Criminologie

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PLAN DU COURS DE CRIMINOLOGIE : ASPECTS SOCIOLOGIQUES TITRE 1 : DE LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE A LA SOCIOLOGIE PENALE Section 1 : Définition de la criminologie I. L'objet de la criminologie II. La criminologie : une criminogénèse ou une étude de la normativité pénale ? Section 2 : Le champ du savoir criminologique La criminologie : un champ de connaissance à géométrie variable II. Criminologie et droit pénal III. Criminologie et pénologie IV. Criminologie et criminalistique Section 3 : La criminologie est-elle une science ? TITRE 2 : LES GRANDES THEORIES SOCIOLOGIQUES DU PHENOMENE CRIMINEL Introduction : De l'anthropologie à la sociologie criminelle Section 1 : L'anthropologie criminelle Section 2 : La théorie de Lombroso Section 3 : Les critiques de la théorie de Lombroso Chapitre 1 : La criminologie comme criminogénèse Section 1 : Une analyse sociale du phénomène criminel Section 2 : Une analyse sociologique du phénomène criminel Section 3 : Les travaux anglo-saxons : les études de criminologie sociologique Chapitre 2 : Une rupture épistémologique : la sociologie pénale Section 1 : Le paradigme du contrôle social Section 2 : L'étude de la normativité pénale TITRE 3 : L'INVESTIGATION SOCIOLOGIQUE EN CRIMINOLOGIE Introduction : Les exigences de la recherche Section 1 : Les étapes de la recherche Section 2 : Les niveaux de la recherche Chapitre 1 : Les techniques de recherche quantitatives

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PLAN DU COURS DE CRIMINOLOGIE : ASPECTS SOCIOLOGIQUES

TITRE 1 : DE LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE A LA SOCIOLOGIE PENALE

Section 1 : Définition de la criminologieI. L'objet de la criminologieII. La criminologie : une criminogénèse ou une étude de la normativité pénale ?

Section 2 : Le champ du savoir criminologiqueLa criminologie : un champ de connaissance à géométrie variableII. Criminologie et droit pénalIII. Criminologie et pénologieIV. Criminologie et criminalistique

Section 3 : La criminologie est-elle une science ?

TITRE 2 : LES GRANDES THEORIES SOCIOLOGIQUES DU PHENOMENE CRIMINEL

Introduction : De l'anthropologie à la sociologie criminelleSection 1 : L'anthropologie criminelleSection 2 : La théorie de LombrosoSection 3 : Les critiques de la théorie de Lombroso

Chapitre 1 : La criminologie comme criminogénèseSection 1 : Une analyse sociale du phénomène criminelSection 2 : Une analyse sociologique du phénomène criminelSection 3 : Les travaux anglo-saxons : les études de criminologie sociologique

Chapitre 2 : Une rupture épistémologique : la sociologie pénaleSection 1 : Le paradigme du contrôle socialSection 2 : L'étude de la normativité pénale

TITRE 3 : L'INVESTIGATION SOCIOLOGIQUE EN CRIMINOLOGIE

Introduction : Les exigences de la rechercheSection 1 : Les étapes de la rechercheSection 2 : Les niveaux de la recherche

Chapitre 1 : Les techniques de recherche quantitativesSection 1 : Les statistiques criminellesSection 2 : Que mesurent les statistiques ?

Chapitre 2 : Les techniques de recherche qualitativesSection 1 : Le questionnaireSection 2 : L'entretien

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TITRE 1: DE LA SOCIOLOGIE CRIMINELLE A LA

SOCIOLOGIE PENALE

Au contraire du droit ou de la médecine, la criminologie, surtout dans ses aspects sociologiques, est une discipline relativement jeune. Et pourtant, elle a déjà une histoire assez mouvementée et assez compliquée.

Il est presque toujours arbitraire de vouloir fixer une date de naissance à l'apparition d'une nouvelle discipline. Le mot de "criminologie" a été employé semble-t-il pour la première fois par un français, Paul TOPINARD dans un livre paru en 1887, qui s'intitule "L'anthropologie criminelle".

De leur côté, les auteurs de manuels de criminologie nous enseignent que les fondateurs de la criminologie ont été trois savants italiens :

- Cesare LOMBROSO (1835-1909), médecin militaire, dont l'ouvrage "l'Uomo delinquente", paru en 1876 sous le titre "L'homme criminel", constituerait, en quelque sorte, l'acte de naissance de la criminologie

- Enrico FERRI (1856-1929), professeur de droit et sociologue, auteur d'un livre intitulé "Sociologie criminelle", paru en 1881 sous le titre "Les nouveaux horizons du droit pénal"

- Raffaele GAROFALO (1851-1934), magistrat qui publia en 1885, un livre intitulé "Criminologie".En réalité, nous verrons que ces grandes figures de la criminologie ont été des héritiers plus que

véritablement des fondateurs.

Ce que l'on peut dire, pour l'instant, c'est que la criminologie, en tant que discipline distincte, est née, il y a donc à peine plus d'un siècle.

En fait, elle apparaît avec la constitution de l'Ecole positiviste italienne à laquelle appartiennent d'ailleurs Lombroso ou Ferri.

L'Ecole positiviste italienne proclame la nécessité d'étudier, à côté du délit légal -domaine réservé des juristes-, l'homme délinquant (d'où l'anthropologie criminelle de Lombroso) et les conditions sociales de la délinquance (d'où la sociologie criminelle de Ferri), ces deux orientations complémentaires se fondant dans une discipline nouvelle : la criminologie (Garofalo).

La criminologie est donc née d'une révolte : il s'agit de s'insurger à la fois contre la science pénale traditionnelle qui ne veut connaître que de l'infraction -entité juridique- et contre la réaction classique contre le crime qui s'enferme dans une conception rétributive de la peine-châtiment. Pour les positivistes, la peine doit d'abord protéger la société (mesures de sûreté).

Ainsi, comme le note M. FOUCAULT, dans son livre "Surveiller et punir" (1975), "la criminologie naît quand l'homme criminel devient un nouveau champ de connaissance scientifique", autrement dit, quand l'homme peut être considéré, non plus comme objet juridique, mais comme objet livré à l'analyse des sciences sociales..

Toutefois, la constitution de cette discipline ne s'est pas effectuée simplement. Bien au contraire, sa courte histoire est marquée de ruptures, de recompositions, de conflits, bref "d'histoires de familles".

Le crime "interpelle" : d'où des tentatives répétées d'explications données par les criminologues, parce que rationnaliser, ça rassure !

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Nous allons donc voir, dans ce cours, que l'histoire de la criminologie peut être découpée en deux grandes périodes :

- du XIXè à 1970, environ, où l'on pose finalement la question "pourquoi" le crime ?- à partir de 1970, où l'on va poser une nouvelle question : "qu'est-ce que "le crime ?

A l'origine donc, la criminologie classique n'a cessé d'être un discours sur le pourquoi ? Quelles sont les causes de la délinquance ? Pourquoi devient-on délinquant ? La criminologie s'est

alors inlassablement interrogée sur les raisons qui conduisaient certains individus à passer à l'acte criminel, donc sur les différences entre délinquants et non-délinquants.

Bien sûr, la réponse avancée s'est modifiée au cours du temps, mais la question, elle, est demeurée toujours la même.

Nous allons voir que 3 types de réponses ont été proposé à cette question : pourquoi devient-on délinquant.

1. La première solution qui vint à l'esprit a consisté à chercher le siège de cette différence dans la personne même du délinquant, sur le thème "ils ont le crime dans le sang".

Ainsi, à l'origine, on a crû trouver la cause du crime dans la constitution bio-anthropologique de l'individu (c'est, au moins au départ, l'idée de Lombroso avec le thème du "criminel-né").

Aujourd'hui, on préfère parler de personnalité criminelle dont les traits sont considérés, selon les écoles, comme innés ou comme acquis, comme stables ou relativement labiles

Cette conception de la criminologie, conçue comme science du délinquant, est encore très vivace.Elle s'exprime aujourd'hui dans différents courants et, notamment, le courant de la criminologie bio-

psychologique. Bien sûr, l'idée lombrosienne d'un "criminel-né" a fait long feu quoique l'on se soit interrogé dans les années 1970 sur l'existence d'un chromosome du crime. Toutefois, dans l'explication du phénomène criminel, ce courant privilégie aujourd'hui l'étude des facteurs psychologiques, qui seraient spécifiques à la personne du délinquant.

Les théories qui relèvent de cette orientation sont assez nombreuses : théorie de l'inadaptation biologique du suédois Olaf Kinberg ("Problèmes fondamentaux de la criminologie" Cujas, 1959), théorie de la constitution délinquantielle de l'italien Bénigno Di Tullio ("Manuel d'anthropologie criminelle" Payot, 1951), ou encore théorie du passage à l'acte du psychiatre belge Etienne De Greef ("Introduction à la criminologie", Louvain, 1937) ou théorie de la personnalité criminelle du français Jean Pinatel ("La criminologie", Spes, 1960). Ces théories, qui vous seront sans doute présentées dans le cours de criminologie - aspect psychologique, si l'on peut dire -, ont donc toutes en commun d'étudier et d'expliquer la délinquance à partir de la personnalité du délinquant.

2. Dans l'histoire des idées criminologiques, à ce premier courant est venu s'ajouter un autre type d'explication du phénomène criminel. Ce deuxième courant, à la question pourquoi devient-on délinquant, répond "parce que le père boit et que la mère fait le trottoir", "parce qu'on est pauvre et sans instruction", bref on devient délinquant à cause des conditions de vie.

Le projecteur se déplace donc de la personne du délinquant à l'étude de ses conditions de vie : le délinquant est alors considéré comme différent, non plus par ce qu'il est, mais en tant que cas social : à cause de ses conditions de vie, il pose un problème à la société.

L'explication devient alors de nature sociale : on ne naît pas délinquant, on le devient parce que l'on vit dans tel milieu social ou urbain, ou encore à la suite d'un apprentissage culturel. La célèbre théorie de Alexandre LACASSAGNE, médecin du début du siècle, chef de file de l'Ecole du Milieu Social, se résume dans deux formules, qui illustrent bien ce mouvement : Lacassagne disait, en effet : "Les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent" et "Le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité, le microbe, c'est le criminel, un élément qui n'a d'importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter".

Explication sociale du crime, mais pas encore explication sociologique : pour Lacassagne, la société, le milieu social ne fait que révéler ou non la nature criminelle de certains individus, nature intégralement déterminée à l'avance par leur hérédité.

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Là encore, l'explication est de type causaliste: on devient délinquant à cause de la société. Nous verrons que jusque dans les années 1960, l'application des grandes théories sociologiques classiques à la criminologie s'est constamment opérée dans une telle perspective.

3. L'ébranlement de cette grande tradition étiologique (la recherche des causes de la délinquance) vint, au début des années 1960, de l'irruption progressive de la notion de réaction sociale dans le champ des préoccupations criminologiques. L'idée est que l'on devient criminel à cause de la "réaction sociale".

Le terme de réaction sociale, comme son nom l'indique d'ailleurs, peut être défini, pour l'instant, comme l'ensemble des moyens - ici, les institutions pénales - que la société va se donner et mettre en oeuvre pour réagir, face au crime : en matière pénale, la réaction sociale va se manifester par la poursuite et la répression du délinquant.

Or, pendant longtemps, la criminologie considérait la réaction sociale -plus précisément donc, la justice pénale- comme à peu près hors de son champ d'étude. On affectait de juger ses interventions transparentes. Ainsi, on considérait implicitement la justice pénale comme un outil permettant d'atteindre le délinquant et de chercher l'élément de différence permettant de rendre compte de son comportement hors norme. Autrement dit, pour comprendre et expliquer le phénomène criminel, on se disait qu'il suffisait d'étudier les condamnés comme si l'intervention de la justice pénale était totalement neutre. Bref, l'étude des mécanismes et des processus de réaction sociale était abandonnée aux spécialistes de la procédure pénale.

A partir des années 60, certains courants de pensée vont inclure l'étude de la réaction sociale dans le champ de la criminologie. Il en est ainsi, comme nous le verrons, des théories interactionnistes, inspirées de la pensée de Georges Herbert Mead, ou encore de la théorie de l'étiquettage de E. Lemert ou H. Becker.

On peut résumer la pensée de ce courant, que nous étudierons plus loin en détail, en disant que pour ses tenants, la réaction sociale doit être prise en compte dans la genèse du comportement délinquant : le passage par la justice pénale, par exemple, par ses impositions de rôle, constitue le délinquant comme différent en le traitant de façon discriminatoire, ségrégative et stigmatisante. C'est ainsi que la réaction stigmatisante - on est étiqueté comme délinquant- favorisera une prise de rôle de délinquant durable.

Par rapport au courant précédent, nous voyons que la réponse à la question "pourquoi devient-on délinquant ?- a changé. La cause de la délinquance ne se tient plus dans la personnalité du délinquant ou dans ses conditions de vie, mais dans l'action stigmatisante de la réaction sociale. Mais, en même temps, nous pouvons remarquer que la question est toujours fondamentalement la même : on recherche toujours en réalité ce qui rend le délinquant différent des autres et permet donc d'expliquer son comportement, mais on n'en situe plus le siège dans sa personne ni dans ses conditions de vie. C'est "l'audience", le passage par le système de justice pénale qui en affichant l'individu délinquant le constitue comme tel.

Pourtant, en mettant l'accent sur la réaction sociale, ce troisième type de réponse à la question "pourquoi devient-on délinquant ?" va ouvrir des champs d'études nouveaux pour la criminologie et lui permettre de poser une autre question : "qu'est-ce que le crime ?"

Ainsi, depuis les années 1970, certains auteurs ont approfondi la notion de réaction sociale, en faisant remarquer que son intervention ne se situait pas seulement après la commission d'une infraction, mais encore en amont, par le processus d'incrimination : pour faire bref, on peut dire que pour les tenants de ce courant, il ne peut y avoir de délinquant que parce qu'auparavant la loi pénale a crée l'infraction : en d'autres termes, pour qu'il y ait un criminel, il faut d'abord un crime, c'est-à-dire un comportement que la loi considère comme répréhensible.

Pour rendre compte du crime, ces auteurs vont donc étudier ce que l'on appelle les processus de criminalisation :

- la criminalisation primaire, c'est-à-dire l'institution de la norme pénale (pourquoi, par quels mécanismes, une société va-t-elle ériger tel ou tel comportement en crime ?)

- la criminalisation secondaire, c'est-à-dire l'application de la loi pénale au délinquant.

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La criminologie devient alors une sociologie1 appliquée à une activité sociale bien particulière, l'activité pénale : elle est donc une sociologie du pénal, que l'on nomme, pour faire bref, sociologie pénale. La sociologie pénale va donc s'intéresser au crime, mais à la différence des courants précédemment examinés, elle refuse la définition juridique du crime telle qu'elle est donnée par les juristes : elle va s'interroger sur la logique sociale de la logique juridique et rechercher, en étudiant la façon dont la loi pénale se crée puis s'applique dans notre système social, la définition du crime et du criminel.

On le voit, la criminologie connaît une histoire mouvementée.Mais du coup, on comprend aussi que cette évolution des idées entraîne aujourd'hui des difficultés à

définir ce qu'est la criminologie (Section 1). Or cette question est importante, parce qu'on mesure immédiatement que de la définition donnée dépend le domaine, le champ du savoir de la criminologie, et les rapports que celle-ci entretient avec d'autres disciplines telles que, par exemple, le droit pénal ou la pénologie (Section 2).

Enfin, ces divergences conceptuelles amènent à se demander si la criminologie peut être considérée comme une science (Section 3).

Section 1. La définition de la criminologie

Définir la criminologie renvoie à la définition de son objet : le crime (I). Nous verrons alors qu'aujourd'hui, il existe deux conceptions radicalement opposées de la criminologie, celle-ci étant définie soit comme une criminogénèse (c'est-à-dire l'étude des causes du crime), soit comme l'étude de la normativité pénale (II).

§1   : L'objet de la criminologie

La criminologie classique est, comme nous l'avons vu, fondamentalement une criminogénèse : on cherche à découvrir les raisons, les causes qui conduisent certains individus à commettre des crimes tandis que d'autres individus s'en abstiennent. On cherche donc à identifier la différence essentielle entre les uns et les autres. Ainsi, la criminologie s'est constituée comme une ontogenèse de la différence capable d'expliquer pourquoi certains individus agissent hors normes.

C'est ainsi que la sociologie criminelle a prétendu trouver les causes de la délinquance dans les conditions de vie du délinquant ; c'est ainsi, encore, que la criminologie de la réaction sociale, dans sa première étape, les a trouvées dans la réaction sociale.

La sociologie pénale, issue de la criminologie de la réaction sociale n'indique pas seulement un changement de perspective dans lequel l'intérêt du chercheur se détournerait du délinquant pour se concentrer uniquement sur la réaction sociale que le crime suscite. Il s'agit, plus profondément d'une orientation, non pas opposée, mais radicalement différente des précédentes. La criminogenèse, autrement dit la question du pourquoi ? Disparaît presque totalement de ses préoccupations. A la place, la question fondamentale devient une interrogation sur le crime, et plus précisément sur la nature du crime.

La criminologie classique s'est finalement peu préoccupée de la question : qu'est-ce que le crime ? La chose lui paraissant sans doute évidente, elle ne s'y est pas attachée longuement. Plus exactement, elle a abandonné le soin de la définition du crime à d'autres, en particulier les juristes pénalistes. Aussi, l'essentiel de l'énergie a été concentré sur la réponse à une autre interrogation, qui suppose résolue la précédente : pourquoi le crime ?

1 Sociologie :science qui étudie les sociétés humaines, les groupes humains ou les phénomènes sociaux

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L'orientation nouvelle est beaucoup moins convaincue par l'évidence du crime. Elle va donc concentrer son énergie sur l'élucidation de l'objet même de la criminologie : le crime. Et c'est au sein du pénal, c'est-à-dire en analysant les incriminations et en étudiant l'activité des appareils répressifs, qu'elle va rechercher la nature même du crime.

La majorité des criminologues classiques s'est, traditionnellement, déchargée sur le droit pour définir le crime. En fait, ici, la démarche nouvelle est très différente : on ne renvoie plus aux juristes pour la définition du crime : c'est le pénal -la loi pénale et son application concrète- qui devient l'objet même de l'investigation sociologique.

Bref, c'est à travers cette observation sociale, pratique, du système pénal que l'on va chercher à définir le crime et, par conséquent, le criminel.

La criminologie, dans ses aspects sociologiques, a donc aujourd'hui une définition floue. On pourrait presque dire, sans exagérer, qu'il y a autant de définitions de la criminologie qu'il y a d'auteurs. Pour simplifier on dira que la criminologie renvoie :- pour certains, à l'étude du criminel, qu'il s'agisse de scruter, d'une part, sa personnalité ou ses conditions de vie, ou, d'autre part, la réaction sociale qu'il suscite- pour d'autres, à l'étude du système pénal : on va se demander , d'une part pour quelles raisons sociales le pénal s'est construit tel qu'il est alors qu'il aurait pu être différent, d'autre part comment s'est socialement construite la figure actuelle du criminel.

§2   : La criminologie : une criminogénèse ou une étude de la normativité pénale ?

Si l'on dresse aujourd'hui l'état des lieux, en matière de criminologie sociologique, nous constatons que globalement il existe deux grandes orientations qui, d'ailleurs, cohabitent difficilement. : une criminologie étiologique, qui s'interroge sur les causes sociales de la délinquance et une criminologie dite sociologie pénale qui, dans son dernier état, prend pour objet d'étude le fonctionnement même du système pénal, depuis l'établissement de la loi pénale jusqu'à l'application des sanctions pénales. Il s'agit ainsi de livrer les processus de criminalisation à l'analyse sociologique, en considérant cette région particulière de la norme sociale -la norme pénale-, non pas en tant que norme juridique mais en tant que fait social susceptible d'être appréhendé par les méthodes de la sociologie. C'est en ce sens que l'on qualifie cette orientation de "sociologie pénale", par opposition au terme classique de "sociologie criminelle" qui peut caractériser la criminologie étiologique.

De cette opposition conceptuelle, résulte, par voie de conséquence, des définitions radicalement différentes de la criminologie.

A-Pour la criminologie étiologique

La criminologie est une discipline qui consiste à mettre en évidence les causes du phénomène criminel. Cette définition remonte au début du siècle et a été dégagée par Paul CUCHE. Pour cet auteur, la criminologie appartient au groupe des sciences pures et se distingue alors des sciences appliquées constituées par la politique criminelle.

Cette définition de la criminologie est défendue aujourd'hui par certains auteurs, par exemple STEFANI, LEVASSEUR et JAMBU-MERLIN, lesquels dans leur manuel "Criminologie et science pénitentiaire" (Dalloz, 1982) définissent la criminologie comme "l'étude des causes de la délinquance". C'est aussi le point de vue de Raymond Gassin (Dalloz, 1998).

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Un autre auteur français, criminologue célèbre, Jean PINATEL voit dans la criminologie non seulement une science pure mais encore une science appliquée. Pour lui, la criminologie doit être distinguée du droit pénal ou de la pénologie, mais elle n'a d'intérêt que dans la mesure où les résultats de la recherche pure ont des implications pratiques. Aussi, l'auteur, dans son livre "La criminologie"(1960), enseigne que la criminologie se divise en deux grandes branches :

- la criminologie générale dont l'objet est de coordonner, comparer, confronter les résultats obtenus par diverses sciences et d'en présenter un exposé systématique. Son but est donc d'ordre propédeutique et son caractère est à la fois encyclopédique et synthétique.

- la criminologie clinique qui consiste essentiellement dans l'approche multidisciplinaire du cas individuel, à l'aide des principes et méthodes de la criminologie générale. Le but de cette approche multidisciplinaire est d'apprécier le délinquant étudié, de formuler une hypothèse sur sa conduite ultérieure et d'élaborer le programme des mesures susceptibles de l'éloigner d'une récidive éventuelle

D'autres auteurs ont une conception plus large de la criminologie, l'optique restant toujours une perspective étiologique.

Le précurseur de cette tendance est certainement E.FERRI pour lequel la sociologie criminelle est la somme de toutes les sciences criminelles, y compris le droit pénal. Il s'agit là d'une conception "impérialiste" de la criminologie puisqu'elle inclut tous les savoirs qui s'occupent, de près ou de loin, du phénomène criminel. Elle est encore défendue aujourd'hui par quelques uns, notamment le canadien Denis SZABO, professeur à l'Université de Montréal et président honoraire de la Société Internationale de Criminologie.

Les auteurs contemporains ont préféré adopter une conception médiane.Pour certains, il faut distinguer, dans le phénomène criminel, les aspects normatifs qui relèvent du

droit pénal, et les aspects pratiques, réels, c'est-à-dire la criminalité, qui seuls font partie de la criminologie. Toutefois, au-delà de cette distinction, le champ de la criminologie reste extrêmement vaste puisqu'il regroupe, finalement toutes les disciplines sauf le droit pénal. Cette conception de la criminologie est défendue à l'étranger par l'Ecole autrichienne encyclopédique (GROSS, GRASSBERGER et SEELIG) et en France par Jean LARGUIER dans son mémento intitulé "Criminologie et science pénitentiaire" (Dalloz, 1989).

La conception nord-américaine classique de la criminologie, définie notamment par le sociologue de l'Ecole de Chicago Edwin SUTHERLAND dans son livre "Principes de criminologie"(Cujas, 1966) se place elle aussi dans une perspective élargie. Pour cet auteur, "la criminologie est la science qui étudie l'infraction en tant que phénomène social". Elle inclut donc l'étiologie criminelle, le droit pénal et la pénologie. L'auteur lui assigne, en effet, l'étude "des processus de l'élaboration des lois, de l'infraction aux lois, et des réactions provoquées par l'infraction aux lois".

Cette conception, défendue en France par Jacques LEAUTE dans son manuel "Criminologie et science pénitentiaire" (PUF, 1972) a certainement favorisé l'apparition de la criminologie de la réaction sociale. Mais il ne s'agit pas encore de sociologie pénale. La criminologie de la réaction sociale s'en distingue, en effet, en ce que l'étude de la réaction sociale ne l'intéresse que dans la mesure où elle permet de mieux comprendre le crime et son auteur. Bref, la réaction sociale n'est finalement qu'une variable explicative du passage à l'acte.

Aussi, il faut bien distinguer cette criminologie dite de la réaction sociale qui, malgré l'introduction de la réaction sociale comme objet d'étude dans la définition de la criminologie, reste finalement une criminogénèse, de la sociologie pénale qui intègre aussi la réaction sociale dans le champ de ses préoccupations, mais dont l'ambition ne se borne plus à développer une nouvelle variable explicative du passage à l'acte, ni même à accumuler un savoir seulement empirique sur la réaction sociale. Pour la sociologie pénale, la priorité est accordée à ce qui doit d'ailleurs constituer le premier pas de toute démarche qui se prétend scientifique : la construction de l'objet d'étude, c'est-à-dire le crime. Comme l'effort scientifique débute seulement à partir du moment où l'on remet en question les évidences du sens commun, cette orientation ne va plus accepter l'objet même de la criminologie, le crime, comme un concept allant de soi.

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B- Pour la sociologie pénale, la définition de la criminologie va donc être toute autre

La sociologie pénale va donc commencer par s'interroger sur le sens même du mot crime : qu'est-ce que le crime ?. Elle trouve la caractéristique de cette catégorie d'acte, sa spécificité, dans l' incrimination légale, c'est-à-dire la menace d'une peine infligée par l'Etat à l'issue d'un procès.

Elle critique alors la criminologie étiologique, qu'il s'agisse de la sociologie criminelle de Ferri, par exemple, ou de la criminologie de la réaction sociale. Plus précisément, elle émet deux critiques :

La criminologie étiologique organise en effet son analyse autour d'hypothèses sur les causes qui conduisent à commettre un crime, à violer la loi. Du coup, elle présuppose que la considération des prescriptions légales constitue le déterminant du comportement des individus, bref qu'avant d'agir un individu se demande systématiquement si l'acte qu'il vise et ou non autorisé par la loi..

Or rien ne permet de postuler que le comportement de l'auteur d'une infraction est déterminé par le point de savoir s'il va enfreindre ou non la menace légale qu'il peut d'ailleurs ignorer ou mal connaître. En d'autres termes, ce n’est pas la loi pénale qui dirige les comportements humains. Dans le langage sociologique, on dit que ce n'est pas la règle juridique qui détermine les pratiques sociales.

De plus, pour la sociologie pénale, on peut douter qu'une commune incrimination suffise à faire rentrer la diversité des comportements dans une classe comportementale homogène relevant d'une genèse particulière.

Soit, par exemple, l'incrimination "escroquerie" prévue et réprimée par l'article 313-1 du code pénal. Cette incrimination va permettre de poursuivre des comportements aussi différents que le fait de créer un circuit commercial fictif dans le but de créer un crédit de taxe à la valeur ajoutée ou le fait d'obtenir la remise de sommes d'argent en persuadant des gens crédules de ses pouvoirs divinatoires, ou enfin le fait d'user d'une fausse identité en se présentant comme membre d'une association caritative pour obtenir une remise de somme d'argent..

On le voit, une seule incrimination légale -l'escroquerie- permet ainsi de réprimer des comportements absolument différents. Il est donc très difficile de considérer tous les escrocs comme appartenant à une classe comportementale homogène, ce que postule pourtant le caractère unique de l'incrimination légale.

Donc, pour ce courant criminologique, le crime ne peut être pensé que comme classe juridique et non comme classe comportementale.

En d’autres termes, le crime est une construction du droit et non un produit naturel brut.La sociologie pénale reproche d'ailleurs à la criminologie étiologique de se laisser abuser par le

juridisme. Que signifie ce mot ?Lorsqu'on lit le code pénal, on s'aperçoit que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce dernier

ne prescrit aucun comportement, n'édicte aucune règle. Comme l'observe Michel VILLEY, un philosophe du droit, le code pénal ne nous interdit pas de tuer, ni de voler, ou de faire subir de mauvais traitements aux enfants...etc... Nulle part, dans le code pénal, ne figurent des règles telles que "tu ne tueras point, "tu ne voleras point", "tu ne commettras pas l'adultère"...

Cela signifie que dans le code pénal, les règles de conduites ne sont pas prescrites. L'ordre n'apparaît pas, il n'est pas décrit (au contraire, par exemple, des dix commandements des tables de la Loi).

Le Code pénal ne nous donne aucun ordre, ne nous commande rien. Mais alors, à quoi sert le Code pénal ?

Le code pénal, plus simplement, s'occupe des peines.Ainsi, ce qui est décrit, dans le code pénal, ce sont les modes de gestion de certains désordres : que

doit-on faire d'un meurtrier, ou d'un voleur ? Le code pénal est donc, en quelque sorte, une espèce de pis-aller qui règle les "ratées" des entreprises d'éducation mais qui, finalement n'intervient que de façon marginale, dans la mesure où, dans la grande majorité des cas, les comportements que nous adoptons ne sont pas ceux de meurtriers, de voleurs ou de violeurs.

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Or, c'est cet oubli du caractère marginal de la règle normative pénale par rapport aux conduites qui entraîne le juridisme, c'est-à-dire une tendance à ne considérer l'activité des individus qu'à travers le prisme du droit.

En réalité, le droit pénal est marginal. Cette affirmation, qui n'est pas seulement une provocation de ma part, a un double sens :

- elle signifie, d'abord, que tout compte fait, le droit pénal intervient peu dans notre vie quotidienne- elle signifie, ensuite, que le droit pénal constitue des marges, c'est-à-dire institue des

frontières.entre ce que la société admet et ce qu'elle prohibe Aussi, le discours juridique est indirectement socialement structurant, c'est-à-dire que finalement, il légitime des limites qui ne sont pas "naturelles" mais sociales, -limites qui sont autant de distinctions sociales-, qui autrement apparaitraient arbitraires. Et ces limites sont d'autant plus difficiles à remettre en cause qu'elles apparaissent légitimées par l'autorité du droit.

La spécificité du pénal n'est donc pas dans l'interdictal mais paraît être dans le fait que, dans sa forme classique, le droit pénal n'affiche même pas les prohibitions mais se contente d'être une arithmétique des sanctions auxquelles s'ajoute la production d'une apparence de naturalité. En effet, ces comportements que l'on menace de sanctionner sans prendre la précaution de prohiber à l’avance, apparaissent comme des comportements "naturels" et plus précisément éthiques. En d'autres termes : il est tellement évident, tellement "naturel" qu'il ne faut pas tuer, pas voler ou violer, qu'il n'est même pas besoin d'interdire ces comportements dans le Code pénal. Aussi, le droit pénal parle un langage naturellement compréhensible pour le "bon père de famille" du Code civil, en se référant à une éthique "naturelle" qui apparaît toujours comme évidente et universelle.

Ce faisant, on ne s'aperçoit pas que la loi pénale, et la norme qu’elle institue, est une construction sociale. Et c'est là aussi que se trouve le juridisme.

Contrairement à ce que pense la criminologie classique, il n'y a donc pas, pour les adeptes de la sociologie pénale, de crime "naturel" : le crime, "les crimes", plutôt, sont des catégories juridiques socialement construites.

Certains auteurs, et notamment GAROFALO ou G.TARDE, ont essayé de définir le "délit naturel", en donnant au mot "naturel" la signification de ce qui n'est pas "conventionnel", c'est-à-dire de ce qui existe dans une société humaine indépendamment des circonstances et des exigences d'une époque donnée ou de la volonté du législateur. Le moins que l'on puisse dire est que leurs conclusions sont sujettes à critiques - par exemple, Garofalo fait appel à un hypothétique "sentiment de bienveillance" possédé par toute l'espèce humaine..., à quelques exceptions près ajoute-t-il. Ces essais infructueux montrent bien l'impossibilité d'établir une liste de crimes naturels. Au contraire, la nature criminelle ou non criminelle d'un comportement varie dans le temps et dans l'espace : à un moment donné, dans une société donnée, on va considérer que tel comportement est une infraction alors qu'il ne l'était pas avant (conduite sous l'empire d'un état alcoolique depuis 1958 par exemple) ou, à l'inverse, que tel autre comportement qui était une infraction auparavant, ne l'est plus (IVG, adultère, par exemple).

Ainsi, le crime est une donnée relative, variable, qui n'est pas "naturelle" mais construite par la société. Et c'est pourquoi on peut dire que le crime est un "fait social".

Pour la sociologie pénale, le crime est un fait social, au sens que lui donne Emile DURKHEIM (1858-1917), qui fut un grand sociologue du tournant du siècle. Et, dans son livre "Les règles de la méthode sociologique" (1895), DURKHEIM affirme "qu'il faut considérer les faits sociaux comme des choses".

Cette formule signifie que, pour adopter une démarche proprement sociologique, il nous faut abandonner les préjugés qui nous envahissent sans que nous n'en ayons toujours conscience.

Le point de départ est l'idée que nous ne savons pas, -au sens de : nous n’avons pas une connaissance scientifique-, ce que sont les phénomènes sociaux qui nous entourent et au milieu desquels nous vivons.

Par exemple, nous ne "savons" pas ce que sont l'Etat ou la démocratie, la religion, la maltraitance ou le suicide. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous n'en ayons pas quelque idée. Mais, précisément parce que nous en avons une idée vague et confuse, il importe de considérer ces faits sociaux comme des choses,

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c'est-à-dire de nous débarrasser des prénotions et des préjugés qui nous envahissent et nous paralysent lorsque nous voulons les connaître scientifiquement.

Il faut observer les faits sociaux de l'extérieur, les découvrir, un peu comme nous découvrons les faits physiques. Et parce que nous avons l'illusion de connaître les réalités sociales, il importe que nous nous convainquions qu'ils ne nous sont pas immédiatement connus.

La première tâche du sociologue est, par conséquent, de rejeter les évidences du sens commun et de définir l'objet de sa recherche.

La règle selon laquelle il faut procéder à la définition de l'objet est énoncée par Durkheim : "il faut prendre pour objet de recherche un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la même recherche tous ceux qui répondent à cette définition".

Et Durkheim applique cette règle à l définition du crime : "Par exemple, nous constatons l'existence d'un certain nombre d'actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière qu'on nomme la peine. Nous en faisons un groupe sui generis, auquel nous imposons une rubrique commune ; nous appelons crime tout acte puni et nous faisons du crime ainsi défini l'objet d'une science spéciale, la criminologie" (p.35).

Ce qui caractérise donc un crime, c'est qu'il suscite de la part de la société une réaction dite sanction. Seront crimes les actes qui présentent tous ce caractère extérieur qu'une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière que l'on nomme le châtiment, la peine infligée par l'Etat à l'issue d'un procès.

Aussi, on le voit, le crime n'est donc pas un objet d'étude clair et immédiat. Ce n'est, en effet, qu'un concept dérivé, renvoyant à l'étude de la norme, et plus précisément d'une norme particulière, la norme pénale : il ne peut y avoir de crime que si préalablement, la norme pénale a qualifié certains comportements comme tels.

Ainsi, le nouveau courant criminologique, la sociologie pénale, tend actuellement à se façonner comme étude d'une normativité particulière, la normativité pénale.

Notre société est traversée par différentes règles, différentes "normes" auxquelles il faut bien se soumettre tout au long de notre vie : règles religieuses pour certains, règles scolaires ou universitaires, règles matrimoniales ou encore règles pénales. Et l'ensembles des règles scolaires dessine ce que l'on peut appeler la normativité scolaire, tout comme l'ensemble des règles universitaires dessine la normativité universitaire...etc. Les règles, les normes imposées par le droit pénal décrivent à leur tour une normativité particulière, que l'on appelle la normativité pénale.

On prend alors la mesure du chemin parcouru, par rapport aux autres courants criminologiques.Ici, l'évolution est double : on considère d'une part l'ensemble du processus pénal, c'est-à-dire non

seulement l'activité de la justice pénale (criminalisation secondaire), mais encore l'incrimination (ce que l'on appelle alors la criminalisation primaire). En outre, on ne cherche plus à mettre en évidence les "causes" de la délinquance. On cherche, dans cette étude du processus pénal, la définition et la substance même du crime qui gît dans l'incrimination et son application.

En conclusion de cette section 1, on peut donc dire qu'il n'y a pas, aujourd'hui, une définition unanimement partagée de la criminologie. Cette discipline est, au contraire divisée en deux partis :

- un parti, très nettement majoritaire il faut le reconnaître, qui fait de la criminologie une criminogenèse : l’étude des causes du crime.

- un parti, encore très minoritaire en France au moins, qui fait de la criminologie l'étude de la normativité pénale.

On conçoit dès lors, qu'il y ait un débat sur le contenu du savoir criminologique : quelles sont les disciplines pouvant être intégrées, faisant partie, de la criminologie ?

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Section 2 : Le champ du savoir criminologique

La criminologie : un champ de connaissance à géométrie variable

Il résulte de tout ce que je viens de dire que les courants criminologiques ayant des définitions finalement très différentes, la délimitation des frontières de la criminologie par rapport aux autres sciences criminelles va poser problème : c'est particulièrement le cas, nous allons le voir, en ce qui concerne les rapports entre la criminologie et le droit pénal, la pénologie, et la criminalistique.

§1   : Criminologie et droit pénal

* Pour la criminologie "classique" (étiologique)La criminologie et le droit pénal sont deux disciplines distinctes. Certes, elles ont le même objet : le

crime et le criminel, mais elles ne l'étudient pas sous le même angle. Le droit pénal a pour objet essentiel la législation répressive, le système positif de droit et de procédure ainsi que la nomenclature des infractions légales. La criminologie, quant à elle, recherche dans les faits les causes du crime, ici les causes sociales. Alors que le droit pénal utilise des méthodes juridiques reposant sur l'interprétation des sources du droit, la criminologie est une discipline empirique qui repose sur l'observation des faits.

Si le droit pénal étudie les normes juridiques relatives à la pénalité tandis que la criminologie se penche sur les faits et les personnes auxquels s’appliquent les normes pénales, on admet toutefois aussi que les cloisons entre ces deux disciplines ne sont pas étanches : les juristes pénalistes tiennent compte des résultats des recherches criminologiques lorsque, par exemple, ils souhaitent la modification d'un texte de droit (par exemple, l'introduction dans notre droit pénal des mesures de sûreté qui tiennent compte de la "dangerosité" du délinquant : la dangerosité est une notion issue des recherches criminologiques). Réciproquement les criminologues conviennent que le droit pénal définit l'axe autour duquel ils mènent leurs recherches. Et pour cause : nous avons vu que ce courant part de la notion de crime telle qu'elle est définie par le droit pénal.

* Pour la sociologie pénalePour ce courant, il est bien évident que le droit pénal fait partie intégrante de la criminologie. On

reproche au juriste, d'être formé à l'étude des textes, au respect de la loi et au culte de la tradition qu'il s'efforcera de protéger contre ce qu'il estimera être des "déformations". La démarche du juriste n'est pas sociologique. La démarche sociologique consiste non pas à prendre le crime tel qu'il est défini par le droit mais à s'interroger sur sa définition sociale.

La sociologie pénale recherche la façon dont les choses se sont socialement construites, ce que le juriste ne peut pas faire, trop intéressé qu'il est par sa marchandise. Ce fétichisme de la loi se concrétise au pénal dans le positivisme juridique, c'est-à-dire dans une analyse qui présente le juridique comme s'il était en dehors ou à côté du social, en une espèce de catégorie auto-suffisante, en sorte qu'il est impossible de produire la raison sociale de cette raison juridique.

Bref, la sociologie pénale prend le système pénal comme objet même d'investigation. Par cette notion de "système pénal", on entend à la fois le droit pénal, c'est-à-dire un corps de normes juridiques, et la procédure pénale, c'est-à-dire processus spécialisé d'application de ces normes. Et faire l'étude sociologique du pénal revient alors à réintégrer le pénal dans le système social et à le considérer comme registre particulier d'enjeux sociaux.

On tente alors d'identifier tous les protagonistes de la scène pénale, des acteurs qui font la loi à ceux qui la subissent en passant par ceux qui l'appliquent. Bref, sous les fonctions telles que " le législateur"

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(terme cher au juriste qui, en usant du singulier, veut croire sans doute à l'unité de la Nation, comme s'il n'y avait qu'une seule volonté collective...), ou encore "le plaignant", "la victime", "le juge" ou "le condamné", on cherche en réalité à identifier des acteurs concrets, qu'ils soient institutionnels, individuels ou collectifs, ensuite à préciser leurs positions sociales, enfin à déchiffrer les enjeux qu'ils investissent dans le pénal et les stratégies qu'ils y déploient.

Par exemple, la victime individuelle d'un vol va porter plainte, non pas comme le juriste pourrait le croire, pour que l'on punisse le voleur -ce qui a, par ailleurs, fort peu de chance de se produire-, mais plus simplement parce que c'est là une condition préalable à une indemnisation par l'assurance.

De même, l'administration fiscale va brandir devant le fraudeur la menace d'une plainte pour amener ce dernier à rembourser les sommes qu'il doit.

Ces deux exemples montrent bien qu'en examinant les stratégies développées par certains acteurs du système, on s'aperçoit que les enjeux ne sont pas strictement pénaux : ils tendent, non pas à la condamnation du délinquant, mais à la restitution d'une chose ou d'une somme d'argent.

En fin de compte, il s'agit de considérer le pénal, c'est-à-dire le droit pénal et la procédure pénale, comme champ de luttes sociales pour voir comment, en étudiant les acteurs, les enjeux et les stratégies, cet objet s'est socialement construit.

Criminologie étiologique et sociologie pénale s'opposent donc sur les rapports entre droit pénal et criminologie. On constate une même opposition quand il s'agit de préciser les rapports entre criminologie et pénologie.

§2   : Criminologie et pénologie

* Pour la criminologie étiologiqueLa pénologie est la branche des sciences criminelles qui étudie les sanctions pénales, les règles de

leur exécution et les méthodes utilisées dans leur application.Autrefois, on parlait de "science pénitentiaire" parce que son objet se rapportait aux seules peines

privatives de liberté. Mais la science pénitentiaire s'est élargie à la pénologie à partir du moment où elle a pris aussi pour objet d'étude les peines et les mesures de sûreté autres que l'emprisonnement.

Plusieurs auteurs (Raymond GASSIN, Jean PINATEL) observent qu'à la fin du siècle dernier, on assimilait généralement en France la pénologie à la criminologie. Cette conception est encore adoptée actuellement aux Etats-Unis et elle s'explique par le fait que si l'on veut prévenir efficacement la récidive, il faut bien connaître les facteurs de la délinquance ce qui est l'essence de la criminologie.

En France, toutefois, la tendance actuelle est de distinguer les deux disciplines, au motif que la criminologie serait une "science pure" et la pénologie une "science appliquée".

* Pour la sociologie pénaleLa question ne se pose même pas tant il est évident que la pénologie fait partie intégrante de la

criminologie. Là encore, on reproche à la criminologie classique d'avoir oublié la leçon de Durkheim qui avait pourtant averti les sociologues qu'ils ne pourraient aborder l'étude du crime qu'à partir de la peine. Pourtant, assez curieusement, la plupart des manuels de criminologie rappellent la définition de Durkheim... Mais, pour tirer toutes les conséquences de la définition du crime par la peine, il aurait fallu mettre en oeuvre une sociologie de l'Etat, producteur de l'incrimination et donc de la peine. Peut-être alors pouvons-nous expliquer le silence des criminologues, souvent juristes, par la volonté de faire échapper l'Etat à l'investigation sociologique.

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§3   : Criminologie et criminalistique

La criminalistique peut être définie comme l'ensemble des techniques utilisées lors d'une procédure pénale pour établir les faits matériels constitutifs de l'infraction et la culpabilité de son auteur.

Pour la criminologie classique, la criminalistique comprend : la médecine légale, la police scientifique, et la police technique. Elle ne fait pas partie de la criminologie car elle a un but exclusivement probatoire ; on la considère plutôt comme une discipline annexe de la procédure pénale. Toutefois, on estime que les rapports entre criminologie et criminalistique peuvent être utiles : la criminalistique peut puiser dans la criminologie des données qui l'aideront à perfectionner les méthodes d'identification et de recherche. Réciproquement, la criminologie peut demander à la criminalistique de lui fournir des données pour l'étude descriptive du crime et des criminels.

La sociologie pénale voit, bien évidemment, les choses autrement. Parce qu'elle concerne le fonctionnement de la justice pénale, et plus précisément l'entrée dans le processus pénal, la criminalistique fait partie intégrante de la criminologie. Pour ce courant, le système pénal se présente en effet comme un entonnoir muni d'étages successifs qui sont la police, le ministère public, les juridictions d'instruction, les juridictions de jugement et les organes d'exécution des sentences. Or, chaque étage opère des tris successifs et ne transmet à l'étage suivant qu'une partie de ce qu'il a lui-même reçu. Du coup, la police se voit dotée d'un rôle considérable puisque c'est elle qui constitue la source essentielle d'approvisionnement de la justice pénale. Or différentes recherches ont établi que la police jouissait d'un large pouvoir discrétionnaire quant à la décision de défèrement des individus. Ainsi, alors qu'en principe, la police est tenue par le code de procédure pénale (art. 19) de transmettre au parquet l'ensemble des procès-verbaux qu'elle dresse, en pratique la police fait une sélection et ne transmet que certains d'entre eux (voir l'exemple des infractions à la circulation routière et la pratique des "indulgences"...).

Le processus pénal apparaît donc très largement dominé par ce que l'on pourrait appeler la politique et la pratique pénale policière qui, par les choix qu'elle implique circonscrit étroitement les choix ultérieurs du parquet et ne lui laisse qu'un rôle relativement mineur dans la production sociale spécifique de la population jugée. La criminalistique est donc fondamentale puisqu'elle permet de comprendre, à travers l'étude de ces mécanismes de sélection, comment se construit, dans notre société, l'image du crime et du criminel.

Au terme de cette seconde section, nous voyons bien que selon le point de vue que l'on adopte, cette discipline qu'est la criminologie peut prendre un sens et donc un contenu différents. Or, comme on le disait en introduction à ce cours, il y a presqu'autant de définition de la criminologie qu'il y a de criminologues. Toutes ces réflexions conduisent donc à se demander si la criminologie peut être considérée, en fin de compte, comme une science.

Section 3. La criminologie est-elle une science ?

Sur ce point encore, la question donne lieu à débat entre les auteurs.Certains auteurs, comme Raymond GASSIN ("Criminologie", 1990) ou Jean PINATEL ("La définition

criminologique du crime et le caractère scientifique de la criminologie, Rev. Sc. Crim. 1957), ne craignent pas d'affirmer que la criminologie est une science de synthèse autonome, tandis que d'autres estiment avec Etienne DE GREEF que "la science de la criminologie n'existe pas en soi" ou avec Thorsten SELLIN que " le criminologue est un roi sans royaume".

En réalité, si la question se pose, c'est, semble-t-il, pour deux raisons :- d'une part, l'évolution de la pensée et des recherches s'est faite, en matière criminologique, non

dans le sens d'une criminologie globale véritable, mais dans le sens de la création de criminologies spécialisées, c'est-à-dire de criminologies conservant une orientation d'ensemble tantôt biologique, tantôt

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psychologique ou tantôt sociologique. On parle ainsi de criminologie biologique, criminologie psychologique, ou encore de criminologie sociologique. Peut-on alors donner à l'ensemble de ces criminologies le nom de "criminologie" en général ou ne sont-elles pas plutôt des branches spécialisées de la biologie, de la psychologie ou de la sociologie ?

- d'autre part, et plus particulièrement pour la criminologie qui nous occupe, la criminologie sociologique, nous avons pu mesurer à plusieurs reprises combien cette discipline était divisée: plusieurs courants essayent de coexister, non sans difficultés d'ailleurs. Ces courants marquent des divergences fondamentales et irréductibles sur la façon de penser le crime et le criminel. Ces ruptures épistémologiques font alors douter que l'on puisse parler, à propos de la criminologie sociologique, d'une véritable science, au sens où l'entend le dictionnaire Larousse c'est-à-dire d'un ensemble cohérent et organisé de connaissances objectives relatives à un phénomène déterminé.

De plus, pour qu'une discipline mérite le qualificatif de science, encore faut-il qu'elle ait un objet spécifique et une méthode propre.

Or, pour l'instant, nous avons pu constater que la criminologie n'a pas vraiment un objet spécifique : pour les uns, l'objet de la criminologie est la recherche des causes du crime tandis que pour d'autres il s'agit de l'étude de la normativité pénale.

De même, les méthodes utilisées par la criminologie, comme nous le verrons plus loin en détail, ne sont pas propres à cette discipline mais sont empruntées aux méthodes des sciences de l'homme. Il est significatif, à cet égard, de noter qu'il n'existe pas de manuel, en langue française, sur la méthode de la criminologie.

Ces différentes observations font, finalement, que l'on peut se montrer peu enclin à considérer la criminologie comme une science. Elle ne détient ni corps conceptuel, ni corps méthodologique capables d'asseoir une telle ambition. Il semble plus raisonnable d'y voir un domaine d'étude, une discipline, dont l'exploration n'en prend pas un relief moins important pour autant.

