dialogue islamo-chrétien v03 - Jean Sarocchi · de Lubac commente : "Si saint Bernard traite avec...

36
Dialogue islamo-chrétien Jean Sarocchi 2012 Cette oeuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France . http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/ Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 1

Transcript of dialogue islamo-chrétien v03 - Jean Sarocchi · de Lubac commente : "Si saint Bernard traite avec...

Dialogue islamo-chrétien

Jean Sarocchi

2012

Cette oeuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence CreativeCommons Paternité - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.

http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 1

Table des matièresLA DÉCOUVERTE TUNISOISE DU CORAN PAR UN CHRETIEN (1977-1980)............3DIALOGUE ISLAMO-CHRETIEN.......................................................................................4CE QU'UN VRAI DIALOGUE EST EN DEVOIR ET EN DROIT D'ESPERER..............24INCIDENCES.......................................................................................................................26BELLIGERANCE ................................................................................................................26LE DIALOGUE SELON LE CORAN.................................................................................27LE TAHRIF...........................................................................................................................27LE RISQUE A COURIR.......................................................................................................29COMMENT PEUT-ON ETRE CHRETIEN ? COMMENT PEUT-ON ETREMUSULMAN ?.....................................................................................................................30LE CORAN-DICTEE...........................................................................................................31DIEU ET DIEU.....................................................................................................................31MES OPTIONS ....................................................................................................................32CONTRE ET POUR LE CORAN........................................................................................33NAHDA................................................................................................................................33ENVOI..................................................................................................................................36

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 2

LA DÉCOUVERTE TUNISOISE DU CORAN PAR UNCHRETIEN (1977-1980)

Quand je fus nommé maître de conférences à l'Université de Tunis, en 1977,j'entrepris de me former, si peu que ce soit, à la langue arabe et notamment à celle duCoran, afin de lire le texte sacré dans sa langue originale. Je ne tardai pas à faire laconnaissance du Père Caspar et j'entrai, à l'instigation de celui-ci, dans son groupe (leGRIC) de dialogue islamo-chrétien. Je notais, je ne dirais pas au jour le jour, mais assezfréquemment, mes impressions de lecture. Je ne sais plus à quelle occasion l'on me pria d'enfaire un petit recueil qui serait distribué aux membres du groupe. Ce que je fis. Je dois direque l'accueil à ces pages approximatives, timides ou hardies, tant du côté chrétien que ducôté musulman, fut exemplaire, non que chacun approuvât, certes, l'intégralité de monpropos, mais je ne rencontrai pas l'ombre d'une réaction étriquée ou indignée.

Je reproduis ce texte, tel quel, à peu de choses près1.Depuis le temps mon histoire propre et l'Histoire générale ont évolué. Comment me

situé-je, un quart de siècle plus tard, dans cette question du dialogue islamo-chrétien ? Onle verra. J'espère obtenir de mes lecteurs d'aujourd'hui, tant musulmans que chrétiens, uneattention aussi bienveillante que celle, jadis, du petit groupe de Tunis. Je demande pardonau lecteur musulman de quelques formulations qui peuvent lui paraître, si son ouvertured'esprit n'est pas maximale, blessantes. Je ne veux blesser personne, mais il me semblequ'un dialogue en vérité doit éviter (je cite Paul Claudel) "le ton bénin et émollient",l'"indulgence attendrie", les "précautions", les "chatteries", les "caresses". Je persiste àpenser, si graves que soient mes réserves, qu'il y a dans le Coran des grandeurs et desbeautés, chez les fidèles de l'islam une piété et des vertus qu'il ne faut pas laisser secorrompre ou se perdre, parce qu'elles enrichissent le patrimoine commun de l'humanité.Au reste l'on aura compris que je n'engage que moi, ne reçois de consigne de personne et àpersonne sinon à Dieu n'ait de comptes à rendre.

.°.

1Monsieur Saad Ghrab, membre du Gric (Groupe de recherches islamo-chrétien) abien voulu réagir à mon texte. Ses remarques, laudatives et critiques, toujours courtoises,forment elles-mêmes un texte de 5 pages 1/4, daté du 9 décembre 1980. Certes, je suis loinde les approuver toutes. Mais il est sûr que nous étions en dialogue, et je suis sûr, faisantfond sur sa qualité humaine, que nous le resterions aujourd'hui

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 3

DIALOGUE ISLAMO-CHRETIENDire mes impression sur le Coran, ma (mes) réactions(s) au Coran, non pas pour

une instance invisible, ou pour moi-même, mais pour ceux-ci, amis (dans le sens oùs'éprouvent amis, déjà, même s'ils ne se sont pas, ou à peine, vus, ceux qu'anime larecherche de Dieu), qui me le demandent, et ne rien dire sans le leur dédier, en sorte que cespages soient le protocole d'une rencontre vraie. Ecrire donc pour eux, et par eux, avec, audétour de mes phrases, leur visage (tel ou telle), bienveillant, attentif, inquiet parfois. Peut-être ménager, comme on dit, les susceptibilités ? Leur présenter ce qu'ils attendent, ou queje crois qu'ils attendent ? Non. Déjouer cette tentation. Ne pas édulcorer, ne pas infléchir,sous prétexte d'éviter les blessures. Le plus blessant, ne serait-ce pas de tenir un discoursdiplomatique où chacun se retrouve, mais dans le chèvre-chou de la pensée ?

Ceux-là donc qui attendent de moi l'effort maximal de sympathie, de religieuseintelligence, vais-je les décevoir ? Certes, ce journal de ma lecture du Coran, si je lerédigeais sans tenir compte de leur attente, il deviendrait un relevé narcissique desfoucades, des pointes extrêmes de l'admiration ou de l'agacement. Or, il s'agit de conjoindrel'entière véracité et le voeu, secondé par ces ami(e)s, d'ouverture maximale. Chrétien que jesuis, lire le Coran aux frontières de l'adhésion.

.°.Mohammed Talbi : "Le dialogue intercommunautaire, vidé de toute intention

consciente ou inconsciente de faire comprendre à l'autre des vérités qui lui échappent/.../"Que je n'en sois pas encore là, nul doute. Je n'ouvre pas le Coran sans un double préjugé :la Trinité et la Croix n'y sont pas comprises. Comment les faire comprendre à un musulman?...Une lecture qui exclurait ces pré-jugés ne m'est pas possible. A dire vrai, je serais tentéd'atténuer la formule de M. Talbi de la sorte : l'intention d'éclairer l'autre sur des vérités, quime paraît inextirpable, doit être corrigée par l'humilité à l'égard de ces vérités mêmes, desconditions dans lesquelles on les a reçues et dans lesquelles on les porte.

.°.Ne pas être stratège. Ne pas boucler. Ne pas disserter. Refuser le confort d'une

conclusion. Tenir plutôt la brèche ouverte. Ne pas craindre de se contredire. Certes, il y ama "pensée de derrière la tête", comme dirait Pascal : lire le Coran avec une exigenceévangélique, et porter l'attention tantôt sur les affinités tantôt sur les dissonances. Mais jepuis m'aventurer sur les confins de mon credo et de ma conjoncture, frôler, en imagination,le passage à l'autre foi : me déplairait-il de prier aux heures du muezzin ? Et ces posturesrituelles, cette gymnique de la récitation, y serais-je réfractaire ? Sûrement non. Glorifier lenom divin par des sourates en lieu ou en sus des psaumes, pourquoi pas ? Enfin être"soumis", qu'ai-je contre ? Déclencher ainsi, comme un exercice préliminaire, l'éventualitéd'une substitution du Coran à la Bible. Simulacre ? Certes. Mais un peu plus. Il s'agit de nepas se momifier dans une attitude religieuse fixée, figée une fois pour toutes. Que je sois etreste chrétien, cela est indubitable. Mais il me faut l'être sans arrogance et sans confort,sans infliger à l'autre le soupçon que je pourrais le prendre de haut et prendre en pitié ceuxqui ne récitent pas la patenôtre.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 4

.°.J'ai débarqué deux fois en Afrique du Nord : la première par accouchement, la

seconde par circonstance et choix. Mon premier séjour fut colonial; l'islam était ailleurs quelà où se déroulait ma tranquille et studieuse enfance. Le second est coopératif : j'aide laTunisie à accoucher de ses élites; je rencontre l'islam.

Privé de l'Algérie qui était ma patrie naturelle, j'ai maintenant meilleur accès ausocratisme -"je ne suis pas d'Athènes mais du monde"- qu'au temps où sur mon balcon duboulevard Magenta à Oran je réfléchissais abstraitement la sagesse grecque sans penser quele Marabout, là-haut, sur Santa Crux, me désignait la sainteté islamique.

L'oecuménisme est devenu ma seconde nature. J'ai désappris d'être chrétien commeon est périgourdin ou français. J'ai acquis le regard non de Khomeiny mais du Persan, ceregard perçant qui discerne les oeillères, ici et là, dans les religions, à commencer par lamienne, une manière de sentir et de mentir ensemble, de se préserver ensemble de l'autreparce qu'il est autre.

D'Oran au Coran, donc. Ce n'est pas une conversion, c'est un élargissement duregard, c'est une volonté de comprendre l'autre là où il est spirituellement. Il me faudraitajouter, puisque je joue avec les mots, d'Oran au Coran via Cioran, maître à penser contrele fanatisme. Et si je joue avec les mots, c'est précisément pour ôter au fanatisme toutes seschances, pour faire sentir ce qu'il y a d'aléatoire, de rebelle aux prétentions savantes, dans lechoix d'un Livre et d'une Religion.

.°.Si lilliputien soit-on dans l'énorme masse des médias, si démuni contre le poids

énorme des préjugés de toutes sortes, on n'est pas sans espérance, car le mouvement del'Histoire exclut, semble-t-il, la rétrogradation des mentalités vers ce qu'eut de pire lemoyen âge, à savoir le culte du littéral.

On fait donc confiance à une entente nouvelle du Livre. Les sciences humaines, àproprement dire, y aident moins qu'un espace nouveau ouvert au savoir. Le temps descatéchismes sommaires (des sommations catéchétiques) n'est certes pas révolu, mais cequ'ils ont de névrotique devient transparent pour toute intelligence un peu débrouillée.Asséner le Livre, en sa littéralité, comme argument ultime, relève évidemment d'uneattitude réactive. Que cette attitude, à ce jour encore, soit celle des chrétiens et desmusulmans dans leur majorité, n'ébranle pas mon espérance.

L'idée qu'après le purgatoire d'un moyen âge que les instances officielles étendentsur quatre ou cinq siècles l'islam se réveille et reconquière sa vitalité spirituelle sur un longsommeil dogmatique n'est pas pour m'effrayer. J'attends de ce réveil confirmé un recyclagede la lecture pieuse, un sens de l'accident, fût-il miraculeux, de tout livre, enfin uneréflexion sur le complexe de peur et de pouvoir qui forme, hélas, le plus souvent, quandl'humour n'y met pas du sien, le noyau de l'enseignement religieux.

Il n'y a pas de lecteur du Coran intemporel : en 1980, le monde étant ce qu'il est,l'impact des sciences humaines ce qu'il est, l'offensive des matérialismes ce qu'elle est,Nietzsche nous ayant averti que "Dieu" est une fiction consolatrice, Freud un Père

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 5

compensatoire, Marx un protecteur du compte bancaire, ouvrir le Coran est un acte qui nerépète pas simplement celui des aïeux. A mesure que les mécanismes de la "grammaire del'assentiment" sont mieux étudiés l'adhésion de foi, désintriquée de la peur et du pouvoir,devrait être plus souriante, plus pure, plus décrispée. Je vois poindre le moment où, telsdeux augures romains, un chrétien et un musulman, comparant leur lecture des LivresSaints, hésiteraient entre la gravité et l'enjouement, s'esclafferaient peut-être, convaincusque la Vérité divine déborde de loin leurs stratégies occasionnelles et leurs référenceslivresques.

Donc, ébranler le culte du littéral. Ce projet serait-il spécifiquement chrétien ?autorisé par la modernité (chrétienne) ? préparé dès le (meilleur) moyen âge ? SaintBernard écrivait : "Non minus nos experientia propria quam divina pagina docet"; le pèrede Lubac commente : "Si saint Bernard traite avec une liberté extrême les paroles del'Ecriture, c'est parce qu'il se sait et se veut avant tout le serviteur docile de la Parole deDieu", et non pas, ajoute-t-il, "uniquement ni principalement la Parole sous sa formeécrite."

Ce n'est pas au Coran - sinon quelques versets où la dénonciation de la Paternitédivine et le refus de la croix filiale sont trop clairement lisibles - que j'achoppe, mais à uneidée (juste ? erronée ?) que je me fais de sa lecture littérale par les musulmans, à uneidolâtrie de la lettre que je soupçonne chez nombre d'entre eux. La thèse selon laquelle leCoran - miracle - serait Parole de Dieu directe, non médiatisée par la parole humaine, rendcette idolâtrie presque inévitable.

Cependant les sciences, récemment développées et faisant désormais prescription,du langage et du signe, de l'idéologie et de l'inconscient, obligent tout homme, me semble-t-il, à s'interroger, fût-ce (que dis-je, surtout ) à propos d'un Livre Saint, sur la réception dumessage, sur l'acte de lecture, le rapport, névrotique ou non, fermé ou ouvert, avec la Parolede Dieu. Quand même celle-ci aurait-elle été impeccablement transmise, encore faut-ilveiller à ce qu'elle soit impeccablement reçue. Je crains le par coeur qui se passe du coeur;je crains que la religion islamique ne favorise une lecture idolâtre du Coran.

