas de sopposer aux desseins du souverain, de peur de perdre une autorit de pure faade. Lapologiste verse dans une peinture extrmement schmatique de la situation, forant le trait pour distinguer son hros des personnages prsents dans la toile de fond du rcit. Mais cette accentuation des contrastes nest rien au regard de lopposition tablie entre Snque et les despotes. Clairement visible la lecture, il convient cependant den dgager les manifestations les moins frappantes, qui donnent tout son relief ce duel. Car dire de Snque quil incarne le Bien et les empereurs, le Mal, ce nest certes pas entirement trahir le propos de lauteur, mais cest le simplifier sans saisir la richesse de la mise en parallle des figures antagonistes dans le texte. Lexemple de Claude est, cet gard, rvlateur. A premire vue, Diderot semble se complaire enrichir son rle dennemi de Snque loccasion de laffaire o Julie est galement compromise, en fai-sant prcder cet pisode dun tableau du rgne de lpoux de Messa-line, do ressort son incapacit diriger Rome. En ralit, ce retour sur les premires annes de son gouvernement peut sexpliquer dune manire moins simpliste que par la volont de noircir limage de lempereur. Il faut, pour cela, comparer le dbut de luvre avec le

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    rcit qui dbute au paragraphe 1633. La jeunesse du futur empereur et celle du futur philosophe ne sont pas sans offrir paradoxalement quelques points communs. Ainsi, lun et lautre sont dabord caract-riss par la faiblesse de leur constitution. Tous deux partagent le mme dsintrt pour la carrire quon leur prpare et vers laquelle on les pousse contre leur gr. Snque se plie aux projets ambitieux que forment son pre et tout son entourage. Son dsintressement est une marque de grandeur. Les atermoiements de Claude au moment de sa prise de pouvoir sont, eux, dvidence moins glorieux car motivs par la peur34. Cependant, lun et lautre se ressemblent en ce quils se soumettent dans un premier temps, un entourage qui se sert deux. Ces analogies de surface nont naturellement pour but que de souli-gner, par la suite, des diffrences profondes dans leur trajectoire et ca-ractre respectifs. Permable linfluence familiale, Claude laisse se dvelopper ses mauvais penchants, tandis que Snque sait affirmer sa singularit. Malgr les admonestations de son pre, il se dirige finalement vers la carrire que lui-mme a voulue. Laffranchissement du philosophe soppose lasservissement de Claude, incapable de rsister aux ma-nipulations dont il est lobjet :

    On affaiblit sa tte, on avilit son me, on lui inspira la crainte et la m-fiance (E, I, 58)

    Le futur empereur succombe aux mauvaises influences dun entou-rage vici. Par la suite, il montrera dans ses actions tous les dfauts quon a russi imprimer en lui : la faiblesse de caractre, le pen-chant au mal et linquitude vis--vis de menaces plus ou moins rel-les lui dicteront sa conduite. L o Snque se plie aux recommanda-tions paternelles avant de faire valoir son propre got et dacqurir son autonomie, Claude reste un jouet (E, I, 58) aux mains dindividus malintentionns. Ses parents favorisent son avilissement, en affichant pour lui un profond mpris. Trait avec ddain (E, I, 57), compar un sot (E, I, 57), il ne bnficie pas de la bienveil-lance que manifeste le pre de Snque lgard de son fils. Quand

    33 Cf. Essai, I, p. 57.

    34 Ibid., I, p. 58 : Claude avait t bafou jusqu lge de cinquante ans. On le tira

    par force de dessous une tapisserie o il stait cach pendant quon assassinait son neveu. Il est enlev au milieu du tumulte des factions ; il est transport dans le camp malgr lui ; on le conduisait au trne imprial et il croyait aller au supplice .

