Dans L'oeil de l'Aigle - Le «Comité secret» de Power (1967)

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Le «comite secret» de PowerEXTRAIT :« Selon Frénette, bras droit de Paul Desmarais et figure libérale proche de Trudeau, « la menace séparatiste est sérieuse mais a perdu son caractère irréversible*. «Au sein du Parti libéral [fédéral] », explique-t-il, «un comité secret a établi dans le but de défaire le séparatisme. Le Comité, qui comprend des ministres fédéraux du Québec comme [Jean] Marchand, [Pierre Elliott] Trudeau et [Maurice] Sauvé a adopté un plan à plusieurs volets qui pour l'instant se déroule comme prévu.» Avant d'être recruté par Paul Desmarais, Frénette était 1'adjoint du ministre Sauvé.À la convention libérale d'octobre /1967/, premier volet, raconte Frénette, « le Comité a encouragé" René Lévesque et ses sympathisants au sein comme à 1 'extérieur du Parti libéral du Québec à établir un parti distinct, qui sera battu à plate couture dans un affrontement électoral. La théorie veut que Lévesque soit moins dangereux à l'extérieur du Parti libéral qu'à 1'intérieur. »En novembre, second volet, il s'agissait d'utiliser la rencontre des États généraux du Canada français, un organisme nationaliste conservateur, pour marquer un autre point contre I'indépendantisme. « Dans le but de discréditer les inclinations indépendantistes des États généraux qui sont lourdement influencés par la Société Saint-Jean-Baptiste du Québec, le Comité a infiltré la récente conférence des États généraux et l'a encouragé à prendre sur le séparatisme une position si radicale qu'elle en devienne choquante », explique encore Frénette, selon le résumé qu'en fait Bittner.De fait, les États généraux, presidés par un professeur d'université, Jacques-Yvan Morin, ont fait grand bruit en adoptant une plate-forme indépendantiste intransigeante. Le radicalisme des débats et la marginalisation des délégations francophones hors Québec leur ont même valu l'epithète d'«anti-démocratique» du directeur du Devoir, Claude Ryan. Manipulation ou pas, les analystes d'INR, loin de conclure que le discrédit a été jété sur l'idée d'indépendance jugent plutôt que l'adhésion des États généraux aux thèses indépendantistes « ajoute de l'élan à la cause séparatiste », notamment dans « les classes moyennes inférieures » où ils recrûtent leurs troupes.« Power Corporation entend utiliser les postes de télévision et les joumaux qu'elle contrôle pour contribuer à la défaite des séparatistes à l'aide d'opérations de propagande subtile », poursuit le diplomate, qui résumé ce troisième volet que lui expose Frénette. « Une autre pierre angulaire du plan du Comité consiste à utiliser la conférence constitutionnelle » de février 1968, et à « réformer suffisamment le système fédéral pour enlever des arguments aux tenants d'un Québec indépendant ».

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JEAN-FRANgOIS USEE

DANS till

tfr>K II face ou Quebec

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Conception graphique: Gianni Caccia

Illustration de la couverture: Alain Pilon

Les Editions* du Boreal etJJsee Leconte inc.

D6p/6t Iggal: 1CT trimestr^ 1990

Bibli©theS|ue nationals du Quebec

l

Diffusion au Canada: Dimedia

Donnees de catalogue avant publication (Canada)

Lisee, Jean-Francis

Dans l'ceil de l'aigle: Washington face au Quebec

Comprend des references bibliographiques.

ISBN 2-89052-328-4

1. Etats-Unis — Relations exte>ieures — Quebec (Province).

2. Canada — Relations exterieures — Etats-Unis.

3. Canada — Histoire — Autonomie et mouvements independantistes.

4. Nationalisme — Quebec (Province).

5. Parti quebecois. I. Titre

E183.8.C25L57 1990 327.73071 C90-096123-6

A451239

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La spirale de la fureur

Les maries du nationalisme quebicois et de sa forme extreme, le separatisme,

n'ont encore ete ni contenues ni harnachies, et il est douteux qu' on retrouve jamais

une mer calme et une visibility parfaite. Walton BUTTERWORTII

ambassadeur americain a Ottawa, octobre 1967

L'homme a le cheveu court. Ras. H a une tete bien faite. Pleine. On dit qu'il invente au moins trois hypotheses pour chaque probleme. On dit qu'il peut improviser sans notes une analyse en quinze points sans perdre le fil. C'est pourquoi Walt Rostow est alle le chercher a la Columbia University de New York. L'a installe au Policy Planning Council, la branche du Depaitement d' Etat chargee de prevoir, de planifier, d' imaginer des politiques. A 1'INR on est paye pour analyser. Au Planning on est pay6 pour proposer.

On dit aussi qu'il est fantasque. Qu'il se prend pour deux autres. Qu'il met son nez dans ce qui ne le regarde pas. On dit que c'est un faucon, un alarmiste, une peste.

II a aussi un nom qui fera jurer, un jour, bien plus tard, tous les joumalistes, tous les typographes de la planete. Ses amis l'appellent Zbig. Entre eux, ses ennemis aussi. Au complet, 9a donne Zbigniew Brzezinski.

Aujourd'hui, Zbig a r6uni autour d'une table du Departement d'Etat les responsables du dossier canadien au Pentagone, a la CIA et au Departement. Moins d'une dizaine de connaisseurs sont la. Presence surprenante au milieu de ces forcats de la diplomatic, un des geants de politique interieure et 6trangere du pays s'assied parmi eux. Ex-gou-verneur de New York, confident de Roosevelt, candidat presidentiel, ambassadeur a Moscou, conseiller special du secretaire d'Etat, eminence grise du Parti d6mocrate — au pouvoir —, Averell Harriman ecoute, silencieux.

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Zbig a devant lui un memo dont il est l'auteur. Quelques pages. Un briilot. C'est le Qu6bec qui l'inquiete. Les separatistes. Leurs progres. Nous sommes le 5 octobre 1967. De Gaulle est venu, reparti, mettant le feu aux poudres. Son action, ecrit d'Ottawa l'ambassadeur Butterworth, a d6clench6 «une crise de la Confederation canadienne». Les deux grands partis provinciaux quebecois r6clament l'un, l'6galit6 pour le Quebec, 1'autre, un statut particulier pour la province. Les conservateurs fed6raux ont eux-memes epouse" le concept des «deux nations» que le premier ministre f6d6ral Pearson cotoie sans Fetreindre.

H y a pire. La (fausse) rumeur veut que 1 'Union nationale au pouvoir a Quebec ait un plan de cinq ans qui menerait a l'ind£pendance. Et une des plus importantes figures du Parti liberal, Rene" Levesque, propose un Quebec souverain associe economiquement au Dominion ainsi 6clate\ S'il convainc son parti de la justesse de ses vues lors de la convention de la mi-octobre, l'eventail politique quebecois au grand complet aura tire un trait sur la Confederation.

De toute cette activity, de cette «spirale de la fureur» selon le mot de Butterworth, Zbig retient d'abord le manifeste souverainete-association-niste de LeVesque. Cette idee-la, portee par cet homme-la, peut tout chambouler.

Brzezinski n'a que faire des analyses des diplomates made in USA. Personne ici, pense-t-il, ne connait le Quebec aussi bien que lui. Fils du consul polonais a Montreal, il a grandi dans le West Island, etudie" a McGill, senti les tensions ethniques. Ce n'est qu'a 25 ans qu'il a saut6 la frontiere ameYicaine pour entreprendre son ascension sur une 6chelle autrement plus longue que les escabeaux canadiens du savoir et de la politique. Pour Zbig, seuls les Etats-Unis sont a la mesure de son intellect, offrent les moyens de ses strategies.

Mais Montreal, sa famille, ses amis, l'equipe des Canadiens dont il estajamaispartisanlenourrissenttoujoursd'impressions,d'informations, de mises a jour du ferment quebecois. II saisit la profondeur des ressentiments, il comprend done la force du ressac. II la pressent. Et s'il superpose sur Montrdal les glissements politiques progressifs qui ont englouti sa Varsovie natale, s'il craint une jonction entre le nationalisme, le neutralisme et 1 'anti-am6ricanisme, son esprit fertile ne peut qu 'elaborer pour le Quebec des scenarios catastrophistes. Apres tout, comme le rapporte l'ambassadeur dans une depeche, le separatiste Pierre Bour-gaultn'a-t-il pas promis que «la premiere chose qu'un Quebec souverain devrait faire serait de couler un bateau au beau milieu du Saint-Laurent»? Ce qui couperait la circulation fluviale vers Toronto, mais aussi, Grand Dieu! vers Buffalo, Detroit, Chicago, le cceur industriel du pays.