C'est ce que nous allons voir en étudiant maintenant les grandes théories sociologiques qui se sont succédées au cours de l'histoire, pour tenter d'expliquer le phénomène criminel.

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TITRE 2 : LES GRANDES THEORIES SOCIOLOGIQUES

DU PHENOMENE CRIMINEL

Comme nous l'avons remarqué dans l'introduction, il existe, en criminologie, deux grands courants sociologiques fondamentalement opposés. L'un pose la question : pourquoi le crime ? L'autre pose la question : qu'est-ce que le crime ?

Nous allons donc diviser cette étude des grandes théories sociologiques du phénomène criminel en deux chapitres :

- le premier sera consacré aux théories qui voient dans la criminologie une criminogenèse- le second retracera l'évolution du mouvement qui va de la criminologie de la réaction sociale à la

sociologie pénale.Mais auparavant, nous allons voir, en introduction à cette histoire mouvementée, comment est née

l'idée que le crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux.

Introduction : De l'anthropologie à la sociologie criminelle

L'une des grandes figures de la criminologie a été Cesare LOMBROSO. C'est à partir de la critique de son explication criminologique, au tournant du siècle, qu'a pu se développer la sociologie criminelle.

Cependant, l'histoire de la criminologie ne naît pas avec LOMBROSO. Ce dernier n'est pas un "fondateur" mais un héritier. En effet, si LOMBROSO a pu développer une théorie en matière criminologique, c'est bien parce qu'avant lui, d'autres, et en particulier, les médecins s'étaient déjà intéressés au criminel : les sciences du crime furent en effet presqu'exclusivement, jusqu'à la fin du XIXè siècle, sinon des sciences médicales, du moins des sciences de médecins.

Très fréquemment, les manuels de criminologie font commencer l'histoire de cette discipline avec LOMBROSO. Si le projecteur est mis ainsi sur cet auteur, c'est essentiellement parce que le moment auquel LOMBROSO publie son livre "L'homme criminel" (1876) correspond à un temps fort de l'institutionnalisation de la criminologie : les hommes qui en font ou qui en parlent agissent dans un cadre universitaire en pleine expansion ; ils créent des revues exclusivement consacrées aux questions de criminologie (par exemple, les Archives d'anthropologie criminelle), ils organisent des rencontres internationales (par exemple, les Congrès internationaux d'anthropologie criminelle).

Mais les matériaux scientifiques avec lesquels ces hommes de la fin du XIXè siècle pensent et étudient le crime ont déjà une histoire longue, nourrie depuis la fin du siècle précédent aux sources de la médecine et, en particulier, l'anatomie pathologique, la médecine légale, l'hygiène publique et l'aliénisme (ancêtre de la psychiatrie).

Ainsi, dans la seconde moitié du XIXè siècle, la criminologie est d'abord une discipline livrée aux mains des médecins-

Comment expliquer cette situation ?Il ne s'agit pas ici, bien sûr, de refaire l'histoire de la médecine. Simplement, très rapidement, on

peut souligner que la médecine a subi, à la fin du XVIIIè siècle, une transformation radicale, lorsque, sous l'influence de la philosophie des Lumières, et en particulier de Diderot et des encyclopédistes, on a considéré l'homme non plus comme une créature divine, sacrée, mais comme une machine composée d'humeurs et d'instincts innés, susceptible d'être sujet d'expérimentation. Et expérimenter, dans les sciences du vivant,

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signifie ne plus se contenter d'observer de l'extérieur, mais comprendre la nature de l'organisme en l'observant de l'intérieur.

L'anatomie pathologique va donc se développer dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle, et, en particulier, la pratique des autopsies. L'idée est, en effet, répandue, parmi les médecins, que toute "maladie" correspond à des lésions organiques spécifiques. Cette idée contribue fortement au développement d'une nouvelle médecine légale ; ainsi, par exemple, en 1801, François-Xavier BICHAT (1771-1802) déclarait : "Ouvrez quelques cadavres : vous verrez aussitôt disparaître l'obscurité que la seule observation extérieure n'avait pu dissiper". De fait, on ne conçoit plus de faire le diagnostic d'un mort sans scalpel à la main.

Michel FOUCAULT, philosophe, ("Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963) a bien montré comment cette emprise de la science médicale sur le corps de l'homme correspond aussi, à cette époque, à la montée en puissance des médecins dans notre société. Avec la Révolution Française, en effet, de nombreux médecins arrivent au pouvoir : pensons à CHAPTAL qui sera ministre de l'Intérieur, ou à CABANIS qui sera sénateur, ou encore à Jean-Paul MARAT (1743-1793) ou encore bien davantage au célèbre docteur Joseph Ignace GUILLOTIN (1738-1814) créateur d'une non moins fameuse machine aujourd'hui fort heureusement disparue : la guillotine... On pourrait multiplier les exemples.

Ce qu'il faut retenir, c'est qu'à cette époque, puis sous le Consulat, l'Empire et la Restauration, la médecine ambitionne désormais de contrôler et de réformer la société, à travers le progrès médical bien sûr, mais aussi l'hygiène publique. Dès sa fondation, en 1774, la Société royale de médecine est en effet chargée de se renseigner le plus complètement possible sur la santé du peuple (maladie, malnutrition, intempéries...etc). Très rapidement, on va mettre en relation les maladies et les origines sociales de ceux qui les éprouvent. Et, évidemment, on va découvrir que ce sontles "pauvres" qui sont "malades". Ce mouvement sera accentué sous le Consulat avec la création, en 1802, du Conseil de salubrité de la ville de Paris et du département de la Seine : l'alcoolisme, les épidémies et la salubrité des lieux publics et des lieux de travail deviennent alors les priorités de cette nouvelle politique d'hygiène publique. Or on constate, à l'époque que le paupérisme est souvent la cause et l'effet de nombreuses "maladies" et ce qui est remarquable est que cette catégorie "maladie" comprend aussi bien la tuberculose, l'alcoolisme que la criminalité. Ce sont, du moins les conclusions auxquelles arrivent le rapport de Villermé sur la population des prisons ou celles de Parent-Duchâtelet sur les prostituées. Bref, parce que, à l'époque, toutes ces études sont conduites par des médecins, le crime est finalement assimilé à une maladie.

En 1832, l'épidémie de choléra qui frappe Paris ne fait que renforcer des convictions médicales bien établies : paupérisme et maladies en tout genre - dont le crime - sont plus que jamais identifiés dans une même catégorie sociale : la classe laborieuse.

Bref, au XIXè siècle, classe laborieuse = classe dangereuse, comme l'écrit en 1958 Louis Chevalier. Il suffit de relire Balzac, Flaubert, Hugo, Sue ou même Zola, pour voir combien ce thème est présent à l'époque et combien ces romanciers popularisent l'image d'individus physiquement diminués et moralement sauvages. Mais ce thème s'est développé par un discours médical particulier qui a glissé de l'hygiène publique (la "santé du peuple") à l'hygiène sociale (ce sont les pauvres qui sont malades), puis à l'hygiène morale, c'est-à-dire au crime (le crime est la maladie des pauvres).

Cette médecine hygiéniste consacre la cristallisation du thème des "classes laborieuses" d'où sort la criminalité.

Voici, par exemple, ce qu'écrivait, en 1840 un médecin nommé Frégier, dans un livre intitulé : "Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens pour les rendre meilleures" :

" Les classes pauvres et vicieuses ont toujours été et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes sortes de malfaiteurs; ce sont elles que nous désignons plus particulièrement sous le titre de classes dangereuses; car, lors même que le vice n'est pas accompagné de la perversité, par cela qu'il s'allie à la pauvreté dans le même individu, il est un juste sujet de crainte pour la société, il est dangereux. (...) Ces malheureux qui, par l'exercice de leur profession, se rattachaient encore en apparence à la masse des ouvriers honnêtes et laborieux, dépouillent peu à peu, sous la maligne influence de leurs compagnons de désordres, les habitudes de travail qui leur restaient et finissent par embrasser leur vie fainéante et criminelle".

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Or, non seulement la criminalité est rattachée à la condition sociale de l'individu, mais encore à sa constitution organique. Cette médecine appliquée au crime trouve en effet l'explication de cette maladie du corps social dans les ressorts physiologiques du comportement humain, bref dans la constitution de l'individu, c'est-à-dire dans son corps.

Ce thème organique du crime va être repris au milieu du XIXè siècle. C’est que cette époque constitue aussi l'heure de gloire de l'anthropologie et de l'aliénisme. Ces deux disciplines vont durcir la causalité du crime autour du thème racial et héréditaire.

On ne traitera pas ici du déterminisme biologique développé par les aliénistes et, en particulier par Pinel (cours de criminologie -aspects psychologiques).

En revanche, nous allons nous attarder sur l'anthropologie, plus précisément l'anthropologie criminelle, parce qu'elle va nous permettre de comprendre la théorie de LOMBROSO et aussi le fait que cette théorie, dont, au mieux, on sourit aujourd'hui, ait été prise très au sérieux à la fin du XIXè siècle.

Section 1. L'anthropologie criminelle

En 1859, un anthropologue, Paul BROCA fonde la Société d'anthropologie de Paris. P. BROCA définit l'anthropologie comme "la biologie du genre humain", c'est-à-dire l'étude de l'homme considéré comme une espèce parmi d'autres.

L'anthropolgie réunit dans son champ d'investigation deux grands chapitres :- le chapitre biologique (paléontologie, morphologie, anatomie, physiologie, embryologie, écologie,

génétique...) qui met en oeuvre une science comparative de la différenciation spécifique de l'homme : qu'est-ce qui fait que l'homme est différent des animaux ?

- le chapitre éthologique où s'étudient, dans le temps et dans l'espace, les langues, les moeurs, les croyances, les techniques, les arts...etc, des peuples vus comme groupes culturels, bref tout ce qui caractérise les ensembles humains non plus du point de vue de la constitution biologique des hommes, mais de celui de leur attitude face à l'existence, de leur comportement en tant que groupes.

Ce qui vient d'être dit pour les faits humains en général, peut s'appliquer de la même façon aux faits criminels qui constituent le terrain de l'anthropolgie criminelle : indifférenciée initialement, l'anthropologie criminelle s'est ramifiée pour se porter séparément sur le criminel (du point de vue biologique, psychologique, sociologique), sur la criminalité (comme phénomène global) et sur le crime.

L'anthropologie criminelle, au XIXè siècle, est fortement influencée par les travaux de Franz-Joseph GALL (I). L'explication qu'elle donne au crime est essentiellement biologique, basée sur l'hérédité (II).

§1   : Les travaux de F. J. GALL : la phrénologie

F.J. GALL est né en 1758 et mort en 1828. Docteur en médecine en 1785, il commence un cours d'anatomie du cerveau à Strasbourg. En 1807, il s'installe à Paris et reprend un enseignement à la Société de médecine. De 1810 à 1819, paraissent les quatre volumes de son "Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier" qui va constituer le plus important de ses travaux écrits.

L'oeuvre de GALL concerne l'anatomie du cerveau et plus particulièrement le problème des localisations cérébrales. Il se pose la question de savoir si le cerveau fonctionne comme un tout ou comme une juxtaposition de parties fonctionnelles séparées.

Il opte pour la seconde hypothèse et, en associant des observations empiriques, des biographies d'hommes illustres...etc, il affirme que le comportement de l'homme est réglé par le jeu de 27 penchants (ou facultés) dont chacun trouve son siège dans une portion bilatérale et symétrique du cortex. La portion est saillante si le penchant est développé, atrophique s'il est réduit (exemple : la “ bosse des maths ”).

Il en résulte une sorte de cartographie corticale, purement fonctionnelle, qui présente le cortex cérébral comme occupé par des terrotoires bien séparés les uns des autres mais jointifs.

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C'est ce que l'on appelle la phrénologie : le fait d'associer un penchant, une faculté à une région du cerveau.

Certains de ces penchants sont communs à l'homme et aux mammifères dans leur ensemble : ainsi, par exemple, GALL signalait l'instinct de défense de soi-même qui peut conduire aux rixes, l'instinct carnassier qui peut conduire au meurtre et la convoitise qui peut conduire au vol. D'autres penchants ne s'observent que chez l'homme et les mammifères supérieurs, par exemple, l’instinct maternel; enfin certains penchants, situés dans les territoires pré-frontaux, correspondent à des facultés intellectuelles et morales qui n'existent, selon GALL, que chez l'homme : la profondeur d'esprit, le talent poétique, le sens moral, le talent d'imitation, la dévotion et la fermeté.

Ainsi, pour GALL, le comportement humain s'explique pour une bonne part, grâce au développement ou à la réduction de chacun de ces 27 territoires corticaux.

Ces considérations restent, à ce niveau, purement théoriques. Elles vont devenir plus concrètes si l'on admet, comme le font la plupart des embryologistes de cette époque, que les os de la voûte cranienne se moulent sur le cortex sous-jacent : si bien que là où le cortex est développé, se forme une "saillie osseuse", et là où le cortex est atrophié, se forme un "méplat".

Saillies osseuses et méplats peuvent se palper directement sur le cuir chevelu. Ainsi, palper les crânes revient à observer les saillies et les méplats, en sachant que la saillie correspond au développement du territoire cortical, donc au développement du penchant lui-même. C'est dire qu'en sachant palper le crâne et en connaissant la phrénologie, on peut connaître les penchants propres au sujet que l'on observe.

On comprend facilement alors que la phrénologie ait intéressé la criminologieL'examen du crâne, la crânioscopie, permet d'abord de repérer les penchants de l'individu qui le

conduiront à commettre tel ou tel type d'infraction.Gall observe en effet que, parmi les saillies décelées par la palpation, 3 intéressent le domaine pénal.La première se situe derrière le conduit auditif externe, et s'observe, d'après lui, non seulement chez

les membres des classes dangereuses, querelleuses et violentes, mais encore chez les chiens et les coqs de combat : elle correspond à l'instinct de défense de soi-même et de sa propriété et au goût pour les rixes et les combats.

La seconde se situe au-dessus du conduit auditif externe et s'observe chez les animaux carnassiers et chez les hommes qu'habite le penchant au meurtre, comme le révèle l'étude du crâne chez les guillotinés. Ce penchant, indique Gall, s'associe souvent à la lascivité, à l'orgueil, au vol et à la dévotion.

La troisième s'observe au niveau de l'arcade sourcillière : elle correspond au sentiment de la propriété, l'instinct de faire des provisions, la convoitise et le penchant au vol. Elle peut s'associer à l'instinct carnassier.

Ces trois saillies correspondent évidemment à des comportements que le code pénal qualifie d'infractions. Gall fait de même, mais il les repère aussi chez les mammifères autres que l'homme, de telle sorte que pour lui, il existe une continuité entre des façons de faire caractéristiques de diverses espèces de mammifères sans que s'impose une coupure radicale entre, par exemple, les moeurs des chimpanzés et les coutumes de l'espèce humaine.

Ainsi, pour Gall, la connaissance de l'homme et de ses manières de se comporter en société se trouve en continuité, d'une part avec la connaissance de son organisme, de sa constitution physique, d'autre part avec celle des espèces animales très voisines de lui.

Il est facile de comprendre alors que cette théorie se soit heurtée à l'hostilité des magistrats, des avocats et des juristes, qui lui reprochaient de blasphémer contre la religion, de porter atteinte aux fondements de la liberté et de la responsabilité, d'introduire partout un horrible matérialisme et de vouloir usurper la place de la justice pénale.

Mais F-J. Gall n'entendait pas trancher la question de la liberté humaine ou du déterminisme du comportement, pas plus qu'il ne voulait se substituer à la justice pénale. Plus simplement, il pensait pouvoir lui apporter une certaine aide.

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Il notait d'abord, d'un point de vue purement empirique, que l'homme est bien habité par des penchants, mais il remarquait ensuite que ces penchants ne faisaient qu'incliner sa conduite dans un sens ou dans un autre sans la déterminer complètement, bref en la rendant probable mais non nécessaire. L'homme demeure donc libre de résister ou de céder à ses penchants et c'est cette liberté effective qui fonde la légitimité de la responsabilité pénale de l'homme et du droit de punir de la société. Ainsi, la théorie ne ruine pas le bien-fondé de la pratique pénale quoique Gall nourrisse que peu d'illusions sur la possibilité réelle pour l'homme de résister à ses penchants dès lors que ceux-ci sont assez forts.

Aussi, Gall estimait que sa théorie pouvait servir à la détermination de la peine, et plus précisément à sa modulation. Il introduit, à cet égard une distinction entre deux types d'infractions :

- Dans certains cas, le crime résulte directement du penchant auquel l'homme, bien que libre, n'a pas pu résister : par exemple, envahi par l'instinct carnassier, il a commis un meurtre.

- Dans d'autres cas, le penchant fait défaut et le comportement de l'homme s'explique par les circonstances : Gall donne l'exemple de la fille unique d'un père veuf, fille qui se trouve séduite par un malhonnête homme qui la met enceinte et loin de réparer la faute par le mariage, l'abandonne dans cet état honteux ; le père, animé d'une violente colère, va tuer le goujat. Ce pauvre père n'est entraîné par nul penchant carnassier ; il a été mû par le sentiment de l'honneur bafoué, excessif sans doute, mais nullement méprisable.

Dans ces deux cas, la crânioscopie joue un rôle important, en ce qu'elle va révéler, ou non, l'existence d'une saillie qui indique que l'homme est habité par l'instinct carnassier.

Outre qu'elle aidera à l'instruction criminelle en apportant la preuve ou au moins des indices de culpabilité, elle pourra éclairer la justice pénale dans la modulation de la peine. En effet, Gall estimait, comme Beccaria, que le droit de punir se fondait sur l'utilité sociale et avait en partie pour but de prévenir la récidive.

Dans ce but, Gall disait que si la crânioscopie révélait que l'individu n'avait pas le penchant en cause -c'est le cas de notre père veuf-, il fallait le punir car la société ne pouvait pas tolérer son acte, mais la récidive était très improbable : la société pouvait donc se contenter d'une peine légère puisqu'elle n'avait finalement pas grand chose à redouter de l'individu pour le futur.

En revanche, comme dans le 1er cas, si l'individu révélait le penchant funeste dont la saillie osseuse garantissait la réalité, la récidive était quasi-certaine et une très longue peine s'imposait, non en raison de la gravité de l'infraction, mais pour mettre longtemps la société à l'abri des agissements de cet individu.

Quelle appréciation porter aujourd'hui sur la théorie de Gall ?La phrénologie apparaît aujourd'hui comme le type même d'une fausse science : comment pouvait-

on être phrénologiste ?Pourtant, en réduisant la phrénologie au statut d'une fausse théorie, on s'est interdit de comprendre

son rôle dans l'histoire des disciplines scientifiques comme l'anthropologie, la psychiatrie ou la criminologie, et on a négligé d'apprécier l'étendue de sa diffusion dans la culture et dans le débat scientifique, politique et religieux de l'époque.

Pourtant, Gall défend une perspective de recherche qui va structurer l'approche biologique du phénomène criminel. Et cette perspective annonce un certain nombre de thèmes récurrents au XIXè siècle et que l'on retrouve encore aujourd'hui :

- le matérialisme : conséquence fondamentale et rédhibitoire de la théorie de Gall aux yeux de ses détracteurs mais qui est pourtant implicitement à la base de la médecine contemporaine

- la méthode de l'induction : Gall est sans doute plus proche de la science contemporaine que d'autres médecins de l'époque, et en particulier d'un docteur Cerise, par exemple, qui expliquait aux étudiants de la Faculté de Médecine de Paris, en 1836, que le critère de la vérité n'était pas à rechercher dans les faits mais dansles principes de la morale chrétienne

- le déterminisme biologique : discuté, bien sûr, de nos jours, mais qui a jouit d'un certain prestige en criminologie

- l'idée d'agressivité : idée reprise par l'éthologie contemporaine- la théorie de localisations cérébrales : défendue encore aujourd'hui par certains neurobiologistes.

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La théorie de Gall connut un succès retentissant à son époque car, en faisant l'étude des crânes des individus, on pouvait trouver la raison de leurs actes : on perçait ainsi le mystère du comportement humain.

La phrénologie a donc suscité de grands débats :- débat philosophique d'abordEn rejetant l'unité de l'âme et en défendant l'idée que le cerveau était le seul et l'unique siège de

toutes les facultés intellectuelles de l'homme, Gall prétendait détrôner la métaphysique et la philosophie dans leur monopole de la connaissance de l'homme. L'Empereur d'Autriche, François Ier, ne s'y trompa d'ailleurs pas et fit interdire le cours que Gall donnait à Vienne, en soutenant que ce cours "s'opposait aux premiers principes de la morale et de la religion". Gall estimait pourtant que la théorie des localisations cérébrales était en parfait accord avec la théologie chrétienne et il citait à l'appui de ses affirmations (entre autres) St Thomas d'Aquin, ou même l'évêque de Constantinople, père de l'Eglise grecque, St Grégoire de Naziance.

Et si beaucoup d'ecclésiastiques critiquèrent durement la phrénologie, le très officiel Abbé Maupied s'y intéressa et un autre, qui assurait le cours d'écritures saintes à la Sorbonne sous la Restauration et qui collectionnait les crânes humains, concilia même la théorie des localisations cérébrales avec le récit biblique !

- débat politique ensuiteEn posant que la compréhension du fonctionnement cérébral donnait la clef du comportement des

hommes, la phrénologie prétendait fonder une "physiologie sociale", une science du gouvernement des hommes qui permettrait d'organiser une société scientifiquement policée, liée aux dispositions particulières de chaque sexe, de chaque âge et de chaque individu. Les disciples de Gall espéraient éduquer les femmes et les enfants, redresser les criminels et les aliénés. Ils rêvaient explicitement de "machines à guérir" : par exemple, le docteur Régny imagina un casque redresseur à vis tournantes (!) et un autre médecin proposa un "corset céphalique" pour comprimer les penchants vicieux (!!).

L'enjeu politique de la théorie de Gall était donc loin d'être révolutionnaire. Le but de la phrénologie n'était certainement pas d'atteindre l'égalité de tous mais d'assigner à chacun une position sociale qui lui revenait par nature. On voit donc aussi combien cette théorie s'inscrit bien dans le débat de l'époque sur la légitimité des droits de l'homme en général : si les différences entre les hommes se fondent sur la nature et la physiologie, comment pourrait-on justifier l'égalité des droits ?

La phrénologie contribua ainsi à alimenter les discours sur la nécessaire différenciation sociale non seulement des hommes, mais encore des sexes : on insista sur le fait que la constitution cérébrale de la femme prouvait que, chez elle, l'affectivité l'emportait toujours sur l'intelligence... On fit des études comparatives et on conclua que la femme avait tous les organes requis pour s'occuper du foyer domestique (organe de la localité), et de l'éducation des enfants (organe de la philogéniture). Certains proposèrent, en outre, une méthode de reproduction qui permettrait de donner naissance à des génies : cette méthode eut des résultats discutables (car on trouva des volontaires....)

On appliqua aussi la théorie de Gall pour justifier d'une raciologie. Par exemple, dès 1808, un médecin, le docteur Adelon, note que "quelques races de nègres ne peuvent compter au delà de 6 ; aussi ont-elles la tête très étroite, et l'organe des mathématiques, qui est placé latéralement, est, chez elles, très peu développé" (...) "Les Chinois, qui ont tant de goût pour les couleurs tranchées, ont l'arcade sourcilière plus voûtée que les autres nations, ce qui annonce un plus grand développement de l'organe de la peinture".

Un autre médecin, le docteur Georges Paterson, chirurgien au service de la Compagnie des Indes, analysa 3000 têtes d'Hindous pour constater que l'organe du meurtre était effectivement fort peu saillant chez ces hommes "si connus pour leur horreur du sang".

Tous ces éléments accumulés montrent donc que la phrénologie dépasse largement l'application criminologique. Cette science exprime en effet aussi un projet social et des ambitions qui sont à l'origine d'un débat éthique encore très actuel (neurobiologie, génétique, PMA, etc...).

Et c'est sans doute pourquoi elle connut tant de succès.

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Dans le mois qui suit son installation à Paris, Gall note dans sa correspondance qu'il est l'homme à la mode et que sa théorie est discutée dans tous les salons. Talleyrand le soutient énergiquement et il est invité à partager la table de toutes les sommités parisiennes.

La duchesse d'Abrantès le fait appeler pour une cranioscopie de son fils âgé de 6 ans. Le ministre de la police, Fouché, la reine de Hollande, et même l'impératrice Joséphine rencontrent Gall. Cette dernière, malgré l'interdiction de son empereur de mari, se fait tâter le crâne en douce lors d'une séance de pose chez le peintre François Gérard.

Les maîtres de maison n'hésitent pas non plus à demander au docteur de repérer un éventuel penchant au vol sur leurs domestiques et sur leurs enfants.

§2   :Vers la théorie de l'homme-criminel : une explication basée sur l'hérédité

Même si, à la fin du XIXè siècle, plus personne ne croit aux 27 penchants localisés par F-J. GALL, médecins et anthropologues vont reprendre la distinction entre l'infraction liée aux circonstances et infraction liée aux penchants.

Ainsi, tout en contestant la phrénologie, la plupart des médecins ne discutèrent pas l'existence de "penchants" au crime.

Ainsi, par exemple, FODERE, professeur de médecine légale à Strasbourg, reconnaissait, dans son grand traité de médecine légale, l'existence "d'instincts dépravés" :

" On aura observé - écrit-il - que la plupart des hommes naissent avec un goût décidé, qu'on appelle trivialement manie, pour faire des vers, pour composer des livres, pour bâtir des maisons, pour travailler le fer ou le bois, etc... Ces inclinations qui nous entraînent ne sont pas toujours exemptes d'un peu de folie, et leur excès peut bien parfois mériter les Petites-Maisons ; mais je veux parler ici d'un instinct plus dangereux, celui de faire du mal à autrui, et celui de dérober. Les enfants sont très sujets à ce premier penchant qui dure quelquefois toute la vie".

Mais dorénavant, l'existence "d'instincts dépravés" est expliquée sans que l'on recoure à la phrénologie, mais par l'idée d'hérédité.

L'hérédité des phénomènes criminels fut une explication très vite avancée. La première oeuvre de référence en ce domaine est due à un médecin, Prosper LUCAS. Dans un livre, publié en 1847, souvent cité par DARWIN, et intitulé "Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle", LUCAS reconnaît l'existence d'une hérédité criminelle. Mais cette hérédité criminelle n'est finalement pour LUCAS qu'un aspect de l'hérédité de la nature morale.

LUCAS distingue en effet deux formes possibles de transmission héréditaire : la transmission des actes et la transmission des prédispositions. Pour lui, seule la seconde est véritablement héréditaire. Ainsi, il peut concilier hérédité et libre-arbitre, quoique de façon un peu tortueuse, en affirmant que l'homme est libre de céder ou pas à la prédisposition transmise héréditairement. L'intérêt de cette théorie était, bien évidemment d'être conciliable avec la notion de libre-arbitre chère aux juristes : tout individu est susceptible de résister à son hérédité.

L'oeuvre de LUCAS résume bien la façon de penser le criminel à cette époque : la plupart des médecins donnent à l'hérédité une grande part de causalité dans l'étiologie du crime.

Les facteurs du milieu social, comme on disait à l'époque, quoique mal identifiés, ne sont cependant pas tout à fait absents. Mais, ils sont avancés comme compléments comme accessoires pour expliquer des comportements délinquants basés sur l'hérédité : pauvreté, conditions de vie, de travail, nourriture, accès à l'instruction, mauvaise répartition du progrès, furent invoqués comme causes de développement des penchants au meurtre ou au vol.

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Les médecins développent l'idée que, dans les classes inférieures de la société, les individus vivent dans un milieu si défavorable que leurs penchants supérieurs, pour peu qu'ils en aient, s'en trouvent atrophiés, tandis que les penchants inférieurs, les plus proches de l'animalité, sont constamment sollicités. Il ne faut plus dès lors s'étonner des les voir si fréquemment emprunter le chemin du crime.

Ainsi, à cette époque, on peut dire que la plupart de ceux qui s'intéressent à l'explication du crime pensent que la nature incline mais ne dispose pas complètement de l'homme. La pensée est donc déterministe, mais ce déterminisme reste toutefois modéré.

En même temps, durant cette seconde moitié du XIXè siècle, à côté des médecins, l'anthropologie criminelle va s'intéresser, sous l'influence des travaux de F-J. Gall et de ses successeurs, à l'explication du crime : dans les années 1870, on assiste à une espèce d'engouement pour l'étude des crânes des criminels. On constitue des séries crâniennes de suppliciés et on fait l'anatomie des matières cérébrales. Une approche à la fois morphologique, pathologique et statistique de la classe d'hommes transgressant les lois sociales se développe.

Bien sûr, on ne palpe plus les crânes dans le but de trouver la bosse de l'assassinat ; depuis les critiques de la théorie de Gall, cette notion de phrénologie n'a plus cours. Ici, on va s'informer de la taille des volumes crâniens, de l'équilibre des puissances cérébrales, de l'harmonie des têtes.

L'étude du cerveau ne s'applique d'ailleurs pas seulement au crime.On s'attache aussi, par exemple, à démontrer que le cerveau de la femme se distingue de celui de

l'homme.Le pionnier de la sexuation cérébrale est d'ailleurs l'illustre P. Broca.Vers 1860, Broca rassemble des données issues des autopsies qu'il pratique lui-même dans les

hôpitaux parisiens. Il calcule que le cerveau masculin pèse environ 1325g et le cerveau féminin 1100g, soit un avantage de 14% pour les hommes !.

Logiquement, on peut expliquer le résultat par le fait que la femme est plus petite que l'homme et qu'en conséquence, ses organes sont proportionnés à sa taille.(CQFD !)

Mais cette objection, sans doute trop simple, n'arrête pas Broca. Il écrit, en 1861 : " On s'est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps... Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l'homme, différence que l'on a pu exagérer, mais qui n'en est pas moins réelle. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle."

Admirons la circularité du raisonnement : c'est parce qu'elle est moins intelligente que la femme a un cerveau plus petit mais c'est aussi ce petit cerveau qui détermine son infériorité intellectuelle...

Ce discours de Broca reste pourtant assez modéré, comparé à celui de son élève G. Le Bon, champion toutes catégories de la mysoginie et du racisme scientifique :

"dans les races lesplus intelligentes, comme les Parisiens, il y a une notable proportion de la population féminine dont les crânes se rapprochent plus par le volume de ceux des gorilles que des crânes du sexe masculin (...). On ne saurait nier, sans doute, qu'il existe des femmes fort distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussi exceptionnels que la naissance d'une monstruosité quelconque telle, par exemple, qu'un gorille à deux têtes, et, par conséquent, négligeables entièrement".

Pour Le Bon, l'évolution mentale obéit à une hiérarchie : au bas de l'échelle, on trouve le gorille, puis le Noir, l'enfant, la femme et enfin l'Homme ! Ce qui, d'ailleurs n'est pas sans poser des problèmes declassement sachant que :

"les hommes des races noires ont un cerveau à peine plus lourd que celui des femmes blanches" et que " lecerveau du Noir (...) s'approche du type de cerveau que l'on trouve chez les singes supérieurs", je pose la question : doit-on situer alors la femme noire entre le gorille mâme et le gorille femelle ? La question reste entière...

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Des essais de typologie de la "race criminelle" vont ainsi se dégager des travaux d'anthropologie criminelle : à la fin des années 1870, un certain nombre d'anatomistes voudront vérifier l'affirmation selon laquelle "la classe criminelle constitue une variété de l'espèce humaine, marquée par des caractères particuliers". On cherche alors des constantes, des signes ou des stigmates, révélant un différentiel d'évolution qui frapperait les criminels.

On ne peut citer ici toute la masse des travaux entrepris dans ce domaine. Retenons juste l'étude d'Arthur BORDIER, professeur de géographie médicale à l'Ecole d'Anthropologie de Paris, auteur-d'un livre fameux intitulé "Etude anthropologique sur une série de crânes d'assassins". Il mène son enquête sur une collection de 36 guillotinés dont le volume crânien, qu'il juge "considérable", met en évidence des traits régressifs : faible courbe frontale signant une infériorité mentale, prédominance "quasi-préhistorique" -comme il l'écrit-, de la région pariétale par quoi "les assassins semblent remonter le courant du progrès", renflement exagéré des bosses sourcilières, à quoi s'ajoute un ensemble de caractères pathologiques qui annoncent des troubles morbides. La courbe pariétale attire en particulier l'attention de BORDIER comme témoignant d'une "monstruosité cérébrale", d'un retour atavique à des caractères normaux des hommes de l'âge de la pierre taillée :

"Moins de région frontale et plus de région pariétale signifient donc moins de réflexion et plus d'action ; cela aussi bien chez le sauvage préhistorique que chez l'assassin moderne. Et, en effet, ces deux qualités ne leur sont-elles pas vraisemblablement communes ?"

Cette citation de Bordier met bien en lumière les thèmes dominants de l'anthropologie criminelle de l'époque : non seulement le criminel se distingue nettement par ses traits physiques de la population "ordinaire", mais en plus le criminel se rapproche du "sauvage préhistorique".

Pour la plupart, en effet, le criminel est une vivante image des origines préhistoriques, un sauvage primitif égaré en pays civilisé.

Ce thème, qui revendique le parrainage de la théorie de l'évolution de DARWIN, voit donc dans le criminel un individu différant spécifiquement de l'homme actuel, une relique de l'homme de Néanderthal, une épave du monde ancien, un débris de races inférieures très primitives.

Comment la chose est-elle possible ?L'explication tient dans la théorie de l'atavisme1 : le criminel reproduit, dans la somme de ses

caractères négatifs, les étapes du développement poursuivi par le genre humain. Toutefois, le criminel ne présente pas l'image d'un individu qui a raté une marche de l'évolution humaine, ou qui s'est arrêté en cours de route. Plus précisément, il reproduit les caractères ancestraux de la souche commune de tous les primates, selon un mécanisme réversif, souligné par DARWIN, témoignant du fait qu'il existe dans l'hérédité des tendances latentes susceptibles de redéveloppement. DARWIN écrit en effet que : "le germe fécondé d'un animal supérieur -et donc de l'homme- est bourré de caractères invisibles, propres aux deux sexes et à une longue lignée d'ancêtres éloignés de nous par des milliers de générations ; caractères qui, comme ceux qu'on trace sur le papier avec une encre sympathique, sont toujours prêts à être évoqués, sous l'influence de certaines conditions connues ou inconnues.

BORDIER aboutit à des conclusions comparables :

" Les assassins que j'ai étudiés - écrit-il - sont donc nés avec des caractères qui étaient propres aux races préhistoriques, caractères qui ont disparu chez les races actuelles, et qui reviennent chez eux, par une sorte d'atavisme. Le criminel, ainsi compris, est un anachronisme, un sauvage en pays civilisé, une sorte de monstre et quelque chose de comparable à un animal qui, né de parents depuis longtemps domestiqués, apprivoisés, habitués au travail, apparaît brusquement avec la sauvagerie indomptable de ses premiers ancêtres. On voit, parmi les animaux domestiques, des exemples de ce genre : ces animaux rétifs, indomptables, insoumis, ce sont les criminels.

1 atavisme : réapparition de certains caractères venus d'un ancêtre très lointain et qui ne s'étaient pas manifestés dans les générations intermédiaires.

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Le criminel est venu trop tard ; plus d'un, à l'époque préhistorique, eût été un chef respecté de sa tribu".

On comprend alors que dans ce climat, à la fois médical et anthropologique, la théorie de LOMBROSO ait connu une large diffusion.

Section 2. La théorie de Lombroso

Cesare LOMBROSO (1835-1909) est né à Vérone. Ses études médicales le conduisent à se spécialiser en psychiatrie. En 1859, il publie sa thèse de doctorat en médecine sur le crétinisme et s'engage comme médecin militaire au cours de la même année. Ce sera l'occasion, pour lui, d'examiner 3000 soldats dans le but de mesurer, anthropométriquement, les différences entre les habitants de diverses régions d'Italie.

Puis, entre 1863 et 1872, il est chargé du service psychiatrique dans divers hôpitaux. En 1876, il enseigne la médecine légale et l'hygiène à l'université de Turin où il devient professeur de psychiatrie clinique (1896) puis d'anthropologie criminelle (1906).

Au cours de cette activité professionnelle, il examine 383 crânes de criminels italiens et 5907 délinquants vivants.

C'est à partir de cette observation que Lombroso va dégager sa théorie de l'homme criminel. Son étude s'inscrit dans le double cadre - d'une part, des études anthropologiques de l'époque qui s'essayent à trouver des rapports entre la

délinquance et certains traits anatomiques et physiologiques de certains individus. - d'autre part, des travaux de psychiatrie du début du XIXème avec Pinel, Cabanis, Esquirol, par

exemple, qui s'intéressent aux rapports qu'entretiennent la maladie mentale et le crime.

C'est en découvrant sur les crânes des délinquants l'existence d'une fossette occipitale anormalement développée, que Lombroso énonce ce qui deviendra la théorie du "criminel-né". Il affirme, en effet, que le véritable criminel est un type d'homme en voie de régression vers le stade atavique. Il pense avoir prouvé que la morphologie du criminel, ses réactions biologiques et psychologiques sont celles d'un individu arrêté dans l'évolution menant à l'homme "normal", resté en arrière comme le sont encore, selon lui, les sauvages primitifs. Bref, le criminel serait, dans nos sociétés évoluées, une survivance du sauvage primitif. Il se reconnaitrait alors par des stigmates anatomiques, morphologiques, biologiques et fonctionnels.

Ces caractères peuvent apparaître pour la première fois chez le criminel-né, alors qu'ils n'étaient pas visibles chez les parents de celui-ci. L'atavisme est, on l'a vu, la réapparition de caractères qui viennent d'ancêtres plus lointains.

En ce sens, Lombroso est l'homme de son temps. Disciple de Darwin, il a interprété ses constatations à la lumière de la théorie de l'évolution. Or cette théorie postulait une continuité essentielle entre les animaux et l'homme. De là l'idée que le crime est atavique, c'est-à-dire qu'il reproduit une manière d'agir d'un stade ancien de l'évolution.

Dans son ouvrage "L'homme criminel" (1876), Lombroso décrit les stigmates physiques du criminel-né. Ainsi, par exemple, l'homme enclin au viol serait caractérisé par la longueur des oreilles, l'écrasement du crâne, les yeux obliques et très rapprochés, le nez épaté, la longueur excessive du menton. Le voleur, pour sa part, se distinguerait par une remarquable mobilité du visage et des mains, par ses yeux petits, inquiets et toujours en mouvement, par ses sourcils épais et tombants, par son nez épaté, sa barbe rare, son front bas et fuyant. Le meurtrier, enfin, se révèlerait par l'étroitesse du crâne, la longueur des maxillaires et des pommettes saillantes.

Aux yeux de Lombroso, le criminel-né est voué au crime car son état de régression, non seulement biologique mais aussi psychique par rapport à l'homme "normal" le rend inapte à obéir aux lois pénales faites par et pour des hommes différents de lui.

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Ainsi, dans sa conception, on trouve la croyance rassurante en une différence irréductible de nature séparant les criminels du reste de l'humanité.

Très souvent, et en particulier dans les manuels de criminologie, la présentation de la théorie de LOMBROSO s'arrête à ce concept de "criminel-né", et on ajoute très rapidement ensuite que Lombroso n'admit l'existence de "facteurs sociaux" que tardivement et sous l'impulsion de ses contradicteurs. Cette présentation n'est pas tout à fait fausse, mais elle est en partie biaisée car la théorie du "criminel-né" ne saurait exprimer à elle seule la théorie de la criminalité de Lombroso.

Il est vrai que la spécifité de l'approche est bien d'avoir insisté sur le phénomène du criminel-né. Mais, en fait, Lombroso, conformément à sa formation de médecin, ne faisait que percevoir le criminel comme un individu anormal, pathologique. Etant déviant, l'individu devait bien porter sur lui les symptômes de sa pathologie et le but de l'anthropologie criminelle était, on l'a vu, de déterminer ces signes.

Mais Lombroso ne convainquit personne très longtemps avec son hypothèse de criminel-né. Aussi, il évolua assez rapidement vers la fusion des concepts de "criminel-né", de "folie morale" et d'"épileptique" : le criminel-né était reconsidéré comme un individu à fond épileptoïde dont le caractère inné du comportement criminel était dû à un processus atavique qui faisait de lui une espèce de "fou moral" ou, pour utiliser une autre expression chère à Lombroso, un "crétin du sens moral".

Mais si Lombroso essaya surtout d'établir une causalité biologique, il ne se désintéressa pas pour autant des facteurs du milieu social. Dès la deuxième édition de son livre, en 1878, il aborde les influences néfastes de la pauvreté, de l'alcool, de l'émigration...etc.

Lombroso ne fit pas jouer, dans son explication, la théorie de la dégénerescence : il admet, bien sûr, l'idée d'un arrêt du développement de l'individu criminel, mais il le fait dériver de l'atavisme et non de processus de dégénerescence chers aux aliénistes et à certains médecins. La distinction n'est pas gratuite ; nous verrons, en effet, que Lombroso trouva ses plus terribles adversaires dans les partisans de la dégénerescence.

Avec sa théorie liant atavisme, folie morale et épilepsie, et facteurs du milieu social, Lombroso a cherché à fédérer toutes les explications de la criminalité de l'époque. C'est pourquoi son système a connu une grande renommée, parce que, d'après lui, ce système devait permettre de rendre compte de tous les comportements criminels.

Il finit ainsi par distinguer deux grands types de criminels : les criminels par défaut organique et les criminels par causes externes à l'organisme.

Dans le premier type, les criminels par défaut organique, il distingue deux grandes catégories : - les criminels par défaut organique inné : les épileptiques, les fous moraux, les imbéciles et les

crétins, regroupés, selon la gravité du caractère dans le concept du criminel-né- les criminels par défaut organique acquis : cette catégorie regroupe certains malades mentaux (les

déments, les maniaques, par exemple), et d'autres individus atteints par ce que Lombroso appelle des maladies communes (la décrépitude sénile, la syphilis, la tuberculose...)

Dans le second type, les criminels par causes externes à l'organisme, là encore Lombroso distingue 2 grandes catégories :

- la criminalité due aux influences sociales et morales : c'est-à-dire la famille, la société et l'Etat. On trouve là les délinquants par occasion : délinquants politiques, contrebandiers, adultères, récidivistes, par exemple.

- la criminalité due aux influences du climat et aux influences diététiques : l'alcool, le tabac, une température froide ou très chaude créent des délinquants par impulsion ou par passion.

Toutefois, avec ce système, Lombroso s'attribue une sorte de quasi-monopole de l'explication de la criminalité. Cette démarche se heurta, on le comprend facilement, à l'hostilité de la communauté scientifique dans la mesure où elle allait à l'encontre des intérêts particuliers de chacune de ces communautés.

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Juristes, anthropologues, médecins... prirent alors grand soin de se démarquer de sa théorie, en la critiquant et en la réduisant au concept de "criminel-né", c'est-à-dire à une simple caricature.

Il faut pourtant rappeler que la théorie de Lombroso, même si elle privilégie le déterminisme biologique, est aussi multifactorielle en ce sens qu'elle tient compte des facteurs du milieu social.

Une telle théorie aurait dû mettre tout le monde d'accord. Ce ne fut pas le cas, loin de là.

Section 3. Les critiques de la théorie de Lombroso

Lombroso, comme on l'a dit en commençant ce cours, fait partie de l'Ecole positiviste italienne. A ce titre, sa théorie a eu une très grande importance historique dans la mesure où elle rompt, pour la première fois, d'une manière systématique, avec la conception abstraite du criminel des juristes et qu'elle introduit la méthode positive et expérimentale dans l'étude du criminel.

Lombroso fait aussi partie de la Société d'anthropologie, société savante crée en 1859 par Paul BROCA qui, de la fin du XIXème à la fin de la Ière guerre mondiale, rassemble tous ceux qui, médecins, juristes, sociologues...etc, s'intéressent à l'étude des faits humains, et plus particulièrement ici des faits criminels.

Or, c'est cette société d'anthropologie qui va attaquer la théorie de Lombroso.Déjà, en 1885, lors du 1er congrès d'anthropologie criminelle, certains intervenants remirent en

cause l'idée selon laquelle le crime était un phénomène d'anormalité biologique.Puis, en 1889, se tint à Paris le 2ème congrès d'anthropologie criminelle. Ce congrès fut l'occasion

d'une violente offensive des criminologues français (Tarde, Lacassagne, Manouvrier) contre la doctrine lombrosienne du type criminel.

Sur proposition de Garofalo, et dans le but de vérifier la pertinence scientifique de la théorie de Lombroso, une commission internationale fut chargée de faire une série d'observations comparatives dont les résultats seraient présentés au prochain congrès sur au moins 100 criminels vivants et 100 honnêtes gens dont on connaitrait les antécédents personnels et héréditaires.

La commission composée de Lombroso, Lacassagne, Bertillon, Manouvrier, Magnan et Lemal, ne devait jamais se réunir.

Manouvrier publia, en 1892, un mémoire dans lequel il indiquait les difficultés de la mission, autrement dit, les raisons pour lesquelles on nepouvait pas vérifier les affirmations de Lombroso.

Ainsi, ce sont des critiques portant à la fois sur la méthode et surtout sur la nature du crime qui furent à l'origine du déclin de la théorie de Lombroso.

§1   : Les critiques méthodologiques

Les critiques méthodologiques relatives à la théorie de Lombroso furent formulées par un anthropologue, Léonce Manouvrier, à l'occasion du mémoire qu'il rédigea à l'adresse de la commission, mémoire intitulé : "Questions préalables dans l'étude comparative des criminels et des honnêtes gens" (Archives d'anthropologie criminelle,1892, p.557 et s.).

Léonce Manouvrier (1850-1927) a été un élève de Broca, puis l'un de ses successeurs à la tête du laboratoire d'anthropologie que Broca avait crée. En 1888, il devient titulaire de la chaire d'anthropologie physiologique à l'Ecole d'anthropologie, puis après 1895, il est secrétaire général de la Société d'anthropologie. A cette époque, il est souvent tenu à l'étranger pour le plus grand anthropologue français de sa génération.

Manouvrier conçoit l'anthropologie comme une science de l'homme et y inclut, notamment, une importante dimension sociologique.

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Outre les articles liés à la relation des congrès internationaux, Manouvrier publie trois textes d'envergure :

- en 1886, une "étude sur les crânes des suppliciés" qui amorce rudement la critique méthodologique des observations craniométriques lombrosiennes et qui sape l'hypothèse de l'atavisme du criminel

- en 1889, un texte sur la question de l'existence de caractères anatomiques propres aux criminels- en 1912, un mémoire sur "quelques cas de criminalité juvénile et commençante", né de

l'observation de mineurs conduits au dépôt avant leur comparution en justice. Dans ce mémoire, Manouvrier réfute toute approche physiologique du crime, disqualifie toute analyse en termes de pathologie pour conclure que seules des influences externes -une éducation défectueuse et des circonstances pernicieuses- peuvent incliner à une conduite malhonnête plutôt qu'honnête.

Manouvrier joue donc un rôle important dans le congrès de 1889 : membre du groupe de travail proposé par Garofalo, il fait figure de ténor de l'offensive anti-lombrosienne en concentrant l'essentiel de son propos sur l'absence de spécificité anatomique des criminels. Et, pour lui, si l'on a pu affirmer le contraire, c'est à cause d'un manque de rigueur scientifique.

Bref, dans le mémoire qu'il publia en 1892, Manouvrier considère la thèse lombrosienne comme une "théorie retardataire", non démontrée scientifiquement et surtout difficilement démontrable, et qui confond inextricablement 3 plans pour lui bien distincts : la criminalité réprimée (catégorie socio-juridique), l'honnêteté (catégorie morale) et les caractères anthropologiques (catégorie anatomique et physiologique).

Son argumentation se déploie principalement autour de 2 axes : la définition de l'objet d'étude (qu'est-ce qu'on étudie ?), et les conditions de l'observation scientifique (comment faire pour l'étudier ?).

A-Définition de l'objet d'étude

Dès le début de son texte, Manouvrier indique qu'il faut prendre la précaution de définir le crime avant d'en rechercher l'explication et il insiste à diverses reprises "sur le fait que le crime est une matière non pas physiologique mais sociologique". En effet, pour lui, le crime est le résultat d'une construction de la loi : la loi pénale distribue les actes entre deux catégories "d'utilité" et de "nocivité", catégories qui ne sont ni morales, ni psychologiques, ni physiologiques, mais juridiques. En outre, la relativité avec laquelle la loi pénale s'applique constitue pour lui un obstacle majeur à toute théorisation sur le crime et sur le criminel.

Bref, la base du système de Manouvrier est le code pénal qui -dit-il- "ne divise pas les citoyens d'un pays en catégories physiologiquement définies, mais bien en catégories juridiquement définies".