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  • Lcriture de lhistoire

    les marques de respect semblent de rgle parmi les membres de la famille Annaea35, Claude cherche chez la canaille (E, I, 58) des marques destime quil ne trouve pas parmi les siens. Comment ne pas comparer ce passage du milieu familial des amitis douteuses avec le moment o Snque, se soustrayant linfluence paternelle, sen va frquenter, lui, des philosophes ? Si le stocien gagne en pres-tige par ses amitis glorieuses, Claude, de son ct, se compromet davantage : ce nouvel entourage, loin de lui apporter bonheur et l-vation desprit, le rabaisse un peu plus. En filigrane sont donc mises en parallle deux formations extr-mement dissemblables. La volont dopposer la trajectoire du philo-sophe et celle de lempereur justifie le dtour fait par lauteur pour voquer le dbut du rgne de Claude. La mise en relation implicite de ces deux personnages rend le lec-teur particulirement attentif aux premires vocations du personnage de Nron. Daprs les connexions esquisses dans la prsentation dune priode de la vie dun souverain et dun philosophe, lon peut remarquer comment Diderot articule les informations de manire construire une relation forte entre les deux figures principales de la suite du rcit. Larrive de Nron au pouvoir est prpare par une s-rie dallusions au personnage qui le font progressivement entrer dans le rcit. Son mariage, puis son adoption36 semblent manifester davan-tage la prise de pouvoir dAgrippine que limportance quest appel prendre Nron. Le paragraphe 28 sachve sur une prcision dont la vocation apparente est dargumenter en faveur de Snque :

    On ne reproche point Snque ladoption de Domitius Nron ; Burrhus nest pas tout fait absous de cette injustice. (E, I, 73)

    Cette brve notation marque en fait le retour du philosophe dans le rcit. Absent de la scne politique, Snque ny revient quau mo-ment o se dessine lascension de Nron vers le pouvoir. Le rappel dexil du futur prcepteur de lempereur suit directement cette allu-sion et confirme le lien qui va unir ces deux personnages. Aprs deux paragraphes dcrivant lmergence de la figure du futur despote, et

    35 Cf. Essai, I, p. 47 : on remarque dans le philosophe un grand respect pour son

    frre Junius Gallion, quil appelle son matre . 36

    Cf. Essai, I, p. 72-73 : Octavie est marie Domitius Nron , Alors ladoption de Domitius Nron, sollicite par Agrippine, et presse par son amant Pallas, est propose au snat, et confirme dun concert unanime .

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    avant deux autres qui traitent de lexil de Snque pendant le mme temps37, lauteur annonce ltrange et scandaleux projet dAgrippine : se servir du philosophe pour maintenir sa domination sur son fils et donc sa mainmise sur le pouvoir. Bien quil ait dj t question de Snque depuis le dbut de lEssai, le lecteur a limpression dassister lapparition concomi-tante de ce personnage et de Nron. Diderot est videmment aid par les circonstances historiques puisque le rappel dexil de Snque et lascension de Nron constituent deux parties dun mme plan mri par Agrippine et sont donc des vnements contemporains. Cepen-dant, dans le dtail, lessayiste ne sembarrasse pas dexactitude chronologique et dfinit un ordre expressif des vnements au dtri-ment mme de la logique denchanement des faits : ainsi Snque fait son retour au paragraphe 28, o il est dit innocent du complot qui conduit ladoption de Domitius Nron, tandis quau dbut du para-graphe 29, le retour du mme Snque est envisag mais nest pas en-core effectif38. Le temps de largumentation et celui du rcit se heur-tent ici clairement, sans que lauteur ne se soucie vritablement de cohrence. Les faits relats dans le paragraphe 29 sont en quelque sorte extraits de la rigoureuse chronologie annalistique suivie assez fidlement par Diderot aux paragraphes 27 et 2839. Evoquer le cas de Snque hors de la chronologie historique, cest bien privilgier un autre mode de prsentation des faits que celui de leur succession r-elle. Or, dans ce cas, il apparat clairement que cest la constitution dun parallle entre souverain et philosophe qui est vise, entre dun ct les paragraphes 27 et 28, et, de lautre, les paragraphes 30 et 31. Le dbut du paragraphe 32 prend acte de cette association, qui inter-vient au moment mme dune rupture dans la vie politique romaine :

    Mais le rgne de Claude schappe ; la scne va changer, et nous montrer le philosophe Snque ct du plus mchant des princes (E, I, 77)

    Le couple antagoniste est constitu, et par une fausse ellipse trs si-gnificative, lcrivain anticipe dj sur le moment o lopposition des

    37 Cf. Essai, I, 30-31, p. 74-76.

    38 Ladoption de Domitius est date de 50 aprs J.C. par Tacite, alors que la fin de

    lexil de Snque intervient en 49 aprs J.C. 39

    Tandis que le rappel dexil est voqu au chapitre 12 du livre XII des Annales, les vnements traits dans les paragraphes prcdents sont tirs des chapitres 1, 3, 4, 5, 7, 8, 25, 26, 41 et 42 du mme livre (voir Essai, I, p. 72-73, n. 68 et 69 de lditeur).