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La situation est grave, explique Zbig aux responsables reunis pour cette rencontre sp6ciale. Le separatisme qu6b6cois evolue rapidement. Levesque pourrait faire basculer le Parti liberal. A terme, qui sait si nous n'allons pas «nous retrouver avec un autre Cuba sur les rives du Saint-Laurent? Y aura-t-il encore de la violence? «Nous ne pouvons rester immobiles pendant que sur notre palier se joue quelque chose de vital pour nos int6rets», dit-il en substance, selon un participant. II faut «former un comite" d'etude», «r6unir des informations, analyser la situation, prevoir les consequences», deTmir, si necessaire, une strategic

Brzezinski n'est pas seul a voir au nord-est des scenarios de fin du monde. D'Ottawa, Butterworth pense a un Etat du Quebec, «peut-etre socialiste, autoritaire, une proie facile aux influences etrangeres inami-cales», notamment celle de la France, 6crit-il ce meme mois. Ceux que l'ambassadeur appelle les «nationalistes-racistes» du Quebec auraient tot fait de transformer «leur r£serve» en enclave «6gocentrique» et «amere». Sans compter que la secession cr6erait dans la defense de l'Amenque «un trou imm6diatement apparent et dangereux».

Mais Butterworth n'est pas dans la petite salle de Foggy Bottom. Et quand Zbig a fini d'effrayer le petit groupe, une autre voix se fait entendre. Les noires predictions que Zbig avance, «quoique dans le champ des possibility, en repr6sentent le point le plus extreme», r6torque Rufus Smith, qui dirige les Affaires canadiennes et qui a sejourne au Canada pendant six ans. Smith, qui doute des conjectures quebecoises de l'intellectuel, pense que le manifeste de L6vesque ne sera pas adopte" par la convention liberate. Le Quebec n'explosera pas, affirme-t-il, contredisant point par point le calendrier des catastrophes de 1'aspirant stratege. On assistera au contraire a «un lent processus de fermentation et de n6gociations». De toute facon, ajoute Smith, «le gouvemement canadien a la situation bien en main». Lester Pearson, diplomate chevronne\ comme le chef de l'opposition, Robert Stanfield, promettent reTorme sur r£forme. D'Ottawa, Butterworth ne cesse de louer leur leadership. II y a bien, chez les lib^raux, ce Pierre Trudeau qui traite le concept des deux nations de «canular» et celui de statut particulier de «connerie». Mais, bon. II n'est que ministre de la Justice.

Et puis, cette grande 6tude du separatisme quebecois que reclame Brzezinski «peut faire dix fois plus de tort que de bien». Smith ne croit pas un instant qu'une etude majeure, «quelle que soit sa classification, puisse etre entreprise par le gouvemement americain sans que la presse en fasse etat». Imaginons un instant qu'elle tombe entre les mains des Canadiens, des Quebecois. lis sont tellement...

«Les Etats-Unis commettraient une grave erreur s'ils s'avisaient de faire quoi que ce soit d'autre, a ce stade, que de se tenir inform6s», conclut-il.

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Zbig, l'audacieux, le visionnaire, propose qu'on bouge. Rufus, le praticien, le fonctionnaire de la diplomatic, veut qu'on se taise. Harriman — le fondateur, avec Chip Bohlen et quelques autres, de la diplomatic amencaine de ce siecle — sort de son mutisme.

«Smith a raison», tranche-t-il. «I1 n'y a aucune raison de s'affoler.» Smith avait pr6sent6 ses arguments avec un brin de retenue. Harriman est on ne peut plus direct. «Oubliez ca», dit-il a Zbig. Et cessez de distribuer votre m6mo alarmiste. Averell Harriman a plus urgent a faire, il doit quitter la reunion avant la fin. Mais lui parti, elle n'a plus d'objet.

«Les discussions au sein du gouvernement ne menent pas n6ces-sairement a des decisions sp6cifiques», expliquera un Brzezinski sibyllin plus de 20 ans plus tard. «A Pepoque, nous 6tions tres peu nombreux a prendre le nationalisme qu6b6cois au s6rieux», dit-il, ajoutant: «je crois avoir attir6 1'attention des principaux dScideurs sur ce probleme».

Certainement pas l'attention de Walt Rostow, devenu principal conseiller pr6sidentiel en matiere internationale, qui n'a jamais eu vent des scenarios de son prot£ge\

Le «comite secret» de Power

II ne s'6coule pas 10 jours avant qu'une premiere prediction de Zbig morde la poussiere. La convention liberate, suivie de pres par les diplomates am£ricains a Montreal, ne fait pas la part belle aux theses de Ren6 L£vesque. Le d6put6 Pierre Laporte, «connu pour son oppor­tunisms politique» et «h6ritier pr6sum6» du chef liberal Jean Lesage, 6crit un diplomate, a combin6 ses efforts avec ceux de Lesage et d'Eric Kierans, «utilisant des tactiques de pression» sur la convention pour s'assurer de la deTaite, de toute facon probable, de Levesque. Une fois que LeVesque a pris la porte, suivi de 150 partisans, plusieurs lib£raux interrog6s par le diplomate «sont d'humeur presque triomphante». Us sont certains d'avoir crave" un abces. Bon debarras!

Le diplomate reste perplexe. Outre que la th£orie du statut particu-lier adoptee par la convention peut vouloir dire n' importe quoi, y compris «un s6paratisme de fait», il estime que l'expulsion de Levesque coutera cher au parti. «L'image d'innovation id^ologique que le parti a refl£t£e depuis 1960, l'image de Lesage le maitre politicien presidant une 6quipe de cerveaux s'opposant et se stimulant brillamment les uns les autres vient d'etre ternie par le renvoi, ex6cut6 plutotbrutalement, de L^vesque.» Ce dernier a souvent €t€ «aux premieres lignes» de la Revolution tranquille, «procurant le dynamis.ne reformateur qui a irr6vocablement change la province».

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Les forces qui l'ont Evince ont peut-6tre voulu «r6gler de vieux comptes» avec lui, plutot que rejeter ses id6es s6paratistes, «servant ici de pr6texte commode», ajoute le diplomate.

Politiquement, l'essentiel est que le Parti liberal n'embrasse pas le s£paratisme a pleine bouche. Les Am6ricains obtiennent aussi quelques rassurantes nouvelles du premier ministre Daniel Johnson.

Ext6nue\ sa sant6 compromise, Daniel Johnson pense compenser sur le sable d'Hawa'i, a l'automne 1967, Fhyperactivite" politique des derniers mois. Mais les remous qu£b6cois lepourchassent jusque sous les cocotiers. La rumeur du plan souverainiste de 1'Union nationale et Fincertitude 6conomique qui s'empare de ce qu'on appelle encore St. James Street — la rue des affaires de Montreal — font de ces vacances un des Episodes les plus bizarres de la petite histoire du Quebec.

L'homme d'affaires montr£alais Paul Desmarais et le financier Marcel Faribault rendent au premier ministre une visite aussi pressante qu'inattendue, et troublent son repos avec des histoires un peu exag6r6es de fuite des capitaux. Johnson cede a l'urgence qu'il percoitdans les voix de ses notes, et 6met un court texte, appele* d6sormais «Declaration d'Hawai'», dans lequel il semble tourner le dos au chemin autonomiste. Une phrase cl6: il afflrme ne pas vouloir «construire une Muraille de Chine autour du Qu6bec».

A Ottawa, Butterworth note que Johnson n'en continue pas moins son jeu d'6quilibriste avec ses themes «6galit6 ou independance».

Que s'est-il vraimentpasse a Hawa'i? Bryce Mackasey, alors secre­taire parlementaire du ministre federal du Travail, pr6tend le savoir: la reddition du premier ministre nationaliste. «Quand Johnson a fait sa depression a Hawai'», explique-t-il au consul g6n6ral Francis Cunning­ham, son voisin de table a une quelconque reception a Chicoutimi, les financiers f6d£ralistes montrealais qui lui ont rendu visite l'ont com-pletement pris en mains. «Ce qui signifie, selon Mackasey, que bien que Johnson dise ou fasse un certain nombre de choses pour que les separa-tistes se tiennent tranquilles, il travaille en fait main dans la main avec Ottawa», ecrit Cunningham. Mackasey confie au diplomate, pour bien souligner Fargument, que Johnson «ne va meme pas aux toilettes sans appeler d'abord Ottawa». Ce que le diplomate am£ricain, qui connait bien et admire un peu Johnson, a peine a avaler. La version du ministre «me semble simpliste et inexacte», note-t-il.

Mais que Johnson ne soit pas tent6 par le separatisme lui semble certain, et c'est ce qui compte. D'ailleurs, d6but 1968, Johnson confie, «off the record» au joumaliste du Washington Post Robert Estabrook et a un confrere allemand de passage a Quebec, que le «Vive le Quebec libre!» et les declarations souverainistes ulterieures de de Gaulle le

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mettent dans Fembarras. Aussitot sorti de chez Johnson, Estabrook n'a rien de plus presse" — bravo, la conscience professionnelle! — que de le r6peter a Cunningham, qui relaie 1'information a Washington.