Aussi, à partir du moment où le "crime" est défini comme entièrement social, il ne peut donner lieu à une approche anatomo-physiologique que si l'on a préalablement construit la sorte de relation qui permet de passer d'un plan à l'autre, c'est-à-dire d'un plan médical à un plan juridique. Et on ne voit pas comment faire.

A supposer qu'on y arrive, éclatent de nouvelles difficultés : non seulement un caractère anatomique ne préjuge pas de dispositions psychologiques particulières, mais encore c'est sous l'influence des circonstances de la vie que ces dispositions psychologiques vont se combiner de manière à produire tel ou tel acte.

B-Les conditions de l'observation scientifique

Le mémoire de 1892 est donc pour l'essentiel un article de méthode. Manouvrier a des mots très durs pour le peu de fiabilité scientifique des travaux lombrosiens, due aux problèmes concrets d'observation et de comparaison. Manouvrier inventorie d'abord toute une série de difficultés relatives à la constitution d'une grille d'observation et à la définition des procédures de recueil des données. Puis il développe la question du choix des populations à observer. Il résume ainsi la difficulté : "Si l'on veut étudier séparément l'influence propre des qualités physiologiques ou des variétés de conformation correspondantes et l'influence

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des conditions extérieures, il faudra établir nécessairement des groupes d'individus d'après chacune de ces deux sortes d'influence, toutes choses étant égales par ailleurs".

Le but de l'exercice est, en effet, de comparer 2 populations, l'une criminelle et l'autre non, pour étudier l'influence propre des qualités physiologiques dans l'acte criminel.

Or cette recherche comparative lui apparaît, au bout du compte, mission impossible. La constitution de deux sous-populations, l'une définie comme "criminelle" et l'autre comme "honnête" (groupe de contrôle) semble une tâche excessivement difficile et ceci pour au moins 2 raisons :

- la première concerne la représentativité des populations : pas plus que la population carcérale ne peut être considérée comme représentative des "criminels", pas plus la population des "honnêtes gens" ne peut être définie a priori comme n'ayant accompli aucun acte illicite

- l'autre raison porte sur les données relatives d'une part aux antécédents familiaux des sujets à observer (critique de l'atavisme) et d'autre part à l'influence du milieu social (conditions d'apprentissage). Il les résume de la façon suivante : "Ne serait-il pas rigoureusement nécessaire, quand on veut étudier le crime dans ses rapports avec la conformation anatomique, de se demander d'abord si les criminels que l'on envisage ne constituent pas une catégorie parmi les criminels, ensuite si ces criminels n'ont pas vécu au milieu des conditions extérieures particulièrement propres à les faire entrer dans la catégorie en question, enfin s'il n'est pas probable que ces criminels eussent été honnêtes, tout au moins au point de vue légal, s'ils eussent été soumis à des conditions de milieu moyennement favorables à la conservation de ce genre d'honnêteté ?".

En d'autres termes, c'est poser la question de savoir comment distinguer la part qui revient à l'inné et la part qui revient à l'acquis, à l'environnement.

Ainsi, Manouvrier situe l'offensive anti-lombrosienne au niveau de la méthodologie et de l'épistémologie : il réfute la possibilité d'une comparaison anthropologique entre "criminels" et "honnêtes gens" et met à mal la compétence scientifique des lombrosiens qui proposent de comparer deux ensembles non définis et probablement indéfinissables et qui étudient finalement un phénomène purement social à travers une symptomatologie physiologique dont la correspondance psychologique n'est même pas assurée.

Toutefois, le but poursuivi par Manouvrier n'est pas directement d'éclairer la connaissance du crime. Plus précisément, Manouvrier chef incontesté de l'anthropologie, veut débarrasser cette dernière d'un compagnonnage douteux : celui de "l'anthropologie criminelle". Pour lui, Lombroso et ses adeptes ne sont pas des anthropologues et l'anthropologie criminelle -qui ne travaille que sur l'anormalité- n'est qu'une psychiatrie légale.

Ce mobile explique l'intérêt constamment accordé par Manouvrier aux questions de terminologie et son adhésion à la proposition de Topinard du terme de "criminologie" pour qualifier une discipline bien distincte de l'anthropologie.

En conseillant ce changement de terme, Manouvrier propose une véritable démarche méthodologique et épistémologique que l'on peut résumer ainsi :

- toutes les considérations sur les "causes" du comportement criminel relèvent de la médecine et de la psychiatrie légale, c'est-à-dire d'un art et non d'une science

- or, l'anthropologie est, au contraire, une science : comme telle, elle se soucie de connaissance, pas de savoirs pratiques. Et elle n'a rien à dire sur les causes du "comportement criminel" parce que le crime n'est pas une catégorie de comportement mais une catégorie juridique

- quant au comportement malhonnête, il dépend d'une appréciation d'intérêt combinée avec le milieu éducatif et le milieu social. Mais, pour Manouvrier, il n'est pas sûr que l'on puisse mener en ce domaine beaucoup d'investigations scientifiques ; simplement, il refuse une anthropologie qui négligerait les circonstances du milieu social.

Il n'est pas certain, pourtant, que Manouvrier ait réellement voulu mettre à l'épreuve la thèse de Lombroso. En fait, il voulait surtout éloigner Lombroso de l'anthropologie et, d'une certaine façon, se poser en s'opposant.

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D'ailleurs, même au niveau de la méthode, tant décriée par manouvrier, il faut observer que lui-même avait fait des études comparatives ou en avait cautionné : elles n'étaient donc pas, pour lui, tout à fait irréalisables.

Et quand on lit les résultats de ces études, on s'aperçoit que Manouvrier aussi discriminait morphologiquement les criminels emprisonnés et les non-criminels. Alors ?

En réalité, le débat ne portait pas tellement sur l'existence de différences morphologiques, mais plutôt sur l'existence d'un type criminel.

La question posée, sur le terrain de la science, revenait à celle-ci : quand peut-on parler de « type » criminel ? (c'est-à-dire d'un modèle de criminel, constitué par un ensemble de traits, de caractères...etc, communs à tous les criminels, comme on peut parler d'un "type" oriental, d'un "type" occidental ou asiatique)

Topinard a cherché à préciser cette notion de type : c'est, dit-il, un ensemble de caractères qui permet de distinguer un individu d'un autre, un groupe naturel d'un autre. Il faut, pour qu'il y ait type, que chaque individu qui le constitue ait d'une manière minimum les caractéristiques du type dont il fait partie.

Un anthropologue belge, P. Héger, concrétisa à son tour cette exigence : "jetez un coup d'oeil sur une série de crânes qu'on a placés devant vous; vous n'hésiterez pas à les classer aussitôt d'après des caractères apparents et indéniables; vous rangerez, l'un à côté de l'autre, ces crânes de chinois qui semblent tous sortis du même moule, ou encore ces crânes de bruxellois qui ressemblent visiblement l'un à l'autre : ce sont là des séries naturelles. Mais si vous regardez ensuite des crânes d'assassins,parmi lesquels figurent des flamands et des wallons, vous n'observerez plus aucune similitude : ils ne forment donc pas une série et appartiennent, avant tout, au type de leur race".

En réalité, dit Topinard, il serait plus simple d'admettre que, par le crâne, les criminels rentrent dansla catégorie des malades. En d'autres termes, ce que l'on pose dans leur cas, est un problème de pathologie et non unproblème de type : les criminels se distinguent plus par des caractères pathologiques que par des caractéristiques anthropologiques.

Mais cette prise de position ne signifie pas, pour autant, que des recherches de type anthropologique soient inutiles parce qu'elles peuvent révéler des caractéristiques pathologiques.

Toutefois, dans les études comparatives qu'ils mènent, Topinard et Manouvrier confondent eux-mêmes pathologie et anthropologie et aboutissent finalement à des conclusions confuses et ambiguës.

Ils notent en effet des caractères anatomiques communs aux criminels qui les rapproche d'une typologie.

Ainsi, par exemple, dans sa contribution sur "l'étude anthropologique des crânes d'assassins" (1883), Manouvrier repère 2 caractéristiques qui lui paraissent différencier nettement les assassins des individus "normaux" : "les assassins - écrit-il - ont en général un front trop petit et une trop grande mâchoire".

Tout en ayant pris ses distances par rapport à Gall, il propose finalement des conclusions qui s'en rapprochent : "plus le front grandit par rapport aux autres régions du crâne, plus la tendance au crime diminue" ou encore "chez les assassins, les types pariétaux et occipitaux prédominent au point que le type frontal semble disparaître, absolument comme dans les races inférieures". Et il en arrive à une formule qui synthétise sa pensée : "les caractères constatés sur les crânes d'assassins montrent que cette catégorie d'individus est, en moyenne, morphologiquement inférieure".

§2   : Les critiques tenant à la nature du crime

Pour comprendre l'accueil hostile que l'on réserva à la théorie du "criminel-né "de Lombroso et, par conséquent, à l'idée d'un atavisme criminel, il faut faire un détour par le débat plus général sur le darwinisme et la théorie de l'hérédité que les Français défendaient à l'époque.

Les Français nuancent l'idée de "sélection naturelle" en soulignant l'influence du milieu. Ils ne refusent pas l'hypothèse de la concurrence vitale mais subordonnent son influence à l'adaptation au milieu. Ce sont ces nuances qui expliquent le rejet de la notion d'atavisme criminel.

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En effet, l'atavisme était défini comme une hérédité à rebours. Il correspondait à la transmission des caractères les plus anciens et, par conséquent, les mieux fixés, peu sujets aux variations, donc peu réactifs au "milieu".

Cette conception de l'hérédité s'oppose à la conception de l'hérédité naturelle développée en France dont on estime qu'elle est sujette aux influences du milieu. Aussi, à la théorie de l'atavisme, les français vont préférer la théorie de la dégénérescence.

La théorie de la dégénérescence s'est développée dans le domaine de la criminalité comme une hypothèse alternative, permettant de mener une contre-offensive à l'égard de la théorie atavique de Lombroso

L'argument essentiel ne consistait pas à nier l'existence des anomalies physiques relevées par Lombroso, mais à les réinterpréter dans le sens d'une dégénérescence. Ainsi, le crime est-il une forme de dégénérescence acquise au fil des générations. Cette dégénérescence est due aux influences nocives du milieu : l'alcool, l'alimentation, l'éducation, la pauvreté peuvent déséquilibrer l'organisation cérébrale d'un individu et du coup, le temps passant, ses instincts ont tendance à prendre le dessus sur les mécanismes de l'intelligence.

Il y a ainsi, dans la société, des individus qui sont "esclaves de fatales dispositions organiques" (Lacassagne) qui proviennent soit de l'hérédité, soit du milieu social. Et ces dispositions organiques vont se transmettre de générations en générations et vont entraîner un arrêt du développement.

Ainsi, là où la théorie de l'atavisme voit un retour en arrière dans l'évolution de l'espèce humaine, la théorie de la dégénérescence voit un arrêt de cette évolution.

Il reste toutefois un élément commun entre ces deux théories : le déterminisme. Déterminisme biologique pour la théorie de Lombroso, déterminisme qui fait place au milieu social pour ses détracteurs.

Cependant parler de déterminisme social comme le feront les contemporains de Lombroso, ne suffit pas à rendre l'analyse sociologique

Il est bien évident que, en mettant l'accent sur le déterminisme biologique la théorie de Lombroso n'est pas sociologique. Mais il ne suffit pas, pour autant, de viser le "milieu social" pour rendre le propos sociologique

Nous allons voir, en effet, que jusqu'à Emile DURKHEIM, les différentes théories qui vont succéder à celle de Lombroso, tout en se réclamant du mileu social et en insistant sur l'influence de ce milieu dans le phénomène criminel ne sont pas pour autant des théories sociologiques parce qu'elles font du criminel, c'est-à-dire de l'individu, le noyau dur de leur analyse.

Or, pour que le propos soit sociologique, il faudra adopter un autre point de vue : celui de la société, et considérer, non plus le criminel comme un être anormal, mais la criminalité comme fait social normal, susceptible d’investigations scientifiques.

Qu'est-ce qu'un "fait social normal"?Dans son livre "Les règles de la méthode sociologique", Durkheim explique qu'un phénomène est

normal lorsqu'il se rencontre de manière générale dans une société d'un certain type, à une certaine phase de son devenir. Le crime est donc un phénomène normal ou, plus exactement, un certain taux de crime dans une société est un phénomène normal. Ainsi la normalité est définie par la généralité, mais puisque les sociétés sont diverses, il est impossible de connaître la généralité de manière abstraite et universelle. Sera donc considéré comme normal le phénomène que l'on rencontre le plus souvent dans une société d'un type donné, à un moment donné.

Cette définition de la normalité n'exclut pas que, subsidiairement, on cherche à expliquer la généralité, c'est-à-dire que l'on s'efforce de découvrir la cause qui détermine la fréquence du phénomène considéré. Mais le signe premier et décisif de la normalité d'un phénomène est simplement sa fréquence.

Le crime est donc un fait social normal, parce qu'il est général, c'est-à-dire fréquent dans notre société.

Et de même que la normalité est définie par la généralité, l'explication, selon Durkheim, est définie par la cause.

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Expliquer un phénomène social, c'est en chercher la cause efficiente, c'est-à-dire dégager le phénomène antécédent qui le produit nécessairement. Les causes des phénomènes sociaux doivent être cherchées, non dans l'homme, mais dans le milieu social, la société. C'est en effet la structure de la société considérée qui est la cause des phénomènes dont la sociologie veut rendre compte : "C'est dans la nature de la société elle-même - écrit Durkheim- qu'il faut aller chercher l'explication de la vie sociale" (p.101).

On prend la mesure de l'évolution des idées : en considérant le crime comme un fait social normal, Durkheim prend, bien sûr, le contrepied de la théorie lombrosienne qui fonde l'explication du crime dans une analyse biologique. Mais il s'oppose encore aux théories postérieures à celle de Lombroso, lesquelles partent encore de l'homme et affirment sans nier absolument toute prédisposition au crime que les influences sociales ont seules le pouvoir de développer cette prédisposition et de déterminer le crime.

Après cette longue introduction qui nous a permis de comprendre comment était née l'idée que le crime pouvait s'expliquer par des facteurs sociaux, nous allons voir maintenant, dans un premier chapitre, les théories qui privilégient les facteurs sociaux dans l'analyse du crime.

Ces courants criminologiques font néanmoins de la criminologie une criminogénèse, ce qui signifie qu'ils développent leur problématiques à partir de la question : pourquoi le crime ? Mais à présent, au lieu de répondre à cette question en invoquant uniquement une cause biologique, ils vont assigner aux facteurs sociaux un rôle causal dans l'explication du crime.

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CHAPITRE 1 : LA CRIMINOLOGIE COMME CRIMINOGENESE

Les grandes théories étiologiques du crime, basées sur des facteurs sociaux, se sont développées à la fin du XIXème siècle / début du XXème.

D'abord, certains auteurs, médecins ou juristes, vont traiter de questions criminologiques. Ils rejettent le déterminisme biologique et vont intégrer l'influence du milieu social dans leur analyse du phénomène criminel (Section 1).

Mais comme nous l'avons souligné à la fin de l'introduction, il faudra attendre l'Ecole de Durkheim pour que l'analyse du phénomène criminel devienne véritablement sociologique (Section 2).

Assez curieusement alors, et sans doute à cause de la Ière guerre mondiale, la production sociologique, en matière de criminologie, sera dominée par les travaux américains (Section 3).

Section 1. Une analyse sociale du phénomène criminel

Au tournant du siècle, les auteurs qui vont s'intéresser au phénomène criminel tentent de se démarquer de la théorie de Lombroso. Ils vont exposer différentes thèses qui font une plus large part aux facteurs sociaux dans la causalité de la délinquance. Il n'empêche cependant que l'on peut leur trouver un certain nombre de points communs avec la thèse lombrosienne, dans la mesure où leurs auteurs écrivent sous un climat culturel qui ne change pratiquement pas : celui du déterminisme.

Nous allons étudier successivement les 3 auteurs qui ont peut-être marqué le plus leur époque dans cette histoire des théories "sociologiques" en criminologie : Enrico FERRI, Alexandre LACASSAGNE et Gabriel TARDE.

§1   : L'œuvre de Enrico Ferri

Enrico. FERRI a une conception très vaste des causes du crime : il accorde, certes, une place de choix aux facteurs sociaux, mais il tient compte également d'autres facteurs, et en particulier des facteurs biologiques et géographiques.

Enrico Ferri (1856-1928) a été essentiellement un réformateur des institutions judiciaires. Professeur de droit pénal à Rome puis à Turin, il fut aussi un homme politique socialiste élu député de 1886 à 1924. En 1919, il préside la commission italienne préparant un nouveau code pénal dont le projet est présenté en 1921. A la fin de sa carrière, Ferri se rallia au fascisme et fit partie de la commission qui, en 1927, présenta le code pénal fasciste adopté en 1930.

L'étude de l'étiologie criminelle constitue pour lui un moyen pour mieux savoir comment contribuer à l'évolution des institutions. Il veut que la nouvelle école positive protège efficacement la société contre le crime. Pour cela, il faut qu'elle contribue au développement de la "science de la criminalité et de la défense sociale contre cette dernière".

La science de la criminalité, qu'il appelle sociologie criminelle, l'amène à distinguer le crime comme fait individuel et la criminalité comme phénomène social. Il fait la synthèse de sa théorie dans un ouvrage, publié en 1881, "Les nouveaux horizons du droit pénal", qui sera réédité par la suite sous le titre "Sociologie criminelle".

Disciple de Lombroso, E. Ferri croit, comme lui, au déterminisme. Mais alors que Lombroso se limite au seul déterminisme biologique, E. Ferri, conscient de la multiplicité des facteurs en jeu dans le phénomène criminel, va étendre ce déterminisme aux facteurs sociaux.

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Pour Ferri, le crime est déterminé par toute une série de causes à la fois biologiques, physiques et sociales, sur lesquelles l'homme n'a aucune liberté. Dans la théorie de Ferri, il n'y a pas de place pour le libre arbitre. Certes, l'homme a l'impression d'être libre, il "décide" d'agir dans un sens qu'il croit avoir choisi, mais son libre arbitre n'est finalement qu'une illusion. Son caractère, son tempérament, les forces physiques et sociales naturelles déterminent son comportement. E. Ferri écrit ainsi : "La physiologie et la psychopathologie concourent à nous montrer que la volonté humaine est complètement soumise aux forces naturelles, non seulement d'ordre moral ou social, mais aussi d'ordre purement physique".

Ferri va chercher à identifier les différents facteurs qui déterminent l'homme à commettre un crime. Il retient alors trois sortes de facteurs :

*1er groupe : les facteurs anthropologiques, inhérents à la personne du criminel, qui, à leur tour se divisent en trois sous-groupes :

- le premier sous-groupe concerne la constitution organique du criminel et comprend toutes les anomalies organiques et tous les caractères corporels en général

- le deuxième sous-groupe concerne la constitution psychique du criminel et comprend toutes les anomalies de l'intelligence et des sentiments

- le troisième sous-groupe concerne les caractères personnels du criminel et comprend les conditions biologiques de race, d'âge et de sexe, les conditions sociales telles que l'état-civil, la profession, le domicile, la classe sociale, le niveau d'instruction.

*2ème groupe : les facteurs physiques ou cosmo-telluriques sont relatifs au milieu physique (climat, nature du sol, saison, températures annuelles, conditions atmosphériques)

*3ème groupe : les facteurs sociaux résultent du milieu social où vit le délinquant (densité de population, religion, famille, système d'éducation, alcoolisme...).

A partir de la mise en relief de ces facteurs de la délinquance, E. Ferri va alors affiner la première typologie criminologique, qui avait été proposée par Lombroso. On appelle "type", une combinaison de plusieurs traits considérés comme caractéristiques du phénomène étudié et "typologie" les groupes de types entre lesquels on répartit les diverses combinaisons de caractéristiques relatives au phénomène en cause.

Ferri classe donc les criminels en 5 catégories :

- les criminels-nésCe sont ceux qui présentent les caractéristiques du type criminel de Lombroso, mais c'est à Ferri que

revient la paternité du terme de "criminel-né". Ferri reprend ici les aspects physiologiques et psychologiques décrits par Lombroso. Toutefois, à la différence de Lombroso, Ferri pense que le criminel-né n'est pas totalement voué au crime. On peut en effet prévenir l'acte criminel par une meilleure prise en charge sociale du criminel. Le crime s'explique néanmoins par des facteurs anthropologiques.

- les criminels fousIls agissent sous l'influence d'une maladie mentale. Ils sont, toutefois peu nombreux parmi les

criminels chez lesquels on rencontre, en revanche, un nombre important de sujets mentalement anormaux, déséquilibrés psychiquement. Là encore, le crime s'explique par des facteurs anthropologiques.

- les criminels d'habitudeCe sont les récidivistes endurcis, ancrés dans la criminalité chronique sous l'influence de facteurs

sociaux. Il y a, parmi eux, des criminels d'envergure, véritables professionnels du crime comme aussi des inadaptés sociaux, spécialisés dans les petits délits.

Le crime s'explique par la combinaison de facteurs sociaux (par l'existence d'un milieu social défavorable) et de facteurs anthropologiques (par l'existence d'une constitution psychique fragile)

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- les criminels d'occasionIls sont les jouets de circonstances fortuites, en raison d'une certaine insensibilité morale et d'une

certaine légèreté dans le comportement. Pour Ferri, ils représentent la part la plus importante des délinquants et leur acte s'explique, là encore, par la conjugaison d'un milieu social défavorable et d'une personnalité qui, du fait de sa constitution biologique, reste très fragile.

- les criminels passionnelsCe sont des sanguins, des nerveux, des sensibles. Emportés par une passion violente : amour, colère,

jalousie. Ils agissent au grand jour, sans préméditation, sans réflexion, sans préparation. Ils sont violemment émus avant, pendant et après le crime. Ils avouent immédiatement, éprouvent de grands remords, tentent de se suicider et deviennent des détenus modèles.

Dans cette classification, on le voit, les facteurs anthropologiques prédominent dans les deux premières catégories. Par contre, les facteurs sociaux l'emportent dans les trois dernières.

Mais, en tout état de cause, comme le souligne Ferri, l'homme criminel est déterminé par l'ensemble de ces facteurs. Cette thèse déterministe a conduit Ferri à remettre en cause le fondement de la responsabilité pénale. Cette dernière, en effet, ne peut être basée sur la faute qui suppose l'existence du libre arbitre, c'est-à-dire la possibilité de choisir entre le bien et le mal. La responsabilité pénale ne peut alors être fondée que sur l'idée du risque que le délinquant fait courir à la société. Aussi, Ferri demande que l'on substitue aux peines classiques des mesures de défense sociale. Ces mesures de défense sociale annoncent, en quelque sorte, les mesures de sûreté de notre droit pénal contemporain.

En effet, le droit pénal classique n'envisage guère la peine que sous l'angle de la punition d'une faute, remplissant les fonctions traditionnelles de rétribution, d'élimination et d'intimidation. En proclamant que le comportement humain est essentiellement déterminé par des facteurs physiologiques et sociaux indépendants de la volonté de chacun, Ferri a remis en question cette conception bien établie de la peine et a affirmé la nécessité non de punir le coupable, mais de l'empêcher de commettre de nouveaux crimes, c’est-à-dire protéger la société.

Pour Ferri, "il n'y a pas de crimes, mais des criminels" qu'il convient donc, selon les cas, de guérir de leurs tendances perverses par un traitement approprié, voire de neutraliser purement et simplement s'ils se révèlent incurables.

Les mesures de défense sociale, préconisées par Ferri, peuvent ainsi, d'abord, être fondées sur l'élimination des délinquants dangereux, élimination qui peut être physique (peine de mort) ou symbolique (transportation des récidivistes).

Mais surtout, Ferri propose un ensemble de mesures préventives qu'il appelle "substituts pénaux" destinés à défendre la société contre le danger représenté par le criminel. Pour lui, ce qui est important dans ces mesures est surtout leur aspect "négatif" : neutraliser le potentiel dangereux de l'individu. Elles se présentent donc comme des mesures de protection sociale ayant pour objectif de prévenir la récidive et de neutraliser l'état dangereux du délinquant : placement des alcooliques dangereux, internement des aliénés, par exemple.

Surtout, et peut-être parce qu'il est aussi un homme politique, Ferri préconise de vastes transformations de la société. Dans ce but, il s'aide des recherches de sociologie criminelle qu'il a mené et qui l'ont conduit à formuler des lois relatives à la criminalité.

Ferri admet l'existence de deux lois complémentaires.La première est celle de la saturation criminelle. Ferri se sert d'une image chimique pour illustrer

cette loi : "Comme dans un volume donné, à une température donnée, se dissout une quantité déterminée de substance chimique, pas un atome de plus, pas un atome de moins, de même, dans un milieu social donné,

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avec des conditions individuelles et physiques données, il se commet un nombre déterminé de délits, pas un de plus, pas un de moins". Cette loi régit les sociétés pendant les périodes normales.

La seconde loi est celle de la sursaturation, valable en cas de changement social important : quand la société est agitée par certains évènements, la quantité de crimes qui peuvent se commettre augmente, comme en chimie la quantité de sel qui peut se dissoudre dans l'eau s'élève jusqu'à un nouveau niveau, dit de sursaturation, si la température du mélange est portée plus haut.

La conception très vaste de la sociologie criminelle d'E. Ferri veut tendre à démontrer que le crime est un phénomène complexe dans lequel entrent en ligne de compte de multiples facteurs, et non pas un seul d'entre eux. C'est pourquoi d'ailleurs, on qualifie souvent la théorie de Ferri d'approche multifactorielle de la délinquance.

Mais, comme toute tentative de systématisation, la théorie de Ferri a suscité des critiques, notamment au niveau de la classification des facteurs. Par exemple, R. GASSIN, dans son manuel de criminologie, se demande pourquoi Ferri range la production agricole parmi les facteurs du milieu physique quand il classe la production industrielle dans les facteurs du milieu social. Il relève aussi que Ferri situe au même niveau tous les facteurs criminogènes lorsque, vraisemblablement il en est de plus importants que d'autres.

En outre, la théorie de Ferri repose sur une distinction : facteurs anthropologiques (c'est-à-dire individuels) / facteurs sociaux qui peut sembler assez artificielle.

Pour lui, en effet, la sociologie criminelle doit essentiellement étudier la criminalité en tant que phénomène social. Dans cette perspective, elle envisage aussi bien les facteurs individuels que les raisons sociales de la délinquance. Certes, cette distinction entre les facteurs qui agissent sur le plan collectif et les facteurs qui agissent à l'échelle de l'individu est intéressante dans la mesure où elle permet :

- d'une part, sur le plan social, d'évoquer les relations qui existent entre une structure sociale donnée et la criminalité

- d'autre part, à l'échelle de l'individu, d'observer les facteurs qui interviennent à l'égard d'un cas particulier.

Ainsi, cette théorie permet de distinguer les facteurs généraux auxquels sont soumis tous les sujets vivant dans une société déterminée et les facteurs individuels propres à chacun d'entre eux.

Mais, en même temps, la distinction est artificielle parce qu'il existe entre l'individu et la société des interactions constantes. Or, en isolant les facteurs généraux et les facteurs individuels de la délinquance, la théorie de Ferri ne peut pas rendre compte de ces interactions.

C'est d'ailleurs à partir du constat de l'incapacité de la sociologie criminelle à saisir la relation susceptible de s'établir entre facteurs généraux et facteurs individuels que va se développer, durant l'entre-deux guerres, aux Etats-Unis, un courant qui va mettre l'accent sur l'observation de ce carrefour entre le social et l'individuel pour essayer d'expliquer le crime.

§2   : Alexandre Lacassagne et l'Ecole du milieu social

L'école du milieu social dont le chef de file fut Alexandre Lacassagne (1843-1924), professeur de médecine légale à Lyon en 1880, fondateur et directeur des Archives d'anthropologie criminelle en 1886 puis de l'Ecole de Lyon, a mis, elle aussi, l'accent sur l'influence prépondérante du milieu social dans l'étiologie criminelle.

Cette école a donc attiré l'attention sur les aspects sociaux de la délinquance autres que les aspects économiques.

Les principales études de Lacassagne ont été publiées dans les archives d'anthropologie criminelle. Elles sont d'ordre médico-légal, déontologique, statistique et sociologique. Il a publié, en outre, divers travaux d'ordre criminologique.

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Sur ce plan, il s'est opposé à Lombroso dès le 1er congrès international d'anthropologie criminelle tenu à Rome en 1885. A la thèse de l'homme criminel, il a opposé la théorie du milieu social.

Le concept de milieu social employé par Lacassagne est défini de façon extensive. Il englobe l'ensemble des influences extérieures, climatiques et physiques, comme les influences relatives à l'éducation et à l'entourage.

A l'appui de sa thèse, Lacassagne a présenté un rapport au 4ème congrès d'anthropologie criminelle de Genève sur "Les vols à l'étalage et dans les grands magasins" (1896). Il y démontre comment la fascination exercée par les étalages mène au délit les individus prédisposés à la kleptomanie. Il étaya sa thèse par différents travaux postérieurs (sur les corrélations entre les crimes contre la propriété et le prix du blé, sur la criminalité des villes et des campagnes, sur le calendrier criminel).

Lacassagne résume sa théorie dans une formule restée célèbre. De cette formule selon laquelle "le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité. Le microbe, c'est le criminel qui n'a d'importance que le jour où il trouvera le bouillon qui le fait fermenter", découlent un certain nombre de conséquences :

En premier lieu, le crime pathologique relève purement et simplement de la psychiatrie. Lorsqu'un délinquant présente une anomalie mentale, il doit être soumis au même régime que les non-délinquants atteints de troubles identiques car, pour Lacassagne "c'est la volonté accomplissant un acte et non l'acte lui-même qui fait le crime".

Une fois les délinquants pathologiques écartés, Lacassagne dénie encore toute spécificité aux stigmates lombrosiens. Selon lui, ces stigmates ne sont pas une manifestation de l'atavisme, mais un produit des influences du milieu, de l'alimentation, de l'alcoolisme, de la tuberculose ou de la syphilis..

Lacassagne finira donc par classer les criminels en 3 catégories :- les criminels de sentiment ou d'instincts, qui sont pour lui, les "vrais" criminels- les criminels "d'actes" qui agissent par passion ou par occasion. Ils représentent, d'après lui, la

catégorie la plus fréquente, dans laquelle la peine peut avoir une efficacité- les criminels de "pensée" qui sont les "criminels aliénés" : leur état est dû, pour Lacassagne, à

l'hérédité ou à une disposition acquise. Cette catégorie comprend les "épileptiques homicides" qui sont, pour Lacassagne, les "plus horribles assassins". Pour ces derniers, une seule solution : l'internement dans un asile spécial.

Aussi, pour avoir une action sur les criminels, il faut d'abord agir sur le milieu. C'est la misère qui laisse son empreinte et fait si bien les particularités relevées par Lombroso.

Des perspectives optimistes sont alors ouvertes, pour Lacassagne, sur le terrain de la prévention. S'il est vrai, comme il le soutenait que "les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent", c'est sur les facteurs criminogènes du milieu social qu'il faut agir. Dès lors, c'est la prophylaxie sociale sous toutes ses formes (lutte contre la tuberculose et la syphilis, l'alcoolisme, les intoxications, le paupérisme) qu'il convient de développer au maximum.

On peut toutefois observer qu'en dépit de cette orientation, Lacassagne a été un partisan déterminé de la peine de mort. Cette position, toutefois, ne l'empêchait pas de préconiser une réforme du régime pénitentiaire basée sur l'individualisation des peines.

Quelle appréciation porter sur la thèse de Lacassagne ?Cette théorie a le mérite d'avoir insisté sur le fait que le crime est la manifestation d'une

inadaptation sociale et d'avoir ainsi donné naissance à un humanisme pénal orienté vers le reclassement du délinquant, ce que la doctrine positiviste italienne ne permettait pas. Mais elle montre aussi ses faiblesses lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi tous les individus, placés dans un même milieu, ne deviennent pas également tous délinquants.

L'oeuvre de Lacassagne est auréolée en France d'un certain prestige car on lui fait crédit de s'être opposée aux causes biologiques de Lombroso. Et, souvent, pour établir cette opposition entre "l'école positiviste italienne" et "l'école du milieu social" on cite, pour illustrer les différences, ces phrases que

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Lacassagne aimait à répéter et qui devinrent à la longue les aphorismes de l'école de Lyon : "les sociétés n'ont que les criminels qu'elles méritent" et "le milieu social est le bouillon de culture de la criminalité...".

Cette séparation en deux camps bien distincts - causalité biologique chez les uns (pro Lombroso) et causalité sociale chez les autres (pro Lacassagne) - ne rend pourtant pas bien compte de la complexité des débats de l'époque. En isolant les affirmations de Lacassagne de leur contexte, on oublie qu'elles ne firent jamais l'objet de controverses entre Lacassagne et Lombroso, tout simplement parce que la théorie de Lombroso s'en accommodait fort bien. Bref, Lacassagne n'était pas aussi éloigné de Lombroso qu'on a bien voulu le croire, parce que finalement, sa conception du milieu social n'est pas incompatible avec une conception biologique de crime. En fait, les aphorismes de Lacassagne constituent finalement une stratégie permettant de se démarquer de l'école positive italienne et d'apparaître devant la communauté scientifique internationale comme le représentant d'une autre école, cette fois française, et facilement identifiable sous le nom d'école du milieu social.

Mais en réalité, la distance par rapport à l'école positive italienne n'est, encore une fois, pas considérable.

Comme Lombroso, Lacassagne est déterministe.Il estime qu'il faut faire correspondre une peine appropriée à chaque type de criminel. En fait, ce qui semble démarquer le second du premier est cette référence au "milieu social".

Mais, qu'est-ce que le milieu social pour Lacassagne ?Pour en trouver la définition, on peut se reporter à la conférence inaugurale qu'il donna à la Société

d'anthropologie de Lyon le 27 janvier 1882.Le sujet de la conférence concernait la comparaison de l'homme criminel avec l'homme primitif et la

question de savoir si l'on pouvait combattre le crime ou s'il était un phénomène naturel et inéluctable.Voici ce que dit Lacassagne :

" (Le crime) est-il le lot commun de tous les hommes, une sorte de microbe moral auquel nous sommes tous exposés, ou bien, au contraire, le triste apanage de certaines couches sociales, de ces malheureux déshérités constituant les derniers étages de la société, ceux qu'on a appelé les gueux, les misérables, le troisième dessous, le monde des coquins ?

On le dirait en effet, en voyant les criminels se recruter surtout parmi les enfants abandonnés, les enfants naturels, les fils de repris de justice et parmi tous ces êtres qui, comme des champignons malfaisants, poussent et prospèrent sur le fumier de la prostitution. C'est dans ce milieu que grouille et s'agite une portion de l'humanité dont il est difficile de se faire une idée, aussi éloignée de nous que ne le sont les indigènes primitifs, ne pouvant s'imaginer que l'honneur peut être un besoin impérieux, le travail une douce habitude, la propriété un droit indiscutable".

Mais en fait, la fameuse expression de "milieu social" employée par Lacassagne est, finalement, loin de coïncider avec celle que nous utilisons aujourd'hui.

Ce terme, dans les propos de Lacassagne, n'a pas le même statut qu'aujourd'hui, ni sur le plan descriptif, ni sur le plan explicatif.

Démonstration :Pour Lacassagne, la typologie des criminels est rigoureusement calquée sur celle des couches

sociales. Et, à son tour, sa typologie des classes sociales est construite selon les différents stades de l'évolution cérébrale des individus qui les composent.

Ainsi, pour Lacassagne, la société est composée de plusieurs couches :1- les plus avancées, où domine l'intelligence, sont dites "frontales" 1 Elles correspondent aux classes

sociales supérieures2- les classes inférieures, dans lesquelles prédominent les instincts, sont les couches dites

"occipitales"2

1 Classes sociales supérieures : couches frontales ou antérieures (=> crimnels de pensée : les aliénés)2Classes sociales inférieures : couches occipitales ou postérieures (=> criminels d’instinct : le “ vrai ” criminel)

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3- les couches intermédiaires, enfin, sont dites "pariétales"3.Dans sa leçon d'ouverture à la chaire de médecine légale à Lyon, Lacassagne indique ce qu'il entend

par "milieu social" :

"Il est assez difficile - dit-il - de se faire une juste idée de l'évolution morale de la société. Nous ne pouvons nous représenter le milieu social que comme une agrégation d'individus dont l'évolution cérébrale est différente. Les couches supérieures, celles qui ont évolué le plus, sont les plus intelligentes : nous pouvons les appeler les couches frontales ou antérieures. Les couches inférieures, ce sont les plus nombreuses, celles où prédominent les instincts : appelons-les les couches postérieures ou occipitales. Entre elles, une série de couches marquées par des types où prédominent les actes, avec l'impulsion spéciale que peuvent donner les instincts ou les idées : ce sont les couches pariétales. On comprend d'après cela quelle peut être la lenteur de notre civilisation : celle-ci ne pénètre réellement toute une nation ou une société que lorsque le système cérébral antérieur des individus manifeste son influence sur le système cérébral postérieur par le perfectionnement des instincts sociaux".

Toute la classification des criminels de Lacassagne a pour point de départ cette conception organique du milieu social. A chaque couche sociale correspond finalement à un état de développement du cerveau et donc un type de criminel: à la couche frontale (classe sociales supérieures)correspond le criminel de pensée ("les vrais aliénés"), à la couche pariétale (classes moyennes) correspond le criminel d'acte ("par passion ou par occasion"), à la couche occipitale (classes inférieures) correspond le criminel d'instinct ("les vrais criminels").

Ce que les facteurs sociaux peuvent expliquer, ce sont seulement les variations de la criminalité d'acte (passion ou occasion) ; le reste relève de la sauvagerie (classes sociales inférieures) ou de l'aliénation congénitales (classes sociales supérieures).

Dans la théorie de Lacassagne, les facteurs biologiques restent donc prépondérants. D'ailleurs, en 1893, lors du 3ème Congrès d'anthropologie, Lacassagne affirme encore :

"Le cerveau est un conglomérat d'organes, sièges d'instincts ou de facultés qui peuvent avoir, à un moment donné, un fonctionnement prédominant, et c'est la prédominance de l'un de ces instincts sur l'autre qui domine parfois l'ensemble de la situation (...). L'étude du fonctionnement cérébral doit donc prédominer, et c'est sur elle qu'il faut asseoir la théorie de la criminalité".

Quelle est alors la part faite au "milieu social" ?En réalité, pour Lacassagne, le milieu social agit surtout sur la partie occipitale du cerveau et joue un

rôle d'aiguillon ou de révélateur de ces instincts innés.Si le milieu social est équilibré, les mauvais instincts ne se développeront pas ; dans le cas inverse, les

mauvais instincts seront libérés et domineront le fonctionnement cérébral.On voit donc que si le milieu social peut faire varier considérablement la criminalité (d'où son

"importance"), l'acte criminel reste chez chaque individu entièrement dépendant de sa constitution cérébrale. Ainsi, les deux explications, biologique et sociale, ne se contredisent pas, elles s'ajoutent simplement. La société, le "milieu social", selon son état ne fait que révéler ou non la nature criminelle de certains individus, nature intégralement déterminée à l'avance par leur hérédité. Bref, le "milieu" est l'occasion qui révèle le criminel.

Ainsi, le "milieu social" de Lacassagne n'a vraiment rien à voir avec la conception moderne que l'on en a aujourd'hui.

De même, dans son explication du crime, si Lacassagne s'oppose de façon très nette à la notion d'atavisme, il n'hésite pourtant pas à utiliser la notion de régression, de dégénerescence, pour expliquer les crises créees par les influences néfastes des différents facteurs sociaux : l'alimentation, l'alcool, l'éducation

3Classes sociales moyennes : couches pariétales (=> criminels d’acte par passion ou occasion, les facteurs sociaux jouant uniquement là)

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ou encore les crises économiques peuvent déséquilibrer l'organisation cérébrale et, dans ce cas, Lacassagne estime qu'il y a "prédominance de la partie postérieure du cerveau sur l'antérieure": les instincts l'emportent sur l'intelligence.

Ainsi Lacassagne n'abandonne pas l'idée que certains criminels relèvent d'une hérédité défectueuse ; simplement, ce qui était une cause chez Lombroso -le criminel commet un crime à cause de son hérédité atavique- devient une conséquence chez Lacassagne -parce qu'il commet un crime, l'individu devient un dégénéré. Mais, on le voit, ce thème du "milieu social" est parfaitement compatible avec l'idée du substrat organique du comportement criminel.

Ainsi, Lacassagne admet le principe même de l'hérédité du crime ; simplement, il ergote en refusant d'y voir une régression atavique mais bien au contraire une forme de dégénerescence acquise au fil des générations à cause d'un "milieu social" défavorable. Lacassagne défend la théorie de ce que l'on a appelé "l'hérédité des caractères acquis", selon laquelle l'hérédité peut se transformer en intégrant des schèmes comportementaux répétés jusqu'à assimilation. Le "milieu" a donc une vertu sélective mais il ne change rien au poids de l'hérédité.

En ce sens, on peut dire que le terme de "milieu" est pris dans le sens que lui donnait Lamarck dans le cadre de sa conception de l'hérédité évolutive. Pour Lacassagne en effet, une règle générale veut que "l'hérédité ne transmet que les aptitudes des ascendants si elles existent et telles qu'elles existent; elle ne crée rien et n'augmente rien".

Lamarck (1744-1829), dans sa théorie de l'évolution, avait mis l'accent sur le fait que le développement d'un organe dépendait de l'usage qui en était fait et que les modifications qui en résultaient pouvaient se transmettre d'une génération à l'autre. Il insistait aussi sur l'idée que l'évolution de l'homme se caractérise par sa plus grande complexification.

Lacassagne est un disciple de Lamarck, et cette idée de tendance à la complexification va prendre pour lui une importance considérable.

Elle le conduit, en effet, à l'idée que, plus un animal est complexe, plus facilement il peut être modifié par le milieu, et plus une fonction est complexe, plus elle est susceptible de modification.

Comme l'homme est au sommet de la hiérarchie des espèces et que, chez lui, le système nerveux présente la complexité la plus grande, c'est chez l'homme, et au niveau de son système nerveux que l'influence du milieu pourra être la plus marquante et donc la plus facilement transmissible.

Tout le problème reste celui de savoir comment deviennent transmissibles des qualités nouvellement acquises puisque, comme le dit lui-même Lacassagne, "l'hérédité ne crée rien et n'augmente rien".

Pour expliquer cela, Lacassagne applique une autre théorie qui repose sur la "loi de modificabilité". Il étudie la façon dont un comportement moral peut entrer dans le patrimoine héréditaire :

"les actes que nous qualifions de justes, de bien, se sont produits les premières fois avec ou sans réflexion. L'individu les a répétés, ils sont devenus pour lui une habitude dont l'hérédité transmet la disposition à ses enfants.

Sollicités dans le même sens, ceux-ci s'habituent plus aisément et la tendance à l'hérédité augmente. A la troisième génération, l'éducation et l'exemple aidant, l'habitude s'impose. A la 6è, elle s'accumule toujours; à la 10è, elle est fixée; à la 20è, elle est devenue l'impulsion puissante qu'un acte ferme de la volonté peut seul neutraliser: l'individu fait le bien naturellement. Il trouve un sac d'or, personne ne l'a vu, il est sûr d'être impuni; il n'en rapporte pas moins le sac au commissaire... Il n'a ni mérite, ni démérité; il a obéi au sentiment du devoir que lui a légué sa lignée ancestrale".

Ainsi, on le comprend à travers cet exemple, "l'honnêteté", à force d'être répétée, s'est inscrite dans le patrimoine héréditaire et l'individu sera considéré comme honnête "par nature", tout comme, dans le cas contraire, il pourra être considéré comme malhonnête "par nature".

Il y a donc, dans cette théorie, influence du milieu social, mais une influence qui s'inscrit dans l'hérédité.

On peut alors comprendre que, dans ces circonstances, Lacassagne en arrive à proposer une sorte de typologie sociale.

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Le rapport entre l'exercice d'un organe, son développement lié à cet exercice, et, par la suite, l'inscription dans le patrimoine héréditaire, nous fait mieux comprendre sa théorie.

Pour lui on l'a déjà dit, le cerveau est la partie la plus complexe et donc la plus modifiable par une expérience renouvelée et répétée. Il en déduit que des conditions sociales durables dans lesquelles se trouve un individu déterminent une activité plus ou moins intense du cerveau.

Or, à l'époque, on a pris l'habitude de distinguer 3 zones selon le type d'activité :- la zone occipitale, siège des instincts animaux- la zone pariétale qui régit l'activité manuelle- la zone frontale, siège des facultés supérieuresEt si Lacassagne parle d'une typologie sociale, c'est bien parce que les préoccupations et les activités

auxquelles les différentes couches sociales prédisposent les individus sont différentes et aboutissent donc à une évolution différente de chaque région du cerveau.

Ainsi, selon le type d'activité qui y domine, les couches sociales, prises dans leur ensemble, sont tantôt à prédominance frontale, tantôt pariétale et tantôt occipitale.

Parallèlement, il y a donc 3 grands types de criminels.Les notions de mileieu et d'hérédité sont donc très proches l'une de l'autre dans la pensée de

Lacassagne. Dès lors, concernant le crime, la seule voie possible est celle de la prévention,pour, en quelque sorte, en combattre la transmission héréditaire.

Dans l'étude qu'il réalise sur le vol dans les grands magasins, Lacassagne préconise de limiter l'attrait des produits, de mettre en place un service d'inspecteurs-surveillants ayant un uniforme bien évident, d'interdire aux enfants des deux sexes d'entrer sans être accompagnés... Bref, de créer des habitudes d'honnêteté qui se transmettront à force d'être répétées.

Ainsi Lacassagne croyait au déterminisme biologique de façon aussi forte que Lombroso, leur différence résidant seulement dans la caractérisation et la transmission des stigmates du criminel (atavisme / dégénerescence).

Lacassagne et Lombroso ne s'entendent donc pas sur les caractères et les possibilités d'évolution de l'hérédité criminelle, mais ils s'accordent parfaitement sur son existence et sur le fait qu'elle détermine fondamentalement le comportement.

C'est pourquoi on peut dire que Lacassagne ne fut point un sociologue, tout comme son école, pourtant qualifiée d'école du "milieu social" ne le fut pas plus.

Les travaux postérieurs des élèves de l'Ecole de Lyon ne font d’ailleurs qu'une place très accessoire à l'étude des "causes sociales" du crime : elles sont souvent évacuées dans la conclusion sous le prétexte quelles sont "bien connues", ce qui est une façon de n'en pas parler, tout en les affichant.

Bref, il est abusif de qualifier cette école d'"école du milieu social". La seule qualification qui convienne en réalité, c'est celle que Lacassagne lui-même lui donnait : Ecole lyonnaise médico-légale. Les hommes qui la composait étaient avant tou des médecins-légistes, qui faisaient un peu d'anthropologie et de psychologie, mais certainement pas de la sociologie.

En réalité, cette appellation d'école du "milieu social" était une façon de se démarquer de Lombroso et de l'école positiviste italienne dont on contestait la position quasi-monopolistique dans la criminologie naissante.

§3   : L'Ecole de l'interpsychologie de Tarde

G. Tarde (1843-1904) est un magistrat de carrière, (il a été juge d'instruction à Sarlat) appelé à la direction du service des statistiques du ministère de la justice, en remplacement d'Emile Yvernès. Il fut le fondateur, avec Lacassagne, des archives d'anthropologie criminelle, en 1885.

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Il engagea, avec Durkheim, une vive controverse sur la nature du crime. Pour lui, en effet, le crime n'est pas ce fait social normal défini par Durkheim, pour la simple raison que le crime contredit le principe d'adaptation, fondement de la lutte pour la vie. Le normal devant être défini comme ce qui est adapté à la survie, le crime, comme la maladie, ne peut être considéré que comme pathologique, anormal, puisqu' inadapté à la lutte pour la vie.

En fait, G. Tarde donne une autre définition du fait social. Pour lui, en effet, le fait social est "la communication ou la modification d'un état de conscience par l'action d'un individu sur un autre" . Et la nature de cette action est d'ordre imitatif : "le caractère commun des actes sociaux -écrit-il- c'est d'être imitatifs".

Ainsi, un objet social quelconque, un mot d'une langue, un rite d'une religion, un secret de métier, un article de loi, une maxime morale, se transmet et passe d'un individu-parent à un autre individu par imitation.

Cette transmission, que Tarde qualifie d'imitation, constitue toute la réalité d'une chose sociale à un moment donné. Et même s'il peut y avoir des variantes individuelles, cela n'empêche pas que se dégage une résultante collective.

Bref, pour Tarde, les rapports sociaux ne sont que des rapports interindividuels.Ces rapports interindividuels sont régis par l'imitation. C'est par le jeu de l'imitation que se

développe et s'organise la vie sociale.

A cette notion d'imitation, Tarde ajoute un second concept qui permet d'expliquer la vie sociale : l'invention.