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  • Lcriture de lhistoire

    personnages prendra tout son sens et sa valeur, cest--dire linstant de laccession au trne. Si les circonstances de la mort de Claude sont ensuite rapidement voques, tout comme les ultimes tapes de lascension de Nron, le personnage de Snque sefface nouveau provisoirement du rcit. De fait, les Annales ne contiennent pas dindications sur le rle jou par le philosophe auprs du futur empe-reur dans la priode qui stend de 49 55 aprs J.C.. Or, cest jus-tement cette interaction entre les personnages qui intresse lcrivain et oriente sa prsentation des faits. Passant sur ces zones dombre, il acclre le rythme de sa narration, pratiquant la fois la concentra-tion et le redploiement des informations dveloppes chez Tacite. Le rcit du rgne de Nron ne fera quapprofondir ce travail de re-lecture de lhistoire au prisme des relations entre le souverain et le philosophe, qui en sont, selon lapologiste, les deux agents princi-paux. Ainsi, lpisode fondateur de loraison funbre de Claude40, qui marque lavnement de Nron et donne pour la premire fois quelque consistance au personnage, fait cho au dbut de luvre, o les qua-lits de dclamateur de Snque le pre sont mentionnes. Le fils avait profit, dans ce domaine, de lenseignement du pre, jusqu susciter la jalousie de Caligula41. L o Snque excelle, Nron va rapidement rvler ses carences : en rdigeant la place du despote lhommage rendu au prdcesseur, le conseiller montre sa supriorit et met jour par contraste les faiblesses de lempereur. La suite ne constitue quun long dveloppement de cette opposi-tion initialement dfinie. Les faits, mais aussi la hargne apologtique de Diderot dressent tout moment les deux acteurs majeurs lun contre lautre, rejetant peu peu tous les autres personnages au se-cond plan de laffrontement. Le point dorgue de ce duel est le face--face42 qui prcde de peu la disgrce du prcepteur. Certes, Diderot suit le texte des Annales qui contient le discours du philosophe et la rponse de Nron. Toutefois, il accentue lopposition entre les deux personnages par la disposition, cette fois relativement claire et close du paragraphe, lui donnant presque un caractre de scne de thtre. Une brve introduction et une conclusion narratives encadrent lchange. Seul un commentaire lapidaire du discours de Nron sajoute au dispositif, afin de pointer les dfauts du personnage. En

    40 Cf. Essai, I, p. 80-82.

    41 Ibid., I, p. 46.

    42 Ibid., I, p. 162-165.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    runissant ces discours dans un paragraphe et en vitant la prolifra-tion de la parole apologtique43, lauteur mnage un effet saisissant pour le lecteur, habitu des squences au contenu plus composite et dont lunit pose souvent problme. Ici, la structure se simplifie et se schmatise en une dichotomie irrductible entre philosophe et des-pote. La rduction de la construction du rcit cette opposition unique est nonce par lapologiste lui-mme, qui invite son lecteur compa-rer des pisodes de la vie des deux personnages pour constater ce qui les distingue :

    Mais nous avons vu mourir linstituteur, voyons mourir le disciple : oppo-sons les derniers moments de lhomme vertueux aux derniers moments du sclrat. (E, I, 196)