Lib6raux et unionistes ayant renouvel6 leurs professions de foi fedeYaliste, toutes r£formistes soient-elles, la seule grande inconnue reside chez les separatistes avoues.

Le pouvoir federal s'en occupe. De deux facons. Lester Pearson lance une reforme constitutionnelle qui, dit-il, devrait

dormer aux Canadiens francophones l'6galite qu'ils r6clament. A Wash­ington, fin d6cembre 1967, Pearson explique longuement ses intentions au secretaire d'Etat Dean Rusk, qui a convie a sa table Walt Rostow, John Leddy et quelques autres hauts fonctionnaires dont Rufus Smith. Cet areopage — en fait, il ne manque que le President pour completer la hierarchie des responsables des dossiers US-Canada — est particuliere-ment curieux de savoir quand la tempete quebecoise s'assagira, car elle commence a souffler jusque sur les relations bilaterales.

Depuis septembre, les rapports canado-francais sont paralyses par de Gaulle. Au nouveau siege de l'OTAN a Bruxelles, a Washington comme a Ottawa, des diplomates canadiens s'epanchent sur des epaules americaines des malheurs qui affligent le Canada. Un mandarin du ministere des Affaires 6trangeres avoue meme a un responsable am6ri-cain que «le gouvernement canadien ne peut plus parler avec confiance dans ses relations internationales parce que tout ce qu'il fait ou dit est affecte par la division du Canada», resume un memo d'INR. Les diplomates americains a Ottawa avertissent qu'a l'avenir les Etats-Unis «pourront se heurter a d'embarrassantes difficult6s en traitant avec le Canada meme sur les sujets les plus anodins, des que la question de la juridiction du Quebec ou du Canada entre en jeu». La politique £trangere canadienne, important soutien de Faction americaine dans plusieurs regions, est r6duite a «Fimmobilisme», affirment les analystes du Depar-tement d'Etat.

Au diner, Pearson les rassure et leur donne «une evaluation prudemment optimiste des chances de succes» de la reforme constitu­tionnelle qui devrait calmer les choses, note Fambassadeur canadien Ed Ritchie, present a la rencontre. La conversation, ecrit Ritchie, «a peut-etre am61ior6 la perception» des decideurs presents. Peut-etre.

Les diplomates americains tombent par hasard sur le travail plus souterrain que les liberaux accomplissent pour mettre le separatisme en echec. En Janvier 1968, le conseiller economique de Fambassade ameri­caine, Edward Bittner, prend sur lui de tenir une serie d'interviews sur Fimpact Economique du separatisme. II voit des fonctionnaires du Quebec, des hommes d'affaires americains et rencontre un dirigeant de

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Power Corporation, Claude Frenette, qui lui fait ces quelques revela­tions:

Selon Frenette, bras droit de Paul Desmarais et figure liberate proche de Trudeau, «la menace separatiste est s£rieuse mais a perdu son caractere irreversible*. «Au sein du Parti liberal [federal]», explique-t-il, «un comite secret a €t€ etabli dans le but de defaire le s6paratisme. Le Comite, qui comprend des ministres federaux du Quebec comme [Jean] Marchand, [Pierre Elliott] Trudeau et [Maurice] Sauve\ a adopte un plan a plusieurs volets qui pour l'instant se deroule comme prevu.» Avant d'etre recrute" par Paul Desmarais, Frenette 6tait 1'adjoint du ministre Sauve\

A la convention liberate d'octobre, premier volet, raconte Frenette, «le Comite" a encourage" Rene Levesque et ses sympathisants au sein comme a 1 'exterieur du Parti liberal du Quebec a etablir un parti distinct, qui sera battu a plate couture dans un affrontement electoral. La theorie veut que Levesque soit moins dangereux a l'exterieur du Parti liberal qu'a 1'inter ieur.»

En novembre, second volet, il s'agissait d'utiliser la rencontre des Etats g£neraux du Canada francais, un organisme nationaliste conser-vateur, pour marquer un autre point contre I'independantisme. «Dans le but de discrSditer les inclinations independantistes des Etats generaux qui sont lourdement influences par la Society Saint-Jean-Baptiste du Quebec, le Comite a infiltre la r6cente conference des Etats generaux et l'a encouragee a prendre sur le separatisme une position si radicale qu'elle en devienne choquante», explique encore Frenette, selon le resume qu'en fait Bittner.

De fait, les Etats generaux, presides par un professeur d'universite, Jacques-Yvan Morin, ont fait grand bruit en adoptant une plate-forme independantiste intransigeante. Le radicalisme des debats et la margi-nalisation des delegations francophones hors Quebec leur ont meme valu l'epithete d'«anti-democratique» du directeur du Devoir, Claude Ryan. Manipulation ou pas, les analystes d'INR, loin de conclure que le discredit aetejete sur l'ideed'independancejugentplutotquel'adhesion des Etats generaux aux theses independantistes «ajoute a l'eian de la cause separatiste», notamment dans «les classes moyennes inferieures» ou ils recrutent leurs troupes.

«Power Corporation entend utiliser les postes de television et les joumaux qu'elle contrdle pour contribuer a la defaite des separatistes a l'aide d'operations de propagande subtile», poursuit le diplomate, qui resume ce troisieme volet que lui expose Frenette. «Une autre pierre angulaire du plan du Comite consiste a utiliser la conference constitu-tionnelle» de fevrier 1968, et a «reformer suffisamment le systeme

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federal pour enlever des arguments aux tenants d'un Quebec ind6pen-dant».

H faut croire que «le Comit6» n'avait pas un tel pouvoir. Cette conference constitutionnelle ne r6formera pas le systeme federal. Ni la suivante. Ni la suivante. Mais il ne faut pas chipoter. «Le Comit6» a atteint son objectif au Parti liberal comme aux Etats generaux et il lui reste cette carte des «operations de propagande subtile».

Interroge" vingt ans plus tard, Frenette confirme «a 90%»les propos que lui prete le diplomate. II signale cependantque «le Comite n'etait pas si secret». D'abord groupe de reflexion entre renovateurs federalistes, puis lieu de discussion strategique ou a pris forme l'equipe de Pierre Trudeau, le comite" r6unissait sa dizaine de membres tous les vendredis soir dans le bureau de Frenette a Power Corporation. Le bras droit de Paul Desmarais confirme la strategic de polarisation du debat politique quebecois et reconnait les interventions entreprises par le Comite tant aux Etats generaux qu'au Parti liberal provincial.

II rejette cependant la notion de «propagande» menee par le biais des joumaux—La Presse, La Tribune, Le Nouvelliste — possedes par Paul Desmarais. «Notre preoccupation etait beaucoup plus Radio-Canada», ou le message nationaliste 6tait vehicule\ ajoute Frenette, «meme dans le choix des pieces de theatre». La seule strategie efficace 6tait de «faire en sorte que la presence fedeYale par elle-meme devienne dominante et forcement la presse serait obligee, tout simplement, d'en tenir compte».

Chez les independantistes, le tableau n'est pas encore completement clair. II y a Bourgault, du RIN, Gilles Gregoire, le creditiste independan-tiste du Ralliement national (RN), il y a bien sur Levesque et son nouveau Mouvement souverainetS-association (MS A), puis il y a Francois Aquin, le deput6 qui a pr6f£r£ quitter le Parti liberal plutot que de signer la decla-ration-rebuffade que preparait Lesage a 1'endroit du general de Gaulle. Les diplomates pensent que le veritable leader du mouvement separa-tiste, s'il arrive a surmonter ces dissensions, s'appellera L6vesque ou Aquin. Publiquement, Aquin a affirme que Levesque etait l'homme de la situation. Mais un diplomate cite cette source travaillant au Montreal-Matin qui l'avise que «Levesque est un reveur... un bon joumaliste qui a beaucoup de charme, mais pas de sens pratique. Porte au pouvoir, ce serait Aquin qui prendrait le controle. Et Aquin serait un dictateur.» Cette idee est reprise en mai, dans une analyse de 1'INR, qui note aussi que Aquin travaille tres fort «en coulisse» pour consolider le MSA et est devenu populaire aupres de son aile «extremiste», venue du RIN. L'analyste de 1'INR le decrit aussi comme un «homme impitoyable».

II a tort. Aquin va bientot quitter la scene. Et lorsque George Denney, l'adjoint au directeur de 1'INR, qui fait une tourn6e des sou-

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verainistes qu6becois pour affiner ses analyses, vient le rencontrer en octobre 1968, il confirme sa retraite de la vie politique. L6vesque se fourvoie en pronant une association avec le Canada, lui dit Aquin. C'est avec les Etats-Unis qu'il faut construire un marche" commun. Le depute" ind^pendant est aussi un peu d£cu de la tournure des evenements, notamment de la mort r£cente de Daniel Johnson. Le premier ministre preparait l'independance, suggere-t-il. II allait conclure une alliance avec le RIN et le RN avant 1'election de 1970, puis conduire les Qu6b6cois a un referendum sur la souverainete" vers 1972-1973. Main-tenant qu'il est parti...