Tarde considère que la vie sociale et son développement se trouvent liés à ces deux mécanismes qu'il définit de la façon suivante : l'imitation est un fait social élémentaire et l'invention est une adaptation sociale élémentaire.

Quel est l'intérêt de ces deux notions pour la criminologie ?En fait, les mécanismes d'invention et d'imitation déterminent pour Tarde la façon dont les relations

et les activités humaines vont se constituer et se développer. Et, parmi ces activités, on peut naturellement compter celles qui sont qualifiées de délinquantes : ces activités vont s'organiser selon les mêmes lois que les autres.

L'invention est donc considérée par Tarde comme adaptation sociale élémentaire.L'invention apparaît, de prime abord, comme un phénomène individuel. Mais Tarde pense que toute

invention est d'abord sociale parce que l'inventeur emprunte à son milieu les outils de son invention et qu'en plus, toute invention étant destinée à être imitée, devient sociale par ses effets.

Dans ce contexte, Tarde va situer l'invention criminelle. Il définit d'abord la délinquance. C'est, dit-il, "une manière de vivre aux dépens des autres". L'invention aura alors pour objectif de rendre cette "manière de vivre" plus facile et plus rémunératrice : on cherchera l'organisation la plus efficace, les méthodes les plus adéquates. Et ces inventions ne naîtront pas du néant : Tarde pense qu'elles consistent à utiliser les caractéristiques de la société susceptibles de favoriser les entreprises criminelles.

Aussi, selon Tarde, le crime se présente-t-il toujours comme une immoralité nouvelle, qui naît à un moment donné : le trafic de stupéfiants s'organise en réseaux, les fraudeurs mettent en place des plans et des techniques de plus en plus complexes. Mais finalement, l'inventeur criminel utilise, pour réaliser son projet, non seulement les innovations techniques, mais aussi les points faibles que la société présente, pour créer une nouvelle façon d'en tirer profit.

A ces réflexions sur l'invention, Tarde ajoute des réflexions sur l'imitation comme fait social élémentaire.

Pourquoi la société est-elle régie par l'imitation ? Pourquoi passons-nous notre temps à nous imiter les uns les autres ?

Tarde invoque deux explications :- Selon lui, on apprend les règles morales comme on apprend une langue, c'est-à-dire en associant

un mot à une chose et en fortifiant ce lien par la répétition. L'enfant a conscience, en prononçant un mot, que celui-ci signifie telle chose. Ce jugement, dit Tarde, implique "un acte de foi" qui se fortifie par la

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répétition, si bien qu'il arrive un moment où l'enfant est aussi sûr de la signification vraie de ce mot qu'il peut l'être de la couleur du ciel.

Et ce qui est vrai pour les mots, dit Tarde, l'est également pour les articles d'un code ou les devoirs de la morale : le tout est de l'ordre de la croyance consolidée par la répétition et soutenue par le désir d'agir dans le sens de la croyance : à force de se répéter que le meurtre est un crime, on finit par y croire.

C'est ainsi que se construisent les sociétés.- La seconde explication conduit Tarde à distinguer les causes logiques et les causes non logiques de

l'imitation.Les causes logiques agissent quand une innovation est imitée parce qu'elle est jugée plus utile ou

plus en accord avec les buts, les principes que l'on s'est fixés. Tarde donne des exemples en matière de délinquance : ainsi, dans le choix desmoyens, seront choisis et imités ceux quiparticipent aux innovations techniques et rendent donc l'exécution de l'acte plus facile (de la hâche de bronze au revolver...). L'imitation participe donc à l'invention et suscite un progrès qui sera à sont tour imité.

Les causes non logiques : les causes logiques impliquent que l'homme réfléchisse, pense à ce qui est le mieux pour lui. Or Tarde observe que, dans le cadre de la vie moderne, les hommes, à des degrés divers, se dispensent de tout effort intellectuel. En particulier dans les villes, l'agitation, le stress ("métro, boulot, dodo"), font que les individus se copient les uns les autres sans en avoir conscience. L'imitation est, dans ce cas, non logique, et représente une forme d'automatisme. C'est, pense Tarde, dans une large mesure cette réalité qui constitue le lien social et donne à la société sa cohérence.

A partir de cette explication de l'imitation, Tarde propose alors 3 lois de l'imitation : - les hommes s'imitent d'autant plus qu'ils sont plus rapprochés- le supérieur est plus imité par l'inférieur que celui-ci n'est imité par celui-là- les modes jouent un très grand rôle dans le choix des imitations quand deux modèles sont

incompatibles : la mode la plus récente va chasser l'ancienne.

Et Tarde va appliquer ces lois de l'imitation à ce qu'il appelle les foules criminelles.Il commence par distinguer les foules criminelles d'autres types de groupements (corporations,

sectes, partis, par exemple), qui sont organisés. Tarde, comme ses contemporains d'ailleurs (G. Le Bon, auteur de la "Psychologie des foules, 1895), est sévère à l'égard des foules.

Dans cette seconde moitié du XIXè siècle en effet, quand on parlait des foules, c'était sur un ton très péjoratif, comme d'un troupeau, d'une sorte de masse irrationnelle et irresponsable (voir 1848 et les débats sur le suffrage universel). Tarde est toutefois plus nuancé que certains autres, parce qu'il considère que les comportements collectifs, même s'ils présentent une certaine forme d'irrationnalité, sont un support important du lien social.

C'est d'ailleurs pourquoi il distingue différents types de foules.D'après lui, il y aurait :- des foules expectantes (celles qui sont réunies pour attendre un évènement : un mariage princier,

par exemple,) et qui sont d'une extraordinaire patience- des foules attentives (les étudiants de cet amphi, par exemple)- des foules d'action : c'est parmi elles que l'on trouve les foules criminelles.Ce terme de foule réfère à une réalité animale et implique un faisceau de contagions psychologiques

produites et entraînées par des contacts physiques. Les activités criminelles de la foule (voir, par exemple, les "qu'on le pende" lancés par la foule dans les albums de Lucky Luke) sont dominées, dit Tarde, par unmouvement de colère, de vengeance ou de peur. Cette foule criminelle est comme hypnotisée; elle fait preuve d'irresponsabilité, de perte totale de la mesure, d'une attitude intolérante et irréfléchie. Cette foule, finalement, se montre inférieure en intelligence et en moralité à la moyenne des individus qui la composent. Pourquoi ? Parce que les émotions et les idées les plus contagieuses sont également les plus simples et les plus égoistes. Et c'est ainsi que la foule criminelle peut commettre des actes d'une particulière gravité, d'une particulière atrocité, dont personne cependant parmi ses membres ne se sentira responsable, pas même d'ailleurs l'auteur.

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Tarde va appliquer ces lois non plus aux foules mais à la criminalité. L'idée essentielle est que chacun se conduit selon les coutumes acceptées par son milieu

L'individu n'est donc pas engagé sur la voie du crime par des tendances organiques, mais par des suggestions, des influences psycho-sociales, ces espèces de contagions dont parlait tarde à propos des foules criminelles. Les criminels ont donc été à l'école du crime: ils sont devenus criminels non pas pour des raisons de dégénerescence ou d'atavisme, mais parce qu'ils ont choisi et pratiqué le crime comme un métier : Tarde est le premier à dégager la notion de criminel par profession, opposée par lui à celle de délinquant d'occasion, sujet dont la conduite criminelle a été provoquée par des circonstances exceptionnelles et cesse normalement avec la fin de ces circonstances.

Tarde attribue donc la délinquance au milieu : si on tue, ou si l'on vole, on ne fait, finalement, qu'imiter quelqu'un de son milieu et se conduire comme l'exige ce milieu.

Toutefois, l'ensemble de ces mécanismes imitatifs n'exclut pas le rôle de certains choix individuels. Il y a donc place pour une responsabilité pénale, et la peine doit donc être individualisée sur des bases psychologiques.

Tarde et la responsabilité pénaleTarde refuse la notion de libre arbitre sur laquelle repose le droit pénal classique (pour lui, un

individu ne peut être totalement responsable), mais il refuse également le déterminisme des positiviste italiens (un individu ne peut pas être totalement irresponsable : ce qui nous distingue des animaux est cette expérience humaine fondamentale du "je").

Pour Tarde, on ne peut pas nier un fait essentiel : dans la plupart des cas, le délinquant éprouve une certaine culpabilité après son acte, il se sent responsable et la peine lui paraît justifiée.

Mais, pour que ce fait existe, dit Tarde, il faut que certaines conditions soient remplies :- il faut d'abord que le sujet ait intériorisé les valeurs du groupe social dont il fait partie : c'est ce que

Tarde appelle la "similitude sociale"- il faut ensuite que l'individu ait pu construire son identité, sa personnalité, et qu'il ait conscience de

son identité : c'est ce que Tarde appelle "l'identité personnelle".Aussi, pour mesurer la responsabilité de l'individu, Tarde dit qu'ilfaut alors combiner ces 2 critères :

1) La similitude sociale

Qu'est-ce ? Pour Tarde, cela signifie que l'individu a appris à porter sur les mêmes actes les mêmes jugements d'approbation ou de blâme que ses semblables, qu'il partage leur conception du bien et du mal.

Par cette similitude sociale, la commission d'une infraction soulève donc chez son auteur un sentiment de culpabilité et de responsabilité morale.

Tarde dit en effet que "pour qu'il y ait délit, et donc culpabilité, il faut que l'auteur du fait reproché appartienne à la même société que ses juges et qu'il reconnaisse, bon gré, mal gré, cette communauté profonde".

2) L'identité personnelle

Pour qu'il y ait responsabilité, il faut aussi qu'existe une certaine conscience de sa propre identité, et que le "moi" se perçoive comme un "je". Le "moi", dit Tarde, ne doit pas être simplement spectateur de ce qui se passe en lui, il doit aussi en être acteur.

Nous connaissons tous des "guerres intérieures" (quand, par exemple, nous sommes confrontés à des tentations telles que préparer son TD ou aller à la pêche). Et lorsque nous résistons à la tentation, nous nous construisons et renforçons notre cohérence interne, notre identité.

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Mais nous connaissons aussi des guerres extérieures quand, par exemple, un bourreau violente notre volonté pournous faire commettre tel ou tel acte. Si nous lui résistons, cette décision est nôtre ; elle ne l'est pas si nous cédons à la force. Bref, dans les deux cas, pour apprécier la responsabilité, il faut savoir, dit Tarde, si "j'ai pu résister" et non pas si "j'ai été libre".

Et je suis à même de résister si mon "moi" a acquis une certaine cohérence, une identité suffisante qui lui permet de se définir.

On sera donc, d'après tarde, d'autant plus responsable qu'on a bien construit son identité, c'est-à-dire, qu'on est plus adapté à soi-même et à son milieu. Par contre, on sera d'autant moins responsable qu'on s'est construit une identité plus fragile, soit en raison de l'âge, soit en raison d'une aliénation mentale. Mais, ajoute Tarde, entre ces deux extrêmes, s'interpose une échelle infinie de degrés de responsabilité.

Ce raisonnement, qui concerne l'individu en général, vaut aussi pour le délinquant : da,s la mesure où la délinquance s'inscrit dans une carrière, et que tout s'organise autour du projet délinquant, l'identité se construit et se renforce autour de ce projet. Le délinquant se sentira donc et sera pleinement responsable du comportement délinquant qui sera le sien et sa responsabilité s'affirmera d'autant plus qu'il se choisira un milieu qui renforcera cette orientation de sa personnalité et que son "moi" s'enfermera dans un mode de vie délinquant.

On pourrait alors répondre à Tarde que le délinquant s'est coupé de la société et qu'il n'y a donc pas responsabilité puisque'il n'y a plus de "similitude sociale", c'est-à-dire cette conception commune du bien et du mal, entre le délinquant et la société.

Tarde avait évidemment envisagé l'objection mais il affirme la responsabilité du délinquant , parce que, pour lui, le délinquant, même plongé, immergé, dans le milieu délinquant, ne s'est pas totalement coupé du reste de la société.

Il écrit ainsi : "le malfaiteur et l'homme vicieux ont opposé une résistance invincible à la contagion de l'honnêteté qui les entoure, mais ils ne partagent pas moins les idées régnantes, et en particulier les jugements ambiants sur la moralité ou l'immoralité des actions".

Les délinquants sont donc, sauf exception, responsables de leurs actes et, par conséquent, accessibles à la sanction pénale.

Pour Tarde, la peine est l'expression d'un blâme : le crime, dit-il, est une souillure sociale qu'il faut effacer. Le crime entraîne un danger (parce qu'il est susceptible d'être imité) et une indignation.

Le blâme, comme réponse à l'infraction, est l'expression de ce sentiment vécu par les membres du groupe social. Mais c'est aussi l'expression de la colère et de la vengeance. Et c'est dans cette ligne de pensée que tarde admet la peine de mort, moins d'ailleurs pour écarter le danger que le délinquant vivant pourrait faire courir à d'autres vies humaines, que pour éviter la souffrance morale que la société, la famille de la victime peuvent ressentir quand le coupable ne reçoit pas le châtiment dû, selon elles, pour son crime.

Ainsi Tarde module la gravité de la peine en fonction de la gravité de l'infraction commise, parce qu'il existe, selon lui, un besoin de symétrie entre l'acte du délinquant et la réaction de la société et aussi parce qu'il estime qu'il faut tenir compte des critères de similitude sociale et d'identité personnelle. Aussi, si le délinquant apparaît encore comme un semblable, c'est-à-dire comme membre du groupe social parce que partageant ses valeurs, la société a des devoirs envers lui : la peine doit avoir une autre fin que la punition. Elle doit tendre, si c'est possible, à l'amélioration du coupable et si c'est impossible, elle doit pourvoir à son alimentation et à son entretien. Tarde dit : "La société a le droit de se défendre, soit, mais plus qu'aucun d'entre nous, elle est assez riche pour se payer le luxe de la bonté". Sous cet aspect, Tarde lie donc pénalité et assistance publique.

L'évolution de la société doit, pour Tarde, se caractériser par une prise en compte de plus en plus large des autres comme semblables et donc par le développement d'un sentiment croissant de responsabilité collective.

G. Tarde a joué un rôle déterminant dans l'évolution intellectuelle de l'histoire de la criminologie, notamment par sa critique minutieuse de l'anthropologie lombrosienne. Pour Tarde, en effet, "la plus

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grande partie de la criminalité d'habitude reste inexpliquée par des causes d'ordre principalement biologique".

Mais il faut cependant bien préciser que, au moins au début de sa réflexion, dans sa "Criminalité comparée", Tarde ne conteste pas ce qui paraît une évidence à tous les savants de son époque : l'existence d'un type anatomique propre au criminel. Il conteste à Lombroso que ce criminel-né soit un sauvage ou un fou, mais il reconnaît qu'il est un "monstre", et que "comme bien des monstres, il présente des traits de régression au passé de la race ou de l'espèce".

En réalité, les critiques de Tarde ne portent que sur l'interprétation donnée par Lombroso aux caractères physiques si fréquemment présentés par les malfaiteurs, mais elles n'entament pas la réalité du type criminel. Tarde pense que ce type criminel n'est pas un effet de l'hérédité mais de la sélection sociale ; il est la conséquence d'un "type professionnel".

En remplaçant la notion lombrosienne de "type criminel" par celle de "type professionnel", Tarde réintroduit le délinquant dans la société Le délinquant n'est plus cet étranger, ce sauvage si différent de nous ; c'est quelqu'un qui a choisit la délinquance comme une profession.

Comme pour touteprofession, celle de "délinquant" sera considérée comme intéressante quand les profits qui en découlent augmentent et que les risques en diminuent.

Envisagée comme une carrière, la délinquance devient, aux yeux de Tarde, "une des professions les plus dangereuses et les plus fructueuses qu'un paresseux puisse adopter". Tarde dit que l'on peut comprendre que l'on s'y engage facilement.

D'autre part, ce type de profession se présente comme les autres. Elle suppose, en effet, comme dans toute profession, un processus d'accès et de reconnaissance. On peut ainsi envisager, comme le ferait n'importe quel individu à la recherche d'un travail, d'entrer dans une multinationale ou dans une PME.

Quand on envisage les grandes organisations criminelles, on en devient membre comme finalement on le deviendrait d'un cercle, d'une association civile ou commerciale quelconque, d'un groupe théâtral ou d'une loge franc-maconnique.

Mais, à côté de cette grande industrie criminelle, Tarde distingue aussi "les petites échoppes du crime", composées d'un patron et de deux apprentis (c'est-à-dire d'un vieux récidiviste et de deux petits loubards).

Mais, de toutes façons, Tarde affirme bien que "c'est à une corporation industrielle que ressemblent les sociétés decriminels et non pas le moins du monde à une tribu de sauvages". Tarde montre alors que des actes normalement définis comme des infractions sont vus autrement quand l'individu les situe dans une "optique professionnelle" : un crime n'est plus un crime mais un acte profitable au groupe professionnel dont il fait partie.

Mais, pour passer de la profession au type professionnel, Tarde part de la supposition que, s'il est ouvert à tous, le métier de délinquant, comme n'importe quel autre métier du reste, n'attire de préférence que les individus les plus doués, ceux qui ont des aptitudes pour réussir. Et il ajoute, sans doute influencé par le contexte de l'époque, que certaines caractéristiques propres à ce métier pourraient alors s'accumuler et se fixer héréditairement : voilà qui ne fâcherait pas Lombroso. Ainsi, de la même façon que l'on peut repérer des caractéristiques anatomiques dans des générations de dockers, de boxeurs ou de pianistes, dont on finit par dire "qu'ils ont le physique de l'emploi", il n'y a aucune raison de ne pas admettre que le crime ou le délit qui sont des occcupations caractéristiques n'aient pas également leur type professionnel. Ainsi seraient expliquées les caractéristiques physiques des délinquants.

Mais ce raisonnement peut aussi s'appliquer pour les caractéristiques morales : dans la mesure où la délinquance est un métier qui utilise le meurtre et le vol comme outils privilégiés et qui donc porte atteinte à des valeurs sociales fortes, on peut aussi dire que les caractéristiques de l'individu sont celles d'un être endurci et indomptable qui refuse l'assimilation sociale.

C'est dans cette perspective que Tarde utilise le terme de "monstre" pour nommer les criminels. Cela signifie finalement que, lorsque l'on pousse l'explication jusqu'au bout, la réussite dans la carrière criminelle peut conduire l'individu à utiliser des moyens que l'on qualifiera de monstrueux. Tarde veille donc à rappeler que, quand il parle de "monstre", les caractéristiques des individus résultent généralement de

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l'apprentissage du mal. Mais, dans certains cas, fort rares, Tarde estime aussi que ces caractéristiques peuvent avoir une origine héréditaire.

C'est pourquoi l'onpeut dire que son modèle professionnel reste quand même un peu ambigü.On l'a vu, pour Tarde, le crime est d'abord un mode de vie. Mais, dans un premier temps de sa

réflexion au moins, Tarde estime que ce mode de vie, à terme, finit par produire et conserver chez ses acteurs des stigmates physiques. Ce n'est que plus tard, dans les années 1890 et son ouvrage "La philosophie pénale", que Tarde abandonnera définitivement cette notion de type criminel, pour adopter une perspective plus psychosociale :

"Je conteste a priori -écrit-il- que les tendances du caractère qui aboutissent au crime, qui doivent même y aboutir inévitablement, soient liées à un seul et même signalement anatomique. Car le crime est un carrefour de voies intérieures venues des points les plus opposés, et l'insocialité profonde qui fait le criminel-né provient tantôt d'un incommensurable orgueil qui rend férocement vindicatif, comme en Corse ou en Sicile et dans la plupart des races primitives, tantôt d'une paresse incurable qui, unie aux vices les plus divers, au libertinage, à l'ambition, au jeu, à l'ivrognerie, pousse au vol meurtrier les déclassés ou les dégénérés des races déchues".

Ce sont des facteurs sociaux qui, sauf tares biologiques exceptionnelles, expliquent pour l'essentiel l'acte criminel. Ces facteurs, Tarde les emprunte à ses lectures : c'est la dissolution de la famille, c'est la crise de la religion, c'est enfin la crise économique et la misère.

La misère pousse au crime, et plus précisément la faiblesse ou l'instabilité du revenu, la propriété et l'évolution des techniques de travail.

C'est là le coeur du système de Tarde au terme duquel la vie sociale et l'histoire de la société ne sont qu'une longue suite d'inventions imitées ou rejetées.

Ainsi, les inventions seraient les "causes des conditions sociales", les facteurs déterminants de la progression ou de la baisse de la criminalité.

Tarde écrit, en effet : "Si le nombre des assassinats nocturnes dans les grandes villes y diminue avec les progrès de l'éclairage, cela ne tient-il pas à la découverte de l'éclairage au gaz ? Ne peut-il dépendre aussi de quelques découvertes de ce genre que la criminalité astucieuse diminue à son tour ? Certainement, l'invention de la serrurerie a dû jadis diminuer le chiffre des vols, comme à présent le perfectionnement des coffres-forts".

Ces inventions se combinent avec l'imitation : "Tous les actes importants de la vie sociale -écrit encore tarde- sont exécutés sous l'empire de l'exemple. On engendre ou on n'engendre pas par imitation (...) On tue ou on ne tue pas par imitation".

Et, selon Tarde, l'imitation explique aussi l'évolution historique de la criminalité : "il y a des raisons sérieuses d'affirmer que les vices et les crimes aujourd'hui localisés dans les derniers rangs du peuple y sont tombés d'en-haut" ; d'abord pratiqués par les classes dirigeantes, ils auraient été progressivement imités par le peuple. Ainsi l'ivrognerie fut d'abord un luxe royal, puis un privilège aristocratique avant de devenir un vice populaire ; de même pour la consommation de tabac ou les délits contre les moeurs : adultères, viols... etc. De la même manière, les campagnes imiteraient aujourd'hui les villes.

Pour terminer, on dira que le bilan de l'oeuvre de tarde est contrasté : en définitive, en-dehors de la mise en évidence d'un "type professionnel du crime" lié à l'existence de véritables "carrières professionnelles du crime", l'oeuvre de tarde a consisté essentiellement à commenter le travail des autres et surtout à critiquer l'école positiviste italienne.

Sa théorie de l'imitation n'est pas très développée dans son oeuvre. En outre, l'idée même de contagion du crime par imitation était un thème commun chez les médecins depuis le début du XIXè siècle. Ainsi, par exemple, Prosper LUCAS dont nous avons déjà parlé, connu pour ses travaux sur l'hérédité, avait soutenu sa thèse de médecine sur les phénomènes d'imitation en 1833.

Enfin, la démarche de Tarde n'est pas véritablement sociologique : l'imitation est un rapport inter-individuel, qui se rapporte donc aux relations entre des individus et non à la structure sociale.

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§4   : Conclusion de la section 1 : Misère de la sociologie, mais aussi de la criminologie

Au terme de ce premier volet de l'histoire des théories sociologiques en criminologie, on est bien obligé de constater que le mot a existé bien avant la chose.

Les nombreux médecins et juristes gravitant essentiellement autour des Archives d'anthropologie criminelle ont peut être fait dans le social mais pas dans le sociologique, en se plaçant toujours du point de vue de l'homme et non pas du point de vue de la structure sociale.

En créant cette Revue, Lacassagne s'est associé avec des juristes dont certains étaient de fervents partisans de la sociologie ou, au moins de ce qu'ils pensaient en être. GARRAUD, par exemple, professeur de droit criminel à Lyon, fait l'éloge de cette jeune science mais ajoute aussitôt qu'elle doit se fonder sur des bases solides, à savoir la biologie et les sciences naturelles.

Quant à Lacassagne, nous avons vu que son oeuvre reste elle aussi fondamentalement liée à une conception biologique du comportement criminel.

Comment, alors, expliquer cette situation ?Je crois, pour ma part, que cette absence d'une véritable démarche sociologique s'explique avant

tout par le fait que tous ces acteurs de l'histoire de la criminologie étaient des médecins et que cette profession déterminait chez ses membres un certain habitus intellectuel : l'idée qu'il y un lien direct et nécessaire entre le physique et le moral et qu'un comportement déviant est forcément le résultat d'un organisme déficient.

Le discours criminologique est donc très médical : l'approche du criminel emprunte au regard clinique et les faits sont évoqués sous forme de diagnostics. Bien souvent aussi, on l'a vu, le social est représenté comme un organisme biologique qu'il s'agit de protéger d'une maladie : la criminalité.

Les juristes, à part quelques uns (Garraud, Tarde, par exemple), non seulement n'appartiennent pas à l'école positiviste italienne, ou à l'école du milieu social, mais encore sont très résolument hostiles aux thèses défendues par ces écoles : ces thèses, en effet, spape les principes classiques du droit pénal dans la mesure où elles tendent à supprimer la notion de libre-arbitre. Or, cette notion de libre-arbitre est à la base de la responsabilité pénale et le seul vrai fondement du droit de punir.

Il est alors facile de comprendre que les juristes se soient sentis dépossédés, exclus de leur territoire. Aussi, vont-ils réagir, après 1900, en faisant des percées et en tentant de s'imposer dans les congrès internationaux d'anthropologie. Ainsi, en investissant massivement la place, ils essayent -avec succès d'ailleurs- d'imposer le juridique comme instrument nécessaire d'analyse. Ce faisant, ils vont participer à la construction de cette nouvelle discipline : la "criminologie".

Ils y participent d'ailleurs si bien que la "criminologie", en s'institutionnalisant, passera du côté des sciences du droit: des éléments d'anthropologie criminelle à l'origine, nous aboutissons à la création du Certificat de sciences pénales...

L'enseignement est, en effet, la marque discrète de l'institutionnalisation. Le premier enseignement criminologique débute, en 1886 à Lyon, à la faculté de Droit où Lacassagne donne un cours de médecine légale. En 1889, à la faculté de Droit de Dijon, un cours libre de sciences criminelles et pénitentiaire est crée. En 1895, à l'initiative de la faculté de Droit de Paris, est institué un cours libre de science criminelle et pénitentiaire.

L'enseignement est organisé par des professeurs des facultés de Droit et comprend le droit pénal général, la procédure pénale, le droit pénal spécial, un cours de médecine légale, un cours de médecine mentale. Un cours de "criminologie" ne sera intégré que plus tard dans ces programmes : d'abord à Montpellier en 1911, puis à Dijon en 1913. Il faudra attendre 1922 pour que se crée l'Institut de criminologie de l'Université de Paris, placé sous la direction de la faculté de droit.

Ainsi, la criminologie trouve-t-elle refuge chez les juristes ; mais d'une criminologie empirique et foisonnante, on est passé à une criminologie stabilisée par des matières et des théories, bref à une criminologie "juridiquement correcte". Le droit a récupéré ce savoir, qui, en s'institutionnalisant par

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l'enseignement, s'imprègne d'une certaine légitimité laquelle ne permet plus les fous énoncés des premiers travaux d'anthropologie criminelle, pas plus d'ailleurs qu'elle n''autorise les déviations des théories sociologiques : allez expliquer à un éminent professeur de droit que l'on est victime que parce qu'on le veut bien... Il s'agit pourtant d'une théorie sociologique contemporaine très sérieuse...

A travers cette évolution, on a donc l'impression d'une récupération, d'une annexion par le droit d'une science qui aurait pu être sociale, par un glissement en douceur de l'empirisme des sciences médicale ou anthropologique à un théorique juridique policé.

Section 2 : Une analyse sociologique du phénomène criminel

Les débuts du XXè siècle voient se réaliser plusieurs renouvellements significatifs dans le champ criminologique. Le fait le plus marquant est sans doute l'autonomisation d'un champ de recherches et d'enseignement nouveau : la sociologie.

Le "social", dont jusqu'à présent les médecins ne savaient pas trop quoi faire sinon discourir sur l'influence d'un vague "milieu social" est investi par de nouvelles perspectives et de nouvelles méthodes dont l'Ecole sociologique de Durkheim devient vite la figure de proue (III).

C'e changement a été rendu en partie possible par le développement d'un outil performant qui permet aux sociologues de rivaliser avec les scalpels et les mesures anthropométriques des médecins : la statistique.

L'outil statistique, nous allons le voir, s'est développé discrètement tout au long du XIXè siècle et a fait l'objet de théorisation d'envergure sous la plume de André-Michel GUERRY et Lambert Adolphe QUETELET, ou encore de Henri JOLY (II).

Avant d'étudier en détail ces différentes théories, nous ferons un détour par une école "engagée" : l'école socialiste, dont d'ailleurs les membres ne sont pas français et dont les thèses n'auront qu'un très faible impact en France (I).

§1   :L'Ecole socialiste

L'école socialiste étudie les rapports de la criminalité avec le milieu économique. K. Marx et F. Engels ont peu écrit sur le crime, mais la doctrine marxiste a développé une théorie selon laquelle la criminalité est fonction des conditions économiques. C'est l'inégalité économique, et plus exactement le régime capitaliste, qui produit la criminalité. Celle-ci n'est, en effet, qu'une réaction contre l'injustice sociale, ce qui explique d'ailleurs qu'on la trouve essentiellement parmi les membres du prolétariat. Au contraire, dans une société socialiste, c'est-à-dire collectiviste, il n'y a plus de criminalité ; plus exactement, les actes criminels ne pourront trouver leur cause que dans l'existence de maladies mentales.

Cette théorie a été poussée à son stade le plus extrême par un hollandais Willem. BONGER (1876-1940) dont le livre " Criminalité et conditions économiques"(1905) est célèbre. Cet ouvrage peut être considéré, sinon comme l'acte fondateur, du moins comme l'acte de confirmation de l'existence d'une école marxiste de la criminalité, dans laquelle les Soviets ont puisé l'essentiel de leur criminologie

§2   : Les statistiques criminelles et morales

C'est au cours de la première moitié du XIXè siècle que se développe la statistique criminelle. A cette époque, apparaissent, de façon récurrente, des séries de chiffres sur les inculpations et les jugements.

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Si la statistique criminelle est prise en charge par les pouvoirs publics qui lui donnent une nette finalité politique, elle fait également l'objet d'une étude scientifique. Nous allons voir que des savants comme André-Michel GUERRY ou Lambert Adolphe QUETELET vont l'utiliser comme matériau de base pour effectuer leurs analyses du niveau moral de la nation.

A sa création, c'est-à-dire au XVIIè siècle, la statistique vise à décrire l'Etat et la population en fonction de leurs caractéristiques marquantes : il s'agit d'une description plutôt qualitative des caractéristiques d'un pays au service des hommes d'Etat, pour une gestion politique plus judicieuse.

Ce n'est donc qu'à partir du XIXè siècle que des chiffres sont associés à la notion de statistiques et que son contenu acquiert une forte valeur scientifique. En France, des statistiques sont établies dans des domaines spécifiques, par exemple en matière commerciale sous Colbert. La monarchie absolue prit des initiatives en vue de la constitution de statistiques judiciaires qui ne débouchèrent pas et il faut attendre 1827 pour que le ministère de la justice publie des statistiques judiciaires annuelles : tous les ans, paraît le "Compte général de l'administration de la justice criminelle". Il s'agit de données statistiques durables, formant une base permanente, qui comprend outre des chiffres sur les affaires et les personnes jugées par les Cours d'Assises, des données sur les condamnations correctionnelles et les chiffres des principales constatations effectuées par les services de police et de gendarmerie en matière de criminalité pour l'année écoulée.

Cette statistique judiciaire officielle constitue pour André-Michel Guerry et Lambert Quetelet une source importante pour leurs études analytiques.

Tous deux sont, à juste titre, considérés comme les fondateurs de la statistique criminologique scientifique. Et, parce qu'elle manie les grands nombres, cette démarche statistique a une vocation sociologique. Elle constitue, en effet, une importante composante de la statistique sociale qui s'épanouit au XIXè siècle : les statistiques judiciaires sont censées enregistrer un véritable phénomène moral qui, par ailleurs, constitue un problème social ; elles doivent donc contribuer à la résolution de ces problèmes sociaux, dont celui de la criminalité.

Enfin, cette démarche statistique s'inscrit dans une posture scientifique théorique qui veut que la criminalité soit un phénomène social "objectif" qui peut alors, comme d'autres phénomènes, être valablement quantifié et dans lequel on puisse établir des relations de cause à effet.

Nous allons étudier à présent plus en détail d'abord les travaux de Guerry (A) puis ceux, plus importants, de Quetelet (B).

A-La statistique morale de Guerry

André-Michel Guerry (1802-1866) est un juriste qui fut directeur du département de la statistique criminelle de ministère de la justice.

Dans son livre, intitulé "Essai sur la statistique morale en France", publié en 1833, il apporte une contribution importante à la statistique criminelle. Il se fonde, en effet, sur les Comptes généraux de 1825 à 1830, et en particulier sur les chiffres relatifs aux accusés.

Ayant réparti les départements français en 5 grandes régions, il constate, au sein de ces régions, une constance et une régularité remarquables dans les chiffres de la criminalité, notamment pour ce qui concerne ce que l'on appelle à l'époque les crimes contre la propriété.

Il note également une constance dans les chiffres ventilés par groupes de population, selon l'âge et le sexe, ainsi que dans la répartition des types de crimes.

Cette régularité confirme Guerry dans l'idée que, comme les phénomènes naturels, le comportement humain est, lui aussi, soumis à des lois.

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Pour Guerry, la criminalité n'est donc pas un phénomène accidentel, et il va chercher à établir des corrélations avec la pauvreté, ou encore avec des facteurs comme l'emploi, l'instruction, le développement du commerce et de l'industrie.

Guerry croit découvrir alors que, contrairement à l'opinion communément admise qu'il suffit d'instruire les gens pour les rendre meilleurs, les crimes les plus graves sont précisément commis par des prévenus jouissant d'une meilleure instruction. Il insiste alors sur l'indispensable distinction qu'il convient, à ses yeux de pratiquer, entre l'instruction purement intellectuelle et l'éducation morale bien plus essentielle. Seule cette dernière peut empêcher l'étiolement des valeurs morales d'une société et par conséquent une hausse de la criminalité.

Toutefois, en règle générale, Guerry demeure très prudent dans ses énoncés. Il se limite très souvent à la description, tout en mettant en exergue certaines coïncidences, mais ne s'aventure pas trop sur la voie des explications.

B-La physique sociale de Quetelet

Lambert Adolphe QUETELET (1796-1874) est un mathématicien et statisticien belge.Parallèlement à d'autres phénomènes sociaux comme les mariages, le suicide et la mendicité, les

crimes sont largement évoqués dans ses recherchesSes idées essentielles sont rassemblées dans son livre, paru en 1869, "Sur l'homme et le

développement de ses facultés. Essai de physique sociale".Quetelet applique des procédés mathématiques et statistiques à des phénomènes sociaux et, en

particulier, à la criminalité. Pour l'instant, il n'y a là, rien de bien original. En revanche, ce qui est nouveau, c'est que Quetelet va consacrer toute son oeuvre à la recherche des lois qui régissent la criminalité et de ses facteurs déterminants, principalement sociaux.

Ainsi, alors que Guerry s'est illustré par sa méthode -la cartographie-, la plupart des auteurs reconnaissent à Quetelet plus d'envergure et une portée méthodologique et épistémologique plus grande.

Dans la pensée de Quetelet, le penchant au crime, cette "possibilité plus ou moins grande de commettre un crime" est un concept d'importance primordiale. Il s'agit d'une probabilité statistique, portant sur l'homme en général ou sur un groupe d'hommes. Quetelet souligne que ce penchant au crime, dont la statistique des crimes jugés donne l'indice, et la moralité ne coïncident pas. En effet, la propension à commettre un crime est influencée non seulement peut-être par la moralité de l'individu, mais aussi et surtout par les tentations auxquelles il se trouve exposé et les occasions de commettre un acte délictueux.

Quetelet va d'abord étudier la répartition du penchant au crime dans la population, en établissant des corrélations avec certaines caractéristiques démographiques (sexe, âge...) et sociales (profession, par exemple) des acteurs. Il pratique une ventilation selon la nature et la gravité des crimes, en fonction des caractéristiques démographiques et sociales, qui fait apparaître, parmi les divers groupes-cibles, une différenciation du penchant au crime.

Il va ensuite tenter de faire le lien entre ces caractéristiques sociales de la population avec ses caractéristiques morales.

Mais comment établir, statistiquement, les caractéristiques morales des individus ?D'après Quetelet, il faut suivre la méthode du physicien qui se trouve réduit à juger des causes par

leurs effets.C'est donc à partir de ses actions que l'on peut juger l'homme. Quetelet invoque le principe selon

lequel les effets sont proportionnels aux causes et la récurrence des mêmes effets est fonction de la préexistence des mêmes causes. Les actes d'un homme sont donc le reflet de sa moralité.

On peut répondre à Quételet que pourtant, dans des cas individuels, une réelle prédisposition à adopter un comportement immoral peut être présente sans qu'elle se manifeste. Par ailleurs, une personne

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peut commettre des actions qui ne sont pas pour autant l'expression d'une véritable propension, d'un véritable penchant.

Ainsi, sur un plan individuel, la tendance apparente peut donc être très différente de la tendance réelle et vice versa.

Cependant, Quetelet répond que quand on opère sur des grands nombres, la relation entre le penchant réel et le penchant apparent n'est guère influencée par de tels incidents. Ainsi, pour Quetelet, les statistiques judiciaires permettent de connaître le penchant réel, la moralité, à partir de la tendance apparente telle qu'elle est exprimée en chiffres.

Quetelet cherche donc à identifier les lois qui régissent la criminalité. Il le fait par l'étude de groupes suffisamment grands, de façon à ce que ses résultats ne soient pas biaisés par des particularités individuelles, d'ordre physique, moral ou intellectuel. En examinant les chiffres statistiques, il peut ainsi dégager, au centre une population majoritaire représentée par ce que Quetelet appelle "l'homme -moyen", et aux extrémités des groupes plus restreints d'hommes avec un penchant au crime très fort ou, au contraire, très faible. L'homme moyen est donc un être fictif pour lequel toutes les choses se passent conformément aux résultats moyens obtenus pour la société. Pour être plus claire encore, on peut dire qu'aujourd'hui l'homme moyen est représentée par "la ménagère de moins de 50 ans"...

Quels sont alors les déterminants sociaux qui mènent à la criminalité ?En fait, Quetelet suppose l'existence d'un grand nombre de causes de nature diverse et pense qu'il

est difficile d'assigner à chacune de ces causes son degré d'importance. Ce qui est certain pour lui, c'est qu'elles se situent dans la société qui, comme il l'écrit "renferme en elle les germes de tous les crimes qui vont se commettre". A plusieurs reprises, il démontre l'importance qu'il attribue à des déterminants sociaux et démographiques comme l'instruction, la prospérité, l'âge et le sexe.

En ce qui concerne l'instruction, Quetelet rejoint Guerry : il observe dans les chiffres une relation positive entre le niveau intellectuel et le nombre relatif d'inculpations. Et, comme Guerry, Quetelet pense que c'est plutôt l'instruction morale qui est importante car, dit-il, "bien souvent, l'instruction que l'on reçoit aux écoles n'offre qu'un moyen de plus pour commettre le crime".

Pour ce qui concerne la pauvreté, Quetelet observe qu'il y a plusieurs départements très pauvres qui présentent un taux de criminalité très faible, alors qu'à l'inverse plusieurs départements très riches ont un taux de criminalité très élevé. Pour lui, ce n'est donc pas tant la pauvreté qui mène à la criminalité, mais plutôt la distorsion entre les possibilités matérielles (la richesse) et les besoins ou les aspirations. De même, faisant référence aux départements fortement industrialisés, à densité de population très élevée et où les moyens d'existence sont précaires, Quetelet conclut que c'est surtout le passage de l'état de bien-être à celui de misère qui est dangereux. Ce sont ces brusques changements d'un état à l'autre qui donnent naissance au crime, surtout si ceux qui en souffrent sont entourés de tentations et sont irrités par le luxe et l'inégalité de fortune. C'est précisément dans les territoires où les tensions entre les besoins et les possibilités sont les plus accentuées que les occasions de commettre un crime sont les plus nombreuses. Quetelet exprime ici une idée que l'on retrouvera dans des travaux de criminologie plus récents.

Enfin, pour Quetelet, le sexe et l'âge sont aussi des facteurs importants (les hommes, les jeunes).

A l'origine, Quetelet raisonne sur les chiffres relatifs aux crimes commis, poursuivis et jugés par les tribunaux. Mais, rapidement, les statistiques judiciaires vont s'élargir à des données relatives aux crimes commis et dénoncés à la justice mais non poursuivis (parce que, par exemple, l'auteur est inconnu). Quetelet se demande alors s'il est justifié de se prononcer sur la nature et l'ampleur de la criminalité réelle en se fondant sur des statistiques qui ne tiennent pas compte de cette criminalité non poursuivie. Selon lui, la réponse est affirmative quand on se propose d'obtenir des valeurs relatives et non des valeurs absolues de la criminalité et quand il y a un rapport constant entre, d'une part les crimes connus et jugés et, d'autre part la masse des crimes connus mais non jugés. Nous verrons que cette idée sera approfondie et critiquée par la sociologie pénale.

Pour finir l'étude de l'œuvre de Quetelet, on ajoutera que pour lui, l'examen des statistiques judiciaires devait permettre de mieux connaître la criminalité et, par conséquent, de mieux la combattre en

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éclairant les gouvernements et en incitant à la réforme. Or, pour Quetelet "remédier, c'est avant tout prévenir". La justice de prévention représente pour lui un secours plus efficace que la justice de répression. Et la prévention, c'est surtout l'amélioration des conditions de vie socio-économiques et l'intensification de l'instruction et de l'éducation morale. C'est en ce sens que l'on peut dire que Quetelet est aussi un statisticien moral.

Toutefois, en s'intéressant à la criminalité comme phénomène social et non plus à l'individu criminel, Quetelet, tout comme Guerry, ouvrait la voie aux études sociologiques sur la criminalité.

§3   : L'Ecole sociologique de Durkheim

L'arrivée de la sociologie durkheimienne s'accompagne d'un certain nombre de remises en cause théoriques.

Pour simplifier, on peut dire que la pensée de Durkheim opère une double rupture par rapport à la vision bio-médicale qui dominait le XIXè siècle.

D'une part, elle remet en cause l'évolutionnisme inégalitaire des anthropologues en posant comme règle l'unité absolue de l'espèce humaine, c'est-à-dire l'insignifiance des différences physiques et la relativité culturelle de toute production intellectuelle et morale.

D'autre part, elle montre que l'espèce humaine est, par essence, sociale, et qu'il n'existe chez l'homme aucun comportement, même parmi les plus élémentaires, qui ne soit fortement socialisé. Dès lors, les "primitifs" n'ont rien des "sauvages" que les anthropologues opposaient aux "civilisés" : ils sont tout autant organisés, socialement et mentalement et ne sont pas davantage asservis à des "pulsions", à des "instincts", que l'européen du XXè siècle.

Pour Emile Durkheim l'homme est avant tout une conscience socialisée, c'est-à-dire un être dont le comportement est façonné par la société qui détermine en lui des "façons de penser, de sentir et d'agir".

Pour lui, l'individu n'est donc pas antérieur à la société; c'est la société qui est antérieure à l'individu. La conscience collective précède logiquement et historiquement la conscience individuelle. En d'autres termes, la prise de conscience par chacun de son individualité résulte du développement historique : dans la société, écrit Durkheim, chacun est ce que sont les autres; dans la conscience de chacun dominent les sentiments communs à tous ou sentiments collectifs.

Appliqué à la criminalité, ce raisonnement conduit à voir dans le crime, le produit "normal" d'une société qui n'assure pas à chacun de ses membres les conditions d'une bonne socialisation.

L'Ecole sociologique est représentée par E. Durkheim (1858-1917) qui peut être considéré comme le fondateur d'une théorie qui lie les conduites criminelles à la structure sociale.

Sociologue, E. Durkheim fut professeur à l'université de Bordeaux puis à la Sorbonne. Il ne s'intéressa qu'accessoirement à la criminologie. C'est à travers deux ouvrages ("La division du travail social" (1893) et "Les règles de la méthode sociologique" (1894)) qu'il donna une définition sociologique du crime : toute acte qui détermine de la part de la société une réaction particulière que l'on nomme la peine.

En fait, si l'on entre dans les détails, Durkheim donne une définition du crime qui est à la fois substantielle et méthodologique.

La première a été développée surtout dans "La division du travail social" et la seconde dans "Les règles de la méthode..."

Définition substantielle : pour Durkheim, "un acte est criminel quand il offense les états forts de la conscience collective". En d'autres termes encore : "il ne faut pas dire qu'un acte froisse la conscience commune car il est criminel, mais qu'un acte est criminel parce qu'il offense la conscience commune".

Pour arriver à cette définition, Durkheim part d'un certain nombre d'observations :- il constate d'abord que le contenu des lois pénales change dans le temps et dans l'espace : la notion

de crime est donc relative- ensuite, il recherche ce qu'il appelle l'essence du crime, "ce quelque chose de commun" entre tous

les crimes. Si différents qu'ils apparaissent, il est imposssibles que les comportements délinquants n'aient pas quelque chose de commun entre eux. Et, ce qui est commun, pense Durkheim, c'est bien la réaction

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qu'ils suscitent, et le droit pénal correspond donc à ce qui est au coeur, au centre de la conscience commune.

Durkheim va donc approfondir cette réflexion dans "les règles de la méthode..." et c'est ainsi qu'il parvient à une définition méthodologique du crime : il définit le crime par la peine. Il précise toutefois que ce n'est pas la peine qui fait le crime mais c'est par elle qu'il se révèle extérieurement à nous et c'est donc de la peine qu'il faut partir si nous voulons connaître le crime.

Durkheim constate que la nature du crime ne pose pas de problèmes aux criminologues qui sont unanimes à reconnaître sa morbidité, son caractère pathologique. Or, pour Durkheim, au contraire, le crime est un fait social normal.

Le principe sur lequel est basée la thèse de Durkheim a pour fondement sa classification des faits sociaux. Parmi eux, en effet, il distingue deux variétés distinctes qui ne doivent pas être confondues : "Nous appelerons normaux -écrit-il- les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques car ils sont une exception dans le temps et dans l'espace" . Il s'ensuit donc, pour l'auteur, que "un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolution".

Or le crime s'observe dans les sociétés de tous les types : c'est donc un phénomène de normalité sociale.

Ainsi, pour Durkheim, un phénomène est normal lorsqu'il se rencontre de façon générale dans une société d'un certain type, à une certaine phase de son devenir. Le crime est donc un phénomène normal, ou, plus exactement, un certain taux de criminalité est un phénomène normal. Ainsi, la normalité est définie par la généralité, mais, puisque les sociétés sont diverses, il est impossible de connaître la généralité de manière abstraite et universelle. Sera donc considéré comme normal, le phénomène que l'on rencontre très fréquemment dans une société donnée, à un moment donné.

Les conséquences que Durkheim déduit de ce principe sont toutes dominées par cette idée que le crime, parce qu'il est un fait social normal, est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine.

En effet, Durkheim se demande ce qui se passerait dans une société au sein de laquelle le développement de la conscience morale collective et individuelle serait tel que plus aucun crime ne serait commis.

On se trouverait, dit Durkheim, dans une "société de saints".Dans un premier temps, comme plus personne ne commettrait ni homicide, ni attentat, ni

braquages... etc, les crimes proprement dits y seraient inconnus.Mais ensuite, les plus petites fautes seraient considérées comme criminelles et traitées comme

telles, car cette société de saints, qui ne connaîtrait plus de "vrais" crimes, en inventerait nécessairement d'autres parce que la conscience collective, en se fortifiant, devient, par conséquent, plus sensible, plus exigeante, et réagit contre les moindres écarts.

Autrement dit, plus la société évolue et devient "humaine", plus elle devient intolérante à l'égard des petites choses, et donc, plus inhumaine ! Bref, une telle société de saints serait donc tout aussi répressive, voire même elle le deviendrait encore plus.

En outre, le crime n'est pas seulement normal, il est aussi utile dans la mesure où il prépare directement les transformations du droit. En effet, le crime se définit par rapport à la commune appréciation de ce qui est une conduite moralement acceptable ; le crime n'est donc souvent qu'une anticipation de la morale à venir. L'exemple cité plusieurs fois par Durkheim est celui de Socrate : d'après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation était juste. Cependant son crime, à savoir l'indépendance de sa pensée, était utile à la société dans laquelle il vivait, car il servait à préparer une morale nouvelle.

Cette forme de criminalité est donc le fait de quelqu'un qui suscite une réaction sociale par des comportements qui ne correspondent pas aux valeurs et aux croyances de son époque, dans la mesure où il est en avance sur celles-ci (autre exemple plus récent : dans les années 1970, plusieurs centaines de femmes, dont certaines très célèbres, ont signé un manifeste dans lequel elles reconnaissaient avoir

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pratiqué un avortement, qui, à l'époque, était parfaitement illégal. Elles anticipaient, d'une certaine façon la morale à venir avec la loi Veil du 17 janvier 1975).

Donc, pour Durkheim, le criminel n'apparaît plus comme un corps étranger, un être radicalement asocial ; au contraire, c'est un agent régulier et régulateur de toute vie sociale.