    Cette fois, le rapprochement nest mme plus implicite : le dfen-seur de Snque ne suggre pas la mise en parallle des deux morts par leur description respective, il demande clairement au lecteur de considrer ces deux passages lun par rapport lautre. Ainsi, mme si de longs dveloppements argumentatifs lont contraint sparer des vnements dont la juxtaposition aurait t difiante, lauteur, plac dans une position surplombante par rapport lensemble des faits, indique quels sont les lments qui, mis en relation, permettront de dgager le sens profond du texte, au-del des contingences des r-pliques aux accusations des censeurs. Et il ne fait aucun doute que lcrivain recherche peu prs le mme effet sur le lecteur que celui que produit sur le visiteur la d-couverte, plusieurs centaines dannes plus tard, des lieux de laction :

    On sarrte avec respect lentre de la chaumire de linstituteur, on re-cule dhorreur devant les ruines du palais de llve. La curiosit du voya-geur est la mme ; mais les sentiments quil prouve sont bien diffrents : ici il voit limage de la vertu ; dans cet endroit il erre au milieu des spectres du crime ; il plaint et bnit le philosophe, il maudit le tyran. (E, I, 225)

    43 Dans la premire version de lEssai, le commentaire est limit une simple

    phrase : La dignit, lesprit, le sentiment mme qui rgnent dans ce discours, font frissonner. (Essai, I, p. 165 ; ldition Hermann indique les dtails ajouts).

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  • Lcriture de lhistoire

    La proximit des contraires, qui relve les contrastes, les accentue jusquau manichisme, favorise lmotion du spectateur et dclenche chez lui des ractions exacerbes. Diderot livre dans cet extrait le modle des effets que son dispositif vise produire. Son ambition se-crte consiste rivaliser avec lexprience directe du voyageur confront la coexistence contradictoire du Bien et du Mal qui se manifeste, selon lui, la vue des deux demeures. Le lecteur devrait, linstar du voyageur, devenir le tmoin de cette concomitance insen-se et frappante du vice et de la vertu incarns en deux figures, concomitance certes tonnante, mais qui fait simultanment lintrt et la valeur de cette priode historique. Diderot a donc repris chez Tacite tout ce qui concernait de prs ou de loin le philosophe stocien, mais il a aussi redploy tout le sys-tme de relations entre les personnages au cur duquel sinscrit son hros. Cette redistribution seffectue videmment au bnfice de S-nque, qui voit son rle valoris par llaboration dune srie doppositions, dont la plus fondamentale est celle avec le despote, car elle constitue le fil conducteur principal du rcit historique recompo-s. Cette dynamique des contraires confre la premire partie de lEssai moins sa linarit que sa cohrence densemble. Derrire la prsentation des faits affleure toujours, grce ce principe organisa-teur, leur interprtation. La russite du texte rside dans sa facult imposer progressivement cette grille de lecture comme un lment consubstantiel aux faits eux-mmes, et comme contenu en eux.

    Les oppositions mises en place par lapologiste dans le rcit histo-rique prsentent un certain nombre datouts dans loptique de linterprtation des vnements des rgnes de Claude et de Nron. Mais, en procdant de cette manire, Diderot te toute possibilit dvolution du caractre et du statut de ses personnages. Son rcit ris-que donc de ritrer, chaque pisode, un mme schma. La chrono-logie tant largement malmene, la progression du texte est plutt as-sure par un principe : la dgradation continue de la situation. Certes, ce principe nest pas tranger lide de succession temporelle, il lui est mme subordonn, puisquil est un mode dinterprtation dune suite de faits. Cependant, le narrateur tend simultanment mettre en valeur cette logique denchanement des actions et abolir tous les repres temporels prcis : ainsi les dates sont-elles trs rares dans la premire partie de lEssai ; de mme, quand un changement de para-