«Rene» chez les Ricains

Lorsqu'ils d£crivent LeVesque, les diplomates et analystes amen-cains semblent parler du politicien id£al. II peut compter sur «un soutien plus large que tout autre politicien independantiste a ce jour», il est «particulierement habile a attirer le vote ouvrier» et s'est fait connaitre comme «l'ami du travailleur», ecrit de Montreal le consul Harrison Burgess. De Quebec, Cunningham vante «son formidable charisme». A Washington, un analyste d'INR voit en lui le leader «persuasif et influent» qui «offre imagination et inspiration et donne «une nouvelle cr£dibilite» a l'idee independantiste. En plus, «la violence lui r6pugne».

Et la souverainet£-association? «Du moins en apparence, un appel au bon sens ou figurent peu d'elements de la rancceur et de la xenophobie souvent affichees par les separatistes les plus radicaux», juge une analyse d'INR. II est vrai que, «comme la plupart des nationalistes quebecois», LeVesque «s'offusque de l'envahissement de la culture amencaine au Quebec et de la grande dependance de la province envers le capital US». Mais, ajoute l'analyse, il en va de meme pour «beaucoup de Canadiens». Y compris au cabinet Pearson. Levesque, au pouvoir, exercerait proba-blement«unplus grand controle sur l'investissementetranger», quoiqu'il ait recemment affirm^ a la presse americaine qu'il ne mettrait pas un frein au «debordement» — c'est son terme incongru — de capitaux ameri-cains vers le Quebec.

Aucun qualificatif du genre «dangereux exalte» ou «radical» n'est utilise. Au contraire, explique Burgess qui l'a rencontre quelquefois, «nous avions le sentiment que Rene" [il l'appelle "Rene"] avait une influence moderatrice» sur le mouvement separatiste, un «effet de stabilisation dans une situation difficile». (Meme Pierre Bourgault se fait decerner la mention «pragmatique» par un analyste de 1'INR, pour avoir pouss^ sa formation, le RIN, a s'unir avec le MSA.)

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Son MSA sitot mis sur pied, Rene" Levesque frappe d'ailleurs a la porte de la diplomatic amencaine. II demande a Claude Morin, alors conseiller de Johnson, de lui menager une rencontre priv6e avec Francis Cunningham. En feVrier 1968, chez Pierre-F. Cote a Quebec, les trois hommes partagent le repas du soir. Levesque n'a pas de message particulier a livrer aux Am6ricains, autre que de leur r6p6ter en prive ce qu'il dit en public. Car au cours de ces rencontres, qui se multiplieront pendant toute sa vie politique, Levesque ne bat jamais en retraite. II a plutot tendance a aiguiser son propos, a tracer a traits encore plus grands sa vision politique, a livrer encore plus crument ses opinions sur ses collegues ou ennemis, ses predictions electorates.

H explique la souverainet6-association a Cunningham. Aligne les arguments qu'il vient a peine, quelques mois plus tot, d'elaborer pour lui-meme et qui ne le quitteront plus. II ne parle pas a l'AmeYicain des investissements US au Quebec, n ne le rassure pas sur 1'adhesion d'un Quebec souverain aux alliances militaires comme l'OTAN ou NORAD. n n'en parle meme pas. «H m'expliquait son point de vue qui, croyait-il, ne devrait pas effrayer les Amencains», explique Cunningham. En fait, certain de trouver chez un repr6sentant de Washington un esprit ouvert, Levesque parle par contraste de ces jeunes hommes d'affaires anglo-phones de Montreal qu'il a rencontres l'avant-veille. Apres une presen­tation d'une quinzaine de minutes, il a, raconte-t-il, senti «une haine renfrogn6e» s'emparer de l'assistance. Rien detel dans le salon de Pierre-F. Cote, ou un Cunningham parlant un francais distingue l'ecoute avec intent tout en rechauffant un cognac dans la paume de sa main.

Et ce Trudeau, qui s'eiance sur le leadership liberal federal comme porte par le Saint-Esprit et le star-system, qu'en pensez-vous? demande l'Americain, qui touche un nerf sensible. Levesque trace un portrait sans nuance de Pierre, qu'il a cotoye souvent depuis la fin des annees cinquante jusqu'en 1965. Les deux hommes se tutoient, ce qui est rare et pour Tun et pour 1'autre. Trudeau possede toutun intellect, dit Levesque. H est cultive et parle francais superbement. C'est une langue, disons, presque acquise, suggere-t-il. Car Trudeau estfondamentalementbritan-nique, explique Levesque. £a lui vient de sa mere, Mme Elliott, tres «british», et de ses etudes a Oxford. D'ailleurs, il n'y a qu'a voir le bill Omnibus de reforme judiciaire que le ministre de la Justice Trudeau a fait voter et qui l'a rendu ceiebre. Tres bon bill. Tres bon. Mais c 'est une copie conforme du projet de loi vote a Londres il y a un an.

Non. «Malgre sa culture et sa langue francaises, la composante anglaise des origines de Trudeau fait de lui l'avocat des conceptions anglaises plutot que francaises», explique Levesque, selon le resume qu'en fait le diplomate. Pas etonnant que les liberaux ontariens soient

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«tombes en amour» avec lui, affirme son frere ennemi. «La raison est simple: Trudeau leur est apparu comme le genre de Canadien francais qu'ils ont toujours attendu, c'est-a-dire un Canadien francais porteur d'id6es fondamentalement anglaises.»

Et Levesque fait cette prediction, exemple parmi cent de son optimisme impenitent: Trudeau ne pourra obtenir l'appui de la plupart des Qu6b6cois, il ne decrochera pas une majorite de sieges au Quebec et son election va accelerer l'independance, que Levesque prevoit deja pour 1972 ou 1974. Quatre mois plus tard, les libeYaux de Pierre Elliott Trudeau remportent 56 des 74 sieges du Quebec, avec 54% des voix. Quant a acc616rer l'independance...

A l'automne 1968, le consul g6n£ral a Montreal, Richard Hawkins, invite Rene Levesque a sa residence cossue de la rue Redpath qui grimpe sur le mont Royal. A la table de Hawkins, il y a aussi Edward Doherty, du Planning Council, venu se «familiariser» avec la situation. LeVesque n'a encore une fois aucun scrupule a d6voiler sa strategic Le mouvement souverainiste s'est attarde" jusqu'a maintenant a choquer le «bloody english establishment:*, dit-il. II doit se concentrer maintenant sur l'6ducation des electeurs francophones. Le chef du MSA se dit fran-chement ennuye" par Pierre Bourgault et sa dissolution unilaterale du RIN. «I1 aurait pr6f6re" que le RIN survive encore six mois, histoire d'offrir un point de ralliement aux Elements les plus radicaux.» Quant a ses vieux amis, Trudeau, Gerard Pelletier et Jean Marchand, trois colombes siegeant aujourd'hui a Ottawa, Levesque predit que, lorsqu'ils devront choisir entre Quebec et Ottawa, Pelletier et Marchand choisiront Quebec.

Quel role les Etats-Unis devraient-ils jouer dans cette affaire, lui demande-t-on? Levesque repond fermement: AUCUN. «I1 s'attend a ce que les Etats-Unis observent et attendent, sans agir, pour autant que l'independance se r6alise via le processus politique normal», resume le m6mo prepare" apres son depart. La conversation fut tout ce qu'il y a de plus plaisant, se souvient Burgess, qui y a participe.

La propension de Rene Levesque, comme celle du representant de Power, de Bryce Mackasey et de bien d'autres, a livrer aux diplomates americains des informations exclusives — parfois explosives — que ceux-ci n'auraient, en bien des cas, meme pas cherche" a solliciter, illustre un ph£nomene aussi constant qu 'etonnant. Tous les membres de la classe politique qu6becoise et canadienne semblent avoir pour la diplomatic amencaine l'attitude du p6cheur repentant au confessionnal. lis causent, d6ballent la marchandise, vendent la meche.

Les d6peches diplomatiques am^ricaines recelent des scoops qui, s'ils avaient coule a l'epoque, auraient orn6 les premieres pages et cause

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de seneux embarras aux bavards. Quelle pulsion pousse les Canadiens a livrer ainsi leurs secrets au premier Am6ricainvenu? Les leaders indepen-dantistes quebecois veulent sans doute l'absolution. Connaitre le repre-sentant de Washington, c'est deja 1 'apprivoiser. Etre recu a sa table, c'est etre promu d'un role de joueur local a celui de participant au jeu continental.

De la part des federalistes canadiens, en pleine poussee d'identite" nationale — on vient de doter le pays d'un drapeau —, engages dans une campagne permanente pour prouver que le centre du monde canadien se trouve a Ottawa, pas a Washington, les 6panchements laissent plus songeur. Veulent-ils prouver aux voisins du sud qu'ils ont les choses en main sur ce terrain particulier? Que Washington n'a pas a se faire de bile? Que tout, comme on dit, est sous controle? II y a une autre explication. Les envoy£s de Washington ont peut-etre toujours, sur tous les sujets, la meilleure vue sur la mecanique politique interne du pays. (II est cepen-dant douteux qu'a Washington, les responsables americains livrent a nos diplomates le secret de leurs campagnes electorates, de leurs combines souterraines.)