.°.Y a-t-il hardiesse, voire effronterie, à l'idée qu'on peut, sur le Coran, sans appartenir

à la communauté des croyants, énoncer quelque vérité ? La même question, en sens inverse,se poserait pour le musulman lecteur des textes fondateurs de la foi chrétienne.

Oui, il y a hardiesse, effronterie, si le Livre, comme par magie, de lui-mêmes'impose, libère son sens, révèle assurément (sourate 27, 75) les choses cachées; ou si lesdocteurs de la Loi à tout coup profèrent la vérité enclose dans le Livre.

Il n'en va pas ainsi. Les sciences humaines le disent aujourd'hui, le moyen âge déjàl'avait dit : un livre n'existe vraiment que dans l'acte de la lecture, et celle-ci est plus oumoins éveillée. Il y a une façon de radoter sur le Livre que tolèrent, hélas, les religions duLivre, et qui aboutit à faire de celui-ci, au contraire d'un message, une massue.

La grande affaire, ce n'est pas de lire le Livre, c'est de l'écrire en soi, c'est de soi-même le devenir; cet acte d'incorporation n'a rien à voir avec l'ânonnement satisfait de

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 6

versets ou de sourates. Puis, de s'entre-lire : devenir, chacun pour l'autre, une version claire,édifiante, du Livre, où l'on reconnaisse la signature divine.

Se dessaisir donc de son Livre, accepter qu'il soit aussi le Livre de l'autre.L'Evangile n'est pas mon butin; et j'ai ma part du Coran. L'idée, si commune en islam (jel'endure à toute occasion), qu'un chrétien ne connaît rien du Coran , m'impatiente. Il y apeut-être dans cette idée un pli névrotique. Mais est-elle sans cause ? N'est-il pas vrai queles chrétiens d'ordinaire parlent du Coran sans s'être donné la peine de le lire ? Moi-même,il n'y a pas si longtemps...

.°.Ma première lecture sérieuse du Coran, avec la volonté d'aller jusqu'au bout et

d'épouser un peu la cause de ceux qui en font excellemment leur Livre, coïncide avec monarrivée en Tunisie, octobre 1977. A l'heure qu'il est je l'ai lu une fois. Mon voisin deKhereddine, S.G., 137 fois. Je ne prétends pas l'égaler.

Ma première citation du Coran date du 25 octobre 1977. La voici (18, 44) : "Lesbiens et les enfants sont le décor de la vie présente. Les bonnes traces qui restent,cependant, sont meilleures, auprès de Dieu, quant à la récompense et à l'espérance". Entrece verset et moi, une affinité. Je sais pourquoi : il contrarie une idée répandue, semble-t-il,chez les musulmans de réflexe et non de réflexion, selon laquelle se marier, s'établirincomberait à l'homme pieux.

Le 26 octobre, avant l'envol pour Tunis, je note (encore la sourate 18) : "Si, pour lesparoles de Dieu, la mer était encre, certes la mer s'épuiserait avant que ne soient épuiséesles paroles de mon Seigneur". Ce verset, lui aussi, me plaît infiniment. Je le rapproche de ladernière péricope de saint Jean :"Jésus a fait encore bien d'autres choses : si on les écrivaitune à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu'on écrirait". Ici et là ilapparaît clairement que l'écrit - mektoub -, frangé d'une immense nappe de non-écrit,dénonce lui-même la vénération fétichiste dont les croyants volontiers l'entourent. Parolesde Dieu, certes, mais non toutes les paroles de Dieu : quelques paroles de Dieu. C'est assezpour tempérer le zèle religieux et décourager le fanatisme; c'est assez pour disqualifier tousles sectaires qui séquestrent la Vérité parce qu'ils "possèdent" le Livre.

.°.Mes intercesseurs. Lire le Coran avec sympathie, en refoulant les préjugés d'une

tradition chrétienne, comment n'y serais-je pas conduit par quelques jalons de ma petitehistoire ? Avoir rencontré jadis à Paris Louis Massignon, retrouvé à Kolbsheim la trace deLouis Gardet; mieux, entretenir des relations amicales avec Robert Caspar. Cesintercesseurs (j'ajoute Jean Grosjean), si je traitais le Coran avec désinvolture, il mesemble que je les soufflèterais. En m'approchant du Livre j'entends leur témoignage : "il estune lumière dans l'âme"…

.°.Si donc, poursuivant ma lecture sélective, je dis tout à trac mes déceptions ou même

mes répulsions, ce n'est pas sans une volonté sous-jacente de rencontrer l'autre (lemusulman) là où son Livre sacré rejoint le Christ Sacrement.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 7

Double tendance : ou bien élire des versets dont la teneur évangélique m'enchante,ou bien, au contraire, des versets qui, raturant la Bonne Nouvelle, m'indignent. Matroisième citation (la première faite en Tunisie même) : "ils disent, "Dieu s'est donné unfils!" Mais gloire à lui..." (2, 216) est de cette sorte. Un peu plus tard je note le verset 165avec la même indignation, puis le verset 178 sur le talion. Il m'est impossible de ne pas lireici une reculée du Coran par rapport à l'audace folle, mais spirituellement et socialementdécisive, de l'Evangile prescrivant le pardon absolu. Ne serait-ce pas que l'absolu pardonrelève de la sur-nature, c'est-à-dire d'un homme divinement refait, en Jésus, que le messagede Mohammed ignore ?

Le 22 décembre 1977 je consigne le verset 3 de la sourate 3 : "Il a fait descendresur toi le Livre peu à peu....il avait fait descendre en bloc la Thora et l'Evangile". Si leCoran est toute science, si l'exégèse n'en menace nul verset, comment se débrouiller aveccette flagrante erreur. (Lorsque je me fis cette remarque, j'étais sous l'effet du pauvreouvrage de Maurice Bucaille).

Si l'on biffe ici le trait d'humeur, il reste tout de même deux soucis :1) Tout ce que j'ai lu sur le Coran indique chez ses fidèles un refus horrifié de

s'interroger sur sa genèse. Livre-tabou ("descendu"), sur lequel il serait sacrilège d'essayerles méthodes d'investigation savante.

2) L'idée que nombre de docteurs islamiques soutiennent, aujourd'hui encore, leconcordisme - accord entre le Livre et la Science en tous points (d'où l'émerveillement auverset sur l'embryon, que j'admire, moi, pour des raisons poétiques; mais j'admire aussi :"béni soit Celui qui a créé les sept cieux superposés", sans que me gêne cette cosmologiepérimée) - cette idée fait de l'ombre à ma lecture.

Le 4 janvier 1978 je lis avec un vif plaisir le verset 42 de la sourate 3 sur Jean-Baptiste dont je porte le nom, puis, avec moins de plaisir, les versets subséquents sur Jésus,laudatifs mais limitatifs. Encore une lunaison, et me voici au verset 51 de la sourate 5 : "Neprenez pas pour amis les Juifs et les Nazaréens : ils sont amis les uns des autres. Et celuid'entre vous qui les prend pour amis, eh bien, oui, il est des leurs". Consternant.Irrémédiable. Certes, on m'opposera (je les connais!) des versets contraires. Celui-là n'enreste pas moins fiché dans mon coeur. Proféré, bien sûr, après l'Hégire, le Prophète ayant euà souffrir et des juifs et des nazaréens.

Espérer, dans mes rapports avec les musulmans, que ce verset ne les travaille pastrop. Faut-il que pèsent sur les rapports entre fidèles des religions dites du Livre,aujourd'hui encore, tel démêlé de Mohammed avec des clans de Médine ?

Je relève ces signes négatifs pour les biffer, apurer les comptes, repartir à zéro. Sic'est une utopie, elle me paraît préférable à tous les topoi du ressentiment, aux récurrencesdu soupçon.

Donc, le parti en est pris, je prends pour amis (nazaréens, juifs, musulmans,bouddhistes, athées, mormons, etc.), sans restriction mentale, ceux que l'Ange des bonnesrencontres met sur ma route, et je tiendrai pour un don du Ciel de me requalifier par eux (eteux par moi ?), tels qu'ils sont.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 8

Deux lunaisons encore...La sourate 5 est sans doute celle qui m'a le plus choqué.Aujourd'hui encore je ne la relis pas sans impatience. Qu'elle détienne le précieux verset surl'amitié d'élection avec les nazaréens ne suffit pas à me rassurer, car les nazaréens - lecontexte l'indique - y sont les disciples d'un Christ prophète et rien de plus; les autres, "ceuxqui disent : en vérité, Dieu, c'est le Christ, fils de Marie" (72), sont mécréants.

L'antagonisme est patent. Il ne faut pas biaiser, pas se payer de circonlocutions, pasfaire semblant de trouver ici un accommodement, un moyen terme. Ce qui me rend cettesourate respirable, ce sont les verset 66 - "il y a parmi eux une communauté modérée"- et104 - "ils répondent : "l'exemple que nous trouvons chez nos pères nous suffit". Et si leurspères ne savaient rien ?"...Le premier fait le départage entre vrais gens du Livre etfalsificateurs. Mais ce départage, les fidèles du Coran, eux aussi, en sont justiciables! Parmieux aussi les inéluctables forces de pesanteur doivent, à côté d'une communauté "modérée",épaissir une masse fanatique qui du Dieu Un fait Idole comme d'autres font Idole des troisPersonnes divines. Le second ouvre un soupçon sur la pratique religieuse routinière. Jel'interprète volontiers comme une mise en garde contre la religion nationale, charnelle,oblitérée, close (au sens de Bergson). Qu'au lieu de "guidée" la religion devienne routine,c'est une disgrâce que nul Livre ne peut éviter. C'est donc une invite, pour les musulmanscomme pour les juifs et les chrétiens, à se renouveler sans cesse dans un rafraîchissementde la tradition.

Cette double question - qui appartient à la "communauté modérée" ? qui renouvelleen vérité le culte ancestral ?- me concilie la sourate 5.

Vers mi-mars la sourate 8 m'enchante. La neuvième, hélas, m'inflige un versettristement célèbre (29) : "Combattez...ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pasla vraie Religion". (J'en suis). "Combattez-les jusqu'à ce qu'ils payent directement le tributaprès s'être humiliés"2. Le verset suivant est encore plus choquant : "Les Juifs ...lesChrétiens ...que Dieu les anéantisse! Ils sont tellement stupides!" Je sais bien que d'autresversets amendent ceux-ci, que la vérité du Coran (comme celle des Evangiles) estcirculaire et, dirais-je, médiatrice des contraires. Mais, dans la pratique, voilà justifiéel'oppression des juifs et des chrétiens et, en tout cas, l'idée qu'ils ne sont, dans un étatmusulman, que des citoyens de seconde zone, tolérés, suspects. Formidable régression parrapport au Nouveau Testament. Et cela, pour une bataille de Tabouk, un ambassadeurassassiné! Tabouk s'en-va-t'en-guerre ...Ressentiment.

Mais il y a l'admirable verset 118, ces trois hommes restés à l'arrière, tels lesapôtres endormis, et à l'étroit dans leur peau.

.°.Tentation de lire l'avant, l'après l'Hégire comme deux textes différents, comme

l'Ancien et le Nouveau Testament, inversés : l'un, pur, auquel je donne mon adhésionpresque sans réserve, l'autre grevé de préoccupations politiques, économiques, érotiques. Jem'intéresse au moment de chaque sourate : s'il y a un verset post-hégirien, je vais y voir,

2Traduction de D. Masson. Celle d'Hamidullah renchérit : "qu'ils s'écrasent" enserait l'abrégé.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 9

sur-le-champ, avec un soupçon que c'est du moins bon cru. Exceptions, cependant, commel'admirable sourate 55.

Le Coran, Bible à l'envers. D'abord la sobriété, la concentration spirituelle. Puis, lesprescriptions multiples sur le rite, l'argent, les femmes, l'ordre social.

Mais si on le lit comme je le fais, de La Vache aux Hommes, et non l'inverse,l'épuration progressive procure une euphorie : du plus charnel au plus spirituel, de l'adipeux(le pis-aller) à l'ossature, aux muscles. En somme, les premières sourates me feraient penserà un dévot qui s'engraisse dans une cité que les cinq piliers de la foi font confortable :sourates du sédentaire; les dernières, au Bédouin nomade, content de peu, réduit àl'essentiel. Il me gêne un peu, dans le Coran, que le même homme - Mohammed - soitcaution de la transcendance et de la "police" révélées, ou, plus exactement, il me gêne qu'onimpute à Dieu, Mohammed transmettant, paraît-il, sans la moindre interposition, un textequi si évidemment porte trace, à Médine, de préoccupations casuelles. J'en appelleraisvolontiers, "contre" les sourates pesantes, aux sourates légères et promptes comme unefoudre. Non pour récuser les premières, mais pour les relativiser, les rallumer incessammentau feu du désert, les dégraisser de leurs circonstances.

.°.Qu'un homme instruit, éclairé, intelligent, énonce sans sourciller que le Coran est

parole divine, sans médiation humaine, reçue telle quelle, transcendant donc toutescirconstances de temps et de lieu, qu'il l'énonce en ce dernier quart de vingtième siècle, sansêtre gêné par tout ce qui a été découvert sur les ressorts de la croyance d'une part, lesmécanismes du pouvoir spirituel de l'autre, l'histoire des Ecritures enfin, cela me sidère.

Il ne s'agit pas d'opposer à cette assertion un démenti brut, mais d'en atténuer lasuperbe. Le choix qu'on fait de lire le Coran comme dictée divine n'est pas absolu commeDieu même. Il ne doit pas se durcir en fausse évidence. L'évident, d'abord, c'est lemarquage culturel. C'est d'abord ce marquage qui fait le statut privilégié d'un Livre.Reconnaître le marquage, c'est loyalement insérer sa foi dans la précarité. Ne pas lereconnaître, c'est adopter une attitude strictement défensive (névrotique) qui rend le Livre-tabou suspect.