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    graphe annonce un nouvel vnement, il dbute frquemment par des indications temporelles vagues44, qui ne rendent pas vritablement compte de la situation de cet vnement vis--vis de ceux prcdem-ment rapports. En mme temps que seffacent tous ces repres objectifs, une autre manire denvisager les faits simpose, fonde, elle, sur une perception subjective de la situation. Cette vision fait de chaque incident le signe dune amplification du dsordre et du mal. Les actes commis prennent tous leur place dans un processus de dca-dence sans cesse accentu. Le rcit des rgnes acquiert par l sa coh-rence, les vnements sy insrent naturellement, donnant lhistoire un sens que la simple succession chronologique des vnements ne suffisait pas lui apporter. Les rgnes de Claude et de Nron sont lun et lautre analyss dans des termes voisins : aprs des dbuts prometteurs, les souverains c-dent leurs mauvais penchants, entranant leur empire dans leur d-chance. Snque passe ainsi par une priode despoirs concernant son lve, avant de perdre dfinitivement ses illusions45. Aux promes-ses initiales succde le constat dune dtrioration irrmdiable de la situation. Si chaque rgne, pris isolment offre bien limage dune dgradation, lapologiste ne perd pas de vue que le mme principe opre aussi lchelle suprieure. Ainsi, la Rome de Claude, aussi pervertie soit-elle, restera meilleure que celle de Nron qui est lagent dune aggravation supplmentaire :

    Claude tait n bon, des courtisans pervers le rendirent mchant ; Nron, n mchant, ne put jamais devenir bon sous les meilleurs instituteurs. La vie de Claude est parseme dactions louables ; il vient un moment o celle de Nron cesse den offrir. (E, I, 85)

    La logique du pire simpose : Nron commence son existence avec les traits ngatifs que lpoux de Messaline navait acquis quavec le

    44 Ladverbe cependant est souvent utilis (Essai, I, 77, p. 146 ; 78, p. 147 ;

    81, p. 151 ; 97, p. 176 ; 107, p. 191 ; 108, p. 192) avec pour vocation princi-pale de servir de transition. Son sens nest que rarement de mettre en corres-pondance deux actions simultanes. Sa prsence sexplique le plus souvent par la volont de revenir au sujet principal aprs une digression plus ou moins longue. Elle quivaut un signal de retour au rcit et laction. Ainsi, tout en employant des termes destins mettre en relation des faits, Diderot lude la question du vritable rapport logique entre les vnements. Le lecteur na pas la certitude que lordre dans lequel on lui raconte les faits corresponde lordre rel. 45

    Cf. Essai, I, p. 84.

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  • Lcriture de lhistoire

    temps46. Il incarne donc une tape supplmentaire du dveloppement du mal. Lidentit apparente du droulement des rgnes des deux em-pereurs, o la dgradation constituait dj la caractristique princi-pale, cache une dtrioration de la situation de Claude Nron : chez le second, les mauvais instincts finissent par triompher absolument et ne laissent plus aucune place au bien. Ce tableau trs sombre na rien dun simple arrire-plan du rcit. Il constitue le principe partir duquel la narration des vnements est ordonne. A partir de ce constat global, Diderot va procder une mise en relief des faits qui, selon lui, indiquent que tout va de mal en pis. Le lecteur est ainsi conduit considrer quil ne dcouvrira, au fur et mesure de sa lecture, que des mfaits plus odieux, des actions plus atroces. Tout est fait pour que, laissant de ct lide dune me-sure objective de limportance des crimes, il suive le jugement du narrateur, qui ne peroit lui quune amplification du mal. Pour imprimer dans lesprit du lecteur cette reprsentation nga-tive du mouvement historique, lapologiste sappuie notamment sur la reprise de motifs avec une variation dont le sens est toujours pjoratif. Il en est ainsi de limage du tigre employe pour dsigner Nron. Uti-lise ds le dbut de son rgne, comme une promesse de son futur d-chanement violent, cette mtaphore est dabord associe aux adjec-tifs innocent et jeune (E, I, 84), avant de devenir le signal de lexaspration des tendances meurtrires de lempereur :

    Aprs la dcouverte de la conjuration de Pison, Nron est un tigre devenu fou. Si le tyran ne meurt pas sous le coup, sa puissance et sa frocit sen accroissent avec son effroi. (E, I, 189-190)

    Laccroissement de lintensit des instincts sanguinaires du despote apparat de manire plus frappante aux yeux du lecteur par la rcur-rence de limage du tigre, qui, cette fois, par laccomplissement effec-tif des forfaits de Nron, acquiert toute sa lgitimit, en mme temps quelle savre immdiatement insuffisante pour peindre les excs quil atteint. Ce dernier na pas simplement rvl sa nature de tigre , il loutrepasse dj car la cruaut sajoute une absence to-