Pour les Amencains charges de prendre le pouls de la crise cana-dienne, 1'hemorragie d'informations ne pourrait tomber mieux. Car la volonte d'Edward Doherty, du Planning, de voir Levesque, comme celle de George Denney, de 1'INR, de rencontrer Aquin sont symptomatiques du regain d'interet pour le Quebec qui traverse Foggy Bottom. A 1'INR, les longues analyses se succedent a bon rythme. Au Planning, Doherty dirige un groupe de travail dont les membres proviennent de plusieurs agences du gouvernement americain, dans le but de preparer un «Na-tional Policy Paper» sur le Canada, qui comprendra un volet quebecois. L'ombre de Brzezinski, qui a quitte le Planning, hante encore les couloirs. En octobre, un cadre des Affaires europeennes au D6partement d'Etat, Robert Beaudry, consulte Rufus Smith sur ropportunite" de mettre sur pied un «plan d'urgence» dans l'eventualite d'une victoire separatiste. Encore une fois, Smith s'empare de son arrosoir diploma­tique et 6teint ce nouveau foyer d'incendie. La necessite de ce genre d'exercice, ecrit-il, est «considerablement reduite» du fait de la victoire de Trudeau aux elections de juin dernier, et des dissensions au sein du mouvement separatiste. Tout au plus Smith signale-t-il qu'il a deja reclame" aux departements du Tresor et du Revenu une «evaluation r6aliste de l'importance et de la nature des investissements americains priv6s au Quebec». Mais la requete est restee sans reponse.

Deux jours plus tard, le Parti quebecois tient son congres de fondation, affirme compter 25 000 membres et adopte une plate-forme qui le definit comme «neutraliste, pacifiste et non-nucleaire», ce que

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l'INR ne manque pas de relever. Mais il faut mettre les choses dans leur contexte, notent les diplomates. «Neutraliste, pacifiste etnon-nucleaire» recouvre presque point par point 1'orientation que donne pour 1'instant, a Ottawa, le nouveau premier ministre Pierre Trudeau.

Nixon et Trudeau

Le changement de personnel est complet. A Qu6bec, Daniel Johnson s'est eteint, Jean-Jacques Bertrand l'a remplace\ A Ottawa, Lester Pearson a cede sa place a Pierre Trudeau. A Washington, Lyndon Johnson quitte la presidence qu'a conquise un revenant, Richard Nixon.

La diplomatic am6ricaine, on l'a vu, suit la conjoncture qu6b£coise a la loupe. Chez le consul a Quebec comme a la table du secretaire d 'Etat, dans des conversations rapportees de Bruxelles, Paris, Ottawa ou Chicoutimi, on recueille les indices d'un detraquement de 1'union cana-dienne.

Fin Janvier 1969, quelques jours seulement apres l'intronisation du president Nixon, le nouveau conseiller a la S6curite" nationale, Henry Kissinger, veut faire un tour d'horizon des points chauds du globe. Le Quebec en est un. Kissinger ou un de ses adjoints demande qu'on synthetise le savoir du gouvernement ameVicain sur le Quebec, dans un memo—un «National Security Special Memorandum» — qui porte sur le Canada et quelques autres pays, disons, instables.

Ce m6mo n'est pas distribue" a n'importe qui. Le dossier queb6cois se trouve, sans doute pour la premiere fois, porte a 1'attention de l'6quipe de commandement de la politique amencaine: le National Security Council (NSC). Ce club tres select se reunit au sous-sol de la Maison-Blanche, dans la 16gendaire «Situation Room». II a pour chef le president, Richard Nixon, tout puissant. Avec lui, le vice-president, Spiro Agnew, un dinosaure politique corrompu tire de l'anonymat par Nixon; le secretaire d'Etat, William Rogers, un triste figurant; le secretaire a la Defense, Melvin Laird; et le conseiller a la Securite nationale, Henry Kissinger, qu'on ne presente plus.

C'est ici, au NSC, que les decisions se prennent. Sur ces hauteurs du pouvoir, seule I'analyse froide compte. II n'y a plus de charme de Levesque qui tienne. Plus de sympathie pour, par exemple, la facon dont on traite les francophones dans les hopitaux anglophones de Montreal — un sujet qui fait encore vibrer un diplomate americain rencontre 20 ans apres son sejour quebecois. Pearson, Trudeau, les strategies de l'Etat canadien et du jeune PQ sont examines froidement, sans s'inquieter de la bonne foi des uns ou des autres. Seuls les faits comptent ici. Les faits actuels et a venir. Par-dessus tout, leur convergence avec les interets americains.

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Au debut de f6vrier 1969, chacun des membres du NSC recoit un «National Security Special Memorandum» (NSSM). C'est le neuvieme de ces documents prepares pour les nouveaux maftres du pouvoir. Son titre, tout bete: «Revue de la situation internationale». II contient une section sur le Canada et une sous-section — la question n° 2 — sur le «Separatisme canadien». Le NSC veut savoir: «Quelle est la force actuelle du mouvement s6paratiste qu6becois? Est-il probable qu'elle augmente d'ici un, trois, cinq ans? Quels facteurs vont affecter sa force?»

La reponse tient en trois pages. Pour F instant, le Parti qu6b£cois de Levesque est une «success story». Unification des forces, recrutement des membres, organisation des comt6s. Mais les theses souverainistes progressent peu dans relectorat: 11% dans un sondage de novembre 1968, compare aux 9% d'61ecteurs ayant vote RIN et RN en 1966. Et Levesque fait face au «conservatisme fondamental de beaucoup de Quebecois», qui craignent les «consequences 6conomiques probables de la s6cession».

Oui, le Parti queb£cois va prendre des forces d'ici un a trois ans, notamment a mesure que les jeunes obtiennent le droit de vote, poursuit la reponse pr£paree pour le NSC par 1'INR. «Mais, a moins que le parti ne fasse une percee significative aux prochaines Elections provinciales», prevoit le texte, «son avenir semble s'assombrir.» En fait, tranche le memo dans sa phrase cle, «si le PQ n'offre pas plus d'espoir de succes dans cinq ans qu'il n'en offre aujourd'hui—ce dont nous sommes tentes de douter — son attrait va probablement d6cliner».

Deux facteurs influent sur la force du mouvement: les propositions de f6deralisme renouvele\ statut particulier ou autres, qui offrent des solutions moins risqu6es que l'independance. Et a Ottawa, Pierre Trudeau melange «fermete et flexibilite», tout en bilingualisant la Confederation.

Bref, dit la reponse a la question n° 2 du NSSM n° 9: pas de quoi s'affoler. «Au Quebec, comme dans le reste du Canada, on espere vivement reussir a concilier les aspirations du Quebec avec la n6cessite de preserver "un Canada".»

Quant au Front de liberation du Quebec, on l'expedie en une paren-these, le pr6sentant comme un «petit groupe extr6miste pret a recourir a la violence mais devenu de moins en moins significatif ces dernieres ann£es».

Henry Kissinger, Richard Nixon peuvent dormir tranquilles. Ou cauchemarder sur le Vietnam, le Cambodge et les communistes italiens. II n'y aura ni Cuba, ni Chili sur les rives du Saint-Laurent, ni meme de s6paratistes au pouvoir ou de nouvelle flambee de violence.

Les membres du NSC n'ont pas fini de lire le memo que le FLQ revient en scene avec le plus barbare attentat de sa triste histoire a ce jour.

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Une detonation blesse une vingtaine de personnes a la Bourse de Montreal. C'est une des six bombes qui, en fevrier 1969, annoncent le retour du terrorisme quebecois. Des explosifs sign6s FLQ sauteront encore en mai, en juin, en juillet, en aout, en septembre, en novembre, en decembre. Frappant «dans le ventre de la bete», comme dirait le Che, le Front detourne meme un avion de New York a Cuba. Et on n'est qu'en 1969.

Pierre Trudeau vient en personne a Washington rencontrer le nouveau president. Peut-etre pourra-t-il offrir a Nixon une meilleure idee de la situation queb£coise que les bureaucrates du D6partement d'Etat? De toute facon, Nixon soupconne les diplomates d'etre tous des gauchis-tes ou, ce qui n'est guere mieux, des d6mocrates. En tout cas, des incapables. Dor6navant, le pole du pouvoir en politique 6trangere quitte «Foggy Bottom» (le Departement d'Etat) — ou Nixon n'a installs qu'un gerant tranquille, William Rogers — pour se poser au bureau de la Maison-Blanche — ou il fait emmenager le veritable stratege, Kissinger.