Ma lecture du Coran est obérée moins par le dogme de sa dictée que par le pli denévrose que fait ce dogme, la commotion que sa mise en doute, si déférente et prudentesoit-elle, produit chez de nombreux musulmans. Je vois là moins le sens de Dieu qu'uneappropriation jalouse, une façon toute humaine de se rassurer, de ne pas courir le risque dela pensée.

Il y a donc, d'un côté, l'idée : Coran - dictée divine, qui ferait peut-être du chemindans mon esprit; de l'autre : les plissements défensifs de cette idée (l'intolérance, dans unsens quasi-médical, à tout ce qui la menace), qui me le rendent insupportable, me fontsoupçonner une illusion religieuse.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 10

En somme, pour adhérer un peu plus au Coran, j'aurais besoin - permettez leparadoxe - que ses fidèles y croient un peu moins, ou plutôt, un peu mieux : circoncis dansle doute pour être plus lumineux dans la foi3.

.°.Sourate 2, 23; sourate 10, 39 : "apportez donc une sourate semblable à ceci..." :

pour affirmer le caractère insupérable du Coran. Rien de tel n'est proféré, me semble-t-il,dans la Bible. Si, souvent, les Evangiles ont été perçus par des agnostiques (tels Malraux)comme d'une inspiration plus qu'humaine, ils ne se présentent pas comme un chef-d'oeuvrelittéraire. Le Coran sans doute en est un. Mais le même défi pourrait être lancé par Valéryou Virgile! Les poéticiens n'auraient aucune peine à montrer que ces poètes, et cent autres,sont chacun dans son genre insupérables.

.°.Lire le Coran comme la Bible, c'est tenir nombre de ses versets pour casuels, voire

périmés, dans leur littérarité. L'idée que ses moindres stipulations, comparables à celles duLévitique, doivent être, aujourd'hui encore, méditées comme des oracles, me gêne.

Je ne puis lire le Coran, comme la Bible, qu'en dosant l'adhésion religieuse et lesens historique. Il me paraît du reste que le Coran laisse entrevoir cette lecture sélective ense présentant comme une révélation pour les Arabes d'un temps qui n'avaient pas étéfavorisés d'un Livre. Tout ce qui dans le Coran s'adapte à la mentalité arabe du septièmesiècle doit être relativisé, réinterprété.

.°.26, 195 : "une révélation en claire langue arabe"...Mohammed, prophète pour des

Arabes. Le prophète d'Allah, nom arabe du Dieu Unique. Ce marquage, qu'on le veuille ounon, contrarie la vocation universaliste. Je ne puis m'ôter de la tête qu'en islam je ne seraisjamais, en dépit de mon honnête effort pour apprendre la langue et lire dans l'original, qu'uncroyant de seconde zone.

Il fut un temps où le français passait pour la langue de l'esprit humain. Durant untemps plus étendu l'église catholique fit du latin la langue sacramentelle. Ces tempsparaissent révolus. Faudrait-il craindre une infatuation arabe, un préjugé de race ? Mais il ya dans le Coran , semble-t-il, de quoi démentir ce racisme linguistique. Mohammed apporteaux Arabes un message analogue à celui de Moïse. Le génie propre de la langue arabe faitde la révélation coranique, pour les ressortissants de cette langue et ceux qui, parsympathie, en éprouvent la beauté, une voie - universelle - d'accès à Dieu.

3(Note de 2004). Cette remarque appelle une précision : il ne s'agit pas d'exiger d'uncroyant qu'il ne croie qu'à moitié ou au quart, mais d'appeler tout homme, quelle que soit sacondition religieuse, à reconnaître qu'il peut être fort dans la foi du côté de Dieu, et faibledans la foi du côté de l'ego, qui est toujours misérable. "Je crois, Seigneur, mais viens ausecours de mon manque de foi": cette parole de l'Evangile, un musulman ne peut-il pas luiaussi la dire ? C'est cette humilité qui fonde le dialogue, l'aère, le pacifie.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 11

Oui, cela me rassurerait. Mais les évangiles, les épîtres de Paul administrent unerévélation qui, elle, déborde à l'évidence les frontières linguistiques. Non seulement elle nes'enferme pas dans une langue ou une race, mais elle coïncide (la Pentecôte) avecl'effraction et des langues et des races. Cela - ( juifs, ce qui vous est révélé dans votrelangue, ne vous appartient pas)- je ne le retrouve pas dans le Coran , qui peut être compriscomme un accaparement du Verbe (ma "claire langue arabe" est la langue de Dieu).

.°.Jusqu'à un certain jour de l'été 1979, je ne lisais le Coran que dans la traduction de

Mohammed Hamidullah. Mais, avançant à tous petits pas dans la méthode "Assimil", voicique j'arrivai à la leçon où des versets coraniques sont produits dans le texte original.C'étaient les versets 1 à 5 de la sourate 96 (el °alaq, "l'adhérence"). Je les écoutai(enregistrés sur cassette), réécoutai avec un vif plaisir, et le sentiment d'une très fortedensité religieuse. Cette expérience rejoignait celle que je fis un soir grâce à E.G. qui me fitentendre un extrait du Coran tel qu'on le récite à La Mecque; j'éprouvai une délectationmusicale aux confins de l'euphorie la plus spirituelle. Mais ce que me révélait, plus d'un anaprès, l'écoute de quelques versets devenus, par le biais de "l'Assimil" (si profane! sipratique!), intelligibles, c'était ma capacité de comprendre le Coran, ne fût-ce qu'uneparcelle, non plus du dehors (hasardeuse traduction) mais du dedans (le jaillissement duverbe).

Je tire de cette expérience une conclusion que des musulmans peut-être et desislamologues jugeraient hâtive, prétentieuse, qui me semble pourtant la mieux fondée quisoit. A peine débutant en arabe, mais passablement avancé en poésie, je puis me frayer versle coeur du Coran une voie, et pour ce qui est de sa beauté proprement, j'en sais, toutnovice que je suis, plus long déjà que la plupart de ses récitants routiniers.

Je fais le voeu de lire un jour tout entier dans son texte original cet admirablepoème dont une facette du moins m'a été révélée. Quoi! vous m'accusez de traiter le Corancomme les mu'allaqât ? Vous me renvoyez à la sourate 26 ? Patience, j'y viens. Laissez-moi m'arrêter dans le val des poètes, un moment. Et convenez que reconnaître la poésiecoranique, c'est déjà un progrès sur les impertinences de Voltaire et consorts.

.°.La sourate 26 - "les poètes". Si émouvante, si décisive dans sa rengaine qui

d'ailleurs revient par tout le Livre : un Envoyé annonce Dieu, ses contribules le rabrouent;châtiment pour ceux-ci, celui-là et les siens sont préservés. Le peuple de Noé...,les Aad...les Thamoud ..."traitèrent de menteurs les Envoyés". Rien de plus démonstratif (s'il sepeut), par la re-montrance, que cette sourate. Mais à la fin il y a la condamnation despoètes, comme s'ils étaient, eux, singulièrement et en dernier lieu, des égarés. Il m'importepeu - comme Hamidullah le précise en note - que Mohammed se soit entouré lui-même de"poètes sains". Le Coran est ce qu'il est.

Près du Coran, sur ma table, s'ouvre un recueil de René Char. "Nous existâmesavant Dieu l'accrêté". Certes, la poésie n'est pas religieusement fondée. Il faut donc, selon laparole du Prophète, la condamner.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 12

Or ici seule la miséricorde du Dieu fait homme peut relever le verdict deMohammed. Quel écrivain chrétien a dit que tous les poètes, "sains" ou non, étaientsauvés ? Ils le sont, et Rimbaud, et Artaud, là où expire le message coranique et lesévidences trop claires de piété ou d'impiété. Ils le sont là où la transgression, aux antipodesde la "soumission", désigne la lutte de Jacob avec l'Ange.

.°.Insoumis se veut Ponge. Un autre poète, Jean-Louis Depierris, publie un essai

-Onze poètes insoumis -et, dans sa Préace, fait comme un annuaire de l'insoumission.Moslim, soumis. En quelque sens qu'on le prenne, ce terme, incessamment répété

dans le Coran, si bien qu'il en vient à être le signifiant de la communauté coranique, mesemble décourager une certaine exploration des possibles humains. Il exclut le combat deJacob avec l'Ange (quelle sourate le raconte ?), voire le premier verset du chapitre 17 de laGenèse dont la traduction ordinaire - "marche en ma présence" - ne rend pas assez, je crois,l'"en avant" qu'implique le terme hébreu.

Me choque la réitération du mot "esclaves". On le trouve chez saint Paul, maisdialectisé par "fils". La promotion de la servitude au service me semble, dans le Coran,manquer. De même "patron", si récurrent, m'y fait regretter "père", qui ouvrirait une autrepiété.

Spontanément je suis, là-dessus, plus musulman que chrétien. La condition filialem'échappe. L'état de servitude me rassure. Mais la conviction croissante d'être fils opère enmoi un travail de métamorphose, engage dans l'historicité mes rapports avec Celui qui estau-delà de tout Nom et cependant permet qu'après Jésus je Le nomme Père.

.°.Le Coran me semble tourner un peu comme le chameau de Kairouan : de sourate

en sourate, les mêmes injonctions, les mêmes anathèmes, les mêmes prescriptions cultuellesréitérées. Etre soumis : rengaine. Faire le bien : soit! Mais on pourrait se bonifier de jour enjour étant moins esclave et changer peu à peu son corps de boue en corps de gloire!

C'est unvicus of recirculation , et une exaspération des contraires : le Tout-Puissant,les tout-débiles. De ceux-ci à Celui-là pas de médiateur, pas de degrés. Je rêve alorsd'inoculer au Coran l'idée teilhardienne d'un point oméga vers lequel la caravane humainetout de même avancerait. Il ne suffit pas qu'un verset prescrive au fidèle le devoir dedevenir savant pour que la terrible hypothèque de la soumission soit levée.

.°.Inquiétant, le verset 28 de la sourate 30 qui, sur l'esclavage et l'inégalité, fournit aux

puissants un facile réconfort. Je médite en revanche la sourate 28 en piété confiante. "Nousétions soumis" ? Oui, cela peut être proféré par une âme chrétienne, pourvu que soitentendu dans ce terme - "musulman" - non pas un héritage ethnique, un particularismeracial ou un poids d'habitudes pieuses, mais le mouvement original et radical qui soumet enAbraham tout croyant à l'Esprit.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 13

Il ne me déplairait donc pas de me dire musulman. Je le suis, dans la sourate 28,autant que le Livre y assume et répète le Livre. Peut-être regretté-je que le Pentateuque ysoit la seule référence, que par ailleurs le Coran taise les prophètes - Elie, Elisée, Jérémie,etc. - ou les nomme à peine. Et nulle allusion, dans cette sourate 28, aux évangiles. Si leCoran assume et répète la Bible, pourquoi dans cette sourate la marque proprementchrétienne de la révélation est-elle gommée ?

.°.Prier avec le Coran m'est devenu familier; prier avec des musulmans me serait

possible (il ne tient qu'à eux). Je passe volontiers d'un psaume à une sourate. Ah! mais il y ade fâcheuses surprises ! A Alep, le 14 décembre 1979, le soir tombe, détendu je rumine lepsautier, passe, douce transition, à la sourate 33, lis avec amour les versets 1, 2, 3 et...crac!au quatrième suis fourvoyé dans une prescription navrante sur les épouses et les enfantsadoptés. Tristesse à constater que le Coran se prémunit contre la forme spirituelle de lapaternité, ne soupçonne pas qu'un père adoptif puisse être plus père, en vérité, que le "vrai"père.

(Et pourtant Zaïd, fils adoptif (verset 37), ne fut-il pas un des tout premiers etfidèles musulmans ?)

Cette sourate, et les femmes...! On attendrait du Prophète qu'il s'abstienne deschoses de chair au bénéfice de la mission (il me semble qu'il y a incompatibilité entre ledésir charnel et l'écoute prophétique), au lieu de produire une règlementation astucieuse.Comment ne pas flairer ici une corruption du message par l'intérêt privé ? Le pire s'exprimedans les versets 37 et suivants (certains curieusement longs, a-t-on assez médité sur cetteanomalie ?) où le laxisme en matière érotique se trouve, pour Mohammed, consacré. Enfinle verset 52, pour m'achever, autorise la jouissance des esclaves : principe de l'esclavage etprincipe de l'incontinence couplés.

Je pense à çakya mouni se séparant d'avec yaçodharâ.Est-ce tout ? Hélas! Verset 57 : "ceux qui offensent Dieu et son Prophète/.../" Je

pense à l'Evangile, au blasphème contre le Fils, toujours pardonnable. Un peu plus loin(versets 60-1) Mohammed se fait missionner contre ses détracteurs médinois : règlement decomptes.

Le moyen de ne pas buter sur cette sourate, farcie de préoccupations évidemmentpersonnelles, de sensualité et de susceptibilité ? Le vieil Homère, quelquefois...Oncomprend ici la répulsion traditionnelle des chrétiens. J'ai du mal à m'en affranchir. Jesoupçonne que les moeurs, ici, corrompent la révélation. Comment Massignon lisait-il cettesourate ? Comment Jacques Levrat, Maurice Borrmans la lisent-ils ?