Par conséquent, la théorie de la peine est à renouveler. Si, en effet, le crime est une maladie, la peine, le traitement, en est le remède. Par contre, si l'on considère que le crime n'a rien de morbide, la peine ne saurait avoir pour fonction de guérir et sa vraie fonction doit être cherchée ailleurs. Pour lui, d'une façon générale, les individus sont normalement intégrés dans la société par la contrainte crée par la conscience commune. L'idée, c'est que nous nous poliçons nous-mêmes ; mais, dans le cas du criminel, cette auto-contrainte n'a pas fonctionné : d'où l'intérêt de la peine. La peine infligée au criminel est une réaction sociale, quasi mécanique, destinée à préserver la cohésion sociale autour de certaines valeurs.

Pour Durkheim, la peine est une réaction passionnelle, d'intensité graduée, que la société exerce sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.

Elle est l'expression de la moralité et de la solidarité sociale et même, plus précisément, elle va permettre la réaffirmation des liens de solidarité entre les consciences humaines, ce qui lui donne, finalement, un caractère presque sacré.

Et Durkheim insiste sur ce caractère sacré de la peine : pour lui, les transgressions à la loi pénale sont des outrages aux sentiments profonds de la conscience collective et l'essence de la peine est bien de marquer la réprobation qui entoure le crime et donc de rapprocher les consciences individuelles. Cette communion sociale qu'entraîne avec elle la peine lui donne un caractère irrationnel et c'est donc en cela qu'elle est utile.

Pour Durkheim donc, l'intérêt de la peine est davantage la réaffirmation des valeurs sociales que l'expiation du coupable.

Il va d'ailleurs approfondir ce thème dans un autre livre "L'éducation morale" (1902), qui porte sur l'apprentissage des normes morales et aussi de la formation du lien social chez l'enfant.

Un chapitre de ce livre est consacré à la pénalité scolaire et, à ce propos, Durkheim va faire des considérations relatives à la pénalité en général. Bref, il nous fait part d'un certain nombre de réflexions qui s'inscrivent finalement dans le cadre plus large de l'apprentissage du respect des règles sociales.

Qu'est-ce qui peut bien faire, en effet, que nous respections les règles ?Pour Durkheim, l'origine du respect de la règle n'est pas dans la sanction : si les élèves, si les

individus en général, respectent les règles en vigueur, c'est plus à cause de l'autorité de celui qui les énonce ou les transmet, c'est la conviction avec laquelle elles sont énoncées, la confiance que l'on place en celui qui les énonce et le sens qu'elles peuvent prendre qui en assurent fondamentalement le respect.

C'est donc bien plus par l'attachement aux valeurs du groupe que par la sanction que l'on incite un enfant ou un individu à respecter la règle.

Ainsi, si la punition ne sert pas directement au respect de la règle, quel peut donc bien être le sens de la punition, de la peine ?

Durkheim réfute alors la théorie utilitariste de la peine, selon laquelle la peine poursuit un but de prévention générale et spéciale : pour lui, la peine ne contribue pas à socialiser le délinquant mais seulement à lui faire peur. Et, même sur ce terrain, l'efficacité est limitée : la peine n'intimide pas vraiment le délinquant car au fond, la peine n'est qu'une espèce de risque professionnel aux yeux du délinquant.

Il s'oppose encore au rétributivisme selon lequel la peine doit avoir pour fonction principale d'effacer la faute, d'être aussi une sorte de compensation et de réparation du mal produit par un autre mal. Cette théorie paraît absurde à Durkheim : "c'est comme si un médecin, pour guérir un bras malade, commençait par amputer l'autre bras".

Enfin, quelle que soit la théorie de la peine retenue, Durkheim critique les modalités d'application des peines en ce qui concerne l'échelle des peines. Pour lui, en effet, l'échelle des peines doit commencer aussi bas que possible et on ne doit passer d'un degré à l'autre qu'avec la plus grande prudence. Or, ce qui fait la faiblesse de toutes les législations, observe-t-il, c'est que celles-ci vont tout de suite aux sévérités extrêmes et donc sont obligées de se répéter, perdant ainsi leur action (cf. emprisonnement). Car, passé un

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certain degré de souffrance, toute souffrance nouvelle cesse d'être ressentie. on est alors obligé de renforcer encore la peine qui continue à perdre son effet.

Quelle est alors l'élément positif que l'on puisse retirer de la peine ?C'est, dit Durkheim, qu'elle réagit contre la faute, autrement dit, qu'elle réaffirme la loi, qu'elle

montre que la loi a quelque chose de sacré qu'on ne peut pas outrepasser impunément.La peine doit donc d'abord être un blâme ostensible de l'acte qui a été commis. Elle doit donc être

essentiellement un discours, une communication, par lesquels va se manifester ce sentiment de réprobation de l'acte. Il ne s'agit donc pas, comme on le ferait pour un animal, de punir pour dresser, mais de dire, de manifester clairement son sentiment.

Comment faire ? Comment blâmer ? Comment traduire ce sentiment pour qu'il soit compris et intégré par l'auteur de l'acte ?

Durkheim se tourne alors vers l'idée de mesure éducative, utile à celui qui la subit, c'est-à-dire, comme le dit Durkheim, "lui paraisse respectable".

Il faut donc passer du temps à faire comprendre la sanction, car la manière de l'imposer compte autant que soncontenu.

Durkheim propose donc, face aux théories traditionnelles de la peine, une autre manière de penser, non plus la "peine", mais la "sanction". Il ne remet pas en question la loi pénale en tant que telle, au contraire il la réaffirme, mais tente d'ouvrir d'autres perspectives pour que la sanction prenne un sens. Et, pour arriver à ce résultat, on remarque que, finalement, Durkheim retire à la sanction presuqe tous les caractères de la pénalité. En effet, pour lui, l'essentiel de la sanction réside finalement dans ce que l'on pourrait appeler une fonction symbolique de la réaction, c'est-à-dire une réaffirmation officielle de la règle et une tentative pour réinscrire l'auteur de l'acte dans un lien social.

La sanction doit être, en quelque sorte, un outil de cohésion sociale :- pour le groupe, d'abord, puisqu'elle resserre l'unité du groupe, conforte la conscience collective- pour le délinquant, ensuite, parce qu'elle doit permettre sa réinsertion dans le groupe social.

Toutefois, Durkheim observe que ces facteurs de cohésion sociale s'affaiblissent avec l'évolution des sociétés, à cause, notamment, de la division du travail. En effet, la division du travail a pour conséquence que ceux qui accomplissent des tâches spécialisées ne sont plus en interaction suffisamment étroite et continue les uns avec les autres pour permettre le développement progressif d'un système de règles communes et d'un consensus. En l'absence de telles règles, la vie sociale devient imprévisible et incertaine, donc insécure. Les actions et attentes des individus travaillant dans un secteur de la division du travail ne s'accordent plus aux actions et attentes des individus travaillant dans un autre secteur. On constate alors une tendance à la désintégration sociale : l'ensemble des règles communes constituant le fondement de la régulation des relations entre les éléments d'un système social tend à disparaître, et Durkheim appelle cette situation : l'anomie, c'est-à-dire l'absence de norme sociale permettant de réguler les conduites sociales.

Cette anomie est, pour Durkheim, une des causes du suicide, et aussi la cause du comportement de certains criminels : l'individu ne trouve plus de règles auxquelles conformer sa conduite.

On trouve là un thème fort de la théorie durkheimienne : la société organise spontanément ou consciemment la résistance aux tendances criminelles quand elle est à l'état normal, c'est-à-dire à l'état de développement lent, harmonique et régulier ; elle détermine l'apparition de la criminalité quand elle est à l'état de crise. C'est une conception globale qui s'oppose logiquement à l'idée lombrosienne de survivance d'un état du passé et l'on voit ici comment une théorie du changement social va se substituer au schéma évolutionniste linéaire des anthropologues du tournant du siècle.

Cette théorie de l'anomie sera, on le verra, reprise plus tard par la criminologie nord-américaine.Pour terminer ce paragraphe consacré à l'Ecole sociologique de Durkheim, il faut donc insister sur ce

qui est central, spécifique, dans la pensée dukheimienne : la société est une réalité distincte en nature des réalités individuelles. Tout fait social a pour cause un autre fait social et jamais un fait de la psychologie individuelle

Ce que nous enseigne Durkheim "c'est qu'un tout n'est pas identique à la somme de ses parties, il est quelque chose d'autre et dont les propriétés diffèrent de celles que présentent les parties dont il est composé

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(...) En vertu de ce principe, la société n'est pas une simple somme d'individus, mais le système formé par leur association représente une réalité spécifique qui a ses caractères propres. Sans doute, il ne peut rien se produire de collectif si des consciences particulières ne sont pas données, mais il faut encore que ces consciences soient associées combinées, et combinées d'une certaine manière; c'est de cette combinaison que résulte la vie sociale, et , par suite, c'est cette combinaison qui l'explique".

Tel est le centre de la pensée méthodologique de Durkheim. Le fait social est spécifique. Crée par l'association des individus, il diffère en nature de ce qui se passe au niveau des consciences individuelles.

On voit alors ce qui oppose Durkheim à Tarde :- Durkheim part de l'idée que, pour qu'il y ait fait social, il faut que plusieurs individus aient mêlé

leurs actions et que cette combinaison dégage un produit nouveau. Cette synthèse a lieu en dehors de chacun de nous et a nécessairement pour effet de fixer, d'instituer en dehors de nous certaines façons d'agir et certains jugements qui ne dépendent pas de chaque volonté particulière prise à part. Durkheim arrive ainsi à dégager la spécificité du fait social et à affirmer l'existence d'une conscience collective qui ne se réduit pas à la somme des consciences individuelles.

Tarde ne croit pas que cette rencontre sociale des "moi" différents fasse éclore un "nous" qui existerait indépendamment de toutes les consciences individuelles : "l'individu écarté, le social n'est rien" dit Tarde.

Bref, pour Tarde, tout se réduit en sociologie à des rapports interindividuels et la sociologie n'est finalement qu'une inter-psychologie.

Les deux hommes s'étaient déjà opposés, comme on s'en souvient, sur la "normalité" du crime. On peut signaler, pour la petite histoire, que ces propos audacieux valurent à Durkheim les foudres de Tarde qui, vexé de manière générale par les critiques de Durkheim envers sa théorie de l'imitation - Durkheim n'y voyait qu'une théorie plus philosophique que scientifique-, prit, ou fit mine de prendre, les constructions durkheimiennes pour une apologie du crime. En assimilant ce qui est normal à ce qui est général, disait Tarde, Durkheim exprime une ipinion qui, sur le plan de la moralité sociale, risque d'avoir de graves conséquences : Durkheim banalise le crime et sa thèse contribue donc au relâchement des moeurs. Toutefois, après avoir critiqué autant que faire ce peut son adversaire, Tarde se ralliera tardivement à la définition durkheimienne du crime comme violation des valeurs du groupe, dans un article paru à la Revue pénitentiaire en 1898, intitulé "qu'est-ce que le crime?".

Durkheim a souvent parlé du crime mais il n'a jamais réalisé une étude précise sur la criminalité. C'est surtout la peine, le droit pénal qui l’intéressait en tant qu'expression de la solidarité et de la cohésion sociales et de ses transformations.

Durkheim ne s'intéresse pas à la nature de l'homme criminel mais à celle du crime. Le crime lui apparaît indissociable de la peine qui le constitue comme objet de la vindicte collective.

Mais l’étude de la peine renvoie elle-même à l’étude de la loi, ou de la norme, qui institue tel ou tel comportement en crime. Aussi, pour Durkheim, l'étude de la production des normes et celle de leur application est indissociable si l’on veut avoir une compréhension globale du phénomène criminel : "violer la règle -écrit-il- est une façon de la pratiquer. Il n'y a, en définitive, que des expressions différentes d'une seule et même réalité qui est l'état moral des collectivités considérées".

Durkheim était très au fait des travaux de criminologie de son époque, travaux qu'il tenait pour une part essentielle des rares terrains sociologiques sérieux de son époque.

En 1897, il fonde une Revue "l'Année sociologique", laquelle contient une rubrique intitulée "sociologie criminelle". C'est dans cette rubrique que vont s'exprimer les thèses de l'Ecole sociologique : la sociologie, basée sur la statistique et l'histoire, est seule capable d'expliquer la criminalité en tant que phénomène de masse.

La statistique est au point de départ de la science criminelle. Elle doit être un procédé d'investigation et d’observation au service de la sociologie et un procédé de vérifications de ses hypothèses pour le sociologue.

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Mais ce n'est pas le seul instrument qui s'offre : la méthode comparative, l'histoire, l'éthnographie et les monographies locales constituent d'autres méthodes indispensables.

Ainsi, par exemple, l'histoire peut contribuer à expliquer le phénomène observé : un phénomène social a une genèse. Il est lié, en effet, à l'état général de la société état qui est lui-même un produit de l'histoire. C'est donc dans l'histoire, comme le dit Durkheim qu'il faut chercher l'origine et l’explication des relations sociologiques, des structures observées grâce à la statistique. L'histoire permet en effet de répondre à la question de savoir pourquoi les choses sont comme elles sont alors qu'elles auraient pu être autrement.

Des études vont être entreprises par différents membres de l'Ecole sociologique, notamment sur la question de l'enfance criminelle ou encore sur la prison. Ou les milieux criminogènes.

Les chercheurs constatent que les milieux qui concentrent prostitution, alcoolisme, natalité galopante et pauvreté sont lourdement criminogènes, ce qui n'est pas très original jusque là.. Mais les auteurs de ces études de milieu observent que, et c'est là que la réflexion devient originale, le délinquant ne s'y désocialise pas, il se socialise selon les règles en vigueur au sein de ces communautés qui ont leurs propres formes de solidarité. La compréhension du fonctionnement de ces milieux s'avère donc primordiale. Et, pour comprendre ce fonctionnement, il faut étudier les mécanismes de socilisation. Cette socialisation, pour les durkheimiens, passe par la formation de la conscience morale.

Durkheim observe en effet que :

" Des changements profonds se sont produits, et en très peu de temps, dans la structure de nos sociétés ; elles se sont affranchies d’un certain type avec une rapidité et dans des proportions dont on ne trouve pas un autre exemple dans l'histoire. Par suite, la morale qui correspond à ce type social a régressé, mais sans qu'une autre se développe assez vite pour remplir le terrain que la première laissait vide dans nos consciences. Notre foi s'est troublée ; la tradition a perdu son empire (...) Le relâchement ne pourra prendre fin qu'à mesure qu'une discipline nouvelle s'établira et se consolidera".

Conclusion de la section 2 : pour conclure cette section 2, on peut dire que :A peine commence-t-elle de prendre naissance en France avec Tarde un peu et Durkheim surtout

que la sociologie en matière de criminologie va battre en retraite. Comme je le disais en introduction de ce chapitre, son déclin est patent à partir des années 1910. La cause en revient sans doute, non pas à un désintérêt français pour la matière, mais aux deux guerres mondiales qui ont terriblement diminué l'école sociologique française.

Toutefois, cela ne revient pas à dire que la sociologie, et en particulier la sociologie durkheimienne, soit morte sans avoir passé le relais. Nous verrons plus tard qu'elle inspirera les travaux qui reprendront en France dans les années 1960.

Pour l'heure, c'est-à-dire cette période qui couvre grosso modo les deux guerres mondiales, la sociologie française va s'exporter outre-atlantique et inspirer les travaux américains.

Section 3. Les travaux américains. Les études de criminologie sociologique

Les sociologues américains n'ont pas inventé la sociologie. Mais c'est aux Etats-Unis que la sociologie est devenue une profession. Jusqu'à présent nous avons remarqué, en effet, que les études qui nous intéressent en criminologie ont été principalement conduites par des anthropologues, des médecins et quelquefois des juristes.

Aux Etats-Unis, au contraire, la sociologie va se professionnaliser et les sociologues américains, reprenant les travaux européens, vont en faire un produit neuf.

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Entre 1910 et 1970, la sociologie américaine voit se succéder diverses problématiques, c'est-à-dire des façons d'appréhender les faits sociaux, et, en particulier le crime, à partir d'un cadre de référence conceptuel déterminé.

C'est ainsi qu'elle a pu analyser les faits sociaux et donc le crime,, d'abord en terme de "milieu", puis en terme de "culture", de "fonction" et enfin d"interaction".

Il est donc classique de distinguer, dans la sociologie américaine, 4 grands courants correspondant à ces 4 problématiques :

- l'Ecole de Chicago qui crée l'étude de milieu- le culturalisme- le fonctionnalisme- l'interactionismeChacun de ces courants va donc proposer un cadre d'analyse (le milieu, la culture, la fonction,

l'interaction) qui énonce les problèmes à poser, les phénomènes à observer et le type de méthode à employer si l'on veut objectiver les phénomènes pertinents, c'est-à-dire ceux qui, au terme de l'orientation théorique, peuvent avoir un sens.

C'est dire que chaque courant met en oeuvre un système de raisonnement, c'est-à-dire une rationalité, qui lui est spécifique.

Ces systèmes de penser les faits sociaux, autrement dit ces rationalités s'ordonnent autour de principes, de postulats plus précisément, qui sont de 3 ordres : les postulats relatifs au concept fondamental qui rend compte du fait social que l'on veut observer ; les postulats relatifs aux élements d'analyse qu'il convient alors de privilégier ; enfin les postulats relatifs aux facteurs qui permettent d'expliquer le fait social observé.

Ces 4 orientations théoriques, avec leurs démarches méthodologiques respectives, vont s'intéresser à ce phénomène social particulier qu'est la délinquance.

Et, pour éclairer ce que je viens de dire sur les postulats qui organisent la rationalité de chaque courant, on peut dire que :

- pour l'Ecole de Chicago, le concept fondamental est celui de milieu au sens de communauté écologique : la délinquance est alors définie en termes d'équilibre ou de déséquilibre d'une communauté humaine particulière ; les éléments d'analyse résideront donc dans l'observation des forces de l'environnement et les facteurs d'explication seront trouvés en terme d'organisation ou de désorganisation de la communauté.

- pour le culturalisme, le concept fondamental est celui de système culturel : la délinquance est définie comme un phénomène culturel ; les éléments d'analyse résideront donc dans l'observation des groupes d'individus et les facteurs d'explication seront trouvés en termes de socialisation, d'acculturation ou de déculturation.

- pour le fonctionnalisme, le concept fondamental est celui de structure sociale : la délinquance est définie comme la conséquence d’ un mauvais fonctionnement du système social ; les éléments d'analyse résideront alors dans l'étude des relations sociales, des statuts des individus et les facteurs d'explication seront trouvés en terme de dysfonction ou de fonction latente.

- pour l'interactionisme, enfin, le concept fondamental est celui d'interaction : la délinquance est définie comme le produit d'une interaction entre des individus ; les éléments d'analyse résideront dans l'observation des rôles tenus par les individus, des stratégies , des tactiques qu'ils déploient, et les facteurs d'explication seront trouvés en terme d'étiquetage, de stigmatisation

Nous allons donc maintenant étudier plus en détail chacun de ces 4 courants sociologiques nord-américains.

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§1   : L'Ecole de Chicago : une analyse en terme de milieu

A-L'orientation théorique de l'Ecole de Chicago

Le modèle rationnel de l'école de Chicago est emprunté à l'écologie animale. Le type d'analyse que l’écologie met en œuvre intéresse les sociologues parce qu'elle suppose un modèle particulier de causalité. Les chaînes écologiques, en effet, proposent un modèle original puisque l'ensemble des éléments que le chercheur peut légitimement lier causalement est spatialement limité. Ainsi, dans un espace donné, tout élément, quelque soit sa nature propre, du moment qu'il entretient une certaine coexistence spatiale avec un ou plusieurs autres éléments (élément naturel / humain, biologique / psychologique, ...etc) est susceptible d'être impliqué dans une relation causale. De cette façon, les sociologues de l'école de Chicago qui travaillent sur la délinquance vont chercher à établir des relations de causes à effets parmi un ensemble extrêmement varié d'éléments, mais dont le nombre est limité par la proximité géographique.

C'est en ce sens qu'est utilisé le concept fondamental de "communauté écologique". L'idée qui gouverne ce concept est qu’il est plus facile d’étudier la relation réciproque et l'interdépendance entre les hommes dans un espace restreint qu’ailleurs. Du fait qu'ils vivent en commun, dans un espace limité, l'habitat et les habitants tendent à prendre le caractère d'un système plus ou moins complètement clos. Cette communauté écologique repose donc sur l'équilibre réalisé d'une façon toujours précaire entre non seulement des individus différents - les habitants - mais aussi un environnement. Et cet environnement est lui-même le résultat d'un équilibre entre des éléments souvent en conflit et déterminés, pour un milieu géographique donné, par l'état de la technologie, la qualification et le nombre des individus coexistant sur le même espace. L'environnement est donc le point d'équilibre entre un espace géographique localisé -l'habitat- et la qualification technologique des individus qui y vivent - les habitants -.

Les sociologues de l'école de Chicago se livrent donc à des études de milieu, de façon à y chercher les facteurs d'organisation ou de désorganisation, générateurs d'équilibre ou de déséquilibre de ce milieu.

Certains de ces sociologues vont appliquer ce modèle théorique à l'étude de la délinquance. C’est ainsi que vont apparaître ce que l’on a appelé les théories écologiques de la délinquance.

B-Deux théories écologiques de la délinquance

1) The Gang de THRASHER

En 1927, John Thrasher publie un livre "The Gang" dont l'objet porte sur l'étude de la délinquance juvénile.

Thrasher part du constat d'une localisation géographique de la délinquance juvénile : il y a des secteurs de la ville qui sont plus touchés que d'autres par la délinquance juvénile. Comment expliquer ce phénomène ?

C'est par une théorie de l'urbanisation que Thrasher va chercher à rendre compte de l'apparition et de la perpétuation de la délinquance dans certains quartiers particuliers.

La ville industrielle américaine s'est développée en sorte que, entre le centre où sont installés les bureaux et les magasins, et la périphérie où sont les quartiers résidentiels, un espace intermédiaire a été libéré : s'y sont alors rassemblés les immigrants récemment arrivés sur le sol américain ainsi que les Noirs fuyant le sud du pays.

En s'établissant dans cet espace libre, les immigrants ont en quelque sorte pris racine, mais, comme il s'agissait d'un terrain particulièrement ingrat, leur accoutumance ne s'est pas faite sans problèmes.

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La délinquance juvénile est alors, pour Trasher, un phénomène caractéristique de cette acclimatation socio-géographique difficile. Tout comme la nature, en écologie, a horreur du vide, la délinquance remplit finalement les zones particulièrement défavorisées.

Thrasher exprime cela en écrivant :"Dans la nature, des matières étrangères tendent à se rassembler et à s'agglomérer dans chaque

crevasse, chaque fissure, chaque interstice. Il y a de la même façon des fissures et des cassures dans la structure de l'organisation sociale. Le gang de jeunes peut être regardé comme un élément intersticiel dans le cadre de la société, et le territoire du gang est une région intersticielle dans le tracé de la cité".

Toute la théorie de Thrasher est organisée autour de cette notion d'espace intersticiel.D'abord, les membres du gang considèrent l'espace urbain où ils évoluent, cette “ région

intersticielle ”, comme un espace particulier, qui échappe à la propriété commune : ils défendent donc cet espace contre l'invasion des autres bandes et inversement, toute intrusion dans les territoires limitrophes et considérée comme une agression. C'est là d'ailleurs la cause de multiples conflits entre bandes.

Ensuite, les frontières de ces territoires sont bien marquées, bien délimitées. L'étranger qui déambule dans la zone ne sait pas que la ligne de chemin de fer ou le stade du coin de la rue marquent des frontières infranchissables. En revanche, tous les jeunes du quartier le savent : ainsi, la symbolique de l'espace est si prégnante qu'elle détermine, pour les individus, l'affiliation à des bandes particulières. Le fait d'habiter dans un même paté de maisons compte finalement pour plus que la couleur de la peau ou l'appartenance ethnique.

Enfin, Trasher remarque que, à cette espèce d’isolement géographique, écologique, correspond un isolement culturel. Les activités sociales habituelles prennent ici un tout autre sens : le vol, par exemple, n'est pas perçu comme l'appropriation du bien d'autrui mais peut être perçu comme une activité sportive, une détente, une façon de s'occuper. On le regarde comme naturel et, à l'invitation habituelle "Viens, on va voler", la réponse peut être : "Non, j'suis trop crevé" ou "j'ai autre chose à faire", mais jamais "c'est pas bien".

Ainsi, à la différence de ceux qui sont soumis aux pressions conventionnelles, ces jeunes gens ne regardent pas de tels actes de délinquance comme de mauvaises conduites : ils volent pour s'occuper, pour s'amuser.

Ainsi, pour comprendre les pratiques délinquantielles des jeunes des bandes, il faut donc, écrit Thrasher, partir de l'espace urbain où vivent ces jeunes car pour lui : "De même que les ressources naturelles d'une région ou d'un territoire déterminent de façon générale les activités de ses habitants, de même l'habitat du gang - c’est-à-dire l’environnement dans lequel vit le gang - forme les intérêts de ses membres -c’est-à-dire détermine leurs activités -".

Thrasher ne dit pas pour autant que cette région intersticielle soit désorganisée. Au contraire, il pense que le gang est une forme d'organisation sociale : il est une création spontanée des adolescents pour vivre dans une société qui leur convienne lorsque n'existe aucune société adéquate à leurs besoins.

Ce qui est alors appelé pat Thrasher désorganisation, c'est le fait que ces formes spontanées de sociabilité ne peuvent pas être articulées avec les coutumes, les traditions, les institutions, qui régissent le reste de la société. La désorganisation est donc un vice du système total et non pas une propriété des gangs. Cette cassure -certains diraient aujourd’hui “ cette fracture ”- dans le système social se traduit donc comme une inapplication des modèles dominants.

Bref, cette désorganisation n'est pas absence de sociabilité ou absence de normes, comme la définiront par la suite les culturalistes ou les fonctionnalistes. Elle est le produit du développement non planifié, non contrôlé, non maîtrisé, des forces de l'environnement et la délinquance est le résultat de ce développement incontrôlé d'une société où se conjuguent et se combattent des forces diverses.

2) L'analyse de SHAW et Mc KAY

Dans une série d'importantes monographies fondées pour la plupart sur des recherches effectuées dans la ville de Chicago, Clifford Shaw et Henri Mc Kay s’intéressent eux aussi à la délinquance juvénile et tentent d'expliquer la distribution de la délinquance juvénile dans les villes américaines.

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Les résultats de leurs recherches sont publiés dans différents livres dont un, bien connu, s'appelle "Les facteurs sociaux de la délinquance juvénile" publié en 1931.

Ils observent que les zones à taux élevé de délinquance dans le Chicago des années 1900-1906 sont aussi des zones à taux élevé de délinquance dans les années 1917-1923. Pourtant, la composition ethnique de ces zones s'est, dans cet intervalle de temps, considérablement modifiée. Aussi, pour ces auteurs, quand des groupes ethniques immigrent dans ces zones, leur taux de délinquance juvénile augmente, et inversement, quand ces groupes ethniques quittent ces zones, leur taux de délinquance juvénile diminue. Ils en tirent la conclusion que ce ne sont pas les groupes ethniques qui sont "facteurs" de délinquance (n'en déplaise à certains hommes politiques !), mais bien plutôt le lieu, le milieu où ils habitent. Ils observent aussi que la plupart des délits se commettent en petits groupes, ordinairement de deux ou trois individus.

Shaw et Mc Kay concluent alors que dans les zones à taux élevé de délinquance, la criminalité et la délinquance juvénile sont devenues des aspects plus ou moins traditionnels de la vie sociale et que ces traditions de délinquance sont transmises par des contacts à la fois personnels et collectifs lorsque l’on s’installe dans ces zones.

La théorie de Shaw et Mac Kay les conduit à formuler le concept de "delinquency area", c'est-à-dire de "zones urbaines de détérioration morale" caractérisées par des conditions sociales et économiques défavorables et un taux élevé de criminalité.

En effet, ils estiment que leurs recherches faites sur Chicago montrent les corrélations existant entre la délinquance et d'autres phénomènes sociaux (comme le suicide, le chômage, les familles monoparentales) dans certaines zones de la ville dénommées ainsi par eux "zones de détérioration morale".

Tout comme Thrasher, Shaw et Mc Kay se placent dans une perspective géographique, écologique, Pour eux aussi, la grande ville apparaît comme une juxtaposition de zones concentriques différenciées.

Au centre, le quartier des affaires, des banques, des grands magasins, des offices publics. Immédiatement adjacente, une zone surpeuplée et socialement désorganisée, autrefois quartier aisé, peu à peu déserté par ses premiers occupants. Ils y furent remplacés par des immigrants de date plus récente qui, eux-mêmes, une fois leur sort amélioré, désertèrent l'endroit pour la zone voisine. D'étape en étape, le déplacement se fait ainsi vers la périphérie au fur et à mesure de l'ascension dans l'échelle économique et sociale : zone des banlieues, adjacente au centre, zone des habitations ouvrières, enfin zone de résidence des classes plus aisées.

Les résultats des études de Shaw et Mc Kay établissent que la zone de délinquance fournit constamment 60% de jeunes qui comparaissent devant le tribunal pour enfants malgré le renouvellement incessant de la population. Ainsi, la délinquance n'apparaît pas liée à la population mais à un quartier, ce qui atteste l'influence de l'entourage.

Cette théorie, que l'on peut ainsi qualifier d' « écologique », soutient donc que le milieu sous-prolétarien de ces zones repoussoirs des grandes villes constitue le centre de recrutement du milieu délinquant proprement dit, dont les traditions et les moeurs s'ébauchent dans les bandes d'adolescents.

Les principaux organes de transmission de la délinquance sont, pour Shaw et Mc Kay, les groupes de jeux et les bandes d'adolescents. Cependant, pour ces auteurs, bien que la délinquance satisfasse le désir de sensation forte et d'intégration dans un groupe, elle ne se différencie pas en cela des activités non-délinquantes : certes, les valeurs et les critères culturels et moraux mis en oeuvre dans les zones à taux élevé de délinquance ne sont vraiment pas les mêmes que dans les zones à taux faible. Ils sont même sans doute largement divergents ou même opposés ; il n'en reste pas moins que les motifs et les désirs que cachent la participation des adolescents aux activités de leurs groupes sont sans doute identiques dans les deux situations. Ce qui fait finalement la différence, ce sont ce que Shaw et Mc Kay nomment les "critères et les valeurs", c'est-à-dire les modèles culturels délinquants et non-délinquants par lesquels ces désirs sont satisfaits.

Pour conclure ce paragraphe, et pour résumer la pensée des auteurs, on peut dire que pour Shaw et Mc Kay, dans certaines zones urbaines, des traditions de délinquance sont transmises par des contacts personnels et de groupe. Ce ne sont pas les motifs et les désirs qui sont spécifiques aux délinquants, mais les

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modèles culturels mis en œuvre pour les atteindre. Les auteurs montrent que ces traditions de délinquance se développent dans des zones à taux élevé de rupture des contrôles sociaux. On a souvent retenu que cet aspect écologique de leur théorie mais une lecture attentive montre que le noyau en est le processus de transmission culturelle : dans certains endroits, on devient délinquant parce qu'une tradition de délinquance nous est transmise. Ce processus de transmission culturelle permet d'introduire un facteur d’explication sans lequel la liaison entre aire de désorganisation sociale et haut taux de délinquance resterait purement descriptif et n'aurait aucune valeur explicative.

On comprend alors que le culturalisme, en germe déjà dans les études de Shaw et Mc Kay, ait naturellement succédé à cette théorie écologique : il est difficile, en effet, de comprendre ce milieu sans tenir compte de sa culture.

Aux étude de communautés "écologiques", vont donc succéder les études de communautés "culturelles", par une sorte de glissement de sens du terme de "milieu" : du milieu au sens écologique, on passe au milieu au sens culturel.

§2   : Le culturalisme

A-L'orientation théorique du culturalisme

Comme nous venons de le voir, le culturalisme va substituer aux problèmes de distribution de la population dans l'espace géographique et aux questions de forme d'équilibre des zones urbaines (“ aréa ”), le problème de la socialisation et des différences dans les personnalités et les cultures des individus.

Ce qui dirige désormais l'attention du chercheur, ce sont les différences culturelles entre les sociétés, les différences dans la personnalité des individus lorsqu'ils appartiennent à divers milieux culturels, et les mécanismes de socialisation par lesquels un produit naturel brut -le nouveau-né- devient différencié par suite de son appartenance à une culture différente.

L'analyse est donc psycho-sociologique puisque le problème central que se posent les culturalistes est celui de la personnalité : comment des produits naturels statistiquement identiques -les bébés- sont-ils transformés au point de devenir un type particulier d'individus, adaptés à un genre de vie caractéristique d'une société particulière ?

L'opération centrale qu'il faut alors étudier, dans autant de sociétés que possible, est celle de la socialisation c'est-à-dire l'intériorisation par les membres d'une société des modèles culturels spécifiques à cette société. Mais, pour qu'une telle étude soit possible, il faut distinguer 3 niveaux dans la réalité que l'on se propose d'étudier . D'abord postuler l'existence d'une culture, c'est-à-dire d'un ensemble de modèles, d'institutions, de règles, ensemble qui présente une certaine cohérence en sorte que l'apprentissage donne, comme résultat, des produits relativement similaires. Ensuite, il faut postuler que le produit de départ -l'homme- sur lequel travaille la société peut suivre des chemins extrêmement variés. Il faut donc postuler, enfin, que tous les hommes ont, au départ, des pulsions identiques, mais que leurs modes de satisfaction, n'étant pas innés, peuvent varier.

Dans cette optique, la délinquance est envisagée par les sociologues culturalistes, soit comme le produit d'une transmission culturelle, soit encore comme un conflit de culture ou encore une sous-culture.

B-La délinquance comme produit d'une transmission culturelle. La théorie des associations différentielles de

Edwin. Sutherland

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Les théories que nous allons voir maintenant mettent l'accent sur la notion de processus d'apprentissage culturel par lequel la délinquance, qui n'est finalement qu'un aspect de la déviance, est apprise.

Ces théories, qui insistent sur les variables situationnelles, ne doivent pas être confondues avec les explications d'origine purement psychologique. Ces dernières tendent à voir l'acte délinquant comme le produit de la personnalité ou encore de la structure caractérielle : elles insistent, par conséquent, sur des variables liées à la personnalité.

Sans nier l'influence de ces variables, les théories de la transmission culturelle tendent plutôt à considérer que la motivation d'une forme particulière de comportement délinquant s'explique davantage par la connaissance et l'apprentissage des attitudes qui ont manifestement et immédiatement rapport à cette forme de comportement délinquant, que par des traits de personnalité caractérisitiques de l'individu.

Bref, les variables qui doivent être prises en considération pour expliquer la délinquance forment, pour les tenants de ces théories, un sous-système de la personnalité, plus ou moins indépendant des autres composantes de la personnalité. Pour comprendre cette formule un peu savante, on peut l'illustrer en disant que, par exemple, en matière de préférences alimentaires, notre goût pour certains plats n'a rien à voir avec nos attitudes à l'égard du vol.

En fait, ces théories peuvent se résumer de la façon suivante : le comportement délinquant -et plus largement, le comportement déviant- est déterminé par un sous-système de connaissances, de croyances et d'attitudes qui rendent posssibles, permettent ou même prescrivent des formes spécifiques de délinquance dans des situations spécifiques. Ces connaissances, ces croyances et ces attitudes doivent donc d'abord exister dans l'environnement culturel du délinquant et elles sont ensuite "reprises", c'est-à-dire apprises et intégrées dans la personnalité de la même façon que tous les autres éléments de la culture ambiante.

Bien qu'elles considèrent les délinquants comme des types de personnes différents des non-délinquants, ces théories situent les différences dans un segment limité de la personnalité ; sous d'autres aspects, les délinquants sont semblables à n'importe qui d'autre. En outre, le processus au cours duquel ils ont pris le chemin de la délinquance n'est pas différent du processus au cours duquel les autres sont devenus des membres conformistes de la société.

Bref, nous sommes tous les enfants de notre culture. De cette façon, les théories de la transmission culturelle minimisent le mystère et la particularité du crime et maximisent l'humanité commune du déviant et du conforme.

Reste que la question de savoir comment les individus arrivent à intégrer les éléments de leur culture et à sélectionner, parmi des modèles variés, le modèle délinquant, n'est pas évidente.

Ces théories vont alors chercher la réponse dans l'observation du processus d'apprentissage culturel.

Edwin Sutherland va tenter de formuler une théorie générale du comportement criminel en terme de transmission culturelle.

Sa théorie de l'association différentielle fut présentée pour la première fois dans son manuel intitulé "Principes de criminologie" paru en 1947.

Selon sa théorie, le comportement criminel est appris; il n'est ni inhérent au délinquant, ni inventé par lui. Il est appris au contact d'autres individus par un processus de communication, principalement dans des petits groupes.

Cet apprentissage comprend d'abord l'apprentissage des techniques nécessaires pour commettre l'infraction et ensuite l'apprentissage de "l'orientation des mobiles, des pulsions, des rationalisations et des attitudes" qui permettront de la commettre. En d'autres termes : il faut se donner de bonnes raisons de commettre l'infraction

L'orientation des mobiles et des pulsions est fonction de l'interprétation favorable ou défavorable que fait un individu des dispositions légales. Un individu devient donc délinquant quand les interprétations favorables à la transgression de la loi l'emportent sur les interprétations défavorables à la transgression.

C'est là le principe de l'association différentielle.Chacun d'entre nous se trouve en contact avec les deux formes d'interprétations, et c'est le rapport

de l'une à l'autre qui est, finalement, décisif (exemple : brûler le feu rouge ou arriver en retard au cours ?).

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Il faut insister sur le fait que Sutherland ne parle pas d'associations entre criminels et d'associations entre non-criminels, mais plutôt d'associations entre interprétations favorables à la transgression et d'associations défavorables.

Ainsi, on peut, en tant qu'individu, côtoyer peu de criminels alors même pourtant que ces associations comporteront de nombreuses expositions à des modèles pro-criminels. De plus, même dans la fréquentation avec des criminels, de nombreuses formes de comportement criminel peuvent être défavorablement interprétées : par exemple, le voleur peut se montrer tout aussi défavorable au viol, au meurtre que tout citoyen conventionnel et bien-pensant (cf. le statut des "pointeurs" en prison). D'autre part, des attitudes pro-délictueuses à l'égard d'une infraction, par exemple la fraude fiscale ou l'abus de biens sociaux, peuvent être apprises de personnes qui, dans l'ensemble, sont respectables et conformistes.

Sutherland note en outre que les associations différentielles ne sont pas toutes de poids égal, n'ont pas toutes la même importance : certaines ont un impact, une influence plus grande que d'autres. Ce poids varie avec la fréquence, la durée, l'antériorité et l'intensité de chaque association particulière :

- la fréquence : plus on est exposé à un modèle criminel, plus le risque s'accroît de devenir criminel- la durée : plus les contacts avec les modèles criminels sont longs et plus le risque s'accroît de les

adopter pour son propre comportement- l'antériorité : elle exerce une influence décisive en ce sens qu'en règle générale, le comportement

conformiste ou criminel développé dans l'enfance peut persister toute la vie. L'apprentissage socio-culturel se faisant, en premier lieu, dans le sein de la famille d'origine, l'enfant peut être élevé, dressé à la délinquance

- l'intensité : elle se rapporte au prestige du modèle criminel ou non-criminel.Toutefois, d'un point de vue technique, il faut insister sur le fait que les mécanismes de

l'apprentissage du comportement criminel avec des modèles criminels et non-criminels sont identiques à ceux impliqués dans tout apprentissage.

La théorie de Sutherland est aussi importante pour ce qu'elle nie que pour ce qu'elle affirme.En particulier, Sutherland nie que le comportement délinquant puisse s'expliquer par des besoins et

des valeurs particuliers, non parce que ces besoins et ces valeurs n'aideraient pas à déterminer le comportement délinquant, mais parce que les comportements délinquants et non-délinquants sont les expressions des mêmes besoins et valeurs. Les voleurs volent pour de l'argent, les gens honnêtes travaillent pour de l'argent. Aussi, pour expliquer les différences, il faut déjà trouver où sont les différences. pourquoi alors devient-on délinquant tandis que d'autres pas ?

Et ces différences peuvent s'expliquer et se trouver dans le fait que la culture globale n'est pas homogène et comporte des définitions contradictoires du même comportement, dont l'une est avalisée par le législateur.

Les taux et la fréquence de chaque type de comportement criminel dépendent donc de la manière dont l'organisation sociale stimule ou inhibe l'association aux modèles criminels ou aux modèles anti-criminels. Ainsi, par exemple, Sutherland remarque que la mobilité, la diversité et l'anonymat de la société urbaine créent plus d'accasions pour les associations pro-criminelles que les modèles plus contrôlés de la société rurale.

Pour conclure, on peut dire que la systématisation de Sutherland a permis d'attirer l'attention sur l'importance des relations interpersonnelles dans la génèse de la carrière criminelle.

Certes, Tarde en avait eu l'intuition, mais il s'était trop centré sur le processus de l'imitation. Sutherland a approfondi les processus psycho-sociaux qui interviennent dans le développement d'une carrière criminelle.

Mais en même temps, parce que sa théorie se situe aux frontières de la psychologie et de la sociologie, on lui fera reproche :

- soit d'escamoter les problèmes de personnalité. C'est, par exemple, le reproche que lui fait J. Pinatel qui ne croit pas que l'on puisse faire l'économie de l'analyse psychologique du délinquant dans la

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mesure où, pour lui, le prestige des modèles culturels n'est pas le même pour tous et dépend de variables individuelles

- soit d'oublier les problèmes liés à la structure sociale. On reprochera alors à Sutherland son impuissance à expliquer pourquoi il existe une culture délinquante à transmettre, pourquoi elle a tel ou tel contenu et pourquoi elle est distribuée de telle ou telle façon.

Ce reproche explique que certains, dans la tradition de Durkheim, se soient tournés vers la structure sociale pour tenter d'expliquer le phénomène criminel, ce qui donnera naissance au courant fonctionnaliste.

Mais, avant d'aborder ce courant fonctionnaliste, il faut encore voir un autre aspect du culturalisme : celui qui explique la délinquance en terme de conflit de culture ou encore de sous-culture.

C-La théorie des conflits de culture : l'analyse de Thornstein SELLIN

T. Sellin est un sociologue suédois qui a joué le rôle d'intermédiaire, à la fin des années 1930, entre les sociologues, les pénologues et les criminologues.

Il a été amené à étudier divers aspects de la dépression économique des années 1930 et de leur influence sur le développement de la criminalité. De même, la législation américaine sur la prohibition et ses conséquences sociologiques ont attiré son attention. Il s'est aussi intéressé aux statistiques criminelles. S'éloignant des doctrines criminologiques européennes, orientées, à l'époque, vers des considérations biologiques ou psychologiques, il s'est rapproché de la doctrine sociologique américaine, et plus particulièrement de Sutherland qui considère, comme on l'a vu, le comportement criminel comme essentiellement acquis et comme relevant largement du domaine culturel.

C'est dans ce contexte que T. Sellin va publier, en 1938, son ouvrage fondamental intitulé "Conflits de culture et criminalité".

A l'époque où travaille Sellin, les Etats-Unis connaissent de grands problèmes d'immigration.L'idée ou l'hypothèse de base de Sellin est la constatation que le fils d'immigré se trouve confronté à

la divergence, souvent cruciale, entre la culture de son milieu d'origine, soigneusement préservée par ses parents, et la culture de son nouveau milieu avec laquelle il prend contact à l'école ou dans la rue. D'où des tensions et des frictions qui provoqueront souvent des actes ou des comportements délictueux.

C'est cette hypothèse qui fait l'objet du livre : la criminalité s'explique par les conflits de culture, entendus comme conflits entre normes de conduite.

Un tel conflit peut se produire comme le résultat d'un processus de différenciation entre groupes vivant dans une même zone culturelle ou comme le résultat d'un contact entre normes tirées de différentes zones culturelles

Voyons maintenant les mécanismes qui sont en jeu et vont conduire à ces conflits.

Sellin observe que, parmi les divers moyens que les groupes sociaux ont développé pour assurer la conformité de la conduite de leurs membres, le droit pénal occupe une place privilégiée car ses normes s'imposent à tous ceux qui vivent à l'intérieur d'un Etat et sont appliquées grâce au pouvoir coercitif de cet Etat. Ainsi, le droit pénal peut être considéré en partie comme un ensemble de règles qui interdisent des formes spécifiques de conduite et indiquent des peines pour leurs violations. Mais Sellin observe aussi que le caractère de ces règles, le genre ou type de conduite qu'elles interdisent, la nature de la sanction attachée à leur violation, dépendent des caractéristiques et des intérêts des groupes de la population qui exercent une influence sur la législation. Dans certains pays, ces groupes peuvent comprendre la majorité des individus, dans d'autres, une minorité, mais les valeurs sociales qui obtiennent la protection du droit pénal sont toujours en fin de compte celles auxquelles les groupes d'intérêts dominants sont le plus attachés

Bien sûr, les normes pénales, c'est-à-dire les normes de conduites incorporées dans le droit pénal, peuvent changer lorsque les valeurs des groupes dominants sont modifiées ou que des changements politiques et sociaux provoquent une recomposition des groupes dominants. Ainsi, des faits qualifiés crimes dans le passé peuvent constituer aujourd'hui un comportement légal, tandis que des crimes dans un Etat

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contemporain peuvent constituer un comportement légal dans un autre Etat (voir, par exemple, la dépénalisation de l'usage du cannabis dans certains Etats).

Sellin conclut donc que tout ce que le droit pénal de n'importe quel Etat interdit aujourd'hui ne sera pas forcément interdit à un certain moment dans l'avenir, à moins que ne s'installe une stagnation sociale complète, ce qui semble impossible.

La définition du crime a donc un caractère variable.

En même temps, l'homme naît au sein d'une culture. Au cours de ses contacts sociaux, il va recevoir et adapter des idées qui lui seront transmises de façon formelle ou informelle. A ces idées, l'individu va donner des significations particulières qui sont attachées aux coutumes, aux croyances et à ses propres relations avec les autres et avec les institutions sociales. Ces idées sont donc des éléments culturels qui vont s'insèrer dans des modèles - ce que Sellin appelle des configurations d'idées- ayant tendance à se fixer, à s'incorporer dans l'esprit de chaque individu. Bref, elles deviennent des éléments de la personnalité et Sellin appelle personnalité la somme totale de tous ces éléments.

Or, au cours de son existence, l'individu se trouve confronté à des choix. La grande majorité de ces choix ont un caractère non dramatique, routinier et tellement influencés par l'habitude qu'ils en deviennent presqu'automatiques ( par exemple : café, thé ou chocolat au petit déjeuner). Dans d'autres cas, l'individu se trouve en face d'une situation nouvelle, il va devoir réfléchir pour choisir la réponse qui lui paraît être la plus appropriée (par exemple, boire ou conduire).

Dans tous les cas, sa réaction peut être considérée comme une expression de sa personnalité. Et le caractère de cette réaction dépend de la signification qu'il donne à la situation. Certaines de ces situations se répètent assez souvent et sont tellement socialement définies qu'elles appellent des réponses définies ("dire bonjour à la dame"). Des normes y sont, pour ainsi dire, attachées. Ces normes définissent la réaction ou la réponse qui, chez un individu donné, est approuvée par le groupe normatif. L'attitude du groupe vis à vis des réponses a été, par conséquent, cristallisée en règles dont la violation donne lieu à une réaction du groupe. Ces règles ou normes peuvent être appelées normes de conduite. Ainsi, le droit pénal ne contient pas à lui seul toutes les normes de conduites, mais simplement certaines d'entre elles.

Les normes de conduite sont donc des produits de la vie sociale. Les groupes sociaux imposent à leurs membres certaines règles qui ont pour but d'assurer la protection de certaines valeurs sociales. Sellin affirme ainsi que "l'on trouve des normes de conduite partout où l'on trouve des groupes sociaux, c'est-à-dire universellement. Elles ne sont pas la création d'un seul groupe normatif ; elles ne sont pas enfermées dans des limites politiques ; elles ne sont pas nécessairement enfermées dans des lois".

En effet, tout individu fait partie d'un groupe social et inscrit ses actions dans la société. Et, parce que la société est traversée de différents groupes sociaux, un individu appartient simultanément à plusieurs groupes sociaux. Or chacun de ces groupes est normatif en ce sens qu'en lui se forment des normes de conduite spécifiques. En tant que membre d'un groupe social donné, un individu n'est pas seulement supposé se conformer aux normes auxquelles il participe avec d'autres groupes, mais aussi à celles qui sont spécifiques au groupe auquel il appartient.

Par exemple, un individu peut avoir à se conformer successivement aux normes de conduite de son groupe familial, de son groupe de travail, de son groupe de jeu, de son groupe politique, de son groupe religieux, etc...