Trudeau se prepare a cette visite. C'est la premiere fois qu'il est recu a la Maison-Blanche. II n'y a pas si longtemps, a cause de ses voyages en Chine et en URSS, les agents d'immigration americains le refoulaient a la frontiere. II s'attend a ce que Nixon lui pose des questions sur le Quebec. H demande d'ailleurs a son personnel de lui preparer des notes, au cas oii Nixon l'interrogerait sur son programme social — Trudeau promet de transformer le Canada en une «societe juste» — et sur «les problemes et perspectives du f6d6ralisme canadien et la situation du Qu6bec».

Le Canadien 6tait dispose a retourner la politesse en s'enquerant des politiques de son note... pour r£soudre les problemes des ghettos noirs des grandes villes amencaines.

Pierre Trudeau est-il d6cu? Dans sa conversation en tete-a-tete avec le chef d'Etat americain, le Quebec n'appelle meme pas un commentaire. II n'y en a que pour l'OTAN, la Chine, le Vietnam, le Pape et le ble.

Seul un journaliste qui a encore le mot de de Gaulle en tete interroge le premier ministre sur ce delicat sujet. «Je pense que vous l'avez invite" a visiter votre pays», repond Trudeau. C'est exact. Nixon tient a ce que son modele de leader vienne aux Etats-Unis en visite officielle. «Nous verrons», reprend le premier ministre espiegle, «ce qu'il fera s'il se rend en Louisiane.» Trudeau est gentil. II r6v£lera le fond de sa pens£e sur de Gaulle une fois que ce dernier aura quitte" ce monde. Le General etait «un type odieux» («obnoxious fellow»), dira-t-il. Le sentiment 6tait r6cipro-que.

Au sortir de cette premiere rencontre avec Nixon, le ministre canadien des Affaires etrangeres, Mitchell Sharp, echange ses impres-

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sions avec Trudeau. «Cet homme n'a pas de convictions profondes sur quoi que ce soit», note le ministre Sharp.

E n'en a pas tellement sur le Canada, en tout cas. Toute la diplomatie canadienne se souvient qu'en conference de presse, le president Nixon affirme que «le Japon est notre plus grand client au monde et nous sommes leur plus gros client au monde». Zero, l'etudiant Nixon. Le Canada, 1'Ontario a elle seule, m6ritent ces deux titres.

Nixon n'est pas le seul cancre. Henry Kissinger, a l'epoque ou il enseignait, cite un jour dans un cours un certain Mackenzie King (le premier ministre canadien pendant la Seconde Guerre). Soudain, le professeur se trouve pris en deTaut: «King, de quel pays venait-il, au juste?» s'interroge-t-il tout haut.

«Du Canada!» crie alors, furieux, un etudiant canadien assis dans la classe.

Envahir Terre-Neuve?

Un de ces diplomates dont Nixon se meTie decide, a la fin de 1969, de pondre sa propre analyse de la situation queb£coise. On envoie parfois les diplomates de carriere faire un peu de gymnastique intellectuelle au National War College, a Washington. On leur demande d'6crire un m6moire sur un sujet qui n'est pas de leur champ de competence habituel. Roger Provencher est un specialiste de 1'Union sovi&ique. Son sejour a Montreal pendant 1 'Expo 67 constituait un interessant detour, entre deux affectations a Moscou. II decide d'ecrire son texte de 77 pages sur «Le s6paratisme qu6becois: un probleme g6opolitique».

«Le r£sultat final le plus probable de l'independance du Quebec seraitdes Etats-Unis agrandis»,pense Provencher, qui prevoit l'absorption des provinces de l'Ouest et des Maritimes par les USA. Le nouveau pays serait «voisin de deux petits pays, le Quebec et l'Ontario», ecrit-il. II ne dit pas si c'est une bonne nouvelle. II y en a une mauvaise:

«Un Quebec independant tomberait presque certainement sous la domination d'extremistes de gauche ou de droite et les Etats-Unis pourraient bien se retrouver avec un Cuba encore plus dangereux a sa porte», note Provencher, qui 6crit ce texte pendant que les bombes sont presque devenues affaires de routine a Montreal. Des manifestations violentes ont aussi marque" l'ann6e qui s'acheve, culminant le 7 octobre par une nuit de saccage et de bombes incendiaires pendant une greve des policiers et des pompiers de Montreal. Les diplomates amencains a Montreal, cites par Provencher, relevent la presence de «separatistes» a la tete des «bandes de voyous qui ont brule et pille le centre des affaires» en cette nuit folle.

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Provencher fait bien sur la distinction entre ces extremistes et les moderns comme Levesque qui «comptent sur notre aide apres l'inde-pendance».

Un Quebec independant n'en poserait pas moins des problemes geopolitiques de taille. Si Quebec d£cidait de conqu£rir le Labrador et que Terre-Neuve demandait Faide americaine, «r6sisterions-nous a l'agression du Qu6bec?» demande-t-il.

Outre sa certitude que la question qu6becoise doit etre 6tudiee de plus pres par Washington, Provencher n'offre qu'une recommandation: augmenter la presence americaine au Quebec et «entretenir des rapports personnels avec les separatistes chaque fois que c'est possibles De tels liens «pourraient g6n6rer des dividendes importants pour les Etats-Unis a l'avenir, particulierement si la tendance favorable a l'independance s'intensifie».

Rien ne permet de conclure que le texte, par definition confidentiel, ait suscite" une nouvelle reflexion au sein de 1'administration americaine. II en a cependant inspire" une aux Canadiens qui ont reussi, d'une facon ou d'une autre, a s'en procurer une copie. Lorsqu'a l'automne 1970, soit six mois apres la remise du texte, Provencher retourne a Moscou, il se fait apostropher par l'ambassadeur canadien Robert Ford. «I1 etait tres au courant du contenu de mon texte», se souvient Provencher, «et il n'en 6tait pas tres content.»

Comment Ford, a Moscou, peut-il connaitre le contenu d'une these non distribuee a Washington? Mystere. Provencher hausse les epaules. «Les Canadiens devaient avoir leurs sources.»

«Le Parti liberal federal a decide...»

Le premier test grandeur nature des theses independantistes est a portee de la main. Le gouvemement de l'Union nationale, use par tant de remous, va bientot d6clencher une Election. Le Parti qu6b£cois de Ren6 Levesque, son 61an a peine sap6 par la folie terroriste du FLQ, va faire son entree a l'Assemblee nationale.

«Une nouvelle crise, aux proportions imprevisibles, est peut-etre en train de se d6velopper au Canada au sujet du Quebec», ecrit en octobre 1969 le nouvel ambassadeur americain a Ottawa, Adolph Schmidt. Dans une longue depeche diplomatique a Washington, il revele la strategic quebecoise du premier ministre Trudeau, telle que la lui a resumee une source apparemment toute proche du Prince.

Le premier ministre a decide de faire du separatisme la question essentielle de sa politique, «jusqu'a negliger et sacrifier si necessaire les

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questions peYipheriques». Ottawa concentre ses efforts sur 1'Election provinciale qui s'en vient, et veut faire en sorte qu'elle «pfesente aux electeurs un choix net entre le federalisme et le separatisme». Un pfealable: s'assurer qu'un candidat franchement fed6raliste soit en course. Mais 1'ex-premier ministre Jean Lesage a c6de la place. II faut encore lui trouver un remplacant a la tete du Parti liberal provincial. «Le Parti liberal federal a decide que le leader de l'organisation liberate provinciale au Quebec doit etre un partisan du federalisme», rapporte Schmidt.

Ce n'estpas encore sur. La purge des elements pro-Levesque n'apas extirpe" tous les lib6raux aux tendances souverainistes, pense le premier ministre. «Des trois favoris pour la course a la direction du Parti liberal provincial, un se declare pret a prendre une position fed6raliste», dit la source. Schmidt suppose qu'il s'agit de Robert Bourassa. «Un autre est assis entre deux chaises mais va probablement se decider pour le fed6ralisme (l'ambassade suppose qu'il s'agit de [Pierre] Laporte) et un va probablement ne pas etre en mesure de prendre 1'engagement moral que reclame Trudeau (l'ambassade suppose qu'il s'agit de [1'ex-ministre de la Justice Claude] Wagner).»

«Si par quelque bizarrerie du destin Electoral, un non-federaliste venait a emporter la course a la direction liberate, le Parti liberal federal a decide qu'il pfesenterait son propre candidat a rejection provinciale (pas n6cessairement le ministre [Jean] Marchand)», ajoute Schmidt. La depeche ne precise pas comment Trudeau s'y prendrait pour deloger le nouveau leader liberal provincial, ni si le premier ministre pr6senterait des candidats federal istes contre certains lib6raux provinciaux aux 61ections.

Dans une depeche subs6quente, Schmidt precise qu'un proche de Trudeau, Jean-Pierre Goyer, rectifie le tir. «Le Parti liberal federal n'appuieraitpas la campagne» d'un leader liberal provincial qui ne serait pas suffisamment federaliste, «et, par son silence, pourrait contribuer a l'61ection [du premier ministre unioniste Jean-Jacques] Bertrand, dans la mesure, bien sur, ou ce dernier continue a appuyer le federalisme».