.°.La question des femmes est une de celles où le Coran me déçoit. Le verset 3 de la

sourate 4 -"prenez des épouses par 2, 3, 4 ..."- peut être, dans sa pointe, une invitation à lamonogamie; mais le commentaire d'Hamidullah, selon qui l'islam serait la première religionà limiter le nombre des épouses, est un petit chef-d'oeuvre de légèreté historique et demauvaise foi.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 14

Denise Masson note que la femme, pour les Sémites, est d'un degré moins élevéque l'homme. Ce phallocratisme est plus sensible dans le Coran que chez saint Paul. Ilcontribue à maintenir en islam une mentalité de ségrégation et d'asservissement.L'affectation de virilité, l'idée de la suprématie de l'homme, partout où je la rencontre (ex.sourate 43, versets 16 sqq.), me choque. Peu m'importe par ailleurs que la femme aitmoindre part d'héritage; cette disgrâce économique n'est rien, à mes yeux, au prix de tellestipulation sur le mariage, selon laquelle le musulman peut épouser une juive ou unechrétienne, la musulmane, non. Disparité scandaleuse.

Sept noms de l'Enfer, dans le Coran. Combien de noms de femmes héroïques ouseulement honorables ? Sept noms du Paradis. Mais le prospectus en est rédigé pourl'homme, amateur de "houris aux grands yeux", exclusivement, (et pour les épouses duProphète).

.°.Les versets sur Sodome…Le Coran ne semble pas laisser filtrer le moindre pressentiment de tout ce qui

s'énonce, depuis un bon siècle, sur les mécomptes, les perversions, les méandres du désir.L'image qu'il présente des rapports érotiques est réductrice, figée, archaïque. De là unelégislation éventuellement cassante et cruelle. Un ayatollah faisait, dit-on, à l'heure oùj'écrivais ceci, exécuter par 2, 3 et 4 les hmosexuels au nom de Dieu. Il n'est pas besoind'être Michel Foucault pour en avoir le frisson.

Contre la femme adultère le Coran prescrit la lapidation mosaïque. Encore unefois, recul vers le juridisme. Jésus, lui : "qui de vous/..../ va!", l'absolu pardon. Et l'humouren prime.

Y a-t-il de l'humour dans le Coran ?.°.Tout ce qui y est régressif. Les prescriptions qui, çà et là, me gênent chez saint Paul,

dans le Coran se multiplient. Il se forme ainsi tout un code de prescriptions qui, à lalongue, produisent une cécité spirituelle. On ne lit plus dans le Livre que cela, où seréconfortent non pas la piété virile et la foi abrahamique, mais la petite routine du kiefreligieux, doublée d'intolérance.

Pourquoi, sur le port du voile (24, 60 par exemple), Hamidullah ne donne-t-ilaucune explication historique ? Il est clair, aussi clair que la "claire langue arabe", que leLivre comporte nombre de ces prescriptions circonstanciées, occasionnelles, qui doiventêtre rapportées à l'esprit d'un temps. Je serais plus détendu dans ma lecture si lacommunauté musulmane ne les sacralisait pas indûment - retombée matérialiste (littéralité)au lieu de l'inspiration.

Port du voile, viande de porc, etc. je lis cela comme les stipulations du Lévitique, lemoins "bon" de la Bible; à garder si l'on s'en réconforte, mais avec humilité, et tolérancepour qui s'en délivre. Si je ne sentais pas sur le Livre le poids de l'Umma , alors rien ne

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 15

m'empêcherait de louer, moi aussi, le port du voile, l'abstinence du porc, etc. De les répéter(au sens de Kierkegaard) avec humour et religion.

.°.La question du vin. A Téhéran des milliers de bouteilles des meilleurs crus, dit-on,

auraient été vidées au ruisseau.On aimerait être sûr qu'en aucune façon le Coran ne peut autoriser une telle

niaiserie, un acte aussi barbare.La réponse : oui, il l'autorise, doit être démentie. Car si dans la sourate de "la table

servie" le vin est une abomination, celle de "la vache" en réprouve l'usage sans l'interdireabsolument et celle des abeilles en fait l'éloge : "vous retirez une boisson enivrante et unaliment excellent des fruits du palmier et de la vigne". Il n'y a pas d'autres versets, dans leLivre, qui puissent inquiéter la substance de ceux-ci : à eux trois ils forment - nulle glose nem'ébranlera - un jugement pondéré. Or tout se passe, dans les pays d'islam, comme si seulle verset prohibitif était retenu. Lecture partielle, endurcissement dans un sens exclusif,faux pli, qu'on trouve souvent chez des musulmans ignorants de leur Livre, paupière dupréjugé baissée sur des yeux qui ne lisent plus que l'injonction défensive.

Il me plaît donc, sur ce point précis, de lire le Coran (moi le non-initié) mieux quela plupart de ses fidèles, de sauver contre eux le (non pas leur ) Livre d'une imputation delégalisme étroit.

.°.L'ignorance du Coran chez ceux qui prétendent y être affiliés n'est pas moindre

que celle de la Bible chez les catholiques. L'entretien ordinaire avec un musulman coulebientôt dans l'ornière des mêmes versets ressassés sans clairvoyance, coupés de leurcontexte, et l'on voit ainsi l'abstinence du vin s'ériger en pli névrotique.

Une lecture chrétienne du Coran ne peut-elle être, en ce sens, bénéfique, à chargede revanche, aux musulmans ?

.°.Si je m'attache à relever dans le Coran tout ce qui en ferait un système d'interdits

comparable au juridisme mosaïque, alors il devient pour moi une redondance du Lévitique,estimable, certes, mais ...insupportable, très en recul sur la dialectique paulinienne de laliberté et de la loi.

.°.Je relève avec soin des versets comme : "Les biens et les enfants sont le décor de la

vie présente. Les bonnes traces qui restent, cependant, sont meilleures auprès de Dieu" (18,46); "sachez que, oui, vos biens et vos enfants ne sont que tentation, et qu'il y a auprès deDieu un énorme salaire" (8, 28); "que leurs biens, donc, ni leurs enfants ne t'émerveillent!"(9, 55). Ils sont au plus près de l'évangile des Béatitudes. Ils disqualifient la niaisearrogance de ceux qui abuseraient du Livre pour s'épanouir grassement dans les sécuritésfamiliales et bancaires. Pour moi, qui étoufferais dans une société islamique où l'état de

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 16

célibataire est suspect, de tels versets sont une fenêtre ouverte, la preuve, dissimuléeordinairement par les suppôts de l'orthodoxie, que le Livre fait belle la part aux exclus des"biens" ordinaires.

Mais frappante, frappante, l'ignorance, chez le commun des musulmans, de cesversets. A quoi s'occupe donc le medeb ?

A ressasser des hâdith comme : "craignez de rencontrer la face de Dieu, étantcélibataire", car "les célibataires sont les tisons de l'enfer"; ou : "je tremble pour un jeunehomme non marié"; ou : "pauvre, deux fois pauvre le célibataire, quand même ilpossèderait des millions"; ou : "deux prosternations d'un musulman marié valent plus quesoixante-dix d'un célibataire"; ou : "la valeur d'un musulman se mesure au nombre de sesfemmes".

De telles idées entrent-elles, oligo-éléments, dans la conception du monde dumusulman moyen ? C'est à craindre. Mais il y a dans le Coran de quoi s'en préserver.

Sourate 57, 27 : le monachisme, fût-ce avec restrictions, est reconnu : "nous ne leleur avions prescrit que dans la recherche de l'agrément de Dieu".

.°.Je mets un même soin à collationner les versets qui excluent toute pression exercée

sur les consciences. Exemples : "Après cela, s'ils s'esquivent, alors Nous ne t'avons pasenvoyé à eux comme surveillant : tu n'as qu'à transmettre" (42, 48). "Pas de contrainte enreligion!" (2, 256). "Est-ce à toi de contraindre les gens à être croyants ?" (10, 99). "Ehbien, passe-t'en, et dis : salut!" (43, 89). Je souligne l'admirable verset 8, 63 où l'idée queDieu seul est le ciment des coeurs disqualifie les communautés coercitives.

.°.Il y a, dans l'atavisme chrétien, la crainte d'un islam sinon d'un Coran fanatique.

Trop d'exemples - jusqu'aujourd'hui! - de ce fanatisme."Claire langue arabe" : les adeptes du Coran tolèrent mal qu'un arabophone préfère

la langue de la Bible.Et puis on ne peut douter que pour l'énorme majorité de ses adeptes le Coran fut,

est encore, dans la pratique, un écran, non seulement à la révélation de Jésus-Christ, mais àla simple lecture des évangiles. Ce qu'on y trouve sur Jésus est mince, circonscrit, et sedonne pour exhaustif - interdiction de chercher plus loin. Il est ainsi un plus grand obstacleau Nouveau Testament que les Livres sacrés de l'Inde ou de la Chine. Il agit comme unappareil d'épuration : voilà, sur le fils de Marie et de Joseph, ce qui est crédible; pas plus.

Se dissimuler cela serait candeur. En faire un argument rédhibitoire ? Non. Apurerles comptes. Désinfecter la mémoire. Sinon, ne tournera-t-on pas en rond ? Les sièclesimposent lourdement la lecture. C'est cette imposition qu'il faut lever. J'ouvre le Coranaujourd'hui en oubliant tout ce que je serais tenté de mettre historiquement à son passif.Dans l'acte de lecture ouverte je règle le contentieux. Repartir à zéro : le zéro des dettesannulées, des ressentiments exclus, des soupçons congédiés. Cet acte de lecture est lui-même piété.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 17

Une absolue bienveillance, une adhésion sans réserve, et là où l'on bute, que ce soitsur l'essentiel, sur la ligne de partage, là où le tout de l'âme est engagé. "Et ne disputez quede la plus belle façon avec les gens du Livre" (29, 46).

.°.Etudier ma grammaire d'assentiment ou de dissentiment. La plupart des refus ou

des adhésions se décident sur un cicero. Ainsi (3, 43), Jésus faiseur d'oiseaux : je lis ceverset en français, en arabe. Je peux le déplorer : quoi! une anecdote apocryphe! Je puisl'aimer : Jésus à l'oiseau...saint François aux oiseaux. C'est l'amour qui l'empore. Il mesuffira de rencontrer le musulman là où son coeur, à ce verset, s'ouvre avec le mien.

M'employer ainsi à déplisser des siècles chrétiens de torsion, de rétorsion. Lire leCoran du côté où l'oiseau s'envole, et non sur les dévers d'une inquisition crispée. Mêmes'il y eut en Mohammed du ressentiment et si ce ressentiment pollue parfois son message(hypothèse à considérer), je dois m'appliquer à l'en absoudre.

Du côté de la connivence. Le Livre qu'un ami lit avec amour. En pensant à lui, serefuser toute ironie, toute humeur voltairienne, toute malice. Certes, une telle lecture m'estpossible. Il me suffit de voir la dévotion fière, attendrie, avec laquelle un voisin d'avion,entre Damas et Le Caire, extrait de sa poche son Coran--miniature et, me l'ayant montré, lebaise, pour être saisi d'une émotion fraternelle. Moi-même, alors, j'exhibe mon propreexemplaire du Livre et j'éveille chez l'autre le soupçon que je pourrais bien être, moi aussi,musulman, pourquoi non ? Imaginer tant d'hommes qui le prient avec piété, le ruminentcomme une herbe divine et, fortifiés par lui, accèdent à une vie plus droite, plus pure, plusouverte à l'idéal, c'est s'interdire à son propos toute légèreté, toute plaisanterie, et les imiterautant que possible, c'est-à-dire faire au Coran, même sans adhérer au dogme de la dictéedivine, le maximum de crédit.

A la mosquée de Sousse, un très vieil homme, assis contre une colonne du portique,marmonne des sourates, cependant que s'ébroue la grande oie des touristes. A l'Europevacancière je ne peux que préférer ce musulman qui du Livre fait sa vie. Cette icône de lalecture, d'elle-même, en-deçà de tout prêche, fait preuve.

.°.Le Coran fut tenu, en chrétienté, pour un livre démoniaque, pour le rationaliste

(Renan) il est illisible; Blachère, lui, évoque le "désarroi du non-arabisant devant unetraduction du Coran." Je ne me reconnais dans aucune de ces réactions. Le désarroi m'a étéépargné; je n'ai pas souffert des récurrences (sinon le rappel obsédant de l'enfer); lemélange des consignes spirituelles et des règles juridiques ne m'a gêné que dans la mesureoù le juridisme asphyxie l'inspiration religieuse.

Au fond, les reproches que le lecteur "occidental" adresse, d'ordinaire, au Coran, illes adresserait aussi bien à la Bible. Même les admirables psaumes, si on prétend les lirecomme un roman, ne seront-ils pas écoeurants de récurrences ?

Quant à la poésie du Coran, la traduction de Mr Hamidullah me la rendait, avantque je susse un mot d'arabe, sensible : " au jour de la résurrection ...Il fera de la terre entière

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 18

une poignée, et les cieux pliés dans sa main droite"..Les à-peu-près, le rocailleux étaient desindices.

Seule réserve, d'importance : après le Bible, quoi de neuf ? Cette réserve n'est pasun argument contre le Coran tel quel, mais elle réduit la prétention de ses fidèles à luiaccorder un privilège exclusif et à biffer en son nom les neuf dixièmes (sous prétexte dutahrif !) des Ecritures judéo-chrétiennes. En somme, le Coran n'est pas pour moi un texteabsolument nouveau, comme le furent les Védas ou le Tao. Il ne me surprend pas. Il mesemble l'avoir déjà lu. "Edition arabe tronquée de la Bible", dit Massignon. Cela n'est pasune critique, puisque le Coran se donne pour un rappel.