Dans cet ordre d'idée, on comprend alors que Sellin affirme que la loi pénale contient sans doute un grand nombre de normes de conduite, mais que finalement, elle n'est pas la seule. Pour Sellin, le droit pénal est le code de conduite du groupe politique. Mais, pour lui, l'étude des normes de conduite et de leur violation doit être infiniment plus large que l'étude des normes du crime, en raison, notamment, de la multiplicité des groupes sociaux auxquels un individu peut concuremment appartenir.

Or, plus une société devient complexe, plus il est vraisemblable que le nombre des groupes normatifs qui influent sur l'individu sera important et que fera défaut la chance que les normes de ces groupes soient uniformes, même si sur certains points elles peuvent toutefois se chevaucher.

Sellin dit alors qu'un conflit de normes existe quand des règles de conduite plus ou moins divergentes règlementent la situation spécifique dans laquelle un individu peut se trouver : la norme de

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conduite d'un groupe dont il fait partie peut émettre une réponse à cette situation alors que la norme d'un autre groupe dont il fait partie permettrait une réponse complètement contraire (par exemple, un étudiant pratiquant l'équitation et dont le père tient une boucherie chevaline).

De même, Sellin note que l'on peut s'attendre à trouver un conflit de norme lorsqu'un habitant rural déménage pour la ville. Mais on peut aussi supposer que ce conflit n'aura pas grande répercussion parce que cet individu a intégré les normes de base de sa culture qui comprend aussi bien la ville que la campagne. Les choses sont bien différentes, et le conflit bien plus aigü, dans le cas de groupes sociaux qui ont des ensembles de normes radicalement différents des autres et cela, en raison des modes de vie et des valeurs sociales développés par ces groupes. Ainsi, des conflits de culture sont inévitables quand les normes d'une zone culturelle émigrent ou entrent en contact avec celles d'une autre zone culturelle.

Sellin illustre son propos en prenant l'exemple de la diffusion du droit français en Algérie, au moment de la colonisation : en introduisant le code pénal en Algérie, on transforme en infractions des usages anciens des habitants que leur coutumes permettaient ou imposaient. Ainsi, chez les Kabyles, le meurtre des épouses adultères : son père ou son frère ont le droit et le devoir de la tuer pour laver l'honneur des parents, ou encore le meurtre par vengeance qui est aussi un devoir, de famille à famille, en cas de meurtre d'un parent : ne pas se venger est perdre la face ou perdre l'honneur.

Bref, l'abolition du droit coutumier ne va pas sans poser problème : ce qui était hier un devoir devient un crime.

Ce n'est là qu'un exemple. Sellin généralise en concluant que les conflits de culture peuvent finalement se produire dans trois types de situations :

- d'abord quand des codes culturels différents se heurtent à la frontière de zones de culture contigües

- ensuite, dans le cas des normes légales, quand la loi d'un groupe culturel est étendue pour couvrir le territoire d'un autre groupe culturel

- enfin, quand les membres d'un groupe culturel émigrent dans un autre groupe culturel.Les conflits de culture peuvent donc naître quand différents systèmes culturels entrent en contact

les uns avec les autres: Sellin appelle conflits primaires ce type de conflit qui procèdent de la migration de normes d'une culture à une autre, ou encore qui se développent à la frontière de deux cultures lors d'une colonisation ou encore par l'effet de migrations d'un groupe dans d'autres. Mais ils peuvent aussi naître à l'intérieur d'un même système culturel : Sellin parle ici de conflits secondaires pour désigner ces conflits qui sont dûs à un processus de différenciation sociale engendrée par l'évolution de la culture de différents groupes sociaux.

Reste que, dans tous les cas, la conduite des membres d'un groupe impliqué dans le conflit sera jugée anormale par l'autre groupe et qualifiées de déviante ou de délinquante.

La théorie des conflits de culture a connu une grande fécondité. D'une part, elle a irrigué beaucoup d'études travaillant sur migrations et criminalité. D'autre part, elle s'est avérée capable de réintégrer les résultats des recherches menées en terme de transmission culturelle : l'association différentielle apparaît ainsi comme une spécification des conflits secondaires, et les "aires culturelles" de Shaw et Mc Kay en constituent une version écologique

D-La délinquance comme produit d'une sous-culture. L'analyse de Albert.K. COHEN

Albert. K. Cohen est un psycho-sociologue américain. Dans son livre "Delinquent boys", paru en 1955, il va fonder une théorie générale de la sous-culture à partir de la délinquance juvénile.

Au départ, il pose comme phénomène majeur de la délinquance juvénile l'existence d'une sous-culture délinquante qu'il définit de la façon suivante :

- elle est non utilitaire : par exemple, le vol est "une activité valorisée par elle-même à laquelle s'attache la gloire, la prouesse et la profonde satisfaction"; en d'autres termes, les jeunes délinquants volent

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pour la beauté du geste et non pour le profit que l'on peut retirer de la chose volée comme le font les voleurs professionnels

- elle est méchante : les méfaits sont accomplis "pour le plaisir de voir les autres dans l'ennui ou pour le plaisir de défier les tabous"

- elle est négativiste, en ce sens que la sous-culture délinquante prend ses sources dans la culture dominante mais elle inverse son sens;

Le problème que se pose alors A. Cohen est alors le suivant : compte tenu du fait que cette sous-culture se rencontre de préférence dans les classes populaires et qu'elle est le fait des garçons plutôt que des filles, comment expliquer à la fois son apparition et sa persistance ?

Ces deux questions vont conduire A. Cohen à formuler une théorie générale de la sous-culture.

Pour qu'une sous-culture soit possible dit-il - il faut d'abord que les individus rencontrent les mêmes problèmes : "la condition cruciale pour l'émergence de nouvelles formes culturelles est l'existence d'un certain nombre d'acteurs avec des problèmes similaires d'ajustement".

Ayant donc un problème commun d'adaptation à la vie sociale, chacun de ces acteurs va accueillir avec soulagement, avec joie, tout signe chez les autres qui encourage une solution qui s'écarte du droit chemin, ce que Cohen appelle une "innovation", solution peut-être pas très orthodoxe, mais qui permet de régler ce problème d'adaptation.

Ainsi, pour que l'innovation soit possible, il faut que cette solution déviante soit reconnue comme valable par le groupe, qu'elle soit validée par lui. Ce qui permet à Cohen de dire que finalement, il y a un processus d'élaboration commune de la nouvelle solution, dans la mesure où choisie par l'un, elle n'a de pertinence sociale que si elle est acceptée par les autres.

Ces “ innovations ” deviennent ce que Cohen appelle de “ nouveaux standarts ” du groupe, c’est-à-dire des règles qui vont conduire leurs comportements.

Cohen insiste donc sur ce phénomène d'interaction entre les membres du groupe. Il reviendra un peu plus tard sur cette notion, dans un livre intitulé "La déviance" dont nous parlerons aussi.

Une fois que s'est constituée une sous-culture, c'est-à-dire une fois qu'ont émergé les "nouveaux standarts" du groupe, comment cette sous-culture se perpétue-t-elle ?

Cohen indique que : "Une fois établis, de tels systèmes sous-culturels ne se perpétuent pas par pure inertie. La sous-culture peut survivre à ceux qui l'ont créee, pour autant qu'elle continue à servir les besoins de ceux qui ont succédé à ses créateurs.".

Pour Cohen, toute collectivité doit disposer d'un système de valeurs aux termes duquel chaque individu qui la compose se voit assigner une place, une position dans la hiérarchie sociale. Et si un tel système de valeurs n'existe pas, les individus ne sont pas en mesure d'obtenir du respect de la part des autres individus. Or, Cohen observe que dans certaines situations, certains groupes ne parviennent plus à faire apprécier leurs performances ou leurs actions par rapport aux valeurs instituées (c’est l’exemple, des pauvres, des jeunes des banlieues...). Dès lors, se constituent des systèmes de valeurs marginaux, c’est-à-dire une sous-culture, en marge de ceux de la société dominante. Mais, dans la mesure même où s'instaure ce que Cohen appelle une sous-culture, le clivage entre les groupes qui s'en réclament et la société globale s'accuse. Du coup, vont aussi s'accentuer davantage d'une part,la séparation du groupe par rapport à la société globale et d'autre part la dépendance des membres du groupe les uns par rapport aux autres. Par conséquent, la dépendance est accrûe par le seul fait que ces individus se sont constitués en sous-culture. Il y a ainsi une sorte de logique interne de la sous-culture qui tend à s'affirmer toujours davantage par le seul fait qu'en se constituant elle redouble l'inadaptation de ceux qui y participent.

On comprend alors que Cohen fonde sa théorie de la délinquance sur un mécanisme central qui est celui de la socialisation. Plus précisément, il insiste sur les difficultés que rencontre la socialisation des enfants issus des classes populaires. Pour lui, il y a contradiction entre la socialisation familiale et la socialisation scolaire, et c'est à cette contradiction que les adolescents réagissent lorsqu'ils se constituent en bandes délinquantes. C'est une façon de régler un problème d'adaptation.

Les expériences et les problèmes dépendent, en effet, du système de valeurs des individus. Aussi, tant que la socialisation se réduit à l'éducation familiale, les enfants issus des classes populaires intériorisent

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des modèles homogènes et cohérents. Mais, dès qu'ils entrent en contact avec le système scolaire, une disparité apparaît. En effet, le système de valeurs aux termes duquel les performances des enfants sont appréciées à l'école est celui de la classe moyenne. Or, si les enfants des classes moyennes voient ainsi l'éducation familiale confirmée, on demande finalement aux enfants des classes populaires de renoncer à leur culture d'origine pour adopter les modèles de la classe moyenne.

Autrement dit, l'école n'est pas tant un lieu où se redouble l'inégalité que celui où se déculturent les enfants issus des classes populaires : ces enfants doivent finalement faire le deuil de leur culture familiale. Certains jeunes vont alors s'acculturer aux valeurs de la classe moyenne, c’est-à-dire tenter d’intérioriser les valeurs de la classe moyenne, mais ils n'en demeurent pas moins dans une situation difficile. Car le fait d'avoir partiellement abandonné les valeurs de leur classe d'origine, alors même qu'économiquement ils y appartiennent encore, les conduit à ce que les culturalistes nomment pudiquement des "problèmes d'adaptation". et à ce que Cohen nomme des "solutions sous-culturelles". La délinquance est alors la forme extrême que peut prendre ce processus de déculturation-acculturation. Ainsi, les formes non utilitaire, négativiste ou méchante que prend cette sous-culture délinquante exprime d'une certaine façon le trouble dans lequel se trouve le jeune incapable de résoudre cette contradiction entre deux cultures intériorisées.

Le modèle que Cohen développe dans "Delinquent boys" s'inscrit donc dans la théorie des sous-cultures délinquantes. On a remarqué, en analysant sa théorie, que Cohen marquait au passage l'importance de l'acte délinquant comme "solution sous-culturelle", acte qui doit être validé par les autres membres du groupe pour devenir pertinent, ou comme dirait Cohen, pour devenir un "nouveau standart" du groupe.

Plus tard, Cohen va essayer d'approfondir cet aspect de sa théorie.Il va donc intégrer l'acte criminel dans son analyse, en le considérant comme une réalité effective,

spécifique. Pour lui, l'acte criminel est un phénomène particulier dans la vie du délinquant, et qui se distingue bien des autres actes de ce dernier. Aussi, il se propose d'étudier l'acte criminel en lui-même et de le réintégrer dans l'explication de la délinquance.

Il complète donc la théorie des sous-cultures délinquantes en proposant de tenir compte de l'acte délictueux dans l'explication de la délinquance.

Comme le note R. Gassin dans son manuel de Criminologie (Ed. 1990, p.203), A.K. Cohen conçoit l'acte délictueux comme l'aboutissement d'une interaction entre l'acteur et la situation précriminelle au terme d'un processus de passage à l'acte.

Cette définition permet de mettre en évidence les facteurs qui, pour Cohen, expliquent la délinquance : il s'agit d'une interaction entre un auteur et une situation. En outre, Cohen montre que l'acte criminel n'est pas quelque chose de figé mais le point d'aboutissement d'un processus qui se déroule dans le temps et par une série d'étapes au cours desquelles auteur et situation sont en interaction constante. Enfin, pour Cohen, l'acte criminel n'est jamais entièrement déterminé par le passé et le processus de passage à l'acte peut voir son cours se modifier quand il y a changement, soit de la personnalité de l'auteur de l'acte, soit de la situation, soit des deux.

Cohen va expliquer sa théorie dans un ouvrage bien connu, publié en 1966 et intitulé "La déviance".Il observe que beaucoup de théories du comportement déviant présument que la délinquance peut

être expliquée par des différences au niveau de l'auteur. Dans ces théories, on se demande finalement quelle est la sorte d'individus qui fait cette sorte d'acte et quelles sont les cractéristiques des auteurs. Et, pour autant que la situation joue un rôle, elle est cependant traitée comme une circonstance qui déclenche l'acte mais qui réalise une tendance déjà présente chez l'individu et qui se serait de toute façon exprimée tôt ou tard. Du coup, ces théories se bornent à essayer d'élaborer une classification ou une typologie des personnalités dans laquelle chaque type possède une tendance à présenter tel ou tel genre de comportement.

En réalité, pour Cohen, ces théories oublient de tenir compte du fait que, la délinquance résulte d'une interaction entre un auteur et une situation. Plus précisément, dans ces théories, cette interaction est traitée comme un épisode unique : tout se passe comme si il y avait un passage brusque d'un état de conformité à un état de déviance, de délinquance.

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Cohen préfère mettre l'accent sur le processus d'interaction, c'est-à-dire insister sur le fait que l'acte délinquant se développe dans le temps, par une série d'étapes successives.

Pour lui, un individu prend, pour atteindre un but, une direction qui peut être orientée dans un sens délinquant ou non. Cependant, le pas suivant qu'il accomplira n'est pas entièrement déterminé par l'état des choses au point de départ. L'individu peut choisir entre deux ou plusieurs directions possibles. Ce que sera son choix dépendra de lui mais aussi de la situation à ce moment précis : et, avec le temps, auteur et situation peuvent avoir connu des changements.

Par exemple, pendant que l'auteur se demande s'il va voler telle voiture en stationnement, qu'il se détermine à le faire, un agent de police apparaît brusquement au coin de la rue. La situation a changé et elle va influer sur le choix de l'auteur.

Bref, Cohen conçoit l'acte lui-même comme une tentative, un processus de tâtonnement du terrain, qui n'est jamais entièrement déterminé par le passé et qui est toujours susceptible de modifier son cours en réponse à des changements intervenus au niveau de l'auteur, ou de la situation, ou des deux.

Si l’on veut résumer, on peut dire que, pour Cohen, le processus d'interaction possède 5 grandes caractéristiques :

1- L'acte ne survient pas brusquement : il se développe et possède une histoire. Bien qu'une étape de son développement puisse être un antécédent nécessaire à une autre étape, le mouvement d'une étape à l'autre n'est pas entièrement déterminé par les antécédents

2- les circonstances qui déterminent le choix de telle ou telle solution comprennent à la fois les propriétés de la personne et celles de la situation

3- certaines circonstances qui participent au développement de l'acte sont tout à fait indépendantes des évènements survenus au cours des étapes antérieures (c’est l’exemple du policier et de la voiture en stationnement de tout à l’heure). Toutefois, d'autres circonstances sont des conséquences, souvent non prévues, des évènements survenus antérieurement.

Par exemple, un individu cambriole une maison. De façon inattendue, le propriétaire rentre chez lui et le cambrioleur le tue. Ce qui était au départ un cambriolage s'achève en meurtre, à la suite d'une circonstance qui n'était pas nécessairement implicite dans l'étape précédente de l'acte. Ainsi, Cohen observe que les cultures délinquantes conduisent fréquemment à des actes délinquants non parce qu'elles incitent directement les individus à agir de façon intentionnellement délinquante mais parce qu'elles les encouragent à se placer dans des situations dans lesquelles il y a un risque élevé de commettre un acte délinquant

4- la composante situationnelle dans le processus d'interaction consiste surtout en effets de retour, ce que l'on appelle le feedback de la part des autres.

En effet, le développement de l'acte délinquant dépend de la victime, des témoins, des individus touchés par l'acte, et plus précisément de la façon dont ils perçoivent l'acte et dont ils réagissent.

Pour être délinquant, un comportement doit donc être perçu comme tel : il faut donc que les témoins, au sens de groupe social, considèrent l'individu comme délinquant. Cet étiquettage dépend en partie de la réputation que l'auteur avait avant son acte mais aussi de l'autorité de ceux qui appliquent la définition de ce qu'est le comportement délinquant.

Et dans la mesure où l'étiquette de délinquant devient un élément de son identité, l'auteur peut alors ne plus avoir les choix dont il disposait auparavant. Et comme les choix deviennent de plus en plus limités ou les alternatives légitimes plus coûteuses, l'auteur peut se laisser aller dans la direction du comportement compatible avec le rôle stigmatisé, c'est-à-dire le rôle que l'on attend de lui. Ce comportement sera alors interprété comme la confirmation du "diagnostic" antérieur - “ je vous l’avais bien dit que c’était un délinquant ”- et aura sans doute pour conséquence une nouvelle restriction des choix de comportement possible, ce qui conduira à un engagement plus profond encore dans le rôle de délinquant. Au cours de ce processus, l'auteur peut arriver à découvrir les satisfactions et les profits qu'il peut tirer de ce

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rôle. Il peut acquérir de nouveaux objets de référence qui le soutiendront dans sa délinquance. Bref, l'individu peut finir par accepter le nouveau rôle comme partie de son soi, c'est-à-dire à se voir comme les autres le voient, c'est-à-dire comme un délinquant et éventuellement comme quelqu'un "qui ne peut rien y faire" en agissant de la sorte.

5- Mais, tout comme la délinquance peut être l'expression d'un rôle que l'on se donne, ou qui nous est attribué, les réponses à la délinquance peuvent l'être également. Les individus peuvent répondre à la délinquance répressivement ou sévèrement, avec indignation ou avec tolérance, avec compréhension, gentillement mais fermement ou encore en tendant l'autre joue... Généralement, on attribue ces diverses réactions à des différences qui seraient le produit de la propre socialisation des individus et on en reste là. Cohen va plus loin dans l'analyse et ajoute que ces réactions peuvent aussi être motivées par le besoin de prouver aux autres le genre de personne que l'on est. Ainsi, la façon dont nous étiquetons les autres et dont nous répondons à leurs actions délinquantes, ou plus largement déviantes, est en partie déterminée par nos investissements dans les rôles personnels que nous voulons tenir, c'est-à-dire dans la façon dont nous voulons nous présenter aux autres et dans la perception que nous avons des comportements qui valident ce rôle.

Pour conclure, on peut dire que, en mettant l'accent sur le concept de processus d'interaction, processus qui, comme il le reconnaît lui-même, n'est pas spécifique à la délinquance mais qui concerne tous les actions humaines, Cohen a amené les sociologues à étudier de façon plus approfondie le passage à l'acte en terme d'interaction.

Sous cet aspect, on peut donc considérer que Cohen annonce le courant interactionniste.Toutefois, avant d'étudier ce courant interactionniste, il faut encore faire un détour par le

fonctionnalisme.

§3   : Le fonctionnalisme

A-L'orientation théorique du fonctionnalisme

A priori, culturalisme et fonctionnalisme sont deux théories qui semblent avoir beaucoup de points communs.

Dans les deux cas, en effet, la société est analysée comme une totalité et de nombreuses notions (telles que norme, modèle, institution, statut...etc) sont communes.

Cependant, cette identité de vocabulaire ne signifie pas forcément qu'il y ait une identité conceptuelle, et donc explication identique de la délinquance.

Prenons l'exemple de la notion de statut qui est un concept de base du fonctionnalisme et que l'on retrouve dans le culturalisme.

Au sens culturaliste, une position statutaire est la position qu'occupe un individu dans la hiérarchie du prestige. Autrement dit, il s'agit d'un concept qui permet d'évaluer la position d'un individu dans la hiérarchie sociale d'une communauté donnée.

Au contraire, pour les fonctionnalistes, le statut est une position sociale dans un réseau de relations sociales. Et, comme un individu au cours de sa vie, entretient de multiples relations sociales, il occupe plusieurs positions sociales, c'est-à-dire plusieurs statuts différents.

Pour les fonctionnalistes, chaque position statutaire définit, pour celui qui l'occupe, un ensemble de relations bien définies avec les autres, c'est-à-dire une espèce de contrat vis-à-vis de ceux avec qui il est en relation statutaire (par exemple, en tant que médecin, X... a un certain nombre de droits et de devoirs vis-à-vis des malades, des infirmières, de ses collègues...etc).

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Les fonctionnalistes appellent rôle, le contenu de ce contrat. Ainsi, avoir tel ou tel statut nous conduit à tenir tel ou tel rôle.

Mais, par ailleurs, chaque individu occupe simultanément diverses positions statutaires : par exemple, tel individu est à la fois un juge, catholique, de droite, marié, deux enfants, joueur de bridge...

Les exigences qui définissent chacun de ces rôles sont, dans la plupart des cas, compatibles les unes avec les autres. Il peut se faire cependant que, dans des circonstances particulières, elles apparaissent comme difficlement conciliables, voire même radicalement incompatibles.

Ce concept de statut est un concept fondamental de la théorie fonctionnaliste Mais, jusque là, il n'y a pas de différence fondamentale avec le culturalisme dans lequel on admet

aussi qu'un individu puisse appartenir à plusieurs groupes sociaux.Aussi, c'est dans la façon d'analyser ce concept de statut que les différences vont apparaître avec le

culturalisme.

Tout d'abord, le problème de la motivation des individus ne se pose plus de la même façon que dans le culturalisme..

Dans le culturalisme, la question fondamentale est celle de savoir comment rendre compte des différences entre les conduites des individus qui appartiennent à des cultures différentes. Cette question conduit à mettre l'accent sur l'unité du système normatif aux termes duquel les individus qui appartiennent à une culture déterminée règlent leurs pratiques.

Pour le fonctionnalisme, le point de départ est inverse : l'accent est mis au contraire sur la grande diversité des conduites des individus appartenant à une même culture. Comment expliquer alors que les conduites soient différentes alors qu'existe une unité du système culturel?

Pour les fonctionnalistes, les conduites sont diverses parce que, au sein d'un même système culturel, les statuts sociaux occupés par les individus sont eux-mêmes très divers.

Et donc, à partir du moment où les rôles que chaque membre d'une même culture peut être amené à occuper sont très divers, on ne peut pas régler le problème de leur apprentissage à partir d'une théorie de l'intériorisation des modèles communs à ceux qui appartiennent à cette culture.

Et il ne sert donc pas à grand chose de s'interroger sur la personnalité de base des individus ou de se demander comment un individu peut, par exemple, se déculturer ou s'acculturer..

Il est préférable alors de se placer du point de vue du fonctionnement du système social et de rechercher quel est le type d'individu défini comme pertinent par le système social pour occuper tel ou tel statut (par exemple, le "chauffeur de taxi", le "bureaucrate", le "juge" ou encore "le garçon de café" de J.P. Sartre...).

Ainsi, le problème de la socialisation n'est-il plus l'axe central des recherches ou, plus exactement, ou alors si, mais à condition de donner à ce mot un sens différent.

Pour les fonctionnalistes, la socialisation ne peut pas être, comme le pensent les culturalistes, un processus d'intériorisation, d'apprentissage de règles culturelles, tout simplement parce qu'il n'y a pas de modèle culturel commun à intérioriser. Il s'agit plutôt d'un mécanisme de sélection des individus en vue de pourvoir différentiellement à des positions qui sont définies par la structure sociale.

Mais alors, comment les fonctionnalistes arrivent-ils à expliquer que les conduites, mêmes si elles sont différenciées, n'en présentent quand même pas moins un caractère de standardisation? Tout le monde joue en effet, de la même façon le rôle du garçon de café ou celui due juge ou de professeur, ou même d'étudiant...

C'est ici que les fonctionnalistes traitent de la question de la motivation de façon différente de celle des culturalistes, en y intégrant une théorie de l'anticipation.

Cette théorie de l'anticipation consiste à dire que si les individus n'enfreignent pas, dans la grande généralité des cas, les systèmes de normes qui, différentiellement, régissent les relations sociales, ce n'est pas parce qu'ils l'ont intériorisé dès l'enfance (comme diraient les culturalistes), mais parce que, dans leurs conduites, ils vont anticiper les rôles des positions sociales qu'ils peuvent être amenés à occuper : par exemple, pour celui qui veut devenir juge, mieux vaut ne pas boire, ne pas commettre d'escroquerie et

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essayer d'adopter le profil d'un bon sujet, bon père de famille, bref de répondre à l'attente des divers individus avec lesquels il sera en relation.

Ainsi, grâce aux anticipations statutaires, l'individu s'interdit des écarts trop grands qui pourraient remettre en question le système. Par exemple, dans le film "Le cercle des poètes disparus", le professeur de lettres incite ses étudiants à monter sur leur table : il a mal anticipé sa position statutaire, ou il n'a pas voulu le faire : autrement dit, il n'a pas rempli le rôle que le système social attendait de lui. Conséquence : il est viré. Et si, par hasard je vous incitais à un comportement semblable, je connaitrais sans doute le même sort.

Pourquoi ? Parce qu'à terme, je remettrais en cause l'équilibre du système social, à travers la menace de déséquilibre que je ferais peser sur l'un des éléments de ce système social : le sous-système universitaire.

Ainsi, dans le fonctionnalisme, ce problème de la motivation renvoie à un problème central qui est celui du fonctionnement du système social.

Pour les fonctionnalistes, en effet, le système social global - ce que nous appelons "la société" - est composé d'éléments interdépendants qui sont eux-mêmes des systèmes ou, plus précisément des sous-systèmes : l'école, l'église, la justice, le parlement sont, par exemple, des sous-systèmes de notre système social global.

Cette notion de système ne se rencontre pas dans la théorie culturaliste où l'analyse se limite aux relations individu-société à travers les opérations de socialisation (déculturation - acculturation, apprentissage).

Comme nous l'avons fait pour les autres courants sociologiques, nous allons illustrer le propos par deux exemples tirés de travaux d'auteurs fonctionnalistes : les travaux de Merton d'abord dans lesquels la délinquance, et plus largement la déviance, s'inscrit dans une théorie générale de l'anomie ; ceux de Cloward et Ohlin ensuite qui ont directement appliqué l'analyse fonctionnaliste à la délinquance.

B-La théorie de l'anomie : Robert K. MERTON

Durkheim appliquait le concept d'anomie à la division du travail et au suicide. Il n'a pas tenté de développer ce concept pour construire une théorie générale du comportement déviant.

En 1938, Robert King Merton publie, dans la Revue américaine de sociologie, un court article intitulé "Social structure and anomie" qui établit les fondations d'une théorie générale.

Merton commence par approfondir et rendre explicite une distinction en trois points, distinction qui était implicite dans l'analyse du suicide de Durkheim.

Le fonctionnement de la société repose sur trois variables fondamentales :- premièrement, il y a les buts culturels : c'est-à-dire les désirs et les aspirations que la culture

inculque aux hommes. Ces buts culturels constituent un aspect de ce que Merton appelle la "structure culturelle".

- deuxièmement, il y a les normes : c'est-à-dire l'ensemble des règles sociales qui prescrivent aux hommes les façons de faire qu'ils peuvent légitimement employer pour atteindre les buts culturels. Ces normes représentent un second aspect de la structure culturelle.

- troisièmement, il y a les moyens institutionnalisés : c'est-à-dire les possibilités offertes par la société pour accomplir les buts culturels d'une manière compatible avec les normes.

Merton observe alors que les sentiments de frustration, de désespoir ou d'injustice et, plus généralement de tension sociale, ne dépendent pas de chacune de ces variables mais de la relation entre elles.

Ainsi, par exemple, une disjonction peut se produire entre les buts, c'est-à-dire les désirs, et les moyens institutionnalisés -les possibilités-, soit par une escalade des buts (c'est le "toujours plus"), soit par une restriction de la définition des moyens légitimes pour les accomplir (par exemple, une situation de chômage prolongée).

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L'interaction entre ces trois variables -but, norme et moyen- détermine la distribution de ce que Merton nomme la "tension socialement structurée".

La struture culturelle peut prescrire des buts similaires pour tous les membres du système social, ou des buts différents pour tous les individus occupant différentes positions sociales (cf. apartheid).

Elle peut aussi prescrire certaines normes pour acccomplir ces buts qui sont uniformes pour tous les membres de la société, ou elle peut aussi interdire à ceux qui occupent une position sociale donnée ce qu'elle permet aux autres.

Par exemple, Merton remarque que la société américaine de l'entre deux guerres tend à prescrire aux hommes de toutes classes et de toutes conditions sociales le but culturel de "bien réussir" mais entièrement en termes de réussite matérielle et pécuniaire, et les règles du jeu, les normes, ne diffèrent pas beaucoup selon les différentes positions sociales. Pourtant, en réalité, dans la vie quotidienne des individus, les possibilités d'accomplir ces buts culturels, autrement dit les moyens institutionnels, varient considérablement selon les positions sociales. D'où, évidemment, l'existence de grandes frustrations et le développement d'une tension sociale (c'est cette tension socialement structurée dont parle Merton), en particulier dans les classes inférieures dont l'accès aux moyens institutionnellement permis est moindre.

Cette disjonction entre les buts et les moyens, et la tension qui en résulte, conduisent à un affaiblissement de l'engagement des hommes envers les buts culturellement prescrits ou les moyens institutionnalisés, c'est-à-dire à une situation d'anomie.

Merton met alors en évidence les façons logiquement possibles de s'adapter à cette disjonction, autrement dit 5 modes d'adaptation construits autour de 2 variables :

- les individus peuvent accepter ou rejeter les buts culturels- ou ils peuvent accepter ou rejeter les moyens institutionnalisés.Ce qu'ils font d'un côté ne détermine pas forcément ce qu'ils feront de l'autre. On a, dès lors, deux

variables qui peuvent prendre chacunes deux valeurs : positive (+) ou négative (-).

Les résultats possibles sont classés dans le tableau que je vous ai distribué, où le signe + signifie "acceptation" et le signe - "rejet" et le signe ± "rejet des principales valeurs et introduction de nouvelles valeurs".

Typologie des modes d'adaptation individuelle

Modes d'adaptation Buts culturels Moyens institutionnalisés

Conformisme + +Innovation + -Ritualisme - +

Evasion - -Rébellion ± ±

Source : R.K. MERTON : Eléments de théorie et de méthode sociologique

On peut commenter ce tableau :Le premier de ces résultats est le "conformisme", dans lequel l'individu adhère aux buts culturels et

aux moyens institutionnalisés pour atteindre ces buts.Les autres comportements constituent tous des genres de comportements déviants.Les "innovateurs" (par exemple, les voleurs professionnels, criminels en col blanc, tricheurs aux

examens) adhèrent aux buts (faire de l'argent, obtenir un diplôme), mais rejettent les moyens normativement prescrits.

Les "ritualistes" font une vertu du "sur-conformisme" aux moyens institutionnalisées au prix d'un "sous-conformisme" aux buts culturellement prescrits. C'est l'exemple des bureaucrates qui suivent

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aveuglément les règles sans considération des buts pour lesquelles elles ont été établies. Bref, c'est l'employé de la Sécu, ou de la CAF qui veut absolument le papier jaune sans quoi pas de sous...

Ceux qui recourent à "l'évasion" (par exemple, les toxicomanes, les alcooliques chroniques) se retirent de la compétition sociale en abandonnant à la fois les buts et les moyens.

Enfin, les "rebelles" (par exemple, les membres des mouvements révolutionnaires) se détournent d'un système social et culturel qu'ils estiment injuste et cherchent à reconstituer la société sur de nouvelles bases, avec un ensemble nouveau de buts et de règles pour les réaliser.

(question : dans quelle catégorie vous situez-vous ?)

On terminera cet exposé de la théorie de Merton par quelques remarques.D'abord cette explication des comportements sociaux est plus large que la simple explication de la

délinquance. En effet, elle met en oeuvre le concept de déviance, concept plus large que celui de délinquance : les comportements délinquants sont des comportements déviants mais l'inverse n'est pas vrai : tous les comportements déviants ne sont pas des comportements délinquants.

Ensuite, cette approche de la déviance ne se concentre pas sur les caractéristiques des individus mais bien sur les positions que ces individus occupent dans le système social et les tensions qui peuvent en résulter. Et elle situe les sources de cette tension, non dans l'individu, mais dans la structure sociale et culturelle. Il s'agit donc bien d'une approche radicalement sociologique.

Enfin, elle permet de traiter à la fois de la conformité et de la déviance à l'aide d'un modèle conceptuel simple et économe. C'est en ce sens que l'on peut parler de "théorie générale".

Cette théorie reste toutefois très incomplète. Certes, Merton examine les déterminants de la tension (buts culturels, normes et moyens institutionnalisés) et les réponses à la tension (modes d'adaptation). Il fait également quelques observations sur les facteurs qui influencent le choix de tel ou tel mode d'adaptation. Cependant, il ne présente pas de classification systématique de ces facteurs déterminants et encore moins d'explications, de règles générales opérant la liaison entre les classes de facteurs et les classes de modes d'adaptation. Ainsi, on reprochera à Merton de ne pas expliquer pourquoi, c'est-à-dire selon quels facteurs, un individu devenait "conformiste", "ritualiste", "rebelle", etc.

C-La théorie des occasions illégitimes : l'analyse de CLOWARD et OHLIN

Les travaux de ces deux sociologues américains, Richard Cloward et Lloyd B. Ohlin, s'inscrivent dans la tradition fonctionnaliste. Dans un ouvrage paru en 1960 et ayant pour titre "Delinquency and opportunity : a theory of delinquent gangs" ils notent que Merton ne s'intéressait finalement pas aux facteurs qui pouvaient expliquer qu'un individu choisisse tel ou tel mode d'adaptation (le conformisme, le ritualisme...etc).

Ces auteurs vont alors développer le concept "d'occasion illégitime" pour tenter de remédier à cette lacune.

Ils constatent que les occasions légitimes, que l'on peut définir comme l'utilisation de moyens normativement acceptables pour atteindre des buts culturels, sont distribuées très différentiellement dans la structure sociale. Mais surtout, ils insistent sur le fait que les occasions illégitimes, c'est-à-dire les occasions de réaliser les buts culturels par des moyens illégitimes, le sont aussi.

Cloward et Ohlin partent du principe que les réponses déviantes, et donc les réponses délinquantes, prennent une forme sous-culturelle. En cela, ils se rapprochent de Sutherland.

Mais, pour eux, le fait qu'une sous-culture délinquante naisse, de même que la forme qu'elle va prendre dépend de la position qu'occupe l'individu par rapport à la structure sociale. Pourquoi ? Parce que la structure sociale détermine, en effet, la structure des occasions illégitimes.

La structure des occasions illégitimes se compose en grande partie des occasions d'apprendre, de pratiquer et de remplir des rôles délinquants. Plus spécifiquement, elle implique un milieu qui contient des

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modèles de déviance réussie, des occasions pour adopter ces modèles et la mise en place d'agents et de techniques pour rendre la délinquance praticable et fructueuse.

La délinquance est posée, par Cloward et Ohlin comme un système de rôles et le mécanisme fondamental qui l'explique est donc l'occasion, ce que les auteurs nomment plus spécifiquement la "structure d'opportunité".

Nous allons voir que même si l'on trouve, dans leur théorie, des éléments qui évoquent les théories antérieures (sous-culture, association différentielle), l'explication proposée est radicalement différente.

A première vue, en effet, la théorie de Cloward et Ohlin semble être une variation de la théorie de Cohen. En effet, la délinquance est analysée comme sous-culture. Plus exactement, les auteurs distinguent 3 types de sous-culture possibles :

- la sous-culture criminelle (les "méchants" : meurtriers, violeurs...)- la sous-culture conflictuelle (les bandes de jeunes, ceux dont on dit aujourd'hui qu'ils commettent

des "incivilités")- la sous-culture retraitiste (les toxicos, par exemple).Mais, dès qu'ils définissent ce terme de sous-culture, il apparaît qu'ils ne parlent pas du tout de la

même chose que Cohen.Nous avons vu que la sous-culture délinquante chez Cohen se définissait comme sens reconnu à

certaines pratiques des délinquants (les "nouveaux standarts"). Cloward et Ohlin ne cherchent pas à définir le sens que les délinquants donnent à leurs conduites mais ils partent de la définition institutionnelle de l'acte délinquant.

L'acte délinquant est la violation d'une norme qu'accompagne une sanction, infligée par le groupe social au délinquant : "L'acte délinquant est défini -écrivent-ils- à partir de 2 éléments essentiels, c'est un comportement qui viole des normes fondamentales de la société et, quand il est officiellement reconnu, il provoque un jugement, par les agents de la justice criminelle, établissant que de telles normes ont été violées".

Une telle définition a un sens méthodologique : désormais on peut utiliser à bon droit les statistiques judiciaires dans une étude empirique sur la délinquance car le fait d'être sanctionné est partie intégrante du phénomène de délinquance. C'est un élément de la définition de la délinquance.

Cloward et Ohlin vont alors développer leur théorie : la délinquance est à l'origine de la constitution d'un groupe particulier : la bande (et non l'inverse comme le pense un culturaliste : la bande est à l'origine de la délinquance).

A partir du moment, en effet, où l'on admet que la punition de l'acte délinquant est un état constitutif de l'acte délinquant, cet acte devient essentiellement dangereux. pour celui qui le commet A ce titre, il peut être considéré comme une épreuve exigée à l'intérieur du groupe.

Chez Thrasher, on a vu que l'acte délinquant est une "espièglerie" à laquelle s'amusent les jeunes ; chez Cohen, l'acte délinquant exprime l'angoisse des jeunes dans une culture traversée par des contradictions et constitue une réponse à un problème d'adaptation; chez Cloward et Ohlin, l'acte délinquant est un défi et, à ce titre, une épreuve ou un rite grâce auquel le titre de membre de la bande est conféré. Ce qui signifie aussi, par conséquent, que tous les jeunes, quoiqu'ayant des problèmes d'adaptation, ne seront pas forcément admis dans la bande.

La délinquance n'est donc pas le produit naturel d'un groupe de jeunes désoeuvrés, en proie à l'ennui ; la délinquance est la condition nécessaire sans laquelle aucune bande ne saurait se former.

Du coup la "bande" dont il est question ici n'est pas le groupe de jeunes habitant le même quartier. La notion de bande est définie par Cloward et Ohlin comme un système de rôles différenciés. Il y a un chef, des lieutenants et des exécutants et il peut y avoir ce que les auteurs appellent des spécialisations fonctionnelles. (celui qui fait le guet, celui qui sait ouvrir un coffre de banque, celui qui porte les sandwiches...) Bref, la bande a une structure organisée.

Tenir ces divers rôles suppose l'accomplissement de conduites illégales car la nature de la performance va déterminer le rang et la tâche de chacun des membres de la bande. Et si une telle

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diversification des fonctions est possible, c'est parce que le groupe reconnaît la légitimité d'un certain nombre de règles.

La sous-culture délinquante n'est alors rien d'autre que l'ensemble des prescriptions sur lequel l'accord du groupe s'est fait. La prescription majeure est, bien sûr, celle de la délinquance : "Une sous-culture délinquante est une sous-culture dans laquelle certaines formes d'activité délinquante sont des exigences essentielles si l'on veut accomplir les rôles dominants supportés par cette culture".

Le consensus interne au groupe que définit la sous-culture a pour fonction ce que Cloward et Ohlin nomment "l’intégration resserrée" du réseau de relations qu'entretiennent les délinquants en tant que membres de la bande. A l'égard du monde extérieur, la sous-culture fournit à ses membres un principe de légitimation. Elle permet au délinquant, quand il est arrêté, de défier les autorités, de justifier et de réinterpréter ses actes.

Une telle reformulation a alors une conséquence essentielle : elle permet de rendre compte des variations dans le contenu de la sous-culture délinquante, ce que ne permettait pas, à l'origine, la théorie de Cohen. Cloward et Ohlin reconnaissent qu'il y a bien certains groupes de délinquants dont on peut dire que la sous-culture est négativiste, méchante et non-utilitaire. Mais, à côté de cette délinquance "conflictuelle", il existe pour eux d'autres formes de délinquances qui ne peuvent pas être définies à partir de ces valeurs comme, par exemple, la sous culture criminelle : Cloward et Ohlin proposent donc de distinguer la sous-culture retraitiste et la sous-culture criminelle qui, elles fonctionnent sur d'autres valeurs.

C'est en ce sens que la théorie de Cloward et Ohlin se distingue de celle de Cohen. Celle de Cohen devient un cas particulier, autrement dit, le phénomène de départ pour Cloward et Ohlin c'est la diversité des sous cultures délinquantes et c'est précisément de cette diversité que la théorie de Cohen ne peut pas rendre compte.

Mais alors, il faut encore expliquer pourquoi ces sous-cultures délinquantes se rencontrent plus particulièrement chez les adolescents des classes populaires.

Et, pour cette explication, il n'est pas question de faire appel à une théorie de la socialisation (sous peine de tomber dans une théorie culturaliste).

En effet, à partir du moment où en bon fonctionnaliste on considère qu'il existe non pas une sous-culture délinquantes mais des sous-culture délinquantes dont les contenus normatifs peuvent varier à l'extrême, il ne sert à rien d'essayer de démontrer comment le contenu idéologique, le "modèle" de culture- fait l'objet d'un long apprentissage depuis la petite enfance puisqu'il n'existe pas un modèle mais une multitude de modèles différents

. Ce qu'il faut montrer, par contre, lorsque l'on est fonctionnaliste, c'est comment de telles sous-cultures peuvent se constituer dans le système social.

Pour cela, Cloward et Ohlin vont se souvenir de l'enseignement de Merton.En effet, dans la théorie de l'anomie, Merton se livre à une analyse structurale du comportement

déviant.Le système social, comme on l'a vu, peut être contradictoire. Et c'est en raison de ce caractère

contradictoire du système que certaines sous-cultures vont pouvoir prendre naissance.Pour Merton, l'environnement d'un individu est composé d'une part de la structure culturelle et

d'autre part, de la structure sociale.La structure culturelle est définie, on l'a déjà vu, comme l'ensemble organisé des valeurs normatives

gouvernant le comportement des individus, ensemble de valeurs qui est commun aux membres de la société ou d'un groupe déterminé.

La structure sociale peut être définie comme l'ensemble organisé des relations sociales dans lesquelles les membres d'une société sont diversement impliqués.

L'anomie est alors conçue comme une rupture dans la structure culturelle qui va se produire quand il y a une disjonction importante entre les normes et les buts culturels d'un côté et les capacités socialement structurées -les moyens institutionnalisés- des membres du groupe de s'y conformer de l'autre. Ainsi, selon cette conception, les valeurs culturelles peuvent contribuer à produire des comportements qui sont en contradiction avec ce que prescrivent ces valeurs mêmes. Par exemple, si le but culturel est le "toujours plus" et que l'individu ne dispose pas de la capacité de s'y conformer parce qu'il appartient à une classe

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défavorisée, il va être conduit à voler pour atteindre ce but culturel, c'est-à-dire pour se conformer à cette valeur culturelle qui fait de l'argent, de la possession, l'étalon de la réussite d'un individu. Mai en même temps, il adopte un comportement interdit par ces valeurs mêmes.

Or, selon la position qu'un individu occupe dans la structure sociale (médecin, notaire, ouvrier, enseignant, chauffeur de taxi, chômeur...), il est ou il n'est pas en situation d'agir conformément aux prescriptions de la culture du système social.

Donc, par conséquent, si l'on veut définir l'inégalité sociale, il ne faut donc pas partir, comme le font les culturalistes, des valeurs culturelles différentes selon les classes sociales mais des différences objectives entre les conditions dans lesquelles vivent les individus.

Les membres des classes défavorisées sont les individus dont la situation socio-économique rend difficile, voire même impossible, l'accès aux positions socialement recherchées pour les privilèges en fortune, en prestige ou en pouvoir qu'elles confèrent, bref pour pouvoir atteindre les buts culturels.

Dès le départ, les gens des classes défavorisées ont un handicap qu'ils n'arrivent que tout à fait exceptionnellement à rattraper.

Pour Cloward et Ohlin,, ce qui est ainsi crée, ce sont les conditions des sous-cultures délinquantes :" Nous suggérons - écrivent-ils - que de nombreux adolescents issus des classes populaires font

l'expérience du désespoir, qui naît de la certitude que leur position dans la structure économique est relativement fixée et immuable ; un désespoir d'autant plus poignant qu'ils sont exposés à l'idéologie culturelle dans laquelle l'incapacité à s'orienter vers les hauteurs sociales est considérée comme faute morale et dans laquelle l'échec à la mobilité ascendante est regardée comme preuve de cette tare" (p.106).

Qu'il s'agisse de Merton ou de Cloward et Ohlin, on le voit, dans les deux cas, on rend compte de l'apparition plus fréquente de la délinquance dans les milieux défavorisés sans avoir recours à une théorie culturaliste telle que la déculturation/acculturation de Cohen, mais en tenant compte de la position qu’occupe un individu dans la structure sociale.

§4   : L'interactionnisme

L'interactionnisme va étudier les relations entre l'auteur d'un acte déviant, délinquant, l'acte lui-même et la réaction qu'il provoque de la part de la société.

Ce courant va mettre l'accent sur le changement de l'image de soi de l'auteur d'une déviance à la suite de son passage par la justice pénale et sur les conséquences qui vont s'ensuivre. On va alors analyser les caractéristiques individuelles et sociales des individus qui ont fait l'objet d'une telle réaction sociale institutionnalisée, parce qu'ils ont commis un acte délinquant pour en déduire l'explication de ce passage à l'acte.

La tendance interactionniste en sociologie de la déviance est inspirée par les travaux d'un psycho-sociologue : George-Herbert Mead.

Nous allons donc parcourir brièvement sa théorie, de façon à pouvoir en comprendre les implications sur le plan de la théorie criminologique.

§1   : La théorie des rôles : G.H. Mead

G.H. Mead a exposé sa théorie dans un livre écrit en 1934 et traduit en français sous le titre "L'esprit, le soi et la société".

Pour lui, pour que les individus puissent communiquer les uns avec les autres, ils doivent d'abord apprendre à identifier, définir et classer les objets qui les entourent. Par exemple, ils doivent indiquer à eux-mêmes le genre d'objet qu'ils ont à traiter. L'objet étant identifié (un "Picasso", une "femme", une "partie de foot-ball"), un ensemble d'attitudes et d'attentes est provoqué et ce sont ces attitudes, ces attentes qui vont déterminer en grande partie ce que l'individu va faire, la façon dont il va se comporter par rapport à l'objet.

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Or les catégories dans lesquelles nous classons les objets, que ce soit des choses ou des personnes sont socialement construites. Par exemple, les catégories de personnes socialement reconnues (par exemple, un juge, un enseignant, un chômeur...) sont des rôles sociaux et, au cours de notre enfance, puis de notre adolescence et encore après, nous apprenons ce système de rôles : nous apprenons les critères qui définissent socialement telle ou telle personne (comme juge, enseignant ou chômeur...), les signes par lesquels elle peut être reconnue, les images de ce que cette personne paraît, les attentes relatives au comportement qu'elle doit avoir.

Le soi, c'est-à-dire l'image que nous avons de nous-mêmes, est aussi un objet social. C'est l'acteur en tant que vu, désigné et jugé par lui-même. La façon de se sentir, la manière de se conduire, ce que nous tentons de faire de nous-même, nos tentatives pour se transformer, tout cela dépend en premier lieu du genre d'objet que nous pensons être ou désirons être.

Or, les types de soi possibles dépendent de la culture : étudiant, professeur, citoyen, keuf ou meuf... De plus, ces rôles existent en nombre limité et nous sont plus ou moins imposés. En effet, le soi est élaboré au cours du processus d'interaction avec les autres.

En traitant avec les autres, c'est-à-dire en communiquant avec eux, nous découvrons ce que nous sommes, c'est-à-dire les catégories dans lesquelles nous sommes rangés. Bien sûr, nous pouvons prétendre à être un certain type de personne, mais cette revendication doit prendre un sens dans les termes de la culture de ceux avec qui nous communiquons et nous devons la rendre plausible. Pour cela, nous devons la valider en rencontrant, en adoptant, les critères culturels du rôle. Par exemple, si je veux vous apparaître comme un professeur, il faut que je me conduise selon les critères culturels qui définissent ce qu'est un professeur ( que j'en adopte le comportement, le discours, la tenue...).

Et nous savons ensuite que nous avons réussi la validation du rôle quand les autres indiquent, par leurs réponses, qu'ils nous acceptent comme spécimens valables du rôle. Par exemple, le fait que vous soyez sagement assis devant moi, à prendre des notes de ce que je dis, me laisse croire que, dans ces eaux glacées de l'interaction sociale, je joue bien mon rôle et que vous y croyez.

Ainsi, chacun de nous est continuellement engagé, durant toute sa vie dans un processus de construction, de maintien et d'adaptation d'un soi. Agissant à partir du répertoire des rôles fournis par sa culture, l'individu joue à être tel ou tel genre de personne, constate son succès ou son échec qu'il lit dans les réponses des autres.