La bagarre entre liberaux n'aura pas lieu. Car c'est finalement Robert Bourassa, completement revenu d'un flirt pourtant recent avec les theses de L€vesque — c'est chez lui et en mangeant le spaghetti de sa femme que les futurs fondateurs du MSA se rencontraient — qui triomphe au congres liberal.

Mais Bourassa «peut-il arreter la diffusion du separatisme?» de-mande 1'INR dans une analyse avant de fepondre: en gros, «oui». Bourassa fait preuve d'une «science en economie qui est largement reconnue — meme par ses rivaux», lit-on. «Meme s'il n'est pas un

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"swinger" du genre de Trudeau, la jeunesse, l'energie et les qualites evidentes de Bourassa devraient attirer les electeurs plus jeunes, la communaute des affaires et ceux qui sont m£contents de la situation economique.» Bref, «Bourassa pourraitbien etre l'homme qui concr6ti-sera le reve de Trudeau d'endiguer la contagion separatiste».

Le Parti liberal du Quebec bien assis dans le lit federaliste, ecrit encore Schmidt a Ottawa, Pierre Trudeau compte s'astreindre comme prevu a discr6diter VUnion nationale et le premier ministre Jean-Jacques Bertrand, depeints comme des complices des independantistes, coupables de «garder des separatistes au sein de leur gouvernement».

Les Americains n'ont pas de doute sur la conviction federaliste du premier ministre Bertrand, mais le consul general a Quebec, Joseph Montllor — d'origine catalane, il a remplace Cunningham —, reste bouche b6e lorsqu'il entend une des figures les plus conservatrices du cabinet unioniste lui tenir des propos que FAmericain juge «tres auda-cieux». Lors d'un cocktail, Mario Beaulieu, ancien proche de Johnson puis ministre senior dans le gouvernement, se plaint a Montllor du peu de respect que les Anglo-Canadiens ont pour les francophones. Beaulieu n'a pas beaucoup plus de tendresse pour les vis£es francaises sur le Qu6bec. Mais lui qui s'apprete a introduire dans la campagne electorate l'idee de «marche' commun Qu6bec-USA» affirme au diplomate ameri­cain que «si nous devions choisir» entre le Canada et la France, «nous serions mieux avec les Etats-Unis». Montllor se souvient que Beaulieu a fait devant lui l'eloge de «la tolerance am6ricaine», s'appuyant au premier chef sur I'exemple de Porto Rico, un protectorat amencain. Un Quebec ainsi associe aux Etats-Unis, dit Beaulieu a Montllor, «pourrait probablement avoir une relation dans laquelle sa dignite" serait res­pected*.

Montllor ne sait pas si Beaulieu lui envoie «un signal». Mais il sent que le ministre «tient vraiment a son opinion». «C'en 6tait presque risible», commente le fils de Catalan.

Trudeau, lui, n'a pas foi en l'Union nationale. II veut eliminer cette zone grise entre f6deralisme et independantisme. Sa strategie vise a diviser le Quebec en deux: separatistes pequistes et federalistes liberaux. «I1 faut esperer», commente l'ambassadeur Schmidt, «que la strategie de Trudeau est fondee sur un calcul froid et exact, qu'il a raison de croire la situation mure et la victoire sure, car un combat prolonge et intense pourrait couter cher a toutes les parties en presence.» De toute fa?on, ajoute Schmidt, «l'effort vigoureux de Trudeau pour prendre l'initiative dans ce probleme fondamental du Canada est courageux».

Mais risque. Six mois plus tard, la polarisation souhaitee par Trudeau s'incarne dans une dangereuse r6alite: la forte montee du Parti

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queb6cois. A six jours de 1'Election, Schmidt reprend la plume pour aviser Washington de la tenue «d'une des plus importantes elections de l'histoire du Canada». L'ambassadeur pense qu'un «important vote independantiste, qui semble maintenant possible, pourrait d&6riorer la situation au Quebec et menacer la stability politique du Canada, qui constitue la moiti6 de notre continent et notre plus important partenaire commercial*.

Schmidt, qui signe la depeche prdparee par ses conseillers poli-tiques, pr6voit que le Parti qu6b6cois emportera entre 25 et 30% des voix — il en recueillera 26% — mais, «a cause des caprices» du systeme parlementaire, ne d&iendra «qu'entre cinq et dix sieges sur 108 a l'As-sembl€e». Le PQ en obtiendra sept.

Schmidt ne sait pas si Robert Bourassa pourra former un gouverne-ment majoritaire, c'est le seul point faible de son analyse. Mais son intuition de diplomate lui fait percevoir un «danger» dans la distorsion qu'il preVoit entre le vote pequiste et le nombre de sieges qui seront accorded au Parti qu6b6cois. II pr6dit: «Les extremistes» qu'il croit voir «au sein du PQ» — mais il n'est pas le seul a faire cet amalgame — «d6ja sceptiques quant au processus electoral, vont d6savouer les resul-tats de l'election et retourner a la violence et a la terreur.»

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502 DANS L'CEIL DE L'AIGLE

Archives publiques

Franklin D. Roosevelt Library, Hyde Park, NY. John F. Kennedy Library, Boston, Ma. Lyndon B. Johnson Library, Austin, Tx. Nixon Project, Alexandria, Va. Jimmy Carter Library, Atlanta, Ga. George Aiken Papers, University of Vermont in Burlington. Washington University Archives, Washington. Archives Nationales du Canada, Ottawa. Archives de FUniversite" de Montreal. Library of Congress, Washington.

Archives personnelles

Larry Black, New York. Mme Richard Hawkins, Washington. Claude Malette, Montreal. Lawrence Martin, Ottawa. Mme Doris Topping, Washington. Theodore Valance, Penn State. Andre- Patry, Montreal.

Sources gouvernementales

Central Intelligence Agency, Langley, Va. Defense Intelligence Agency, Washington. Department of Defense, Washington. Federal Bureau of Investigation, Washington. Ministere des Affaires internationales, Quebec. Ministere des Affaires exteYieures, Ottawa. National Security Agency, Fort Meade, Md. State Department, Washington. U.S. Army Corps of Engeneers, New York.

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NOTES ET REFERENCES 517

5. La spirale de la fureur

page 100 [Butterworth] Signe une longue analyse «Quebec - Separatism in Flood Tide», Ottawa A-474, 24/10/67, CONFIDENTIAL.

page 100 [Zbig Quebec] Recit de la reunion convoquee par Brzezinski et de son propos, tir6 d'une lettre de Rufus Smith a Walton Butterworth, 20/10/67, SECRET, d'un entretien avec un participant qui requiert l'anonymat et de brefs commentaires de Brzezinski a l'auteur, Wash., 17/7/89. Le memo de Brzezinski, date" du 2/10/67, n'a a ce jour pas 6t6 declassify par le Departement d'Etat. Son auteur, prdtextant la «s6curite" nationale» a refuse" de nous en returner pr£cisement le contenu.

page 100 [Bourgault socialiste] Butterworth, Ottawa A-474,24/10/67, CON­FIDENTIAL.

page 101 [Fureur] Butterworth, Telegram Ottawa 0347, 25/9/67, CONFI­DENTIAL.

page 101 [Trudeau canular] Butterworth, Telegram Ottawa 0347, 25/9/67, CONFIDENTIAL.

page 102 [Rostow] Entretien, supra. page 102 [Convention liberate] Airgram Quebec A-64,17/10/67, UNCLAS­

SIFIED, signee par Frederick Quin, 1'adjoint de Cunningham. Quin a assist^ a la convention.

page 103 [Mackasey-Post] Lettre de Cunningham a l'ambassade, 1/3/68, CONFIDENTIAL. Airgram Quebec A-127, 6/2/68, CONFIDEN­TIAL.

page 104 [Pearson-Rusk] Telegram de Ed Ritchie, 29/12/67, Archives na­tionals Ottawa (ci-apres ANO) (Ace 80-10/022, box 43, file 20-cda-9-Pearson, pt 9). Liste des invites dans «Memo For the Prime Minister», 27/12/67, SECRET, Archives publiques du Canada (M.C. 26, N4, Vol. 119, File 313.4) dans ALM.

page 104 [Immobilisme] Dans une analyse de 35 pages de ITNR, «Quebec, Ottawa, and Confederation — the 1968 Round Begins», Research Memorandum, 2/2/68, SECRET/NO FOREIGN DISSEM/CON-TROLLED DISSEM. Sa publication est posterieure a la rencontre Rusk-Pearson mais elle tire ses donnees de rapports d'ambassade recus depuis septembre 1967.