La réaction de Renan. Son rationalisme est sous-tendu par une idéologie positiviste.Je ne veux lire comme lui. Claudel l'exécrait!... Mais Claudel, épris de chrétienté, ne mereconduit-il pas vers le verdict de Dante ? Ici la raison doit être relevée par la générosité. Ilsuffit d'un rien pour que tout le Coran soit marqué du signe moins, d'un rien pour tournertout un moyen âge de défenses émotionnelles et, l'affectant d'un signe plus, entrer avec luien résonance sympathique de piété oublieuse, désarmée.

.°. Plutôt Massignon, D. Masson. A cette heure, où en suis-je ? Denise Masson m'aide

à réduire le contentieux historique : alors les accusés réciproquement s'absolvent; reste ledélice d'aimer, en claire langue arabe, l'écho différencié du Nom Unique.

Les pesanteurs de l'Histoire tirent les textes vers le bas. : querelles tribales4. Vers lehaut le tribalisme éclate. Ce haut n'est pas une utopie. Il a lieu chaque fois qu'un croyantaccepte de prier dans la langue religieuse de l'autre.

Si j'en juge selon les partages institués - tribu contre tribu, lectures exclusives etprétention de détenir la vérité dans le Livre - me voici retourné au pire moyen âge, auxspires répétitives de Babel. Mais une lecture en vérité n'est pas tribale. Elle traverse lescadastres religieux, ne cherche pas son appui dans une société constituée. La vraie lecturecommence quand on perd de vue ses appartenances. Formé à l'évangile des béatitudescomment ne me ferais-je pas, pour lire le Coran, pauvre en esprit ? L'extrême pointe decette pauvreté serait de consentir à ce que le Coran sur toute la terre supplantât un jourl'évangile, si Dieu l'a voulu : aller jusqu'à ce dépouillement extrême, c'est-à-dire croire àl'évangile assez pour renoncer à toute image rassurante (tribale) de sa diffusion.

.°.L'ouvrage de Denise Masson -Le Coran et la révélation judéo-chrétienne (1958) -

marque une date. Au dix-neuvième siècle, voire en 1940, une telle lecture, comparative etbienveillante, eût-elle été proposée ? C'est peut-être une réalisation parmi d'autres de laprophétie de Nietzsche : l'Europe, ayant perdu la foi, se dépense désormais dans lecomparatisme. Mais je préfère penser que c'est une pondération de la foi tribale par laconnaissance des autres religions. Un ouvrage comme celui de D. Masson est un prodigieux

4Tribu. Des centaines de millions de fidèles, des millions de Kms2 peuventreligieusement (religion close) faire tribu.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 19

bazar de thèmes et de termes : la langue arabe, pour dire la création, ou la providence, ou lamiséricorde divine, etc. recoupe l'hébreu, croise le latin ou le grec des Septante ou desPères. Apprivoisé à la langue, sachant hallaqa, qur'an, tabbayana...je lis le Coran tel qu'ilse donne, attestation de mes Ecritures, et mesure mieux ses écarts ou ses réticences.

Deux questions me travaillent :1) Comment eux (les musulmans) le lisent-ils ?2) Comment Jésus, s'il revenait parmi nous, le lirait-il ?La première question fait obstacle à l'euphorie de ma lecture. J'ai déjà dit mon

impression qu'ils absorbent le Coran comme une drogue et sont mithridatisés par lui contrela Bible. Le succès récent fait, en certains pays d'islam, à Maurice Bucaille ne me rassurepoint. L'écoute, au colloque de Carthage (printemps 1979) de quelques 'ulama' enfermésdans le Livre comme dans une casemate, me navra. Il faut l'avouer, je ne puis donnerentièrement tort à Renan lorsqu'il dépeint le dévot de Mohammed avec "une espèce decercle de fer qui entoure sa tête", et juge qu'"à partir de son initiation religieuse /../l'enfantmusulman/.../devient tout à coup fanatique, plein d'une sotte fierté de posséder ce qu'il croitla vérité absolue." J'ai pu à Tunis, une fois ou l'autre, vérifier, hélas, un siècle après lafameuse conférence sur l'islamisme et la science, que Renan ne se trompait peut-être pas.

Quel soulagement ce serait si, par une révolution du système éducatif (non plus le"marquage", comme dirait Deleuze, l'endoctrinement, mais l'éveil au texte dans une humbleet gracieuse ferveur), le Coran cessait d'être un instrument de coercition! Cetendoctrinement, ce marquage, le Coran les recommande-t-il ? Ou ne serait-ce - je l'espère -qu'un faux pli, la cicatrice des siècles de momification ?

Il vaut mieux imiter Jésus que Renan. Si Jésus lisait le Coran ? ..Y eût-il reconnu lavérité sur lui déformée par les évangiles ? Une certitude : il aurait dénoncé toute lecturepharisienne. Cette lecture est souvent celle de l'islam : arrogance, "cercle de fer", prétentionde détenir la vérité dans le Livre insupérable. Mais le chrétien lui aussi peut être arrogant,dédaigneux de tout ce qui n'est pas le Nouveau Testament. Je ne peux imaginer Jésustraitant le Coran avec mépris, je l'imagine souffrant de ce que son message y soit tronqué,sa passion non reçue, mais proche de ceux qui le récitent en pureté de coeur..

.°.Nous sommes voués à l'après-coup. D'avoir lu la Bible d'abord, cela détermine mes

frayages spirituels. Cependant, de m'être mis tard au Coran, ce n'est pas un obstacle à bienl'entendre. Au contraire, à l'heure où la Bible me devient une voie routinière, le message deMohammed est comme une fraîcheur, une autre manière d'aborder le monothéisme.

Non, je m'exprime mal : ce n'est pas de monothéisme qu'il s'agit (un concept), c'estde Dieu même, et d'une certitude de Dieu si intense que ma foi en est revigorée. Il y a plusà accueillir qu'à rejeter, pour un chrétien, dans le Coran.

A mesure que je le lis, je me persuade que s'il a servi jadis et sert aujourd'hui encorecontre l'évangile, c'est moins par son message explicite que par ce qu'on lui soutired'arguments polémiques. Certes, il serait naïf d'oublier le contentieux. Mais il serait toxique

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 20

de s'y arrêter. Je considère, ce jour même, comme une tâche qui m'incombe d'avancer dansla voie ouverte par Denise Masson, c'est-à-dire d'aérer, de désintoxiquer l'un par l'autre leCoran et la Bible, de les purifier des lectures tribales. En me tenant au plus près del'inspiration coranique, en priant de psaume en sourate et sourate en psaume, j'espèrem'ouvrir un espace où le Livre se désimplique de tous les faux plis de la peur et duressentiment. Au lieu de grever la lecture d'un poids millénaire de préjugés et d'habitudesmentales, de faire, autour de quelques versets, des abcès de fixation, cheminer allègrementvers les hauts lieux où se déploie la Parole, tel est le parti pris.

Faire coopérer les livres saints. Version coranique de la Parole. Pour les Arabes quela Bible n'avait pas ou mal atteints, le Coran est une providentielle redite. La conjoncturede sa "descente" étant révolue, il devient une voie, entre autres, d'accès à Celui qui est au-dessus de toute langue et de tout nom.

Cette coopération exclut évidemment la prétention pour un Livre à s'ériger enexécuteur des autres Livres.

.°.Mon voisin m'avoue avoir lu le Coran 137 fois. Entre lui et moi, au soleil levant,

une alliance enjouée : l'idée réjouissante que de nos maisons cousines monte vers le ciel,descende vers la mer, l'hymne au Dieu saint.

Je n'ai lu ni Coran ni Bible ni évangiles 137 fois. C'est que la Parole de Dieu pourmoi ne se laisse enfermer dans aucun livre. Elle est Jésus, dont l'enseignement et l'êtredébordent ce qui en a été consigné.

Peu importent les traces écrites. La connivence de deux priants, l'un musulman,l'autre chrétien, dans le moment où, heureux, ils se l'avouent, ce pacte lumineux qu'ils fontsous le soleil, cela peut être le symbole de la confluence de leurs Livres. Désormais je veuxlire le Coran dans l'amitié de ce partenaire marin, éveillé à la vénération que les versets luiinspirent.

Mais voici qu'il me sidère, aujourd'hui, en prétendant que sa volonté et celle deDieu sont identiques, s'étonnant que Celui-ci ne satisfasse point ses besoins d'honorabilitéet d'argent. Quoi! me dis-je, avoir lu le Coran 137 fois pour aboutir à cette confusion deses desseins privés avec la volonté divine! Pureté à Dieu! Faut-il croire qu'en supprimant lamédiation (Jésus, Marie, les saints) le Coran autorise, par quelque biais, ces capricesd'égoïsme divinisé ?

.°.Vingt-et-un mars. Printemps. Je commence à déchiffrer le texte original, continuant

le Coran par la Bible, la Bible par le Coran. - volutes de transfert et de modulation.Primevère de la vraie lecture.Je veux à présent, avril, ô Nisan qui mal y pense, pondérer les flexions de ma

réserve, ragaillardir ma grammaire de l'assentiment.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 21

Presque tout m'y convient. Y corrobore la Bible. Insistance térébrante sur certainesvérités qui s'enfoncent dans le coeur : ainsi de la résurrection. A peine entrevue dansl'Ancien Testament elle devient, dictée par l'Ange, une certitude cloutée d'images violentes."Au jour de la résurrection, Il fera de la terre entière une poignée, et les cieux pliés dans samain droite" (39, 67). Formidable écho à l'évangile, à Paul. De quoi faire tremblerl'effronterie positiviste ou sceptique, souligner l'idée pascalienne que si l'homme passecomme l'herbe, il n'y a pas de quoi se vanter.

Ces images dont le martèlement renouvelle la leçon biblique : "pas même maîtresde la pellicule d'un noyau de datte" (35 13); "chose du poids d'un atome ne lui échappe"(34, 3).

Cette inlassable affirmation de la puissance divine, de l'impuissance de tout autreque Dieu .

Mais le chrétien est agacé un peu par le rappel rabâché du châtiment; le spectre desnoms de l'Enfer, s'il s'y amuse comme aux enluminures médiévales où la rôtisserie dumaître queux Satan a belle enseigne, consterne un disciple du Christ qui mise, pour aimerDieu, moins sur la peur que sur l'enfantine confiance. Géhenne, géhenne, cognant à toutesourate!

Lire le Coran comme le jugement dernier sculpté sur le tympan de noscathédrales ?

.°.Toutes les dernières sourates : intailles; talismans. Cailloux qui crient Dieu..°.La miséricorde de Dieu, si constamment publiée dans le Coran, l'énoncé "au nom

de Dieu, le Très Miséricordieux, le Tout miséricordieux", qui remplace, en islam, l'abraxatrinitaire des chrétiens.

La miséricorde se redouble du pardon. Dieu est pardonneur. Cela compense lesritournelles de l'enfer Haric, Jahim, Saïr, etc. Coup d'éponge de la transcendance. Le dangerserait d'oublier le versant humain du pardon. Le Coran ne l'oublie pas : il y est prescrit quepardonner, d'un beau pardon, c'est le meilleur. Je serais très déçu si pardon humain etpardon divin n'y étaient pas entretissés, si la proclamation de la miséricorde divine laissaitintact, chez les esclaves de Dieu, le principe du ressentiment.

Miséricorde, disait saint Anselme, si grande ...qu'on ne peut en concevoir une plusgrande et plus juste; et saint Thomas y voit non une parenthèse de la justice, mais saplénitude. Le Coran m'aide, par sa formulation instante, superbement scandée, à mieuxentrer dans le mystère de la rédemption.

.°.Admirables versets sur la création des astres ou du foetus. Retour roboratif aux

évidences élémentaires : ce qui est là, avant nous, avant notre travail prométhéen et nosinfatuations faustiennes; ce qui est donné. Ainsi je lis avec joie les sourates gynécologiques

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 22

(22, 23) et, dans celle-ci (23), l'affirmation : "Allah est la vérité". La vérité ne s'appropriepas. Cela suffit à clouer le bec aux scribes et aux 'oulémas.

.°.Sourate 39, 3 : "N'est-ce pas à Dieu qu'est la religion pure ? Tandis que ceux qui

prennent des patrons en dehors de Lui : "si nous les adorons, c'est pour qu'ils nousrapprochent à proximité de Dieu" - En vérité, Dieu jugera..."

Coran purificateur. Cela m'invite-t-il à cesser de prier Marie, les Anges, lesSaints ?

Mon voisin prie Dieu pour le règlement de ses affaires; je lui conseille de prierl'Ange Gabriel. Il rétorque : non, Dieu seul. Moi je pense que, pour le tran-tran, Gabrielsuffit bien.

Nos deux puretés, séparées, sont suspectes. Complémentaires, elles se font valoir.Lui importune Dieu pour son casuel. Moi, je m'embrouille dans le calendrier. Tant dedévotions surérogatoires, dans mon Eglise! Le Coran, coup de balai ?

Purifier la religion est une tâche toujours à reprendre. Et c'est la "pureté" mêmequ'il faut purifier, en se gardant des leurres de l'énonciation : "pureté à Dieu" peut devenir,dans une religion officielle ou une âme routinière, une profanation de "Dieu" réduit aunom.

.°.La Trinité. Sur ce point critique l'antagonisme semble irrémédiable. Mais les plis

mentaux, formés par des siècles de routine répétitive, ne sont peut-être pas si pris que laréflexion et la générosité ne les défasse.