    46 Diderot insiste sur lvolution ngative de Claude Nron par un nonc qui

    pourrait prendre la forme dun chiasme parfait : Claude, n bon, devient mchant, tandis que Nron, n mchant, choue devenir bon. Le dernier terme, marqu n-gativement, laisse le chiasme inachev, soulignant limpossibilit dun rtablisse-ment et prfigurant lamplification du mal.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    tale de discernement. Lexpression se fait donc hyperbolique et contribue dramatiser le rcit. Plus loin, lhistorien dresse la liste des crimes attribus au des-pote :

    Tandis que Nron suit le cours de ses forfaits ; quil fait mourir sa tante et sempare de ses biens ; que, pour pouser Statilia, il ordonne le meurtre de son mari ; celui dAntonie, fille de Claude, qui refuse de prendre dans son lit la place de Poppe ; que tous ses amis ou parents subissent le mme sort [], la proscription de ce qui reste de plus illustre dans Rome est dci-de (E, I, 166)

    Une citation montre ensuite que le paroxysme est finalement atteint dans ce domaine :

    On prononce devant lui le proverbe grec, Que tout prisse aprs ma mort [] ; il reprend : [] de mon vivant. (E, I, 190)

    Diderot nest pas sans subir linfluence de Sutone sur ce thme particulier : il se souvient de la manire dont lhistorien romain cher-che mettre en perspective les informations quil a rassembles au-tour dune mme question. Pour que son texte ne devienne pas un simple catalogue danecdotes, il sefforce de saisir un mouvement de dgradation, qui permet dtablir des diffrences dimportance et de degr entre les vnements. Toutefois, la varit des rubriques tend rduire lintrt de ce procd, dans la mesure o lon retrouve dans chacune un plan identique : lide dune dgradation va ainsi se trou-ver ritre, et le texte tre scand par les mmes liens logiques47. Dans lEssai, la prsentation des vnements na pas le caractre systmatique des rubriques sutoniennes, car Diderot ne traite pas la vie de Nron en suivant distinctement chacun de ses aspects. Sans r-cuser compltement lordre chronologique, mais en refusant toute da-tation objective des faits, lapologiste sest mnag un espace de li-bert dans la conduite de son rcit, qui lui permet dinscrire le prin-cipe dune dtrioration de la situation comme un point de repre pour le lecteur, un moyen de saisir une volution historique, en se fondant de manire obsessionnelle sur son terme, qui serait une sorte de chaos qui touche la civilisation romaine : rien de la suite de

    47 Les expressions comme mme , surtout , en outre assurent souvent la

    liaison entre les paragraphes du texte.

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  • Lcriture de lhistoire

    lEmpire napparat dans le texte, mme de manire allusive. A lchelle de luvre, Rome semble disparatre aprs la fin du despote meurtrier48. Devant cet avenir qui ne semble que sobscurcir mesure que N-ron senfonce dans le crime, les actes de Snque tmoignent, eux aussi, leur manire de la progression du mal. Ils sont prsents de telle sorte quils participent llaboration de la dynamique du pire qui oriente le rcit. En effet, dans cette situation critique, le philoso-phe ne peut que retarder une dgradation invitable. Il na pas la pos-sibilit dinverser le processus engag et il ne lui reste donc qu imaginer des expdients susceptibles de ralentir la dgnrescence morale de son lve. Il se sert notamment des femmes pour se prmu-nir contre ses dbordements. De mme, lorsquil faut parer lventualit dun inceste, Snque choisit encore suivant la doctrine du moindre mal :

    [Agrippine] se jette entre les bras de Nron ; des baisers lascifs on passe dautres caresses, les prludes du crime. Snque est inform de cette scne scandaleuse ; aux artifices dune femme il oppose la jalousie et les frayeurs dune autre. (E, I, 134)