Or, tous les rôles auxquels nous sommes identifiés ne sont pas activement recherchés et cultivés par nous-mêmes. Nous pouvons résister à certains rôles et les refuser (tels les rôles d'alcooliques ou d'anciens prisonniers), ou encore les accepter avec résignation (rôle de malade mental en traitement).

Ainsi, les rôles que nous tenons sont forgés dans des concessions mutuelles de l'interaction de groupe. Ils sont aussi façonnés à la mesure des forces et des ressources de chaque membre du groupe, par ajustements successifs : nous ayant assigné à nous-même tel ou tel rôle, encore faut-il que les autres l'acceptent. Or, les autres peuvent aussi nous contraindre à adopter un rôle que nous n'acceptons pas ou auquel nous nous résignons. Et, une fois "pris" dans le rôle, nous sommes disposés à adopter tous les ensembles de comportements qui expriment ou soutiennent ce rôle.

Ainsi, du point de vue de la théorie des rôles, le nœud central du problème du comportement délinquant ou déviant, devient le processus d'acquisition des rôles et d'engagement dans les rôles de délinquant.

§2   : Les implications de l'interactionnisme en criminologie

C'est à partir des années 1950 que va se développer, en criminologie, une théorie systématique du comportement déviant basée sur la réaction sociale.

Les auteurs qui s'inscrivent dans ce mouvement vont distinguer alors le premier passage à l'acte -simple phénomène accidentel - des éventuelles réitérations secondaires. Celles-ci marquent un engagement de l'auteur dans la délinquance et cette amplification secondaire est présentée comme découlant de l'effet

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stigmatisant de la réaction sociale intervenant quand la justice pénale classifie comme délinquant celui qui s'est contenté en premier lieu de poser un acte délinquant.

Sur ce tronc commun se sont développés différents courants interactionnistes. L'un des plus connu est celui de l'étiquetage social, représenté, notamment, par Howard Becker.

A-H.S. Becker : la théorie de l'étiquetage (labelling theory)

Becker, né en 1928, a étudié la sociologie à l'Université de Chicago. Il publie, en 1963, un ouvrage fondamental "Outsiders". Ce livre a constitué une étape très importante du développement récent de la sociologie de la déviance. Et on peut dire que son auteur est à l'origine du renouveau de la criminologie en France, dans les années 1970.

En effet, il a contribué à élargir les limites dans lesquelles s'inscrivaient antérieurement les recherches sur la délinquance. Le terme de déviance qui désigne le domaine de la vie sociale étudié dans Outsiders possède, dans la sociologie américaine un sens plus large que celui de délinquance : sont qualifiés de "déviants" les comportements qui transgressent des normes acceptées par tel groupe social ou par telle institution. Cette catégorie inclut donc les actes sanctionnés par le système pénal, par exemple la consommation de marijuana étudiée plus particulièrement dans le livre, mais aussi les maladies mentales ou l'alcoolisme, qui sont des comportements déviants mais non délinquants. Becker comprend même dans ce champ d'étude un groupe professionnel comme les musiciens de jazz qui n'est exclu et ne s'exclut de la société conventionnelle que par son mode de vie et ses goûts.

En ce sens, le livre de Becker s'inscrit dans le courant de la sociologie interactionniste américaine des années 60, avec des auteurs tels que Erving Goffman [ Asiles (1961), Stigmate (1963)] ou Edwin Lemert [Déviance et contrôle social (1967)].

Le terme de "outsider" signifie, pour Becker, le terme "étranger". Mais ce terme même d'étranger a un double sens, selon que l'on se place du point de vue du groupe ou du point de vue de l'individu :

- est "étranger" d'une part, l'individu qui, ayant transgressé une norme est perçu par le groupe social comme un type particulier d'individu auquel on ne peut pas faire confiance pour vivre selon les normes sur lesquelles s'accorde le groupe. L'individu est donc considéré comme étranger au groupe

- Mais, d'autre part, l'individu qui est ainsi étiqueté comme étranger peut voir les choses autrement. Il se peut qu'il n'accepte pas la norme selon laquelle on le juge ou qu'il dénie à ceux qui le jugent la compétence ou la légitimité pour le faire. Il en découle donc un second sens du terme : le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers.

Becker va alors essayer d'expliquer les situations et les processus auxquels renvoie ce terme d'Outsiders à double usage, c'est-à-dire qu'il va observer les situations dans lesquelles la norme est transgressée et celles dans lesquelles on la fait appliquer, et les processus qui conduisent certains à transgresser les normes et d'autres à les faire respecter.

Dans ce but, il commence par définir le terme de déviance : il note que la conception sociologique qui définit la déviance par le défaut d'obéissance aux normes du groupe oublie un élément central dans cette définition, à savoir que la déviance est crée par la société.

Pour Becker, cette affirmation ne signifie pas, comme on le dit classiquement, que les causes de la déviance se trouve dans la situation sociale de l'individu ou dans les facteurs sociaux qui sont à l'origine de son action. Ce que Becker veut dire, c'est que les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. Bref, la norme et son application créent la déviance : supprimez le code pénal et il n'y a plus de délinquants.

Donc, de ce point de vue, la déviance n'est pas une qualité de l'auteur ou de l'acte commis par lui, mais plutôt une conséquence de la création et de l'application, par les autres, de normes et de sanctions à un "transgresseur". Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette.

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Puisque la déviance est une conséquence des réactions des autres à l'acte d'une personne, on ne peut donc pas supposer qu'il s'agit d'une catégorie homogène.

Il ne s'agit pas d'une catégorie homogène parce que :- d'une part, le processus n'est pas infaillible : des individus peuvent être désignés comme déviants

alors qu'en réalité, ils n'ont transgressé aucune norme. - d'autre part, on ne peut pas non plus supposer que la catégorie qualifiée de déviante comprendra

effectivement tous les individus qualifiés de déviants : une partie de ceux-ci peuvent ne pas être appréhendés et échapper aux poursuites pénales, par exemple. (il y en a même qui deviennent ministres !)

Donc, pour Becker, puisque la catégorie n'est ni homogène, ni exhaustive, il est vain de chercher à découvrir, comme le fait la criminologie classique, par exemple, dans la personnalité ou dans les conditions de vie des individus des "facteurs" du crime qui leur seraient communs.

Par contre, ce qui est commun à tous ces individus, c'est qu'ils partagent tous l'étiquette de déviants ainsi que l'expérience d'être étiquetés comme étrangers au groupe social.

Becker part donc de cette identité fondamentale pour analyser la déviance : il considère la déviance comme le produit d'une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Il ne s'intéresse donc pas aux caractéristiques sociales des déviants mais concentre son analyse sur le processus au terme duquel ces individus vont être considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu'à leurs réactions à ce jugement, à cet étiquettage.

Le caractère déviant ou non d'un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent, bref de ce que l'on appelle la réaction sociale. Or, face à un acte donné, la réaction peut varier.

Il peut y avoir, par exemple :- d'abord une variation dans le temps (cf. légalisation de l'IVG)- ensuite une variation selon les catégories sociales auxquelles appartiennent celui qui a commis

l'acte et celui qui s'estime victime de l'acte : les lois s'appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu'à d'autres.

Tout cela pour dire que le caractère déviant ou non d'un acte donné dépend en partie de la nature de l'acte, c'est-à-dire de ce qu'il transgresse ou pas une norme, du genre de norme transgressée, et en partie de ce que les autres en feront. La déviance est donc, non une propriété du comportement lui-même, mais de l'interaction entre la personne qui commet l'acte et celles qui réagissent à cet acte.

Becker va donc s'attacher, à partir de plusieurs cas concrets, tel l'exemple des fumeurs de marijuana, à décrire la genèse du comportement déviant selon ce qu'il appelle un modèle séquentiel, c'est-à-dire un modèle qui prend en compte le fait que le comportement se développe dans le temps selon une séquence ordonnée. Pour cela, il utilise le concept de "carrière déviante".

La première étape d'une carrière déviante consiste la plupart du temps à commettre une transgression, c'est-à-dire un acte non conforme à un système particulier de normes.

Pour rendre compte de cette étape, pour l'expliquer, Becker remarque que la plupart du temps, on se demande pourquoi l'auteur a voulu commettre cet acte. Et on se pose cette question parce que l'on présuppose que la différence fondamentale entre le déviant et le non-déviant réside dans la nature de leurs motivations. Mais, pour Becker, ce présupposé est peut-être totalement faux. Il est, pour lui, beaucoup plus vraisemblable que la plupart des individus connaissent très fréquemment des tentations déviantes. Becker renverse alors la question : pour lui, il est en effet plus juste de se demander pourquoi ceux qui respectent les normes tout en ayant des tentations déviantes ne passent pas à l'acte. Le début de la réponse est sans doute dans l'analyse de ce qu'il appelle le processus d'engagement par lequel un individu "normal" se trouve progressivement impliqué dans les institutions et les conduites conventionnelles. Ce terme d'engagement renvoie au processus par lequel un individu, le temps passant, trouve de plus en plus d'intérêts à adopter une ligne de conduite conventionnelle. Aussi, quand un individu "normal" découvre en lui une tentation de déviance, il est capable de la réprimer en pensant aux multiples conséquences qui s'ensuivraient s'il y cédait. En d'autres termes, rester "normal", conformiste, représente un eujeu trop important pour qu'il se laisse influencer par des tentations déviantes.

Aussi quand on examine les actes de déviance, il faut se demander comment l'individu concerné parvient à échapper à ses engagements dans le monde conventionnel. Pour Becker, un tel processus est

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rendu posssible parce que l'individu emploie des techniques de neutralisation, c'est-à-dire des "justifications" de la déviance : lorsqu'une action est entreprise pour satisfaire des intérêts que l'on estime légitime, elle devient, sinon tou à fait régulière, du moins pas tout à fait irrégulière.

A partir de là, pour certains individus, l'acte déviant restera exceptionnel, tandis que d'autres feront de la déviance leur genre de vie. Pour Becker, un des mécanismes qui conduisent à une activité déviante constante repose sur le développement de motifs et d'intérêts déviants. Et, pour lui, ce sont des motifs socialement appris qui sont à l'origine de cette activité : les individus apprennent à participer à une sous-culture organisée à partir d'une activité déviante particulière. En cela, Becker se rapproche du culturalisme mais il s'en distingue aussi vite en ajoutant que, pour être déviant, il ne suffit pas de se livrer à une activité déviante. Encore faut-il être pris et publiquement désigné comme déviant. Pour Becker, il s'agit là de l'étape la plus cruciale du processus de formation d'un mode de comportement déviant stable.

Qu'une personne franchisse ou non ce pas dépend moins de ses propres actions que de la décision des autres de faire, ou non, respecter la norme qui a été transgressée.

Le fait d'être pris et stigmatisé comme déviant a des conséquences importantes sur la participation ultérieure à la vie sociale et sur l'évolution de l'image de soi de l'individu. La conséquence principale est un changement dans l'identité de l'individu aux yeux des autres. En raison de la faute commise, il acquiert un nouveau statut : il sera dorénavant étiqueté comme "drogué", "violeur", "voleur" ou "pédé"...

Bref, pour être qualifié de "délinquant" il suffit officiellement d'avoir commis un "délit". Le mot de délit, du point de vue du Code pénal, n'implique rien d'autre, mais il comporte socialement de façon sous-entendue un certain nombre de connotations qui attribuent à tous ceux qui reçoivent cette étiquette des caractéristiques accessoires.

Ainsi, par exemple, si un homme a été reconnu coupable d'un cambriolage, a été condamné, et pour cette raison qualifié de délinquant, on va présumer qu'il est susceptible de commettre d'autres infractions ; c'est ce postulat qui conduit la police, quand elle enquête sur un nouveau délit, à faire une rafle parmi les personnes connues pour avoir commis antérieurement des infractions (cf. l'individu "bien connu de nos services").

De plus, on considère que cet homme risque de commettre d'autres types de délits puisqu'il s'est révélé être une personne "qui ne respecte pas la loi". Ainsi, un individu qui a été appréhendé pour un seul acte déviant court le risque, par ce fait même, d'être considéré comme déviant sous d'autres rapports. Et, pour Becker, traiter une personne qui est déviante sous un rapport particulier comme si elle l'était sous tous les rapports, c'est énoncer une prophétie qui contribue à sa propre réalisation.

En effet, divers mécanismes vont alors se déclencher qui concourent à modeler la personne sur l'image qu'en ont les autres ; à faire de la personne ce que les autres voudraient qu'elle soit.

D'abord, du fait de cette officialisation de la déviance, la participation à des groupes respectueux des normes conventionnelles, bref au groupe des "honnêtes gens" tend à devenir impossible, même lorsque les conséquences de l'activité déviante n'auraient pas, par elles-mêmes, entraîné l'isolement de son auteur si elles étaient restées secrètes. Par exemple, bien que l'effet de la drogue n'altère pas forcément votre capacité de travail, une réputation de toxicomane a toutes chances de vous faire perdre votre emploi. Dans de telles situations (le chômage), il est alors difficile de se conformer aux autres normes même si, au départ, on ne comptait pas les transgresser et l'on risque alors de se retrouver déviant sous d'autres aspects : le toxicomane se voit, par exemple, contraint à d'autres types d'activités illégitimes, telles que le vol, parce que les employeurs respectables refusent de l'embaucher ou de lui conserver son emploi. Ainsi, le toxicomane se trouve placé, en raison même du mode de traitement de sa déviance, dans une position telle qu'il est nécessairement conduit à la fraude et au délit, ne serait-ce que pour se procurer sa dose habituelle. Mais, on le voit, sa conduite résulte moins de propriétés inhérentes à l'action déviante que des réactions des autres à sa déviance.

Bref, l'explication de la déviance tient finalement à deux éléments :- il faut qu'une norme soit instituée- il faut qu'elle soit appliquée à un auteur

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Becker va donc s'intéresser aux circonstances dans lesquelles la norme va être appliquée à un individu déviant ou, au contraire, ne le sera pas. Pour lui, l'explication met en jeu plusieurs facteurs.

Premièrement, il faut que quelqu'un prenne l'initiative de créer, d'instituer une norme, puis de faire punir le présumé coupable : créer et faire appliquer une norme suppose donc un esprit d'entreprise et implique un entrepreneur.

Ensuite, il faut que ceux qui souhaitent voir la norme appliquée attirent l'attention des autres sur l'infraction : il faut, en d'autres termes que quelqu'un crie "au voleur!". Et, pour crier au voleur, il faut y trouver un avantage.

Enfin, : c'est l'intérêt personnel qui pousse à prendre cette initiative. Et le type d'intérêt personnel varie en fonction de la complexité de la situation. Il y a des situations complexes, dans lesquelles la norme peut être interprétée de plusieurs façons divergentes, ou encore des situations dans lesquelles l'imposition du respect de la norme peut faire naître des conflits (cf. les squatters : doit-on les expulser?).

La création, l'institution de la norme est le produit de l'initiative de certains individus que Becker appelle des "entrepreneurs de morale". Il en distingue deux types :

- ceux qui créent la norme : ce sont les individus qui entreprennent une croisade pour la réforme des moeurs et qui se préoccupent du contenu des lois et pensent agir pour le bien de l'humanité. Par exemple, ils vont être convaincus que, pour assurer le bonheur universel, il faut faire interdire le tabac, ou l'alcool, et qu'il faut donc réformer la loi. Ils peuvent obtenir le soutien de gens dont les motifs sont moins purs mais, en définitive, ce qui compte pour eux est la fin et non les moyens. Quand ils en viennent à esquisser des réglementations spécifiques, ils font alors fréquemment confiance aux spécialistes et ce sont souvent alors des juristes qui sont consultés car ils sont experts dans l'art de rédiger un texte légal en termes recevables.

Ainsi, ces entrepreneurs de la morale ont besoin des services de professionnels. Mais, en laissant à d'autres le soin de mettre au point des lois spécifiques, Becker observe qu'ils laissent la porte ouverte à des influences imprévues car ceux qui préparent les lois peuvent avoir leurs propres intérêts à défendre, qui risquent d'influencer la législation préparée.

- ceux qui font appliquer les normes : avec la création d'une législation nouvelle, Becker note que l'on voit souvent s'établir un nouveau dispositif d'institutions et d'agents chargés de faire appliquer celle-ci. Aussi, ce qui a débuté comme une campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d'une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celle-ci. Ainsi, pour Becker, le résultat final d'une croisade morale, c'est souvent une nouvelle force de police.

Becker s'est alors intéressé au travail du policier et en a tiré les réflexions suivantes quant à l'application de la norme :

Le policier qui est chargé de faire appliquer la loi trouve dans cette occupation sa raison d'être. Deux intérêts conditionnent son activité dans le cadre de ses fonctions : il doit, premièrement justifier de son emploi et, deuxièmement, gagner le respect de ceux dont il s'occupe.

Pour justifier l'existence de som emploi, le représentant de la loi (le policier, mais aussi plus largement le magistrat) rencontre un double problème :

- d'une part, il doit démontrer aux autres que le problème ne cesse pas d'exister : les lois qu'il est censé faire appliquer (et, du coup, son travail) ont de l'importance puisque des infractions sont commises.

- d'autre part, il doit montrer que son travail est efficace et que la délinquance est bien prise en charge comme il convient.

Du coup, notre pauvre représentant de la loi est pris entre deux impératifs contradictoires :il dit d'abord qu'en raison de son travail acharné, la solution du problème est proche ; mais, en même temps, pour justifier son existence, il doit aussi affirmer que le problème est plus grave que jamais.

De la même manière, le représentant de la loi est poussé à croire que les gens dont il s'occupe doivent le respecter parce que sinon il lui sera très difficile de faire son travail. C'est pourquoi Becker observe que une bonne part de l'activité du policier ne consiste pas directement à faire respecter la loi, mais bien contraindre les gens dont il s'occupe à le respecter lui-même. Becker en tire la conclusion que quelqu'un paut être qualifié de déviant non parce qu'il a effectivement enfreint la loi, mais parce qu'il a manqué de respect envers celui qui est chargé de la faire appliquer.

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Et, parce qu'il n'a pas les moyens matériels de tout traiter, le représentant de la loi dispose aussi d'un grand pouvoir d'appréciation et établit des priorités. C'est donc de façon sélective que les représentants de la loi, répondant aux propres pressions de leur situation, appliquent la loi et créent des catégories de personnes extérieures au groupe. Ainsi, le classement effectif dans la catégorie "déviant" d'un individu dépend de plusieurs facteurs qui sont extérieurs au comportement réel de cet individu : sentiment des représentants de la loi qu'à un moment donné, pour justifier leur emploi, ils doivent manifester qu'ils font leur travail ; degré de déférence témoigné envers ceux-ci par le fautif ; intervention d'un intermédiaire "bien placé" dans le processus judiciaire ; place du genre d'acte commis dans la liste des priorités des représentants de la loi...etc

Pour conclure, on peut dire que l'apport essentiel de Becker est d'analyser la déviance comme une action publiquement disqualifiée et comme le résultat des initiatives d'autrui.

Avant qu'un acte quelconque puisse être considéré comme déviant, et qu'une catégorie d'individus puisse être étiquetée et traitée comme "Outsiders", comme étrangère à la collectivité pour avoir commis cet acte, il faut que quelqu'un ait instauré la norme qui définit l'acte comme déviant.

Les normes ne naissent pas spontanément. Pour qu'une norme soit crée, il faut que quelqu'un appelle l'attention du public sur certains faits, puis donne l'impulsion indispensable pour mettre les choses en train - une réforme législative- et dirige les énergies ainsi mobilisées dans la direction adéquate.

Sans ces initiatives destinées à instaurer des normes, la déviance, qui consiste à transgresser une norme, n'existerait pas.

Mais la déviance est aussi le produit d'initiatives à un autre niveau.Une fois que la norme existe, il faut qu'elle soit appliquée à des individus déterminés avant que la

catégorie abstraite de déviants que crée cette norme puisse se peupler. Il faut découvrir les délinquants, les identifier, les appréhender et prouver leur culpabilité. Cette tâche incombe normalement à des professionnels spécialisés dans l'imposition du respect des normes ; ce sont eux qui, en faisant appliquer des normes prééxistantes, créent une catégorie spécifique de déviants, d'outsiders.

B- La "dérive" (drift) : David Matza

Dans ce courant interactionniste, on peut encore citer David Matza, sociologue de la nouvelle Ecole de Chicago. En 1964, il publie un livre "Delinquency and drift" dans lequel il analyse la délinquance juvénile. Or cette analyse va déboucher sur l'analyse du système judiciaire comprenant les tribunaux pour enfants, la police, et les délégués à la liberté surveillée.

Comment D. Matza arrive-t-il à ce résultat?D'abord, parce qu'il définit la délinquance comme un processus, une "dérive" : cette dérive est une

séquence de mouvements graduels, de changements successifs, non perçus comme tels par l'acteur. La délinquance est donc analysée comme un passage entre statuts, mais ce passage n'est pas expressément ou consciemment effectué : pour Matza, le délinquant ne choisit jamais clairement la délinquance; il navigue, il dérive, entre la société conventionnelle et la société déviante, répondant tour à tour aux demandes de l'une ou de l'autre. Ainsi, le délinquant dérive (drift) entre l'action criminelle et l'action conventionnelle.

Et si Matza étudie en détail la justice pour mineurs et les agents de ce système judiciaire, c'est parce que, pour lui, c'est l'institution judiciaire qui va avoir la charge de fixer la dérive et de répartir les désignations, les "étiquetages" dirait Becker, entre délinquants et non-délinquants.

L'originalité de la pensée de Matza est d'affirmer que cette désignation fait l'objet d’une connivence, d'une transaction entre les parties, c'est-à-dire entre le juge et le jeune délinquant.

Cette démarche est donc originale dans la mesure où, à partir du moment où l'on suppose une certaine complicité, une certaine connivence, entre le juge et le délinquant, il devient impossible de définir la délinquance comme une sous-culture, comme le faisaient les auteurs que nous avons précédemment étudiés (Cohen, Cloward et Ohlin, par exemple). Matza insiste sur un fait, que les culturalistes n'avaient peut être pas assez remarqué, c’est que les délinquants sont des adolescents.

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Le fait même de leur jeunesse rend improbable la création d'une sous-culture délinquante parmi les délinquants juvéniles : pour qu’une sous-culture puisse naître, il faut qu’elle puisse s’isoler du reste de la société. Or Matza observe que la culture dominante, celle des adultes, imprègne tout le système de valeurs des adolescents qui restent ainsi encerclés par la culture conventionnelle. D'ailleurs, Matza observe que lorsque l'on demande à des délinquants de hiérarchiser un certain nombre de délits, on retrouve exactement la même hiérarchie que celle constatée chez les individus qui mènent une vie conventionnelle.

Pour Matza, la délinquance se définit donc davantage par les situations typiques auxquelles sont confrontés les délinquants que par une culture. Certes, on a vu que, parmi ces situations, il en est une qui est déterminante dans l’élaboration de la théorie de la sous-culture, c'est celle que Matza appelle la "situation de compagnie", c'est-à-dire le fait d'appartenir à une "bande".

C'est dans l'existence de cette "bande" que les auteurs culturalistes ont fondé leur théorie de la sous-culture délinquante, en partant de l'idée que pour que la bande se soude, il faut que ses membres partagent un code commun ; et c'est ce code qui serait l'expression de la sous-culture.

Au contraire, pour Matza, le ciment de la bande, ce qui unit le groupe, n'est pas le consensus mais un dissensus : chaque membre du groupe pense que les autres sont engagés dans la délinquance au contraire de lui-même qui se conçoit comme une exception en compagnie de vrais délinquants. Ainsi, l'image que chacun des membres du groupe se fait de lui-même ne coincide pas avec l'image que se font d'eux les autres membres du groupe.

Matza observe alors que les adolescents ont d'ailleurs une conscience diffuse de ce quiproquo et que ce quiproquo fait naître, en chacun d'aux une sorte d'angoisse statutaire, c'est-à-dire une anxiété qui porte sur son identité sociale. D'où, entre ces adolescents des provocations, du genre "si t'es un homme...; t'es pas capable de...; tu ne feras pas ça parce que t'as la trouille...; destinées à leur permettre d'assurer leur statut. Pour Matza, l'erreur des culturalistes est d'avoir pris ces paroles comme l'expression d'une sous-culture quand, en réalité, il ne s'agit que de dissiper cette angoisse statutaire, cette crise d'identité sociale, que partagent tous les adolescents.

En principe, cette angoisse statutaire se réduit lorsque l'on parvient à l'âge adulte parce que l'on va s'intégrer dans la société conventionnelle. Mais, quelquefois, cette intégration, ces affiliations ne fonctionnent pas : l'individu ne fonde pas un foyer, ne trouve pas d'emploi stable...etc. Alors l'anxiété de statut se maintient et l'individu continue de dériver.

Matza pense donc qu’il n’existe pas de sous-culture délinquante, c’est-à-dire de système de valeurs délinquantes qui s’opposerait à la culture conventionnelle. Pour lui, ce qui est important pour caractériser les jeunes délinquants est le rapport qu’ils entretiennent à l’égard de la culture conventionnelle et, en particulier, à l’égard de la loi.

Et, pour Matza, la caractéristique essentielle des jeunes délinquants est leur profonde volonté de s'intégrer dans la société. En cela, ils ne diffèrent pas des autres adolescents. Ainsi, en transgressant une règle, le jeune délinquant ne cherche pas à affirmer une autre règle. Au contraire, en commettant une infraction, l'adolescent sait commettre une infraction, il est bien conscient de ce qu'il fait. Mais il postule que la loi n'est pas applicable dans son cas. Par exemple, le jeune délinquant niera sa responsabilité ("c'est pas de ma faute"; c'est un accident") ou invoquera des forces sur lesquelles il n'a pas de contrôle ("j'ai perdu mon sang-froid). Bref, le jeune délinquant met en place ce que Matza appelle, comme Becker, un mécanisme de neutralisation consistant à annuler le caractère délictueux de l'infraction.

Matza se demande alors comment, par cette neutralisation, le jeune arrive à convertir le délit en simple action. Pour lui, le jeune ne fait rien d'autre que de mettre en pratique ce qu'il apprend dès ses premiers contacts avec l'institution judiciaire.

En effet, pour le juge, il n'y a délit que si certaines conditions bien précises sont remplies, et en particulier la conscience de commettre un délit. Et, concernant la justice des mineurs aux Etats-Unis, les critères par lesquels est appréciée la culpabilité d'un enfant sont très flous, le principe étant celui de la justice individualisée à chaque type d'enfant ou d'adolescent. On remarque d'ailleurs qu'en France, la situation est à peu près identique, laissant une grande marge d'appréciation au juge des enfants. Du coup, ceux qui ont déjà fait l'expérience de la justice des mineurs" connaissent le système" et peuvent anticiper sur

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les attentes et les réactions du juge. Ainsi, plus un jeune a de contacts avec l'institution, plus il dispose de moyens pour éviter l'application de la loi.

Matza montre donc que l'institution judiciaire produit les délinquants qu'elle est chargée, en principe, de combattre. En cela, il est fidèle au courant interactionniste. Mais, en même temps, il va plus loin : en effet, pour lui, la justice la plus libérale, la plus humaniste, c'est-à-dire celle qui prend le plus en compte l'infinité des circonstances atténuantes (l'enfance, la famille, la société...) est aussi celle qui contribue le plus fortement à généraliser la neutralisation, la dérive, et donc la délinquance juvénile.

Elle fournit aux jeunes les arguments dont ils ont besoin pour se séparer de l'ordre légal et partir à la dérive vers la délinquance.

Nous voici parvenus au terme de l’étude des quatre grands courants théoriques qui ont dominé la sociologie américaine et qui ont inspiré les études de criminologie durant l’entre-deux guerre.

En France, il va falloir attendre les années 60 pour que l’étude du crime reviennent dans les préoccupations des sociologues. Ce réinvestissement va alors d’abord passer par une réflexion approfondie sur la notion de contrôle social, annoncée et présente de façon latente dans les travaux de l’interactionnisme.

CHAPITRE 2 : UNE RUPTURE EPISTEMOLOGIQUE : LA SOCIOLOGIE PENALE

C’est donc après une réflexion sur la notion même de contrôle social (Sect.1) qu’a pu se développer l’étude de la normativité pénale.

Section 1. Le paradigme du contrôle social

Ce qui caractérise les travaux interactionnistes anglo-saxons que nous venons d’étudier, c’est que, pour la première fois, ils incluent dans l’étude du crime la réaction de la société à laquelle d’ailleurs ils donnent une place importante.

Aussi, on a souvent appelé cette criminologie, criminologie de la “ réaction sociale ” pour souligner, précisément, ce qui faisait son originalité par rapport aux courants plus anciens, plus axés sur l’étude du criminel ou de son milieu.

Or ce terme de “ réaction sociale ” est plein d’ambiguïté :- pris au pied de la lettre, il peut vouloir dire qu’à tel comportement va correspondre telle réaction.

On est alors ici dans un schéma stimulus-réponse et si l’on accepte ce modèle, on sera amené à penser que la criminologie de la réaction sociale borne son ambition à étudier la second terme du modèle, c’est-à-dire la réponse, la réaction de la société à un stimulus qui lui serait externe, le passage à l’acte par le délinquant, c'est-à-dire la délinquance.

- or, la criminologie de la réaction sociale s’est rarement conçue comme seulement réactive et est loin de se limiter à ce seul examen. En effet, la réaction sociale n’existe pas seulement après le crime,

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comme réponse, mais aussi et nécessairement avant le crime dans la mesure où elle doit forcément inclure l’opération d’incrimination qui précède logiquement le crime. En effet, sans incrimination, il y a bien un comportement certes, mais on ne va pas considérer ce comportement comme une infraction puisqu’il ne sera pas incriminé. Bref, s’il n’y a pas incrimination, il n’y a pas de crime (C’est d’ailleurs l’idée que l’on retrouve en droit pénal exprimée dans la règle “ pas de crime, pas de peine sans loi ”). Par conséquent, la criminologie de la réaction sociale doit étudier non seulement ce qui se passe après le crime, mais encore ce qui se passe avant.

En même temps, on comprend alors que cette orientation criminologique ne s’est pas développée en isolat. Elle constitue, au contraire, une partie -celle consacrée aux matières pénales- d’un courant de travaux beaucoup plus vaste que l’on appelle souvent l’étude du contrôle social.

Ce concept de contrôle social, ce paradigme, a revêtu au fil du temps, des définitions très variables. C’est pourquoi nous allons maintenant en préciser le sens.

Quand, à l’origine, on a commencé à utiliser ce concept, la notion de contrôle social était prise dans un sens très large. Elle désignait la capacité d’une société à se réguler elle-même en fonction des principes et des valeurs adoptés par cette société. Le contrôle social était donc défini comme une espèce d’auto-régulation sociale, c’est-à-dire l’inverse d’un contrôle coercitif.

Aussi des chercheurs en sociologie du droit, en science politique, vont étudier cette auto-régulation de la société pour en rechercher l’organisation, la rationnalité. Dans ce but, leurs travaux vont se concentrer sur les moyens que telle ou telle société met en oeuvre pour s’auto-réguler. Bref les travaux portent sur l’examen des techniques de contrôle social. Parmi ces techniques, ils accordent une place particulièrement importante à la socialisation : c’est surtout par la socialisation en effet que les individus adoptent des conduites rationnelles qui font que la société vit en équilibre, en harmonie.

Mais ensuite, progressivement, on va assister à une modification profonde de la définition de la notion de contrôle social : initialement entendu comme les conditions de la socialisation, le contrôle social va être de plus en plus défini comme réaction à la déviance, c'est-à-dire que son étude va être centrée sur les "ratés" de la socialisation. Cette nouvelle définition englobe alors les moyens de contrer la non-conformité d’un individu et de rééquilibrer la société. D'une certaine façon, il s'agit toujours de socialisation puisqu'on lutte contre la non-conformité.

Bref, dans la première définition -le contrôle social comme auto-régulation- on privilégie l’étude des conditions de la socialisation (par exemple, l’école); dans la seconde -le contrôle social comme réaction à la déviance- on privilégie l’étude des moyens, des outils que la société met en oeuvre pour corriger les ratés de cette socialisation.

Or ce déplacement d’objet d’étude, ce glissement de définition, va, à son tour, favoriser le renforcement de cette tendance : on parlera de plus en plus de contrôle social à propos du rétablissement de la conformité qu’entreprennent des institutions de resocialisation (par exemple, l’hôpital psychiatrique ou la prison...).

Cette nouvelle définition (fonctionnaliste) du contrôle social, développée après la seconde guerre mondiale, va ensuite se trouver en concurrence avec un usage interactionniste de l’expression contrôle social.

Dans la conception interactionniste, le contrôle social devient le producteur de la déviance vraie, c’est-à-dire celle qui s’institue pour durer dans une imposition de rôle stable (voir Becker). Le contrôle social est donc la cause, la genèse de la déviance.

Le concept de contrôle social a alors complètement changé de connotation : il est devenu synonyme de pouvoir, domination.

Quand on va commencer à s’en servir en Europe, et plus particulièrement en France, l’investigation va alors porter sur les phénomènes de pouvoir dont le contrôle social est la manifestation : l’attention va être focalisée sur les appareils de contrôle social ou, plus largement, sur des lieux et des pratiques généralement contrôlés par l’Etat et impliquant une domination idéologique et répressive ayant pour but le développement d’une société disciplinaire normalisante.

Les sociologues vont alors essayer de chercher les déterminants du contrôle social. Beaucoup d’entre eux vont remonter d’abord à l’Etat qui leur paraît tenir le rôle de déterminant le plus important,

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dans la mesure où les appareils de contrôle social, la prison par exemple, apparaissent comme une manifestation du pouvoir de l’Etat sur la société civile.

Cette évolution est tellement forte que l’on a observé dans les années 1970 une tendance à réserver le terme de contrôle social aux seules situations où intervient l’une de ces institutions étatiques spécialisées. Et, pour tracer la démarcation, on a essayé de mettre en oeuvre de multiples distinctions :

- on a d’abord voulu opposer le contrôle social (mis en oeuvre par l’Etat) au contrôle sociétal (mis en oeuvre par la société civile)

- on a ensuite opposé le contrôle institutionnel au contrôle informel, le contrôle spécialisé au contrôle général... etc.

La tendance la plus récente consiste à opposer la régulation sociale - qui est définie comme la pression à la conformité dans le cours normal de la socialisation sans entrée en scène de réseaux spécialisés de prises en charge des déviants et des déviances - et contrôle social que l’on emploie pour décrire justement l’entrée en scène de réseaux spécialisés et étatiques.

Section 2. La sociologie pénale

La conception de la criminologie dont nous allons maintenant parler prend place dans le cadre de ces études sur le contrôle social.

C'est depuis la fin des années 60 que l'on peut parler d'un renouveau de la recherche française en criminologie. Les sociologues, plus que les juristes, vont s'intéresser plus particulièrement au fonctionnement même de la justice pénale, dans la mesure où celle-ci est un appareil de contrôle social.

L’intérêt apporté aux mécanismes de contrôle social trouve en France au moins deux raisons : - la dramatisation constante du discours public sur la criminalité : à force de parler d’augmentation

de la criminalité, on a fini par attirer l’attention sur un appareil pénal qui semble incapable d’enrayer cette croissance

- l’autre raison est peut-être à rechercher dans l’extension considérable du champ de la réaction sociale institutionnalisée. Si l’on parle souvent de dépénalisation, ses réalisations n’en sont guère que symboliques, pendant que, dans le même temps, la criminalisation semble se développer. Du coup, le système pénal est engorgé en permanence et contraint à des ajustements de moins en moins satisfaisants. De surcroît, malgré la croissance en valeur absolue du contentieux pénal (augmentation constante des affaires traitées par la justice pénale), sa part en valeur relative dans l’ensemble des dispositifs de contrôle social ne cesse de diminuer en raison du développement tentaculaire de nouvelles formes spécialisées (service social, prévention de la délinquance, psychiatrie, par exemple).

De plus, les Français vont être influencés par les travaux interactionnistes et ils vont mettre l'accent sur une nouvelle conception de la criminologie.

Ils estiment, en effet, comme les interactionnistes, que l'engagement réel dans la délinquance ne vient pas d'un premier passage à l'acte -qui peut rester accidentel-, mais de l'amplification secondaire de cet acte, résultant de la stigmatisation de la réaction sociale institutionnalisée. Certes, le criminel est essentiellement perçu comme différent, mais ce qui le rend tel, c'est la réaction sociale et non le passage à l'acte.

Du coup, comme cette réaction sociale se manifeste à travers la justice pénale, les chercheurs vont, comme je le disais tout à l'heure, étudier le fonctionnement concret de la justice pénale.

Et comment observer ce domaine si ce n'est en étudiant les séries statistiques de la criminalité ?La criminologie classique n'avait pas fait d'effort critique sur ces données statistiques. Au contraire

même, elle raisonnait à partir de ces statistiques pour tenter de dégager les "causes" de la délinquance en recherchant, parmi la population faisant l'objet d'une prise en charge pénale, des traits communs et pré-existants à l'acte délinquant.

L’intérêt porté à l’appareil de justice pénale a permis de faire quelques découvertes.

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D’abord, en étudiant le mode de productions des statistiques pénales, problème que nous retrouverons plus loin, on s’est aperçu que ces données administratives donnaient plus de renseignements sur le fonctionnement de la justice pénale que sur le crime lui-même : les statistiques pénales ne sont pas un indicateur de la criminalité, mais bien plutôt un indicateur de la répression exercée. De même, on découvre que les dossiers pénaux ne racontent pas l’histoire des faits mais une histoire reconstruite selon les exigences de la logique de fonctionnement propre aux agences (police, instruction...etc) qui les établissent. .

La criminologie classique n’avait pas fait d’efforts critiques sur ces données statistiques. Au contraire même, elle raisonnait à partir de ces statistiques pour tenter de dégager les “ causes ” de la délinquance en recherchant, parmi la population faisant l’objet d’une prise en charge judiciaire, des traits communs et pré-existant à l’acte délinquant.

Or, à partir du moment où l’on estime que les statistiques ne rendent pas compte de la délinquance effectivement commise mais de l’activité des agences pénales (police, justice, administration pénitentiaire), il devient absurde de rechercher à travers elles les pseudo causes de la délinquance.

Ces statistiques ne perdent pas pour autant tout leur intérêt. Elles permettent simplement de mieux connaître le fonctionnement de la justice pénale, d'observer comment s'applique cet appareil de contrôle social particulier et, partant, de tenter de définir, d'une point de vue sociologique, le délit et le délinquant.

C'est donc à partir de cette réflexion sur les statistiques criminelles que s'est développée, en France, la sociologie pénale.

§1   : L'enseignement des statistiques criminelles

Les chercheurs ont donc commencé par s’interroger sur les conditions de production des statistiques dites “ criminelles ”, de façon à fixer les limites de leur utilisation.

En pratique, les séries statistiques peuvent être de 4 sortes : il y a celles produites par la police ou la gendarmerie, celles du ministère public, celles des juridictions pénales et enfin celles venant des organes d’exécution des sentences.

Or, en étudiant ces séries statistiques, on a vu apparaître 2 problèmes :- d’abord, en ce qui concerne les statistiques de la police ou de la gendarmerie, la question de la

naissance statistique du fait : tous les faits délictueux ne rentrent pas dans les statistiques : à quelles conditions, un fait va-t-il entrer dans ces statistiques ? Il faut, comme nous allons le voir, que le système pénal, et plus précisément la police ou la gendarmerie, puisse d’abord connaître du fait et il faut encore ensuite qu’il accepte de s’en saisir

- ensuite, pour les autres statistiques, c’est la question de la survie statistique du fait, au fur et à mesure que se déroule le processus pénal qui va se poser : à quelles conditions, le système pénal va-t-il continuer d’accepter de connaître du fait ?

A-Les statistiques policières : la reportabilité

L’antécédent de la naissance statistique d’un fait n’est pas sa commission, ou pas seulement : en fait, il n’y a pas de liaison directe entre la commission d’un délit et son enregistrement statistique.

En effet, il ne suffit pas qu’une infraction soit commise pour que le système pénal en ait connaissance. Entre les deux va s’intercaler un mécanisme intermédiaire que l’on appelle la “ reportabilité ”.

Cette “ reportabilité ” est le produit de la combinaison de deux phénomènes : la visibilité et le renvoi.

a) La visibilité

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La visibilité d’une infraction, c’est-à-dire le fait que l’on s’aperçoive qu’une infraction a été commise, est une propriété variable.

En effet, cette visibilité varie essentiellement en fonction de la nature de l’infraction et en fonction des circonstances de sa commission.

- D’abord selon la nature de l’infractionIci, deux éléments doivent être pris en compte :

1er élément :Par exemple, le hold-up d’une banque avec prise d'otages en pleine ville et en plein après-midi sera

sans doute plus visible qu’une infraction aux lois sur les sociétés. Or ce constat n’est pas dénué de considérations plus sociologiques : les illégalismes que l’on peut commettre dépendent de la position sociale : tout le monde ne peut pas commettre une infraction aux lois sur les sociétés parce que tout le monde ne dispose pas ainsi d’une “ personnalité morale ”.

En outre, la même infraction sera plus visible si elle est commise dans la rue ou dans un lieu public que si elle est concoctée dans un bureau bien protégé des regards indiscrets : des coups et blessures, ou un inceste seront plus facilement connus de la police s’ils se passent dans une H.L.M. où tout le monde entend tout que s’ils se déroulent dans une grande villa isolée dans un grand jardin. Et il n’est pas besoin d’être agrégé en droit pour réaliser que les membres de certaines classes sociales passent le plus clair de leur vie à l’abri des regards indiscrets tandis que d’autres vivent en permanence sous le regard des autres. Mais voilà qui fausse déjà les statistiques !

2è élément :Dans certains cas, la police découvre par elle-même l’infraction. Par exemple, la découverte des

violations aux règles de la circulation routière dépend presqu’exclusivement du gendarme.Mais de multiples études montrent que les affaires qui naissent de l’initiative de la police sont loin

d’être les plus nombreuses.Le plus souvent, une infraction vient à la connaissance de la police parce qu’il s’est trouvé quelqu’un

pour la leur signaler, grâce à une plainte ou à une discrète dénonciation.C’est ce que l’on appelle le renvoi, nouveau facteur d'erreur dans l'utilisation des statistiques.

b) Le renvoi

Le fait d’aller rapporter à la police ce que nous considérons être des infractions dépend de conditions objectives mais aussi de conditions subjectives.

- Les considérations objectivesLa personne la plus motivée pour reporter l’infraction demeure, on s’en doute, la victime. Mais il

existe des infractions qui ne font pas de victimes ou, plus précisément dont personne ne se reconnaît directement et individuellement victime. C’est par exemple, le cas de la fraude fiscale. Bien sûr cette infraction lèse souvent des fractions entières de la société mais nul ne s’en reconnaît sur le moment victime donc nul ne songe à saisir le système pénal. D'où un taux de renvoi assez faible.

Au contraire, les atteintes à la propriété privée, le vol de voiture par exemple, a de grande chance d’être renvoyé pour la simple et bonne raison que les compagnies d’assurances exigent souvent une pareille démarche pour régler le sinistre. D'où un taux de renvoi élevé et, à lire les statistiques, on pensera qu'il y a plus de vols que de fraudes, alors que ce n'est pas forcément vrai.

Enfin, certaines procédures peuvent diminuer le renvoi. Par exemple, les grandes surfaces disposent bien souvent de services de sécurité qui règlent eux-mêmes par des voies officieuses une bonne partie des vols. Ce sont autant d’infractions qui ne parviendront pas à la connaissance de la police.

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- Les conditions subjectivesLe recours à des systèmes très institutionnalisés, comme la police par exemple, dépend du sentiment

que l’on a dans un groupe d’être ou non capable de réguler soi-même telle ou telle déviance. On peut essayer d'abord de s'arranger, à l'amiable, avec le voisin qui fait trop de bruit, par exemple. Et la conduite que l’on va adopter à ce propos dépend fortement des représentations que l’on se fait des déviances, c’est-à-dire des idées que l'on se fait de la délinquance et de la justice pénale, finalement de la perception que l’on a de l’adéquation de telle ou telle modalité de contrôle, et ici précisément de la justice pénale, à tel ou tel comportement qualifié de déviant.

Or, qu’allons-nous reporter à la police ? Bien entendu, les faits que nous avons été habitués à considérer comme relevant adéquatement du système pénal. Ce processus met en cause à la fois les représentations du système pénal mais aussi celles du crime et du criminel. Et des études ont mis en évidence que l’appréciation de la gravité d’un comportement criminel est très relative selon les groupes sociaux. On ira plus facilement reporter un vol ou des coups et blessures qu’une fraude fiscale ou une publicité mensongère. Ces deux dernières infractions ne susciteront bien souvent de notre part un sourire complice ou résigné. Ou bien encore on pensera qu’il n’y a pas là matière relevant de la justice pénale, ou que celle-ci ne servira à rien... bref, on jugera son intervention peu adéquate et on ne la déclenchera pas.

En fin de compte, nous sommes inclinés davantage à rapporter les illégalismes populaires que les autres.

Tout cela pour dire que, pour qu’il y ait naissance statistique d’une affaire au stade de la police, il faut que jouent certains mécanismes, la visibilité et le renvoi, qui combinent des éléments de situation et des attitudes et représentations.

Et ces “ idées que l’on se fait ” sur le crime, le criminel, la justice pénale, ne sont pas des phénomènes de génération spontanée. On constate au contraire l’existence dans les types de représentations, de fortes stéréotypies, des “ clichés ” qui reposent sur l’inculcation d’images-types du délinquant. Ces images-types sont largement diffusées par les moyens de communication de masse qui répandent, sans que nous en ayons toujours conscience, un certain type de discours sur le crime, le criminel et la justice. Mais ce discours des media se nourrit lui-même à partir de la production de la justice pénale laquelle, en brandissant son produit fini, le condamné, diffuse une image type de sa clientèle spécifique. C'est un peu l'image du serpent qui se mord la queue, ou celle du cercle vicieux : nous considérons finalement comme crime et comme criminel ceux que la justice pénale nous a appris à considérer comme tels, notamment par l'intermédiaire des media.

La justice pénale brandit pourtant un produit fini.Cette opération se réalise par un mécanisme bien précis de reconstruction de l’objet : parmi les

individus disponibles, la justice pénale va sélectionner certains éléments ou va, au contraire, les éliminer. Puis, elle va reconstruire ceux qu’elle a conservés, selon sa logique propre, de sorte que son intervention apparaît avec les attributs inéluctables du destin. Ce faisant, le contrôle social se fait oublier ; ses mécanismes institutionnels paraissent transparents, passifs, agis de l’extérieur par la survenance de la criminalité.

Ce mécanisme de reconstruction de l’objet constitue le second facteur présidant à la naissance statistique. Et il intervient également dans la survie de l’affaire tout au long de la chaîne pénale.

B-Les statistiques judiciaires : la reconstruction d’objet

On peut se représenter le système pénal comme un entonnoir muni d’étages successifs qui sont la police, le ministère public, les juridictions d’instruction, les juridictions de jugement et les organes d’exécution des sentences.

Les chercheurs ont montré que cet ensemble institutionnel ne retient pas toute la matière première constituée des affaires qui sont renvoyées au système pénal. Il s’opère des tris et, parmi ce qui est retenu, tout n’est pas traité de la même façon : des

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faits, des renseignements, des personnes s’effacent tandis que d’autres sont mis en avant.

En réalité, chaque étage de l’entonnoir accomplit une double fonction de sélection et d’orientation.

- La sélectionCette fonction de sélection est surtout importante aux premiers étages :- elle se manifeste d’abord quand la police renonce purement et simplement à

enregistrer une affaire (et sur laquelle on n’aura alors aucune donnée statistique). La police ou la gendarmerie peuvent agir ainsi soit parce que l'infraction ne leur apparaît pas assez grave, soit par intérêt : fermer les yeux sur les agissements d'un contrevenant rend ce dernier débiteur : il devient en quelque sorte l'obligé de la police ou de la gendarmerie qui, le cas échéant, recoureront à lui pour obtenir des renseignements sur une infraction beaucoup plus grave (exemple de "l'indicateur")

- elle se poursuit ensuite devant le ministère public quand ce dernier ne poursuit pas (classement sans suite)

- Elle est beaucoup moins importante après : non-lieu de la juridiction d’instruction ou relaxe ou acquittement des juridictions de jugement.

- L’orientationCette fonction consiste à ventiler les affaires que l’on retient selon les différents

cheminements possibles pour atteindre l’étape suivante.- Ainsi, pour la police, il s’agit de choisir entre la transmission de l’affaire au

judiciaire aux fins de poursuite, ou le traitement officieux (une simple admonestation policière). Or, ce pouvoir d’opportunité de la police n’est pas enregistré dans les statistiques puisqu’il ne connaît aucune consécration légale. Les statistiques policières ne mentionnent ainsi que les espèces pour lesquelles un PV a été dressé et transmis au parquet et non celles inscrites seulement sur un registre interne (le registre des mains-courantes)

- la fonction de ventilation existe encore pour le parquet quand il peut opter entre l’instruction préparatoire (voie longue) et la citation directe en jugement (voie courte), ou encore quand il choisit une procédure alternative au jugement (médiation, par exemple).