D'une part le chrétien, à lire dans le Coran l'anathème réitéré contre Dieu pluriel,peut faire retour sur le dogme de la Trinité, son histoire, et reconnaître que la formulationthéologique fige l'intuition abyssale. C'est donc à repenser le dogme jusque dans sesorigines et à le rafraîchir dans son énonciation qu'il est invité.

D'autre part, il me paraît que la multiplicité des attributs divins dans le Coran, dontcertains sont empruntés à des divinités mecquoises, peut se lire comme dissémination de cequi se condense dans le dogme trinitaire.

Ici et là il s'agit de dire, par de pauvres mots, l'indicible. Si le Coran ne refuse pasles noms divins, pourquoi l'islam refuserait-il ces noms privilégiés que sont Père, Fils,Esprit, les dégageant de toute référence aux triades païennes ? Ici et là il s'agit peut-être derenouveler la grammaire de la substance et des attributs. Les plis qu'une vieille théologie aformés, il n'est pas interdit d'espérer qu'une théologie rénovée, repensant (déconstruisant ?)"substance" et "attributs", les défasse.

Islam : mosaïque de qualités divines. Nouveau Testament : animation trinitaire,circulation dialectique.

Chercher une médiété entre 3 et 100.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 23

Dieu Esprit : avec allégresse je lis la sourate 15, verset 29 : "J'ai soufflé en lui demon esprit", etc. Le Coran dit virtuellement Dieu-Esprit.

Le hic est la question du Fils (Jésus). Son mystère est la proximité. C'est peut-êtrepar une méditation sur Dieu tout proche que pourraient s'atténuer, à propos de Jésus, lesdivergences entre musulmans et chrétiens.

.°.Les versets du Coran qui me plaisent sont souvent ceux que retient le soufisme. Si

bas que je sois sur les degrés de l'échelle mystique j'en sais déjà assez pour éprouver àl'approche de certaines constellations verbales un frisson qu'ignore la religion close.

Que le Coran, fût-ce en langue vernaculaire, m'ait atteint en une région viscérale,plus près du "coeur" que du "par coeur", où ses pharisiens (gardiens jaloux de la Loi)n'aient pas accès, qu'en ce sens je me puisse dire, sans l'ombre d'une quelconque fatuité,atteint par lui et donc musulman, cela ne fait guère de doute.

Parmi les versets qui me réjouissent, où le mystère divin se dérobe et se dit sur lemode d'un symbolisme plurifolié, il y a le verset 35 de la sourate Lumière. Mon extrêmeamour de l'olivier y trouve une éclatante justification. Tout ce que le Coran énonce surl'olive, l'huile, etc. me touche à l'instar du psaume où être ensemble est comme l'huilecoulant sur la barbe d'Aaron.

.°.Mais la beauté de l'Evangile selon saint Jean, le raffinement dialectique de saint

Paul, chez l'un et l'autre la merveilleuse exaltation de la charité, cela, je ne le trouve pasdans le Coran. J'y trouve une force comparable à celle des grands textes de l'AncienTestament, mais ce qui distingue absolument l'écriture néo-testamentaire, je ne l'y trouvepas.

J'inclinerais donc à l'appréciation que voici : le Coran, livre puissant, inspiré, qui, àcertains égards, fait jeu égal avec la Bible. Mais ce qui fait la différence radicale, l'avancéede saint Jean ou de saint Paul - un accent nouveau, une langue du coeur jusque là inconnueet depuis non dépassée - cela, dans le Coran, manque. A ce manque je suis sensible. Lesmeilleures sourates en souffrent.

J'y rencontre une densité, des fulgurances du Divin, des paraboles vives, mais cetteavancée de saint Jean et de saint Paul (je me répète à dessein), cette dialectique et cettesymbolique où immanence et transcendance, esprit et lettre, gloire et passion se composent,où la Parole de Dieu compose avec les incidences et les défaillances d'une vie humainelentement extraite de sa nuit, cela, je l'y cherche en vain.

CE QU'UN VRAI DIALOGUE EST EN DEVOIR ET ENDROIT D'ESPERER

Où en suis-je, aujourd'hui, janvier 2004 ?

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 24

(J'aurais envie de demander : où en serait, aujourd'hui, un Louis Massignon ? J'aisous les yeux le Bulletin de l'Association des amis de L.M. de décembre 2003 intéressantpour le texte de François L'Yonnet, pour un dialogue des entendants, et les réactions qu'ilsuscite; on y peut lire : "le dialogue /.../prétendument interreligieux /.../ devient obscur,unilatéral et naïf"; et ceci encore : "il faut penser scientifiquement le fait religieux").

Je rouvre Ces Ecritures qui nous questionnent. Me suis-je écarté notablement del'esprit de cet ouvrage pensé et rédigé patiemment, précautionneusement, par le GRIC ?J'y lis ceci : "le musulman n'a pas à exiger du chrétien qu'il reconnaisse le Coran comme larévélation ultime de la Parole de Dieu et Muhammad comme le sceau des prophètes"; ouencore : "absolutiser la lettre du texte sacré comme si elle était la Parole même de Dieu,sans intermédiaire, c'est déjà ne plus préserver le caractère ineffable de la Paroletranscendante de Dieu." Ces phrases sont co-signées par les chrétiens et les musulmans dugroupe. (Mr Saad Ghrab reconnaît, dans ses remarques de 1980, qu'il y a (me citant) "unecertaine idolâtrie", en islam, du texte sacré).

L'introduction au volume s'achève sur l'aveu des collaborateurs qu'ils ne sont pasau bout du chemin, qu'"un penseur solitaire, chrétien ou musulman," irait "sans doute plusloin". Je suis, avec mes limites mentales et spirituelles, un de ces penseurs voués, sur cesujet, depuis vingt ans et quelques, à une quasi-solitude. D'où, peut-être, dans mes "accentsde sincérité" (je cite à nouveau Mr Ghrab), dans ma "franchise" (vertu recommandée par leGRIC ), un peu d'abrupt, parfois, dont je demande pardon, et qui gênera certains chrétienspeut-être plus que certains musulmans! Il me paraît trop clair, aujourd'hui, que le souci d'envenir à une parole commune, qui animait les membres du GRIC, les exposait à arrondir lesangles, voire à déformer quelque peu la douloureuse vérité : ainsi pour le Jihad, dontl'actualité nous rappelle tristement, malgré les pages 55-56 du volume (contreditesd'ailleurs par la page 61), donnant raison à Alfred Morabia 5, qu'il est aujourd'hui comme ilfut hier offensif et parfois exterminateur6.

5Voir Horizons Maghrébins, 1987, Hommage à Louis Gardet et Alfred Morabia.Celui-ci oppose à son interlocuteur insistant sur le jihad "majeur" (l'effort de l'âme) les"99°/° des cas" où c'est le jihad "mineur", celui de l'agression armée, qui, dans les textescomme dans la praxis, s'imposa au cours des siècles.

6Louis Gardet ( L'Islam, DDB, 1967, p.133) parle gentiment de la "propagandemissionnaire" qui remplacerait le jihad armé. Mais on constate aujourd'hui qu'un peupartout, dès qu'il se peut, les deux vont de pair. Un exemple, qui en vaut mille, de cettementalité violemment intolérante : l'entreprise de construire, à Nazareth, lieu saint deschrétiens, lieu quelconque pour l'islam, une mosquée en face de la basilique del'Annonciation; en attendant, un tintamarre de haut-parleurs couvre la prière et laprédication chrétiennes, c'est une tentative d'extermination par les décibels.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 25

INCIDENCESDivers événements ou incidents, privés ou publics, une meilleure connaissance du

Coran et des pratiques musulmanes ont, depuis 1980, infléchi ma réflexion. J'en notequelques-uns, de portée inégale, mais tous, me semble-t-il, significatifs.

1) Sur le paquebot qui me ramène de Tunisie en France, l'été 80 ou 81, je me rendsau bar avec plusieurs livres, dont un Coran, innocemment les pose sur la moquette. Lebarman, un jeune Tunisien, apercevant le Coran sous la pile ( sous parce que plusvolumineux!), entre en fureur.

Diable! me dis-je, j'ai affaire à un petit imbécile. Mais enfin, quelle éducation a-t-ilreçue, qui puisse le rendre si fanatique ? Aucun élève d'une école indhouhiste, j'en suis sûr,au cas où j'eusse posé sur une moquette les Upanishad ou les Veda, ne se serait permis unesortie si grossière.

Renan aurait-il raison ?2) A Tanger, un de mes jeunes collègues, qui converse, avec le chrétien qu'il sait

que je suis, de la façon la plus courtoise, me fait soudain remarquer gentiment que denombreux chrétiens se convertissent à l'islam, l'inverse, assure-t-il, ne se constate pas.

J'en reste, aujourd'hui encore, pantois! Que ce collègue se trompe, et qu'il (se)dissimule qu'un apostat, en islam, est passible de mort, peu importe. Mais comment ne sent-il pas que m'infliger cette (pseudo-) vérité, c'est me tenir (et les chrétiens en général) pourun individu de race mentale inférieure ?

3) Ramadan 2003, en France. J'apprends que dans une banlieue lyonnaise de jeunesjeûneurs, surexcités, investissent une crèche, terrorisent les mômes, et pour excusedonnent ...leur pieuse nervosité.

.

BELLIGERANCE Je viens d'évoquer des figures isolées ou de petits groupes conjoncturels dont le

comportement décourage l'idée même de dialogue. Mais le comportement global de l'islam,sur la scène internationale, n'est-il pas aujourd'hui décourageant ? Dans la plupart desrégions du monde où des chrétiens sont confrontés à l'islam, celui-ci les persécute; on n'a,hélas, guère de chance de se tromper en affirmant que chaque jour un ou des chrétiens sonttués, en Egypte ou au Soudan, au Pakistan ou dans les Moluques, etc., parce que chrétiens.Pourrais-je dialoguer aimablement dans un petit cercle intellectuel, oublieux de mes frèresdans la foi opprimés, torturés, massacrés ? Il y eut ainsi, sous le califat de Cordoue, unecharmante société choisie où l'artiste, le savant, même chrétiens, étaient mieux que tolérés,mais par ailleurs - détail entre autres (naïvement livré dans un ouvrage apologétique) - ladernière église était détruite, à Grenade, en 1099…

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 26

LE DIALOGUE SELON LE CORANVoilà, pour faire bref, ce qui aujourd'hui, dans le désordre du monde et notamment

de mon pays, m'inclinerait à une circonspection extrême. Mais s'ajoute à ces données del'actualité ma réflexion plus approfondie sur le Coran. Ainsi ai-je pu me faire une idée plusprécise de la sorte de dialogue qui y est encouragée. J'ignorais, en 1980, la science dunaskh ou "abrogation" : un verset chasse l'autre; le dernier "descendu" est le bon. Ors'agissant des relations avec les juifs et les chrétiens tous les versets qui préconisent lacourtoisie sont abolis par quelques-uns, derniers venus, décisifs et définitifs (ceuxnotamment de la sourate 9). Que de chrétiens (je n'ai pas à parler des juifs) se sont ainsilaissé berner! Ainsi Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, très stimulé par le verset 64de la sourate III, en citait volontiers les premiers mots - "dis : ô gens du Livre! venez à uneparole commune entre nous et vous" - escamotant la suite : "nous n'adorons que Dieu, nousne lui associons rien, nul parmi vous ne se donne de Seigneur en dehors de Dieu!" Orcomment ne pas voir qu'ainsi résumée cette prétendue "parole commune" n'est qu'unesommation, triplement négative et dénégatrice, à n'avoir d'autre credo que la shahada ?Hypocrisie7? Sincère bon vouloir ignorant le protocole socratique (ne pas asséner saconviction) de tout dialogue ?…Douloureuse perplexité…Si je dialogue avec un musulman,de quelle sourate, de quels versets, dans le fond de son coeur, se recommande-t-il ? Est-ilun tacticien qui joue l'accueil amical, se réservant d'user de contrainte si lui échoit lepouvoir ?

LE TAHRIFJ'en viens enfin au point le plus critique : rien de moins que le tahrif. Le Coran

accuse souvent nos Ecritures de falsification. Soit. Mais ne s'expose-t-il pas - terrible effetboomerang - au même reproche ? Voici, sur ce point, où j'en suis venu. 1) Ma sidération àrelire l'ouvrage publié par le GRIC en 1987 - Ces Ecritures qui nous questionnent - où la"falsification" biblique, si mitigée qu'on la juge, ne paraît pas douteuse au regard desmusulmans, tandis que la "falsification" coranique semble n'être qu'un soupçon obsolète,dont s'excuse le chrétien moderne, de chrétiens médiévaux8. Or quelles garanties lemusulman a-t-il que Mohammed n'ait pas, çà ou là, brouillé un peu les paroles de l'Angeavec les siennes propres ? 2) Même sidération, relisant le même ouvrage du GRIC, à

7

Hypocrisie (ou pharisaïsme)...Obstacle majeur. Pont pourri sous la pavementde bonnes intentions. Massignon souligne que l'islam est "mal outillé contre l'hypocrisie";les collaborateurs musulmans du GRIC avouent qu'ils sont intéressés par l'accent mis dansl'Ecriture chrétienne sur le refus du pharisaïsme

8Voir les pages 74, 91-2, 126 sqq.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 27

constater qu'il est presque élusif sur l''obstacle peut-être rédhibitoire - je le pressentais en1980 - au vrai dialogue : la prétention d'un des interlocuteurs à détenir le trésorincomparable, suréminent, d'une dictée divine.9 L'autre, alors, n'a plus, comme le lui enjointla sourate 9, qu'à se faire petit, je dirais en langue familière à s'écraser, mettant sa Bible, s'ilen a une, au pilon. Si le dialogue entre chrétiens et juifs n'est pas facile, ceux-ci doivent dumoins reconnaître que les disciples du Christ ne refusent rien de la Bible juive . Un curé etun rabbin peuvent débattre des mêmes textes, et l'on comprend fort bien que le rabbinrécuse les évangiles, mais le curé ne récuse ni la Thora, ni les Prophètes ni les Livressapientiaux, il ne les suspectera pas de malfaçon. Mais quel torticolis mental d'entrer endialogue avec des gens qui a) vous assurent que leur message est le même que le vôtre, b)considèrent cependant que le vôtre est taré, c) l'abrogent au bénéfice du leur, suffisant,exclusif, dans l'effet abrogeant. Ah! comme il fera jour sur toute la planète - je serais tentéde dire : comme il fera Dieu - le jour où le taleb, non point rival mais partenaire du curé(comme l'est souvent le pasteur), encouragera en tous lieux de l'islam la lecture de Job oude Jean.