page 105 [Power] Airgram Ottawa A-843, 18/1/68, LIMITED OFFICIAL USE. Frenette explique que les groupes nationalistes et independan-tistes, vu leur nombre, occupaient tout le terrain mSdiatique, alors que les voix federates, trop peu actives et nombreuses, semblaient debordees. Provoquer une polarisation politique entre independan-tistes et f6deralistes permettait de simplifier, et d'equilibrer, le jeu, explique-t-il. II souligne egalement que Power s'etait departi, au d6but de 1968, de ses postes de television et de radio. Entretien tel., Montreal, 15/2/90. Dans The Canadian Establishment, Peter C. Newman ecrit au sujet

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518 DANS L'CEIL DE L'AIGLE

de Frenette que «lorsqu'il etait vice-president de Power, il a rem-porte1'Election a la pr6sidence de la Federation liberate du Quebec [la section provinciale du parti federal] contre un candidat anti-reformiste. Pierre Trudeau a fait irruption dans sa chambre d'hotel, l'a etreint et lui a dit: "On a battu les batards; maintenant on peut accomplir quelque chose"» (Toronto, McClelland, 1975, p. 50,57, 75).

page 105 [Etats generaux] INR sur Etats geneYaux dans «Quebec, Ottawa...».

page 106 [Aquin dictateur] Dans Airgram Montreal A-124, 28/12/67, LIMITED OFFICIAL USE. Cette description sera reprise dans «Levesque Trying to Form Broad Separatist Front in Quebec, but Obstacles Remain», INR Research Memorandum, 15/5/67, CON­FIDENTIAL/NO FOREIGN DISSEM/CONTROLLED DISSEM. Sur Johnson, dans Memorandum of Conversation, 2/10/68, LIM­ITED OFFICIAL USE, en presence de George C. Denney de l'INR et du consul a Montreal, Harrison Burgess.

page 107 [Levesque] Burgess dans Airgram Montreal A-124, 28/12/67, LIMITED OFFICIAL USE. Cunningham, dans «The View From Quebec in January 1968», Airgram Ottawa A-937,6/2/68, CONFI­DENTIAL. INR dans «Quebec, Ottawa,...».

page 108 [LeVesque-Cunningham] Lettres de Cunningham a l'ambassade, 12/2/68, et 1/3/68, CONFIDENTIAL; entretien avec Francis Cun­ningham, supra, et avec Claude Morin, infra; et entretien tei. avec Harrison Burgess, Wash.-Charlottesville, 23/7/89.

page 109 [Levesque Doherty] Airgram Montreal 4/10/68, LIMITED OFFI­CIAL USE.

page 110 [Beaudry-Smith] Quebec Contingency Planning, 11/10/68, SE­CRET.

page 110 [Pacif iste] «Major Separatist Group Form Single Party in Quebec», INR Intelligence Note 857, 5/11/68, CONFIDENTIAL/NO FOR­EIGN DISSEM/CONTROLLED DISSEM.

page 111 [NSC] United States Government Memorandum, Information on Canadian Separatism for NSSM9,30/1/69, SECRET. Cette reponse a pu etre modifiee par le personnel du NSC avant son integration dans le NSSM final.

page 113 [Trudeau-Nixon] Documents de preparation au voyage dans le Memo for the PM «Your talks with President Nixon March 24 - 25» et «Appendix B, The Prime Minister's meeting with President Nixon - Possible annotated agenda -1 - The Porspects and Problems of Societies in North America», CONFIDENTIAL. Aux Archives nationales, dans RG25 ACC 80-81/022 box 44/file 20-cda-9. Un archiviste ayant lu le compte rendu ecrit du tete-a-tete Trudeau-Nixon certifie a l'auteur que le sujet quebecois n'a pas ete souleve.

page 113 [Trudeau-Louisiane] Cite par Lawrence Martin, The Presidents..., p. 241. «Obnoxious», dans Washington Post, 7/5/77. Reciproque, voir de Gaulle et Rossillon, chapitre 7.

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NOTES ET REFERENCES 519

page 114 [Sharp] Mitchell Sharp, entretien teL, Ottawa, 8/6/89. page 114 [Nixon-Japon] Cite" dans Wall Street Journal, 7/11/71. page 114 [Kissinger-King] Selon Louis Balthazar et Alfred Hero, Le Devoir,

7/5/14. page 114 [Provencher] Roger Provencher, Quebec Separatism: A Geopoliti­

cal Problem, Washington, National War College, mars 1970, p. 38, 57-61. Provencher, entretien, supra.

page 115 [Schmidt-Trudeau] Telegram Ottawa 1630, «Quebec Separatism: Another Crisis Building?», 24/10/69, SECRET. Schmidt ne nomme pas sa source dans ce Telegram, mais un de ses informateurs est Jean-Pierre Goyer, secretaire parlementaire du ministre Mitchell Sharp et proche collaborateur de Trudeau. Schmidt cite des propos similaires de Goyer dans un Airgram A-830, «Prime Minister Trudeau's Views on Quebec», 11/11/69, SECRET. Plutot que de presenter ses propres candidats liberaux si le leader provincial n'est pas f6deraliste, Goyer note que, par son silence, le Parti liberal federal pourrait favoriser la reflection de Jean-Jacques Bertrand: «Ils pr6fereraient cependant recruter le ministre (...) Jean Marchand comme leader liberal*.

page 116 [Bourassa-INR] Dans «Canada: Implications of Bourassa's elec­tion as leader of Quebec Liberals*, INR, 21/1/70, CONFIDEN­TIAL/NO FOREIGN DISSEM.

page 117 [Beaulieu-Montllor] Entretien Joseph J. Montllor, Wash., 22/2/89. page 118 [Schmidt-PQ] Telegram Ottawa 0543, «National Significance in

April 29 Quebec Provincial Election.*, 23/4/70, CONFIDENTIAL.

6. Snoopy flaire 1'insurrection appr£hendee

page 119 [Cross] Le Britannique fait cette r6flexion au negociateur du FLQ, Me Bernard Mergler, alors que ses quatre ravisseurs et les epouses de deux d'entre eux viennent de le confler a la garde du consul general de Cuba sur le terrain de l'Expo. La citation, publiee dans le Toronto Daily Star du 9/3/71, est reprise dans un rapport americain sur la crise. Voir infra.

page 119 [Johnson] William «Mac» Johnson, conseiller politique a Ottawa 1964-1969, directeur des affaires canadiennes au Departement d'Etat 1969-1973, adjoint de l'ambassadeur a Ottawa 1973-1976; entretien, Wash., 14/3/89.

page 119 [Macuk] David Macuk, conseiller politique a Ottawa de 1968 a 1972, entretien, Wash. 7/3/89.

page 119 [Vallieres] Cite" dans Louis Fournier, F.L.Q.: Histoire a" un mouve-ment clandestin, Montreal, Qu6bec/Amenque, p. 92.

page 120 [Attentats] Bombe 1965, New York Times et New York Herald Tribune, 2/5/65; La Macaza et United Aircraft, Fournier, op. cit.,

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DANS 1 I I L DE I'AIGIE Que pensent les Americams du nationalisme quebecois?

Comment I'oeil de I'Aigle verrait-il un Quebec souverain?

Grace a 240 interviews d'hommes politiques, de

conseillers presidentiels, d'agents de la CIA et de

diplomates, apres avoir mis au jour d'imposantes archives

jusqu'ici tenues secretes, le journalists Jean-Francois

Usee a tisse la trame vivante et enlevee de I'histoire des

relations Quebec-Washington depuis le debut de la

Revolution tranquille.

Pourquoi la Maison-Blanche s'est-elle inquietee du «Vive

le Quebec libre» de de Gaulle? Pourquoi Pierre Elliott

Trudeau a-t-il voulu rencontrer I'ambassadeur americain

des le lendemain de I'election du Parti quebecois?

Pourquoi Rene Levesque livrait-il ses secrets aux

diplomates americains? Quel role jouaient a Montreal la

CIA, les services secrets sovietiques et cubains?

Kennedy, de Gaulle, Nixon, Reagan, Trudeau, Levesque,

Panzeau et une troupe d'espions, de banquiers et de

generaux comptent parmi les protagonistes que Ton voit

defiler Dans I'ceil de I'Aigle.

Un document qui se lit comme un roman a suspense; un

Iivre essentiel pour comprendre les enjeux du Quebec sur

le plan international.

«Du grand journalisme. De John Fitzgerald Kennedy a Ronald Reagan, Jean-Francois Usee a remarquablement decode I'attitude americaine face aux soubresauts du nationalisme quebecois.»

Pierre Nadeau

ISBN 2 89052 328-4

9 782890 523289 IMPRIME AU CANADA

VILLE DE MONTREAL II

3 2777 0161 2977 2

Depuis I98I, Jean-Francois Usee

a ete correspondant a Paris et

a Washington pour plusieurs

publications quebecoises,

notamment La Presse, lActualite

et LeSokil, et pour I'hebdoma-

daire parisien L'Evenement du jeudi

II a egalement fait paraitre des

articles dans le New York Times,

le Washington Post, Le Monde,

Liberation et Llxpress