Et, quand il remplit cette fonction d’orientation, chaque étage n’est pas tout à fait libre de ses choix. En effet, la décision prise par l’étage précédent limite la marge de manoeuvre de l’étage suivant. On a pu montrer, par exemple, que la décision de mettre ou non en détention provisoire dépend en partie du fait que la police a ou non arrêté le suspect. De même, le fait qu’une personne comparaisse en jugement libre ou non, qu’elle ait été ou pas placée en détention provisoire pré-détermine en partie la décision de la juridiction de jugement.

Sur quels facteurs explicatifs repose cette sélection et cette ventilation des affaires ? Essentiellement 2 :

1* On peut d’abord citer des effets d’interaction entre les étages.Quand un étage prend une décision de sélection et de ventilation, il anticipe sur

ce qu’il pense être la réaction probable de l’étage supérieur : par exemple, la police va tenir compte de ce qu’elle pense être la politique pénale du procureur : systématiquement, elle renverra certaies affaires et elle en éliminera d’autres ou les

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traitera officieusement. De même, le procureur évitera de renvoyer en jugement une affaire où la culpabilité apparaît douteuse.

Mais ces effets d’interaction jouent encore par rapport à la personne mise en cause (classe sociale, nationalité, appréciation de la gravité de l’infraction, risque de récidive...), par rapport à la victime (elle peut contraindre, par son attitude, la police à transmettre l’affaire au ministère public).

2* On peut ensuite citer des facteurs relatifs au fonctionnement même du système pénal. Divers travaux ont montré une tendance de ce système à “ l’économisme ” : tout se passe comme si une préférence était accordée aux circuits les plus simples et les moins coûteux. Le système a tendance à s’auto-réguler et élimine le plus tôt possible les cas qui apparaissent douteux. Et certains travaux ont montré que l’anticipation que font les acteurs judiciaires de la capacité d’absorption du système pénal vient faire varier leur appréciation de la gravité de l’infraction en élevant ou en abaissant le seuil de “ tolérance ”. Cette appréciation de la gravité de l’infraction est propre à chaque acteur judiciaire et dépend de son idéologie professionnelle.

Ainsi, par ces fonctions de sélection et d’orientation des affaires, la justice pénale élabore un ordre au sein de la réalité sociale. Et, à travers son activité, ses taux de poursuite, de condamnations ainsi que leurs modalités, elle proclame cet ordre, elle l’affiche, nous le fait lire, nous l’inculque. Ce faisant, elle tient aussi un certain discours sur le délinquant et son crime qu’elle doit ensuite gérér puisqu’elle en est comptable. Il faut qu'elle le rende crédible, que l'on y croit !

Pour accomplir cette tâche, il est alors nécessaire que le fait social qui va donner naissance à une “ affaire ” soit progressivement travaillé à tous les étages du processus pénal. Chaque étage va donc sélectionner seulement les éléments signifiants du fait et va plier ce fait à la logique propre du droit. Et, tout ce qui ne sert pas directement à cette logique du droit ou tout ce qui lui est indifférent (personnes, circonstances, éléments de fait...) va se trouver écarté au profit des éléments juridiquement signifiants. Ceci explique que, par exemple, les victimes n'aient pas toujours le sentiment d'être entendues et comprises par la justice : les éléments qui, pour elles, sont essentiels, ne le sont pas forcément pour la logique du droit.

Et l’on peut dire que c’est pour cela, par exemple, que les dossiers pénaux de jeunes délinquants ne contiennent pas grand chose de pertinent sur leur vie en bandes d’adolescents parce que cette dimension collective importe peu à la casuistique individualiste du droit pénal.

Résumons : ces deux mécanismes de reportabilité et de reconstruction d’objet montrent donc qu’il existe une distance réelle entre la criminalité et ses enregistrements statistiques. Il est donc scientifiquement incorrect d’user des statistiques pénales pour prétendre connaître la criminalité. Plus précisément, deux choses sont illégitimes :

- user de ces statistiques pour décrire le profil de la criminalité ( ce qui conduit à hypostasier l’importance du vol -trés reporté parce que bien visible et bien renvoyé- par rapport à celui, par exemple, de la fraude des sociétés)

- s’en servir pour décrire le profil des criminels (ce qui amène à dire que les étrangers sont plus criminels que les indigènes ou que les chômeurs sont plus criminels que les membres des professions libérales ; or, nous n’en savons rien).

Mais ce constat ne revient pas à dire pour autant que les statistiques pénales n’ont aucun intérêt et ne nous apprennent rien. Le tout, c’est de savoir ce que l’on compte et ce que les chiffres signifient réellement, bref de trouver une interprétation correcte de ces séries statistiques.

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En réalité, ces données chiffrées constituent un instrument important pour comprendre la logique de contrôle social que met en oeuvre le système pénal. La justice pénale nous livre ses produits, c’est-à-dire ses populations-cibles et ses modes d’opérer. En analysant ces produits, on peut alors mieux comprendre le fonctionnement de la justice pénale comme instrument de contrôle social.

C’est à partir de ces réflexions conceptuelles sur les statistiques pénales que s’est développé en France la sociologie pénale.

§2   : Les grandes orientations de la sociologie pénale

Dans l’introduction, nous avons déjà dit quelques mots de cette nouvelle conception de la criminologie. Ce courant ne s’intéresse pas à la question “ pourquoi ” le crime, puisque cette question est vaine compte tenu du fait que, comme nous venons de le voir, les statistiques ne peuvent renseigner sur les "causes" de la délinquance. La sociologie pénale va donc s'intéresser à la question de “ qu’est-ce que ” le crime ? Et, pour trouver la définition même du crime, la sociologie pénale ne va pas s’adresser aux juristes ; c’est à travers l’observation pratique du système pénal, c’est-à-dire en examinant la façon dont il fonctionne depuis l’établissement de la loi pénale jusqu’à l’application des sanctions pénales, que l’on va chercher à définir le crime et, par conséquent le criminel.

En même temps, en tenant compte des travaux des interactionnistes, la sociologie pénale va tenir compte du fait que la loi pénale et son application créent des normes particulières, des normes juridiques pénales : ces normes pénales, qui guident les comportements sociaux au point de vue du droit pénal, peuvent être regroupées dans un ensemble que l’on appelle la “ normativité pénale ”.

Cette normativité pénale ne fonctionne pas toute seule dans notre société. Comme on l’a déjà dit, au contraire, notre système social est traversé par une multitude de normes (religieuses, politiques, scolaires ou universitaires... etc), génératrices d’autant d’ensembles normatifs.

Aussi, la sociologie pénale va encore tenter d’étudier les relations qu’entretient la normativité pénale avec d’autres systèmes normatifs, de façon à réintégrer le fonctionnement du système pénal dans l’ensemble du système social

La sociologie pénale va donc organiser ses recherches autour de deux grands axes : elle va d'abord décrire la normativité pénale, puis tenter de l'expliquer.

1 - 1er axe : elle va d'abord tenter de décrire la normativité pénale

C'est la norme pénale qui érige, qui constitue, un comportement en crime. C'est donc elle que doit scruter, en premier lieu, la criminologie.

Mais cette norme, la loi pénale, présente la caractéristique d'une césure entre son institution et son application concrète. La constitution de l'objet criminologique, le crime, doit donc s'étudier à deux niveaux : celui de l’institution de la norme (criminalisation primaire) et celui de l’application de la norme (criminalisation secondaire)

* La criminalisation primaireCe premier volet de recherche présente deux aspects d'étude : l'incrimination et sa réception dans la

société.Le problème de l'incrimination, c'est-à-dire de la création de l'infraction, du crime, par la loi pénale

doit être étudié de façon à échapper au caractère normatif de la science juridique. C'est alors souvent la combinaison d'une approche politologique et d'une approche historique qui permettra de progresser dans l'étude de l'incrimination. Les études de sociologie pénale vont donc essayer de comprendre pourquoi et comment certains comportements sont érigés, à un moment donné, en délits ou en crimes, alors qu'ils n'étaient pas considérés comme tels jusqu'alors.

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Le problème de la réception de la norme pénale dans la société va , de son côté, être étudié en mettant en oeuvre une sociologie des représentations : au moyen de différentes techniques, on va tenter de cerner ce que représente la loi pénale pour les individus composant notre société.

* La criminalisation secondaireLa normativité pénale va être ici étudiée à travers les appareils chargés de mettre en oeuvre la loi

pénale : en d'autres termes, elle va être étudiée à travers le processus pénal. Mais en même temps, on peut remarquer que la normativité pénale ne fonctionne pas toute seule dans la société. Toute une série de normativités traversent notre société, s'emboitent les unes dans les autres. La conséquence de cet état de fait tient alors dans l'entrelacement de divers réseaux spécialisés de contrôle social, parmi lequel figure le processus pénal. Et ces réseaux entretiennent entre eux des relations complexes. Aussi, l'étude de la criminalisation secondaire doit passer par deux étapes :

** 1ère étape : le processus pénalL'étude de l'institution pénale constitue un secteur quantitativement le plus important de la

production de ce courant criminologique. La recherche peut se faire dans plusieurs directions: la première est constituée par la mise en perspective historique qui permet de rendre compte de la mise en place progressive de cet ensemble institutionnel (voir, par exemple, les travaux de M. FOUCAULT sur la naissance de la prison). D'autres recherches observent les "populations-cibles" ou encore les modes d'opérer de la justice pénale : dans ce dernier cas, on va observer comment les interventions successives des acteurs du système (police, parquet, juridiction d'instruction puis de jugement) vont plier la matière première à la logique propre à l'intervention pénale. Ces études permettent de préciser l'impact concret de l'intervention pénale dans la société et elles autorisent alors une approche différentielle qui en dégage la spécificité par rapport à d'autres interventions de contrôle social.

Le “ délinquant ” est donc un produit fini du système pénal et cette constatation invalide, finalement, la démarche de la criminologie étiologique.

** 2ème étape : les interfaces du pénalC'est qu'en effet, la justice pénale n'est pas le seul mécanisme de contrôle de la société ; il en existe

d'autres, tels par exemple, l'autorité administrative, l'autorité médicale, scolaire...etcOn va alors chercher à examiner les relations qu'entretiennent ces différentes autorités avec la

justice pénale.

Deux exemples peuvent faire comprendre la démarche :- l'exemple de la suspension du permis de conduire : l'autorité administrative, par le truchement du

préfet, de même que l'autorité judiciaire -le juge- peuvent toutes les deux prendre une mesure de suspension du permis de conduire à l'encontre de l'automobiliste qui a commis certaines infractions au code de la route. La recherche consistera à déterminer comment s'articulent les suspensions administrative et judiciaire du permis de conduire, et comment se nouent les relations entre les deux autorités -préfet et juge-..

- 2ème exemple: les vols dans les grands magasins : les grandes surfaces disposent très fréquemment d'agents de sécurité chargés d'appréhender les voleurs. Les principes de procédure pénale voudraient alors que, en cas de vol, les grandes surfaces saisissent les services de police qui dresseraient un procès-verbal, lequel serait ensuite transmis au parquet. En réalité, les choses ne se passent pas de cette façon : les grandes surfaces se donnent un grand pouvoir d'appréciation de l'opportunité d'une poursuite pénale et ont imaginé différents systèmes destinés, en fin de compte, à régler l'affaire sans que la justice pénale soit saisie. (par exemple, le système de la "lettre-plainte" à Auchan : le dépôt de plainte simplifié (DPS)). Elles inscrivent donc leur décision, non pas dans la logique pénale, mais dans leur propre logique d'action, c'est-à-dire, ici, une logique commerciale.

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2 - 2ème axe : après l'avoir décrit, la sociologie pénale va chercher à replacer la normativité pénale dans un contexte explicatif.

Pour essayer d'expliquer les phénomènes constatés dans la description de la normativité pénale, la sociologie pénale va se référer à des variables relatives à la structure sociale et aussi à l'histoire de notre formation sociale. Il s'agit alors de voir que la normativité pénale reproduit, quoique de façon spécifique, les conflits qui, à un moment donné, structurent une formation sociale ; non seulement les conflits entre dominants et dominés mais aussi ceux qui se développent à l'intérieur de chacun de ces groupes sociaux.

En effet, au début des années 1980, il est apparu que l’on ne pouvait plus rester enfermé dans cette étude des processus institutionnels, même aéré par l’examen parallèle des représentations sociales du crime. En effet, l’étude de ces processus institutionnels a montré que chaque étape du processus pénal était largement hétéro-déterminé par des choix antérieurs, en sorte que l’agence étudiée (le parquet, par exemple) semblait surtout capable de réguler le flux dont l’alimentation lui échappait largement : étudier, par exemple, l'activité d'une Cour d'assises n'a pas grand sens si l'on ne tient pas compte de ce qui s'est passé avant, c'est-à-dire chez le juge d'instruction. Et étudier ce qui s'est passé chez le juge d'instruction conduit forcément à observer l'activité du Parquet qui renvoie elle-même à l'activité de la police. Il faut donc remonter toujours plus haut pour étudier les mécanismes de renvoi au long des processus pénaux mais aussi toujours plus en amont, de la part d’institutions non pénales et finalement les renvois non-institutionnels : chaque fois, on observe une exclusion d’un réseau de relations sociales jugées incapables désormais de gérer une situation et une réinclusion dans un autre réseau.

Ainsi l’étude des processus pénaux en eux-mêmes, comme je l’ai déjà dit, n’est plus qu’un aspect de l’intérêt sociologique sur le crime. Puisque la compréhension du processus pénal demande de scruter les renvois qui s’opèrent en amont, on a donc étudié ceux qui gèrent le transit entre les différentes étapes du processus -par exemple, la police ou le parquet- mais aussi ceux qui gèrent l’entrée même dans le processus : les “ renvoyants ”. On a ainsi différencié deux types de renvoyants selon qu’ils étaient institutionnalisés ou non comme certaines administrations (le fisc, les douanes, par exemple). On a ainsi découvert que le renvoi par les administrations du délinquant potentiel n’est que très rare dans la mesure où ces administrations préfèrent souvent transiger tout en s’appuyant sur la menace pénale pour gagner la docilité de leurs assujettis (voir les travaux de Lascoumes). Et au-delà même des administrations, on découvre des comportements très comparables de la part des organismes de sécurité privée.

Mais à côté de ces renvoyants institutionnalisés, les enquêtes de victimation ont permis d’étudier les renvoyants qui ne sont ps institutionnalisés : il s’agit d’observer les réactions, les attentes et les comportements de celui qui s’estime victime d’une infraction. Là, le tableau change : le renvoi n’est plus une stratégie rare, il devient au contraire systématique dans les cas, nombreux, où les victimes n’ont pas d’autres solutions et y sont presque contraintes (ne serait-ce qu’à cause de l’assurance). Mais on découvre alors aussi que ce renvoi est bien moins efficace que celui des renvoyants institutionnels ou professionnalisés.

Ainsi, à travers cette analyse des différents types de renvoyants, on a pu mettre en évidence des différentes capacités à instrumentaliser le crime. Ce constat devient une préoccupation centrale des sociologues. Mais on mesure aussi des retombées d’une insuffisante capacité : le sentiment d’insécurité apparaît alors comme la conséquence de l’incapacité de certains à instrumentaliser à leur profit la criminalisation et les appareils qui en sont chargés. La mise en place de dispositifs de prévention, d’aide aux victimes ou de médiation sont autant de tentatives pour essayer de leur fournir des contreparties.

Finalement, la sociologie pénale se recentre aujourd’hui sur une analyse de la criminalisation comme une ressource dont différents acteurs sociaux peuvent jouer plus ou moins habilement. Ce choix présente l’intérêt de permettre une réintégration de toutes les catégories d’acteurs, non seulement les professionnels (police, magistrats, avocats, personnel pénitentiaire) de la justice pénale, mais aussi et peut-être surtout les non professionnels (administrations, entreprises privées de sécurité, police municipale, victimes...etc).

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Cependant, parler de ressource pénale et d’acteurs plus ou moins habiles à en jouer ne suffit pas à caractériser entièrement l’horizon actuel de la sociologie pénale. Il faut ajouter que cette ressource est normative : sa mise en jeu se déploie sur une scène dont les frontières, les règles et les rôles ne peuvent être caractérisés que par l’étude des spécificités de la norme pénale. C’est pourquoi, la sociologie pénale entreprend aussi un autre volet de recherche dédié à l’examen des conditions de création ou de modification des normes pénales : on étudie alors les processus d’incrimination, leurs acteurs, leurs ressources, leurs enjeux et leurs stratégies. L’idée consiste à caractériser la spécificité propre à cette norme institutionnalisée étatique qu’est la loi pénale au sein de toute la gamme des normativités sociales.

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TITRE 3 : L’INVESTIGATION SOCIOLOGIQUE EN CRIMINOLOGIE

Nous allons maintenant étudier les techniques de recherche. Les techniques sont des moyens d’aborder des problèmes quand ceux-ci sont précisés. Le plus difficile dans une bonne recherche, en effet, est de se poser les bonnes questions.

Il n’y a pas de bonnes techniques de recherche sans une bonne méthode : la technique sans la méthode ne suffit pas. Mais on peut ajouter que la méthode elle-même ne suffit pas : ce n’est, en effet, qu’un moyen utilisable en fonction d’un but, c’est-à-dire pour la question que l’on s’est posée. Le tout, on le voit, est de se poser la bonne question ! Cela suppose, bien entendu, que l’on connaisse le domaine que l’on se propose d’étudier. Par exemple, si vous voulez entreprendre une recherche sur le terrain des pouvoirs du parquet en matière d’infractions à la législation sur les stupéfiants, il faudra qu’auparavant, vous connaissiez le rôle du parquet en matière de poursuite pénale, mais aussi les différents modes de poursuites, les alternatives à la poursuite, et encore la répression des infractions en matière de stupéfiants. On ne peut, en effet, se poser la bonne question que si l’on connaît bien le domaine dans lequel on se propose d’investiguer.

Cela étant, une bonne recherche passe par le respect d’un certain nombre d’exigences. Ces exigences constituent la méthode de recherche (introduction).

La méthode va à son tour conditionner le choix des techniques à mettre en oeuvre : techniques quantitatives (chap.1) ou qualitatives (chap.2).

Introduction : Les exigences de la recherche

Toute recherche implique :- des faits à observer- des hypothèses- une expérimentation.Ces différentes étapes de la recherche (sect.1) doivent obéir à certaines règles ou satisfaire à

certaines conditions. Ces étapes sont construites en fonction du but scientifique que l’on s’est donné, c’est-à-dire du niveau d’explication qu’elles permettent d’atteindre (sect.2).

Section 1. Les étapes de la recherche

Une recherche passe donc par différentes étapes : observation, hypothèses, expérimentation. Cette coupure entre les différents stades n’implique pas un ordre chronologique immuable : on peut, par exemple, partir de l’expérimentation pour déduire une hypothèse. C’est donc par souci pédagogique que nous allons étudier chacune de ces étapes, en sachant qu’en pratique, elles peuvent être étroitement imbriquées les unes aux autres.

§1   : Les exigences générales à toute recherche

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A-Les conditions de l’observation

La première étape d’une bonne recherche passe par un impératif essentiel : il faut se débarrasser des prénotions, c’est-à-dire chasser de son esprit toutes les idées préconçues que l’on peut avoir concernant l’objet de la recherche.

Cette idée est banale en sciences naturelles ; elle est beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre dans les sciences sociales parce que très fréquemment il s’agit d’une lutte à l’intérieur de soi-même : il faut remettre en cause des évidences souvent inconscientes et que le langage lui-même véhicule sans que nous nous en apercevions. En matière juridique, cette exigence d’évacuer les prénotions est particulièrement prégnante parce que le langage juridique est un langage normatif : par exemple, le classement des infractions (crime, délit, contravention) s’impose au juriste avec une apparence de naturalité évidente, alors que cette distinction n’est pas “ naturelle ” mais construite. Or ces notions, ces classifications limitent la pensée, l’empêchent de chercher les rapports ou les liens qui unissent dans la réalité ce que ce découpage juridique et arbitraire sépare. Il faut donc se rendre compte, être conscient, que notre culture nous fait utiliser comme “ allant de soi ” des catégories qui n’expliquent pas tout et qui peuvent se révéler inadéquate lorsque l’on étudie leur réalité sociale.

Il faut donc passer au crible de la critique toutes les informations reçues (c’est le doute méthodique de Descartes) et c’est bien difficile parce que le laboratoire du chercheur en sciences sociales, c’est la société dans laquelle il vit. Et, comme l’écrit P. BOURDIEU : “ la familiarité avec l’univers social constitue pour le sociologue l’obstacle épistémologique par excellence parce qu’elle produit de façon permanente des conceptions ou des systématisations fictives (i.e socialement construites), en même temps que les conditions de leur crédibilité. Le sociologue n’en a jamais fini avec la sociologie spontanée ” (“ Le métier de sociologue ”avec J.C. Chamboredon et J.C. Passeron, Mouton Bordas, 1968). Il faudrait donc, comme le souhaitait DURKHEIM, que le sociologue entre dans le monde social comme dns un monde inconnu.

Cette lutte contre les prénotions n’est pas, à proprement parler, une “ étape ” de la recherche, dans la mesure où c’est une lutte continuelle, permanente à tous les stades de la recherche : à chque instant de l’observation, de l’hypothèse ou de l’expérimentation, il faut se méfier des présupposés, des idées préconçues. Cependant, c’est tout de même au début, quand se bâtit la recherche que la nécessité de cette vigilance accrûe est la plus importante.

Lorsque l’on a ainsi balayé tous les recoins de son esprit, il devient alors possible de donner une définition provisoire de l’objet de la recherche.

Ce concept de “ définition provisoire ” de l’objet de la recherche a une importance essentielle en sociologie.

Durkheim disait que le savant doit d’abord définir les choses dont il traite afin que l’on sache bien de quoi il est question... Une théorie ne peut être contrôlée, validée, que si l’on peut reconnaître les faits dont elle doit rendre compte. Il est évident qu’une définition parfaite, un véritable concept, ne peut être établi qu’en fin de recherche, quand les caractéristiques du phénomène étudié sont connues. Mais au moins faut-il au début donner une définition provisoire de l’objet qui permette, dans les grandes lignes, de limiter le champ de la recherche et de désigner les phénomènes. Par exemple, si l’on veut étudier le problème de l’adoption d’un enfant, il faut commencer par définir ce que l’on entend sous ce terme pourtant si évident d’enfant (un embryon est-il un enfant ?)

Comment établir cette définition provisoire ?Certes les définitions existent, les dictionnaires en sont remplis. Sans doute, mais justement, les

définitions du sens commun ne correspondent pas forcément aux phénomènes envisagés sous l’angle de la sociologie. Le savant doit donc, non pas créer un nouveau mot pour désigner ce qu’il observe, mais mettre à la place de la conception usuelle, qui est confuse, une conception plus claire, plus précise et plus distincte.

B-La construction de l’objet

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Pendant que se précise la définition provisoire, avant d’arriver à établir un concept rigoureux, se prépare la construction de l’objet.

Là encore, il s’agit d’un aspect essentiel et difficile de la recherche parce que c’est le fondement sur lequel tout repose. Cette étape importante commence dès l’idée de la recherche, elle se poursuit pendant la recherche de la définition provisoire pour aboutir à la construction de concept et guider avec lui toute la recherche.

Mais quand je dis cela, je décris une démarche générale, abstraite. C’est un peu comme lorsque l’on parle, dans cette faculté, de la méthode du commentaire d’arrêt ! C’est un impératif sans mode d’emploi. En fait, comme pour le commentaaire d’arrêt, la construction de l’objet de la recherche échappe à toute recette. Chaque thème de recherche comporte un objet différent et chaque construction doit donc s’adapter à l’objet à construire. C’est sans doute le moment où s’apprécie le degré de formation du sociologue et où se révèlent les qualités du chercheur.

S’il n’y a pas de recette miracle, on peut néanmoins formuler quelques observations.

* Réalité sociale et réalité sociologiqueCertains objets paraissent construits, prêts à être analysés. C’est le cas de certaines études

descriptives. Par exemple, en droit, souvent, l’objet, l’institution, forme un tout. Le progrès a consisté d’abord à passer de l’étude des textes, c’est-à-dire de l’objet abstrait formel, à l’analyse de la réalité, à l’analyse de ce qui se passe.

De la même façon, en sociologie, il est fréquent de voir pris comme objet d’étude simplement ce qui est donné dans la réalité : par exemple, on va faire la monographie d’une institution ou d’un village. Comme le remarque Bourdieu “ nombre de sociologues agissent comme s’il suffisait de se donner un objet doté de réalité sociale pour détenir du même coup un objet doté de réalité sociologique ”.

Pour comprendre cette distinction, on peut prendre l’exemple de GOFFMAN quand il a étudié l’institution asilaire. En étudiant cette institution, Goffman possédait un objet doté de réalité sociale. Il pouvait le décrire et l’analyser. Or, il a découvert qu’à côté du règlement officiel de l’asile et de son but thérapeutique (soigner les malades) s’était établie une organisation interne parallèle. Pour assurer le fonctionnement de l’institution, s’était crée (chez les malades et les gardiens) un ensemble de coutumes, de règles, de hiérarchies, plus réelles et efficaces que le règlement affiché et qui, en fait, en modifiait le but. Goffman a ainsi construit un objet sociologique : le système de relations à l’intérieur de l’asile. Et, plus tard, il a pu généraliser ce système à l’ensemble des institutions de ce type (caserne, internat) dans lesquelles interviennent les mêmes facteurs dans des situations comparables.

De la même façon, Bourdieu étudiant l’organisation de l’enseignement public français, aurait pu la qualifier de démocratique et donc ouverte à tous, et décrire les différentes étapes de l’enseignement et leurs diverses orientations. Or, dans “ Les héritiers ”, Bourdieu démonte ces apparences et montre au contraire, par une analyse quantitative du recrutement (corrélation entre les origines sociales et les différents types d’enseignement) et qualitative des critères de sélection, comment le système fonctionne en fait, en faveur d’une classe sociale déterminée.

* Objet réel, objet construitCes exemples, éloignés l’un de l’autre, présentent un caractère commun : ils recherchent une partie

de ce qui anime la réalité sociale et l’explique. “ Il n’y a de science que du caché ” disait Bachelard. On peut dire que la réalité sociologique correspond à une part d’activité sciale, assure la poursuite des objectifs de la société souvent différents de ses buts apparents ou explique un certain nombre de faits sociaux.

Finalement, construire l’objet, c’est découvrir derrière le langage commun et les apparences, à l’intérieur de la société globale, des faits sociaux liés par un système de relations propres au domaine étudié. C’est ainsi deviner sous les apparences les vrais problèmes et poser les bonnes questions.

§2   : Les exigences particulières à chaque étape de la recherche

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Certaines exigences particulières s’attachent à l’observation, à l’hypothèse et à l’expérimentation.

A-L’observation

La particularité de l’observation en sociologie, est que l’objet à observer est humain au contraire de sciences de la nature qui observent des faits grâce à des instruments de mesure. Durkheim, comme on l’a déjà dit, a prescrit de traiter les faits humains, sociaux comme des “ choses ” et l’on a admis après lui qu’il existait des faits humains comme des faits physiques, que l’on pouvait également observer d’une manière scientifique, c’est-à-dire objective.

On doit cependant reconnaître que les faits humains présentent certaines particularités :- ainsi, le fait social est à la fois unique et historique : la sociologie étudie des faits qui ne se

reproduisent jamais exactement de la même façon (au contraire des sciences de la nature dont les phénomènes observés peuvent se reproduire de façon identique); d’où la difficulté de généraliser et la nécessité de tenir compte, à la fois de facteurs historiques, généraux, mais aussi de contextes particuliers.

- les faits sociaux se traduisent le plus souvent en actes sociaux ou pratiques sociales, ou conduites, en même temps qu’ils expriment des émotions, des sentiments et des représentations collectives. Or ces actes ou ces conduites peuvent avoir des significations différentes. Ils n’expriment pas tout et l’observation, la description, ne suffisent pas toujours pour rendre compte de l’explication du phénomène observé. Deux exemples : une mère qui gifle son enfant peut l’aimer trop ou pas assez Þ on ne peut rien déduire de cette gifle. En observant deux individus courir l’un derrière l’autre, on peut aussi bien penser que le premier entraîne le second, ou que le deuxième poursuit le premier.

- autre particularité importante : l’observateur est un être humain. C’est là une difficulté majeure de l’observation en sociologie. Il n’existe pas d’instrument de mesure tels qu’un thermomètre ou un manomètre comme dans les sciences de la nature. Le plus souvent, c’est l’observateur, le chercheur qui est lui-même l’instrument, d’où la possibilité d’interférences de sa propre personnalité sur les résultats de l’observation comme de l’interprétation.

Cela étant, l’observation peut être plus ou moins systématisée et plus ou moins quantifiée.

* Plus ou moins systématiséeIl est rarement possible d’expérimenter en sociologie. C’et pourquoi l’étape de l’observation est si

importante. On distingue trois types possibles d’observation :- le premier type concerne l’observation non systématique : elle accumule toutes les informations

qui peuvent susciter une orientation, une idée dans la recherche- le second concerne l’oservation préparée : le chercheur recueille des données dans un domaine

déterminé d’avance, ayant trait à des facteurs précis- le troisième concerne l’observation organisée : c’est le cas de l’emploi de tests, de

questionnaires...etc. Ces types d’observations remplacent souvent la phase de vérification de l’hypothèse ou l’expérimentation.

* Plus ou moins quantifiéeUne recherche qui veut obtenir un résultat quantifié doit préparer des instruments de mesure. Tout

dépend alors de la forme sous laquelle vont se présenter les données recueillies.- Soit les données se présentent sous une forme directement quantifiée pour donner ensuite lieu à

des commentaires qualitatifs (par exemple, des taux de suicide ou des taux de criminalité).Lorsque tel est le cas, on peut, à partir des chiffres, obtenir des ordres de grandeur, ou les comparer,

tracer des courbes, extrapoler ou prévoir. Les statistiques ou les sondages permettent de telles opérations, à condition toutefois que l’on connaisse le mode de production de ces statistiques -problème que nous allons retrouver un peu plus loin- ou que, pour les sondages, les questions posées aient une validité et une pertinence scientifique.

- Soit les données se présentent sous forme qualitative et l’on veut les quantifier

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Dans ce cas, on va utiliser des indicateurs. Un indicateur est une donnée observable permettant d’appréhender les dimensions, la présence ou l’absence de tel ou tel attribut dans la réalité observée. Dans une enquête qualitative, il faut que ces indicateurs soient suffisamment nombreux et riches de signification par rapport à l’objet de la recherche. Par exemple, si l’on fait un recherche sur le rôle de l’homme et de la femme dans la vie du ménage, on cherchera qui prend les décisions, quel type de décision, mais aussi qui fait le marché, qui débouche le lavabo...etc Dans une recherche sur l’écoute de la publicité à la télévision, un chercheur américain a eu ainsi l’idée ingénieuse de retenir la baisse de la pression de l’eau comme indicateur permettant de quantifier l’écoute, après avoir observé que les ménagères retournaient à leur vaisselle quand le programme ne les intéressait plus.

Les indicateurs permettent ainsi de traduire des caractéristiques qualitatives en chiffres mais trouvent aussi des limites. Certaines recherches ne se prêtent absolument pas à la quantification: par exemple, le contenu d’un entretien clinique sur la douleur éprouvée par un individu qui vient de perdre un proche parent.

B-L’hypothèse

L’hypothèse est une proposition de réponse à la question que se pose le chercheur. Elle tend à formuler une relation entre des faits significatifs. Même plus ou moins précise, elle aide à sélectionner les faits observés. Ceux-ci rassemblés, elle permet de les interpréter, de leur donner une signification.

L’hypothèse doit être vérifiable de façon empirique ou logique. Elle doit être formulée en termes tels que l’observation et l’analyse, la conception de la recherche puissent fournir une réponse à la question posée. Ainsi, l’hypothèse suggère donc la procédure de recherche à mettre en oeuvre.

L’origine de l’hypothèse peut se trouver dans des observations courantes portant sur des faits de la vie quotidienne ; elle peut au contraire se présenter comme le résultat d’une construction purement théorique. Mais en tout état de cause, elle ne peut être utilisable que si elle remplit certaines conditions :

- elle doit être avant tout vérifiable et pour cela utiliser des concepts communicables, c’est-à-dire que les deux termes mis en relation par l’hypothèse doivent être définis de façon à permettre des observations précises.

- elle doit ensuite mettre en cause des faits réels et ne pas comporter de jugement de valeur. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle ce sont les enfants des meilleures mères qui travaillent le mieux ne signifie rien car le critère de la meilleure mère fait défaut. En revanche, on peut poser l’hypothèse que le niveau de revenus exercent une influence sur le travail des enfants et que ceux dont les deux parents travaillent obtiennent de meilleurs résultats scolaires : cette hypothèse est vérifiable dans les faits.

- l’hypothèse doit aussi être spécifique, c’est-à-dire ne pas se perdre dans des généralités. Il faut donc qu’elle aboutisse à mettre en cause des facteurs précis. Par exemple, l’hypothèse selon laquelle la participation politique croît avec le niveau d’information suppose que l’on retienne des indicateurs très précis révélateurs du niveau d’information (degré d’instruction, lecture de journaux, etc...) et de la participation (vote, affiliation à un parti...etc).

- enfin, l’hypothèse doit pouvoir se rattacher à une théorie existante, c’est-à-dire être en conformité avec le contenu actuel de la science.

C-L’expérimentation ou la vérification de l’hypothèse

Le contrôle de l’effet produit dans une situation donnée par la modification d’une variable sur une autre variable est fondamental dans les sciences physiques et naturelles. Mais ce type d’expérimentation est rare, pour ne pas dire impossible, dans les sciences humaines. Dans les cas où l’expérimentation est possible, la situation ainsi créee artificiellement risque de modifier les réactions. Il reste que ce qui importe est la méthode expérimentale plus que l’expérimentation elle-même, dans la mesure où sa logique peut fort bien s’adapter aux sciences sociales.

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Section 2. Les niveaux de la recherche

Nous allons envisager maintenant la recherche non plus sous l’angle des étapes logiques de la méthode, mais par rapport à l’objet qu’elle poursuit, autrement dit du but scientifique ou du niveau d’explication qu’elle permet d’atteindre.

La recherche que l’on entreprend vise souvent des objectifs qui se situent à des niveaux différents. Par exemple, un entretien en profondeur, comme son nom l’indique, diffère d’un questionnaire d’opinion superficiel ; une enquête de diagnostic dans un atelier se situe à un niveau différent d’une monographie d’une petite ville...etc.

On ne peut pas, a priori, faire une liste exhaustive de tous les niveaux de recherche possibles. Mais certains se retrouvent plus fréquemment que d’autres en sociologie et se différencie d’après la profondeur de l’objectif poursuivi. Ce sont : la description, la classification et l’explication.

§1   : La description

Cette étape peut constituer l’objectif même de la recherche : par exemple, on peut faire la monographie d’une prison, visant une description de tous ses aspects. Elle peut aussi être considérée comme un premier stade de l’enquête. Bref, la description représente la phase la moins élaborée de la science, celle dans laquelle on ne sait pas toujous très précisément ce que l’on recherche, parce que les questions ne sont pas encore posées avec précision et que l’hypothèse n’a pas encore permis de sélectionner les éléments les plus intéressants. Elle correspond au stade de l’observation.

§2   : La classification

Il s’agit ici de classer les phénomènes observés en fonction de leurs caractéristiques essentielles. Ce niveau suppose déjà un effort d’abstarction. Et, puisqu’il s’agit de classer, il est alors utile de préciser la différence entre les deux notions voisines que sont : le type et la catégorie.

Toute catégorie implique référence à un concept : par exemple, la catégorie “ frustrés ” ne se conçoit qu’en focntion du concept “ frustration ” qu’il faudra beine évidemment avoir défini auparavant. Dresser des catégories, c’est donc ordonner, classer, en fonction d’un ou de plusieurs concepts.

Le type, au contraire, s’insère dans une catégorie qu’il illustre. Par exemple, dans la catégorie “ frustrés ”, on aura le type “ amoureux ”, ou le type “ économique ”...etc

La grande différence entre type et catégorie provient du fait que la catégorie implique un ordre, une classification basée sans doute sur des caractéristiques, mais impliquant davantage une moyenne et, en tous cas, ne se référant pas à une notion de modèle. Par exemple, quand on étudie les institutions politiques, on peut considérer les catégories : régime parlementaire, présidentiel, avec ce qu’elles comportent de distinctif puis tracer ensuite le schéma du régime présidentiel type. Cet exemple montre que la catégorie distingue pour rassembler à l’horizontale alors que le type sélectionne pour particulariser à la verticale.

La classification, pour être utile, doit au départ retenir les éléments significatifs, distinctifs, pour pouvoir orienter l’hypothèse dans une bonne direction. Toute la question est donc celle de savoir comment apprendre à classer ou s’il existe des règles à observer pour construire une typologie.

Quand les données en cause sont d’ordre quantitatif, il n’y a guère de problème : on applique les règles de la statistique. En revanche, quand les données en cause sont d’ordre qualitatif, il n’existe pas de méthode ou de technique à proprement parler : le chercheur doit faire preuve de discernement et d’intuition.

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§3   : L’explication

Expliquer, c’est répondre à la question pourquoi. Ceci nous ramène aux notions de causalité, de loi ou de théorie.

Il existe plusieurs types de causalité qui ne s’identifient d’ailleurs pas forcément à la notion d’explication. Dans les sciences physiques, la notion de causalité met en jeu des conceptions assez simples, se ramenant à celle de loi, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Dans les sciences sociales, il s’agit moins de trouver un fait générateur que des facteurs interdépendants. En effet, la réalité sociale qui s’offre à l’analyse est un enchevêtrement des rapports, de causes et d’effets, chaque cause peut renvoyer à une autre cause et un effet peut réagir sur la cause et inversement. Le rapport de cause à effet saisit donc plus une connexion, une relation, une interaction entre les phénomènes étudiés.

§4   : Les étapes méthodologiques communes à tous les types d’enquête

Nous allons étudier plus en détail, dans les deux chapitres qui suivent les techniques de recherche quantitative et les techniques de recherche qualitative. Elles mettent en oeuvre des procédures différentes, bien sûr, mais il n’en reste pas moins qu’elles connaissent des problèmes communs, surtout pendant les phases préliminaires et terminales. Aussi, pour éviter des redites, on va aborder, pour terminer cette introduction, ces problèmes qui leur sont communs.

A-Les étapes préliminaires

Une enquête, qu’elle soit quantitative ou qualitative peut faire partie d’un plan de recherches d’ensemble (par exemple, la défense du mineur délinquant) ou peut naître d’un problème immédiat auquel il faut trouver une solution (par exemple, le logement des personnes très démunies), ou en prévision de problèmes qui vont bientôt se poser (par exemple les accidents de circulation causés par un conducteur sous l’empire de la consommation de stupéfiant).

Quelque soient les raisons ayant suscité l’enquête, la première démarche vraiment scientifique consiste à en préciser l’objectif : il s’agit là d’une étape essentielle de l’enquête, celle dont vont dépendre toutes les démarches ultérieures. En effet, le choix du but à atteindre détermine à la fois la population à étudier (échantillon représentatif d’un grand ensemble ou au contraire totalité d’un groupe restreint), et les moyens de recherche, c’est-à-dire les techniques à mettre en oeuvre (sondage, entretiens, questionnaire, statistiques...).

Ces deux décisions sont liées et dépendantes de l’objectif poursuivi : d’une part, en effet, on ne peut pas appliquer toutes les techniques à toutes les types de population et d’autre part, on ne peut recueillir toutes les données à tous les niveaux, par n’importe quelle technique.

L’idée de l’enquête suppose qu’il existe un ou des problèmes et l’objectif de l’enquête exige qu’ils soient formulés. On doit donc se demander, pour être bien précis : “ quelle information dois-je obtenir ? quelle est la question que je me pose, à laquelle je cherche une réponse ? ”.

On ne reviendra pas ici sur la nécessité de construire l’objet de l’enquête. Mais cet objet construit garde encore tout son mystère. Ce sont des hypothèses, des questions, des facteurs, dnt nous ignorons le poids et la valeur. C’est ici qu’interviennent les techniques qui vont permettre d’appréhender concrètement l’objet, de le mesurer.

Supposons par exempel, que nous voulions étudier le problème des conditions de vie des gens âgés.

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Nous avons là une idée de recherche, d’enquête, mais il est bien évident que pour l rendre opérationnelle il faut d’abord définir le sujet de l’étude et son but.

Ainsi, il faut d’abord définir ce que l’on entend par “ gens âgés ”. Va-t-on retenir l’âge de la retraite, ou un âge plus avancé ?

De même, quel espace géographique assigne-t-on à la recherche ? La ville ou la campagne ? Les deux ? Une petite ville ou une grande ville ?

De même, qu’entendons nous par “ conditions de vie ”? S’agit-il des revenus ? ou des types de dépenses ? ou du logement ? Doit-on prendre en compte les types de consommation (nourriture), le genre de vie (loisirs), les relations sociales (famille, voisinage...) ?

En fait, les choix dépendent de ce que l’on cherche à savoir. Bien évidemment, ils ne seront pas identiques selon que l’on vise à utiliser une main d’oeuvre âgée ou à entreprendre une action d’aide sociale ou médicale à la vieillesse.

Ainsi, préciser l’objectif de la recherche, c’est déterminer ce que l’on veut décrire ou mesurer, définir ce que l’on retient, mais aussi écarter un certain nombre de problèmes, c’est-à-dire assigner des limites à l’enquête, cela en considération d’abord de données scientifiques mais aussi des moyens dont le chercheur dispose.

Mais préciser l’objectif de la recherche, consiste aussi à formuler des hypothèses vérifiables et à obtenir des résultats généralisables, c’est-à-dire ayant la portée la plus vaste posssible. La possibilité de vérifier les hypothèses émises à partir des faits observés est caractéristique de toute démarche scientifique et, en cela, elle se distingue du journalisme. En même temps, il est aussi indispensable que le chercheur tienne compte du caractère particulier de la situation, pour ne pas aboutir à des généralisations hâtives, mais il est aussi essentiel qu’il étudie, en même temps, les facteurs d’ordre général liés à cette situation particulière, pour en tirer des conclusions plus étendues. Il y a donc dans tout dela un point d’équilibre difficile à trouver : étude du cas particulier mais replacé dans un contexte général.

Pour que l’hypothèse soit vérifiable, il faut que les variables étudiées soient clairement et précisément définies, qu’elles existent en nombre suffisant et que les plus importantes aient été effectivement retenues. Ceci doit être prévu au début de la recherche, parce qu’après il est trop tard pour récupérer des données non prélevées.

La variable n’est pas seulement un facteur qui varie durant l’enquête, c’est aussi un facteur qui se modifie en relation avec d’autres et ce sont ces fluctuations qui constituent l’objet de la recherche.

La variable dépendante est celle dont le chercheur essaie d’expliquer les variations, par exemple, les échecs aux examens.

La variable indépendante est celle dont on essaie de mesurer et de comprendre l’influence sur la variable dépendante, par exemple, le type d’épreuves, la matière, l’âge des candidat, leur CSP...

Définir le but de la recherche, déterminer les données à récolter, poser des hypothèses, tout cela n’est pas facile et nécessite une certaine expérience, de l’intuition et des connaissances de la part du chercheur. Qund la recherche projetée porte sur un domaine déjà observé, il est plus facile d’émettre des hypothèses : il s’agit alors surtout de vérification. En revanche, quand l’étude porte sur un secteur entièrement nouveau, il est probable qu’elle sera avant tout descriptive, elle accumulera des données à partir desquelles on pourra seulement en fin d’enquête suggérer des hypothèses et des nouvelles lignes de recherche.

Dans certains cas, il peut être utile de commencer par faire une préenquête. Celle-ci consiste à essayer, sur un échantillon réduit, les outils (questionnaire, par exemple) prévus dans l’enquête. Ainsi, si l’on a des doutes sur telle ou telle variable, ou sur l’opportunité de telle ou telle technique, on peut explorer de façon limitée le problème à étudier de façon à corriger d’éventuelles erreurs. De la même façon, il peut être profitable de consulter ce que d’autres chercheurs ont déjà trouvé dans le domaine que l’on se propose d’étudier, bref de consulter les sources utiles et de prendre connaissance de la bibliographie soit sur le même problème traité en d’autres lieux, soit sur des problèmes différents mais étudiés au même endroit et pouvant mettre en cause des données semblables.

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B-Les étapes terminales de la recherche

Le stade essentiel et le plus délicat de la fin de la recherche est celui de l’analyse et de l’interprétation des résultats. C’est celui qui exige le plus de compétence, le plus de rigueur et le plus de connaissances.

Là encore, il n’y a pas de recette miracle. Nous allons juste décrire les différentes situations qui peuvent se présenter en matière d’analyse et d’interprétation des résultats.

Il faut distinguer alors les enquêtes selon la nature des données receuillies et des résultats qualitatifs ou quantitatifs que l’on veut analyser.

1) L’enquête de type qualitatif

Les données qualitatives peuvent soulever de nouveaux problèmes, révéler de nouveaux phénomènes intéressants. Il faut alors réfléchir sur leur signification et, bien souvent, conduire une nouvelle recherche pour approfondir la question.

Les données qualitatives peuvent aussi suggérer des corrélations ou des processus. A défaut de corrélations statistiques, des concordances peuvent apparaître entre certaines variables ou suggérer des rapports de cause à effet. Il faudra alors souvent, à partir de ces résultats, entreprendre une enquête quantitative qui viendra confirmer ou infirmer ce que l’enquête qualitative laissait présumer.

Tout ceci montre qu’il existe un lien étroit entre quantitatif et qualitatif et que, finalement, ces deux types de données sont souvent complémentaires l’un de l’autre. Même dans une enquête quantitative, il est souvent utile d’indiquer les éléments qualitatifs, non seulement pour illustrer le compte-rendu de la recherche, mais aussi pour mieux faire comprendre les démarches du chercheur. Parfois aussi le contenu quantitatif contient des éléments qui ne peuvent pas se prêter à la quantification, par exemple, les faits isolés, les exceptions : par souci de vérité, il faut faire place à ces éléments qualitatifs. En effet, la quantification n’a qu’une valeur limitée à ses propres résultats et aux conditions dans lesquelles ils ont été établis. Ne faisant pas état de ce qu’elle laisse au-dehors, elle court alors le risque d’apparaître trop absolue. Les faits isolés, les exceptions, restituent alors la complexité de la réalité sociale.

2) L’enquête de type quantitatif

L’analyse des données quantitatives peut se présenter de façon différente suivant le type d’enquête.Dans le cas le plus simple, il s’agit d’une présentation quantifiée des résultats, c’est-à dire d’une

simple description statistique des résultats : par exemple, dans tel tribunal correctionnel, nombre de condamnations, pour telles ou telles infractions commises, nature de ces infractions (contre les biens, contre les personnes...), nature de la peine prononcée.

Mais on peut ensuite chercher quelle influence exercent sur telle ou telle condamnation des variables telles que l’âge, le sexe, la profession...etc

Quand il s’agit d’enquête ayant pour but d’étendre à une vaste population les résultats obtenus sur un échantillon, il faut alors vérifier à quelles conditions cette extension sera pertinente et légitime. Tout repose alors sur la méthode ayant dirigé la constitution de l’échantillon. Il faut que ce dernier soit effectivement représentatif de la population totale. C’est un problème que nous retrouverons plus loin.

On peut noter toutefois d’ores et déjà que lorsque l’on déclare, en comparant deux échantillons, que la différence n’est pas “ statistiquement significative ”, cela veut dire qu’elle est imputable au seul hasard dans la composition de l’échantillon. Or ces différences dues au hasard sont, avant tout, liées à la dimension de l’échantillon en sorte que ces différences vont se compenser au fur et à mesure que la taille de l’échantillon augmentera. C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas travailler sur des échantillons trop petits.

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L’aspect statistique d’une enquête peut être plus compliqué, notamment dans le cas d’une enquête d’exploration, c’est-à-dire lorsque l’on receuille des données sans hypothèses précises. Comment alors établir des corrélations ? Entre quels facteurs ? Et quels chiffres ?

L’analyse va alors consister en une recherche de significations, d’interprétations faites après coup de ces données quantifiées, notamment par la constitution de tableaux à double entrée qui font apparaître les relations entre des facteurs, par exemple l’âge et la nature de la peine. On appelle ce type d’analyse, l’analyse multivariée : elle a donc pour but d’isoler les facteurs.

Après ces généralités, nous allons maintenant entrer dans le détail, en examinant d’une part une technique de recherche quantitative -l’emploi de la statistique en matière criminelle-, d’autre part deux types de techniques de recherche qualitative.

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