Je ne cesse, écrivant ces lignes, de penser à ce petit groupe tunisois de chrétiens etde musulmans où j'avais ma place; j'essaie, me mettant aujourd'hui de nouveau parmi eux,à ma place, et aussi, autant que je le puis, à leur place, d'écrire non sous leur dictée - àl'évidence je tricherai avec moi-même - mais dans le souvenir de leur probité et de leursympathie exigeante mais conciliante, réconciliante. (De là le caractère délié, décousu, demon propos).

Non, je ne renonce pas au dialogue. Je veux seulement, avec netteté et honnêteté, enrepenser, pour ma gouverne au moins, succinctement les bases. En bref, qu'osé-je attendre(à charge de réciprocité) d'un musulman désireux d'entrer en dialogue ?

Certes qu'il ne soit pas un petit crétin. Qu'il ne soit pas imbu de cette idée que le seul vrai chrétien concevable serait un

musulman, à moins qu'il n'admette au moins l'éventualité inverse, que le seul vraimusulman pourrait être un chrétien.

Qu'il ne s'imagine pas indûment que les chrétiens sont, comme il se dit tropsouvent, des "gens du Livre". Non, les chrétiens ne sont pas spécifiquement des "gens duLivre"! Ce serait mal amorcer le dialogue que de nier d'entrée de jeu la spécificité del'interlocuteur. Des musulmans se satisferaient-ils d'être appelés les "gens deMohammed" ?10

Qu'il renonce à m'assommer de ses énoncés en se dissimulant sa conditiond'énonciateur. Cet article est capital. Ce qui me semble en effet absolument requis, dès quel'on s'asseoit à la table conviviale d'un débat ouvert entre gens d'une certaine culture ( je

9 p. 134 : "Nous pensons que la théorie musulmane du tahrif peut aujourd'huiparfaitement se suffire de la critique textuelle de la Bible prise en compte par les chrétiens".Bien. Mais je cherche en vain, pour le Coran, l'énoncé symétrique.

10Sur ce point l'ouvrage du GRIC fait la lumière requise.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 28

mets à part le croyant à la conviction simple et paisible), c'est que l'on prenne conscience deson extrême fragilité. Oui, de grâce, commençons par là. Nos Ecritures, toutes nosEcritures, et nos traditions, toutes nos traditions, sont fragiles, contestables, passibles d'êtrerévoquées en doute11, et le fidèle qui s'en nourrit n'a d'autre chance de les rendre réellementcrédibles que par sa qualité intellectuelle et sa conduite morale12. Je retiens ici la belleformule de Mr Talbi : "Le tahrif, c'est la déviation que subit le rayon divin en plongeant àtravers le prisme déformant de notre imparfaite humanité". Mais ce prisme, déformant il lefut déjà chez les premiers énonciateurs, prophètes hébreux, évangélistes, ou héraut duCoran. Il n'est pas d'énoncé sur Dieu et les choses divines qui ne soit tahrifé : "nul hommen'est digne de Te nommer", disait François d'Assise, qui fut un homme de dialogueadmirable. Nous sommes tous, peu ou prou, des faussaires, des faux-monnayeurs de laVérité.

LE RISQUE A COURIRMais le reconnaître exige du courage.Car le fond du fond, c'est la peur. Et la peur, qui se rempare, empêche le dialogue.Si l'on perd la peur, avec elle on perd la fausse assurance, l'arrogance obtuse, le

fanatisme, la prétention de posséder la parole ultime. Le dialogue devient possible, alors.Le dialogue idéal entre un chrétien et un musulman se fonderait, selon mon voeu,

sur la capacité pour chacun d'eux d'entrer à fond (autant qu'il se puisse) dans la foi del'autre, et cela ne se peut, me semble-t-il, que si chacun d'eux consent à ouvrir dans sapropre foi, au prix d'une gymnique spirituelle qui est la santé même de l'esprit, un soupçon,le soupçon que l'on aura peut-être fait une mauvaise mise, que l'on aura été peut-être unefameuse dupe. Sans ce doute, ce rire même (ou ce sourire) intérieur à la convictionreligieuse, celle-ci, chez les (prétendus) doctes, tourne facilement au fanatisme, trompant àson insu , au lieu de la tremper, la foi dont elle se réclame. Je signale à tout musulman quise croirait bien inspiré de répéter le discours usuel et usé (judaïque, romain, voltairien,Canard enchaîné, etc.) contre les paradoxes de la foi chrétienne que je suis en état, sur ceterrain, de le battre à plate couture. Mais …la dictée divine du Coran, n'est-ce pas une idée

11Je vois un signe, en langue arabe, dans la racine sâr qui donne sourât - sourates(avec le sème de la rangée de pierres clôturantes) - et (troisième forme verbale) sâwara,être assailli par le doute. S'il n'y a que le système de clôture, c'est le fanatisme; s'il n'y a quele doute, c'est l'impiété. Réparer dans la clôture les brèches de doute, ouvrir dans la clôturedes brèches de doute (sur soi-même, donc sur son propre discours), c'est le secret de la viespirituelle, et la chance du dialogue.

12Est-il besoin d'ajouter qu'il y a aussi un fanatisme laïc, ou positiviste, unearrogance obtuse de l'incrédulité, que beaucoup de prétendus athées ne font que balbutierun contre-catéchisme, qu'il n'y a rien de plus faible, d'ordinaire, qu'un "esprit fort" ? Lelaïciste est un autre islamiste.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 29

aussi énorme que celle du Fils de Dieu présent dans un morceau de pain ? Mohammedsimple transmetteur (sans distractions, sans ...soustractions ou... additions), n'est-ce pasaussi incroyable que le script par saint Jean des paroles exactement proférées par Jésus ?La raison, la bonne foi (sans laquelle il n'est pas de foi bonne) exigent qu'elles soientposées. Il en résulte, évidemment, la tolérance entendue en ce sens très précis qu'il va de soique nombre de gens, en ce monde où nous sommes, refusent ou rejettent la révélationcoranique ou chrétienne, et qu'il faut leur f...la paix.

COMMENT PEUT-ON ETRE CHRETIEN ? COMMENTPEUT-ON ETRE MUSULMAN ?

A ma citation de Louis Massignon : "Le Coran est une édition tronquée de laBible", Mr Ghrab opposait la pensée commune de l'islam : "le Coran est une nouvelleédition améliorée de la Bible". Je pense comme Massignon. Mais que voilà l'objet d'unbeau, d'un grand débat, que les cent cinquante pages du livre Ces Ecritures qui nousquestionnent sont loin d'avoir épuisé.

Puis-je, ce débat, documents du GRIC en main, l'ébaucher ? Je commencerais parun incident significatif. Un jour, j'entraînai sur sa demande un de mes étudiants à la messedu Père Caspar, à Monastir. Expérience faite, cet étudiant, qui devait se signaler par untravail fort intelligent sur le dialogue, me signifia, avec une fermeté laconique et courtoise,que, non, le rite catholique ne lui agréait nullement. Comme je le compris! Comme je lecomprends! Quel motif aurais-je de m'indigner ? J'étais prêt à répondre à ses questions.Autant que je me souvienne, il s'abstint de m'en poser; je ne commis pas l'indiscrétion del'interroger plus avant sur ce qu'il avait ressenti; encore moins de le catéchiser. Nous nousquittâmes dans les dispositions les plus amicales; je le revis maintes fois par après. C'estaussi à lui que je pense en rédigeant ce texte. Mais cet incident me fait revenir sur leprotocole dialogique suggéré par Mr Mohammed Talbi : vider le dialogue, recommandait-il, de "toute intention /../ de faire comprendre à l'autre des vérités qui lui échappent". Voicique je pense aujourd'hui, au contraire, que ce sont de telles vérités qu'il faudrait, pour que ledialogue soit fertile, tenter de faire comprendre! La vraie question est celle que poseMontesquieu : "comment peut-on être persan ?" J'imagine que B.O., assistant à l'office duPère Caspar, se sera demandé : "comment peut-on être chrétien ?" Je vois, pour ma part, desraisons tout humaines qui font que l'islam ait eu lieu. Mais j'attends plus. Or le discours dessciences coraniques (qirâ'ât et tafsir), des sciences du hadith, de la science du droit (fiqh)ne peut susciter chez moi au mieux qu'un bâillement poli : c'est un cache-misère, mesemble-t-il, qui dérobe la question: "comment peut-on être musulman ?" Ou : "commentpeut-on croire que le Coran soit la Parole même de Dieu ?" Autrement dit : apprenez-moi,non par des prônes ennuyeux, mais par l'examen de votre conscience la plus intime, desvérités que vous semblez détenir, qui m'échappent, que vous étouffez sous votrescolastique.

Ebauche, disais-je, d'un débat continué.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 30

LE CORAN-DICTEE Le problème du Coran - dictée…On me reproche d'établir une analogie un peu

trop marquée entre Celui-ci et les Ecritures bibliques. Mais un Livre, quel qu'il soit,majuscule ou minuscule, entre, qu'on le veuille ou non, dans la Bibliothèque universelle.Attacher à tel d'entre eux un statut si exorbitant qu'il serait mis hors rayons, c'est la règled'un jeu auquel on peut se soumettre soi-même, mais qu'il serait inconvenant et du resteinopérant d'imposer aux autres. L'analogie n'a pas de limites. Aucune instance au monde nem'empêchera de comparer une sourate à un psaume ou à un chapitre de Job. Que le Coransoit tenu pour la Parole même de Dieu, cela rend presque inévitable - l'islamologue enconvient - "une certaine idolâtrie" du Livre, explique un peu la réaction stupide du jeunebarman de mon paquebot. Quant à mon objection majeure, personne, en 1980, n'y répondaitpour la bonne raison qu'à cette date je ne l'avais pas formulée. Mais je suis frappé que, nialors, ni depuis, les membres du GRIC , autant que je sache, ni le Père Borrmans hier13, et"bien d'autres encore", n'aient clairement mis en montre cet obstacle que je crains - il mefaut le répéter - rédhibitoire au dialogue "en vérité"14, voire simplement au dialogue: lasuprématie affichée d'un Livre-aérolithe, tombé du Ciel, qui aurait les derniers mots,définitifs, du haut duquel on juge, comme du Trône divin, la valeur de tous les autres.L'inattention persévérante, à ce sujet, tant des musulmans que des chrétiens, me stupéfie15.

DIEU ET DIEULe problème du Dieu Un. J'ai trop entendu et lu d'assertions réconfortantes sur ce

Dieu qui serait le même pour ceux-ci et ceux-là. Je me suis convaincu peu à peu ducontraire. Mr Levrat répète, avec le GRIC, qu'on "ne peut parler de vérité qu'à l'intérieurd'un système de langage". Je pense qu'on ne peut parler de vérité que si l'on en cherche detoute son âme la fine pointe au-delà de tout système de langage. Il y a en revanche, qu'on leveuille ou non, autant de "dieux" que de sectes ou de religions. L'on frappe "Dieu", ou"Allah", "Gott", "God", peu importe : c'est la même note, ce ne sont pas les mêmesharmoniques. Osé-je le dire ? D'un athée comme l'admirable poète-penseur Yves Bonnefoyje me sens beaucoup plus proche que de la plupart des confesseurs de la foi musulmane. De"Dieu" l'on ne parle - c'est désormais pour moi évidence - "qu'à l'intérieur d'un système de

13Voir son Dialogue islamo-chrétien à temps et à contretemps (Saint-Paul, 2002)14Voir les pages de Jacques Levrat produites à partir d'une intervention orale à

Rabat, en 2002, à l'occasion des 25 ans du GRIC.15Ainsi Monseigneur Charles Molette, dans le Bulletin de l'Association des amis de

Louis Massignon, signale, dans le paragraphe sous-titré "exigences du dialogue inter-religieux", que le Coran "est la parole de Dieu même, émanant directement d'Allah qui l'adictée à Mahomet", sans ouvrir le moindre soupçon que cela puisse interdire un dialogue envérité.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 31

langage"16. Et non, cent fois non, il n'y a pas un langage de Dieu. (J' ajoute que "Dieu", ilconvient de Le prier, et autrement, plutôt de Le taire, de peur qu'Il ne se change enamulette verbale ou en projectile ; se taire en Dieu : dialogue optimal, convergencesympathique.)

.°.

MES OPTIONS Conclure ? Certes non.Ce serait clôture. Faire le point seulement.Je disais tantôt : qu'osé-je attendre d'un musulman désireux d'entrer en dialogue ?

La question symétrique - ce musulman, qu'ose-t-il attendre de moi ?- je ne puis y répondreà sa place. Du moins essaierai-je de dire ce qu'il peut, à l'heure qu'il est, de moi espérer.