    En se servant dAct, Snque substitue une influence nfaste une autre, mais sa proccupation principale tait de sopposer aux ma-nuvres de sduction contre-nature employes par Agrippine. Ce-pendant, le philosophe ne pourra pas longtemps se rjouir du bnfice quil comptait tirer de ce subterfuge, o il se servait dun tre dprav pour viter un crime, puisque Nron dcide alors de faire assassiner sa mre. Mme un expdient dont le but tait de ralentir la dcadence morale de lempereur peut avoir des consquences corruptrices, tant il semble impossible de parer aux progrs du mal. Les actions des hommes de bien, dpasss par un mouvement global, ne peuvent plus influer positivement sur la situation et deviennent alors susceptibles de provoquer un drame quils nenvisageaient pas. Le destin et la conduite de Snque dans la deuxime partie du r-gne de Nron constituent donc eux aussi des indicateurs de la spirale infernale dans laquelle le despote entrane sa cour et son peuple. Dans ces circonstances, le philosophe agit moins avec lespoir de prparer

    48 Les mentions incidentes de Trajan nont pour but que de signaler les promesses du

    dbut du rgne de Nron, loues par cet empereur. Jamais lapologiste nindique son propos les progrs futurs de lEmpire romain.

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  • Diderot, Snque et Jean-Jacques. Un dialogue trois voix

    un avenir heureux pour Rome que dans le dessein de reculer le mo-ment des crimes les plus atroces, dont il sait Nron capable. Le principe de dgradation joue donc plusieurs niveaux et peut revtir diffrentes valeurs. La plus vidente de ses fonctions est de donner une continuit la narration et darticuler entre eux les v-nements. La volont de dpeindre des figures rsolument antagonistes pouvait occasionner un certain statisme dans lexposition des faits, chaque nouvelle crise ne consistant qu rejouer cette opposition entre un despote et un philosophe. Grce la mise en scne de la dca-dence du pouvoir romain et de la socit, le narrateur parvient ani-mer ses personnages, renouveler lintrt de leur confrontation. Le schmatisme des positions saccompagne deffets de dramatisation destins capter lattention du lecteur. Les connaissances de ce der-nier sur le sujet ny font rien, car le narrateur joue moins sur la cra-tion dun suspens inefficace sur un auditoire cultiv que sur une connivence dans le sentiment dhorreur toujours plus intense que sus-cite chaque nouveau mfait du despote. Ainsi, tout en sachant ce qui va se produire, le lecteur partage lmotion et lindignation de celui qui redonne ces figures lointaines une puissance dvocation. Tout se passe comme si, en restaurant un lien affectif entre le lecteur et ces personnages, Diderot les avait rendus plus proches de celui-ci, pres-que prsents.

    2. Modulations de la voix de lhistorien : de la grandiloquence llaboration dun discours critique souple et pertinent

    Diderot ne scarte pas compltement des vises que se propo-saient les historiens de lAntiquit et leurs successeurs : lui aussi cherche difier son lecteur49. Dans cette tradition de la discipline historique, le narrateur prend frquemment le ton du moraliste, tirant des conclusions des diffrents pisodes quil retrace. Le jugement ac-compagne naturellement le rcit. Dautre part, pour montrer dans quels excs de dbauches Nron sest jet ou pour souligner le cou-rage de Snque et Burrhus dans une telle situation, Diderot adopte un ton grave qui relve limportance des enjeux et place les actes des diffrents acteurs dans le registre de lextraordinaire. Cette loquence

    49 A propos de la vision de lhistoire de Diderot, on lira avec profit larticle de Thier-

    ry Ottaviani, L histoire chez Diderot , in Recherches sur Diderot et sur lEncyclopdie, n. 30, avril, 2001, p. 81-92.

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    est aussi, pour une bonne part, un hritage de lAntiquit, o les histo-riens rivalisaient par leur style avec les meilleurs orateurs. Lintrt de la reprise de ces modles traditionnels rside particu-lirement dans leur investissement singulier dans le texte de lEssai. Diderot nest pas limitateur fidle de certains de ses prdcesseurs, il cre une forme neuve danalyse historique en sinspirant de modles prouvs et des pratiques de ses contemporains. A ce titre, il lui faut se positionner aussi bien lgard de la vision tacitenne de lhistoire qu lgard de celle de Voltaire telle quelle transparat dans le Sicle de Louis XIV, et aussi dans lEssai sur les murs.