1) Que, fidèle en cela à la leçon de saint Augustin, qui pourrait être aussi celle de ladernière sourate du Coran, je ne me reconnais d'ennemi que l'Ennemi, en sorte qu'avec lesecours de l'Esprit- Saint qui surhausse l'homme au-dessus de la raison et de la passionnaturelles je sois disposé à aimer, dans un amour embrassant la création tout entière, mêmeceux des musulmans qui, le mal soufflé dans leur coeur,haïssent et persécutent les chrétiensau lieu d'entrer avec eux en dialogue.

2) Que je ne désespère pas du dialogue, pourvu qu'il s'établisse dans la vérité, quiest toujours à chercher avec humilité, amour et humour, comme le signifiait,quelquessiècles avant le Coran et l'Evangile, le maître des maîtres en la matière, l'athénien Socrate.

3) Que je suis prêt à négocier les formulations dogmatiques auxquelles, certes,j'adhère, mais qui peuvent devenir des crans d'arrêt dans la recherche et seraient irritantesou décourageantes pour mon interlocuteur. Je prends l'exemple du dogme de la Trinité : lesmusulmans ont raison de le récuser s'il n'est qu'une image mentale; raison encore desouligner qu'il n'est nulle part énoncé, tel quel, dans le Nouveau Testament. Mais Dieu Unet Trois, avant d'être un dogme, est une révélation progressive, inépuisable, dont le mystèrese filigrane seulement dans les écrits bibliques, et à l'exploration duquel un islam ou unjudaïsme de bonne foi (l'un et l'autre coalisés, coagulés dans le refus) sont conviés avec leschrétiens. Le mot Trinité est peut-être de trop; il serait meilleur, pour que ne s'y méprennepoint le musulman, d'y substituer des approximations, et de laisser entrevoir que ce Troisrassemble, exhausse, transcende les cent Noms divins.. Et il en va de même pour le Christ :est-il Dieu, Personne divine ? Je le crois. Mais je puis comprendre la répulsion, à cetteidée, du juif ou du musulman. Ce que je suggère, avec modestie et assurance à la fois, dansla foi, c'est que cet homme, Jésus-Christ, fils de Marie et de Joseph, par tout ce qui est ditde lui, de ses actes et de ses dires, est un homme qui passe de loin l'horizon ordinaire del'humaine condition, qu'il n'est pas un prophète comme Elie ou Jean-Baptiste, qu'il est…Homme divin, Dieu fait homme ?…Il ne s'agit de rien de moins que se mettre en chemin("je suis le chemin, la vérité, la vie") avec lui.

16Voir sur ce point les pages 116 sqq. de l'ouvrage Ces Ecritures.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 32

CONTRE ET POUR LE CORANJe me suis juré d'éviter - on se le rappelle - le "ton bénin et émollient", l'"indulgence

attendrie", les "précautions", les "chatteries", les "caresses". (Parce que tout cela fleurel'hypocrisie, qui est vile et criminelle, parce que je suis convaincu, avec le philosophe deL'Ethique, qu'"un homme libre n'agit jamais par ruse, mais toujours de bonne foi"). Sur leCoran et le Prophète - on l'aura compris sans peine - mon appréciation est nuancée. Jerefuse sans la moindre hésitation le dogme de la dictée et soupçonne même certains versets,voire certaines sourates ou certains morceaux de sourates, notamment dans la périodemédinoise, d'être grevés de préoccupations mondaines17 (celle du pouvoir étant la pire,comme on le constate tout du long des âges sous tous les climats). Cette réserve faite - fortgrave, j'en conviens ( mais le moyen de plier ma raison, à ces propositions dogmatiques -origine divine du Coran, authenticité du caractère prophétique de Mohammed ? il m'yfaudrait ce que les chrétiens nomment une grâce) - ces réserves faites, donc, je continue desoussigner ce que je soussignais avec les membres du GRIC en 1987 et paye volontiers ànouveaux frais, comme je le fis en 1980, mon tribut d'admiration à un Livre où le sens duDieu unique et transcendant se donne à lire dans une langue et dans un style d'uneexceptionnelle qualité. J'ajoute que la piété sincère de tant d'hommes et de femmes qui dece Livre font leur vie, en savent par coeur, et par le coeur, des sourates entières, m'interditde le traiter avec désinvolture. Le Coran, c'est aussi le murmure, comme de source sanscesse réalimentée, de la psalmodie musulmane.

NAHDALe Coran, donc, oui et non. Ce serait oui, sans ombre de non, si l'islam en ses

forces vives consentait à reconnaître que le tahrif n'est pas seulement une affaire biblique.Mais qu'est-ce que l'islam ? Je n'apprendrai à aucun de mes lecteurs qu'il n'y a pas un, maisdes islams. Avec celui des taliban, au sens désastreux qu'une certaine région du monde aconféré au terme, je n'imagine aucun dialogue possible : gens butés et rebutants. En Francemême, je ne serais pas étonné que toutes les variantes de l'islam soient plus ou moinsprésentes . Je fais fond sur les plus ouvertes, les plus éclairées, celles qui portent l'avenir.

17On peut lire, dans le livre Ces Ecritures qui nous questionnent, p. 106, à proposdu Coran, les lignes que voici "/.../nous nous refusons /../ à trier ce qui nous semblerait purou impur, ce qui nous convient et ce qui ne nous convient pas. C'est tout le Coran qui estmarqué par l'impact de la Parole de Dieu /.../ C'est aux musulmans de distinguer ce qui estessentiel et ce qui ne l'est pas". Relues aujourd'hui, ces lignes, qui ne tinrent nul compte demes Notes de 1980, me sidèrent. Quelle autorité supra-humaine s'arroge donc le droit dem'enlever le droit de détacher du Coran des versets qui me plaisent, d'en suspecter d'autresqui me consternent ? Ce que des milliers de lecteurs, croyants ou incroyants, font pour laBible, par quel sortilège, par quel démoniaque artifice cela serait-il, à propos du Coran,proscrit ?

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 33

J'ai quelques indices18 qu'un islam rénové, rafraîchi, ouvert a l'exégèse la plus savante, necraignant pas de soumettre le Coran et son Prophète à des questions radicales, sedéveloppe inexorablement, quels que soient les crans d'arrêt. Paul Valéry, étonné, lors deson passage à Tunis en 1936, du discours archaïque, fossilisé, des notables religieux19, est cepenseur qui, en quelques pages éblouissantes, a montré que Voltaire, à titre au moins desymbole, marque un tournant, un point pivotal de l'histoire de l'esprit ; on ne peut plus,après lui, penser que dans l'ouverture maximale d'un dialogue où chaque concept, sanspréjugé doctrinal, est exploré à fond. Le christianisme n'est, pas moins que l'islam, concernépar cette nécessité de se rafraîchir, de réfléchir à nouveaux frais, et il le fait. Il ne s'agitmême pas de la modernité, en son acception aussi usuelle que vague20, il s'agit de choisirentre la léthargie dogmatique et la nahda élargie. Si Valéry ressuscité avait pu assister àune séance tunisoise du GRIC, il aurait constaté qu'il existe aujourd'hui des musulmansdont le Coran ne bloque pas la libre réflexion, avec lesquels, conséquemment, le dialogueest possible.

Il y a des islams. Il y a des musulmans. Pas les musulmans (les astreindre à uneidentité culturelle et religieuse, ce serait du racisme). Des musulmans. Je répète pour euxce que je disais naguère, dans un autre numéro d'Horizons maghrébins, sur la femme : pasles femmes, des femmes. Le dialogue est un beau risque à courir dès que l'on a en face desoi non le représentant d'une religion close mais un homme prêt, dans son rapport à l'autre,à se remettre en question, à se poser, sur sa propre foi, ces questions que je disais radicales.

Et je dirai enfin ceci. Il y a des islams, il y a surtout deux islams. L'un, grisé parl'alcool des pétro-dollars, répète, pour le pire, le jihad en ses formes les plus étroitementfanatiques, relayant, je le disais tantôt, le nazisme ou le léninisme, finissant par rendreodieux le "Dieu" dont il salit le Nom. L'autre, consterné par ce fanatisme, estnécessairement appelé à réfléchir sur les fondements mêmes de l'islam et à se rapprocherpeut-être sinon de la foi, du moins de l'attitude chrétienne. Mais cela est-il si nouveau ? J'airencontré en Algérie, au Liban, avant même mon séjour à Tunis, des musulmans modérés,pondérés, exercés aux vertus familiales et sociales, qui à l'évidence s'entendaient mieuxavec les chrétiens qu'avec leurs coreligionnaires inquisiteurs et massacreurs. Je vais plusloin (voeu ? prophétie ? mon lecteur en jugera…) : ce qui, au fond, me gêne le plus dans leCoran, donc dans la religion qui s'en réclame, conséquemment dans le dialogue avec sesfidèles, c'est le pouvoir, politique, militaire, érotique, voulu et exercé par le Prophète; or -cela est transparent - le pouvoir, sauf à gracieusement se démettre ou du moins se

18 Je citerais - je m'en abstiens par une discrétion bien compréhensible - les noms demusulmans que j'ai rencontrés, avec lesquels je sais bien que le dialogue serait, aujourd'huicomme hier, courtois et courageux, agile et absolument ouvert.

19Plus proche de notre actualité, Naipaul, dans un entretien au Monde : lesmusulmans, "c'est toujours la même chose /../on peut titiller leur cerveau pendant uneheure, ils ne bougeront pas".

20Voir M. Borrmans, loc. cit., le chapitre catholiques et musulmans face à lamodernité.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 34

circonscrire (se laïciser ?), mine, ruine la vraie relation (et la religion vraie)21 : j'ose croireque la nahda pourrait aller jusque-là, jusqu'au soupçon que …disons, avec Shakespeare,there was something rotten in the realm of Medine . Islam wahhâbite ou islam tunisois22? Jen'extravague pas : l'ijtihâd, tel que défini par les membres musulmans du GRIC23, répondprécisément à ma requête. Reste à savoir si cette idée, neuve, d'un islam délivré desfantasmes et du fanatisme du pouvoir, fera, du moins en Europe, son chemin, ou si elle serarefoulée - un temps - par l'islam méchamment missionnaire, violemment prosélyte etcontempteur des autres religions.

21A cet égard le Bouddha, qui n'exerça aucun pouvoir politique ou militaire, et nediffusa son message que par le rayonnement de sa présence et la force convaincante de saprédication, me paraît, quoique athée, plus proche du Christ que Mohammed., et sareligion, quoique athée, mieux disposée au dialogue avec le christianisme.

22Départage commode mais sommaire. Qui serait assez stupide pour croire que tousles saoudiens sont fanatiques, aucun tunisien ne l'est ?

23Loc. cit., p. 122-3. Je cite :"1. Porter un regard critique sur l'héritage théorique et juridique du passé, qui

n'est qu'une construction humaine, sacralisée par le temps.2. Se dégager des interprétations littérales des textes, et d'abord du texte

coranique, et s'inspirer de son esprit pour élaborer des solutions nouvelles adaptées à notretemps.

3. Au lieu de se polariser sur les aspects juridiques de l'islam ou sesimplications sociopolitiques, y voir avant tout un témoignage devant Dieu et devant laconscience.

4. Partir du principe de la responsabilité individuelle, sans prétendre légiférerau nom de Dieu.

5. Respecter les droits de l'homme sans réserve, y compris la liberté deconscience et de croyance, le droit à l'intégrité du corps de tout homme, y compris dudélinquant, l'égalité de droits et de devoirs entre l'homme et la femme, etc.

6. Respecter le principe de la liberté d'expression et celui du pluralismeidéologique, en tant que droits inhérents à la personne humaine et en tant que facteursd'affrontements d'où jaillira la lumière.

7. Se libérer des réflexes apologétiques ou polémiques et des discoursverbeux sur l'"authenticité", pour affronter sans peur les problèmes du présent et del'avenir…"

Avec cet islam-ci le dialogue va de soi. La société plurielle (le "villagemondial") où les religions, avec ou sans Livre, ne seraient rivales qu'à la façon dont le sontles grandes oeuvres d'art et les petits gestes du service du prochain, alors ne serait plusutopique. Je suis, en Arabie séoudite, interdit même de signe de croix : le pays, paraît-il, est

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 35

ENVOIJ'adresse enfin au musulman qui lit ces lignes, reprenant la métaphore musicale

dont je me servis tantôt pour "Dieu" (ce Do majeur de nos religions), les vers que voici,dans l'idée que là où les théologiens compliquent, durcissent, fossilisent, ferment les"fenêtres dormantes", le poète (René Char) peut ouvrir une"porte sur le toit" 24 :

"We - are we not formed, as notes of music are,For one another, though dissimilar; Such difference without discord, as can makeThose sweetest sounds, in which all spirits shakeAs trembling leaves in a continuous air ?"25

"Nous - ne sommes-nous pas formés, comme le sont des notesde musique, dissemblables, mais l'une faite pour l'autre ?Différence sans discord, c'est ainsi que s'élaborentces sons d'extrême douceur, où frémissent tous les coeurstels des feuilles tremblantes dans l'air qui ne s'interrompt."

tout entier mosquée. L'on n'y fornique donc pas ? Le monde, notamment le mondeislamique, se portera mieux quand il y aura, comme il y a une mosquée à Rome, une égliseà La Mecque.

24Le premier sous-titre du recueil Fenêtres dormantes et porte sur le toit, c'est :Faire du chemin avec…Mieux que le dialogue, les comices (cum, avec, ire, aller). Mais,pour faire du chemin, il ne faut pas s'emmurer.

25Shelley, Epipsychidion.

Jean Sarocchi 2012 Dialogue islamo-chrétien 36